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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Composition de la seconde armée placée en Allemagne.

Cette seconde armée, il en créa les éléments de la manière suivante. Il y avait en Silésie une partie des Bavarois et tous les Wurtembergeois, achevant, sous le prince Jérôme et le général Vandamme, les siéges de la Silésie. Il y avait, sur le littoral de la Baltique, les Hollandais appartenant actuellement au corps de Mortier, les Italiens, lui appartenant également, les uns établis, comme nous venons de le dire, dans les villes anséatiques, les autres devant Colberg. C'étaient de bons auxiliaires, jusqu'ici fidèles, et commençant à apprendre la guerre à notre école. Napoléon songea à augmenter le nombre de ces auxiliaires, et à leur donner pour appui quarante mille Français, de bonnes et vieilles troupes, de manière à former sur l'Elbe une armée de plus de cent mille hommes.

Nouveau contingent allemand demandé à la Confédération du Rhin.

D'abord il demanda à la Confédération du Rhin, en se fondant sur les armements suspects de l'Autriche, une nouvelle portion du contingent qu'il avait droit d'exiger, et qui, devant être de 20 mille hommes, en procurerait quinze environ. C était un déplaisir à donner aux gouvernements allemands, nos alliés; mais la guerre actuelle, si elle se compliquait de l'intervention de l'Autriche, mettait leur récent agrandissement dans un tel péril, qu'on était autorisé à leur demander un pareil effort. D'ailleurs, c'étaient les peuples, bien plus que les gouvernements, qu'on allait mécontenter, et cette considération seule rendait une pareille exigence regrettable. Régiments italiens appelés en Allemagne. Napoléon songea aussi à demander au nouveau royaume d'Italie deux de ses régiments d'infanterie et deux de ses régiments de cavalerie. Ce n'était pas en Italie que les soldats italiens devaient trouver l'occasion d'apprendre la guerre, mais au Nord, à l'école de la grande armée; et si les Allemands pouvaient, jusqu'à un certain point, se plaindre de servir des intérêts qui semblaient n'être pas les leurs, les Italiens n'avaient aucune plainte de ce genre à élever, car les intérêts de la France étaient bien ceux de l'Italie, et en leur apprenant à combattre, on leur apprenait à défendre un jour leur indépendance nationale.

Troupes espagnoles attirées en Allemagne, par suite de la proclamation du prince de la Paix.

Napoléon conçut une autre idée, qui dans le moment avait toute l'apparence d'une malice, ce fut de demander des troupes à l'Espagne. La veille de la bataille d'Iéna, le prince de la Paix, toujours en trahison, ouverte ou cachée, avait publié une proclamation, par laquelle il appelait la nation espagnole aux armes, sous le prétexte étrange que l'indépendance de l'Espagne était menacée. En Espagne, en France et en Europe on se demandait par qui cette indépendance pouvait être menacée. La réponse était facile à faire. Le prince de la Paix avait cru, comme tous les adversaires de la France, à la supériorité de l'armée prussienne; il avait attendu de cette armée la destruction de ce qu'on appelait l'ennemi commun. Mais la victoire d'Iéna l'ayant détrompé, il avait osé dire que sa proclamation avait pour objet de lever la nation espagnole et de la conduire au secours de Napoléon, dans le cas où celui-ci en aurait eu besoin. Le mensonge était trop grossier pour faire illusion. Napoléon s'était contenté de sourire, et avait remis cette querelle à un autre temps. Cependant il se trouvait le long des Pyrénées quelques mille Espagnols de bonnes troupes, qui n'avaient rien à y faire, s'ils n'étaient pas destinés à agir contre la France. Il se trouvait aussi quelques mille Espagnols à Livourne, pour garder cette place du royaume d'Étrurie, et qui pouvaient plutôt servir à la livrer aux Anglais qu'à la défendre. Napoléon paraissant prendre au sérieux l'explication que le prince de la Paix donnait de sa proclamation, le remercia de son zèle, et lui demanda d'en fournir une nouvelle preuve, en l'aidant d'une quinzaine de mille hommes, tout à fait inutiles, soit aux Pyrénées, soit à Livourne. Napoléon ajouta qu'il se proposait de mettre en leurs mains le Hanovre, propriété de l'Angleterre, comme gage de la restitution des colonies espagnoles. Il ne fallait pas en vérité des raisons aussi artistement arrangées, pour la bassesse du gouvernement espagnol de cette époque. À peine la dépêche de Napoléon parvenait-elle à Madrid, que l'ordre de marche était envoyé aux troupes espagnoles. Environ 9 à 10 mille hommes partaient des Pyrénées, 4 à 5 mille de Livourne. Napoléon expédia partout les instructions nécessaires, pour qu'on les reçût, soit en France, soit dans les pays dépendants de ses armes, de la manière la plus amicale et la plus hospitalière, pour qu'on leur fournît en abondance des vivres, des vêtements, même de l'argent.

Napoléon joint aux Allemands, Italiens, Hollandais, Espagnols, réunis sur l'Elbe, un fonds de troupes françaises de 40 mille hommes, et crée ainsi en Allemagne une armée de réserve de 100 mille hommes.

Il allait donc avoir sur l'Elbe, des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Hollandais, au nombre de 60 mille hommes pour le moins. Les Bavarois et les Wurtembergeois réunis au nouveau contingent exigé de la Confédération du Rhin, pouvaient former environ 30 mille hommes; les Hollandais, accrus de quelques troupes, 15 mille; les Espagnols 15 mille; les Italiens 7 à 8 mille. Pour que ces auxiliaires devinssent de très-bonnes troupes, il suffisait de leur adjoindre une certaine quantité de Français. Napoléon imagina un moyen de s'en procurer 40 mille, et des meilleurs, en les tirant encore d'Italie et de France. Il avait eu la précaution d'ordonner, long-temps à l'avance, la mise sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. Cinq divisions d'infanterie étaient tout organisées en Frioul et en Lombardie. Napoléon tire d'Italie les divisions Boudet et Molitor. Napoléon résolut d'appeler de Brescia et de Vérone les deux divisions Molitor et Boudet, divisions excellentes, dignes de leurs chefs, et qui prouvèrent depuis ce dont elles étaient capables, à Essling et Wagram. Elles représentaient un effectif de 15 à 16 mille hommes, presque tous vieux soldats d'Italie, recrutés avec quelques conscrits des dernières levées. Ces divisions reçurent l'ordre de passer les Alpes, et de se rendre par Augsbourg, l'une à Magdebourg, l'autre à Berlin. Un mois et demi suffisait à ce trajet.

Napoléon affaiblissait ainsi l'Italie; mais l'Italie dans le moment était loin d'avoir autant d'importance que l'Allemagne. Bien couvert sur ses derrières, tandis qu'il serait en Pologne, certain de pouvoir se rejeter, par la Silésie ou par la Saxe, sur la Bohême, et de terrasser l'Autriche d'un seul coup du revers de son épée, il était toujours assuré de dégager l'Italie, fût-elle envahie passagèrement. Il calculait donc très-habilement, en préférant se rendre fort en Allemagne plutôt qu'en Italie. Ce n'était pas d'ailleurs sans compensation qu'il affaiblissait cette contrée, car il avait prescrit de lui envoyer 20 mille conscrits, à prendre sur les classes de 1807 et de 1808, et il ordonnait en outre d'extraire les compagnies d'élite des bataillons de dépôt, pour former en Lombardie deux nouvelles divisions actives, ce que sa prévoyance avait rendu facile, en tenant les dépôts d'Italie comme ceux de France, toujours pleins et bien exercés. Il devait donc bientôt avoir, comme auparavant, 60 mille hommes sur l'Adige, 72 mille avec le corps de Marmont, 90 en reportant un fort détachement de Naples vers Milan.

Napoléon se prépare à attirer en Allemagne les camps de réserve formés en Bretagne et en Normandie.

Mais 15 mille Français ne suffisaient pas sur l'Elbe, pour servir de lien et d'appui aux 60 mille auxiliaires qu'il allait y réunir. Napoléon songeait à tirer encore de France une ressource précieuse. Il avait formé à Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, quatre camps, composés d'un certain nombre de ses plus vieux régiments, de ceux qui avaient besoin de se reposer et de se recruter, et il les avait abondamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire en hommes et en matériel. Ces régiments présentaient une force d'à peu près 36 mille hommes. Ils devaient être secondés, comme on l'a vu, par quelques détachements de gardes nationales, dont 6,000 hommes à Saint-Omer, 3,000 à Cherbourg, 3,000 entre Oléron et Bordeaux, par 10 mille marins de la flottille de Boulogne, par 3 mille ouvriers enrégimentés à Anvers, 8 mille à Brest, 3 mille à Lorient, 4 mille à Rochefort, par 12 mille garde-côtes, et par 3 mille hommes de gendarmerie, qu'on était toujours à même de réunir sur un point, en appelant cette milice de vingt-cinq lieues à la ronde. C'était une force de près de 90 mille hommes le long des côtes, pouvant donner 25 ou 30 mille hommes sur la partie du littoral qui serait attaquée. Création de cinq légions pour la garde des côtes. Napoléon imagina de remplacer les troupes régulières des camps de Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, par une nouvelle création. Il ordonna de former cinq légions, composées avec des officiers pris dans l'armée et avec des conscrits tirés des deux dernières conscriptions, commandées par cinq sénateurs, fortes chacune de six bataillons et de six mille hommes, les cinq de trente bataillons et de 30 mille hommes. Elles devaient faire leur éducation en stationnant sur les côtes de l'Océan. L'état de guerre, permanent en France depuis quatre-vingt-douze, avait procuré une telle quantité d'officiers, qu'on ne manquait jamais de cadres pour les créations de nouveaux corps. Les éléments de ces cinq légions ne pouvaient être réunis, il est vrai, avant deux ou trois mois, c'est-à-dire avant la fin de mai ou le commencement de juin; mais les troupes des camps n'allaient pas quitter encore le littoral. Si en mai, juin, on ne voyait pas les Anglais se diriger sur les côtes de France, si on les voyait au contraire faire voile vers les côtes de l'Allemagne, vingt-cinq mille vieux soldats des camps devaient suivre le mouvement des escadres anglaises, remonter en même temps qu'elles les bords de la Manche, de la mer du Nord, de la Baltique, par la Normandie, la Picardie, la Hollande, le Hanovre, le Mecklembourg, et venir se joindre en Allemagne aux deux divisions Boudet et Molitor. Ils avaient ordre d'exécuter cette marche plus tôt, si la conduite de l'Autriche le rendait nécessaire, et ils devaient, dans tous les cas, laisser après eux les cinq nouvelles légions, dont la présence serait utile, même avant que leur organisation fût achevée.

Au moyen de cette combinaison, Napoléon allait avoir, avec les divisions Boudet et Molitor, avec les 25 mille hommes tirés de la Normandie et de la Bretagne, avec les 60 ou 70 mille auxiliaires, Allemands, Italiens, Espagnols, Hollandais, un second rassemblement de plus de 100 mille hommes, sur l'Elbe, indépendamment des deux corps des maréchaux Mortier et Lannes, dont le rôle était de lier l'armée de réserve avec la grande armée active de la Vistule. Doué d'un admirable talent pour mouvoir ses masses, il pouvait, en repliant sa queue sur sa tête, ou sa tête sur sa queue, sa gauche sur sa droite, ou sa droite sur sa gauche, porter le gros de ses forces, ou en avant sur le Niémen, ou en arrière sur l'Elbe, ou à droite sur l'Autriche, ou à gauche sur le littoral. Avec tout ce qu'il venait d'amener, avec tout ce qu'il devait amener plus tard, il ne compterait pas moins de 440 mille hommes en Allemagne, dont 360 mille Français et 80 mille alliés. Jamais de tels moyens n'avaient été réunis avec cette puissance, avec cette vigueur, avec cette promptitude.

De tous ces renforts il n'y avait d'arrivés que les nouveaux régiments tirés de France et d'Italie, les régiments provisoires qui chaque jour venaient recruter les rangs de la grande armée, les Bavarois et Wurtembergeois agissant en Silésie, les Hollandais sur la Baltique, et les troupes de Mortier répandues devant Stralsund, Colberg et Dantzig Les ordres étaient partis pour les divisions Boudet et Molitor, pour les autres troupes italiennes, allemandes, espagnoles et françaises.

Le maréchal Brune chargé du commandement de l'armée de réserve formée en Allemagne.

Le maréchal Brune, qui se trouvait au camp de Boulogne en qualité de général en chef, et que recommandait toujours le souvenir du Helder, fut appelé à Berlin, pour être mis à la tête de la seconde armée rassemblée en Allemagne.

Pendant ce temps les siéges continuaient. Avant de raconter les vicissitudes du plus important de tous ces siéges, de celui qui remplit l'hiver de faits mémorables, il faut mentionner un accident, qui faillit compromettre sérieusement la sécurité de nos derrières. Le maréchal Mortier, commandant du 8e corps, et ayant depuis le départ du roi Louis quatre divisions sous ses ordres, une hollandaise, une italienne, deux françaises, avait placé vers les bouches de l'Elbe la division hollandaise, laissé devant Stralsund la division française Grandjean, posté à Stettin la division française Dupas, et porté la division italienne devant Colberg, pour contenir les partisans incommodes que la garnison de cette place jetait entre la Vistule et l'Oder. Ajoutons que des six régiments composant les deux divisions françaises, on en avait pris quatre, le 2e léger pour le diriger sur Dantzig, le 12e léger pour l'envoyer à Thorn, les 22e et 65e de ligne pour renforcer l'armée sur la Passarge. On avait donné en compensation au maréchal Mortier, le 58e arrivé de Paris, et on lui destinait en outre plusieurs des régiments qui venaient de France. Il n'avait donc pu laisser au général Grandjean que deux régiments français, le 4e léger et le 58e de ligne. Il avait amené avec lui le 72e, afin d'appuyer les Italiens devant Colberg.

Les Suédois font une tentative vers Stralsund.

C'est ce moment que les Suédois choisirent pour tenter une entreprise sur nos derrières. Ils occupaient toujours Stralsund, place maritime importante de la Poméranie suédoise, qui était le pied à terre par lequel ils descendaient ordinairement en Allemagne. Cette place eût valu la peine d'un siége, si Dantzig n'avait mérité la préférence sur toute autre conquête de ce genre. Le roi de Suède, dont la raison mal réglée devait faire perdre à sa famille le trône, à son pays la Poméranie et la Finlande, le roi de Suède s'était promis de déboucher de Stralsund, avec une armée composée de Russes, d'Anglais, de Suédois, et, nouveau Gustave-Adolphe, d'essayer une descente brillante sur le continent de l'Allemagne. Mais Napoléon, maître absolu de ce même continent, avait obligé les troupes suédoises à se renfermer dans Stralsund, où elles se trouvaient comme bloquées dans une tête de pont. Le roi de Suède, fort vif avec ses amis comme avec ses ennemis, manifestait un grand mécontentement de la Russie, mais surtout de l'Angleterre, qui ne lui envoyait pas un soldat, et qui de plus lui ménageait les subsides avec une rare parcimonie. Aussi, renfermé de sa personne dans ses États, depuis qu'il ne lui était plus permis de voyager sur le continent, vivait-il à Stockholm, triste, isolé, laissant le général Essen à Stralsund, avec un corps de 15 mille hommes de bonnes troupes. Le général Essen, averti de ce qui se passait devant lui, ne résista point à la tentation de forcer la ligne du blocus, que les Français défendaient avec trop peu de forces. Le général Grandjean contraint par le général Essen d'abandonner le blocus de Stralsund. Il déboucha, dans les premiers jours d'avril, à la tête de 15 mille Suédois, contre le général Grandjean qui avait à peine 5 à 6 mille hommes à leur opposer, dont moitié tout au plus de Français. Le général Grandjean, après s'être défendu vaillamment devant la place, se vit menacé d'être tourné sur ses ailes, et fut obligé de se retirer d'abord sur Ancklam, puis sur Unkermunde et Stettin. (Voir la carte no 37.) Il fit une retraite en bon ordre, secondé par la bravoure des Français et des Hollandais, perdit peu de soldats sur le champ de bataille, mais une assez grande quantité d'effets militaires, et quelques détachements isolés qui n'avaient pu être recueillis, surtout dans les îles de Usedom et de Wollin, qui ferment le Grosse-Haff.

Cette surprise produisit une certaine émotion sur les derrières de l'armée, notamment à Berlin, où une population ennemie, profondément chagrine, avide d'événements, cherchait dans toute circonstance imprévue un aliment à ses espérances. Mais la fortune de la France, alors si brillante, ne pouvait laisser à ses adversaires que de courtes joies. Dans le moment arrivaient sur l'Elbe et l'Oder quelques-uns des régiments venus de France, entre autres le 15e de ligne, et plusieurs des régiments provisoires de marche. Le général Clarke, qui administrait Berlin avec sagesse et fermeté, fit partir sur-le-champ le 15e de ligne, pour renforcer le général Grandjean à Stettin. Il y joignit un régiment provisoire, et divers escadrons de cavalerie qui étaient disponibles dans le grand dépôt de Potsdam. De son côté, le maréchal Mortier rebroussa chemin à la tête du 72e, et de plusieurs détachements italiens tirés de Colberg. Ces troupes, réunies à la division Grandjean, suffisaient pour punir les Suédois de leur tentative. Les Suédois vivement ramenés par le maréchal Mortier. Le maréchal Mortier les distribua en deux divisions, sous les généraux Grandjean et Dupas, rangea le 72e, le 15e de ligne et les Hollandais dans la première, le 4e léger, le 58e de ligne et quelques Italiens dans la seconde, laissa les régiments provisoires pour couvrir sa gauche et ses derrières, et marcha à l'ennemi avec cette résolution tranquille qui le caractérisait. Il chassa les Suédois de position en position, les ramena sur la Peene, passa cette rivière malgré eux, et les rejeta sur Stralsund, avec une perte de quelques centaines de tués et de deux mille prisonniers. La course des Suédois, commencée dans les premiers jours d'avril, était finie le 18. Le général Essen, craignant que la Poméranie entière ne lui fût bientôt enlevée, voulut la sauver par un armistice. Un parlementaire vint offrir de sa part au maréchal Mortier de neutraliser cette province, en y suspendant toute espèce d'hostilités. Puisqu'il nous était impossible d'assiéger Stralsund, rien ne pouvait mieux nous convenir que de fermer une issue, par laquelle les Anglais auraient pu pénétrer en Allemagne, et de rendre en même temps disponibles pour le siége de Dantzig, les troupes qu'il aurait fallu laisser dans la Poméranie suédoise. Armistice qui neutralise la Poméranie suédoise. Le maréchal Mortier, connaissant à ce sujet les desseins de Napoléon, consentit à un armistice, en vertu duquel les Suédois promettaient d'observer une neutralité absolue, de n'ouvrir la Poméranie à aucun ennemi de la France, et de ne fournir aucun secours, ni à Colberg, ni à Dantzig. Toute reprise d'hostilités devait être précédée d'un avis donné dix jours d'avance. L'armistice fut envoyé à Napoléon afin qu'il y donnât son approbation.

Napoléon ne pouvait raisonner autrement que son lieutenant, car le motif, qui l'avait porté à réduire au moindre nombre possible les troupes placées devant Stralsund, devait le disposer à l'acceptation d'un armistice qui annulait Stralsund, sans distraire aucune partie de nos forces pour en faire le blocus. Il accepta donc l'armistice proposé, à condition que le délai pour dénoncer la reprise des hostilités serait étendu de dix jours à un mois.

Le général Essen souscrivit à l'armistice ainsi modifié et l'envoya à Stockholm, afin d'obtenir la ratification royale. Le maréchal Mortier dut, en attendant, rester sur la Peene avec ses forces, et les transporter ensuite vers Stettin, Colberg et Dantzig, en laissant toutefois les Hollandais, pour surveiller la province neutralisée.

Du reste, si les Suédois nous avaient servis en adoptant cet armistice, ils s'étaient servis eux-mêmes, car les forces françaises s'accumulaient à Berlin. Le 3e de ligne, tiré de Braunau, et fort de 3,400 hommes, quatre ou cinq régiments provisoires en marche du Rhin à l'Elbe, le 15e de chasseurs en remonte dans le Hanovre, enfin le 19e de ligne, parti du camp de Boulogne, venaient d'être dirigés sur la Poméranie. Les Suédois auraient payé de leur destruction totale le temps qu'ils eussent fait perdre à nos troupes.

Siége de Dantzig.

Sur ces entrefaites, Dantzig venait d'être investie, et les travaux du siége avaient commencé. Napoléon ne voulait d'abord que bloquer cette place. La guerre se prolongeant, il résolut d'employer l'hiver à la prendre. Importance de Dantzig. Elle en valait la peine. Dantzig, en effet, commande la basse Vistule, domine les fertiles plaines que ce fleuve parcourt vers son embouchure, renferme un vaste port, et contient les richesses du commerce du Nord. Maître de Dantzig, Napoléon ne pouvait plus être ébranlé dans sa position de la basse Vistule; il enlevait aux coalisés le moyen de tourner sa gauche, et entrait en possession d'un immense dépôt de blés et de vins, suffisant pour alimenter l'armée pendant plus d'une année. Il était donc impossible de mieux utiliser l'hiver qu'à faire une pareille conquête. Mais elle exigeait un long siége, tant à cause des ouvrages de la place, que de la forte garnison chargée de la défendre. Si, dès le début de la campagne, Napoléon avait pu brusquer un pareil siége, il est présumable que les défenses de Dantzig, qui étaient en terre et de plus fort négligées, auraient cédé devant une attaque imprévue. Mais Napoléon n'avait alors ni troupes disponibles, ni grosse artillerie, et il s'était vu réduit à bloquer Dantzig avec quelques Allemands et quelques Polonais auxiliaires, soutenus par un seul régiment français, le 2e léger. Le roi de Prusse averti avait donc eu le temps de mettre en état de défense une place, qui était le dernier boulevard de son royaume, le plus vaste dépôt de ses richesses, et, tant qu'elle restait en ses mains, un danger sérieux pour Napoléon. Il y avait mis une garnison de 18 mille hommes, dont 14 mille Prussiens et 4 mille Russes. Il lui avait donné pour gouverneur le célèbre maréchal Kalkreuth, en ce moment oisif et médisant à Kœnigsberg, et fort propre à un tel commandement. Le maréchal Kalkreuth chargé de la défense de Dantzig. Il n'était pas à craindre que ce vieil homme de guerre, qui venait de condamner à mort le commandant de Stettin, pour avoir livré le poste confié à sa garde, opposât une médiocre résistance aux Français. À peine arrivé, le maréchal Kalkreuth acheva de brûler les riches faubourgs de Dantzig, que son prédécesseur avait commencé de livrer aux flammes, s'attacha à réparer les ouvrages, à relever l'esprit de la garnison et à intimider quiconque serait tenté de se rendre.

Site et configuration de la ville de Dantzig.

Dantzig n'était donc plus, en mars 1807, une place ruinée ou négligée, qu'il fût possible d'enlever par surprise. Outre qu'elle avait un excellent gouverneur, une puissante garnison, de vastes et solides ouvrages, elle présentait un site d'un abord extrêmement difficile. Le delta de la Vistule. Comme tous les grands fleuves, la Vistule a son delta. Un peu au-dessous de Mewe (voir la carte no 38), à quinze lieues environ de la Baltique, elle se divise en deux bras, qui enferment un pays fertile et riche, qu'on appelle île de Nogath. L'île de Nogath. L'un de ces bras, celui de droite, va, sous le nom de Nogath, se jeter dans le golfe appelé Frische-Haff; l'autre, celui de gauche, auquel reste le nom de Vistule, coulant directement au nord, jusqu'à une lieue de la mer, y rencontre tout à coup un banc de sable, se détourne à l'ouest, et, après avoir longé ce banc de sable pendant sept à huit lieues, se redresse au nord et tombe enfin dans la Baltique. C'est à l'embouchure de ce dernier bras de la Vistule, au milieu d'un pays plat, extrêmement fertile, souvent inondé, et au pied de quelques hauteurs sablonneuses, que la ville de Dantzig est située, à plusieurs mille pas de la mer.

Le Nehrung.

Le long banc de sable devant lequel la Vistule se détourne, pour couler à l'ouest, s'appelle le Nehrung. D'un côté il finit devant Dantzig, de l'autre il vient, en se prolongeant pendant une vingtaine de lieues, former l'un des bords du Frische-Haff, et joindre Kœnigsberg, sauf une coupure à Pillau, coupure naturelle, que les eaux du Nogath, de la Passarge et de la Prégel ont pratiquée, pour se décharger du Frische-Haff dans la Baltique. C'est par Pillau en effet qu'on pénètre du Frische-Haff dans la Baltique, et que passe la navigation de l'importante ville de Kœnigsberg.

On peut donc, pourvu qu'on franchisse l'étroite passe de Pillau, communiquer par terre de Kœnigsberg à Dantzig, en suivant ce banc de sable du Nehrung, large tout au plus d'une lieue et ordinairement de beaucoup moins, long de vingt-cinq, ne portant pas un arbre, excepté près de Dantzig, et couvert à peine de quelques cabanes de pêcheurs.

Dantzig, placée sur le bras gauche de la Vistule, celui qui a conservé ce nom, est à 2,300 toises de la mer, c'est-à-dire à une lieue environ. (Voir la carte no 41.) Le fort de Weichselmünde. Le fort de Weichselmünde, régulièrement construit, ferme l'embouchure de la Vistule. Pour abréger le trajet de la place à la mer, un canal, nommé canal de Laake, a été creusé. Le terrain compris entre le fleuve et le canal présente une île, qu'on appelle le Holm. L'île de Holm. De nombreuses redoutes établies dans cette île commandent le fleuve et le canal, qui forment les deux issues vers la mer. Enceinte de Dantzig. Enfin, la place elle-même, située au bord de la Vistule, traversée par une petite rivière, la Motlau, enveloppée de leurs eaux réunies, enfermée dans une enceinte bastionnée de vingt fronts, est du plus difficile accès, car elle se trouve entourée d'une inondation, non pas factice mais naturelle, que l'assiégeant ne peut pas faire cesser à volonté par des saignées, et contre laquelle les habitants eux-mêmes ont la plus grande peine à se défendre à certains moments du jour et de l'année. Dantzig, ainsi entourée, au nord, à l'est, au sud, de terrains inondés, où l'on ne peut ouvrir la tranchée, serait donc inabordable, sans les hauteurs sablonneuses qui la dominent, et qui viennent finir en pentes rapides au pied de ses murs, vers la face de l'ouest. Aussi n'a-t-on pas manqué de s'emparer de ces hauteurs au profit de la défense, et les a-t-on couronnées d'une suite d'ouvrages qui présentent une seconde enceinte. C'est par ces hauteurs que Dantzig a été généralement attaquée. En effet, la double enceinte qui occupe leur sommet une fois prise, on peut accabler la ville de feux plongeants, et il n'est guère possible qu'elle y résiste. Toutefois cette double enceinte ne laisse pas que d'être très-difficile à attaquer. Les ouvrages de Dantzig sont en terre, et présentent, au lieu d'escarpes en maçonnerie, des talus gazonnés. Mais au pied de ces talus se trouvait alors une rangée de fortes palissades d'une énorme dimension, (elles avaient 15 pouces de diamètre), très-rapprochées les unes des autres, et profondément enfoncées en terre. Le boulet pouvait les déchirer, quelquefois en briser la tête, mais non les arracher. Sur les talus en arrière, d'énormes poutres suspendues par des cordes, devaient, au moment d'un assaut, rouler du haut en bas, sur les assiégeants. Puis encore, à tous les angles rentrants de l'enceinte (places d'armes rentrantes) on avait construit des blockhaus en gros bois, on les avait recouverts de terre, et rendus presque impénétrables au boulet et à la bombe. Le bois des plaines du Nord, dont la ville de Dantzig est l'entrepôt, avait été prodigué sous toutes les formes, pour la fortifier, et on put s'apercevoir bientôt de ses propriétés défensives, qui n'étaient pas appréciées comme elles le furent après l'exécution de ce siége mémorable. Enfin des munitions en quantité immense, des vivres suffisants pour nourrir la population et les troupes pendant plus d'une année, des communications continuelles avec la ville de Kœnigsberg, soit par la mer, soit par le Nehrung, communications qui donnaient à la garnison assiégée la confiance d'être secourue, et de pouvoir se retirer quand elle voudrait, ajoutaient aux chances de la défense et aux difficultés de l'attaque.

Motifs qui avaient porté Napoléon à charger le maréchal Lefebvre du siége de Dantzig.

Le maréchal Lefebvre, chargé du commandement des troupes qui devaient exécuter le siége, ne possédait aucune des connaissances que réclamait une telle opération. Il n'y avait pas dans l'armée un soldat plus ignorant et plus brave. À toutes les questions d'art soulevées par les ingénieurs il ne voyait jamais qu'une solution, c'était de monter à l'assaut à la tête de ses grenadiers. Si, malgré son insuffisance, Napoléon l'avait choisi, c'est qu'il désirait, comme nous l'avons dit ailleurs, procurer de l'emploi aux sénateurs, c'est qu'il ne se souciait pas de voir rester à Paris un vieux soldat soumis et dévoué, mais laissant quelquefois errer sa langue quand on ne le contenait pas; c'est enfin qu'il voulait, sans lui confier un corps d'armée, lui ménager l'occasion de mériter une grande récompense. Le brave Lefebvre, qui rachetait son ignorance par un certain esprit naturel, savait se rendre justice et avait montré un véritable effroi en apprenant quelle tâche Napoléon venait de lui confier. Napoléon l'avait rassuré, en promettant de lui envoyer les ressources dont il aurait besoin et de le guider lui-même de son camp de Finkenstein.—Prenez courage, lui avait-il dit; il faut bien que, vous aussi, quand nous rentrerons en France, vous ayez quelque chose à raconter dans la salle du Sénat.—

Le général Chasseloup est chargé de diriger le génie, et le général Lariboisière l'artillerie.

Vaincu par ces gracieuses paroles, le maréchal s'était empressé d'obéir. Napoléon lui avait adjoint pour le diriger deux officiers du plus haut mérite, l'ingénieur Chasseloup et le général d'artillerie Lariboisière, sachant que ce sont les deux armes du génie et de l'artillerie qui renversent les murailles des places fortes. Il est vrai qu'elles diffèrent volontiers d'avis, car l'une est chargée de déterminer les attaques, l'autre chargée de les exécuter à coups de canon, et elles se trouvent trop rapprochées dans cette œuvre difficile, pour ne pas se contredire. C'est au général qui commande en chef à les mettre d'accord. Mais Napoléon était à trente ou quarante lieues de Dantzig; il pouvait toujours résoudre les difficultés par sa correspondance quotidienne, et envoyer un de ses aides-de-camp, le général Savary ou le général Bertrand, pour terminer en son nom les différends que le maréchal Lefebvre était incapable de comprendre et de juger. C'est ce qu'il fit plus d'une fois pendant la durée du siége.

Composition du corps chargé du siége de Dantzig.

Napoléon avait résolu de commencer les premiers travaux avec les auxiliaires et un ou deux régiments français empruntés au corps du maréchal Mortier, puis, tandis que les régiments amenés de France passeraient près de la Vistule, de les retenir momentanément sous les murs de Dantzig, pour renforcer les troupes assiégeantes. Le maréchal Lefebvre eut donc au début 5 à 6 mille Polonais de nouvelle levée, à peine instruits; 2,500 hommes de la légion du Nord, composée de Polonais, de déserteurs allemands et russes, ayant de l'élan, mais pas de solidité, faute d'une organisation suffisante; 2,200 Badois peu habitués au feu et aux fatigues de la tranchée; 5 mille Saxons bons soldats, mais qui, se trouvant à côté des Prussiens à Iéna, n'avaient pas pu prendre encore beaucoup d'affection pour nous; enfin 3 mille Français, savoir: le 2e léger, les 23e et 19e régiments de chasseurs à cheval arrivés d'Italie, et 600 soldats du génie, troupe incomparable, qui, suppléant à tout ce qui manquait dans ce siége fameux, s'y couvrit de gloire. C'était, comme on voit, avec 18 mille hommes tout au plus, dont 3 mille Français seulement, qu'on allait entreprendre l'attaque régulière d'une place, qui renfermait 18 mille hommes de garnison.

Premières opérations tendant à l'investissement de la place.

La grosse artillerie, dont il fallait au moins cent pièces, avec d'immenses approvisionnements en poudre et projectiles, ne pouvait être tirée que des arsenaux de la Silésie. Les transports par eau se trouvant interrompus, on était condamné à la traîner avec grand effort, par de très-mauvaises routes, de l'Oder à la Vistule. On l'attendait encore en mars. Mais avant de songer à battre la place, la première chose à faire était de la resserrer, afin de priver la garnison des renforts et des encouragements qu'elle recevait de Kœnigsberg. Il fallait pour y réussir, d'une part la séparer du fort de Weichselmünde, et de l'autre intercepter le Nehrung, ce long banc de sable qui s'étend, comme nous l'avons dit, de Kœnigsberg à Dantzig, avec une seule coupure à Pillau.

Nous étions arrivés par les hauteurs sablonneuses qui dominent Dantzig au couchant, et nous apercevions devant nous l'enceinte extérieure construite sur ces hauteurs, à nos pieds la ville, à gauche la Vistule, se jetant dans la Baltique à travers les ouvrages du fort de Weichselmünde, à droite la vaste étendue des terrains qu'inondait la Motlau, en face, à perte de vue, le Nehrung, baigné d'un côté par la mer, de l'autre par la Vistule, et s'enfonçant à l'horizon vers le Frische-Haff. (Voir les cartes nos 38 et 44.) C'était un circuit de sept à huit lieues, qu'il était impossible d'embrasser avec 18 mille hommes. Il est vrai qu'en occupant certains points l'investissement pouvait être suffisant. Ainsi, en se plaçant sur la Vistule, entre le fort de Weichselmünde et Dantzig, on interceptait les communications par la mer. En allant s'établir sur le Nehrung, on interceptait les communications par la terre. Mais, pour s'emparer seulement des points principaux, il aurait fallu couronner d'abord les hauteurs, puis descendre à gauche, enlever les ouvrages du fort de Weichselmünde, sur les deux rives de la Vistule, et à défaut de cette opération, barrer au moins le fleuve, passer dans l'île de Holm, prendre le canal de Laake. Il aurait fallu ensuite, après avoir descendu par la gauche, descendre aussi par la droite dans la plaine inondée, la traverser sur les digues, franchir la Vistule au-dessus de Dantzig, comme on l'avait franchie au-dessous, entrer dans le Nehrung, s'y retrancher, et couper la route de terre, aussi bien que celle de mer. Ces premières difficultés vaincues, on pouvait ouvrir la tranchée devant l'enceinte. Mais pour cela on aurait eu besoin de posséder huit ou dix mille hommes de plus en bonnes troupes, et on ne les avait pas. On imagina donc, sur l'avis de l'ingénieur Chasseloup, commandant le génie, de choisir, entre les diverses opérations préliminaires, celle qui paraissait la plus urgente et la moins difficile. Franchir la Vistule au-dessous de Dantzig, entre le fort de Weichselmünde et la place, pénétrer dans l'île de Holm, sous le feu de redoutes bien armées, et malgré les sorties qui pouvaient être faites soit de Weichselmünde, soit de Dantzig, était trop périlleux. On résolut de passer au-dessus de Dantzig, à une ou deux lieues plus haut, vers un endroit qui s'appelle Neufahr (voir la carte no 38), d'y établir un petit camp, d'intercepter ainsi le Nehrung, puis, à mesure qu'on aurait le moyen de renforcer ce camp, de le rapprocher de Dantzig, pour qu'il vînt donner la main aux troupes, qu'on chargerait plus tard de franchir la Vistule, entre la place et le fort de Weichselmünde.

Cette opération fut confiée au général Schramm, avec un corps d'environ 3 mille hommes, composé d'un bataillon du 2e léger, de quelques centaines de grenadiers saxons, d'un détachement polonais, infanterie et cavalerie, et d'un escadron du 19e chasseurs. Première tentative d'investissement consistant dans le passage de la Vistule au-dessus de Dantzig. Le 19 mars au matin, à la hauteur de Neufahr, deux lieues au-dessus de Dantzig, les troupes furent embarquées sur des bateaux qu'on s'était procurés, traversèrent la Vistule, moins large depuis qu'elle est divisée en plusieurs bras, et s'aidèrent dans cette opération d'une île située près de la rive opposée. Le général Schramm, transporté dans le Nehrung par suite de ce passage, partagea son petit corps en trois colonnes, une à gauche pour se jeter sur les troupes ennemies qui défendaient la position du côté de Dantzig, une à droite pour repousser celles qui viendraient du côté de Kœnigsberg, une troisième enfin pour tenir lieu de réserve. À la tête de chacune de ces colonnes, il avait placé un détachement de Français, afin de donner l'exemple.

À peine débarquées, les troupes du général Schramm, entraînées par le bataillon du 2e léger, tournèrent à gauche, se portèrent à la rencontre des Prussiens et les culbutèrent, malgré le feu le plus vif. Tandis que la colonne principale, prenant à gauche, les poussait vers Dantzig, la seconde restait en observation sur la route de Kœnigsberg. La troisième, gardée en réserve, servait de renfort à la première. L'ennemi ayant voulu profiter des obstacles du terrain pour renouveler sa résistance, car le Nehrung en se rapprochant de Dantzig présente des dunes et des bois, la première colonne aidée de la troisième le repoussa de nouveau, et lui tua ou lui prit quelques hommes. Les Saxons rivalisèrent en cette occasion avec les Français. Les uns et les autres ramenèrent l'ennemi jusque sur les glacis du fort de Weichselmünde, duquel étaient sorties les troupes qui défendaient le Nehrung.

L'affaire semblait finie, lorsque vers sept heures du soir, on vit une colonne de trois à quatre mille Prussiens déboucher de Dantzig, remonter la Vistule, tambour battant, enseignes déployées. Le 2e léger, par un feu juste et bien nourri, arrêta cette colonne, puis la chargea à la baïonnette, et la rejeta sur Dantzig, où elle courut se renfermer. Cette journée, qui nous procura la possession d'un passage sur la Vistule au-dessus de Dantzig, et une position qui interceptait le Nehrung, coûta à l'ennemi 2 à 300 hommes mis hors de combat, et 5 à 600 hommes faits prisonniers. Le capitaine du génie Girod, chargé de diriger l'expédition, s'y distingua par son intelligence et son sang-froid. L'opération terminée, il fit abattre des bois, élever des épaulements, établir un pont de bateaux sur la Vistule, avec accompagnement d'une forte tête de pont. Nos troupes se logèrent derrière cet abri, et se gardèrent au moyen de postes de cavalerie, qui, d'une part, venaient jusque sous les glacis du fort de Weichselmünde, de l'autre couraient sur le Nehrung, dans la direction de Kœnigsberg.

Les jours suivants, le général Schramm, qui commandait ce détachement, essaya de descendre jusqu'à Heubude, pour serrer la place de plus près, et pour s'emparer aussi d'une écluse, qui avait la plus grande influence sur l'inondation. Mais cette écluse, entourée d'eau, n'était accessible d'aucun côté. Il fallut renoncer à la prendre, et se borner à rapprocher le pont de bateaux jusqu'à Heubude. (Voir la carte no 41.) Cependant ce poste de la haute Vistule, même après l'avoir transporté à Heubude, avait six lieues à faire pour communiquer avec le quartier général, à travers des terrains inondés, et le long des digues. En voulant couper les communications de l'assiégé, il était donc exposé à perdre lui-même ses propres communications.

Premières sorties peu importantes de l'ennemi.

Le 26 mars, l'ennemi tenta deux sorties, l'une de la place, dirigée par les portes de Schidlitz et d'Oliva sur nos avant-postes, dans l'intention d'achever l'incendie des faubourgs, l'autre des ouvrages extérieurs du fort de Weichselmünde, et dirigée sur la gauche du quartier général par Langenfurth. L'une et l'autre furent vivement repoussées. Un officier de cavalerie polonais, le capitaine Sokolniki, s'y fit remarquer par sa bravoure et son habileté. Un célèbre partisan prussien, le baron de Kakow, y fut pris.

Nos troupes, en ramenant l'ennemi jusqu'au pied des ouvrages, s'approchèrent de la place plus qu'elles ne l'avaient encore fait, et on put en étudier la configuration. Le général Chasseloup arrêta le plan des attaques, avec le coup d'œil d'un ingénieur aussi savant qu'exercé.

Le général Chasseloup adopte le Hagelsberg comme point d'attaque.

L'enceinte extérieure, construite sur le bord des hauteurs, présentait deux ouvrages liés l'un à l'autre, mais distincts et séparés par un petit vallon, au fond duquel se trouve le faubourg de Schidlitz. Le premier de ces ouvrages, celui de droite (droite de l'armée assiégeante), se nomme le Bischoffsberg, le second, celui de gauche, se nomme le Hagelsberg. C'est ce dernier que le général Chasseloup choisit pour but de l'attaque principale, en se réservant de diriger une fausse attaque sur le Bischoffsberg. Voici les motifs qui le décidèrent[29]. (Voir la carte no 41.)

Raisons du général Chasseloup pour choisir le Hagelsberg comme point d'attaque.

Les ouvrages du Hagelsberg paraissaient moins soignés que ceux du Bischoffsberg. Le Hagelsberg était étroit, peu commode pour le déploiement des troupes, soit que l'assiégé eût à faire des sorties, soit qu'il eût à repousser un assaut; tandis que le Bischoffsberg, vaste et bien distribué, permettait de ranger trois à quatre mille hommes en bataille, et de les jeter en masse sur l'assiégeant. Le Hagelsberg pouvait être battu de revers par le Stolzenberg, l'une des positions extérieures; le Bischoffsberg ne pouvait l'être d'aucun côté. On arrivait au Hagelsberg par un terrain ondulé mais continu. Pour approcher du Bischoffsberg, on rencontrait un ravin profond, dans lequel il n'était pas facile de pratiquer des cheminements, et dans lequel aussi on courait risque d'être précipité, lorsqu'on voudrait le franchir pour monter à l'assaut. Outre que le Hagelsberg était plus facile à prendre que le Bischoffsberg, la position, après qu'on l'avait pris, était meilleure. De l'un comme de l'autre, on dominait également la place, et on pouvait l'accabler de feux. Mais, si ces feux ne suffisaient pas pour la réduire, et qu'il fallût descendre des hauteurs pour forcer la seconde enceinte, on trouvait en descendant du Hagelsberg, depuis le bastion Heilige-Leichnams jusqu'au bastion Sainte-Élisabeth, un front saillant, et qui n'étant flanqué d'aucun côté, devait offrir peu de difficultés à l'assiégeant. (Voir la carte no 41.) En descendant du Bischoffsberg, au contraire, on trouvait, depuis le bastion Sainte-Élisabeth jusqu'au bastion Sainte-Gertrude, un rentrant flanqué de toutes parts, et de plus exposé au feu de plusieurs cavaliers fort élevés. Enfin, une raison tirée de la situation générale devait décider l'attaque sur le Hagelsberg. Cette attaque rapprochait nos principales forces de la basse Vistule, et c'était en effet par la basse Vistule qu'il fallait songer à investir la place, en attirant sur ce point le corps détaché du général Schramm, en lui donnant la main pour passer dans l'île de Holm, en isolant ainsi Dantzig du fort de Weichselmünde. Ces raisons étaient convaincantes, et convainquirent Napoléon lui-même. Le général Kirgener, placé sous le général Chasseloup, avait eu l'idée de fixer le point d'attaque plus à gauche encore, vers la porte d'Oliva, dans le terrain bas, compris entre le Hagelsberg et la Vistule, contre l'île de Holm. On ne s'arrêta pas à cette idée, car il aurait fallu enlever d'abord l'enceinte extérieure, en essuyant à gauche les feux de l'île de Holm, et puis attaquer la seconde enceinte, en essuyant à droite les feux du Hagelsberg. Une telle manière d'opérer n'était pas admissible.

Le général Chasseloup, appelé pour plusieurs jours à Thorn, afin d'y tracer le projet de quelques ouvrages défensifs, laissa en partant le plan des attaques et les ordres pour le commencement des travaux.

On n'avait plus aucune raison de différer, car le maréchal Lefebvre venait de recevoir une partie des renforts qui lui avaient été promis. Le 44e de ligne, tiré du corps d'Augereau, arrivait en ce moment des bords de la Vistule: il n'était que d'un millier d'hommes, mais des meilleurs. Le 19e parti de France depuis deux mois, arrivait aussi de Stettin avec un convoi d'artillerie, qu'il escortait. C'était assez, en attendant les autres régiments annoncés, pour commencer les travaux, et pour donner l'exemple aux troupes auxiliaires.

Avril 1807.
Premiers travaux d'approche.

Sans être versé dans la belle science qui a immortalisé Vauban, chacun sait avec quelles précautions on se présente devant les places de guerre. C'est en s'enfonçant sous terre, en ouvrant des tranchées, et en jetant du côté de l'ennemi les déblais provenant de ces tranchées, qu'on avance sous le feu de la grosse artillerie. On trace ainsi des lignes qu'on appelle parallèles, parce qu'en effet elles sont parallèles au front qu'on attaque. On les arme ensuite de batteries, pour répondre au feu de l'assiégé. Après avoir tracé une première parallèle, on s'approche, en cheminant sous terre, par des zigzags, jusqu'à la distance où l'on veut tracer une seconde parallèle, qu'on arme de batteries comme la première. On arrive successivement à la troisième, d'où l'on s'élance au bord du fossé, qui s'appelle chemin couvert. Puis on descend dans ce fossé avec de nouvelles précautions, on renverse avec des batteries de brèche les murailles appelées escarpes, on remplit le fossé de leurs décombres, et sur ces décombres on monte enfin à l'assaut. Des sorties de l'ennemi pour troubler ces travaux difficiles, des combats de grosse artillerie, des mines qui font sauter dans les airs assiégeants et assiégés, ajoutent des scènes animées, et souvent terribles, à cette affreuse lutte souterraine, dans laquelle la science le dispute à l'héroïsme, pour attaquer ou défendre les grandes cités, que leurs richesses, leur situation géographique, ou leur force militaire, rendent dignes de tels efforts.

Ouverture de la tranchée dans la nuit du 1er au 2 avril.

On est réduit à ces moyens compliqués, lorsqu'une place ne peut pas être brusquement enlevée. C'était le cas ici, par les motifs qui ont été exposés plus haut, et dans la nuit du 1er au 2 avril, on ouvrit la tranchée en face du Hagelsberg, qui était le point d'attaque désigné. On avait pris position sur le plateau de Zigankenberg. (Voir la carte no 41.) On s'attacha suivant l'usage à dérober cette première opération à l'ennemi, et dès la pointe du jour nos soldats étaient couverts par un épaulement en terre, sur une étendue de 200 toises. L'assiégé dirigea sur eux un feu très-vif, mais il ne put les empêcher de perfectionner l'ouvrage pendant la journée qui suivit. Dans la nuit du 2 au 3 avril on déboucha de la première parallèle, par les tranchées transversales qui s'appellent zigzags, et on gagna ainsi du terrain. Tandis qu'une partie de nos soldats travaillait de la sorte, on essaya d'enlever un ouvrage qui devait bientôt gêner nos cheminements.

C'était la redoute connue sous le nom de Kalke-Schanze, située à notre gauche, au bord même de la Vistule, et par conséquent dans le terrain bas que le fleuve traverse. Bien que placée au-dessous du point que nous couronnions de nos travaux, elle enfilait nos tranchées, motif suffisant pour chercher à s'en débarrasser. Attaque manquée sur la redoute de Kalke-Schanze. Des soldats de la légion du Nord, troupe hardie, avons-nous dit, mais peu solide, se jetèrent audacieusement dans l'ouvrage, et s'en emparèrent. Durant cette même nuit, l'ennemi fit une sortie sur nos premières tranchées, et sur la redoute qu'on venait de lui enlever. Il fut d'abord repoussé, mais il reprit la redoute de Kalke-Schanze, d'où il expulsa les soldats de la légion du Nord, ainsi que les Badois. À peine y était-il établi qu'il en inonda les fossés avec les eaux de la Vistule, entoura les escarpes en terre de fortes palissades, et s'y rendit presque inexpugnable.

Nous fûmes donc obligés de continuer nos cheminements, malgré cet incommode voisinage, dont il fallait se garantir par des traverses, espèces d'épaulements en terre, opposés aux feux de flanc, et qui, en nous imposant un surcroît de travaux, devaient prolonger les opérations du siége.

Continuation des cheminements du 4 au 7 avril.

Pendant les nuits et les journées qui suivirent, du 4 au 7 avril, on poursuivit les travaux d'approche sous le feu de la place, auquel nous ne pouvions pas répondre, notre grosse artillerie n'étant pas encore arrivée. On n'avait que de l'artillerie de campagne, placée dans quelques redoutes, pour mitrailler l'ennemi en cas de sortie. Le travail offrait plus de difficultés qu'il n'en offre dans la plupart des siéges réguliers. Le sol dans lequel on travaillait était formé d'un sable fin, mobile, peu consistant, qui s'éboulait sous le choc des boulets, et que le vent, devenu violent à l'approche de l'équinoxe, portait au visage de nos soldats. Le temps était mauvais, alternativement neigeux ou pluvieux. Enfin nous n'avions de bons travailleurs que les Français, lesquels étaient peu nombreux et accablés de fatigue.

Fausse attaque devant le Bischoffsberg.

Pendant la nuit du 7 au 8 on ouvrit une parallèle, contre le Bischoffsberg, dans la double intention de distraire l'ennemi par une fausse attaque, et d'établir des batteries qui prenaient de revers le Hagelsberg, et pouvaient même tirer sur la ville. Les jours suivants on continua les cheminements, tant à la véritable qu'à la fausse attaque. De son côté, l'assiégé avait entrepris des travaux de contre-approche, destinés à s'emparer d'un mamelon, d'où il aurait pu dominer nos tranchées. Violent combat dans la nuit du 10 au 11 avril pour la possession d'un mamelon qui domine nos tranchées. Dans la nuit du 10 au 11, le général Chasseloup, qui était revenu au camp, fit les dispositions nécessaires pour détruire les travaux dirigés contre les nôtres. À dix heures du soir, quatre compagnies du 44e de ligne avec 120 soldats de la légion du Nord, commandés par le chef de bataillon Rogniat, franchirent une espèce de ravin, qui séparait la gauche de notre première parallèle de la position occupée par les Prussiens, s'élancèrent sur eux, les culbutèrent, en prirent treize, et obligèrent les autres à lâcher pied en jetant leurs fusils. Aussitôt les soldats de la légion du Nord furent employés à combler avec la pelle les tranchées que les assiégés avaient commencées. Mais cette destruction des travaux de l'ennemi se faisait à quarante toises de la place, et sous un feu de mitraille et d'obus fort meurtrier. Nos travailleurs de la légion du Nord, après avoir résisté un certain temps, finirent par s'enfuir les uns après les autres, et les Prussiens purent revenir dans l'ouvrage abandonné, avant qu'il eût été complétement détruit. À une heure du matin, le général Chasseloup et le maréchal Lefebvre s'étant aperçus du retour de l'ennemi, résolurent de le chasser de nouveau. Quatre cents hommes du 44e, lancés sur l'ouvrage, y trouvèrent un fort détachement de grenadiers prussiens, les attaquèrent à la baïonnette, en tuèrent ou blessèrent une cinquantaine, et en prirent un nombre à peu près égal, avec beaucoup de fusils et d'outils. Une compagnie de Saxons resta jusqu'au jour pour combler à la pelle les tranchées des assiégés; mais au jour, quoique secondés par nos tirailleurs, ils ne purent tenir sous les feux de la place, et furent obligés de se retirer.

Les Prussiens réoccupèrent l'ouvrage dans le courant de la journée du 12, et ils élevèrent en toute hâte une espèce de redoute palissadée sur le mamelon, à la possession duquel ils attachaient tant de prix. Il n'était pas possible de les laisser ainsi paisiblement établis sur la gauche de nos tranchées. Troisième combat pour la même position dans la nuit du 12 au 13. Il fut décidé que la nuit suivante, on leur enlèverait cette position une troisième fois, et qu'on se hâterait de la lier à la seconde parallèle, qui avait été ouverte dans la journée. Le 12, à neuf heures du soir, le chef de bataillon Rogniat, le général Puthod, à la tête de 300 grenadiers saxons de Bevilacqua, d'une compagnie de carabiniers de la légion du Nord, et d'une compagnie de grenadiers du 44e, commandés par le chef de bataillon Jacquemard, abordèrent l'ouvrage avec résolution. La résistance de l'ennemi fut très-vive. Couvert par des palissades, il fit une telle fusillade, qu'il amena un moment d'hésitation parmi nos troupes. Mais les grenadiers du 44e marchèrent droit sur les palissades, tandis que les grenadiers saxons de Bevilacqua, conduits par un brave tambour, trouvant un chemin qui tournait l'ouvrage par la gauche, s'y introduisirent et décidèrent le succès. Nous restâmes maîtres de la redoute, qu'on se hâta de lier à la seconde parallèle.

Violente sortie de l'ennemi repoussée par le maréchal Lefebvre en personne.

Cependant le jour ayant paru, l'ennemi, résolu à nous disputer jusqu'à la fin une position qui devait arrêter nos cheminements, s'il avait réussi à la conserver, essaya une grande sortie, et dirigea une forte colonne sur le point si vivement contesté. Tous les feux de la place appuyèrent ses efforts. Il se jeta sur la redoute dans laquelle étaient demeurés les Saxons, les accabla sous le nombre, malgré la plus courageuse résistance de leur part, et après avoir reconquis l'ouvrage, marcha résolûment à nos tranchées, pour les envahir et les bouleverser. Déjà il y était entré, lorsque le maréchal Lefebvre, qui au premier bruit de cette sortie avait promptement réuni un bataillon du 44e, s'élança sur les Prussiens l'épée à la main, et, au milieu d'une grêle de balles, les rejeta hors des tranchées, les poussa la baïonnette aux reins, jusqu'au glacis du Hagelsberg. Arrivé là, il fallut se retirer sous une pluie de mitraille. Les Prussiens perdirent dans cette action environ trois cents hommes. Elle nous coûta quinze officiers et une centaine de soldats, tant saxons que français.

Dès ce moment, ce mamelon de gauche nous fut abandonné par l'ennemi. On le lia définitivement à nos tranchées, puis on déboucha par de nouveaux cheminements au delà de la seconde parallèle. On travailla de même à celle qui avait été tracée devant le Bischoffsberg, et dont nous avons déjà indiqué l'objet.

On termine les travaux de la seconde parallèle.

Ces trois jours de combat avaient fort retardé les travaux du siége, d'autant que, nos tranchées étant sans cesse menacées, il fallait consacrer nos meilleures troupes à les garder. Les jours suivants furent employés à terminer la seconde parallèle, à l'élargir, à y créer des places d'armes, pour le logement des troupes de garde, à y préparer l'emplacement des batteries, en attendant l'arrivée du gros canon, et on se donna les mêmes soins pour la parallèle de la fausse attaque, entreprise devant le Bischoffsberg. Arrivée au camp de deux nouveaux régiments français. Deux nouveaux régiments étaient arrivés par les ordres de Napoléon, très-attentif aux opérations de ce grand siége. C'était, d'une part, le régiment de la garde municipale de Paris, et, de l'autre, le 12e léger, qu'on détachait momentanément de Thorn, pour l'envoyer à Dantzig. En même temps Napoléon avait ordonné au maréchal Mortier, qui venait de terminer avec les Suédois l'affaire de l'armistice, d'acheminer ses troupes par Stettin sur Dantzig, et il réunissait, dans l'île de Nogath, les éléments de la réserve d'infanterie, que devait commander le maréchal Lannes. On avait donc l'espérance d'être bientôt fortement appuyé.

Nouveaux efforts pour resserrer la place.

L'armée assiégeante étant pourvue de deux nouveaux régiments français, il convenait d'achever l'investissement de la place, et de continuer les opérations projetées sur la Vistule, en amenant le général Schramm de la hauteur d'Heubude à celle de l'île de Holm, ce qui devenait d'autant plus urgent, que l'ennemi communiquait tous les jours par le fort de Weichselmünde avec la mer, d'où il recevait des secours en hommes et en munitions. Le poste de Heubude amené à la hauteur de l'île de Holm, à l'embouchure même du canal de Laake. En conséquence, le 15 avril, le général Gardanne, qui avait pris le commandement des troupes placées dans le Nehrung, descendit avec ces troupes et quelques renforts qu'on lui avait envoyés, le cours de la Vistule, et alla s'établir le long du canal de Laake, entre Dantzig et le fort de Weichselmünde, à 700 toises des glacis de ce fort. (Voir la carte no 41.) Il était posté de manière à intercepter la navigation du canal, et plus tard celle de la Vistule elle-même, lorsque les troupes du quartier général viendraient joindre leurs feux aux siens, en descendant par leur gauche sur le bord du fleuve. Cette opération d'abord ne fut pas fort contrariée, si ce n'est par les redoutes de l'île de Holm. Mais bientôt le maréchal Kalkreuth, reconnaissant la gravité de l'entreprise, résolut de tenter les plus grands efforts pour maintenir ses communications avec la mer. Combat du 16 avril pour disputer à nos troupes la possession du canal de Laake. Le 16 avril, trois mille Russes et deux mille Prussiens sortirent à la fois, les premiers du fort de Weichselmünde, les seconds de Dantzig, afin d'attaquer nos troupes, qui n'avaient pas eu le temps de s'établir solidement dans le Nehrung et à l'embouchure du canal. Un combat des plus vifs s'engagea du côté de Weichselmünde avec les Russes, et heureusement un peu avant que les Prussiens eussent débouché de Dantzig. On les repoussa sur les glacis du fort, après leur avoir fait essuyer une perte considérable. On en avait à peine fini avec eux, qu'il fallut recommencer avec les Prussiens, ce qui ne fut ni difficile ni long, car nos auxiliaires, ayant le 2e léger en tête, se comportèrent vaillamment. L'ennemi perdit en tout 5 à 600 hommes morts ou prisonniers. Nous en perdîmes environ 200.

Travaux pour consolider notre établissement sur la basse Vistule et dans le Nehrung.

Après ce combat, notre établissement sur la basse Vistule et dans le Nehrung parut assuré. On s'appliqua néanmoins à le consolider. On éleva un double épaulement en terre, afin de se garder à la fois contre le fort et contre la place, et on l'étendit assez loin pour qu'il joignît, d'un côté le fleuve, de l'autre les bois qui couvraient cette partie du Nehrung. De vastes abatis rendirent ces bois presque inaccessibles. Un fort blockhaus fut placé au centre de nos retranchements. À ces précautions on ajouta une garde de chaloupes sur le canal et le fleuve, laquelle devait empêcher les embarcations ennemies de remonter ou de descendre la Vistule. Pendant que ces travaux s'exécutaient à la rive droite, les troupes du quartier général, à la rive gauche, descendant des hauteurs au bord de la Vistule, y avaient construit des redoutes, afin de croiser leurs feux avec ceux des troupes établies dans le Nehrung. On se garantit de ce côté par une gabionnade de 200 toises de longueur. Un brave officier nommé Tardiville, s'était logé avec une centaine d'hommes dans une maison au bord de la Vistule, et s'y soutenait malgré les projectiles de l'ennemi avec une telle opiniâtreté, que cette maison prit son nom pendant la durée du siége. Il restait à conquérir l'île de Holm pour que l'investissement fût complet et définitif. Mais, en attendant, les bâtiments ennemis ne pénétraient qu'avec peine jusqu'à Dantzig. Plusieurs barques en effet avaient été prises, et une corvette ayant essayé de remonter la Vistule, s'était vue arrêtée par le feu des deux rives. Les soldats conduits par un officier du génie nommé Lesecq, avaient sauté par-dessus les retranchements, s'étaient placés à découvert sur la rive du fleuve, et, accablant de leur mousqueterie le bâtiment ennemi, l'avaient obligé à se retirer. Le capitaine Lesecq eut son sabre emporté par un biscaïen, sans être atteint lui-même.

On était au 20 avril. Il y avait un mois et demi qu'on se trouvait devant la place, et 20 jours que la tranchée était ouverte. La grosse artillerie venait d'arriver, partie de Breslau, partie de Stettin, partie de Thorn et Varsovie. Il ne manquait que des munitions. Cependant on pouvait ouvrir le feu des batteries de la première et de la seconde parallèle. Horrible tempête qui interrompt les travaux du siége. On avait tout disposé pour le commencer le 20, lorsqu'une affreuse tempête d'équinoxe, apportant des torrents de neige, encombra les tranchées, et y interrompit le travail. Il fallut passer deux jours à les déblayer, et nos soldats bivouaqués en plein air, sous ce rude climat, rendu plus rude encore par un hiver retardé, eurent cruellement à souffrir. Ouverture du feu dans la journée du 23 avril. Enfin, le 23 dans la nuit, cinquante-huit bouches à feu, qui consistaient en mortiers, obusiers, pièces de vingt-quatre et de douze, tirèrent à la fois, et continuèrent à battre la place pendant toute la journée du 24. L'artillerie ennemie qui avait réservé ses moyens pour tenir tête à la nôtre, riposta vivement et avec assez de justesse. Mais après quelques heures de ce combat à coups de canon, supérieurement dirigé par le général Lariboisière, un grand nombre d'embrasures de l'ennemi furent bouleversées, beaucoup de ses pièces démontées, et un violent incendie, allumé par des obus partis de la fausse attaque, éclata dans l'intérieur de la ville. Plusieurs incendies éclatent dans la ville, et sont éteints par la garnison. On voyait des colonnes de fumée s'élever à la hauteur des plus grands édifices, témoignage sinistre des ravages que nous avions causés. Néanmoins le maréchal Kalkreuth réussit à éteindre le feu, au moyen des eaux abondantes dont la ville était pourvue. Il ne parut nullement ébranlé. Le lendemain 25, le maréchal Lefebvre, pour sonder ses dispositions, lui fit annoncer qu'on allait tirer à boulets rouges. Il ne répondit pas. Alors on recommença le feu de toutes nos pièces avec plus d'énergie, et on alluma un nouvel incendie, encore éteint par le concours de la garnison et des habitants. Le feu violent de notre artillerie, attirant sur elle les projectiles ennemis, avait produit une diversion utile à nos travaux d'approche, qui, devenus plus faciles, avancèrent plus rapidement. Commencement de la troisième parallèle dans la nuit du 25 au 26 avril. Grâce au dévouement des troupes du génie, creusant le sable au milieu des boulets qui bouleversaient la tête des sapes, qui emportaient les gabions et les sacs à terre, on poussa les zigzags jusqu'à la troisième parallèle, ouverte enfin dans la nuit du 25 au 26 à la sape volante.

Sortie de l'ennemi contre la troisième parallèle, dans la nuit du 27 avril.

Dans la nuit du 26 au 27 on traça une grande partie de cette parallèle, toujours à la faveur du combat des deux artilleries. Malheureusement nous ne possédions pas une assez grande quantité de bouches à feu et de munitions. Nous tirions à peine deux mille coups par jour, quand l'ennemi en tirait trois mille. Nous avions beaucoup de pièces en fer, qui éclataient dans les mains de nos artilleurs, et faisaient autant de mal que les projectiles ennemis. Nos soldats suppléaient cependant à l'infériorité du nombre par la justesse du tir. Le 27, l'ennemi voulut reprendre l'offensive au moyen des sorties. Profitant de ce que les travaux de la troisième parallèle n'étaient pas encore achevés, il résolut de les détruire, et suspendit tout à coup son feu vers les sept heures du soir. Cet indice fit présumer une entreprise de la part des assiégés. Des compagnies du 12e léger, récemment arrivé, furent placées à droite et à gauche, derrière des épaulements qui les cachaient. Six cents grenadiers prussiens, suivis de 200 travailleurs, s'avancèrent sur la parallèle, encore imparfaite et d'un accès facile. Un poste couché ventre à terre, les ayant aperçus, se retira, afin de les laisser pénétrer. Alors les compagnies du 12e léger s'élancèrent sur eux à l'improviste, les abordèrent à la baïonnette dans le fossé, et engagèrent un combat homme à homme. La lutte fut meurtrière, mais on les chassa, et 120 restèrent sur le carreau, morts ou blessés. On en prit un certain nombre, et on ramena les autres la baïonnette dans les reins jusqu'aux glacis de la place.

Suspension d'armes de deux heures pour enterrer les morts, et ramasser les blessés.

Le maréchal Kalkreuth demanda deux heures de suspension d'armes, pour enlever les morts et les blessés. Sur l'avis de l'artillerie et du génie, qui désiraient cette suspension d'armes, afin d'exécuter quelques reconnaissances, le maréchal Lefebvre l'accorda. Les généraux Lariboisière et Chasseloup coururent aussitôt sous les murs de la place, pour chercher des positions, d'où l'on pût battre plus sûrement les ouvrages des assiégés. Ces reconnaissances terminées, on se remit au travail, et on s'occupa d'établir de nouvelles batteries sur les points dont on avait fait choix, en ayant soin de les lier par des boyaux à nos tranchées.

Dans la nuit du 28 au 29, l'ennemi essaya encore une sortie, avec une colonne de 2 mille hommes, distribuée en trois détachements. Il marcha comme l'avant-veille sur notre troisième parallèle, dont il voulait à tout prix interrompre le travail. Deux compagnies du 19e de ligne, à l'aspect du premier détachement, se jetèrent sur lui à la baïonnette, le poussèrent jusqu'aux glacis du Hagelsberg, mais accueillies là par un feu très-vif, parti du chemin couvert, et enveloppées par le second détachement qu'elles n'avaient point aperçu, elles perdirent une quarantaine d'hommes. Néanmoins elles furent bientôt secourues et dégagées à temps. L'ennemi ramené nous laissa 70 morts et 130 prisonniers.

Perfectionnement de la troisième parallèle, et redoublement du feu de notre artillerie.

Ces violents efforts tentés contre notre troisième parallèle, ne nous empêchèrent pas d'en perfectionner les travaux, de la prolonger à droite et à gauche, et de l'armer de batteries. De nouveaux convois récemment arrivés, avaient permis de mettre en batterie plus de quatre-vingts pièces de gros calibre. On débouche de la troisième parallèle sur les saillants du Hagelsberg. Dès cet instant le feu de l'artillerie redoubla, et on déboucha enfin de la troisième parallèle, par deux côtés, afin de se porter sur les saillants du Hagelsberg. Cet ouvrage se composait de deux bastions, entre lesquels se présentait une demi-lune. On chemina vers le saillant du bastion de gauche et vers le saillant de la demi-lune. Les travaux d'approche devinrent alors extrêmement meurtriers. L'ennemi, qui avait ménagé pour la fin du siége les plus grandes ressources de son artillerie, en dirigeait la meilleure partie sur nos travaux. Nos soldats du génie voyaient leurs sapes bouleversées et le sable mobile qu'ils déplaçaient rejeté dans les tranchées par le choc de nombreux projectiles. Leur constance à travailler au milieu de ces périls était inébranlable. Nos troupes d'infanterie supportaient de leur côté d'horribles fatigues, car plus on approchait de la place, et plus il fallait confier la garde des tranchées à des soldats éprouvés. Sur quarante-huit heures, elles en passaient vingt-quatre, ou à travailler, ou à protéger ceux qui travaillaient. Nous n'avancions donc en ce moment qu'avec beaucoup de lenteur. Mécontentement du maréchal Lefebvre. Le maréchal Lefebvre qui commençait à perdre patience, s'en prenait à tout le monde, au génie dont il ne saisissait pas les combinaisons, à l'artillerie dont il n'appréciait pas les efforts, et surtout aux auxiliaires, qui lui rendaient beaucoup moins de services que les Français. Les Saxons se battaient bien, mais montraient peu de bonne volonté, particulièrement au travail. Les Badois n'étaient bons ni au travail, ni au feu. Les Polonais de nouvelle levée avaient du zèle, mais aucune habitude de la guerre. Les soldats de la légion du Nord, très-prompts dans les attaques, se dispersaient à la moindre résistance. Comme tous ces auxiliaires étaient enclins à la désertion, on avait soin de les pourvoir avec les magasins du quartier général, pour ne pas les laisser courir dans les villages environnants, de telle sorte qu'on était obligé de les nourrir beaucoup mieux que les Français, quoiqu'ils fussent loin de servir aussi bien. Son langage à l'égard des auxiliaires. Le maréchal Lefebvre parlait d'eux dans les termes les plus outrageants, disait sans cesse qu'ils ne savaient que manger, traitait de grimoire tous les raisonnements des ingénieurs, prétendait qu'il en ferait plus qu'eux avec la poitrine de ses grenadiers, et voulait absolument mettre fin au siége au moyen d'un assaut général.

Le projet était téméraire, car on se trouvait loin encore des ouvrages de la place, et, en s'élançant dans le fossé, on devait rencontrer ces redoutables palissades, qui remplaçaient à Dantzig les escarpes en maçonnerie. Le génie, comme il est d'usage dans les siéges, ne s'entendait pas avec l'artillerie. Il expliquait par la nature mobile du sol, par l'insuffisance de protection qu'il recevait de l'artillerie, par le trop petit nombre de bons travailleurs, la lenteur de ses cheminements. L'artillerie répondait qu'elle avait trop peu de bouches à feu, trop peu de munitions, pour égaler le feu de l'ennemi, et qu'elle ne pouvait mieux faire. Le maréchal Lefebvre veut en finir par un assaut avant l'achèvement des travaux d'approche. En conséquence, le maréchal, pour les mettre tous d'accord, proposa d'en finir en donnant l'assaut, avant même que les travaux d'approche fussent terminés. Le génie, qui perdait beaucoup de monde dans ces travaux, répondit que si l'artillerie voulait par une batterie de ricochet, renverser une rangée de palissades, il conduirait volontiers notre infanterie à l'assaut du Hagelsberg. Cependant comme les Russes, en 1724, avaient perdu cinq mille hommes devant Dantzig, dans une entreprise de ce genre, tentée par impatience, on n'osa pas risquer une pareille témérité sans prendre les ordres de l'Empereur.

Mai 1807.
On a recours à l'Empereur pour avoir son avis.

Heureusement il était à une trentaine de lieues, et on pouvait avoir sa réponse en quarante-huit heures. Il serait même venu la donner en personne, si la présence du roi de Prusse et de l'empereur de Russie au quartier général de Bartenstein, ne lui eût fait craindre de leur part quelque entreprise contre ses quartiers d'hiver. Napoléon veut qu'on persiste dans l'emploi des moyens réguliers, et réprimande le maréchal Lefebvre. Dès qu'il eut reçu la lettre du maréchal Lefebvre, il se hâta de modérer les ardeurs de ce vieux soldat, en lui adressant une forte réprimande. Il lui reprocha vivement son impatience, son dédain pour la science qu'il n'avait pas, son mauvais langage à l'égard des auxiliaires.—Vous ne savez, lui écrivit-il, que vous plaindre, injurier nos alliés, et changer d'avis au gré du premier venu. Vous vouliez des troupes, je vous en ai envoyé; je vous en prépare encore, et, comme un ingrat, vous continuez à vous plaindre, sans songer même à me remercier. Vous traitez les alliés, et notamment les Polonais et les Badois, sans aucun ménagement. Ils ne sont pas habitués au feu, mais cela viendra. Croyez-vous que nous fussions aussi braves en quatre-vingt-douze, que nous le sommes aujourd'hui, après quinze ans de guerre? Ayez donc de l'indulgence, vieux soldat que vous êtes, pour les jeunes soldats qui débutent, et qui n'ont pas encore votre sang-froid au milieu du danger. Le prince de Baden, que vous avez auprès de vous (ce prince s'était mis à la tête des Badois et assistait au siége de Dantzig), a voulu quitter les douceurs de la cour, pour mener ses troupes au feu. Témoignez-lui des égards, et tenez-lui compte d'un zèle que ses pareils n'imitent guère. La poitrine de vos grenadiers, que vous voulez mettre partout, ne renversera pas des murailles. Il faut laisser faire vos ingénieurs, et écouter les avis du général Chasseloup, qui est un savant homme et auquel vous ne devez pas ôter votre confiance, sur le dire du premier petit critiqueur, se mêlant de juger ce qu'il est incapable de comprendre. Réservez le courage de vos grenadiers pour le moment où la science dira qu'on peut l'employer utilement, et, en attendant, sachez avoir de la patience. Quelques jours perdus, que je ne saurais du reste comment employer aujourd'hui, ne méritent pas que vous fassiez tuer quelques mille hommes, dont il est possible d'économiser la vie. Montrez le calme, la suite, l'aplomb, qui conviennent à votre âge. Votre gloire est dans la prise de Dantzig; prenez cette place et vous serez content de moi.—

Continuation du siége conformément aux règles.

Il n'en fallait pas davantage pour calmer le maréchal. Il se résigna donc à laisser continuer les opérations du siége selon toutes les règles de l'art. Bien qu'on eût porté le camp de Nehrung sur la basse Vistule, et qu'on eût barré le passage du canal et du fleuve, l'investissement ne pouvait devenir complet que par la prise de l'île de Holm, et ce n'était aussi que par la prise de cette île qu'on pouvait faire tomber une foule de redoutes, celle de Kalke-Schanze surtout, qui prenait nos tranchées à revers, les incommodait de son feu et en ralentissait le progrès, à cause des traverses qu'il fallait ajouter à nos ouvrages. Occupation de l'île de Holm dans la nuit du 6 au 7 mai. Sans avoir toutes les troupes qu'on aurait désirées pour pousser le siége rapidement, on en avait assez néanmoins pour faire une tentative sur l'île de Holm. La nuit du 6 au 7 mai fut consacrée à cette entreprise. Ordre fut donné au général Gardanne d'y concourir de son côté, en se portant vers le canal de Laake, et en essayant de le passer sur des radeaux. (Voir la carte no 41.) Huit cents hommes, descendant de la gauche du quartier général sur le bord de la Vistule, durent traverser le fleuve en deux fois et exécuter la principale attaque. À dix heures du soir, douze barques furent amenées vis-à-vis le village de Schellmühl, sans que l'ennemi s'en aperçût. À une heure de la nuit, les barques portant des détachements du régiment de la garde de Paris, des 2e et 12e légers, et cinquante soldats du génie, partirent de la rive gauche, et abordèrent dans l'île de Holm. L'ennemi dirigea sur les embarcations quelques coups de canon à mitraille. Nos troupes malgré ce feu s'élancèrent à terre. Les grenadiers de la garde de Paris coururent sur la redoute la plus rapprochée, sans tirer un coup de fusil, et l'enlevèrent aux Russes qui la défendaient. Au même instant, cent hommes du 2e léger, cent hommes du 12e, coururent également sur deux autres redoutes, l'une construite à la pointe de l'île, l'autre à une maison dite la maison blanche. Ils essuyèrent une première décharge, mais marchèrent si vite, qu'en quelques minutes les redoutes furent conquises et les Russes pris. Nos troupes s'élancèrent avec la même rapidité sur les autres ouvrages, et, en une demi-heure, eurent occupé la moitié de l'île, et fait cinq cents prisonniers. Pendant que cette opération s'achevait si promptement, les douze barques employées au passage de la Vistule amenaient une seconde colonne, composée de Badois et de soldats de la légion du Nord, laquelle prit à droite, et se dirigea vers la partie de l'île qui regarde la ville de Dantzig. Ces troupes, animées par l'exemple que venaient de leur donner les Français, se jetèrent hardiment sur les postes ennemis, les surprirent, les désarmèrent, et enlevèrent en un instant 200 hommes et 200 chevaux d'artillerie. Le général Gardanne avait de son côté passé dans l'île, en franchissant le canal de Laake. Dès lors cette conquête importante se trouvait assurée.

Prise de la redoute de Kalke-Schanze.

C'était une occasion favorable pour s'emparer de la redoute si incommode de Kalke-Schanze, prise et perdue au commencement du siége. (Voir la carte no 41.) Cette redoute, entourée d'eau et ouverte à la gorge du côté de l'île de Holm, devait sa principale force à l'appui qu'elle recevait de cette île. Au moment même où nos deux colonnes envahissaient l'île de Holm, un détachement de Saxons et de soldats de la légion du Nord, conduit par le chef de bataillon Roumette, entra dans les fossés de la redoute avec de l'eau jusqu'aux aisselles, se jeta sur les palissades, les franchit, et, malgré une vive fusillade, resta maître de l'ouvrage, dans lequel on prit 180 Prussiens, 4 officiers et plusieurs pièces de canon.

Cette suite de coups de main nous valut 600 prisonniers, 17 bouches à feu, coûta 600 hommes morts ou blessés à l'ennemi, nous procura surtout la possession de l'île de Holm, qui complétait l'investissement de Dantzig, et faisait cesser des feux très-nuisibles pour nos tranchées. Grâce à la rapidité de l'exécution, notre perte avait été fort insignifiante.

Assaut du chemin couvert au saillant de la demi-lune.

Nos travaux d'approche étaient arrivés au saillant de la demi-lune. On avait ouvert une tranchée circulaire qui embrassait ce saillant et le débordait tant à droite qu'à gauche. Le moment était venu de donner l'assaut au chemin couvert. On appelle de ce nom le rebord intérieur du fossé, le long duquel les assiégés circulent et se défendent, à l'abri d'une rangée de petites palissades. Dans la nuit du 7 au 8, un détachement du 19e de ligne et du 12e léger, précédé de cinquante soldats du génie armés de haches et de pelles, sous la conduite des officiers du génie Barthélemy et Beaulieu, du chef de bataillon d'infanterie Bertrand, déboucha par les deux extrémités de la tranchée circulaire, et s'avança vivement sur le chemin couvert. Une grêle de balles accueillit ce détachement. Les soldats du génie, marchant en tête, se jetèrent la hache à la main sur les palissades, et en abattirent quelques-unes. Nos fantassins, pénétrant à leur suite dans le chemin couvert, le parcoururent sous la mitraille qui pleuvait des murs de la place. Ils se portèrent ensuite sur les forts blockhaus qui avaient été construits dans les angles rentrants de l'enceinte. Mais ils essuyèrent un feu de mousqueterie tellement vif, qu'ils furent obligés de revenir au saillant de la demi-lune. Le chemin couvert n'en resta pas moins en leur possession. Pendant ce temps, les mineurs avaient couru de tous côtés, pour s'assurer qu'il n'y avait pas de mines commencées, et, suivant l'usage, disposées de manière à faire sauter le terrain conquis par les assiégeants. Un sergent du génie aperçut en effet au saillant de la demi-lune un puits de mine. Il s'y jeta, le sabre au poing, trouva douze Prussiens qui travaillaient à des rameaux de mine, et, profitant de la terreur que leur inspirait son apparition subite, les fit tous prisonniers. Il bouleversa ensuite l'ouvrage. Ce brave homme, dont le nom mérite d'être conservé, se nommait Chopot.

L'assaut du chemin couvert, qui est toujours l'une des opérations les plus meurtrières d'un siége régulier, nous coûta 17 tués et 76 blessés, perte assez grande, si on songe au petit nombre d'hommes employés sur un terrain aussi étroit. Maîtres du chemin couvert de la demi-lune, nous étions établis au bord du fossé. Il fallait y descendre, renverser ensuite la rangée de grandes palissades, qui en occupait le fond, puis enlever d'assaut les talus gazonnés, qui tenaient lieu d'escarpes en maçonnerie. Ce n'étaient pas là des entreprises faciles. Il fallait d'ailleurs exécuter au saillant du bastion de gauche la même opération que nous venions d'exécuter au saillant de la demi-lune, pour n'être pas mitraillés de flanc par ce bastion, quand nous attaquerions la demi-lune elle-même.

Travaux d'approche dirigés vers le bastion de gauche.

On s'établit donc sur le fossé, on s'y couvrit avec les précautions ordinaires, et l'on continua de cheminer vers la gauche, pour s'approcher du saillant du bastion. Les journées des 8, 9, 10, 11, 12 et 13 mai, furent employées à ce travail, devenu horriblement dangereux, car, à cette proximité, les boulets de l'ennemi bouleversaient les sapes, pénétraient dans les tranchées, y emportaient les hommes, et souvent faisaient écrouler sur eux les épaulements qu'ils avaient laborieusement élevés. La mousqueterie n'était pas à cette distance d'un effet moins terrible que l'artillerie. Le sable que nos soldats remuaient s'éboulait à chaque instant, et il fallait recommencer plusieurs fois les mêmes ouvrages. Enfin, les nuits devenues très-courtes en mai, car tout le monde sait que plus on approche du pôle, plus les nuits sont longues en hiver, courtes en été, nous laissaient à peine quatre heures de travail sur vingt-quatre. Le maréchal Lefebvre, toujours plus impatient, demandait instamment qu'on lui rendît l'assaut praticable, en abattant la ligne de palissades qui garnissait le fond du fossé. Le génie disait que c'était à l'artillerie à les détruire par des coups de ricochet. L'artillerie, craignant que le terrain ne fût miné, répondait qu'elle n'avait pas de place pour ses batteries. La difficulté que nous rencontrions ici était une preuve des propriétés défensives du bois, car, parvenus au bord du fossé, si nous avions eu en face une muraille en maçonnerie, au lieu d'une rangée de palissades, nous eussions établi une batterie de brèche, démoli cette muraille en quarante-huit heures, rempli le fossé de ses débris et monté à l'assaut. Mais le boulet fracassait la tête de quelques-unes de ces palissades, souvent les écorchait à peine et n'en renversait aucune. L'instant décisif approchait; l'impatience était extrême; l'on touchait à ce moment d'un siége où l'assiégé fait ses derniers efforts de résistance, et où l'assiégeant, pour en finir, est disposé à tenter les plus grands coups d'audace.

Nouvelle d'un secours apporté à la place.

Mais soudain la nouvelle se répandit chez les assiégés comme chez les assiégeants, qu'une armée russe arrivait au secours de Dantzig. Il y avait long-temps en effet que ce secours était promis, et on avait lieu de s'étonner qu'il ne fût pas encore arrivé. Les souverains de Prusse et de Russie, réunis alors à leur quartier général, savaient dans quel péril se trouvait Dantzig. Ils n'ignoraient pas de quelle importance il était pour eux d'en empêcher la conquête, car, tant qu'ils conservaient cette place, ils tenaient en échec la gauche de Napoléon, ils rendaient précaire son établissement sur la Vistule, ils l'obligeaient à se priver de vingt-cinq mille hommes, employés ou au blocus ou au siége; ils lui fermaient enfin le plus vaste dépôt de subsistances qui existât dans le Nord. S'ils devaient tôt ou tard reprendre l'offensive, il valait la peine de se hâter pour un motif aussi grave. Diverses manières de secourir Dantzig. Ils avaient pour secourir Dantzig deux moyens directs: ou d'attaquer Napoléon sur la Passarge, afin de lui enlever les positions à l'abri desquelles il couvrait le siége, ou bien d'expédier un corps considérable, soit par terre en suivant le Nehrung, soit par mer en embarquant leurs troupes à Kœnigsberg, pour les débarquer au fort de Weichselmünde. Les Anglais, malgré beaucoup de promesses, ne font rien pour leurs alliés. Il y avait bien aussi un troisième moyen, mais qui ne dépendait pas d'eux, c'était un débarquement de vingt cinq mille Anglais, débarquement cent fois promis, cent fois annoncé, jamais exécuté. Il est certain que si les Anglais avaient tenu parole à leurs alliés, et, qu'au lieu de garder une partie de leurs forces en Angleterre, pour faire face au camp de Boulogne, d'en envoyer une autre à Alexandrie pour mettre la main sur l'Égypte, et une autre encore sur les bords de la Plata pour s'emparer des colonies espagnoles, ils eussent jeté une armée soit à Stralsund, soit à Dantzig, lorsque nous avions à peine trois ou quatre régiments français dispersés dans la Poméranie, ils auraient pu changer le cours des événements, ou du moins nous causer de grands embarras. Napoléon, en effet, se serait vu forcé de détacher vingt mille hommes de la grande armée, et, si on l'eût attaqué dans ce même moment sur la Passarge, il aurait été privé d'une notable portion de ses forces pour tenir tête à la principale armée russe.

Mais les Anglais ne songeaient pas à venir en aide à leurs alliés. Mettre le pied sur le continent les effrayait trop. Employer leurs troupes à prendre des colonies leur convenait davantage. D'ailleurs un changement de ministère, dont nous ferons connaître bientôt les causes et les effets, rendait à Londres toutes les résolutions incertaines. Le seul secours envoyé à Dantzig fut celui de trois corvettes, chargées de munitions, et commandées par des officiers intrépides, qui avaient ordre de remonter la Vistule pour pénétrer à tout prix dans la place.

Les souverains de Prusse et de Russie, réunis à Bartenstein, délibèrent sur les moyens de secourir Dantzig.

Il ne fallait donc compter que sur les troupes prussiennes et russes pour secourir efficacement Dantzig. Les deux souverains, réunis à Bartenstein, en délibérèrent avec leurs généraux, et eurent la plus grande peine à se mettre d'accord. Une raison, le défaut de vivres, s'opposait au projet qui aurait été le plus convenable, et qui aurait consisté à reprendre immédiatement les opérations actives. La terre n'était pas encore assez fécondée par le soleil, pour suffire à la nourriture des hommes et des chevaux. On avait peu de magasins, on pouvait tout au plus fournir du grain et de la viande aux hommes, et quant aux chevaux, on était réduit à leur donner à manger le chaume qui recouvrait les huttes des paysans de la vieille Prusse. On pensait donc qu'il fallait attendre que l'herbe fût assez haute pour nourrir les chevaux. C'était la même raison qui retenait Napoléon sur la Passarge. Mais lui n'avait pas une place importante à sauver; chaque jour au contraire lui apportait des forces, et lui permettait de faire un pas de plus vers les murs de Dantzig.

On se décide à envoyer un secours de quelques mille hommes à Dantzig, soit par le Nehrung, soit par la mer.

Dans cette situation, les deux souverains alliés adoptèrent de tous les moyens de secours le plus médiocre, et résolurent d'envoyer une dizaine de mille hommes, moitié par la langue de terre du Nehrung, moitié par la mer et le fort de Weichselmünde. Le projet était de forcer la ligne d'investissement, d'enlever le camp français du Nehrung, en débouchant sur ce camp, soit du fort de Weichselmünde, soit du Nehrung même par la route de Kœnigsberg, de pénétrer ensuite dans l'île de Holm, de rétablir les communications avec Dantzig, d'entrer dans la place, et, si on réussissait dans toutes ces opérations, de faire une sortie générale contre le corps assiégeant, pour détruire ses travaux, et le contraindre à lever le siége. Il aurait fallu pour cela beaucoup plus de dix mille hommes, et surtout qu'ils fussent très-habilement conduits.

Un corps de troupes légères et de cavalerie, marche sur Dantzig par le Nehrung.

Un corps prussien et russe, composé en grande partie de cavalerie, sous la conduite du colonel Bulow, dut traverser dans des chaloupes la passe de Pillau, aborder à la pointe du Nehrung, et cheminer sur cet étroit banc de sable, pendant les vingt lieues qui séparent Pillau de Dantzig. Un corps d'infanterie russe est embarqué à Pillau, et envoyé par mer à Weichselmünde. Huit mille hommes, pour la plupart Russes, furent embarqués à Pillau sur des bâtiments de transport, et escortés par des vaisseaux de guerre anglais jusqu'au fort de Weichselmünde. Ils étaient sous les ordres du général Kamenski, le fils de ce vieux général, qui avait un instant commandé l'armée russe, au début de la campagne d'hiver. Arrivés le 12 mai à l'embouchure de la Vistule, ils furent débarqués sur les jetées extérieures, sous la protection du canon de Weichselmünde. Pendant ce même temps, des démonstrations avaient lieu contre tous nos quartiers d'hiver. On simulait devant Masséna un passage du Bug, comme si on avait voulu agir à l'autre extrémité du théâtre de la guerre. On faisait circuler beaucoup de patrouilles en face de nos cantonnements de la Passarge. Enfin le corps destiné à parcourir le Nehrung se portait rapidement sur les postes détachés que nous avions à l'extrémité de ce banc de sable, et les obligeait à se replier.

Inquiétudes du maréchal Lefebvre en apprenant la tentative des Russes pour secourir Dantzig.

Le rassemblement à Pillau des deux corps, qui devaient, par des voies diverses, aller au secours de Dantzig, avait été signalé. Des bruits sortis de la place assiégée avaient confirmé les nouvelles de Pillau, et c'était assez pour jeter le maréchal Lefebvre dans les plus vives anxiétés. Il s'était hâté, sans même recourir à l'Empereur, d'appeler à lui le général Oudinot, qui se trouvait dans l'île de Nogath avec la division des grenadiers, laquelle devait faire partie du corps de réserve destiné au maréchal Lannes. Il avait en même temps écrit de tous côtés, pour demander du secours aux chefs de troupes placés dans son voisinage.

Mais Napoléon, à qui vingt-quatre heures suffisaient pour expédier un courrier de Finkenstein à Dantzig, avait d'avance pourvu à tout. Il réprimanda le maréchal Lefebvre, du reste avec douceur, pour cette manière d'agir. Il le rassura par la nouvelle de prompts secours, lesquels préparés de longue main, ne pouvaient manquer d'arriver à temps. Napoléon était peu ému des puériles démonstrations faites sur sa droite, car il savait trop bien discerner à la guerre la feinte des projets réels, pour qu'il fût possible de l'abuser. Il avait d'ailleurs bientôt appris d'une manière certaine, qu'on se bornerait à diriger sur Dantzig un gros détachement, soit par le Nehrung, soit par la mer, et il avait proportionné ses précautions à la gravité du danger.

Renforts envoyés au maréchal Lefebvre.

Le maréchal Mortier, devenu entièrement disponible, par la conclusion définitive de l'armistice avec les Suédois, avait reçu l'ordre de hâter sa marche, et de se faire précéder à Dantzig par une portion de ses troupes. En conséquence de cet ordre, le 72e de ligne venait d'arriver au camp du maréchal Lefebvre, au moment des plus grandes agitations de celui-ci. La réserve du maréchal Lannes, préparée dans l'île de Nogath, commençait à se former, et, en attendant, la belle division des grenadiers Oudinot, qui en était le noyau, avait été placée entre Marienbourg et Dirschau, à deux ou trois marches de Dantzig. Le 3e de ligne, tiré de Braunau, et fort de 3,400 hommes, stationnait aussi dans l'île de Nogath. Les ressources étaient donc très-suffisantes. Napoléon ordonna à l'une des brigades du général Oudinot de se porter à Furstenwerder, d'y jeter un pont, et de se tenir prête à passer le bras de la Vistule, qui sépare l'île de Nogath du Nehrung. (Voir la carte no 38.) La cavalerie étant répandue surtout dans les pâturages de la basse Vistule, aux environs d'Elbing, il ordonna au général Beaumont de prendre un millier de dragons, de se porter à Furstenwerder, de laisser filer le corps ennemi qui cheminait sur le Nehrung, de le couper lorsqu'il aurait dépassé Furstenwerder, et de lui faire le plus de prisonniers qu'il pourrait. Enfin il enjoignit au maréchal Lannes de marcher avec les grenadiers Oudinot sur Dantzig, de n'y point fatiguer ses troupes en les employant aux travaux de siége, mais de les tenir en réserve pour les précipiter sur les Russes, dès qu'ils essayeraient de prendre terre aux environs de Weichselmünde.

Ces dispositions prescrites à temps, grâce à une prévoyance qui faisait tout à propos, amenèrent autour de Dantzig plus de troupes qu'il n'en fallait pour conjurer le péril. Débarquement des troupes russes à Weichselmünde le 12 mai. Les Russes avaient commencé à débarquer le 12 mai. Des hauteurs sablonneuses que nous occupions, on les voyait distinctement sur les jetées du fort de Weichselmünde. Ils ne furent entièrement débarqués et réunis en avant de Weichselmünde, que le 14 au soir. Des avis réitérés, adressés dans l'intervalle au maréchal Lannes, lui firent hâter sa marche, et, le 14, il arrivait sous les murs de Dantzig avec les grenadiers Oudinot, moins les deux bataillons laissés à Furstenwerder. Le 72e était déjà au camp. Le maréchal Mortier avec le reste de son corps se trouvait à une marche en arrière.

Le maréchal Lefebvre, rassuré par ces renforts, avait envoyé au général Gardanne, qui commandait le camp de la basse Vistule dans le Nehrung, le régiment de la garde municipale de Paris, et attendait, avant de lui expédier de nouveaux secours, que le dessein des Russes fût clairement dévoilé, car ils pouvaient déboucher du fort de Weichselmünde, ou sur la rive droite, pour attaquer le camp du général Gardanne, ou sur la rive gauche, pour attaquer le quartier général.

Vains efforts des Russes pour débloquer Dantzig, et brillant combat du 15 mai.

Le 15 mai, à trois heures du matin, les Russes sortirent, au nombre de 7 à 8 mille hommes, du fort de Weichselmünde, et marchèrent à l'attaque de nos positions du Nehrung. (Voir la carte no 41.) Ces positions commençaient à la pointe de l'île de Holm, là même où le canal de Laake se réunit à la Vistule, s'étendaient sous forme d'épaulement palissadé jusqu'au bois qui couvre cette partie du Nehrung, étaient protégées en cet endroit par de nombreux abatis, et finissaient à des dunes de sable le long de la mer. Le général Schramm, passé sous les ordres du général Gardanne, défendait cette ligne avec un bataillon du 2e léger, un détachement du régiment de la garde de Paris, un bataillon saxon, une partie du 19e de chasseurs, et quelques Polonais à cheval sous le capitaine Sokolniki, qu'on a déjà vu se distinguer à ce siége. Le général Gardanne se tenait en arrière avec le reste de ses forces, soit pour venir au secours des troupes qui défendaient les retranchements, soit pour parer à une sortie de la place. Le maréchal Lefebvre, en apercevant des hauteurs du Zigankenberg le mouvement des Russes, lui avait envoyé, dès le matin, un bataillon du 12e léger. Un peu après, le maréchal Lannes était parti lui-même avec quatre bataillons de la division d'Oudinot, et avait cheminé sur les digues qui traversaient le pays plat situé à notre droite, le génie n'ayant pas encore pu établir un pont vers notre gauche, pour communiquer directement avec le camp du Nehrung par la basse Vistule.

Les Russes s'avancèrent en trois colonnes, l'une dirigée le long de la Vistule en face de nos redoutes, la seconde contre le bois et les abatis qui en garantissaient l'accès, la troisième composée de cavalerie destinée à longer la mer. Une quatrième était restée en réserve, pour porter secours à celle des trois qui faiblirait. Les corvettes anglaises, arrivées en même temps, devaient pour leur part remonter la Vistule, détruire les ponts dont on supposait l'existence, prendre nos ouvrages à revers, et seconder le mouvement des Russes par le feu de 60 pièces de gros calibre. Mais le vent ne favorisa pas cette disposition, et les corvettes demeurèrent forcément à l'embouchure de la Vistule.

Les colonnes russes marchèrent avec vigueur à l'attaque de nos positions. Nos soldats placés derrière des retranchements en terre, les attendirent avec sang-froid, et les fusillèrent de très-près. Les Russes n'en furent pas ébranlés, s'approchèrent jusqu'au pied des redoutes, mais ne purent les franchir. À chaque tentative repoussée, nos soldats sautaient par-dessus les retranchements, et poursuivaient les Russes à la baïonnette. La colonne qui s'était dirigée sur les abatis, ayant un obstacle moins solide à vaincre, essaya de pénétrer dans le bois, et de s'y établir. Elle fut arrêtée comme la première, mais elle revint à la charge, et engagea une suite de combats corps à corps avec nos troupes. La lutte sur ce point fut longue et opiniâtre. La colonne de cavalerie, chargée de longer la mer, resta en observation devant nos détachements de cavalerie, sans faire aucun mouvement sérieux. L'action durait depuis plusieurs heures, et nos troupes employées à la défense des ouvrages, ne comptant pas plus de 2,000 hommes, en face de 7 à 8 mille, car le général Gardanne était obligé de veiller avec le reste sur les débouchés de la place, nos troupes étaient épuisées, et elles auraient fini par succomber sous ces attaques réitérées, si un bataillon de la garde de Paris, envoyé par le général Gardanne, et le bataillon du 12e léger parti du quartier général, ne leur eussent apporté un secours décisif. Ces braves bataillons dirigés par le général Schramm se jetèrent sur les Russes et les repoussèrent. Tout le monde, ranimé par cet exemple, s'élança sur eux, et on les ramena jusqu'aux glacis du fort de Weichselmünde.

Cependant le général Kamenski avait ordre de faire les plus grands efforts pour secourir Dantzig. Il ne voulut donc pas se renfermer dans le fort, sans avoir essayé une dernière tentative. Il joignit aux troupes qui venaient de combattre la réserve qui n'avait pas encore donné, et s'avança de nouveau sur nos retranchements, si vivement, si infructueusement attaqués. Mais il était trop tard. Le maréchal Lannes et le général Oudinot avaient amené au général Schramm le renfort de quatre bataillons de grenadiers. Il leur suffit d'un seul de ces quatre bataillons pour mettre fin au combat. Le général Oudinot, à la tête de ce bataillon, ralliant autour de lui la masse de nos troupes, puis les ramenant en avant, culbuta les Russes, et encore une fois les poussa la baïonnette dans les reins jusque sur les glacis du fort de Weichselmünde, où il les contraignit à se renfermer définitivement. Cette action devait être et fut la dernière.

Les Russes laissèrent deux mille hommes sur le champ de bataille, la plupart morts ou blessés, quelques-uns prisonniers. Notre perte à nous fut de 300 hommes hors de combat. Le général Oudinot eut un cheval tué par un boulet, qui, passant entre lui et le maréchal Lannes, faillit tuer ce dernier. Le moment n'était pas encore arrivé où l'illustre maréchal devait succomber à tant d'exploits répétés! La destinée, avant de le frapper, lui réservait encore de brillantes journées.

Tentatives des corvettes anglaises pour forcer la Vistule, et jeter des munitions dans la place.

Dès lors, le maréchal Lefebvre ne pouvait plus conserver d'inquiétudes, ni le maréchal Kalkreuth d'espérances. Cependant les commandants des corvettes envoyées d'Angleterre pour secourir Dantzig tenaient à exécuter leurs instructions. La place ayant surtout besoin de munitions, le capitaine de la Dauntless voulut profiter d'une forte brise du nord pour remonter la Vistule. Mais à peine avait-il dépassé le fort de Weichselmünde et approché de nos redoutes, qu'il fut assailli par un feu violent d'artillerie. Les troupes sortirent des retranchements, et, joignant le feu de la mousqueterie à celui du canon, mirent la corvette anglaise dans un tel état, que bientôt elle fut réduite à l'impossibilité de gouverner. L'une de ces corvettes est prise. Elle vint échouer sur un banc de sable, où elle fut obligée d'amener son pavillon. Elle contenait une grande quantité de poudre et des dépêches pour le maréchal Kalkreuth.

Difficultés des derniers travaux d'approche.

La place restait donc absolument abandonnée à elle-même. Malheureusement les opérations du siége devenaient à chaque instant plus difficiles. On était logé au bord du fossé; on avait entrepris déjà d'y descendre; mais la nature de ce sol, qui s'éboulait sans cesse, l'immense quantité d'artillerie dont disposait l'ennemi, et qui lui permettait d'accabler nos tranchées de ses bombes, rendaient les travaux aussi lents que périlleux. Descente du fossé. Il fallait cependant, quoi qu'il pût en coûter, parvenir dans le fond du fossé, et aller, la hache à la main, couper une assez large rangée de palissades, pour ouvrir le chemin aux colonnes d'attaque. On commença donc à descendre dans le fossé en se servant de passages blindés, c'est-à-dire, en s'avançant sous des châssis couverts de terre et de fascines. Plusieurs fois les bombes de l'ennemi percèrent les blindages et écrasèrent les hommes qu'ils abritaient. Mais rien ne pouvait décourager nos troupes du génie. Sur six cents soldats de cette arme, près de trois cents avaient succombé. La moitié des officiers étaient morts ou blessés. Au nombre des obstacles qu'on avait à vaincre, se trouvait le blockhaus construit dans l'angle rentrant que la demi-lune formait avec le bastion. On résolut de faire sauter par la mine cet ouvrage qui résistait même au boulet. Une mine qui n'avait pas été poussée assez près du blockhaus éclata, le couvrit de terre, mais le rendit plus difficile encore à détruire. On s'établit alors sur l'entonnoir de la mine, on déblaya sous le feu de l'ennemi la terre qui entourait le blockhaus, auquel on mit le feu, et dont on finit ainsi par se délivrer.

Lorsqu'on fut parvenu au fond du fossé, plusieurs soldats du génie essayèrent d'aller, sous le feu même de la place, couper quelques palissades. Il leur fallut une demi-heure pour en détruire trois. Ainsi l'opération devait être des plus longues et des plus meurtrières. On était arrivé au 18 mai. Il y avait quarante-huit jours que la tranchée était ouverte. On n'avait aucun reproche à faire au corps du génie, qui se conduisait avec un dévouement admirable. Doutes élevés au dernier moment sur le choix du point d'attaque. Quelques détracteurs s'en prenaient des lenteurs du siége au général Chasseloup. Le général Kirgener, qui dirigeait en second les travaux, et qui avait conçu d'autres idées sur le choix du point d'attaque, ne cessait de répéter au maréchal Lefebvre, que le Hagelsberg avait été mal choisi, et que c'était là l'unique cause de tous les retards qu'on éprouvait. Il le répéta si souvent, que le maréchal Lefebvre, finissant par le croire, écrivit à l'Empereur le 18 mai, pour se plaindre du général Chasseloup, et pour attribuer la longue résistance de la place au mauvais choix du point d'attaque, disant que le Bischoffsberg eut présenté bien moins de difficultés.

Napoléon veut qu'on persiste dans le choix qu'on a fait du Hagelsberg, et met fin aux divagations du maréchal Lefebvre.

La plainte dans ce moment ne remédiait à rien, eût-elle été aussi fondée qu'elle l'était peu. Mais Napoléon, qui ne cessait de veiller au siége, ne fit pas attendre sa réponse.—Je vous croyais, écrivit-il au maréchal Lefebvre, plus de caractère et d'opinion. Est-ce à la fin d'un siége qu'il faut se laisser persuader par des inférieurs, que le point d'attaque est à changer, décourager ainsi l'armée, et déconsidérer son propre jugement? Le Hagelsberg est bien choisi. C'est par le Hagelsberg que Dantzig a toujours été attaqué. Donnez votre confiance à Chasseloup, qui est le plus habile, le plus expérimenté de vos ingénieurs; ne prenez conseil que de lui et de Lariboisière, et chassez tous les petits critiqueurs.—

Le maréchal Lefebvre fut donc obligé de persister dans le premier choix et d'attendre les effets lents, mais sûrs, d'un art qui lui était étranger. Les troupes du génie, se prodiguant, étaient parvenues d'un côté au fond du fossé de la demi-lune, et de l'autre au fond du fossé du bastion, forcées, vu l'espace étroit où elles agissaient, de travailler sous les bombes, et de défendre elles-mêmes les travaux contre les sorties de la place. Enfin, à la face du bastion de gauche, qu'on attaquait en même temps que la demi-lune, elles avaient, tantôt avec des feux de fascines, tantôt avec des sacs à poudre, tantôt aussi avec la hache, détruit les palissades, sur une largeur de quatre-vingt-dix pieds. Les troupes du génie ayant ouvert un passage de 90 pieds dans la rangée des palissades, l'assaut est résolu pour le 21 mai. C'était assez pour donner passage aux colonnes d'assaut. Ce moment était impatiemment attendu par les troupes. L'assaut fut résolu pour le 21 mai au soir. Plusieurs colonnes, au nombre de quatre mille hommes, furent amenées dans le fossé, conduites successivement au pied du talus en terre qui s'élevait derrière les palissades, afin qu'elles vissent d'avance l'ouvrage à escalader, et qu'elles apprissent la manière de le gravir. Remplies d'ardeur à cet aspect, elles demandaient à grands cris qu'on leur permît de s'élancer à l'assaut. Trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet des talus en terre, étaient prêtes à rouler sur les assaillants. Un brave soldat, dont l'histoire doit dire le nom, François Vallé, chasseur du 12e léger, qui avait plusieurs fois aidé les travailleurs du génie à arracher les palissades, offrit d'aller couper les cordes qui soutenaient ces poutres, afin d'en opérer la chute avant l'assaut. Il se saisit d'une hache, gravit les escarpes gazonnées, coupa les cordes, et ne fut atteint d'une balle qu'en terminant cet acte d'héroïsme. Ajoutons qu'il ne fut pas frappé mortellement.

Le maréchal Kalkreuth demande à capituler.

L'heure de l'assaut approchait enfin, lorsque tout à coup on apprit avec grand regret que le maréchal Kalkreuth demandait à capituler.

En effet, le colonel Lacoste s'était présenté en parlementaire, pour remettre au maréchal Kalkreuth les lettres à son adresse, qu'on avait trouvées sur la corvette anglaise, récemment prise. Il arrivait fort à propos pour offrir au lieutenant de Frédéric l'occasion honorable de proposer une capitulation, devenue nécessaire. Le maréchal lia conversation avec le colonel, reconnut la nécessité de se rendre, mais réclama pour la garnison de Dantzig les conditions que la garnison de Mayence avait obtenues autrefois de lui, c'est-à-dire la faculté de sortir sans être prisonnière de guerre, sans déposer les armes, et avec le seul engagement de ne pas servir contre la France avant une année. Le maréchal Lefebvre souscrivit à ces conditions, car il craignait fort de voir le siége se prolonger; mais il demanda le temps de consulter Napoléon. Celui-ci n'était pas si pressé, car il tenait les Russes en respect sur la Passarge, et il aurait volontiers sacrifié quelques jours de plus, pour faire un corps d'armée prisonnier, ne comptant guère sur l'engagement que prenaient les troupes ennemies de ne pas servir avant une année. Il exprima donc un certain regret, mais consentit à la capitulation proposée, en ordonnant au maréchal Lefebvre de dire à M. de Kalkreuth, que c'était par considération pour lui, pour son âge, pour ses glorieux services, et pour sa manière courtoise de traiter les Français, qu'on accordait de si belles conditions. La capitulation fut signée et exécutée le 26.

Le 26 mai, au matin, le maréchal Lefebvre fait sont entrée dans la place de Dantzig.

Le 26 au matin, le maréchal Lefebvre entra dans la place. Il avait offert au maréchal Lannes, au maréchal Mortier, arrivés depuis quelques jours, d'y entrer avec lui; mais ceux-ci ne voulurent pas lui disputer un honneur qui lui appartenait, et qu'il avait mérité sinon par son savoir, au moins par sa bravoure, et par sa constance à vivre deux mois dans ces formidables tranchées. Il fit donc son entrée à la tête d'un détachement de toutes les troupes qui avaient concouru au siége. Celles du génie marchaient naturellement les premières. Cette distinction leur était due à tous les titres, car, sur 600 hommes du génie, la moitié environ avait été mise hors de combat. Aussi Napoléon publia-t-il immédiatement l'ordre du jour suivant:

«Finkenstein, 26 mai 1807.

»La place de Dantzig a capitulé, et nos troupes y sont entrées aujourd'hui à midi.

»Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes. Les sapeurs se sont couverts de gloire.»

Causes de la longue résistance de Dantzig.

Ce siége mémorable avait été long, puisque la place avait résisté à cinquante et un jours de tranchée ouverte. Beaucoup de causes contribuèrent à la longueur de cette résistance. La configuration de la place, son vaste développement, la force de la garnison assiégée à peu près égale à l'armée assiégeante, la lente arrivée et l'insuffisance de la grosse artillerie, qui permit à l'ennemi de réserver son feu pour le moment des dernières approches, le petit nombre de bons travailleurs proportionné au petit nombre de bonnes troupes, la nature du sol, s'éboulant sans cesse sous les projectiles, les propriétés défensives du bois, qu'on ne pouvait battre en brèche, et qu'il fallait arracher la pioche ou la hache à la main, enfin une saison affreuse, variable comme l'équinoxe, passant de la gelée à des pluies torrentueuses, toutes ces causes, disons-nous, contribuèrent à prolonger ce siége, qui fut également honorable pour les assiégés et pour les assiégeants. Le maréchal Kalkreuth ne ramena de sa forte garnison que bien peu de soldats. De 18,320 hommes, 7,120 seulement sortirent de Dantzig[30]. Il y avait eu 2,700 morts, 3,400 blessés, 800 prisonniers, 4,300 déserteurs. Le vieil élève de Frédéric s'était montré digne en cette circonstance de la grande école de guerre dans laquelle il avait été nourri.

Le maréchal Lefebvre par sa bravoure, le général Chasseloup par son savoir, Napoléon par sa vaste prévoyance, les troupes du génie par un incroyable dévouement, avaient procuré à l'armée cette importante conquête. Quoique la grosse artillerie eût manqué, c'était un vrai miracle, à cette prodigieuse distance du Rhin, dans cette saison, d'avoir pu tirer de la Silésie, de la Prusse, de la haute Pologne, le matériel nécessaire pour un aussi grand siége. Il eût été facile sans doute à Napoléon, en détachant de la Passarge ou de la Vistule l'un de ses corps d'armée, de terminer beaucoup plus vite la résistance de Dantzig. Mais il n'aurait obtenu cette accélération qu'au prix d'une grave imprudence, car, selon toutes les probabilités, Napoléon devait être, pendant le siége, attaqué par les armées russe et prussienne, et, s'il l'avait été, les vingt mille hommes détachés vers Dantzig, l'auraient grandement affaibli. On ne saurait donc trop admirer l'art avec lequel il choisit cette position de la Passarge, d'où il couvrait à la fois le siége de Dantzig, et faisait face aux armées coalisées qui pouvaient à chaque instant se présenter, l'art surtout avec lequel il profita tantôt des régiments en marche, tantôt des troupes revenant de Stralsund, tantôt de la réserve d'infanterie préparée sur la basse Vistule, pour entretenir autour de Dantzig une force suffisante aux opérations du siége, l'art enfin avec lequel il sut attendre un résultat, qu'il aurait compromis en essayant de le hâter, et qu'il n'aurait eu d'ailleurs aucun intérêt à devancer, car, ne voulant agir offensivement qu'en juin, il importait peu de n'achever qu'en mai la conquête de Dantzig.

La reddition du fort de Weichselmünde suit celle de Dantzig.

Ce n'était pas tout que d'avoir pris Dantzig, il fallait occuper l'embouchure de la Vistule et les abords de la mer, c'est-à-dire le fort de Weichselmünde, qui, bien défendu, aurait exigé une attaque en règle, et entraîné une grande perte de temps. Mais l'effet moral de la conquête de Dantzig nous valut la reddition du fort de Weichselmünde, quarante-huit heures après. La moitié de la garnison ayant déserté, l'autre moitié livra le fort, en demandant à capituler aux mêmes conditions que la garnison de Dantzig. La route du Nehrung jusqu'à Pillau leur servit aux uns et aux autres pour retourner à Kœnigsberg. Outre l'avantage de s'assurer une base d'opération inébranlable sur la Vistule, Napoléon acquérait dans la ville de Dantzig des approvisionnements immenses. Dantzig contenait, avec de grandes richesses, 300 mille quintaux de grain, et surtout plusieurs millions de bouteilles de vin de la meilleure qualité, ce qui allait être pour l'armée, dans ces sombres climats, un sujet de joie et une source de santé. Napoléon charge son aide-de-camp Rapp du commandement de Dantzig. Napoléon envoya tout de suite son aide-de-camp Rapp, sur le dévouement duquel il comptait, pour prendre le commandement de Dantzig, et empêcher les détournements de valeurs. Napoléon fait un voyage à Dantzig, et en tire pour l'armée française une grande quantité de blé et de vin. Il le suivit immédiatement lui-même, et vint passer deux jours à Dantzig, voulant juger par ses propres yeux de l'importance de cette place, des travaux qu'il fallait y ajouter pour la rendre imprenable, des ressources enfin qu'on en pouvait tirer pour l'entretien de l'armée.

Il fit transporter sur-le-champ 18 mille quintaux de blé à Elbing, pour approvisionner les magasins épuisés de cette ville, qui avait déjà fourni 80 mille quintaux de grain. Il expédia un million de bouteilles de vin pour les quartiers de la Passarge. Il vit tous les travaux du siége, approuva ce qui avait été fait, loua beaucoup le général Chasseloup et l'attaque par le Hagelsberg, distribua d'éclatantes récompenses aux officiers de l'armée, et se promit de les dédommager bientôt par des dons magnifiques de tout le butin qu'il leur avait sagement et noblement interdit, en confiant au général Rapp le gouvernement de Dantzig. Il résolut de nommer le maréchal Lefebvre duc de Dantzig, et d'ajouter à ce titre une superbe dotation. Il écrivit à M. Mollien, pour lui prescrire d'acheter sur le trésor de l'armée une terre avec un château, qui rapportât cent mille livres de revenu net, et qui formât l'apanage du nouveau duc. Il recommanda en outre à M. Mollien d'acheter une vingtaine de châteaux, ayant appartenu à d'anciennes familles, et autant que possible situés dans l'Ouest, afin d'en faire présent aux généraux qui lui prodiguaient leur sang, s'appliquant ainsi à renouveler l'aristocratie de la France, comme il renouvelait les dynasties de l'Europe, par les coups de son épée, devenue dans ses mains une sorte de baguette magique, de laquelle s'échappaient la gloire, les richesses et les couronnes.

Il donna les ordres nécessaires pour qu'on relevât tout de suite les ouvrages de Dantzig. Il y plaça comme garnison les 44e et 19e de ligne, qui avaient beaucoup souffert pendant le siége. Il voulut qu'on y réunît tous les régiments provisoires qui n'auraient pas le temps d'arriver à l'armée avant la reprise des opérations offensives. Il assigna à la légion du Nord, dont le dévouement et les fatigues avaient été extrêmes, dont la fidélité n'était pas douteuse, la garde du fort de Weichselmünde. Il fit distribuer une partie des troupes allemandes dans le Nehrung. Il prescrivit aux Saxons, qui étaient bons soldats, mais qui avaient besoin de servir dans nos rangs pour s'attacher à nous, de rejoindre le corps de Lannes, déjà revenu sur la Vistule, et aux Polonais, qu'il désirait aguerrir, de rejoindre le corps de Mortier, destiné également à se transporter sur la Vistule. Les Italiens furent laissés au blocus de Colberg, le reste des Polonais au blocus de la petite citadelle de Graudentz, points de peu d'importance, que nous avions encore à prendre.

Suites de la proposition de médiation faite par l'Autriche.

Napoléon, de retour à Finkenstein, disposa toutes choses pour recommencer les opérations offensives dès les premiers jours du mois de juin. Les négociations astucieuses de l'Autriche n'avaient abouti qu'à rendre inévitable une solution par les armes. L'offre de médiation faite par cette cour, acceptée avec défiance et regret, mais avec bonne grâce par Napoléon, avait été reportée sur-le-champ à l'Angleterre, à la Prusse, à la Russie. Le nouveau cabinet anglais accepte la médiation autrichienne. Le nouveau cabinet anglais, quoique sa politique fût loin d'incliner à la paix, ne pouvait à son début afficher une préférence trop marquée pour la guerre. M. Canning répondit, en qualité de ministre des affaires étrangères, que la Grande-Bretagne acceptait volontiers la médiation de l'Autriche, et qu'elle suivrait dans cette négociation l'exemple des cours alliées, la Prusse et la Russie.

La réponse de cette dernière fut la moins amicale des trois. L'empereur Alexandre s'était transporté au quartier général de son armée, à Bartenstein, sur l'Alle. Il y avait été rejoint par le roi de Prusse, venu de Kœnigsberg pour s'aboucher avec lui. La garde impériale, récemment partie de Saint-Pétersbourg, de nombreuses recrues tirées des provinces les plus reculées de l'empire, avaient procuré à l'armée russe un renfort de 30 mille hommes, et réparé les pertes de Pultusk et d'Eylau. Les exagérations ridicules du général Benningsen, poussées au delà de tout ce que permet le désir de relever le moral de ses soldats, de son pays, de son souverain, avaient trompé le jeune czar. Il croyait presque avoir été vainqueur à Eylau, et il était porté à tenter de nouveau le sort des armes. Le roi de Prusse, au contraire, que des relations particulières avec Napoléon, entretenues par l'intermédiaire de Duroc, avaient éclairé sur les dispositions un peu améliorées du vainqueur d'Iéna, paraissait enclin à traiter, à condition qu'on lui rendrait la plus grande partie de son royaume. Il ne se faisait guère illusion sur les succès obtenus par la coalition. Il avait vu la principale place de ses États conquise par les Français, en face de l'armée russe, réduite à l'impuissance de s'y opposer, et il ne pouvait se persuader qu'on fût bientôt en mesure de ramener Napoléon sur la Vistule et l'Oder[31]. Il opina donc pour la paix. Le roi de Prusse opine pour l'acceptation de la médiation; l'empereur Alexandre opine pour la continuation de la guerre. Mais l'empereur Alexandre, infatué de ses prétendus avantages, auxquels la prise de Dantzig donnait cependant un éclatant démenti, affirma au roi Frédéric-Guillaume qu'on lui restituerait avant peu son patrimoine tout entier, sans qu'il perdît une seule province, qu'on rétablirait de plus l'indépendance de l'Allemagne; qu'il suffisait pour cela de gagner une seule bataille, qu'avec une bataille gagnée on déciderait l'Autriche, et qu'on assurerait ainsi la perte de Napoléon et l'affranchissement de l'Europe. Frédéric-Guillaume se laissa donc entraîner par de nouvelles suggestions, assez semblables à celles qui l'avaient déjà séduit à Potsdam, et la médiation de l'Autriche fut refusée en réalité, quoique acceptée en apparence. La médiation de l'Autriche éludée par la Prusse et la Russie. On répondit qu'on serait charmé de voir la paix rendue à l'Europe, et rendue par les soins officieux de l'Autriche, mais qu'on voulait savoir auparavant sur quelles bases Napoléon entendait traiter avec les puissances alliées. Cette réponse évasive ne permettait aucun doute sur la continuation de la guerre, et elle causa un grand déplaisir à l'Autriche, qui perdait ainsi le moyen d'entrer dans la querelle pour la terminer à son gré, soit par le concours de ses armes, si Napoléon essuyait des revers, soit par une paix dont elle serait l'arbitre, s'il continuait à être heureux. Néanmoins elle ne voulut point abandonner la médiation, de manière à paraître battue; elle communiqua les réponses qu'elle avait reçues à Napoléon, et lui demanda d'éclaircir les doutes qui semblaient empêcher les puissances belligérantes d'ouvrir les négociations. C'est M. de Vincent qui fut chargé de la suite de ces pourparlers. Il ne put le faire que par écrit, car, tandis qu'il était resté à Varsovie, M. de Talleyrand avait rejoint Napoléon à Finkenstein.

Ce dénoûment satisfit Napoléon, qui avait vu la médiation de l'Autriche avec beaucoup de crainte. Persistant toutefois à ne pas assumer sur lui-même le refus de la paix, il répondit qu'il était prêt à entrer dans la voie des concessions, moyennant que l'on accordât à ses alliés, l'Espagne, la Hollande, la Porte, des restitutions équivalentes à celles qu'il était disposé à faire. Il ajouta qu'on n'avait qu'à désigner un lieu pour y rassembler un congrès, et qu'il y enverrait des plénipotentiaires sans aucun retard.

Mais la médiation était manquée, car il fallait plusieurs mois pour amener de tels pourparlers à une fin quelconque, et, en quelques jours de beau temps, il espérait avoir terminé la guerre.

Résolutions des souverains de Prusse et de Russie, réunis à Bartenstein, pour continuer la guerre.

Tout était prêt, en effet, des deux côtés, pour reprendre les hostilités avec la plus grande énergie. Les deux souverains, réunis à Bartenstein, avaient contracté l'un envers l'autre les plus solennels engagements, et s'étaient promis de ne déposer les armes que lorsque la cause de l'Europe serait vengée et les États prussiens restitués en entier. Convention de Bartenstein. Ils avaient signé à Bartenstein une convention par laquelle ils s'obligeaient à n'agir que de concert, à ne traiter avec l'ennemi que du consentement commun. Le but assigné à leurs efforts était non pas, disaient-ils, l'abaissement de la France, mais l'affranchissement des puissances, grandes et petites, abaissées par la France. Ils allaient combattre pour faire évacuer l'Allemagne, la Hollande, l'Italie même, si l'Autriche se joignait à eux, pour rétablir, à défaut de l'ancienne confédération germanique, une nouvelle constitution fédérative, qui assurât l'indépendance de tous les États allemands, et une raisonnable influence de l'Autriche et de la Prusse sur l'Allemagne. Du reste, l'étendue des réparations projetées devait dépendre des succès de la coalition. D'autres conventions avaient été signées, tant avec la Suède qu'avec l'Angleterre. Celle-ci, plus intéressée à la guerre que personne, et jusqu'ici profitant des efforts des puissances sans en faire aucun, avait promis des subsides et des troupes de débarquement. Son avarice, lorsqu'il s'agissait de subsides, avait indisposé le roi de Suède, au point de dégoûter ce prince de la croisade qu'il avait toujours rêvée contre la France. Cependant, la Russie aidant, on avait arraché à l'Angleterre un million sterling pour la Prusse, une allocation annuelle pour les Suédois employés en Poméranie, et l'engagement d'envoyer un corps de 20 mille Anglais à Stralsund. La Prusse avait promis, de son côté, d'envoyer 8 à 10 mille Prussiens à Stralsund, lesquels, joints aux 20 mille Anglais et à 15 mille Suédois, devaient former sur les derrières de Napoléon une armée respectable, et d'autant plus à craindre pour lui, qu'elle se couvrirait du voile de l'armistice signé avec le maréchal Mortier.

L'Autriche refuse d'adhérer à la convention de Bartenstein.

Ces conventions, communiquées à l'Autriche, ne l'entraînèrent pas. D'ailleurs la prise de Dantzig, qui attestait l'impuissance des Russes, suffisait, avec tout ce qu'on connaissait à Vienne de la situation relative des armées belligérantes, pour enchaîner cette cour à son système de politique expectante.

État de l'armée russe au moment de la reprise des opérations.

Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient donc réduits à lutter contre les Français avec les débris des forces prussiennes, qui consistaient en une trentaine de mille hommes, pour la plupart prisonniers échappés de nos mains, avec l'armée russe recrutée, avec les Suédois, et un corps anglais promis en Poméranie. Les soldats du général Benningsen étaient toujours dans une cruelle pénurie, et, tandis que Napoléon savait tirer d'un pays ennemi les plus abondantes ressources, l'administration russe ne savait pas, au milieu d'un pays ami, avec des moyens de navigation considérables, trouver de quoi apaiser la faim dévorante de son armée. Cette malheureuse armée souffrait, se plaignait, mais, en voyant son jeune souverain à Bartenstein, elle mêlait à ses cris de douleur des cris d'amour, et le trompait en lui promettant par ses acclamations plus qu'elle ne pouvait faire pour la politique et pour la gloire de l'empire moscovite. Quoique ignorante, elle jugeait assez bien l'inutilité de cette guerre, mais elle demandait à marcher en avant, ne fût-ce que pour conquérir des vivres. Aussi les deux souverains, en se rendant l'un à Tilsit, l'autre à Kœnigsberg, où ils allaient attendre le résultat de la campagne, avaient laissé à leurs généraux l'ordre de prendre l'offensive le plus tôt possible.

Camp retranché d'Heilsberg.

Le général Benningsen s'était posté sur le cours supérieur de l'Alle, à Heilsberg (voir la carte no 38), où il avait, à l'imitation de Napoléon, créé un camp retranché, formé quelques magasins très-mal approvisionnés, et préparé son terrain pour livrer une bataille défensive, si Napoléon entrait le premier en action. Il pouvait réunir sous sa main environ 100 mille hommes. Indépendamment de cette masse principale, il avait à sa gauche un corps de 18 mille hommes sur la Narew, placé d'abord sous le commandement du général Essen, et depuis sous celui du général Tolstoy. Il avait à sa droite environ 20 mille hommes, qui se composaient de la division Kamenski, revenue de Weichselmünde, et du corps prussien de Lestocq. Il avait enfin quelques dépôts à Kœnigsberg, ce qui faisait en tout 140 mille hommes, répandus depuis Varsovie jusqu'à Kœnigsberg, dont 100 mille rassemblés sur l'Alle, vis-à-vis de nos cantonnements de la Passarge. Le général Labanoff amenait, en troupes tirées de l'intérieur de l'empire, un renfort de 30 mille hommes. Mais ces troupes ne devaient être rendues sur le théâtre de la guerre qu'après la reprise des opérations.

Quoique cette armée pût se présenter avec confiance devant tout ennemi, quel qu'il fût, elle ne pouvait combattre avec chance de succès contre l'armée française d'Austerlitz et d'Iéna, à laquelle d'ailleurs elle était devenue singulièrement inférieure en nombre, depuis que Napoléon avait eu le temps d'extraire de France et d'Italie les nouvelles forces dont on a lu précédemment la longue énumération.

État de l'armée française à la fin de mai.

Napoléon venait, en effet, de recueillir le fruit de ses soins incessants et de son admirable prévoyance. Son armée, reposée, nourrie, recrutée, était en mesure de faire face à tous ses ennemis, ou déjà déclarés, ou prêts à se déclarer au premier événement. Armée du maréchal Brune destinée à garder l'Allemagne. Sur ses derrières, le maréchal Brune, avec 15 mille Hollandais réunis dans les villes anséatiques, avec 14 mille Espagnols partis de Livourne, de Perpignan, de Bayonne, et en marche vers l'Elbe, avec les 15 mille Wurtembergeois employés récemment à conquérir les places de la Silésie, avec les 16 mille Français des divisions Boudet et Molitor, actuellement arrivés en Allemagne, avec 10 mille hommes des bataillons de garnison, occupant Hameln, Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin, avec le nouveau contingent demandé à la confédération du Rhin, le maréchal Brune avait une armée d'environ 80 mille hommes. Cette armée, au besoin, pouvait être renforcée de 25 mille vieux soldats tirés des côtes de France, ce qui l'aurait portée à 100 ou 110 mille hommes.

Les troupes françaises fatiguées, les troupes alliées sur lesquelles on comptait le moins, gardaient Dantzig, ou continuaient le blocus de Colberg et de Graudentz. Corps des maréchaux Mortier et Lannes. Deux nouveaux corps compensaient sur la Vistule la dissolution du corps d'Augereau, c'étaient, comme on l'a vu, celui du maréchal Mortier et celui du maréchal Lannes. Le corps du maréchal Mortier se composait du 4e léger, des 15e, 58e de ligne, du régiment municipal de Paris, formant la division Dupas, et d'une partie des régiments polonais de nouvelle création. Le corps de Lannes se composait des fameux grenadiers et voltigeurs Oudinot, des 2e et 12e légers, des 3e et 72e de ligne, formant la division Verdier. Les Saxons devaient constituer la troisième division du corps de Lannes. Ces deux corps se trouvaient sur les divers bras de la basse Vistule, l'un à Dirschau, l'autre à Marienbourg; celui de Mortier pouvait fournir 11 ou 12 mille hommes présents au feu, celui de Lannes 15 mille. Leur effectif nominal était bien plus considérable.

Au delà de la Vistule, et en face de l'ennemi, Napoléon possédait cinq corps, outre la garde et la réserve de cavalerie.

Corps de Masséna sur la Narew.

Masséna occupant à la fois la Narew et l'Omuleff, ayant sa droite près de Varsovie, son centre à Ostrolenka, sa gauche à Neidenbourg, gardait l'extrémité de notre ligne avec 36 mille hommes, dont 24 mille étaient prêts à combattre. Dans ce nombre figuraient 6 mille Bavarois.

Un corps de Polonais récemment levé, celui de Zayonschek, fort de 5 à 6 mille hommes, en grande partie cavalerie, appartenant nominalement au corps de Mortier, remplissait l'intervalle entre Masséna et les cantonnements de la Passarge, et faisait des patrouilles continuelles soit dans les forêts, soit dans les marécages du pays.

Corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, sur la Passarge.

Enfin venaient les anciens corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, cantonnés tous les quatre derrière la Passarge.

Nous avons déjà décrit la Passarge et l'Alle, naissant l'une près de l'autre, des nombreux lacs de la contrée, mais la première coulant à notre gauche perpendiculairement à la mer, la seconde droit devant nous, perpendiculairement à la Prégel, formant ainsi toutes deux un angle, dont nous occupions un côté et les Russes l'autre. Chacune des deux armées était rangée d'une manière différente sur les côtés de cet angle. Nous bordions la Passarge dans sa longueur, qui est d'une vingtaine de lieues, depuis Hohenstein jusqu'à Braunsberg. Les Russes au contraire, pour nous faire face, étaient concentrés sur le cours supérieur de l'Alle, près d'Heilsberg.

Le maréchal Ney, établi au sommet de cet angle peu régulier, comme tous ceux que trace la nature, tenait à la fois l'Alle et la Passarge, par Guttstadt et par Deppen, avec un corps de 25 mille hommes, fournissant 17 mille combattants, troupe incomparable, et digne de son chef. À la même hauteur, mais un peu en arrière, le maréchal Davout était comme le maréchal Ney, entre l'Alle et la Passarge, entre Allenstein et Hohenstein, flanquant le maréchal Ney, et empêchant qu'on ne tournât l'armée, et qu'on ne vînt par Osterode s'ouvrir une issue vers la Vistule. Son corps, modèle de discipline et de tenue, fait à l'image de celui qui le commandait, pouvait, sur 40 mille hommes, en mettre 30 mille en bataille. C'était celui des maréchaux dont les troupes présentaient toujours le plus d'hommes propres à combattre, grâce à sa vigilance et à sa vigueur. Le maréchal Soult, placé à la gauche du maréchal Ney, gardait à Liebstadt le milieu du cours de la Passarge, ayant des postes retranchés aux ponts de Pittehnen et de Lomitten. Il avait 43 mille hommes à l'effectif, et 30 à 31 mille présents sous les armes. Le maréchal Bernadotte défendait la basse Passarge, de Spanden à Braunsberg, avec 36 mille hommes, dont 24 mille prêts à marcher. La belle division Dupont occupait Braunsberg et les bords de la mer, ou Frische-Haff.

Entre la Passarge et la Vistule, enfin, dans une région semée de lacs et de marécages, se trouvait le quartier général de Finkenstein, où Napoléon campait au milieu de sa garde, forte de 8 à 9 mille combattants sur un effectif de 12 mille hommes. Un peu plus en arrière et à gauche, dans les plaines d'Elbing, était répandue la cavalerie de Murat, comprenant toute la cavalerie de l'armée, sauf les hussards et chasseurs laissés à chaque corps, comme moyen de se garder. Sur 30 mille cavaliers, elle en offrait 20 mille prêts à monter à cheval.

Telles étaient les forces de Napoléon, du Rhin à la Passarge, de la Bohême à la Baltique; en troupes en marche ou déjà parvenues sur le théâtre de la guerre, en troupes gardant ses derrières ou prêtes à prendre l'offensive, en soldats valides, blessés ou malades, en Français ou alliés, il comptait plus de 400 mille hommes. Dissémination inévitable des grandes armées quand on opère à de grandes distances. Si on ne considère que ce qui allait entrer en action, si on néglige même le corps de Masséna, destiné à garder la Narew, on peut dire qu'il avait sous la main six corps, ceux des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, Lannes, Mortier, plus la cavalerie et la garde, lesquels composaient un effectif de 225 mille hommes[32], dont 160 mille combattants véritables. Telle est la difficulté de l'offensive! Plus on avance, plus la fatigue, la dissémination, la nécessité de se garder, diminuent la force des armées. Qu'on suppose ces 400 mille hommes ramenés sur le Rhin, non pas par une déroute, mais par un calcul de prudence, et chaque homme, sauf les malades, eût fourni un combattant. Sur la Vistule, au contraire, moins de la moitié pouvait combattre. Supposez deux cents lieues de plus, et le quart seul aurait pu se présenter devant l'ennemi. Et pourtant celui qui conduisait ces masses était le plus grand organisateur qui ait existé! Rendons grâce à la nature des choses, qui a voulu que l'attaque fût plus difficile que la défense!

Mais les 160 mille hommes que Napoléon avait à sa disposition, après avoir suffisamment couvert ses flancs et ses derrières, se trouvaient tous dans le rang. Si on avait appliqué la même manière de compter à l'armée russe, elle n'eût pas été de 140 mille hommes assurément. Les soldats de Napoléon étaient parfaitement reposés, abondamment nourris, vêtus convenablement pour la guerre, c'est-à-dire couverts et chaussés, bien pourvus d'armes et de munitions. État florissant de la cavalerie française, refaite dans les plaines d'Elbing. La cavalerie surtout, refaite dans les plaines de la basse Vistule, montée avec les plus beaux chevaux de l'Allemagne, ayant repris ses exercices depuis deux mois, offrait un aspect superbe. Napoléon, voulant la voir réunie tout entière dans une seule plaine, s'était transporté à Elbing pour la passer en revue. Dix-huit mille cavaliers, masse énorme, mue par un seul chef, le prince Murat, avaient manœuvré devant lui pendant toute une journée, et tellement ébloui sa vue, si habituée pourtant aux grandes armées, qu'écrivant une heure après à ses ministres, il n'avait pu s'empêcher de leur vanter le beau spectacle qui venait de frapper ses yeux dans les plaines d'Elbing.

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