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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20)

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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20)

Author: Adolphe Thiers

Release date: January 15, 2014 [eBook #44675]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, (VOL. 07 / 20) ***

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR M. A. THIERS

TOME SEPTIÈME

Emblème de l'éditeur.

PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1847

L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 15 juillet 1847.

PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.

HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.

LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

IÉNA.

Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse. — Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. — Moyens de défense préparés par Napoléon pour le cas d'une coalition générale. — Plan de campagne. — Napoléon quitte Paris et se rend à Wurzbourg. — La cour de Prusse se transporte aussi à l'armée. — Le roi, la reine, le prince Louis, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe. — Premières opérations militaires. — Combats de Schleitz et de Saalfeld. — Mort du prince Louis. — Désordre d'esprit dans l'état-major prussien. — Le duc de Brunswick prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant de la Saale. — Promptitude de Napoléon à occuper les défilés de la Saale. — Mémorables batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. — Déroute et désorganisation de l'armée prussienne. — Capitulation d'Erfurt. — Le corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et battu à Halle. — Retraite divergente et précipitée du duc de Weimar, du général Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. — Marche offensive de Napoléon. — Occupation de Leipzig, de Wittenberg, de Dessau. — Passage de l'Elbe. — Investissement de Magdebourg. — Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. — Ses dispositions à l'égard des Prussiens. — Grâce accordée au prince de Hatzfeld. — Occupation de la ligne de l'Oder. — Poursuite des débris de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par l'infanterie des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. — Capitulation de Prenzlow et de Lubeck. — Reddition des places de Magdebourg, Stettin et Custrin. — Napoléon maître en un mois de toute la monarchie prussienne.

Sept. 1806.
Imprudence de la Prusse, commençant la guerre sans alliés.

C'était, de la part de la Prusse, une grande imprudence que d'entrer en lutte avec Napoléon, dans un moment où l'armée française, revenant d'Austerlitz, était encore au centre de l'Allemagne, et plus capable d'agir qu'aucune armée ne le fut jamais. C'était surtout une grande inconséquence à elle de se précipiter seule dans la guerre, après n'avoir pas osé s'y engager l'année précédente, lorsqu'elle aurait eu pour alliés l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, la Suède, Naples. Maintenant au contraire l'Autriche, épuisée par ses derniers efforts, irritée de l'indifférence qu'on lui avait témoignée, était résolue à demeurer à son tour paisible spectatrice des malheurs d'autrui. La Russie se trouvait replacée à sa distance naturelle par la retraite de ses troupes sur la Vistule. L'Angleterre, courroucée de l'occupation du Hanovre, avait déclaré la guerre à la Prusse. La Suède avait suivi cet exemple. Naples n'existait plus. Il est vrai que tout ami de la France, devenu son ennemi, pouvait certainement compter sur un prompt retour de l'Angleterre et des auxiliaires qu'elle avait à sa solde. Mais il fallait s'expliquer avec le cabinet britannique, et commencer tout d'abord par la restitution du Hanovre, ce qui ne serait jamais résulté, du moins sans compensation, des plus mauvaises relations avec la France. La Russie, quoique revenue de ses premiers rêves de gloire, était cependant disposée à tenter encore une fois la fortune des armes, en compagnie des troupes prussiennes, les seules en Europe qui lui inspirassent confiance. Mais il devait s'écouler plusieurs mois avant que ses armées pussent entrer en ligne, et d'ailleurs il s'en fallait qu'elle voulût les porter aussi loin qu'en 1805. La Prusse était donc, pour quelque temps, exposée à se trouver seule devant Napoléon. Elle allait le rencontrer en octobre 1806 au milieu de la Saxe, comme l'Autriche l'avait rencontré en octobre 1805 au milieu de la Bavière, avec cette différence fort désavantageuse pour elle, qu'il n'avait plus à vaincre l'obstacle des distances, puisqu'au lieu d'être campé sur les bords de l'Océan, il était au sein même de l'Allemagne, n'ayant que deux ou trois marches à faire pour atteindre la frontière prussienne.

Illusion de l'Europe à l'égard des troupes prussiennes.

Il n'y avait que le plus fatal égarement qui pût expliquer la conduite de la Prusse; mais tel est l'esprit de parti, telles sont ses illusions incurables, que de toutes parts on regardait cette guerre comme pouvant offrir des chances imprévues, et ouvrir à l'Europe vaincue un avenir nouveau. Napoléon avait triomphé, disait-on, de la faiblesse des Autrichiens, de l'ignorance des Russes, mais on allait le voir cette fois en présence des élèves du grand Frédéric, seuls héritiers des véritables traditions militaires, et peut-être au lieu d'Austerlitz il trouverait Rosbach! À force de répéter de semblables propos, on avait presque fini par y croire, et les Prussiens, qui auraient dû trembler à l'idée d'une rencontre avec les Français, avaient pris en eux-mêmes la plus étrange confiance. Les esprits sages néanmoins savaient ce qu'il fallait penser de ces folles espérances, et à Vienne on ressentait un mélange de surprise et de satisfaction en voyant ces Prussiens si vantés, mis à leur tour à l'épreuve, et opposés à ce capitaine qui n'avait dû sa gloire, assurait-on, qu'à la dégénération de l'armée autrichienne. Il y eut donc un moment de joie chez les ennemis de la France, qui crurent que le terme de sa grandeur était arrivé. Ce terme devait arriver malheureusement, mais pas sitôt, et seulement après des fautes, dont aucune alors n'avait été commise!

Opinion de Napoléon sur les chances de la guerre de Prusse.

Napoléon n'avait pas, quant à lui, le moindre souci au sujet de la prochaine guerre. Il ne connaissait pas les Prussiens, car il ne les avait jamais rencontrés sur le champ de bataille. Mais il se disait que ces Prussiens, auxquels on prêtait tous les mérites depuis qu'ils étaient devenus ses adversaires, avaient obtenu contre les Français inexpérimentés de 1792, encore moins de succès que les Autrichiens, et que, s'ils n'avaient pu l'emporter sur des volontaires levés à la hâte, ils ne l'emporteraient pas davantage sur une armée accomplie, dont il était le général. Aussi écrivait-il à ses frères, à Naples et en Hollande, qu'ils ne devaient concevoir aucune inquiétude, que la lutte actuelle serait encore plus promptement terminée que la précédente, que la Prusse et ses alliés, quels qu'ils fussent, seraient écrasés, mais que cette fois il en finirait avec l'Europe, et mettrait ses ennemis dans l'impuissance de remuer de dix ans. Ces expressions sont contenues textuellement dans ses lettres aux rois de Hollande et de Naples.

Pensée qui dirige les préparatifs militaires de Napoléon.

En chef aussi prudent qu'audacieux, il se donna pour réussir autant de soins que s'il avait eu à combattre des soldats et des généraux égaux ou supérieurs aux siens. Bien qu'il ne pensât pas des Prussiens tout ce qu'on affectait de publier sur leur compte, il usa à leur égard du vrai précepte de la prudence, qui conseille de priser au juste l'ennemi que l'on connaît, et plus haut qu'il ne mérite l'ennemi que l'on ne connaît pas. À cette considération s'en joignait une autre pour stimuler son active prévoyance: il était résolu de pousser à outrance la lutte contre le continent, et, désespérant de ses moyens maritimes, il voulait vaincre l'Angleterre dans ses alliés, en les poursuivant jusqu'à ce qu'il eût fait tomber les armes de leurs mains. Sans être fixé sur l'étendue et la durée de cette nouvelle guerre, il présumait qu'il aurait à s'avancer très-loin vers le nord, et que peut-être il lui faudrait aller chercher la Russie jusque sur son propre territoire. Étonné des derniers actes de la Prusse, n'ayant pu démêler, à la distance de Paris à Berlin, les causes diverses et compliquées qui la faisaient agir, il croyait qu'en septembre 1806 comme en septembre 1805, une grande coalition, sourdement préparée, était près d'éclater; que l'audace inaccoutumée du roi Frédéric-Guillaume n'en était que le premier symptôme; et il s'attendait à voir toute l'Europe fondre sur lui, l'Autriche comprise, malgré les protestations pacifiques de celle-ci. La défiance fort naturelle que lui avait inspirée l'agression de l'année précédente le trompait néanmoins. Une nouvelle coalition devait certainement résulter de la résolution que venait de prendre la Prusse, mais elle en serait l'effet au lieu d'en être la cause. Tout le monde au surplus était en Europe aussi surpris que Napoléon de ce qui se passait à Berlin, car on ne veut voir chez les cabinets que des calculs, jamais des passions. Ils en ont cependant, et ces irritations subites, qui, dans la vie privée, s'emparent quelquefois de deux hommes, et leur mettent le fer à la main, sont tout aussi souvent, plus souvent même qu'un intérêt réfléchi, la cause qui précipite deux nations l'une sur l'autre. Le malaise moral de la Prusse, naissant de ses fautes, et des traitements que ces fautes lui avaient attirés de la part de Napoléon, était bien plus qu'une trahison méditée la cause véritable de ses emportements soudains, inintelligibles, que personne ne parvenait à s'expliquer.

La sollicitude de Napoléon étendue à toutes les parties de l'Empire.

Croyant donc à une nouvelle coalition, et voulant la poursuivre cette fois jusqu'au fond des régions glacées du Nord, Napoléon proportionna ses préparatifs aux circonstances qu'il prévoyait. Il pourvut non-seulement aux moyens d'attaque contre ses adversaires, moyens qui se trouvaient tout préparés dans la grande armée réunie au sein de l'Allemagne, mais aux moyens de défense pour les vastes États qu'il devait laisser derrière lui, pendant qu'il se porterait sur l'Elbe, sur l'Oder, peut-être sur la Vistule et le Niémen. À mesure que sa domination s'étendait, il fallait que sa sollicitude se proportionnât à l'étendue croissante de son Empire. Il avait à s'occuper de l'Italie du détroit de Messine à l'Isonzo, et même au delà, puisque la Dalmatie lui appartenait. Il avait à s'occuper de la Hollande, devenue d'État allié un royaume de famille. Il fallait pourvoir à la garde de ces nombreuses contrées, et de plus à leur gouvernement, depuis que ses frères y régnaient.

Difficulté de l'établissement de Joseph Bonaparte à Naples.

On ne doit pas se dissimuler qu'en plaçant dans sa famille la couronne des Deux-Siciles, Napoléon avait ajouté autant à ses difficultés qu'à sa puissance. En examinant de près les soucis, les dépenses d'hommes et d'argent que lui coûtait le nouvel établissement de son frère Joseph à Naples, on est conduit à croire qu'au lieu de chasser les Bourbons de l'Italie méridionale, il eût peut-être mieux valu les y laisser soumis, tremblants, punis de leur dernière trahison par de fortes contributions de guerre, par des réductions de territoire, et par la dure obligation d'exclure les Anglais des ports de la Calabre et de la Sicile. Il est vrai qu'on n'aurait pas achevé ainsi de régénérer l'Italie, d'arracher ce noble et beau pays au système barbare sous lequel il vivait opprimé, de l'associer complétement au système social et politique de la France; il est vrai qu'on aurait toujours eu dans les cours de Naples et de Rome deux ennemis cachés, prêts à appeler les Anglais et les Russes. Mais ces raisons, qui étaient puissantes assurément, et qui justifiaient Napoléon d'avoir entrepris la conquête de la péninsule italienne, depuis l'Isonzo jusqu'à Tarente, devenaient alors des raisons décisives, non pas de limiter ses entreprises au midi de l'Europe, mais de les limiter au nord, car la Dalmatie exigeait vingt mille hommes, la Lombardie cinquante mille, Naples cinquante mille, c'est-à-dire cent vingt mille pour l'Italie seule; et s'il en fallait encore deux ou trois cent mille du Danube à l'Elbe, il était à craindre qu'on ne pût pas long-temps suffire à de telles charges, et qu'on succombât au nord pour s'être trop étendu au midi, ou au midi pour avoir trop tenté au nord. Nous répéterons en cette occasion ce que nous avons dit ailleurs, qu'à se borner quelque part, il valait mieux se borner au nord, car la famille Bonaparte cherchant à s'étendre en Italie ou en Espagne, comme l'avait fait l'ancienne maison de Bourbon, agissait dans le vrai sens de la politique française, bien plus qu'en travaillant à se créer des établissements en Allemagne.

Joseph, bien accueilli par la population éclairée et riche que la reine Caroline avait maltraitée, applaudi même un instant par le peuple comme une nouveauté, surtout dans les Calabres, qu'il venait de parcourir, avait pu cependant s'apercevoir bientôt de l'immense difficulté de sa tâche. N'ayant ni matériel dans les magasins et les arsenaux, ni fonds dans les caisses publiques, car le dernier gouvernement n'avait pas laissé un ducat, obligé de créer tout ce qui manquait, et craignant de charger d'impôts un peuple dont il recherchait l'attachement, Joseph était plongé dans de cruels embarras. Demander à un pays son argent, quand on avait à lui demander aussi son amour, c'était peut-être se faire refuser l'un et l'autre. Il fallait pourtant fournir aux besoins de l'armée française, que Napoléon n'était pas habitué à solder lorsqu'elle était employée hors de France, et Joseph tirait sur le trésor impérial des traites, auxquelles il suppliait son frère de faire honneur. Sans cesse il réclamait des subsides et des troupes, et Napoléon lui répondait qu'il avait sur les bras l'Europe entière, secrètement ou publiquement conjurée, qu'il ne pouvait pas payer, outre l'armée de l'Empire, l'armée des royaumes alliés, que c'était bien assez de prêter ses soldats à ses frères, mais qu'il ne pouvait pas encore leur prêter ses finances. Toutefois les événements survenus dans le royaume de Naples avaient obligé Napoléon à ne plus rien refuser de ce qu'on sollicitait de lui.

Siége de Gaëte.

Gaëte, la place forte du continent napolitain, était la seule ville du royaume qui ne se fût pas rendue à l'armée française. Cette forteresse, construite à l'extrémité d'un promontoire, baignée par la mer de trois côtés, ne touchant à la terre que par un seul, et de ce côté dominant le sol environnant, défendue en outre par des ouvrages réguliers, à trois étages de feux, était fort difficile à assiéger. Elle retenait devant ses murs une partie de l'armée française, occupée à des cheminements qu'il fallait souvent exécuter dans le roc, tandis qu'une autre partie de cette armée gardait Naples, et que le reste, dispersé dans les Calabres, pour contenir la révolte prête à éclater, ne présentait partout que des forces disséminées. La fin de l'été, si funeste en Italie aux étrangers, avait décimé les troupes françaises, et on n'aurait pas pu réunir six mille hommes sur un même point.

Sévères conseils de Napoléon à son frère Joseph.

Napoléon dont la correspondance avec ses frères devenus rois, mériterait d'être étudiée comme une suite de leçons profondes sur l'art de régner, gourmandait quelquefois Joseph, avec une sévérité inspirée par sa raison, nullement par son cœur. Il lui reprochait d'être faible, inactif, livré à toutes les illusions d'un caractère bienveillant et vain. Joseph n'osait pas lever des impôts, et cependant il voulait composer une armée napolitaine, il prétendait former une garde royale, il retenait autour de lui pour sa sûreté personnelle une grande partie des troupes mises à sa disposition, il dirigeait mal le siége de Gaëte, il ne faisait enfin aucun préparatif pour l'expédition de Sicile.

Ce que vous devez à vos peuples, lui écrivait Napoléon, c'est l'ordre dans les finances, mais vous ne pouvez leur épargner les charges de la guerre, car il faut des impôts pour payer la force publique. Naples doit fournir cent millions, comme le vice-royaume d'Italie, et sur ces cent millions trente suffisent pour payer quarante mille hommes. (Lettre du 6 mars 1806.) N'espérez pas vous faire aimer par la faiblesse, surtout des Napolitains. On vous dit que la reine Caroline est odieuse, et que déjà votre douceur vous rend populaire: chimère de vos flatteurs! Si demain je perdais une bataille sur l'Isonzo, vous apprendriez, ce qu'il faut penser de votre popularité, et de la prétendue impopularité de la reine Caroline. Les hommes sont bas, rampants, soumis à la force seule. Supposez un revers (ce qui peut toujours m'arriver), et vous verriez ce peuple se lever tout entier, crier mort aux Français! mort à Joseph! vive Caroline! Vous viendriez dans mon camp! (Lettre du 9 août 1806.) C'est un sot personnage que celui d'un roi exilé et vagabond. Il faut gouverner avec justice et sévérité, supprimer les abus de l'ancien régime, établir l'ordre partout, empêcher les dilapidations des Français comme des Napolitains, créer des finances, et bien payer mon armée, par laquelle vous existez. (Lettre du 22 avril 1806.) Quant à une garde royale, c'est un luxe, digne tout au plus du vaste empire que je gouverne, et qui me paraîtrait même trop coûteux, si je ne devais faire des sacrifices à la majesté de cet empire, et à l'intérêt de mes vieux soldats, qui trouvent un moyen de bien-être dans l'institution d'une troupe d'élite. Quant à composer une armée napolitaine, gardez-vous d'y songer. Elle vous abandonnerait au premier danger, et vous trahirait pour un autre maître. Formez, si vous le voulez, trois ou quatre régiments, et envoyez-les-moi. Je leur ferai acquérir, ce qui ne s'acquiert qu'à la guerre, la discipline, la bravoure, le sentiment de l'honneur, la fidélité, et je vous les renverrai dignes de former le noyau d'une armée napolitaine. En attendant prenez des Suisses, car je ne pourrai pas long-temps vous laisser cinquante mille Français, fussiez-vous en mesure de les payer. Les Suisses sont les seuls soldats étrangers qui soient braves et fidèles. (Lettre du 9 août.) Ayez dans les Calabres quelques colonnes mobiles composées de Corses. Ils sont excellents pour cette guerre, et la feront avec dévouement pour notre famille. (Lettre du 22 avril 1806.) Ne disséminez pas vos forces. Vous avez cinquante mille hommes: c'est beaucoup plus qu'il n'en faudrait, si vous saviez vous en servir. Je voudrais avec vingt-cinq mille seulement garder toutes les parties de votre royaume, et le jour d'une bataille être plus fort que l'ennemi sur le terrain du combat. Le premier soin d'un général doit consister à distribuer ses forces de manière à être prêt partout. Mais, ajoutait Napoléon, c'est là le véritable secret de l'art, que personne ne possède, personne, pas même Masséna, si grand pourtant dans les dangers.—

Napoléon voulait qu'on se bornât à garder Naples avec deux régiments de cavalerie et quelques batteries d'artillerie légère; qu'on disposât ensuite l'armée en échelons, depuis Naples jusqu'au fond des Calabres, avec un fort détachement placé en face de la Sicile, d'où pouvait venir une armée anglaise, et qu'on se tînt de la sorte en mesure de réunir en trois marches un corps considérable, soit à Naples, soit dans les Calabres, soit sur le point présumé d'un débarquement. Il voulait surtout qu'on se hâtât de prendre Gaëte, dont le siége absorbait une partie des forces disponibles, qu'après avoir terminé ce siége, on s'occupât de créer une grande place forte, qui servît d'appui à la royauté nouvelle, qui fût située au centre même du royaume, dans laquelle un roi de Naples pût se jeter avec son trésor, ses archives, les Napolitains restés fidèles à sa cause, les débris de ses armées, et résister six mois à une force assiégeante de soixante mille Anglo-Russes. (Lettre du 2 septembre 1806.) Napoléon ne jugeait pas que la position de Naples fût propre à une telle destination; d'ailleurs, suivant lui, un roi étranger ne pouvait sans quelque danger se placer au milieu d'une population nombreuse, nécessairement ennemie. Il désirait que cette place forte eût action sur la capitale, sur la mer et sur l'intérieur du royaume. Tout examiné, après avoir discuté divers points, notamment Naples et Capoue, il avait préféré Castellamare, à cause de son voisinage de Naples, de son site maritime, et de sa position centrale. Ce choix fait sur la carte, il avait ordonné des études sur le terrain, pour décider de la nature des ouvrages. On doit, avait-il ajouté dans ses lettres, on doit consacrer cinq à six millions par an à cette grande création, continuer ainsi pendant dix ans, mais de manière qu'à chaque dépense de six millions, il y ait un degré de force obtenu, et qu'à la seconde ou troisième année vous puissiez déjà vous enfermer dans cette vaste forteresse, car ni vous, ni moi, ne savons ce qui arrivera dans deux, trois, ou quatre ans. Les siècles ne sont pas à nous! Et si vous êtes énergique, vous pouvez dans un tel asile, tenir assez long-temps pour braver les rigueurs de la fortune, et en attendre les retours!—

Napoléon voulait enfin qu'on préparât peu à peu les moyens de passer le détroit de Messine avec dix mille hommes, force suffisante à son avis pour conquérir la Sicile, et de plus aisément transportable sur les felouques, dont la mer d'Italie abonde. En conséquence il avait recommandé d'entreprendre sur-le-champ, à Scylla ou à Reggio, des travaux défensifs, pour y réunir en sûreté la petite force navale dont on avait besoin. Mais avant tout il pressait le siége de Gaëte, qui devait rendre disponible une moitié de l'armée, il conjurait son frère de répartir autrement ses forces, car, lui répétait-il sans cesse, vous aurez avant peu une descente et une insurrection, et vous ne serez pas plus en mesure de repousser l'une que de réprimer l'autre.

Efforts de Joseph pour se conformer aux conseils de son frère.

Joseph comprenait ces conseils profonds, se plaignait quelquefois du langage dans lequel ils étaient donnés, et les suivait dans la mesure de ses talents. Entouré de quelques Français, ses amis personnels, de M. Rœderer, qui s'occupait activement de réformes administratives et financières, du général Mathieu Dumas, qui s'appliquait avec intelligence à l'organisation de la force publique, il faisait de son mieux pour créer un gouvernement, et pour régénérer le beau pays confié à ses soins. Le Corse Saliceti, homme spirituel et courageux, dirigeait sa police avec la vigueur que commandaient les circonstances. Mais tandis que Joseph s'efforçait de remplir sa royale tâche, les Anglais, justifiant les prévisions de Napoléon, avaient profité de la longueur du siége de Gaëte, qui divisait l'armée, des fièvres qui la décimaient, pour débarquer dans le golfe de Sainte-Euphémie, et y avaient paru au nombre de huit mille hommes, sous les ordres du général Stuart. Débarquement des Anglais dans le golfe de Sainte-Euphémie. Le général Reynier, placé à Cosenza, put à peine rassembler quatre mille Français, et courut hardiment au point du débarquement. Cet officier, savant et brave, mais malheureux, que Napoléon avait consenti à employer à Naples, malgré le souvenir des fautes commises en Égypte, ne fut pas plus favorisé par la fortune en cette occasion, qu'il ne l'avait été autrefois dans les champs d'Alexandrie. Attaquant le général Stuart, au milieu d'un terrain marécageux, où il lui était impossible de faire agir ses quatre mille hommes avec un ensemble qui compensât leur infériorité numérique, il fut repoussé, et contraint de se retirer dans l'intérieur des Calabres. Soulèvement des Calabres. Cet insuccès, quoiqu'il ne dût pas être considéré comme une bataille perdue, en eut cependant les conséquences, et provoqua le soulèvement des Calabres sur les derrières des français. Le général Reynier eut des combats acharnés à soutenir pour réunir ses détachements épars, vit ses malades, ses blessés lâchement assassinés, sans pouvoir les secourir, et fut obligé pour se faire jour, de brûler des villages, et de passer des populations insurgées au fil de l'épée. Du reste, il se conduisit avec énergie et célérité, et sut se maintenir au milieu d'un effroyable incendie. Le général Stuart, en cette occasion, tint une conduite qui mérite d'être citée avec honneur. L'assassinat des Français était si général et si horrible, qu'il en fut révolté. Cherchant à suppléer par l'amour de l'argent à l'humanité qui manquait à ces féroces montagnards, il promit dix ducats par soldat, quinze par officier, amené vivant, et il traita ceux qu'il réussit à sauver, avec les égards que se doivent entre elles les nations civilisées, lorsqu'elles sont condamnées à se faire la guerre.

Prise de Gaëte.

Ces événements, qui prouvaient si bien la sagesse des conseils de Napoléon, devinrent un actif stimulant pour le nouveau gouvernement napolitain. Joseph accéléra le siége de Gaëte, afin de pouvoir reporter l'armée entière vers les Calabres. Il avait auprès de lui Masséna, dont le nom seul faisait trembler la populace napolitaine. Il lui avait confié le soin de prendre Gaëte, mais en différant de l'y envoyer jusqu'au jour où les travaux d'approche étant achevés, il faudrait déployer une grande vigueur. Les généraux du génie Campredon et Vallongue étaient chargés de diriger les opérations du siége. Ils suivirent les prescriptions de Napoléon, qui voulait qu'on réservât l'action de la grosse artillerie pour le moment où l'on serait arrivé très-près du corps de place. Obligés d'ouvrir la tranchée dans un sol où la pierre se rencontrait fréquemment, ils cheminèrent avec lenteur, et supportèrent sans y répondre, le feu d'une quantité énorme de canons et de mortiers. Les assiégeants reçurent 120 mille boulets et 21 mille bombes, avant d'avoir riposté une seule fois à cette masse de projectiles. Arrivés enfin à la distance convenable pour établir les batteries de brèche, ils commencèrent un feu destructeur. Les fortes murailles de Gaëte, fondées sur le roc, après avoir résisté d'abord, finirent par s'écrouler tout à coup, et présentèrent deux brèches larges et praticables. Les soldats demandaient l'assaut avec instance, comme prix de leurs longs travaux, et Masséna, ayant formé deux colonnes d'attaque, allait le leur accorder, lorsque les assiégés offrirent de capituler. La place fut livrée, le 18 juillet, avec tout le matériel qu'elle contenait. La garnison s'embarqua pour la Sicile, après s'être engagée à ne plus servir contre le roi Joseph. Ce siége avait coûté mille hommes aux assiégeants, et autant aux assiégés. Le général du génie Vallongue, l'un des officiers les plus distingués de son arme, y avait perdu la vie; le prince de Hesse-Philipstadt, gouverneur de la place, y avait été gravement blessé.

Masséna se porte vers les Calabres avec les troupes qui ont pris Gaëte.

Masséna partit immédiatement avec les troupes que la prise de Gaëte rendait disponibles, traversa Naples, le 1er août, et courut au secours du général Reynier, qui se maintenait à Cosenza, au milieu des Calabres soulevées. Le renfort qu'amenait Masséna portait à 13 ou 14 mille hommes notre principal rassemblement. C'était plus qu'il n'en fallait, sans compter la présence de Masséna, pour jeter les Anglais à la mer. Ils s'y attendaient si bien, qu'à la seule nouvelle de l'approche de l'illustre maréchal, ils s'embarquèrent le 5 septembre. Masséna n'eut plus que des insurgés à combattre. Il les trouva plus nombreux, plus acharnés qu'il ne l'avait d'abord supposé. Soumission des Calabres. Il fut réduit à la nécessité de brûler plusieurs bourgades, et de détruire par le fer les troupes de brigands qui égorgeaient les Français. Il déploya en cette occasion sa vigueur accoutumée, et parvint en peu de semaines à réduire sensiblement le feu de l'insurrection. Au moment où commençaient en Prusse les grands événements que nous allons raconter, le calme renaissait dans l'Italie méridionale, et le roi Joseph pouvait se croire établi, pour quelque temps au moins, dans son nouveau royaume.

Événement en Dalmatie.

À la même époque, des événements graves se passaient en Dalmatie. Les Russes retenaient toujours les bouches du Cattaro. Napoléon, s'autorisant de leur conduite sur ce point, et surtout de leur manière d'occuper Corfou, dont ils avaient usurpé la souveraineté, avait résolu de s'emparer de la petite république de Raguse, qui séparait Cattaro du reste de la Dalmatie. Il y avait envoyé son aide-de-camp Lauriston, avec une brigade d'infanterie, pour s'y établir. Celui-ci s'était bientôt vu enveloppé par les Monténégrins soulevés, et par un corps russe de quelques mille hommes. Bloqué par les Anglais du côté de la mer, assiégé du côté de la terre par des montagnards féroces et par une force régulière russe, il se trouvait dans un véritable danger, auquel, d'ailleurs, il faisait face avec courage. Heureusement le général Molitor, compagnon d'armes aussi loyal qu'officier ferme et habile en présence de l'ennemi, volait à son secours. Ce général, ne suivant pas l'exemple trop fréquent dans l'armée du Rhin, de laisser en péril un voisin qu'on n'aimait pas, se porta spontanément sur Raguse à marches forcées, avec un corps de moins de deux mille hommes, attaqua résolument le camp des Russes et des Monténégrins, l'emporta quoiqu'il fût fortement retranché, et dégagea ainsi les Français qui se trouvaient dans la place. Il passa au fil de l'épée un grand nombre de Monténégrins, et les découragea pour long-temps de leurs incursions en Dalmatie.

Situation de Louis Bonaparte en Hollande.

Ce n'était pas sans peine, comme on le voit, que s'établissait la domination française sur ces contrées lointaines. Il avait fallu de grandes batailles pour les obtenir de l'Europe, il fallait des combats journaliers pour les obtenir des habitants. À l'autre extrémité de l'Empire, la fondation d'un second royaume de famille, celui de Hollande, offrait des difficultés différentes, mais tout aussi sérieuses. Les graves et paisibles Hollandais n'étaient pas gens à s'insurger comme les montagnards des Calabres ou de l'Illyrie; mais ils opposaient au roi Louis leur inertie, et ne lui suscitaient pas moins d'embarras que les Calabrais à Joseph. Le gouvernement stathoudérien avait laissé beaucoup de dettes à la Hollande; les gouvernements qui s'étaient succédé depuis, en avaient contracté à leur tour de très-considérables, pour suffire aux charges de la guerre, de sorte que le roi Louis, à son arrivée en Hollande, y avait trouvé un budget composé d'une dépense de 78 millions de florins, et d'un revenu de 35. Les difficultés du gouvernement de la Hollande proviennent surtout de l'état des finances. Dans ces 78 millions de dépenses, le service des intérêts de la dette figurait seul pour 35 millions de florins. Le surplus était affecté au service de l'armée, de la marine et des digues. Malgré cette situation, les Hollandais ne voulaient entendre parler ni de nouveaux impôts, ni d'une réduction quelconque dans les intérêts de la dette, car ces prêteurs de profession, habitués à louer leurs capitaux à tous les gouvernements, nationaux ou étrangers, regardaient la dette comme la plus sacrée des propriétés. L'idée d'une contribution sur les rentes, à laquelle on avait été amené, parce que les rentes étaient en Hollande la plus répandue, la plus importante des valeurs, et par conséquent la plus large base d'impôt, cette idée les révoltait. Il avait fallu y renoncer. On était donc menacé, non pas d'une insurrection, comme à Naples, mais d'une interruption de tous les services. Au demeurant, les Hollandais n'étaient pas hostiles à la nouvelle royauté, par haine de la monarchie, ou par suite de leur attachement pour la maison d'Orange, mais ils souhaitaient ardemment la paix maritime, et regrettaient cette paix, source de leurs richesses, encore plus que la république ou le stathoudérat. Ayant avec les Anglais de grandes relations d'intérêt, et des conformités non moins grandes de mœurs, ils auraient été portés vers eux, si l'Angleterre n'avait pas notoirement convoité leurs colonies. Vainement leur disait-on que, sans la difficulté naissant de ces mêmes colonies, la paix serait plus facile de moitié, que leur participation aux dépenses de la guerre était le juste prix des efforts que faisait la France dans toutes les négociations pour recouvrer leurs possessions maritimes, et qu'on serait en droit de les abandonner s'ils ne voulaient pas contribuer à soutenir la lutte; vainement leur disait-on tout cela, ils répondaient qu'ils renonceraient volontiers à leurs colonies pour obtenir la paix. Ils parlaient ainsi, prêts à pousser de justes clameurs, si la France eût traité sur une pareille base. On peut juger du reste aujourd'hui par la richesse de Java, si c'était un médiocre intérêt que celui que défendait la France, en défendant leurs colonies. Le roi Louis prit le parti qui lui semblait le plus facile, ce fut d'entrer dans les vues des Hollandais, et de se les attacher en accédant à leurs désirs. Sans doute quand on accepte le gouvernement d'un pays, on doit en épouser les intérêts; mais il faut distinguer ses intérêts durables de ses intérêts passagers, il faut servir les uns, se mettre au-dessus des autres, et si on est devenu roi d'une nation étrangère par les armes de sa patrie, il faut renoncer à un rôle qui vous obligerait à trahir l'une ou l'autre. Le roi Louis n'était pas dans cette dure nécessité, car la vraie politique des Hollandais aurait dû consister à s'unir fortement à la France, pour lutter contre la suprématie maritime de l'Angleterre. Au triomphe de cette suprématie ils devaient perdre la liberté des mers, sur lesquelles se passait leur vie, et leurs colonies, sans lesquelles ils ne pouvaient subsister. Cherchant plutôt à leur plaire qu'à les servir, le roi Louis accepta un système de finances conforme à leurs vues du moment. Aux 35 millions de florins de revenu, on ajouta environ 15 millions de contributions nouvelles, ce qui portait le revenu total à 50 millions de florins, et pour ramener la dépense de 78 millions à 50, on réduisit proportionnément l'armée et la marine. Le roi de Hollande écrivit à Paris qu'il allait abdiquer la royauté, si ces réductions n'étaient pas agréées. Napoléon retrouvait ainsi chez ses propres frères l'esprit de résistance des peuples alliés, qu'il avait cru s'attacher plus étroitement par l'institution des royautés de famille. Il en fut profondément blessé, car sous cet esprit de résistance se cachait beaucoup d'ingratitude, tant de la part des peuples que la France avait affranchis, que des rois qu'elle avait couronnés. Toutefois il ne laissa pas éclater ses sentiments, et il répondit qu'il consentait aux réductions proposées, mais que la Hollande ne devrait pas être étonnée, si, dans les négociations présentes ou futures, on l'abandonnait à ses propres moyens. La Hollande avait bien, disait-il, le droit de refuser ses ressources, mais la France avait bien aussi le droit de refuser son appui.

Les plus intimes secrets sont bientôt pénétrés par la malice des ennemis. À une certaine attitude du roi Louis, on devina sa résistance à Napoléon, et il en devint extrêmement populaire. Ce monarque affectait de plus une sévérité de mœurs, qui était dans les goûts d'un pays économe et sage, et il en devint plus agréable encore au peuple hollandais. Cependant, tout en affichant la simplicité, ce même roi voulait faire la dépense d'un couronnement et d'une garde royale, espérant par ce double moyen se mieux assurer la possession du trône de Hollande, auquel il tenait plus qu'il ne voulait l'avouer. Napoléon blâma l'institution d'une garde royale par les raisons déjà données à Joseph, et s'opposa péremptoirement à la cérémonie d'un couronnement, dans un instant où l'Europe allait être embrasée des feux d'une guerre générale. Ainsi dès les premiers jours, on voyait éclater les difficultés inhérentes à ces royautés de famille, que Napoléon, par affection et par système, avait songé à fonder. Des alliés indépendants, qu'il eût traités suivant les services qu'il en eût reçus, auraient certainement beaucoup mieux valu pour sa puissance et pour son cœur.

Situation de l'armée à la fin de 1806.

Telle était la marche générale des choses, dans la vaste étendue de l'Empire français, au moment même de la rupture avec la Prusse. Indépendamment des troupes de la confédération du Rhin et du royaume d'Italie, Napoléon avait environ 500 mille hommes, parmi lesquels il faut comprendre les Suisses servant en vertu de capitulations, plus quelques Valaisans, Polonais et Allemands passés au service de France. Après la défalcation ordinaire des gendarmes, vétérans, invalides, restaient 450 mille hommes de troupes actives. Dans ce nombre il y en avait 130 mille au delà des Alpes, dépôts compris, 170 mille à la grande armée, cantonnés dans le haut Palatinat et la Franconie, 5 mille laissés en Hollande, 5 mille placés en garnison sur les vaisseaux, et enfin 140 mille répandus dans l'intérieur. Ces derniers comprenaient la garde impériale, les régiments non employés au dehors, et les dépôts. Excepté quelques régiments d'infanterie qui comptaient quatre bataillons, tous les autres en avaient trois, dont deux bataillons de guerre destinés à faire campagne, et un bataillon de dépôt placé généralement à la frontière. Les bataillons de dépôt de la grande armée étaient rangés le long du Rhin, depuis Huningue jusqu'à Wesel, quelques-uns au camp de Boulogne. Organisation des dépôts. Ceux de l'armée d'Italie se trouvaient en Piémont et en Lombardie. Napoléon apportait à l'organisation des dépôts un soin extrême. Il voulait y faire arriver les conscrits un an d'avance, pour que pendant cette année, instruits, disciplinés, habitués aux fatigues, ils devinssent capables de remplacer les vieux soldats, que le temps ou la guerre emportaient. Conscription de 1805 et 1806. La conscription de 1805 appelée tout entière à la fin de 1805, et la moitié de celle de 1806 appelée dès le commencement de 1806, avaient rempli les cadres de sujets aptes au service, et dont un bon nombre déjà formé avait été envoyé en Allemagne et en Italie. Napoléon fit appeler en outre la seconde moitié de la classe de 1806, qualifiée du titre de réserve dans les lois de cette époque. Le contingent annuel fournissait alors 60 mille hommes, véritablement propres à être incorporés, et, chose digne de remarque, on évitait encore d'appliquer la loi de la conscription dans sept ou huit départements de la Bretagne et de la Vendée. C'étaient donc 30 mille hommes de plus qui allaient affluer dans les cadres. Mais le départ des hommes déjà instruits devait y produire un vide suffisant pour faire place aux nouveaux venus. Napoléon, d'ailleurs, voulait diriger une grande partie de ces derniers vers l'Italie. Il prenait à l'égard des conscrits destinés à passer les Alpes, des précautions particulières. Même avant leur incorporation, il les faisait partir en gros détachements, conduire par des officiers, et vêtir de l'habit militaire, afin de ne pas montrer hors de l'Empire des hommes isolés, marchant en habits de paysans.

Après avoir pourvu à l'accroissement de l'armée, Napoléon répartit, avec une habileté consommée, l'ensemble de ses ressources.

Distribution de l'armée dans les différentes parties de l'Empire.

L'Autriche protestait de ses intentions pacifiques. Napoléon y répondait par des protestations semblables; mais il avait résolu néanmoins de prendre ses mesures pour le cas où, profitant de son éloignement, elle songerait à se jeter sur l'Italie. Instructions au général Marmont pour la défense de la Dalmatie. Le général Marmont occupait la Dalmatie avec 20 mille hommes. Napoléon lui enjoignit, après avoir échelonné quelques détachements depuis le centre de la province jusqu'à Raguse, de tenir le gros de ses forces à Zara même, ville fortifiée et capitale du pays, d'y amasser des vivres, des armes, des munitions, d'en faire enfin le pivot de toutes ses opérations défensives ou offensives. S'il était attaqué, Zara devait lui servir de point d'appui, et lui permettre une longue résistance. Si, au contraire, il était obligé de s'éloigner pour concourir aux opérations de l'armée d'Italie, il avait dans cette même place un lieu sûr, pour y déposer son matériel, ses blessés, ses malades, tout ce qui n'était pas propre à la guerre active, et tout ce qu'il ne pouvait pas traîner après lui.

Précautions pour la garde de l'Italie.

Eugène, vice-roi d'Italie, et confident des pensées de Napoléon, avait ordre de ne rien laisser en Dalmatie, de ce qui n'y était pas absolument indispensable, en matériel ou en hommes, et de réunir tout le reste dans les places fortes d'Italie. Ces places, depuis la conquête des États vénitiens, avaient été l'objet d'une nouvelle classification, habilement calculée, et elles étaient couvertes de travailleurs, qui construisaient les ouvrages proposés par le général Chasseloup, ordonnés par Napoléon. La principale d'entre elles, et la plus avancée vers l'Autriche, était Palma-Nova. C'était après la fameuse citadelle d'Alexandrie, celle dont Napoléon poussait le plus activement les travaux, parce qu'elle commandait la plaine du Frioul. Venait ensuite un peu à gauche, fermant les gorges des Alpes juliennes, Osopo, puis sur l'Adige Legnago, sur le Mincio Mantoue, sur le Tanaro enfin Alexandrie, base essentielle de la puissance française en Italie. Ordre avait été donné de renfermer dans ces places l'artillerie, qui montait à plus de 800 bouches à feu, et de ne pas laisser hors de leur enceinte un objet quelconque, canon, fusil, projectile, pouvant être enlevé par une surprise de l'ennemi. Venise, dont les défenses n'étaient pas encore perfectionnées, mais qui avait pour elle ses lagunes, se trouvait ajoutée à cette classification. Napoléon avait choisi pour la commander un officier d'une rare énergie, le général Miollis. Il avait prescrit à ce dernier d'y exécuter à la hâte les travaux nécessaires pour mettre à profit les avantages du site, en attendant qu'on pût construire les ouvrages réguliers, qui devaient rendre la place inexpugnable. C'est dans ces réduits d'Osopo, de Palma-Nova, de Legnago, de Venise, de Mantoue, d'Alexandrie, que Napoléon avait distribué les dépôts. Ceux qui appartenaient aux armées de Dalmatie et de Lombardie étaient répartis dans les places, depuis Palma-Nova jusqu'à Alexandrie, afin d'y tenir garnison, et de s'y instruire. Ceux qui appartenaient à l'armée de Naples avaient été réunis dans les légations. C'est vers ces dépôts que devaient se diriger les quinze ou vingt mille conscrits destinés à l'Italie. Napoléon, répétant sans cesse que des soins donnés aux bataillons de dépôt dépendaient la qualité et la durée d'une armée, avait prescrit les mesures nécessaires pour que la santé et l'instruction des hommes y fussent également soignées, et pour que ces bataillons pussent toujours fournir, outre le recrutement régulier des bataillons de guerre, les garnisons des places, et de plus une ou deux divisions de renfort, destinées à se porter sur les points où viendrait à se produire un besoin imprévu. La défense des places étant ainsi assurée, l'armée active devenait entièrement disponible. Elle consistait pour la Lombardie en 16 mille hommes, répandus dans le Frioul, et en 24 mille échelonnés de Milan à Turin, les uns et les autres prêts à marcher. Restait l'armée de Naples, forte d'environ 50 mille hommes, dont une grande partie était en mesure d'agir immédiatement. Masséna était sur les lieux: si la guerre éclatait avec l'Autriche, il avait pour instruction de se reporter sur la haute Italie, avec 30 mille hommes, et de les réunir aux 40 mille qui occupaient le Piémont et la Lombardie. Il n'y avait pas d'armée autrichienne capable de forcer l'opiniâtre Masséna, disposant de 70 mille Français, ayant en outre des appuis tels que Palma-Nova, Osopo, Venise, Mantoue, Alexandrie. Enfin, pour ce cas, le général Marmont lui-même devait jouer un rôle utile, car, s'il était bloqué en Dalmatie, il était assuré de retenir devant lui 30 mille Autrichiens au moins, et s'il ne l'était pas, il pouvait se jeter sur le flanc ou sur les derrières de l'ennemi.

Telles étaient les instructions adressées au prince Eugène pour la défense de l'Italie. Elles se terminaient par la recommandation suivante: «Lisez tous les jours ces instructions, et rendez-vous compte le soir de ce que vous aurez fait le matin pour les exécuter, mais sans bruit, sans effervescence de tête, et sans porter l'alarme nulle part.» (Saint-Cloud, 18 septembre 1806.)

Précautions prises en Allemagne pour couvrir la Bavière.

Napoléon, toujours préoccupé de ce que pourrait tenter l'Autriche pendant qu'il serait en Prusse, ordonna de semblables précautions du côté de la Bavière. Il avait enjoint au maréchal Soult de laisser une forte garnison à Braunau, place de quelque importance, à cause de sa situation sur l'Inn. Il avait recommandé d'y exécuter les travaux les plus urgents, et d'y accumuler les bois qui descendent des Alpes par l'Inn, disant qu'avec des bras et du bois, on pouvait créer une place forte, là où il n'existerait rien. Il avait mis en garnison à Braunau le 3e de ligne, beau régiment à quatre bataillons, dont trois de guerre, plus 500 hommes d'artillerie, 500 hommes de cavalerie, un détachement bavarois, de nombreux officiers du génie, le tout présentant une force d'environ 5 mille hommes. Moyens de défense préparés à Braunau. Il y avait amassé des vivres pour huit mois, une grande quantité de munitions, une somme considérable d'argent; il avait ajouté à ces précautions le choix d'un commandant énergique, en lui donnant des instructions dignes de servir de leçon à tous les gouverneurs de villes assiégées. Ces instructions contenaient l'ordre de se défendre à outrance, de ne se rendre qu'en cas de nécessité absolue, et après avoir supporté trois assauts répétés au corps de place.

Napoléon avait décidé en outre qu'une partie de l'armée bavaroise, laquelle était à sa disposition en vertu du traité de la confédération du Rhin, serait réunie sur les bords de l'Inn. Il avait ordonné de former une division de 15 mille hommes de toutes armes, et de la placer sous le canon de Braunau. De telles forces, si elles ne pouvaient tenir la campagne, étaient cependant un premier obstacle opposé à un ennemi débouchant à l'improviste, et un point d'appui tout préparé pour l'armée qui viendrait au secours de la Bavière. Napoléon, en effet, quelque avancé qu'il fût en Allemagne, pourrait toujours, après avoir éloigné les Prussiens et les Russes par une bataille gagnée, faire volte-face, se jeter par la Silésie ou par la Saxe sur la Bohême, et punir sévèrement l'Autriche, si elle osait tenter une nouvelle agression. Après s'être mis en garde contre l'Autriche, il songea aux parties de l'Empire que les Anglais menaçaient d'un débarquement.

Précautions pour la défense de la Hollande, du bas Rhin et des côtes de l'Océan.

Il prescrivit à son frère Louis de former un camp à Utrecht, composé de 12 ou 15 mille Hollandais et des 5 mille Français restés en Hollande. Il réunit autour de la place de Wesel, nouvellement acquise à la France, depuis l'attribution du duché de Berg à Murat, une division française de 10 à 12 mille hommes. Le roi Louis devait se porter sur Wesel, prendre le commandement de cette division, et, la joignant aux troupes du camp d'Utrecht, feindre avec 30 mille hommes une attaque sur la Westphalie. Il lui était même recommandé de répandre le bruit d'une réunion de 80 mille hommes, et de faire quelques préparatifs en matériel, propres à accréditer ce bruit. Napoléon, par des raisons qu'on appréciera bientôt, désirait bien attirer de ce côté l'attention des Prussiens, mais en réalité il voulait que le roi Louis, ne s'éloignant pas trop de la Hollande, se tînt toujours en mesure, soit de défendre son royaume contre les Anglais, soit de lier ses mouvements aux corps français placés sur le Rhin ou à Boulogne. Outre les sept corps de la grande armée, dont le rôle était de faire la guerre au loin, Napoléon avait résolu d'en former un huitième, sous le maréchal Mortier, qui aurait pour mission de pivoter autour de Mayence, de surveiller la Hesse, de rassurer par sa présence les confédérés allemands, de donner enfin la main au roi Louis vers Wesel. Ce corps, pris sur les troupes de l'intérieur, devait être fort de 20 mille hommes. Il fallait toute l'industrie de Napoléon pour le porter à ce nombre, car des 140 mille hommes stationnés à l'intérieur, en retranchant les dépôts, la garde impériale, il restait fort peu de troupes disponibles, indépendamment de ce huitième corps, le maréchal Brune était chargé cette année comme la précédente, de garder la flottille de Boulogne, en y employant les marins et quelques bataillons de dépôt, qui s'élevaient à environ 18 mille hommes. Napoléon ne voulait user des gardes nationales qu'avec une extrême circonspection, parce qu'il craignait d'agiter le pays, et d'étendre surtout à une trop grande partie de la population les charges de la guerre. Emploi des gardes nationales. Comptant néanmoins sur l'esprit belliqueux de certaines provinces frontières, il ne répugnait pas à lever en Lorraine, en Alsace, en Flandre, quelques détachements, peu nombreux, bien choisis, composés avec les compagnies d'élite, c'est-à-dire avec les grenadiers et les voltigeurs, et soldés au moment de leur déplacement. Il en avait fixé le nombre à 6 mille pour le Nord, et à 6 mille pour l'Est. Les 6 mille gardes nationaux du Nord, réunis sous le général Rampon, établis à Saint-Omer, organisés avec soin, mais peu éloignés de chez eux, présentaient une utile réserve, toujours prête à courir auprès du maréchal Brune, et à lui fournir le secours de son patriotisme. Les 6 mille gardes nationaux de l'Est devaient se rassembler à Mayence, former la garnison de cette place, et rendre ainsi plus disponibles les troupes du maréchal Mortier.

Le maréchal Kellermann, l'un des vétérans que Napoléon avait l'habitude de mettre à la tête des réserves, commandait les dépôts stationnés le long du Rhin, et, tout en veillant à leur instruction, il pouvait, en se servant des soldats déjà instruits, former un corps de quelque valeur, et si un danger menaçait le haut Rhin, s'y porter rapidement.

Grâce à cette réunion de moyens on avait de quoi faire face à toutes les éventualités. Que la Hesse, par exemple, excitée par les Prussiens, inspirât des inquiétudes, le maréchal Mortier partant de Mayence était en mesure de s'y rendre avec le huitième corps. Le roi Louis, placé en échelon, devait lui amener une partie du camp d'Utrecht et de Wesel. Si le danger menaçait la Hollande, le roi Louis et le maréchal Mortier avaient ordre de s'y réunir tous les deux. Le maréchal Brune lui-même y devait venir de son côté. Si, au contraire, c'était Boulogne qui se trouvait en péril, le maréchal Brune devait recevoir le secours du roi Louis, que ses instructions chargeaient d'accourir au besoin vers cette partie des frontières de l'Empire. Par ce système d'échelons, calculé avec une précision rigoureuse, tous les points exposés à un accident quelconque, depuis le haut Rhin jusqu'en Hollande, depuis la Hollande jusqu'à Boulogne, pouvaient être secourus en temps utile, et aussi vite que l'exigerait la marche de l'ennemi le plus expéditif.

Restaient à garder les côtes de France depuis la Normandie jusqu'à la Bretagne. Napoléon avait laissé plusieurs régiments dans ces provinces, et, suivant son usage, il en avait rassemblé les compagnies d'élite, en un camp volant à Pontivy, au nombre de 2,400 grenadiers et voltigeurs. Le général Boyer était chargé de les commander. Il avait à sa disposition des fonds secrets, des espions, et des détachements de gendarmes. Il devait faire des patrouilles dans les lieux suspects, et, si un débarquement menaçait Cherbourg ou Brest, s'y jeter avec les 2,400 hommes qu'il avait sous ses ordres. Napoléon ne gardait à Paris qu'un corps de 8 mille hommes, composé de trois régiments d'infanterie et de quelques escadrons de cavalerie. Ces régiments avaient reçu leur contingent de conscrits. Junot, gouverneur de Paris, avait l'ordre spécial de veiller sans cesse à leur instruction, et de considérer ce soin comme le premier de ses devoirs. Ces 8 mille hommes étaient une dernière réserve, prête à se rendre partout où sa présence serait nécessaire. Napoléon venait d'imaginer un moyen de faire voyager les troupes en poste, et il l'avait employé pour la garde impériale, transportée en six jours de Paris sur le Rhin. Les troupes destinées à voyager de la sorte, exécutaient le jour du départ une marche forcée à pied, puis elles étaient placées sur des charrettes, qui portaient dix hommes chacune, et qui étaient échelonnées de dix en dix lieues, de manière à parcourir 20 lieues par jour. On payait les charrettes à 5 francs par collier, et les cultivateurs, requis pour ce service, étaient loin de s'en plaindre. Napoléon avait fait préparer un travail pour les routes de la Picardie, de la Normandie et de la Bretagne, afin de transporter en quatre, cinq, ou six jours, à Boulogne, à Cherbourg ou à Brest, les 8 mille hommes laissés à Paris. La capitale serait dans ce cas livrée à elle-même.—Il faut, disait Napoléon au prince Cambacérès, qui lui exprimait ses inquiétudes à ce sujet, il faut que Paris s'habitue à ne plus voir un aussi grand nombre de sentinelles à chaque coin de rue.—Il ne devait rester dans Paris que la garde municipale, s'élevant alors à 3 mille hommes. Le nom de Napoléon, la tranquillité des temps, dispensaient de consacrer plus de forces à la garde de la capitale.

Quant aux ports de Toulon et de Gênes, Napoléon y avait laissé de suffisantes garnisons. Mais il savait bien que les Anglais n'étaient pas assez malavisés pour essayer une tentative sur des places aussi fortes. Il n'avait de craintes sérieuses que relativement à Boulogne.

Ainsi, dans le vaste cercle embrassé par sa prévoyance, il avait paré à tous les dangers possibles. Si l'Autriche, apportant à la Prusse un secours qu'elle n'en avait pas reçu, prenait part à la guerre, l'armée d'Italie, concentrée sous Masséna et appuyée sur des places de premier ordre, telles que Palma-Nova, Mantoue, Venise, Alexandrie, pouvait opposer 70 mille hommes aux Autrichiens, tandis qu'avec 12 ou 15 mille, le général Marmont se jetterait dans leur flanc par la route de la Dalmatie. L'Inn, Braunau et les Bavarois devaient suffire dans le premier moment à la défense de la Bavière. Le maréchal Kellermann avait les dépôts pour couvrir le haut Rhin. Le maréchal Mortier, le roi Louis, le maréchal Brune, par un mouvement des uns vers les autres, étaient en mesure de réunir 50 mille hommes, sur le point qui serait menacé, depuis Mayence jusqu'au Helder, depuis le Helder jusqu'à Boulogne. Paris enfin, dans un péril pressant, pourrait se réduire à ses troupes de police, et envoyer un corps de réserve sur les côtes de Normandie ou de Bretagne.

Ces combinaisons diverses, rédigées avec une clarté frappante, avec le soin le plus minutieux des détails, avaient été communiquées au prince Eugène, au roi Joseph, au roi Louis, aux maréchaux Kellermann, Mortier et Brune, à tous ceux en un mot qui devaient concourir à leur exécution. Chacun d'eux en connaissait ce qui lui était nécessaire pour s'acquitter de sa tâche. L'archichancelier Cambacérès, placé au centre, et chargé de donner des ordres au nom de l'Empereur, avait seul reçu communication de l'ensemble.

Ordres pour l'entrée en campagne de la grande armée.

Vingt-quatre ou quarante-huit heures suffisaient à Napoléon pour arrêter ses plans, et pour en ordonner les détails, quand il avait pris la résolution d'agir. Il dictait alors pendant un ou deux jours, sans presque s'arrêter, jusqu'à cent ou deux cents lettres, qui toutes ont été conservées, qui toutes demeureront d'éternels modèles de l'art d'administrer les armées et les empires. Le prince Berthier, l'interprète habituel de ses volontés, ayant dû rester à Munich pour les affaires de la Confédération du Rhin, il appela le général Clarke, et consacra les journées des 18 et 19 septembre à lui dicter ses ordres. Napoléon prévoyait qu'une vingtaine de jours s'écouleraient encore en vaines explications avec la Prusse, après lesquelles la guerre commencerait inévitablement, car les explications étaient désormais impuissantes pour terminer une pareille querelle. Il voulut donc employer ces vingt jours à compléter la grande armée, et à la pourvoir de tout ce qui pouvait lui être encore nécessaire.

Ce n'est pas en vingt jours qu'on parviendrait à mettre sur le pied de guerre une armée nombreuse, les régiments qui devraient la composer fussent-ils complétement organisés chacun de leur côté. La réunir sur le point principal du rassemblement, la distribuer en brigades et en divisions, lui former un état-major, lui procurer des parcs, des équipages, du matériel de tout genre, exigerait encore une suite d'opérations longues et compliquées. Mais Napoléon, surpris l'année précédente par l'Autriche au moment de passer en Angleterre, et cette année par la Prusse au retour d'Austerlitz, avait son armée toute prête, et cette fois même toute transportée sur le théâtre de la guerre, puisqu'elle se trouvait dans le haut Palatinat et la Franconie. État matériel et moral de la grande armée depuis Austerlitz. Elle ne laissait rien à désirer sous aucun rapport. Discipline, instruction, habitude de la guerre renouvelée récemment dans une campagne immortelle, forces réparées par un repos de plusieurs mois, santé parfaite, ardeur de combattre, amour de la gloire, dévouement sans bornes à son chef, rien ne lui manquait. Si elle avait perdu quelque chose de cette régularité de manœuvres, qui la distinguait en quittant Boulogne, elle avait remplacé cette qualité plus apparente que solide, par une assurance et une liberté de mouvements, qui ne s'acquièrent que sur les champs de bataille. Ses vêtements usés, mais propres, ajoutaient à son air martial. Comme nous l'avons dit ailleurs, elle n'avait voulu tirer des dépôts ni ses vêtements neufs ni sa solde, se réservant de jouir de tout cela lors des fêtes que Napoléon lui préparait en septembre, fêtes superbes, mais chimériques, hélas! comme le milliard promis autrefois par la Convention! Cette armée héroïque, vouée désormais à une guerre éternelle, ne devait plus connaître d'autres fêtes que les batailles, les entrées dans les capitales conquises, l'admiration des vaincus! C'est à peine si quelques-uns des braves qui la composaient étaient destinés à regagner leurs foyers, et à mourir dans le calme de la paix! Et ceux-là même en vieillissant étaient condamnés à voir leur patrie envahie, démembrée, privée de la grandeur qu'elle devait à l'effusion de leur sang généreux!

Cependant, si bien préparée que soit une armée, elle ne l'est jamais au point de ne plus éprouver aucun besoin. Napoléon, à son expérience profonde de l'organisation des troupes, joignait une connaissance personnelle de son armée, vraiment extraordinaire. Il savait la résidence, l'état, la force de tous ses régiments. Il savait ce qui manquait à chacun d'eux, en hommes ou en matériel, et s'ils avaient laissé quelque part un détachement qui les affaiblît, il savait où le retrouver. Soins pour vêtir le soldat. Son premier soin était toujours de chausser le soldat et de le garantir du froid. Il fit expédier sur-le-champ des souliers et des capotes. Il voulait que chaque homme eût une paire de souliers aux pieds, et deux dans le sac. L'une de ces deux paires fut donnée en gratification à tous les corps, et la fortune du soldat est si modique, que ce léger don n'était pas sans valeur. Il ordonna d'acheter en France et à l'étranger tous les chevaux de selle et de trait qu'on pourrait se procurer. L'armée n'en avait pas actuellement besoin, mais, dans sa sollicitude pour les dépôts, il désirait que les chevaux n'y manquassent pas plus que les hommes. Conscrits tirés des dépôts pour compléter les bataillons. Il ordonna ensuite de faire partir des dépôts, qui allaient regorger de conscrits, trois ou quatre cents hommes par régiment, afin de porter les bataillons de guerre à un effectif de huit ou neuf cents hommes chacun, sachant qu'après deux mois de campagne ils seraient bientôt réduits à celui de six ou sept cents. La force de la grande armée devait s'en trouver augmentée de vingt mille combattants, et il devenait possible alors de congédier sans la trop affaiblir les soldats usés par la fatigue, car pour cette armée de la révolution il n'y avait eu jusqu'ici d'autre terme à son dévouement que les blessures ou la mort. Remplacement des hommes usés par les fatigues. On voyait dans ses rangs de vieux soldats, attachés à leurs régiments comme à une famille, dispensés de tout service, mais toujours prêts dans un danger à déployer leur ancienne bravoure, et profitant de leurs loisirs pour conter à leurs jeunes successeurs les merveilles auxquelles ils avaient assisté. Il y avait, dans le grade de capitaine surtout, beaucoup d'officiers qui n'étaient plus en état de servir. Emploi des jeunes officiers sortis des écoles. Napoléon ordonna de tirer des écoles militaires tous les jeunes gens que leur âge rendait propres à la guerre, pour en former des officiers. Il appréciait fort les sujets fournis par ces écoles; il les trouvait non-seulement instruits, mais braves, car l'éducation élève le cœur autant que l'esprit.

Après avoir pris les moyens de rajeunir l'armée, il s'occupa de l'organisation de ses équipages. Il voulait qu'elle fût expéditive, et peu chargée de bagages. Son expérience ne le portait point à se passer de magasins, comme on l'a prétendu quelquefois, car il ne dédaignait aucun genre de prévoyance, et il ne négligeait pas plus les approvisionnements que les places fortes. Mais la guerre offensive, qu'il préférait à toute autre, ne permettait guère de créer des magasins, puisqu'il aurait fallu les créer sur le territoire ennemi, qu'on avait coutume d'envahir dès le début des opérations. Organisation des équipages, et moyens employés pour nourrir l'armée en campagne. Son système d'alimentation consistait à vivre chaque soir sur le pays occupé, à s'étendre assez pour se nourrir, pas assez pour être dispersé, et puis à traîner après soi, dans des caissons, le pain de plusieurs jours. Cet approvisionnement, ménagé avec soin, et renouvelé dès qu'on s'arrêtait, servait pour les cas de concentrations extraordinaires, qui précédaient et suivaient les batailles. Pour le transporter, Napoléon avait calculé qu'il lui fallait deux caissons par bataillon, et un caisson par escadron. En y joignant les voitures nécessaires aux malades et aux blessés, quatre ou cinq cents caissons devaient suffire à tous les besoins de l'armée. Il défendit expressément qu'aucun officier, qu'aucun général fît servir à son usage les charrois destinés aux troupes. Les transports étaient exécutés alors par une compagnie, qui louait à l'État ses caissons tout attelés. Ayant découvert que l'un des maréchaux, favorisé par cette compagnie, avait plusieurs voitures à sa disposition, Napoléon réprima cette infraction aux règles avec la dernière sévérité, et rendit le prince Berthier responsable de l'accomplissement de ses ordres. L'armée était alors exempte des abus que le temps, la richesse croissante de ses chefs, y introduisirent bientôt.

Wurzbourg devenu le centre de tous les rassemblements en hommes et en matériel.

Napoléon commanda ensuite de grands amas de grain, tout le long du Rhin, et une immense fabrication de biscuit. Ces vivres devaient être réunis à Mayence, et de Mayence dirigés par la navigation du Mein sur Wurzbourg. Située dans la haute Franconie, tout près des défilés qui aboutissent en Saxe, et dominée par une excellente citadelle, Wurzbourg devait être notre base d'opération. Napoléon rechercha si, dans les environs, il n'y aurait pas encore d'autres postes fortifiés. Les officiers, envoyés secrètement en reconnaissance, ayant désigné Forchheim et Kronach, il ordonna de les armer, et d'y mettre en sûreté les vivres, munitions, outils, dont il avait prescrit la réunion.

Wurzbourg appartenait depuis quelques mois à l'archiduc Ferdinand, celui qui avait été successivement grand-duc de Toscane, électeur de Salzbourg, et enfin, depuis la dernière paix avec l'Autriche, duc de Wurzbourg. Ce prince sollicitait son adjonction à la Confédération du Rhin, au milieu de laquelle ses nouveaux États se trouvaient enclavés. Il était doux, sage, aussi bien disposé envers la France que pouvait l'être un prince autrichien; et on était assuré d'obtenir de lui toutes les facilités désirables pour les préparatifs qu'on voulait faire. Wurzbourg devint donc le centre des rassemblements d'hommes et de matériel, ordonnés par Napoléon.

L'argent ne manquait plus depuis la crise financière de l'hiver précédent. Napoléon, d'ailleurs, avait dans le trésor de l'armée une précieuse ressource. Sans dépenser ce trésor, exclusivement consacré aux dotations de ses soldats, il y faisait des emprunts, que l'État devait rembourser ensuite, en payant l'intérêt et le capital des sommes empruntées. Napoléon avait envoyé beaucoup de numéraire à Strasbourg, et confié des fonds au prince Berthier, pour vaincre par la puissance de l'argent comptant les obstacles que rencontrerait l'exécution de ses volontés.

Augmentation de la garde impériale.

La garde impériale avait voyagé en poste, comme on l'a vu, grâce aux relais de charrettes préparés sur la route. On avait expédié ainsi 3,000 grenadiers et chasseurs à pied. Ne pouvant user de ce mode de transport pour la cavalerie et l'artillerie, on achemina par la voie ordinaire les grenadiers et les chasseurs à cheval, formant près de 3,000 chevaux, ainsi que le parc d'artillerie de la garde, fort de 40 bouches à feu. C'était une réserve de 7,000 hommes, propres à parer à tous les accidents imprévus. Napoléon, aussi prudent dans l'exécution que hardi dans la conception de ses plans, faisait grand cas des réserves, et c'était surtout pour s'en créer une qu'il avait institué la garde impériale. Mais, prompt à découvrir les inconvénients attachés aux plus excellentes choses, il trouvait l'entretien de cette garde trop dispendieux, et craignait, pour la recruter, d'appauvrir l'armée en sujets de choix. Les vélites, espèce d'engagés volontaires, dont il avait imaginé la création, pour augmenter la garde sans puiser dans l'armée, lui avaient paru trop coûteux aussi, et pas assez nombreux. Création des fusiliers de la garde. Il ordonna donc de composer, sous le titre de fusiliers de la garde, un nouveau régiment d'infanterie, dont tous les soldats seraient choisis dans le contingent annuel, dont les officiers et sous-officiers seraient pris dans la garde, qui porterait l'uniforme de celle-ci, qui servirait avec elle, serait seulement traité en jeune troupe, c'est-à-dire moins ménagé au feu, jouirait d'une très-légère augmentation de solde, et aurait bientôt toutes les qualités de la garde elle-même, sans coûter autant, et sans priver l'armée de ses soldats les meilleurs. Nouvelle formation des grenadiers Oudinot. En attendant le résultat de cette ingénieuse combinaison, Napoléon eut recours au moyen déjà usité d'extraire des corps, et de réunir en bataillons, les compagnies de grenadiers et celles de voltigeurs. C'est ainsi qu'avaient été formés, en 1804, les grenadiers d'Arras, devenus depuis grenadiers Oudinot. On avait pris à cette époque les compagnies de grenadiers de tous les régiments qui n'étaient pas destinés à faire partie de l'expédition de Boulogne. Après Austerlitz, plusieurs de ces compagnies avaient été renvoyées à leurs corps. Napoléon ordonna de joindre à celles qui étaient demeurées ensemble les grenadiers et voltigeurs des dépôts et régiments stationnés dans les 25e et 26e divisions militaires (pays compris entre le Rhin, la Meuse et la Sambre), de les organiser en bataillons de 6 compagnies chacun, et de les acheminer sur Mayence. C'était un nouveau corps de 7,000 hommes, qui, joint à la garde impériale, devait porter la réserve de l'armée à 14,000 hommes. Il y ajouta 2,400 dragons d'élite, formés en bataillons de 4 compagnies ou escadrons, et devant servir soit à pied, soit à cheval, toujours à côté de la garde. Ces dragons, tirés de la Champagne, de la Bourgogne, de la Lorraine, de l'Alsace, pouvaient être transportés en une vingtaine de jours sur le Mein.

Force totale de l'armée active.

Les réserves dont nous venons de décrire la composition, ajoutées aux conscrits tirés des dépôts, allaient accroître considérablement les forces prêtes à marcher sur la Prusse. La grande armée était composée de sept corps, dont six seulement en Allemagne, le second sous le général Marmont, ayant passé en Dalmatie. Les commandants de ces corps étaient demeurés les mêmes. Le maréchal Bernadotte commandait le premier corps fort de 20 mille hommes; le maréchal Davout commandait le troisième fort de 27; le maréchal Soult était à la tête du quatrième, dont la force s'élevait à 32 mille soldats. Le maréchal Lannes, toujours dévoué, mais toujours sensible et irritable, avait quitté un instant le cinquième corps, par suite d'un mécontentement passager. Il venait d'en reprendre le commandement au premier bruit de guerre. Ce corps montait à 22 mille hommes, même depuis que les grenadiers Oudinot n'en faisaient plus partie. Le maréchal Ney avait continué de diriger le sixième, resté à un effectif de 20 mille soldats présents au drapeau. Le septième, sous le maréchal Augereau, en comptait 17 mille. La réserve de cavalerie, dispersée dans les pays fertiles en fourrage, pouvait réunir 28 mille cavaliers. Murat, toujours chargé de la commander, avait reçu ordre de quitter le duché de Berg: il accourait tout joyeux de recommencer un genre de guerre qu'il faisait si bien, et d'entrevoir pour prix de ses exploits, non plus un duché mais un royaume.

Ces six corps, avec la réserve de cavalerie, ne présentaient pas moins de 170 mille combattants. En y ajoutant la garde, les troupes d'élite, les états-majors, le parc de réserve, on peut dire que la grande armée s'élevait à environ 190 mille hommes. Il était à présumer que dans les premiers jours elle ne serait pas rassemblée tout entière, car de la garde et des compagnies d'élite il ne devait y avoir d'arrivée que la garde à pied. Mais 170 mille hommes suffisaient, et au delà, pour le commencement de cette guerre. Les corps étaient composés des mêmes divisions, des mêmes brigades, des mêmes régiments que dans la dernière campagne: disposition fort sage, car soldats et officiers avaient appris à se connaître, et à se fier les uns aux autres. Quant à l'organisation générale, elle continuait d'être la même. C'était celle que Napoléon avait substituée à l'organisation de l'armée du Rhin, et dont il venait d'éprouver l'excellence dans la campagne d'Autriche, la première de toutes où l'on eût vu deux cent mille hommes marchant sous un seul chef. L'armée se trouvait toujours divisée en corps qui étaient complets en infanterie et artillerie, mais qui n'avaient, en fait de cavalerie, que quelques chasseurs et hussards pour se garder. Le gros de la cavalerie était toujours concentré sous Murat, et placé directement sous la main de Napoléon, par les motifs que nous avons fait connaître ailleurs. La garde, les compagnies d'élite formaient une réserve générale de toutes armes, ne quittant jamais Napoléon, et marchant près de lui, non pour veiller sur sa personne, mais pour obéir plus rapidement à sa pensée.

Les ordres de mouvement donnés pour le 3 et le 4 octobre.

Les ordres de mouvement furent donnés de manière à être exécutés dans les premiers jours d'octobre. Napoléon enjoignit aux maréchaux Ney et Soult de se réunir dans le pays de Bayreuth, pour former la droite de l'armée (voir la carte no 34); aux maréchaux Davout et Bernadotte de se réunir autour de Bamberg, pour en former le centre; aux maréchaux Lannes et Augereau de se réunir aux environs de Cobourg, pour en former la gauche. Il concentrait ainsi ses forces sur les frontières de la Saxe, dans des vues militaires dont on appréciera bientôt l'étendue et la profondeur. Murat avait ordre de rassembler la cavalerie à Wurzbourg. La garde à pied, transportée en six jours sur le Rhin, marchait vers le même point. Ces différents corps devaient être rendus à leur poste du 3 au 4 octobre. Il leur était expressément recommandé de ne pas dépasser les frontières de la Saxe.

Dernières explications avec la Prusse.

Tout étant préparé, soit pour la sûreté de l'Empire, soit pour la guerre active qu'on allait entreprendre, Napoléon résolut de quitter Paris. Il n'était rien survenu de nouveau dans les relations avec la Prusse. Le ministre Laforest avait gardé le silence prescrit par Napoléon, mais il mandait que le roi, dominé par les passions de la cour et de la jeune aristocratie, étant parti pour son armée, il n'y avait plus d'espoir de prévenir la guerre, à moins que les deux monarques, présents à leurs quartiers généraux, n'échangeassent quelques explications directes, qui fissent cesser un déplorable malentendu, et pussent satisfaire l'orgueil des deux gouvernements. Malheureusement de telles explications n'étaient guère à espérer. M. de Knobelsdorf, resté à Paris, protestait des intentions pacifiques de son cabinet. Peu initié au secret des affaires, ne partageant ni ne comprenant les passions qui entraînaient sa cour, il jouait auprès de Napoléon le rôle d'un personnage respecté mais inutile. Dispositions de toutes les cours au moment de la guerre de Prusse. Les nouvelles du Nord représentaient la Russie comme pressée de répondre aux vœux de la Prusse, et tout occupée de préparer ses armées. Les nouvelles de l'Autriche la peignaient comme épuisée, pleine de rancune à l'égard de la Prusse, et n'étant à craindre pour la France que dans le cas d'un grand revers. Quant à l'Angleterre, M. Fox une fois mort, le parti de la guerre désormais triomphant avait résumé ses prétentions dans des propositions inacceptables, telles que de concéder les îles Baléares, la Sicile et la Dalmatie aux Bourbons de Naples, c'est-à-dire aux Anglais eux-mêmes, propositions que lord Lauderdale, sincère ami de la paix, soutenait méthodiquement, et avec une naïve ignorance des intentions véritables de son cabinet. Rupture des négociations avec l'Angleterre. Napoléon ne voulut pas le congédier brusquement, mais il lui fit adresser une réponse qui équivalait à l'envoi de ses passe-ports. Il prescrivit ensuite une communication au Sénat, dans laquelle seraient exposées les longues négociations de la France avec la Prusse, et la triste conclusion qui les avait terminées. Il ordonna néanmoins de différer cette communication jusqu'à ce que la guerre fût irrévocablement déclarée entre les deux cours. Cependant, comme il fallait motiver son départ de Paris, il fit annoncer que dans un moment où les puissances du Nord prenaient une attitude menaçante, il croyait nécessaire de se mettre à la tête de son armée, afin d'être en mesure de parer à tous les événements. Il tint un dernier conseil pour expliquer aux dignitaires de l'Empire leurs devoirs et leur rôle, dans les divers cas qui pouvaient se présenter. Dispositions relatives au gouvernement de l'Empire en l'absence de Napoléon. L'archichancelier Cambacérès, l'homme auquel il réservait toute sa confiance, même quand il laissait à Paris ses deux frères Louis et Joseph, devait la posséder bien davantage, quand il n'y laissait pas un seul des princes de sa famille. Napoléon lui confia les pouvoirs les plus étendus, sous les titres divers de président du Sénat, de président du Conseil d'État, de président du Conseil de l'Empire. Junot, l'un des hommes les plus dévoués à l'Empereur, avait le commandement des troupes cantonnées dans la capitale. Il ne restait à Paris que les femmes de la famille impériale. Encore Joséphine, effrayée de voir Napoléon exposé à de nouveaux dangers, avait-elle demandé et obtenu la permission de le suivre jusque sur les bords du Rhin. Elle espérait, en s'établissant à Mayence, être plus tôt et plus fréquemment informée de ce qui lui arriverait. Outre le gouvernement de l'Empire, l'archichancelier devait avoir celui de la famille impériale. Il lui était prescrit de conseiller et de contenir les personnes de cette famille, qui manqueraient en quelque chose, ou aux convenances, ou aux règles tracées par l'Empereur lui-même.

Octob. 1806.
Départ de Napoléon.
Napoléon à Mayence.

Napoléon partit dans la nuit du 24 au 25 septembre, accompagné de l'Impératrice et de M. de Talleyrand, s'arrêta quelques heures à Metz, pour voir la place, et se dirigea ensuite sur Mayence, où il arriva le 28. Il apprit dans cette ville qu'un courrier de Berlin, qui devait lui remettre les dernières explications de la cour de Prusse, avait croisé sa marche avec la sienne, et continuait de courir vers Paris. Il ne pouvait donc obtenir, qu'en s'avançant en Allemagne, les éclaircissements définitifs qu'il attendait. Il vit à Mayence le maréchal Kellermann, préposé à l'organisation des dépôts, le maréchal Mortier, chargé de commander le huitième corps, et leur expliqua de nouveau comment ils avaient à se conduire en cas d'événement. Il fit compléter les approvisionnements de Mayence; il apporta quelques modifications à l'armement de la place; il pressa le départ des jeunes soldats tirés des dépôts, le transport des vivres et des munitions destinés à passer du Rhin dans le Mein, puis à remonter par le Mein jusqu'à Wurzbourg. Une troupe d'officiers d'ordonnance, courant dans toutes les directions, se présentant à chaque instant pour lui rendre compte des missions qu'ils avaient remplies, et habitués à ne rien affirmer qu'ils ne l'eussent vu de leurs yeux, allaient et venaient sans cesse, pour lui faire connaître l'état vrai des choses, et le point auquel était parvenue l'exécution de ses ordres. À Mayence, Napoléon renvoya sa maison civile, pour ne garder auprès de lui que sa maison militaire. Il ne put se défendre d'un moment d'émotion en voyant couler les larmes de l'Impératrice. Quoique plein de confiance, il finissait par céder lui-même à l'inquiétude générale, que faisait naître autour de lui la perspective d'une longue guerre au nord, dans des régions lointaines, contre des nations nouvelles. Il se sépara donc avec quelque peine de Joséphine et de M. de Talleyrand, et s'avança au delà du Rhin, bientôt distrait par ses vastes pensées, par le spectacle d'immenses préparatifs, d'un genre d'émotion qu'il écartait volontiers de son cœur, plus volontiers encore de son visage impérieux et calme.

Napoléon à Wurzbourg.

Une grande affluence de généraux et de princes allemands l'attendaient à Wurzbourg, pour lui offrir leurs hommages. Le nouveau duc de Wurzbourg, propriétaire et souverain du lieu, avait précédé tous les autres. Ce prince, qu'il avait connu en Italie, rappelait à Napoléon les premiers jours de sa gloire, ainsi que les relations les plus amicales, car c'était le seul des souverains italiens qu'il n'eût pas trouvé occupé à nuire à l'armée française. Aussi n'avait-il été amené qu'avec peine à lui faire subir sa part des vicissitudes générales. Napoléon fut reçu dans le palais des anciens évêques de Wurzbourg, palais magnifique, peu inférieur à celui de Versailles, pompeux monument des richesses de l'Église germanique, autrefois si puissante et si grandement dotée, maintenant si pauvre et si déchue. Communications de Napoléon avec le duc de Wurzbourg, et idée d'une alliance avec l'Autriche. Il eut avec l'archiduc Ferdinand un long entretien sur la situation générale des choses, et particulièrement sur les dispositions de la cour d'Autriche, dont ce prince était le plus proche parent, puisqu'il était frère de l'empereur François, et dont il avait une parfaite connaissance. Le duc de Wurzbourg, ami de la paix, ayant les lumières des princes autrichiens élevés en Toscane, désirait dans l'intérêt de son repos un rapprochement entre l'Autriche et la France. Il prit occasion des derniers événements pour parler à Napoléon de la grave question des alliances, pour décrier auprès de lui celle de la Prusse, et vanter celle de l'Autriche. Il essaya de lui suggérer quelques-unes des idées qui avaient prévalu dans le dernier siècle, lorsque les deux cabinets de Versailles et de Vienne, unis contre celui de Berlin, étaient liés à la fois par une guerre commune et par des mariages. Il lui rappela que cette alliance avait été l'époque brillante de la marine française, et s'efforça de lui démontrer que la France, puissante sur le continent plus qu'elle n'avait besoin de l'être, manquait actuellement de la force maritime nécessaire pour rétablir et protéger son commerce, détruit depuis quinze années. Ce langage n'avait rien de nouveau pour Napoléon, car M. de Talleyrand le faisait tous les jours retentir à ses oreilles. Le duc de Wurzbourg parut croire que la cour de Vienne saisirait volontiers cette occasion de se rapprocher de la France, et de se créer en elle un appui, au lieu d'un ennemi sans cesse menaçant. Ouvertures à l'Autriche par l'intermédiaire de M. de La Rochefoucauld. Napoléon, disposé par les circonstances présentes à accueillir de pareilles idées, en fut tellement touché qu'il écrivit lui-même à son ambassadeur, M. de La Rochefoucauld, et lui ordonna de faire à Vienne des ouvertures amicales, ouvertures assez réservées pour que sa dignité n'en souffrît pas, assez significatives pour que l'Autriche sût qu'il dépendait d'elle de former avec la France des liaisons intimes[1].

Quelque puissant et confiant qu'il fût, Napoléon commençait à croire que, sans une grande alliance continentale, il serait toujours exposé au renouvellement des coalitions, détourné de sa lutte avec l'Angleterre, et obligé de dépenser sur terre des ressources qu'il lui aurait fallu dépenser exclusivement sur mer. L'alliance de la Prusse, qu'il avait cultivée, malheureusement avec trop peu de soin, venant de lui échapper, il était naturellement conduit à l'idée d'une alliance avec l'Autriche. Mais cette idée, fort récente chez lui, était une illusion d'un instant, peu digne de la ferme clairvoyance de son esprit. Sans doute, s'il eût voulu tout à coup payer d'un sacrifice cette alliance nouvelle, et rendre à l'Autriche quelques-unes des dépouilles qu'il lui avait arrachées, l'accord eut été possible, et sincère, Dieu le sait! Mais comment demander à l'Autriche, privée en dix ans des Pays-Bas, de la Lombardie, des duchés de Modène et de Toscane, de la Souabe, du Tyrol, de la couronne germanique, comment lui demander de s'allier au conquérant, qui lui avait enlevé tant de territoires et de puissance! On pouvait bien espérer sa neutralité, après la parole donnée au bivouac d'Urschitz, et sous l'influence des souvenirs de Rivoli, de Marengo, d'Austerlitz, mais l'amener à une alliance était une chimère de M. de Talleyrand et du duc de Wurzbourg, l'un cédant à des goûts personnels, l'autre dominé par les intérêts de sa nouvelle position. Cette tendance à rechercher une alliance impossible, prouvait bien quelle faute on avait commise en traitant légèrement l'alliance de la Prusse, qui était à la fois possible, facile, et fondée sur de grands intérêts communs. Au surplus ce rapprochement avec l'Autriche était un essai, que Napoléon tentait en passant, pour ne pas négliger une idée utile, mais dont il ne regardait pas le succès comme indispensable, dans le haut degré de puissance auquel il était parvenu. Il espérait, en effet, malgré tout ce qu'on disait des Prussiens, les battre si complétement et si vite, qu'il aurait bientôt l'Europe à ses pieds, et pour allié l'épuisement de ses ennemis, à défaut de leur bonne volonté.

Visite du roi de Wurtemberg à Wurzbourg.

On vit encore arriver à Wurzbourg un membre important de la Confédération du Rhin, c'était le roi de Wurtemberg, autrefois simple électeur, actuellement roi de la main de Napoléon, prince connu par l'emportement de son caractère, et par la pénétration de son esprit. Napoléon avait à régler avec lui les détails du mariage déjà convenu, entre le prince Jérôme Bonaparte et la princesse Catherine de Wurtemberg. Après s'être occupé de cette affaire de famille, Napoléon s'entendit avec le roi de Wurtemberg sur le concours des confédérés du Rhin, qui, tous ensemble, devaient fournir environ 40 mille hommes, indépendamment des 15 mille Bavarois concentrés autour de Braunau. Les Allemands auxiliaires s'étaient mal trouvés de servir sous le maréchal Bernadotte, pendant la campagne d'Autriche. Les Bavarois surtout demandaient comme grâce spéciale de ne plus obéir à ce maréchal. Il est convenu que les auxiliaires allemands serviront sous les ordres du prince Jérôme. Il fut décidé que l'on réunirait tous les Allemands auxiliaires en un seul corps, et qu'on les placerait à la suite de la grande armée, sous les ordres du prince Jérôme, qui avait quitté le service de mer pour le service de terre. Ce prince étant destiné à épouser une princesse allemande, et probablement à recevoir sa dot en Allemagne, il était sage de le familiariser avec les Allemands, et de familiariser les Allemands avec lui.

L'entretien de l'empereur des Français et du monarque allemand roula ensuite sur la cour de Prusse. Le roi de Wurtemberg pouvait donner à Napoléon d'utiles renseignements, car il avait les mains pleines de lettres écrites de Berlin, lesquelles peignaient avec vivacité l'exaltation qui s'était emparée de toutes les têtes, même de celles qu'on devait supposer les plus saines. Le duc de Brunswick, que son âge, sa raison éclairée, auraient dû préserver de l'entraînement général, y avait cédé lui-même, et il avait écrit au roi de Wurtemberg, pour le menacer de planter bientôt les aigles prussiennes à Stuttgard, si ce prince n'abandonnait pas la Confédération du Rhin. Le roi de Wurtemberg, peu intimidé par de semblables menaces, montra toutes ces lettres à Napoléon, qui en fit son profit, et conçut contre la cour de Prusse un redoublement d'irritation. Napoléon s'informa beaucoup de l'armée prussienne et de son mérite réel. Le roi de Wurtemberg lui vanta outre mesure la cavalerie prussienne, et la lui présenta comme si redoutable, que Napoléon, frappé de ce qu'il venait d'entendre, en parla lui-même à tous ses officiers, prit soin de les préparer à cette rencontre, leur rappela la manière de manœuvrer en Égypte, et leur dit, avec la vivacité d'expression qui lui était propre, qu'il fallait marcher sur Berlin en un carré de deux cent mille hommes.—

Le territoire saxon ayant été envahi par les Prussiens, Napoléon considère la guerre comme déclaré.

Quoique Napoléon n'eût reçu de la cour de Prusse aucune déclaration définitive, il se décida, sur le seul fait de l'invasion de la Saxe par l'armée prussienne, à considérer la guerre comme déclarée. L'année précédente, il avait qualifié d'hostilité l'invasion de la Bavière par l'Autriche; cette année il qualifia également d'hostilité l'invasion de la Saxe par la Prusse. Cette manière de poser la question était habile, car il ne paraissait intervenir en Allemagne que pour protéger les princes allemands du second ordre, contre ceux du premier. À ces conditions du reste la guerre était complétement déclarée dans le moment, car les Prussiens avaient passé l'Elbe, sur le pont de Dresde, et déjà même ils bordaient l'extrême frontière de la Saxe, comme les Français la bordaient de leur côté, en occupant le territoire franconien.

Plan de campagne.

On ne comprendrait pas le plan de campagne de Napoléon contre la Prusse, l'un des plus beaux, des plus grands qu'il ait jamais conçus et exécutés, si on ne jetait un regard sur la configuration générale de l'Allemagne.

Configuration générale de l'Allemagne.

L'Autriche et la Prusse se partagent le sol de l'Allemagne, comme elles s'en partagent la richesse, la domination, la politique, laissant entre elles un certain nombre de petits États, que leur situation géographique, les lois de l'Empire, et l'influence française, ont maintenus jusqu'ici dans leur indépendance. L'Autriche est à l'orient de l'Allemagne, la Prusse au nord. (Voir la carte no 28.) Sol de l'Autriche. L'Autriche occupe et remplit presque en entier cette belle vallée du Danube, longue, sinueuse, d'abord resserrée entre les Alpes et les montagnes de la Bohême, puis s'ouvrant au-dessous de Vienne, et, devenue large de cent lieues entre les Carpathes et les montagnes d'Illyrie, embrassant dans ces vastes berges le superbe royaume de Hongrie. C'est au fond de cette vallée qu'il faut aller chercher l'Autriche, en passant le haut Rhin entre Strasbourg et Bâle, en traversant ensuite les défilés de la Souabe, et en descendant par une marche périlleuse le cours du Danube, jusqu'au bassin au milieu duquel Vienne s'élève et domine. Sol de la Prusse. La Prusse, au contraire, est établie dans les vastes plaines du nord, dont elle occupe l'entrée. C'est pourquoi on l'appelait jadis Marche du Brandebourg. Pour parvenir chez elle, il faut non pas remonter le haut Rhin jusqu'à Bâle, mais le passer vers la moitié de son cours, à Mayence, ou le descendre jusqu'à Wesel, et franchir ainsi, ou tourner, le centre montagneux de l'Allemagne. La plaine du Nord. À peine est-on arrivé au delà des montagnes peu élevées de la Franconie, de la Thuringe et de la Hesse, qu'on débouche dans une plaine immense, que parcourent successivement le Wéser, l'Elbe, l'Oder, la Vistule, le Niémen, qui se termine, au nord, à l'Océan septentrional, et, à l'est, au pied des monts Ourals. C'est cette plaine qu'on appelle Westphalie, Hanovre, Prusse, le long de la mer du Nord, Pologne à l'intérieur du continent, Russie jusqu'à l'Oural. Sur le penchant des montagnes de l'Allemagne, par lesquelles on y arrive, c'est-à-dire en Saxe, en Thuringe, en Hesse, elle est couverte d'une solide terre végétale, et sur le bord des fleuves d'une riche terre d'alluvion. Mais dans les intervalles qui séparent ces fleuves, et surtout le long de la mer, elle est constamment sablonneuse; les eaux, sans écoulement, y forment une quantité innombrable de lacs et de marécages. Pour unique accident de terrain elle présente des dunes de sable, pour unique végétation des sapins, des bouleaux et quelques chênes. Elle est grave et triste comme la mer dont elle rappelle souvent l'image, comme la végétation élancée et sombre dont elle se couvre, comme le ciel du Nord. Elle est très-fertile sur le bord des fleuves, mais dans l'intérieur une culture maigre se développe çà et là au milieu des éclaircies des forêts de sapins; et si quelquefois elle présente le spectacle de l'abondance, c'est lorsque de nombreux bestiaux ont engraissé le sol. Mais telle est la puissance de l'économie, de la persévérance, du courage, que, dans ces sables, s'est formé un État de premier ordre, sinon riche, du moins aisé, la Prusse, œuvre hardie et patiente d'un grand homme, Frédéric II, et d'une suite de princes, qui, avant ou après Frédéric II, sans avoir son génie, ont été animés du même esprit. Et telle est aussi la puissance de la civilisation, que du sein de ces marécages, entourés de monticules sablonneux, ombragés de sapins et de bouleaux, le grand Frédéric a fait sortir la royale maison de Potsdam, le Versailles du Nord, où le génie des arts a su empreindre de grâce et d'élégance la tristesse de ces sombres et froides régions.

L'Elbe.

L'Elbe, le premier grand fleuve qu'on rencontre dans cette plaine, lorsqu'on descend des montagnes du centre de l'Allemagne, est le siége principal de la puissance prussienne, le boulevard qui la couvre, le véhicule qui transporte ses produits. Dans son cours supérieur il arrose les campagnes de la Saxe, traverse Dresde, et baigne le pied de la forteresse autrefois saxonne de Torgau. Ensuite il passe au milieu de la Prusse, entoure Magdebourg, sa principale forteresse, protége Berlin, sa capitale, laquelle est placée au delà, à égale distance de l'Elbe et de l'Oder, entre des lacs, des dunes et des canaux. Enfin, avant de se jeter dans la mer du Nord, il forme le port de la riche cité de Hambourg, qui introduit en Allemagne, par les eaux de ce fleuve, les productions de l'univers. On comprend à ce simple tracé de l'Elbe, l'ambition de la Prusse d'en posséder le cours tout entier, et d'absorber d'un côté la Saxe, de l'autre les villes anséatiques et le Hanovre, ambition qui sommeille aujourd'hui, car toutes les ambitions européennes, assouvies aux dépens de la France en 1815, paraissent sommeiller pour un temps. Mais à l'époque dont nous retraçons l'histoire, l'ébranlement des États avait mis tous les désirs en feu et en évidence. La Prusse nous avait demandé les villes anséatiques: quant à la Saxe, elle n'en avait jamais osé réclamer que la dépendance, sous le titre de Confédération du Nord; et il est naturel que Napoléon éprouvât, à l'occasion de la Saxe, toutes les jalousies qu'il éprouvait à l'occasion de la Bavière, lorsqu'il commettait la faute d'être jaloux de la Prusse.

Point décisif de la guerre quand on opère en Autriche ou en Prusse.

L'Elbe est donc le fleuve qu'il faut atteindre et franchir, quand on veut faire la guerre à la Prusse, comme le Danube est celui dont il faut descendre le cours, quand on veut faire la guerre à l'Autriche. Dès qu'on a réussi à forcer l'Elbe, les défenses de la Prusse tombent, car on lui enlève la Saxe, on annule Magdebourg, et Berlin n'a plus de protection. Les voies mêmes du commerce sont occupées par l'assaillant, ce qui devient grave, si la guerre se prolonge. Ainsi tandis qu'on est obligé à l'égard du Danube, après être arrivé vers ses sources, d'en descendre le cours jusqu'à Vienne, à l'égard de l'Elbe, il suffit de l'avoir franchi, pour avoir atteint le but principal; et, si on a conçu les vastes desseins de Napoléon, il devient alors nécessaire de courir à l'Oder, pour s'interposer entre la Prusse et la Russie, pour intercepter les secours de l'une à l'autre. Il faut même s'avancer jusqu'à la Vistule, battre la Russie en Pologne, où tant de ressentiments couvent contre elle, et suivre l'exemple d'Annibal, qui vint établir la guerre au centre des provinces italiennes, frémissantes sous le joug mal affermi de l'antique Rome. Tels sont les échelons de cette marche immense vers le Nord, qu'un seul homme a tentée jusqu'ici, Napoléon! Cette marche sera-t-elle tentée encore une fois? L'univers l'ignore. Si c'est l'intention de la Providence, que ce soit au moins une tentative sérieuse, au profit de la liberté et de l'indépendance de l'Occident!

Mais pour atteindre cette plaine septentrionale, à l'entrée de laquelle la Prusse est située, il faut traverser la contrée montagneuse qui forme le centre de l'Allemagne, ou bien la tourner en allant gagner la plage unie, qui, sous le nom de Westphalie, s'étend entre les montagnes et la mer du Nord.

Cette contrée, qui ferme l'entrée de la Prusse (voir la carte no 28), se compose d'un groupe de hauteurs boisées, long et large, qui d'un côté se lie à la Bohême, de l'autre s'élève au nord, jusqu'aux plaines de la Westphalie, au milieu desquelles il se termine, après s'être un moment redressé pour former les sommets du Hartz, si riches en métaux. Ce groupe montagneux qui sépare les eaux du Rhin de celles de l'Elbe, couvert dans sa partie supérieure de forêts, jette dans le Rhin, le Mein, la Lahn, la Sieg, la Ruhr, la Lippe, jette dans l'Elbe, l'Elster, la Saale, l'Unstrut, et enfin, directement dans la mer du Nord, l'Ems et le Wéser.

Trois routes pour pénétrer en Prusse.

Diverses routes se présentent pour le traverser. Premièrement, on peut, en partant de Mayence, se diriger à droite, remonter la vallée sinueuse du Mein, jusqu'au-dessus de Wurzbourg, et même jusqu'à ses sources. Là, aux environs de Cobourg, on rencontre les sommets boisés, qui, sous le nom de forêt de Thuringe, séparent la Franconie de la Saxe, et desquels s'échappent le Mein d'un côté, la Saale de l'autre. On les traverse par trois défilés, ceux de Bayreuth à Hof, de Kronach à Schleitz, de Cobourg à Saalfeld, puis on descend en Saxe par la vallée de la Saale. (Voir les cartes nos 28 et 34.) Telle est la première route. À gauche de ces sommets boisés qui forment la forêt de Thuringe, se trouve la seconde. Pour la suivre, on remonte le Mein, de Mayence jusqu'à Hanau; là on le quitte pour se jeter dans la vallée de la Werra, ou pays de Fulde, on laisse à droite la forêt de Thuringe, on descend par Eisenach, Gotha, Weimar, dans les plaines de la Thuringe et de la Saxe, et on arrive sur les bords de l'Elbe. Cette dernière voie a toujours été la grande route de l'Allemagne, celle de Francfort à Leipzig.

La troisième route enfin consiste à tourner le centre montagneux de l'Allemagne, et à s'élever au nord, jusqu'à ce qu'on ait atteint la plaine de la Westphalie, ce qu'on fait en suivant le cours du Rhin jusqu'à Wesel, en le passant à Wesel, en cheminant ensuite à travers la Westphalie et le Hanovre, les montagnes à droite, la mer à gauche. On trouve ainsi sur ses pas l'Ems, le Wéser, et enfin l'Elbe, devenu à cette extrémité de son cours l'un des fleuves les plus considérables de l'Europe.

De ces diverses manières de pénétrer dans la plaine du Nord, Napoléon avait choisi la première, celle qui conduit des sources du Mein aux sources de la Saale, en traversant les défilés de la Franconie.

Route préférée par Napoléon.

Les motifs de son choix étaient profonds. D'abord il avait ses troupes dans la haute Franconie, et s'il les eût transportées vers le nord, pour gagner la Westphalie, il se serait exposé à faire le double ou le triple du chemin, et à démasquer son mouvement par la longueur seule du trajet. Indépendamment de la longueur et de la signification de ce trajet, il aurait rencontré l'Ems, le Wéser, l'Elbe, et eût été obligé de franchir ces fleuves, dans la partie inférieure de leur cours, lorsqu'ils sont devenus de redoutables obstacles. Ces raisons ne laissaient de choix qu'entre deux partis: ou il fallait prendre la grande route centrale de l'Allemagne, qui se dirige par Francfort, Hanau, Fulde, Gotha, Weimar sur Leipzig, et passe à gauche de la forêt de Thuringe; ou bien il fallait remonter le Mein jusqu'à sa source, et se jeter de la vallée du Mein dans la vallée de la Saale, ce qui consistait à passer à la droite de la forêt de Thuringe. (Voir les cartes nos 28 et 34.) Cependant, entre ces deux routes, la seconde était de beaucoup préférable, par une raison qui tenait au plan général de Napoléon, et à son système de guerre. Plus il passait à droite, plus il avait chance de tourner les Prussiens par leur gauche, de les gagner de vitesse sur l'Elbe, de les séparer de la Saxe, de leur en ôter les ressources et les soldats, de franchir l'Elbe dans la partie de son cours la plus facile à traverser, de se rendre maître de Berlin, et enfin après avoir devancé les Prussiens sur l'Elbe, de les prévenir sur l'Oder, par où les Russes pouvaient arriver à leur secours. Si Napoléon atteignait ce but, il faisait quelque chose de pareil à ce qu'il avait accompli l'année précédente, en tournant le général autrichien Mack, en l'isolant des secours russes, et en coupant en deux les forces de la coalition, de manière à battre une portion après l'autre. Être le premier sur l'Elbe et sur l'Oder, était donc le grand problème à résoudre dans cette guerre. Pour cela, les défilés qui conduisent de la Franconie dans la Saxe, en passant à droite de la forêt de Thuringe, étaient la vraie route que Napoléon devait préférer, sans compter que ses troupes y étaient toutes transportées, et qu'il n'avait qu'à partir du point où elles se trouvaient pour entrer en action.

Mais ce à quoi il devait surtout s'appliquer pour réussir, c'était à mettre les Prussiens en doute sur son véritable projet, c'était à leur persuader qu'il prendrait la route de Fulde, d'Eisenach et de Weimar, c'est-à-dire la route centrale de l'Allemagne, celle qui passe à la gauche de la forêt de Thuringe. (Voir la carte no 34.) Dans ce but, il avait placé une partie de son aile gauche, composée des cinquième et septième corps, aux ordres des maréchaux Lannes et Augereau, vers Kœnigshofen et Hildburghausen, sur la Werra, donnant à croire qu'il allait se transporter dans la haute Hesse. Et en effet, il y avait là de quoi les mettre en erreur. Napoléon ne s'en était pas tenu à cette démonstration; il avait voulu accroître leurs incertitudes, en ordonnant d'autres démonstrations vers la Westphalie. La marche du roi de Hollande, précédée de faux bruits, avait eu cet objet. Cependant elle n'avait pu tromper les Prussiens, jusqu'à leur persuader que Napoléon attaquerait par la Westphalie. Outre la présence de l'armée française dans la Franconie, une circonstance accessoire avait suffi pour les éclairer. La division Dupont, toujours employée séparément depuis les combats de Haslach et d'Albeck, avait été envoyée sur le bas Rhin, afin d'occuper le grand-duché de Berg. La guerre approchant, elle avait été ramenée sur Mayence et Francfort. Ce mouvement de gauche à droite enlevait toute vraisemblance à une opération offensive du côté de la Westphalie, et conduisait à croire que l'attaque se ferait ou par le pays de Fulde, ou par la Franconie, soit à gauche, soit à droite de la forêt de Thuringe. Mais lequel de ces deux passages serait préféré par Napoléon, là était le doute, que ce profond calculateur entretenait avec un soin infini dans l'esprit des généraux prussiens.

État de l'armée prussienne.

Rien ne peut donner une idée de l'agitation qui régnait parmi ces malheureux généraux. Ils étaient tous réunis à Erfurt, sur le revers de la forêt de Thuringe, avec les ministres, le roi, la reine et la cour, délibérant dans une espèce de confusion difficile à peindre. Les forces prussiennes, rassemblées d'abord dans chaque circonscription militaire, avaient été ensuite concentrées en deux masses, l'une aux environs de Magdebourg, sous le duc de Brunswick, l'autre aux environs de Dresde, sous le prince de Hohenlohe. (Voir la carte no 34.) Armée du duc de Brunswick. L'armée principale, portée de Magdebourg à Naumbourg, sur la Saale, puis à Weimar et Erfurt, était dans ce moment autour de cette dernière ville, rangée derrière la forêt de Thuringe, son front couvert par la longueur de la forêt, et sa gauche par les rives escarpées de la Saale. Le duc de Weimar, avec un fort détachement de troupes légères, occupait l'intérieur de la forêt, et poussait des reconnaissances au delà. Le général Ruchel formait la droite de cette armée avec les troupes de Westphalie.

Armée du prince de Hohenlohe.

On pouvait évaluer à 93 mille hommes cette armée principale, en y comprenant le corps du général Ruchel. La seconde armée, organisée en Silésie, avait été dirigée sur la Saxe, pour entraîner, moitié persuasion, moitié crainte, le malheureux électeur, qui n'avait ni intérêt ni goût à la guerre. Cédant enfin après beaucoup d'hésitations, il venait de promettre 20 mille Saxons, d'assez bonnes troupes, et de livrer le pont de Dresde aux Prussiens, à condition qu'on couvrirait la Saxe, en y plaçant l'une des deux armées agissantes. Les 20 mille Saxons n'étaient pas prêts, et faisaient attendre le prince de Hohenlohe, qui remontait lentement la Saale, pour prendre position vis-à-vis des défilés qui conduisent de la Franconie en Saxe, en face du rassemblement des troupes françaises. Le contingent prussien du pays de Bayreuth, sous le commandement du général Tauenzien, s'était retiré sur Schleitz, à notre approche, et formait ainsi l'avant-garde du prince de Hohenlohe. Celui-ci, avec les 20 mille Saxons qu'il attendait, et les trente et quelques mille Prussiens de la Silésie, devait avoir sous la main un corps de plus de cinquante mille hommes.

Évaluation des forces prussiennes.

Telles étaient les deux armées prussiennes. Pour toute réserve, il y avait à Magdebourg un corps d'environ 15 mille hommes, placé sous les ordres d'un prince de Wurtemberg, brouillé avec sa famille. Il faut ajouter à cette énumération les garnisons des places de l'Oder et de la Vistule, qui montaient à environ 25 mille hommes. Ainsi les Prussiens, compris 20 mille Saxons, n'avaient pas plus de 180 ou 185 mille soldats à leur disposition, et n'en comptaient pas en propre plus de 160 ou 165 mille[2].

On allait donc opposer 180 mille Allemands à 190 mille Français, que cent mille autres devaient suivre bientôt, et qui étaient tellement aguerris, qu'ils pouvaient être présentés dans la proportion d'un contre deux, quelquefois même d'un contre trois, aux meilleures troupes européennes. Nous ne parlons pas du poids que jetaient dans la balance le génie et la présence de Napoléon. La folie d'une telle lutte était par conséquent bien grande de la part des Prussiens, sans compter la faute politique d'une guerre entre la Prusse et la France, faute, il est vrai, égale des deux côtés. État moral de l'armée prussienne. Du reste, les Prussiens étaient braves, comme le furent toujours les Allemands; mais, depuis la fin de la guerre de Sept-Ans, c'est-à-dire, depuis 1763, ils n'avaient figuré dans aucune guerre sérieuse, car leur intervention en 1792, dans la lutte de l'Europe contre la Révolution française, n'avait été ni bien longue, ni bien opiniâtre. Aussi n'avaient-ils participé à aucun des changements apportés depuis quinze ans à l'organisation des troupes européennes; ils faisaient consister l'art de la guerre dans une régularité de mouvements, qui sert beaucoup plus sur les champs de manœuvre que sur les champs de bataille; ils étaient suivis d'une quantité de bagages suffisante à elle seule pour perdre une armée, par les obstacles qu'elle apporte à sa marche. Au surplus l'orgueil, qui est une grande force morale, était extrême chez les Prussiens, surtout parmi les officiers, et il était accompagné chez eux d'un sentiment plus noble encore, d'un patriotisme irréfléchi mais ardent.

Le duc de Brunswick.

Leur armée ne péchait pas moins par la confusion des conseils que par la qualité des troupes. Le roi avait confié la direction de cette guerre au duc de Brunswick, par déférence pour la vieille renommée de ce neveu, de cet élève du grand Frédéric. Il y a des réputations établies qui sont quelquefois destinées à perdre les empires: on ne pourrait pas en effet leur refuser le commandement, et quand on le leur a déféré, le public qui aperçoit l'insuffisance sous la gloire, blâme un choix qu'il a imposé, et le rend plus fâcheux en infirmant par la critique l'autorité morale du commandement, sans laquelle l'autorité matérielle n'est rien. C'est ce qui arrivait pour le duc de Brunswick. On déplorait généralement ce choix parmi les Prussiens, et on s'en exprimait avec une hardiesse dont il eût été impossible de trouver ailleurs un exemple, car il semblait que chez cette nation la liberté d'esprit et de langage dût prendre naissance dans le sein de l'armée. Le duc de Brunswick, doué de lumières étendues, avantage que ne possèdent pas toujours les hommes dont la renommée a exagéré le mérite, se jugeait impropre aux guerres si actives et si terribles du temps. Il avait accepté le commandement par une faiblesse de vieillard, pour n'avoir pas le chagrin de le laisser à des rivaux, et il se sentait accablé sous ce fardeau. Jugeant aussi bien les autres qu'il se jugeait lui-même, il appréciait, comme elle le méritait, la folie de la cour et celle de la jeune noblesse militaire, et il n'en était pas moins effrayé que de sa propre insuffisance. À côté du duc de Brunswick se trouvait un autre débris du règne de Frédéric, c'était le vieux maréchal de Mollendorf, lui aussi chargé d'années, mais modeste, dévoué, n'exerçant aucune autorité, et uniquement appelé à donner des avis, car le roi, incertain en toutes choses, n'osant pas prendre le commandement, et ne pouvant se résoudre à le confier entièrement à personne, voulait consulter au sujet de chacune des résolutions de son état-major, et juger chaque ordre avant d'en permettre l'exécution. À la faiblesse des vieillards se joignaient les prétentions des jeunes gens, convaincus qu'à eux seuls appartenaient le talent et le droit de faire la guerre. Le prince de Hohenlohe. Le principal d'entre eux était le prince de Hohenlohe, chef de la seconde armée, et l'un des souverains allemands dépouillés de leurs États par la nouvelle Confédération du Rhin. Plein de passions et d'orgueil, il devait à quelques hardiesses heureuses, dans la guerre de 1792, la réputation d'un général habile et entreprenant. Cette réputation, fort peu méritée, avait suffi pour lui inspirer l'ambition d'être indépendant du généralissime, et d'agir d'après ses inspirations personnelles. Il en avait adressé la demande au roi, qui, n'osant ni accéder ni résister à ses désirs, avait souffert à côté du commandement en chef, un commandement secondaire, mal défini, tendant à l'isolement et à l'insubordination. Voulant attirer la guerre à lui, le prince de Hohenlohe s'efforçait d'établir le théâtre des opérations principales sur la haute Saale, où il se trouvait, tandis que le duc de Brunswick aspirait à le fixer derrière la forêt de Thuringe, où il était venu se placer. De ce triste conflit devaient naître bientôt les plus fâcheuses conséquences. Le général Ruchel, le prince Louis. Venaient ensuite les déclamateurs, comme le général Ruchel, celui qui s'était permis d'offenser M. d'Haugwitz, le prince Louis, qui avait si fort contribué à entraîner la cour, décidés les uns et les autres à ne favoriser que le plan qui aboutirait à l'offensive immédiate, dans la crainte d'un retour vers les idées pacifiques, et d'un accommodement entre Frédéric-Guillaume et Napoléon. Le maréchal Kalkreuth. Parmi ces généraux, et contrastant avec eux, se faisait remarquer le maréchal Kalkreuth, moins âgé que les uns, moins jeune que les autres, supérieur à tous par ses talents, propre encore aux fatigues quoique ayant pris une part glorieuse aux campagnes du grand Frédéric, jouissant de la confiance de l'armée et la méritant, jugeant la guerre actuelle extravagante, le chef chargé de la diriger incapable, disant de plus son opinion avec une hardiesse qui contribuait à ébranler profondément l'autorité du généralissime. C'est par lui que l'armée aurait voulu être commandée, bien qu'en présence des soldats français et de Napoléon, il n'eût peut-être pas mieux fait que le duc de Brunswick lui-même. À ces personnages militaires étaient venus s'ajouter divers personnages civils, M. d'Haugwitz, premier ministre, M. Lombard, secrétaire du roi, M. de Lucchesini, ministre de Prusse à Paris, plus une quantité de princes allemands, entre autres l'électeur de Hesse, qu'on cherchait vainement à entraîner dans la guerre, et, enfin, complétant ce pêle-mêle, la reine avec quelques-unes de ses dames, montant à cheval, et se montrant aux troupes qui la saluaient de leurs acclamations. Présence de la reine de Prusse au quartier général. Lorsque les gens sensés demandaient ce que faisait là cette personne auguste, qui, par son rang et son sexe, semblait si déplacée dans un quartier général, on répondait que son énergie était utile, qu'elle seule soutenait le roi, l'empêchait de faiblir, et on alléguait ainsi pour excuser sa présence, une raison non moins inconvenante que sa présence elle-même.

Attitude de MM. d'Haugwitz et Lombard.

M. d'Haugwitz, M. Lombard, et tous les anciens partisans de l'alliance française, essayaient d'obtenir leur pardon par un désaveu peu honorable de leur conduite antérieure. MM. d'Haugwitz et Lombard, qui avaient assez d'esprit pour juger ce qui se passait sous leurs yeux, et qui auraient dû se retirer quand la politique de paix était devenue impossible, pour laisser à M. de Hardenberg les conséquences de la politique de guerre, affectaient au contraire la plus grande chaleur de sentiments, afin qu'on crût à la sincérité de leur retour. Ils poussaient la faiblesse jusqu'à se calomnier eux-mêmes, en insinuant que leur attachement à l'alliance française n'avait été de leur part qu'une feinte pour tromper Napoléon, et pour différer une rupture qu'ils prévoyaient, mais dont le roi, toujours ami de la paix, leur avait impérieusement commandé de reculer le terme. Se donner comme des fourbes autrefois, afin de passer pour des hommes sincères aujourd'hui, n'était ni bien habile, ni bien honorable. Tout ce que gagnait M. d'Haugwitz à se conduire de la sorte, c'était de perdre en un jour le mérite d'une politique sage qui lui appartenait, pour assumer la responsabilité d'une politique désastreuse qui lui était étrangère.

M. de Gentz appelé au quartier général.

Il y avait alors en Allemagne un pamphlétaire spirituel et éloquent, ennemi ardent de la France, et dont les passions patriotiques, quoique vraies, n'étaient pas entièrement désintéressées, car il recevait des cabinets de Vienne et de Londres le prix de ses diatribes: ce pamphlétaire était M. de Gentz. C'est lui qui depuis plusieurs années écrivait les manifestes de la coalition, et remplissait les journaux de l'Europe de déclamations virulentes contre la France. MM. d'Haugwitz et Lombard l'avaient appelé au quartier général prussien, pour qu'il voulût bien rédiger le manifeste de la Prusse, et ils en étaient devant cet auteur de libelles, aux prières, aux caresses, aux excuses, l'accablant de prévenances et de marques de distinction, jusqu'à le présenter à la reine elle-même, et à lui ménager des entrevues avec cette princesse. Après l'avoir souvent dénoncé à la France comme un boute-feu vendu à l'Angleterre, ils le suppliaient en ce moment d'enflammer contre cette même France tous les cœurs allemands. Ils l'avaient chargé en outre d'être auprès de l'Autriche la caution de leur sincérité, s'excusant de combattre si tard l'ennemi commun, par l'assurance de l'avoir détesté toujours.

C'est au milieu de cette étrange réunion de militaires, de princes, de ministres, d'hommes, de femmes, tous se mêlant d'opiner, de conseiller, d'approuver ou de blâmer, qu'on discutait la politique et la guerre. M. d'Haugwitz, qui cherchait à prolonger ses illusions, comme il avait cherché à prolonger son pouvoir, tâchait de persuader à chacun que tout allait bien, très-bien, beaucoup mieux qu'on n'aurait pu l'espérer. Il se vantait d'avoir trouvé chez l'Autriche des dispositions extrêmement amicales, et parlait même de communications secrètes qui faisaient présager le concours prochain de cette puissance. Il célébrait la générosité de l'empereur Alexandre, et publiait à titre de nouvelle certaine l'arrivée immédiate des troupes russes sur l'Elbe. Il donnait comme acquise l'adhésion de l'électeur de Hesse, et l'adjonction à l'armée prussienne de trente mille Hessois, soldats les meilleurs de la Confédération. Enfin il annonçait la réconciliation soudaine de la Prusse avec l'Angleterre, et le départ d'un plénipotentiaire britannique pour le quartier général prussien. M. d'Haugwitz ne pouvait croire cependant à la vérité de ces nouvelles, car il savait que l'Autriche, gardant le souvenir de la conduite tenue à son égard, se joindrait à la Prusse le jour seulement où Napoléon serait vaincu, c'est-à-dire quand on n'aurait presque plus besoin d'elle; que les troupes russes arriveraient sur l'Elbe dans trois ou quatre mois, c'est-à-dire à une époque où la question serait décidée; que l'électeur de Hesse, toujours astucieux, attendait le résultat de la première bataille pour se prononcer; que l'Angleterre enfin, dont la réconciliation avec la Prusse était en effet certaine, ne pouvait fournir que de l'argent, tandis qu'il aurait fallu des soldats pour les opposer aux terribles soldats de Napoléon. Il savait que la question consistait toujours à vaincre avec l'armée prussienne, réduite à ses propres forces, énervée par une longue paix, commandée par un vieillard, l'armée française constamment victorieuse depuis quinze ans, et commandée par Napoléon. Mais cherchant à tromper les autres, et à se tromper lui-même, un jour, une heure de plus, il semait des bruits auxquels il ne croyait pas, et s'efforçait de couvrir de quelques ombres le précipice où l'on marchait.

Idées qui dominent les Prussiens, relativement au système de guerre qu'il convient d'adopter.

On n'était pas dans de meilleures dispositions d'esprit pour discuter les plans de campagne. Tout ce qu'on avait conclu des grandes leçons d'art militaire données par Napoléon à l'Europe, c'est qu'il fallait sur-le-champ prendre l'offensive, battre les Français avec leurs propres armes, c'est-à-dire avec l'audace et la célérité, et comme la Prusse n'était pas capable de supporter long-temps les frais d'un si grand armement, se hâter d'en finir, en livrant une bataille décisive avec toutes les forces réunies de la monarchie. On se persuadait sérieusement même après Austerlitz, même après Hohenlinden, et cent autres batailles rangées, que les Français, vifs et adroits, étaient propres surtout à la guerre de postes, mais que dans une action générale, où seraient engagées de grandes masses, la solide et savante tactique de l'armée prussienne l'emporterait sur leur inconsistante agilité. Ce qu'il fallait surtout pour plaire à ce monde agité, pour en être écouté avec faveur, c'était de parler de guerre offensive. L'idée de la guerre offensive prévaut dans tous les esprits. Quiconque eût apporté un plan de guerre défensive, quelque bien raisonné que ce plan pût être; quiconque, invoquant les règles éternelles de la prudence, aurait osé dire qu'à un ennemi profondément expérimenté, singulièrement impétueux, jusqu'alors invincible, il fallait opposer le temps, l'espace, les obstacles naturels bien choisis, en sachant attendre l'occasion, que la fortune n'accorde ni aux téméraires qui la devancent, ni aux timides qui la fuient, mais aux habiles qui la saisissent quand elle se présente, quiconque eût osé donner de tels conseils, eût été accueilli comme un lâche, ou comme un traître vendu à Napoléon. Cependant l'armée prussienne ne pouvant alors tenir tête à l'armée française, le plus simple bon sens conseillait de présenter à Napoléon d'autres obstacles que des poitrines de soldats. Plan que la prudence conseillait d'opposer à Napoléon. Ces obstacles, tels qu'on pouvait déjà les entrevoir, et tels que l'expérience les révéla bientôt, étaient la distance, le climat, la jonction des forces russes et allemandes dans les profondeurs glacées du Nord. Il ne fallait donc pas, en se portant en avant, épargner à Napoléon une moitié de la distance, transporter la guerre sous un climat tempéré, et lui fournir l'avantage de combattre les Prussiens avant l'arrivée des Russes. Il ne fallait pas surtout devant un ennemi si prompt, si adroit, si habile à profiter d'un faux mouvement, s'exposer, en prenant une position trop avancée, à être coupé de sa ligne d'opération, séparé de l'Elbe ou de l'Oder, et enveloppé, anéanti au début même de la guerre. Les Autrichiens, qu'on avait tant blâmés l'année précédente, auraient dû servir de leçon, et empêcher par le souvenir de leurs malheurs, qu'on ne donnât une seconde fois le spectacle des Allemands surpris, battus, désarmés, avant l'arrivée de leurs auxiliaires du Nord.

Ainsi la prudence enseignait qu'il fallait, au lieu de s'avancer jusqu'aux montagnes boisées qui séparent la vallée de l'Elbe de celle du Rhin, se tenir tout simplement en masse derrière l'Elbe, seule barrière qui pût arrêter les Français, leur en disputer le passage du mieux qu'on pourrait, puis l'Elbe franchi par eux, se retirer sur l'Oder, et de l'Oder sur la Vistule, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les Russes, en tâchant de ne livrer que des actions partielles, lesquelles sans rien compromettre, auraient rendu aux Prussiens l'habitude de la guerre, qu'ils avaient perdue depuis long-temps. C'est quand on aurait pu réunir cent cinquante mille Prussiens à cent cinquante mille Russes, dans les plaines tour à tour fangeuses ou glacées de la Pologne, que les difficultés sérieuses auraient commencé pour Napoléon.

Ce n'était pas du génie, nous le répétons, mais du simple bon sens qu'il fallait pour concevoir un tel plan. D'ailleurs un Français, un grand général, Dumouriez, qui avait autrefois sauvé la France contre ce même duc de Brunswick, et qui depuis, dépravé par l'exil, tâchait de conseiller nos ennemis, sans en être écouté, Dumouriez envoyait mémoires sur mémoires aux cabinets européens, pour leur apprendre que se retirer, en opposant à Napoléon les distances, le climat, la faim et les ruines, était le plus sûr moyen de le combattre. Napoléon lui-même le pensait si bien que, lorsqu'il fut informé que les Prussiens s'avançaient au delà de l'Elbe, il refusa d'abord de le croire[3].

Il est vrai que par l'adoption d'un tel plan on perdait le concours de la Hesse et de la Saxe, les plus belles provinces de la monarchie abandonnées sans combat à l'ennemi, les ressources dont ces provinces abondaient, la capitale, et enfin l'honneur des armes compromis par une retraite aussi brusque. Mais ces objections, graves sans doute, étaient plus spécieuses que solides. La Hesse, en effet, ne voulait pas se donner à des gens qui avaient déjà le sceau de la défaite sur le front. Vingt mille Saxons ne valaient pas le sacrifice d'un bon système de guerre. Les provinces qu'on se faisait scrupule d'abandonner, allaient être perdues de gré ou de force par un mouvement offensif de Napoléon, et quand on lui avait vu parcourir l'Autriche à pas de géant, sans être arrêté par les montagnes ou les fleuves, il était puéril d'espérer les défendre contre lui. Ces lignes de la forêt de Thuringe, de l'Elbe, de l'Oder, qu'on craignait de livrer, on était certain de se les voir enlever par une seule manœuvre de Napoléon, sans en pouvoir faire les degrés successifs d'une retraite bien calculée, et en perdant, outre les provinces contenues entre ces lignes, l'armée elle-même, c'est-à-dire la monarchie. Enfin pour ce qui regardait l'honneur des armes, il fallait tenir peu de compte des apparences: une retraite qu'on peut imputer au calcul, n'a jamais compromis la réputation d'une armée.

Au surplus, aucune de ces idées n'avait été discutée dans le conseil tumultueux, où roi, princes, généraux, ministres, délibéraient sur les opérations de la prochaine guerre. Il y régnait une telle ardeur, qu'on ne souffrait la discussion qu'entre des plans offensifs, et ces plans tendaient tous à porter l'armée prussienne en Franconie, au milieu des cantonnements de l'armée française, pour surprendre celle-ci, et la rejeter sur le Rhin, avant qu'elle eût le temps de se concentrer.

Le plan, qui aurait le mieux convenu à la prudence du duc de Brunswick, eût été de rester blotti derrière la forêt de Thuringe, et d'attendre dans cette position que Napoléon débouchât par l'un ou l'autre côté de cette forêt, par les défilés de la Franconie en Saxe, ou par la route centrale de l'Allemagne, qui va de Francfort à Weimar. (Voir la carte no 34.) Dans le premier cas, les Prussiens, la droite à la forêt de Thuringe, le front couvert par la Saale, n'avaient qu'à laisser avancer Napoléon. S'il voulait les assaillir avant d'aller plus loin, ils lui opposaient les bords de la Saale, presque impossibles à franchir devant une armée de 140 mille hommes. S'il courait à l'Elbe, ils le suivaient, toujours couverts par ces mêmes bords de la Saale. Si, au contraire, ce qui était moins probable, vu le lieu choisi pour le rassemblement de ses troupes, Napoléon traversant toute la Franconie, venait gagner la route centrale d'Allemagne, le trajet était si long, qu'on avait le temps de se réunir en masse, et de choisir un terrain convenable pour lui livrer bataille, au moment où il déboucherait des montagnes. Certainement, à ne pas adopter dès l'origine la ligne de l'Elbe pour premier théâtre de guerre défensive, il n'y avait pas mieux à faire que de se placer derrière la forêt de Thuringe, comme le duc de Brunswick y était disposé.

Deux plans de guerre offensive imaginés contradictoirement par le duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe.

Mais quoique ce fût là son avis, il n'osa pas le proposer. Cédant à l'entraînement général, il imagina un plan de guerre offensive. Le prince de Hohenlohe, son contradicteur ordinaire, en imagina un autre. Pour prendre la position qu'ils occupaient, le duc de Brunswick était parti de Magdebourg, le prince de Hohenlohe de Dresde, le premier remontant la rive gauche, le second remontant la rive droite de la Saale. On pouvait, dans le système de la guerre offensive, passer, comme nous l'avons dit, par l'un ou l'autre côté de la forêt de Thuringe, ou remonter la haute Saale, et traverser les défilés qui mettent en communication la Saxe avec la Franconie, devant lesquels se rassemblaient alors les Français, ou bien se porter du côté opposé, traverser la haute Hesse, et marcher d'Eisenach sur Fulde, Schweinfurt et Wurzbourg. (Voir la carte no 34.) Le prince de Hohenlohe, voulant jouer le rôle principal, proposait, en laissant le duc de Brunswick où il était, de remonter la haute Saale, de franchir les défilés de la Franconie, de se jeter sur le haut Mein, de surprendre les Français à peine rassemblés, et de les refouler sur le bas Mein, sur Wurzbourg, Francfort et Mayence. Une fois le refoulement commencé, le duc de Brunswick se serait joint à lui, par n'importe quelle route, pour achever la déroute des Français avec toute la masse des forces prussiennes.

Le duc de Brunswick avait formé le projet d'agir par le côté opposé, de se porter en avant par Eisenach, Fulde, Schweinfurt, Wurzbourg, c'est-à-dire par la route centrale de l'Allemagne, de tomber sur Wurzbourg même, et de couper ainsi de Mayence tous les Français qui étaient dans la Franconie. Ce projet valait assurément mieux, car tandis que le prince de Hohenlohe, en proposant de déboucher sur le haut Mein, aurait replié les Français sur le bas Mein, de Cobourg sur Wurzbourg, et aurait tendu à les rallier en les repliant, le duc de Brunswick au contraire, en se dirigeant sur Wurzbourg même, aurait coupé les Français qui étaient sur le haut Mein de ceux qui se trouvaient sur le bas Mein, se serait interposé entre Wurzbourg qui était le centre de leurs rassemblements, et Mayence qui était leur base d'opération. De plus il aurait agi avec 140 mille hommes réunis, et tenté l'offensive avec la masse de forces qu'il y faut consacrer, quand on ose la prendre. Mais quel que fût le plan qu'on adoptât, pour qu'il eût des chances de réussir, il fallait, premièrement, que l'armée prussienne fût, sinon égale en qualité à l'armée française, capable au moins de supporter sa rencontre; secondement, qu'on devançât Napoléon, et qu'on le surprit avant qu'il eût concentré toutes ses forces sur Wurzbourg. Or, le duc de Brunswick avait donné ses ordres de mouvement pour le 10 octobre, et Napoléon était à Wurzbourg le 3, à la tête de ses forces rassemblées, et en mesure de faire face à tous les événements.

Tandis qu'on disputait ainsi sur ces plans offensifs, tous fondés sur la donnée ridicule de surprendre les Français le 10 octobre, lorsque Napoléon était déjà le 3 au milieu de ses troupes réunies, on apprit son arrivée à Wurzbourg, et on commença d'entrevoir ses dispositions. Le duc de Brunswick en apprenant l'arrivée de Napoléon à Wurzbourg, renonce à son projet de guerre offensive. On comprit dès lors qu'on avait mal calculé en mesurant son activité sur celle qu'on avait soi-même, et le duc de Brunswick, qui, sans posséder le coup d'œil, la résolution, l'activité d'un grand général, était doué néanmoins d'un jugement exercé, sentit plus vivement le danger d'aller affronter l'armée française déjà formée, et ayant Napoléon à sa tête. Il renonça dès cet instant à des projets d'offensive, conçus par condescendance, et s'attacha de plus en plus à la position défensive prise derrière la forêt de Thuringe. Il s'efforça de démontrer à tous ceux qui l'entouraient, les avantages de cette position, car, leur répétait-il sans cesse, si Napoléon passait par Kœnigshofen, Eisenach, Gotha, Erfurt, ce qui l'amenait en Allemagne par la grande route centrale, on pouvait le prendre en flanc, au moment où il déboucherait des montagnes; si, au contraire, il se présentait par les défilés aboutissant de la Franconie en Saxe, sur la haute Saale, on occupait le cours de cette rivière, et on l'attendait de pied ferme derrière ses bords escarpés. D'autres raisons que le duc de Brunswick n'avouait pas, lui inspiraient pour cette position une préférence décidée. Au fond il blâmait la guerre, et il venait de découvrir avec joie une chance de la conjurer. À en croire les rapports des espions, Napoléon faisait exécuter de grands travaux défensifs vers Schweinfurt, sur la route même de Wurzbourg à Kœnigshofen et Eisenach. Il était vrai que Napoléon, afin de tromper les Prussiens, avait ordonné des travaux dans différentes directions, notamment dans celle de Schweinfurt, Kœnigshofen, Hildburghausen et Eisenach. Le duc de Brunswick en concluait, non pas que Napoléon songeait à se présenter par la grande route centrale de Francfort à Weimar, mais qu'il voulait s'établir autour de Wurzbourg, et y prendre une position défensive. Ses entretiens avec M. de Lucchesini contribuaient également à le lui persuader. Cet ambassadeur, qui avait si malheureusement irrité son cabinet deux mois auparavant par des rapports exagérés, mêlant maintenant un peu de vrai à beaucoup de faux, affirmait que Napoléon au fond ne désirait pas la guerre, qu'il avait sans doute traité légèrement la Prusse, mais qu'il n'avait jamais nourri contre elle aucun projet d'agression, et qu'il serait bien possible qu'il vînt se placer à Wurzbourg, pour y attendre derrière de bons retranchements, le dernier mot du roi Frédéric-Guillaume.

Il était bien tard pour oser produire cette vérité, et c'était choisir pour la produire l'instant où elle avait cessé d'être exacte. Si Napoléon, en effet, avant de quitter Paris, avait été peu enclin à la guerre, et très-disposé à en finir avec la Prusse au moyen de quelques explications amicales, maintenant qu'il se trouvait à la tête de son armée, et que son épée était à moitié hors du fourreau, il allait la tirer tout entière, et agir avec la promptitude qui lui était naturelle. Rien ne s'accordait moins avec son caractère, que le projet de s'établir en avant de Wurzbourg, dans une position défensive. Mais de ce projet faussement prêté à Napoléon, et des rapports de M. de Lucchesini, le duc de Brunswick concluait avec une secrète joie, qu'il était possible d'éviter la guerre, surtout si on avait la précaution de rester derrière la forêt de Thuringe, et de laisser entre les deux armées cet obstacle à leur rencontre.

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