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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Nouvelle position prise par Napoléon.

Napoléon prit donc la résolution de s'éloigner de Varsovie, de confier la garde de cette capitale au cinquième corps, aux Polonais, aux Bavarois (la soumission des places de la Silésie rendait ces derniers disponibles), et de s'établir avec la plus grande partie de ses troupes, en avant de la basse Vistule, derrière la Passarge, ayant Thorn à sa droite, Elbing à sa gauche, Dantzig sur ses derrières, son centre à Osterode, ses avant-postes entre la Passarge et l'Alle. (Voir les cartes nos 37 et 38.) Dans cette position il couvrait lui-même le siége de Dantzig, sans avoir besoin de détacher pour cet objet aucune partie de ses forces. Si, en effet les Russes, voulant secourir Dantzig, venaient chercher une bataille, il pouvait leur opposer tous ses corps réunis, celui de Bernadotte compris, et même une partie des troupes de Lefebvre, que rien ne l'empêchait d'attirer à lui dans un cas pressant, ainsi qu'il l'avait fait en 1796, lorsqu'il leva le siége de Mantoue pour courir aux Autrichiens. Il ne lui manquait un jour de bataille que le cinquième corps, qui, de quelque manière qu'on opérât, était indispensable sur la Narew, afin de défendre Varsovie. Cette nouvelle position, d'ailleurs, donnait lieu à des combinaisons savantes, fécondes en grands résultats, ignorées de l'ennemi, tandis que celles qui auraient eu Varsovie pour base, lui étaient toutes connues. Cantonné derrière la Passarge, Napoléon se trouvait à quinze lieues seulement de Kœnigsberg. Supposez que les Russes, attirés par l'isolement apparent dans lequel on laissait Varsovie, s'avançassent sur cette capitale, on courait derrière eux à Kœnigsberg, on s'emparait de cette ville, et puis se rabattant par un mouvement à droite sur leurs derrières, on les jetait sur la Narew et la Vistule, dans les marécages de l'intérieur, avec autant de certitude de les détruire, que dans le cas du mouvement vers la mer. Si, au contraire, ils attaquaient de front les cantonnements sur la Passarge, on avait, comme nous venons de le dire, outre la force naturelle de ces cantonnements, la masse entière de l'armée à leur opposer. La position était donc excellente pour le siége de Dantzig, excellente pour les opérations futures, car elle faisait naître des combinaisons nouvelles, dont le secret n'était pas dévoilé.

Caractère de la guerre que Napoléon faisait en ce moment.

C'est assurément un spectacle imposant et instructif, que celui de ce général impétueux, qui n'était propre, au dire de ses détracteurs, qu'à la guerre offensive, porté d'un seul bond du Rhin à la Vistule, s'arrêtant tout à coup devant les difficultés des lieux et des saisons, s'enfermant dans un espace étroit, y faisant la guerre froide, lente, méthodique, y disputant pied à pied de petites rivières, après avoir franchi les plus gros fleuves sans s'arrêter, se réduisant enfin à couvrir un siége, et placé à une aussi vaste distance de son empire, en présence de l'Europe qu'étonnait cette nouvelle manière de procéder, que le doute commençait à gagner, conservant une fermeté inébranlable, n'étant pas même séduit par le désir de frapper un coup d'éclat, et sachant ajourner ce coup au moment où la nature des choses le rendrait sûr et possible: c'est, disons-nous, un spectacle digne d'intérêt, de surprise, d'admiration, c'est une précieuse occasion d'étude et de réflexions, pour quiconque est sensible aux combinaisons des grands hommes, et se plaît à les méditer!

Répartition de l'armée entre les divers cantonnements.

Napoléon vint donc se placer entre la Passarge et la basse Vistule (voir la carte no 38), le corps du maréchal Bernadotte à gauche sur la Passarge, entre Braunsberg et Spanden; le corps du maréchal Soult au centre, entre Liebstadt et Mohrungen; le corps du maréchal Davout à droite, entre Allenstein et Hohenstein, au point où l'Alle et la Passarge sont le plus rapprochées; le corps du maréchal Ney en avant-garde, entre la Passarge et l'Alle, à Guttstadt; le quartier général et la garde à Osterode, dans une position centrale, où Napoléon pouvait réunir toutes ses forces en quelques heures. Il attira le général Oudinot à Osterode, avec les grenadiers et voltigeurs, formant une réserve d'infanterie de 6 à 7 mille hommes. Il répandit la cavalerie sur ses derrières, entre Osterode et la Vistule, depuis Thorn jusqu'à Elbing, pays qui abondait en toute sorte de fourrages.

Dissolution du corps d'Augereau.

Dans l'énumération des corps cantonnés derrière la Passarge, nous n'avons pas désigné celui d'Augereau. Napoléon en avait prononcé la dissolution. Augereau venait de quitter l'armée, déconcerté de ce qui lui était arrivé dans la journée d'Eylau, imputant mal à propos son échec à la jalousie de ses camarades, qui, selon lui, n'avaient pas voulu le soutenir, se disant fatigué, malade, usé! L'Empereur le renvoya en France, avec des témoignages de satisfaction, qui étaient de nature à le consoler. Mais craignant que dans le septième corps, à moitié détruit, il ne restât quelque chose du découragement manifesté par le chef, il en prononça la dissolution, après y avoir prodigué les récompenses. Il en répartit les régiments entre les maréchaux Davout, Soult et Ney. Des 12 mille hommes dont se composait le septième corps, il y en avait eu 7 mille présents à Eylau, et sur ces 7 mille, deux tiers mis hors de combat. Les survivants, joints à ceux qui étaient demeurés en arrière, devaient fournir 7 à 8 mille hommes de renfort aux divers corps de l'armée.

Napoléon plaça le cinquième corps sur l'Omulew, à quelque distance de Varsovie. Lannes étant toujours malade, il avait mandé, avec regret d'en priver l'Italie, mais avec une grande satisfaction de le posséder en Pologne, le premier de ses généraux, Masséna, qui n'avait pas pu s'entendre avec Joseph à Naples. Il lui donna le commandement du cinquième corps. Les siéges de la Silésie avançant, grâce à l'énergie et à la fertilité d'esprit du général Vandamme, Schweidnitz ayant été pris, Neisse et Glatz restant seuls à prendre, Napoléon en profita pour amener sur la Vistule la division bavaroise Deroy, forte de 6 à 7 mille hommes d'assez bonnes troupes, laquelle fut cantonnée à Pultusk, entre la position du cinquième corps sur l'Omulew et Varsovie. Les bataillons polonais de Kalisch et de Posen avaient été envoyés à Dantzig. Napoléon rassembla ceux de Varsovie, organisés par le prince Poniatowski, à Neidenbourg, de manière à maintenir la communication entre le quartier général et les troupes campées sur l'Omulew. Ils étaient là sous les ordres du général Zayonscheck. Il demanda en outre que l'on organisât un corps de cavalerie de mille à deux mille Polonais, afin de courir après les Cosaques. Ces diverses troupes polonaises destinées à lier la position de la grande armée sur la Passarge, avec celle de Masséna sur la Narew, n'étaient pas capables assurément d'arrêter une armée russe qui aurait pris l'offensive, mais elles suffisaient pour empêcher les Cosaques de pénétrer entre Osterode et Varsovie, et pour exercer dans ce vaste espace une active surveillance. Concentré ainsi derrière la Passarge, et en avant de la basse Vistule, couvrant dans une position inattaquable le siége de Dantzig, qui allait enfin commencer, pouvant par une menace sur Kœnigsberg, arrêter tout mouvement offensif sur Varsovie, Napoléon était dans une situation à ne rien craindre. Rejoint par les retardataires laissés en arrière, et par le corps de Bernadotte, renforcé par les grenadiers et voltigeurs d'Oudinot, il pouvait en quarante-huit heures réunir 80 mille hommes sur l'un des points de la Passarge. Cette situation était fort imposante, surtout si on la compare à celle des Russes, qui n'auraient pas pu mettre 50 mille hommes en ligne. Mais c'est une remarque digne d'être répétée, quoique déjà faite par nous, qu'une armée de plus de 300 mille hommes, répandue depuis le Rhin jusqu'à la Vistule, administrée avec une habileté qu'aucun capitaine n'a jamais égalée, fût dans l'impossibilité de fournir plus de 80 mille combattant sur le même champ de bataille. Distribution générale des forces de l'armée. Il y avait 80 à 90 mille hommes capables d'agir offensivement entre la Vistule et la Passarge, 24 mille sur la Narew, d'Ostrolenka à Varsovie, en y comprenant les Polonais et les Bavarois, 22 mille sous Lefebvre devant Dantzig et Colberg, 28 mille sous Mortier, en Italiens, Hollandais et Français, répandus depuis Brême et Hambourg jusqu'à Stralsund et Stettin, 15 mille en Silésie tant Bavarois que Wurtembergeois, 30 mille dans les places, depuis Posen jusqu'à Erfurt et Mayence, 7 ou 8 mille employés aux parcs, 15 mille blessés de toutes les époques, 60 et quelques mille malades et maraudeurs, enfin 30 à 40 mille recrues en marche, ce qui faisait à peu près 330 mille hommes à la grande armée, dont 270 mille Français, et environ 60 mille auxiliaires, Italiens, Hollandais, Allemands et Polonais.

Mars 1807.
Grand nombre de maraudeurs à la suite de l'armée.

Ce qui paraîtra singulier, c'est ce nombre énorme de 60 mille malades ou maraudeurs, nombre, il est vrai, très-approximatif[26], difficile à fixer, mais digne de l'attention des hommes d'État, qui étudient les secrets ressorts de la puissance des nations. Il n'y avait pas dans ces soixante mille absents qualifiés de malades, la moitié qui fût aux hôpitaux. Les autres étaient en maraude. Nous avons déjà dit que beaucoup de soldats manquaient dans les rangs à la bataille d'Eylau, par suite de la rapidité des marches, et que les impressions produites par cette terrible bataille se répandant au loin, les lâches et la valetaille avaient fui à toutes jambes, en criant que les Français étaient battus. Depuis il s'était joint à eux beaucoup d'hommes, qui, sous prétexte de maladies ou de blessures légères, demandaient à se rendre aux hôpitaux, mais se gardaient bien d'y aller, parce qu'on y était retenu, surveillé, soigné même jusqu'à l'ennui. Ils avaient passé la Vistule, vivaient dans les villages, à droite et à gauche de la grande route, de manière à échapper à la surveillance générale qui contenait dans l'ordre toutes les parties de l'armée. Ils vivaient ainsi aux dépens du pays, qu'ils ne ménageaient pas, les uns vrais lâches, dont une armée, même héroïque, a toujours une certaine quantité dans ses rangs, les autres fort braves au contraire, mais pillards par nature, aimant la liberté et le désordre, et prêts à revenir au corps dès qu'ils apprenaient la reprise des opérations. Napoléon, averti de cet état de choses, par la différence entre le nombre d'hommes réputés aux hôpitaux, et le nombre de ceux que les dépenses de M. Daru prouvaient y être véritablement, porta sur cet abus une sérieuse attention. Il employa pour le réprimer la police des autorités polonaises, puis la gendarmerie d'élite attachée à sa garde, comme la seule troupe qui fût assez respectée pour se faire obéir. Jamais néanmoins on ne put complétement détruire sur la ligne d'opération cette lèpre attachée aux grandes armées. Et pourtant l'armée dont il s'agissait ici, était celle du camp de Boulogne, la plus solide, la plus disciplinée, la plus brave qui fut jamais! Dans la campagne d'Austerlitz, les maraudeurs s'étaient à peine fait voir. Mais la rapidité des mouvements, la distance, le climat, la saison, le carnage enfin, relâchant les liens de la discipline, cette vermine, triste effet de la misère dans un grand corps, commençait à pulluler. Napoléon y pourvut cette fois par une immense prévoyance, et par les victoires qu'il remporta bientôt. Mais des défaites peuvent en quelques jours faire dégénérer un pareil mal en dissolution des armées. Ainsi dans les succès même de cette belle et terrible campagne de 1807, apparaissaient plusieurs des symptômes d'une campagne à jamais fatale et mémorable, celle de 1812.

Quelques démonstrations des Russes contre nos cantonnements.

Le retour dans les cantonnements fut signalé par quelques mouvements de la part des Russes. Leurs rangs étaient singulièrement éclaircis. Il ne leur restait pas cinquante mille hommes capables d'agir. Cependant le général Benningsen, tout enorgueilli de n'avoir pas perdu à Eylau jusqu'au dernier homme, et, suivant son usage, se disant vainqueur, voulut donner à ses vanteries une apparence de vérité. Il quitta donc Kœnigsberg, dès qu'il apprit que l'armée française se retirait sur la Passarge. Il vint montrer de fortes colonnes le long de cette rivière, surtout dans son cours supérieur, vers Guttstadt, en face de la position du maréchal Ney. Il s'adressait mal, car cet intrépide maréchal, privé de l'honneur de combattre à Eylau, et impatient de s'en dédommager, reçut vigoureusement les corps qui se présentèrent à lui, et leur fit essuyer une perte notable. Dans le même moment, le corps du maréchal Bernadotte, cherchant à s'établir sur la basse Passarge, et obligé pour cela d'occuper Braunsberg, s'empara de cette ville, où il fît prisonniers deux mille Prussiens. Ce fut la division Dupont qui eut le mérite de cette brillante expédition. Les Russes ayant néanmoins continué de s'agiter, et paraissant vouloir se porter sur la haute Passarge, Napoléon, dans les premiers jours de mars, prit le parti de faire sur la basse Passarge une démonstration offensive, de façon à inquiéter le général Benningsen pour la sûreté de Kœnigsberg. C'est à regret que Napoléon se décidait à un tel mouvement, car c'était révéler aux Russes le danger qu'ils couraient en s'élevant sur notre droite pour menacer Varsovie. Sachant bien qu'une manœuvre démasquée est une ressource perdue, Napoléon aurait voulu ne pas agir du tout, ou agir d'une manière décisive, en marchant sur Kœnigsberg avec toutes ses forces. Mais, d'une part, il fallait obliger l'ennemi à se tenir tranquille, afin de l'être soi-même dans ses quartiers d'hiver; de l'autre, on n'avait ni en vivres ni en munitions de quoi tenter une opération de quelque durée. Napoléon se résigna donc à une simple démonstration sur la basse Passarge, exécutée le 3 mars par les corps des maréchaux Soult et Bernadotte, qui passèrent cette rivière pendant que le maréchal Ney à Guttstadt poussait rudement le corps ennemi dirigé sur la haute Passarge. Les Russes perdirent dans ces mouvements simultanés environ 2 mille hommes, et, en voyant leur ligne de retraite sur Kœnigsberg compromise, se hâtèrent de se retirer et de rendre la tranquillité à nos cantonnements.

Tels furent les derniers actes de cette campagne d'hiver. Le froid long-temps retardé commençait à se faire sentir; le thermomètre était descendu à 8 et 10 degrés au-dessous de la glace. On allait avoir en mars le temps auquel on aurait dû s'attendre en décembre et en janvier.

Napoléon, qui ne s'était décidé que malgré lui à ordonner les dernières opérations, écrivit au maréchal Soult: «C'est bien un des inconvénients que j'avais sentis des mouvements actuels, que d'éclairer les Russes sur leur position. Mais ils me pressaient trop sur ma droite. Résolu à laisser passer le mauvais temps, et à organiser les subsistances, je ne suis point autrement fâché de cette leçon donnée à l'ennemi. Avec l'esprit de présomption dont je le vois animé, je crois qu'il ne faut que de la patience, pour lui voir faire de grandes fautes.» (Osterode, 6 mars.)

Importance attachée aux approvisionnements dans la position où se trouvait Napoléon.

Si Napoléon avait eu alors assez de vivres et de moyens de transport pour traîner après lui de quoi nourrir l'armée pendant quelques jours, il eût immédiatement terminé la guerre, ayant affaire à un ennemi assez malavisé pour venir se jeter sur la droite de ses quartiers. Aussi toute la question consistait-elle à ses yeux dans un approvisionnement, qui lui permît de refaire ses soldats épuisés par les privations, et de les réunir quelques jours, sans être exposé à les voir mourir de faim, ou à laisser une moitié d'entre eux en arrière, comme il lui était arrivé à Eylau. Les villes du littoral, notamment celle d'Elbing, pouvaient lui fournir des vivres pour les premiers moments de son établissement, mais de telles ressources ne lui suffisaient pas. Il voulait donc en amener de grandes quantités, qui descendraient de Varsovie par la Vistule, ou viendraient de Bromberg par le canal de Nackel, et puis seraient par terre transportées de la Vistule aux divers cantonnements de l'armée sur la Passarge. Efforts pour se procurer des vivres et des moyens de transport. Il donna les ordres les plus précis à cet égard, pour amasser d'abord à Bromberg et à Varsovie les approvisionnements nécessaires, pour créer ensuite les moyens de transport qui devaient servir à terminer le trajet de la Vistule aux bords de la Passarge. Son intention était de commencer par fournir chaque jour la ration entière à ses soldats, et puis de former à Osterode, centre de ses quartiers, un magasin général, qui renfermât quelques millions de rations, en pain, riz, vin, eau-de-vie. Il voulut utiliser à cet effet le zèle des Polonais, qui jusqu'ici lui avaient rendu peu de services militaires, et dont il désirait tirer au moins quelques services administratifs. Comme il avait M. de Talleyrand à Varsovie, il le chargea de s'entendre avec le gouvernement provisoire, qui dirigeait les affaires de la Pologne. Il lui écrivit donc la lettre suivante, en lui envoyant ses pleins pouvoirs pour conclure des marchés à quelque prix que ce fût.

Osterode, 12 mars, 10 heures du soir.

«Je reçois votre lettre du 10 mars à 3 heures après midi. J'ai 300 mille rations de biscuit à Varsovie. Il faut huit jours pour venir de Varsovie à Osterode; faites des miracles, mais qu'on m'en expédie par jour 50 mille rations. Tâchez aussi de me faire expédier par jour 2 mille pintes d'eau-de-vie. Aujourd'hui le sort de l'Europe et les plus grands calculs dépendent des subsistances. Battre les Russes, si j'ai du pain, est un enfantillage. J'ai des millions, je ne me refuse pas d'en donner. Tout ce que vous ferez sera bien fait, mais il faut qu'au reçu de cette lettre on m'expédie, par terre et par Mlawa et Zakroczin, 50 mille rations de biscuit et 2 mille pintes. C'est l'affaire de 80 voitures par jour en les payant au poids de l'or. Si le patriotisme des Polonais ne peut pas faire cet effort, ils ne sont pas bons à grand'chose. L'importance de ce dont je vous charge là est plus considérable que toutes les négociations du monde. Faites appeler l'ordonnateur, le gouverneur, le général Lemarois, les hommes les plus influents du gouvernement. Donnez de l'argent; j'approuve tout ce que vous ferez. Du biscuit et de l'eau-de-vie, c'est tout ce qu'il nous faut. Ces 300 mille rations de biscuit et ces 18 ou 20 mille pintes d'eau-de-vie qui peuvent nous arriver dans quelques jours, voilà ce qui déjouera les combinaisons de toutes les puissances.»

M. de Talleyrand assembla les membres du gouvernement polonais, pour tâcher d'en obtenir les vivres et les charrois dont on avait besoin. Les denrées ne manquaient pas en Pologne, car avec de l'argent comptant fourni aux juifs, on était sûr d'en trouver. Mais les moyens de transport étaient fort difficiles à organiser. On voulut d'abord s'en procurer dans le pays même, en payant des prix considérables; puis on finit par acheter des charrettes et des chevaux, et on parvint ainsi à établir des relais aboutissant des bords de la Vistule à ceux de la Passarge. Les vivres circulaient en bateaux sur la Vistule; débarqués ensuite à Varsovie, à Plock, à Thorn, à Marienwerder, ils étaient transportés à Osterode, centre des cantonnements, ou sur les caissons des régiments, ou sur les voitures du pays, ou sur celles qu'on avait soi-même achetées et pourvues de chevaux. On rechercha en les payant des bœufs dans toute la Silésie, et on les fit venir sur pied à Varsovie. On tâcha de recueillir des vins et des spiritueux sur le littoral du nord, où le commerce les apporte en quantité considérable, et en qualité supérieure. On en avait à Berlin, à Stettin, à Elbing; on les achemina par eau jusqu'à Thorn. Napoléon eût attaché beaucoup de prix à se procurer deux ou trois cent mille bouteilles de vin, pour réjouir le cœur de ses soldats. Il avait près de lui une précieuse ressource en ce genre, mais elle était renfermée dans la place de Dantzig, où se trouvaient plusieurs millions de bouteilles d'excellents vins, c'est-à-dire de quoi en fournir à l'armée pendant quelques mois. Ce n'était pas un médiocre stimulant pour prendre cette forteresse.

Situation des troupes dans les cantonnements.

Ces soins si actifs, consacrés à l'approvisionnement de l'armée, ne pouvaient pas produire un effet immédiat; mais, dans l'intervalle, on vivait sur la Nogath, sur Elbing, sur les districts mêmes qu'on occupait, et l'industrie de nos soldats suppléant à ce qui manquait, on était parvenu à se procurer le nécessaire. Beaucoup de vivres cachés avaient été découverts, et avaient permis d'attendre les arrivages réguliers de la Vistule. On était logé dans les villages, et on ne bivouaquait plus, ce qui était un grand soulagement pour des troupes qui venaient de bivouaquer pendant cinq mois de suite, depuis octobre jusqu'à février. Aux avant-postes, on vivait dans des baraques, dont ce pays de forêts fournissait en abondance les matériaux et le chauffage. Quelques vins, quelques eaux-de-vie, trouvés à Elbing, et distribués avec ordre, rendaient à nos soldats un peu de gaieté. Les premiers jours passés, ils avaient fini par être mieux que sur la Narew, car le pays était meilleur, et ils espéraient bien, au retour de la belle saison, se dédommager des peines présentes, et terminer en un jour de bataille la terrible lutte dans laquelle ils étaient engagés.

Arrivée des renforts organisés en régiments provisoires.

Les régiments provisoires, qui amenaient les recrues, commençaient à paraître sur la Vistule. Plusieurs d'entre eux, déjà rendus sur le théâtre de la guerre, avaient été passés en revue, dissous, et répartis entre les régiments auxquels ils appartenaient. Les soldats voyaient ainsi leurs rangs se remplir, entendaient parler de renforts nombreux qui se préparaient sur les derrières de l'armée, et se confiaient davantage dans la vigilance suprême qui pourvoyait à tous leurs besoins. Soins pour remonter la cavalerie. La cavalerie continuait d'être l'objet des soins les plus attentifs. Napoléon avait formé des détachements à pied de tous les cavaliers démontés, et il les avait envoyés en Silésie, pour aller y chercher les chevaux dont cette province abondait.

Travaux de défense sur la Passarge et la Vistule.

Des travaux immenses s'exécutaient sur la Passarge et la Vistule, afin d'assurer la position de l'armée. Tous les ponts sur la Passarge avaient été détruits, deux exceptés, l'un pour l'usage du corps du maréchal Bernadotte à Braunsberg, l'autre pour l'usage du corps du maréchal Soult à Spanden. De vastes têtes de pont étaient ajoutées à chacun des deux, afin de pouvoir déboucher au delà, Napoléon répétant sans cesse à ses lieutenants, qu'une ligne n'était facile à défendre que lorsqu'on était en mesure de la franchir à son tour pour prendre l'offensive contre celui qui l'attaquait[27]. Deux ponts sur la Vistule, l'un à Marienbourg, l'autre à Marienwerder, assuraient la communication avec les troupes du maréchal Lefebvre, chargées du siége de Dantzig. On pouvait donc aller à elles, ou les amener à soi, et présenter partout à l'ennemi une masse compacte. Le maréchal Lefebvre se rapprochait de Dantzig, en attendant la grosse artillerie tirée des places de la Silésie, pour commencer ce grand siége, qui devait être l'occupation et la gloire de l'hiver. Les ouvrages de Sierock, de Praga, de Modlin, destinés à consolider la position de Varsovie, se poursuivaient également.

C'est du petit bourg d'Osterode que Napoléon ordonnait toutes ces choses. Ses soldats ayant du pain, des pommes de terre, de la viande, de l'eau-de-vie, du chaume pour s'abriter, du bois pour se chauffer, ne souffraient pas. Mais les officiers qui ne parvenaient à se procurer que la nourriture et le logement du soldat, même avec leur solde exactement payée, étaient exposés à beaucoup de privations. Napoléon avait voulu leur donner l'exemple de la résignation, en restant au milieu d'eux. Les officiers de chaque corps, envoyés à Osterode, pouvaient dire qu'ils ne l'avaient pas trouvé mieux établi que le dernier d'entre eux. Aussi, répondant à son frère Joseph, qui se plaignait des souffrances de l'armée de Naples, il se raillait de ses plaintes, accusait la faiblesse de son âme, et lui traçait le tableau suivant:

Tableau des horreurs de la guerre du Nord tracé par Napoléon.

«Les officiers d'état-major ne se sont pas déshabillés depuis deux mois, et quelques-uns depuis quatre; j'ai moi-même été quinze jours sans ôter mes bottes... Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de terre et de la viande, faisant de longues marches et contre-marches, sans aucune espèce de douceurs, et nous battant ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer en traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues.» (Il s'agissait ici de la marche qui avait suivi la bataille d'Eylau, car à Osterode on était déjà mieux.) «C'est donc une mauvaise plaisanterie que de comparer les lieux où nous sommes, avec ce beau pays de Naples, où l'on a du vin, du pain, des draps de lit, de la société, et même des femmes. Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Calmouks, les Cosaques, et les peuplades du Nord, qui envahirent jadis l'empire romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur. Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins malade; pour moi je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai engraissé.» (Osterode, 1er mars.)

Souffrance des Russes.

La situation dont Napoléon faisait ici la peinture, était déjà fort améliorée à Osterode, du moins pour les soldats. Mais, si nous souffrions, les Russes souffraient bien davantage, et se trouvaient dans une misère horrible. Leurs bataillons, qui au début des opérations s'élevaient à 500 hommes, étaient actuellement réduits à 300, à 200, à 150. On venait d'en prendre dix à la fois, qui ne présentaient que ce dernier nombre. Si les Russes avaient pu tenir tête à Napoléon, c'était à condition de faire détruire leur armée; aussi ne pouvaient-ils plus se montrer en rase campagne. On avait mandé à Saint-Pétersbourg, au nom de tous les généraux, que si les forces qui restaient n'étaient pas accrues du double au moins, on ne ferait désormais autre chose que fuir devant les Français. Au surplus, tous les officiers russes, pleins d'admiration pour notre armée, sentant qu'au fond ils se battaient beaucoup plus pour l'Angleterre ou la Prusse que pour la Russie, désiraient la paix et la demandaient à grands cris.

Leurs troupes, qui n'étaient pas approvisionnées comme celles de Napoléon par une prévoyance supérieure, mouraient de faim. De guerre lasse elles avaient cessé de batailler avec les nôtres. On se rencontrait à la maraude presque sans s'attaquer. Il semblait qu'on fût instinctivement d'accord pour ne pas ajouter aux souffrances de cette situation. Il arrivait même quelquefois que de malheureux Cosaques poussés par la faim, et s'exprimant par signes, venaient demander du pain à nos soldats, en leur avouant que depuis plusieurs jours ils n'avaient rien trouvé à manger; et nos soldats, toujours prompts à la pitié, leur donnaient des pommes de terre, dont ils avaient une assez grande abondance. Singulier spectacle que ce retour à l'humanité, au milieu même des cruautés de la guerre!

Efforts de Napoléon pour combattre les faux bruits répandus en France et en Europe, à la suite de la bataille d'Eylau.

Napoléon savait qu'en essuyant beaucoup de mal, il en avait fait éprouver bien plus à l'ennemi. Mais il avait à combattre les faux bruits accrédités à Varsovie, à Berlin, surtout à Paris. Sa prodigieuse gloire contenait seule les esprits, toujours indépendants en France, toujours malveillants en Europe, et il pouvait déjà pressentir qu'au premier revers sérieux, il verrait les uns et les autres lui échapper. Aussi n'eut-il jamais autant d'efforts à faire, autant d'énergie de caractère à déployer, pour dominer l'opinion publique. De jeunes auditeurs envoyés de Paris pour apporter au quartier général le travail des divers ministères, et peu accoutumés au spectacle qui frappait leurs yeux, des officiers mécontents, ou émus plus que de coutume des horreurs de cette guerre, écrivaient en France des lettres remplies d'exagérations.—Concertez-vous avec M. Daru, disait Napoléon à M. Maret, dans une de ses lettres, pour faire partir d'ici les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps, et qui, peu habitués aux événements de la guerre, n'écrivent à Paris que des bêtises. Je veux qu'à l'avenir le travail soit porté par des officiers d'état-major.—Quant aux récits émanés de certains officiers, relativement à la bataille d'Eylau, et que le ministre Fouché lui désignait comme la source des faux bruits répandus à Paris, Napoléon répondait qu'il n'en fallait rien croire.—Mes officiers, disait-il, savent ce qui se passe dans mon armée comme les oisifs qui se promènent dans le jardin des Tuileries, savent ce qui se délibère dans le cabinet[28]. D'ailleurs, l'exagération plaît à l'esprit humain... Les peintures rembrunies qu'on vous a tracées de notre situation ont pour auteurs des bavards de Paris, qui sont des têtes à tableaux... Jamais la position de la France n'a été ni plus grande ni plus belle. Quant à Eylau, j'ai dit et redit que le bulletin avait exagéré la perte; et qu'est-ce que deux ou trois mille hommes tués dans une grande bataille? Quand je ramènerai mon armée en France et sur le Rhin, on verra qu'il n'en manque pas beaucoup à l'appel. Lors de notre expédition d'Égypte, les correspondances de l'armée, interceptées par le cabinet britannique, furent imprimées, et amenèrent l'expédition des Anglais, qui était folle, qui devait échouer, qui réussit parce qu'il était dans l'ordre du destin qu'elle réussît. Alors aussi on disait que nous manquions de tout en Égypte, la plus riche contrée de l'univers; on disait que l'armée était détruite, et j'en ai ramené à Toulon les huit neuvièmes!... Les Russes s'attribuent la victoire; c'est ainsi qu'ils ont fait après Pultusk, après Austerlitz. Ils ont au contraire été poursuivis l'épée dans les reins jusque sous le canon de Kœnigsberg. Ils ont eu quinze ou seize généraux tués. Leur perte a été immense. Nous en avons fait une véritable boucherie.

On avait imprimé quelques fragments de lettres du major général Berthier, dans lesquelles il était parlé des dangers que Napoléon avait courus.—On publie, mandait-il à l'archichancelier Cambacérès, que je commande mes avant-postes; ce sont là des bêtises.... Je vous avais prié de ne laisser insérer que les bulletins dans le Moniteur. S'il en arrive autrement, vous m'empêcherez de rien écrire, et alors vous en aurez plus d'inquiétudes..... Berthier écrit au milieu d'un champ de bataille, fatigué, et ne s'attend pas que ses lettres seront imprimées... (Osterode, 5 mars.)

Ainsi Napoléon ne voulait pas qu'on fît valoir son courage personnel, car ce courage même devenait un danger. C'était trop clairement avouer que cette monarchie militaire, sans passé, sans avenir, était à la merci d'un boulet de canon.

Inquiétude à Paris après la bataille d'Eylau.

Des transports causés en France par les merveilles d'Austerlitz et d'Iéna, on avait passé à une sorte d'inquiétude. Paris était triste et désert, car l'Empereur, les chefs de l'armée, qui composaient une grande partie de la haute société de ce règne, étaient absents. L'industrie souffrait. Napoléon enjoignit à ses sœurs, aux princes Cambacérès et Lebrun, de donner des fêtes. Il voulait qu'on remplît ainsi le vide laissé par son absence. Il ordonna de faire à Fontainebleau, Versailles, Compiègne, Saint-Cloud, une revue du mobilier de la couronne, et de consacrer plusieurs millions pris sur ses économies personnelles, pour acheter des étoffes dans les manufactures de Lyon, Rouen, Saint-Quentin. Il prescrivit de proportionner les secours accordés, non pas aux besoins des résidences impériales, mais aux besoins des industries. Secours donnés par Napoléon aux manufactures. Quoiqu'il s'attachât ordinairement à réprimer le goût de l'impératrice et de ses sœurs pour la dépense, cette fois il leur recommanda la prodigalité. Il voulut que la caisse d'amortissement, c'est-à-dire le trésor de l'armée, consacrât un million par mois à prêter aux manufactures principales, sur dépôt de marchandises, et il demanda un projet afin de convertir cette mesure accidentelle en une institution permanente, ayant pour objet, non pas, disait-il, une caisse de secours pour les banqueroutiers, mais une caisse de prévoyance, destinée à soutenir les fabricants qui occupaient un grand nombre de travailleurs, et qui seraient obligés de les renvoyer, si on ne leur fournissait pas des facilités pour les payer.

Moyens imaginés par Napoléon pour procurer des secours au commerce.

Il songea enfin à un moyen extraordinaire de procurer des capitaux au commerce, tout en apportant une amélioration notable à l'administration des finances. Alors, encore plus qu'aujourd'hui, la somme totale de l'impôt n'était pas exactement perçue dans l'année. Aussi les obligations des receveurs généraux, représentatives de l'impôt, ne devaient-elles échoir, pour une partie du moins, que trois ou quatre mois après l'année écoulée, c'est-à-dire en mars, avril ou mai de l'année suivante. Il fallait donc les escompter, soin dont se chargeaient les faiseurs d'affaires, en se livrant à un agiotage fort actif. C'était la dette flottante du temps, à laquelle on faisait face avec les obligations des receveurs généraux, comme on y fait face maintenant avec les bons royaux. Cet escompte exigeait de la part des capitalistes de Paris un capital de 80 millions. Napoléon imagina d'établir que pour 1808 par exemple, la portion des obligations qui ne devait échoir qu'en 1809, serait appliquée à l'exercice 1809 lui-même, et ainsi de suite à l'avenir, de manière que chaque exercice n'eût pour son usage que des obligations échéant dans l'année même. Restait à combler, pour 1808, le déficit répondant à la portion d'obligations reportée sur 1809. C'était une somme de 80 millions à se procurer. Napoléon proposa de la fournir à l'aide d'un emprunt, que le trésor de l'État ferait au trésor de l'armée, à un taux modéré. «Par ce moyen, écrivait-il, mes obligations écherraient toutes en douze mois; le trésor public économiserait 5 ou 6 millions de frais de négociation; nos manufactures et notre commerce feraient un gain immense, puisqu'il y aurait 80 millions vacants, qui ne pouvant trouver d'emploi au trésor seraient placés dans le commerce.» (Osterode, 1er avril, note au prince Cambacérès.)

Fournitures commandées à Paris pour occuper les ouvriers de la capitale.

Il ordonna de confectionner à Paris même une quantité considérable de souliers, de bottes, d'objets de harnachement, de voitures d'artillerie, pour occuper les ouvriers de la capitale. Les objets fabriqués à Paris étaient de meilleure qualité que ceux qu'on fabriquait ailleurs. Il s'agissait seulement de les transporter en Pologne. Napoléon avait inventé pour cela un expédient aussi simple qu'ingénieux. À cette époque, une compagnie d'entrepreneurs était chargée des transports de l'armée, et fournissait à un prix déterminé les caissons qui portaient le pain, les bagages, tout ce qui suit enfin les troupes, même les plus légèrement équipées. Napoléon avait été frappé au milieu des boues de Pultusk et de Golymin, du peu de zèle de ces voituriers, enrôlés par l'industrie privée, de leur peu de courage dans les périls, et de même qu'il avait voulu organiser militairement les conducteurs de l'artillerie, il voulut organiser militairement aussi les conducteurs des bagages, pensant que le péril étant à peu près égal pour tous ceux qui concourent aux divers services d'une armée, il fallait les lier tous par le lien de l'honneur, et les traiter en militaires, pour leur en imposer les devoirs. Il avait donc ordonné de former successivement à Paris des bataillons du train chargés de la conduite des équipages, de construire des caissons, d'acheter des chevaux de trait, et quand on aurait organisé le personnel et le matériel de ces bataillons, de les acheminer vers la Vistule. Au lieu de venir à vide, ces nouveaux équipages militaires devaient transporter les objets d'équipement fabriqués à Paris. Ces objets pouvaient arriver à temps sur la Vistule, car il fallait deux mois pour le trajet, et il était possible que la guerre en durât encore cinq ou six. Napoléon se proposait par cet ensemble de mesures de remédier à la stagnation momentanée du commerce, et de suppléer aux consommations de la paix par les consommations de la guerre. L'une en effet ne consomme pas moins que l'autre, et quand l'argent ne manque pas, une administration habile peut fournir aux ouvriers le travail que leur procurait la paix, et leur ménager le moyen de gagner leur vie au milieu même des difficultés de la guerre.

Telle est la multitude d'objets dont il s'occupait dans le bourg d'Osterode, vivant dans une espèce de grange, d'où il contenait l'Europe, et gouvernait son empire. On avait fini par lui trouver à Finkenstein une demeure plus convenable; c'était une habitation de campagne, appartenant à l'un des employés de la couronne de Prusse, et dans laquelle il avait pu se loger avec son état-major et sa maison militaire. Là comme à Osterode, il était au centre de ses cantonnements, et en mesure de se rendre partout où sa présence serait nécessaire. Occupations de Napoléon à Finkenstein. Chaque semaine, on lui envoyait le portefeuille des divers ministères, et il consacrait son attention aux affaires les plus grandes comme aux plus petites. Les théâtres eux-mêmes, à cette distance, n'échappaient point à son active surveillance. On avait composé en son honneur des vers et de la musique, qui lui avaient semblé mauvais. Par son ordre, on en avait composé d'autres, où il était moins loué, mais où se trouvaient des sentiments élevés, exprimés en langage convenable. Il en fit remercier et récompenser les auteurs, en ajoutant ces belles paroles: L'attention de Napoléon portée sur les journaux, sur les séances de l'Académie, sur l'Opéra, etc. La meilleure manière de me louer, c'est d'écrire des choses qui inspirent des sentiments héroïques à la nation, à la jeunesse, à l'armée.—Il lisait attentivement les feuilles publiques, suivait les séances de l'Académie française, voulait qu'on redressât les tendances d'esprit des écrivains, et qu'on surveillât les discours prononcés à l'Académie. Il considérait comme fâcheuses les attaques que le Journal de l'Empire et le Mercure de France dirigeaient contre les philosophes: «Il est nécessaire, disait-il, d'avoir un homme sage à la tête de ces journaux. Ces deux journaux affectent la religion jusqu'à la bigoterie. Au lieu d'attaquer les excès du système exclusif de quelques philosophes, ils attaquent la philosophie et les connaissances humaines. Au lieu de contenir par une saine critique les productions du siècle, ils les découragent, les déprécient et les avilissent... Je ne parle point d'opinions politiques; il ne faut pas être bien fin pour voir que, s'ils l'osaient, elles ne seraient pas plus saines que celles du Courrier Français

L'Académie française avait tenu une séance pour la réception du cardinal Maury, rappelé en France, et remis en possession du fauteuil qu'il avait autrefois occupé. L'abbé Sicard, recevant le cardinal Maury, s'était exprimé sur Mirabeau en termes malséants. Le récipiendaire n'en avait pas mieux parlé, et cette séance académique était devenue l'occasion d'une sorte de déchaînement contre la révolution et les révolutionnaires. Napoléon, désagréablement affecté, écrivit au ministre Fouché: «Je vous recommande qu'il n'y ait point de réaction dans l'opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge. Il y a bien des choses dans cette séance de l'Académie qui ne me plaisent pas. Quand donc serons-nous sages?... Quand serons-nous animés de la véritable charité chrétienne, et quand nos actions auront-elles pour but de n'humilier personne? Quand nous abstiendrons-nous de réveiller des souvenirs qui vont au cœur de tant de gens?» (Finkenstein, 20 mai.)

Une autre fois, il avait appris par les correspondances de tous genres, qu'il payait avec largesse et lisait avec soin, que des querelles intestines divisaient l'administration de l'Opéra, qu'on voulait persécuter un machiniste pour un changement de décoration manqué. «Je ne veux de tracasserie nulle part, écrivait-il à M. Fouché; je ne veux pas que M........ soit victime d'un accident fortuit; mon habitude est de soutenir les malheureux; les actrices monteront dans les nuages ou n'y monteront pas, je ne veux pas qu'on profite de cela pour intriguer.» (12 avril.)

Principes d'éducation pour les femmes, au sujet de la maison d'Écouen.

En même temps il montrait une sollicitude extrême pour les maisons d'éducation, et pour celle d'Écouen notamment, où devaient être élevées les filles des légionnaires pauvres. Il voulait, écrivait-il à M. de Lacépède, qu'on lui fît des femmes simples, chastes, dignes d'être unies aux hommes qui l'auraient bien servi, soit dans l'armée, soit dans l'administration. Afin de les rendre telles, il fallait, selon lui, qu'elles fussent élevées dans des sentiments d'une piété solide.—Je n'ai attaché, disait-il, qu'une importance secondaire aux institutions religieuses, pour l'école de Fontainebleau. Il s'agit là de former de jeunes officiers; mais, pour Écouen, c'est tout autre chose. On se propose d'y élever des femmes, des épouses, des mères de famille. Faites-nous des croyantes, et non des raisonneuses. La faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur destination dans l'ordre social, la nécessité de leur inspirer, avec une perpétuelle résignation, une charité douce et facile, tout cela rend pour elles le joug de la religion indispensable. Je désire qu'il en sorte, non des femmes agréables, mais des femmes vertueuses; que leurs agréments soient du cœur et non de l'esprit.—En conséquence, il recommandait qu'on leur apprît l'histoire et la littérature, qu'on leur épargnât l'étude des langues anciennes et des sciences trop relevées, qu'on leur enseignât assez de physique pour qu'elles pussent dissiper autour d'elles l'ignorance populaire, un peu de médecine usuelle, de la botanique, de la musique, de la danse, mais pas celle de l'Opéra, l'art de chiffrer, l'art de travailler à toutes sortes d'ouvrages. Il faut, ajoutait-il, «que leurs appartements soient meublés du travail de leurs mains, qu'elles fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs coiffures, qu'elles puissent au besoin coudre elles-mêmes la layette de leurs enfants. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes utiles, certain que j'en ferai par là des femmes agréables. Si je permettais qu'on en fît des femmes agréables, on m'en ferait bientôt des petites-maîtresses.» (Finkenstein, 15 mai.)

Soins donnés à la police.

Cette activité prodigieuse se changeant quelquefois de vigilance bienfaisante en défiance ombrageuse, ce qui ne peut manquer d'arriver chez un maître absolu et nouveau, Napoléon s'occupait de la police, savait qui entrait dans Paris, et qui en sortait. Expulsion de madame de Staël, et rappel du conventionnel Ricord. Il avait appris que madame de Staël y était revenue, qu'elle avait déjà parcouru plusieurs maisons de campagne des environs, et tenu plus d'un discours hostile. Prétendant que s'il n'intervenait pas elle compromettrait de bons citoyens contre lesquels il serait ensuite obligé de sévir, il avait ordonné, malgré beaucoup de sollicitations contraires, de l'expulser de Paris. Comme il se défiait du ministre Fouché, qui ménageait volontiers les personnes influentes, il lui avait prescrit de la faire partir sans retard, et avait recommandé à l'archichancelier Cambacérès de veiller à l'exécution de cet ordre. (26 mars.)—Dans le même moment on l'informait que la police avait renvoyé de Paris un ancien conventionnel nommé Ricord. Pour celui-là personne ne sollicitait, aucun grand personnage ne réclamait de ménagement; car la réaction entraînant tout le monde, il n'y avait ni faveur, ni humanité, pour ceux qu'on appelait les révolutionnaires.—Pourquoi, écrivait Napoléon au ministre Fouché, pourquoi faire sortir de Paris le conventionnel Ricord? S'il est dangereux, il ne fallait pas souffrir qu'il y rentrât, contrairement aux lois de l'an VIII. Mais puisqu'on lui a permis d'y rentrer, il faut l'y laisser. Ce qu'il a fait autrefois importe peu. Il s'est conduit sous la Convention comme un homme qui tenait à vivre; il a crié suivant le temps. Il est dans l'aisance, il ne se jettera pas dans de mauvaises affaires pour subsister. Qu'on le tolère donc à Paris, à moins de fortes raisons pour l'empêcher d'y demeurer. (6 mars.)—

Secours à un savant illustre.

Par ce même soin à s'enquérir de tout, il apprenait de MM. Monge et Laplace, qu'un savant, qu'il honorait et chérissait d'une manière particulière, M. Berthollet, éprouvait quelques embarras de fortune. «J'apprends, lui écrivait-il, que vous avez besoin de 150 mille francs. Je donne ordre à mon trésorier de mettre cette somme à votre disposition, bien aise de trouver cette occasion de vous être utile et de vous donner une preuve de mon estime.» (Finkenstein, 1er mai.)

Conseils de Napoléon à ses frères sur l'art de régner.

Puis il adressait de nouveaux conseils à ses frères Louis et Joseph sur la manière de régner, l'un en Hollande, l'autre à Naples. Il reprochait à Louis de favoriser, par vanité de roi parvenu, le parti de l'ancien régime, le parti orangiste; de créer des maréchaux sans avoir une armée, d'instituer un ordre qu'il prodiguait à tout venant, à des Français qu'il ne connaissait pas, à des Hollandais qui ne lui avaient rendu aucun service. Il reprochait à Joseph d'être faible, nonchalant, plus occupé de réformes prétentieuses que de la soumission des Calabres; de faire précéder la suppression des moines, mesure qu'il approuvait fort, d'un préambule qui semblait rédigé par des philosophes, et non par des hommes d'État. Un tel préambule, disait-il, devrait être écrit du style d'un pontife éclairé, qui supprime les moines, parce qu'ils sont inutiles à la religion, onéreux à l'Église. Je conçois une mauvaise opinion d'un gouvernement dont les actes sont dirigés par la manie du bel esprit. (14 avril.)—Vous vivez trop, lui disait-il, avec des lettrés et des savants. Ce sont des coquettes avec lesquelles il faut entretenir un commerce de galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa femme, ni son ministre. Il lui reprochait de se créer des illusions sur sa situation à Naples, de se flatter qu'on l'aimât, quand il y régnait tout au plus depuis une année. Demandez-vous, lui disait-il, ce que vous deviendriez, s'il n'y avait plus trente mille Français à Naples? Quand vous aurez régné vingt ans, et que vous vous serez fait craindre et estimer, alors vous pourrez croire votre trône consolidé. Puis enfin il lui traçait le tableau suivant de la situation des Français en Pologne: «Vous mangez à Naples des petits pois, et peut-être cherchez-vous déjà l'ombre: nous, au contraire, nous sommes encore comme au mois de janvier. J'ai fait ouvrir la tranchée devant Dantzig. Cent pièces de canon, deux cent mille livres de poudre commencent à s'y réunir. Nos ouvrages sont à 60 toises de la place, qui a une garnison de six mille Russes et de vingt mille Prussiens, commandés par le maréchal Kalkreuth. J'espère la prendre dans quinze jours..... Soyez du reste sans inquiétude.» (Finkenstein, le 19 avril.)

Caractère de l'activité déployée par Napoléon.

Telles étaient, au milieu des neiges de la Pologne, les occupations diverses de ce génie extraordinaire, embrassant tout, veillant sur tout, aspirant non-seulement à gouverner ses soldats et ses agents, mais les esprits eux-mêmes; voulant non-seulement agir, mais penser pour tout le monde; porté le plus souvent au bien, mais quelquefois, dans son activité incessante, se laissant entraîner au mal, comme il advient à quiconque peut tout, et ne trouve aucun obstacle à ses propres impulsions, empêchant tour à tour les réactions, les persécutions, et puis, au sein d'une immense gloire, sensible à l'aiguillon d'une langue ennemie, jusqu'à descendre de sa grandeur pour persécuter une femme, le jour même où il défendait un membre de la Convention contre l'esprit réacteur du moment! Applaudissons-nous d'être enfin devenus sujets de la loi, de la loi égale pour tous, et qui ne nous expose pas à dépendre des bons ou des mauvais mouvements de l'âme, même la plus grande et la plus généreuse. Oui, la loi vaut mieux qu'aucune volonté humaine, quelle qu'elle soit! Soyons justes cependant envers la volonté qui sut accomplir de si prodigieuses choses, qui les accomplit par nos mains, qui employa sa féconde énergie à réorganiser la société française, à réformer l'Europe, à porter dans le monde entier notre puissance et nos principes, et qui, de tout ce qu'elle fit avec nous, si elle ne nous a pas laissé la puissance qui passe, nous a laissé du moins la gloire qui reste: et la gloire ramène quelquefois la puissance.

FIN DU LIVRE VINGT-SIXIÈME.

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

FRIEDLAND ET TILSIT.

Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. — Le sultan Sélim, effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars Ipsilanti et Maruzzi. — Les Russes n'en continuent pas moins leur marche vers la frontière turque. — En apprenant la violation de son territoire, la Porte, excitée par le général Sébastiani, envoie ses passe-ports au ministre de Russie, M. d'Italinski. — Les Anglais, d'accord avec les Russes, demandent le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani, et une déclaration immédiate de guerre contre la France. — Résistance de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, M. Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. — L'amiral Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates, force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division navale turque au cap Nagara. — Terreur à Constantinople. — Le gouvernement turc, divisé, est près de céder. — Le général Sébastiani encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une négociation, pour se donner le temps d'armer Constantinople. — Les conseils de l'ambassadeur de France sont suivis, et Constantinople est armée en quelques jours avec le concours des officiers français. — Des pourparlers s'engagent entre la Porte et l'escadre britannique mouillée aux îles des Princes. — Ces pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer aux demandes de la légation anglaise. — L'amiral Duckworth se dirige sur Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches à feu, et se décide à regagner les Dardanelles. — Il les franchit de nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. — Grand effet produit en Europe par cet événement, au profit de la politique de Napoléon. — Quoique victorieux, Napoléon, frappé des difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à l'idée d'une grande alliance continentale. — Il fait de nouveaux efforts pour pénétrer le secret de la politique autrichienne. — La cour de Vienne, en réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès des puissances belligérantes. — Napoléon voit dans cette offre une manière de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la guerre. — Il appelle sur-le-champ une troisième conscription, tire de nouvelles forces de France et d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire une armée de réserve de cent mille hommes, et donne communication de ces mesures à l'Autriche. — État florissant de l'armée française sur la basse Vistule et la Passarge. — L'hiver, long-temps retardé, se fait vivement sentir. — Napoléon profite de ce temps d'inaction pour entreprendre le siége de Dantzig. — Le maréchal Lefebvre chargé du commandement des troupes, le général Chasseloup de la direction des opérations du génie. — Longs et difficiles travaux de ce siége mémorable. — Les deux souverains de Prusse et de Russie se décident à envoyer devant Dantzig un puissant secours. — Napoléon, de son côté, dispose ses corps d'armée de manière à pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à l'improviste. — Beau combat livré sous les murs de Dantzig. — Derniers travaux d'approche. — Les Français sont prêts à donner l'assaut. — La place se rend. — Ressources immenses en blé et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. — Le maréchal Lefebvre créé duc de Dantzig. — Le retour du printemps décide Napoléon à reprendre l'offensive. — La reprise des opérations fixée au 10 juin 1807. — Les Russes préviennent les Français, et dirigent, le 5 juin, une attaque générale contre les cantonnements de la Passarge. — Le maréchal Ney, sur lequel s'étaient portés les deux tiers de l'armée russe, leur tient tête avec une intrépidité héroïque, entre Guttstadt et Deppen. — Ce maréchal donne le temps à Napoléon de concentrer toute l'armée française sur Deppen. — Napoléon prend à son tour une offensive vigoureuse, et pousse les Russes l'épée dans les reins. — Le général Benningsen se retire précipitamment vers la Prégel, en descendant l'Alle. — Napoléon marche de manière à s'interposer entre l'armée russe et Kœnigsberg. — La tête de l'armée française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. — Combat sanglant livré le 10 juin. — Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain une bataille décisive, lorsque les Russes décampent. — Il continue à manœuvrer de manière à les couper de Kœnigsberg. — Il envoie sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur Kœnigsberg, et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier, Ney, Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de l'Alle. — Le général Benningsen, effrayé pour le sort de Kœnigsberg, veut courir au secours de cette place, et se hâte de passer l'Alle à Friedland. — Napoléon le surprend, le 14 au matin, au moment où il passait l'Alle. — Mémorable bataille de Friedland. — Les Russes, accablés, se retirent sur le Niémen, en abandonnant Kœnigsberg. — Prise de Kœnigsberg. — Armistice offert par les Russes, et accepté par Napoléon. — Translation du quartier général français à Tilsit. — Entrevue d'Alexandre et de Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. — Napoléon invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son séjour à Tilsit. — Intimité promptement établie entre les deux monarques. — Napoléon s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui fait accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre l'Europe entière à prendre les armes contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut pas consentir à une paix équitable. — Le partage de l'empire turc doit être le prix des complaisances d'Alexandre. — Contestation au sujet de Constantinople. — Alexandre finit par adhérer à tous les projets de Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus vives. — Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à restituer au roi de Prusse une partie de ses États. — Le roi de Prusse se rend à Tilsit. — Son rôle entre Alexandre et Napoléon. — La reine de Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à Napoléon quelques concessions favorables à la Prusse. — Napoléon respectueux envers cette reine malheureuse, mais inflexible. — Conclusions des négociations. — Traités patents et secrets de Tilsit. — Conventions occultes restées inconnues à l'Europe. — Napoléon et Alexandre, d'accord sur tous les points, se quittent en se donnant d'éclatants témoignages d'affection, et en se faisant la promesse de se revoir bientôt. — Retour de Napoléon en France, après une absence de près d'une année. — Sa gloire après Tilsit. — Caractère de sa politique à cette époque.

Événements d'Orient pendant la guerre de Pologne.

Tandis que Napoléon, cantonné sur la basse Vistule, attendait au milieu des neiges de la Pologne, que le retour de la belle saison lui permît de reprendre l'offensive, et employait le temps de cette inaction apparente à faire le siége de Dantzig, à recruter son armée, à gouverner son vaste empire, l'Orient, récemment engagé dans la querelle de l'Occident, apportait un utile secours à ses armes, et procurait un éclatant succès à sa politique.

Nous avons déjà fait connaître le sultan Sélim, la noblesse de son caractère, les lumières de son esprit. Nous avons montré aussi l'embarras de sa situation, entre la Russie et l'Angleterre qu'il n'aimait pas, et la France qu'il chérissait par goût, par instinct, par prévoyance, car il savait bien que celle-ci, même dans les jours de sa plus grande ambition, ne convoiterait jamais Constantinople. Il nous reste à raconter ce qui s'était passé pendant que l'armée française livrait en décembre la bataille de Pultusk, et en février celle d'Eylau.

Le sultan Sélim, intimidé par les menaces de la Russie, rétablit dans leurs fonctions les hospodars Ipsilanti et Maruzzi.

Le sultan Sélim, comme on l'a vu, avait commencé par déposer les hospodars de Valachie et de Moldavie, Maruzzi et Ipsilanti, notoirement dévoués à la politique russe. Mais bientôt M. d'Italinski le menaçant d'une rupture immédiate, s'il ne les rétablissait pas dans leur charge, il avait cédé aux menaces de ce représentant de la Russie, et il s'était résigné à rendre le gouvernement des provinces du Danube à deux ennemis avoués de son empire. La Russie invoquait pour exiger cette concession le traité de Cainardgi, qui lui conférait un certain droit d'intervenir dans le gouvernement de la Moldavie et de la Valachie. Le sultan fait donner en même temps à Napoléon les assurances secrètes du plus grand dévouement. À peine le sultan Sélim avait-il obéi, poussé bien plus par la volonté de ses ministres que par la sienne, qu'il avait écrit à Napoléon pour solliciter son indulgence, pour lui bien affirmer que l'acte auquel il venait de se laisser entraîner n'était point l'abandon de l'alliance française, mais une mesure de prudence commandée par l'effrayante désorganisation des forces turques. Napoléon encourage Sélim, le ranime, et lui fait offrir le double secours d'une flotte et d'une armée. Napoléon lui avait répondu tout de suite, et, loin de le décourager par des témoignages de mécontentement, l'avait plaint, caressé, ranimé, et lui avait offert le double secours de l'armée française de Dalmatie, qu'on pouvait diriger par la Bosnie sur le bas Danube, et de la flotte française de Cadix, qui était prête à faire voile des côtes d'Espagne vers les Dardanelles. Cette flotte protégée par les détroits dès qu'elle aurait passé le Bosphore, devait être bientôt maîtresse de la mer Noire, et y donner aux Turcs un grand appui. En attendant ces secours, Napoléon avait fait partir de la Dalmatie plusieurs officiers, tant du génie que de l'artillerie, pour seconder les Turcs dans la défense de Constantinople et des Dardanelles.

Efforts du général Sébastiani pour amener la Porte à déclarer la guerre aux Russes.

Le général Sébastiani, usant avec habileté des moyens mis à sa disposition, n'avait cessé de stimuler le sultan et le divan, pour les amener à déclarer la guerre aux Russes. Il faisait valoir auprès d'eux les prodigieux succès de Napoléon dans les plaines du Nord, sa marche audacieuse au delà de la Vistule, son grand projet de reconstituer la Pologne, et avait promis en son nom, si la Porte prenait les armes, d'obtenir pour elle la révocation des traités qui la plaçaient dans la dépendance de la Russie, peut-être même la restitution de la Crimée.

Perplexités de la Porte.

Le sultan Sélim eût suivi volontiers les conseils du général Sébastiani, mais ses ministres étaient divisés: une moitié d'entre eux vendus aux Russes et aux Anglais trahissaient ouvertement; l'autre moitié tremblait en songeant à l'impuissance dans laquelle était tombé l'empire ottoman. Bien que cet empire comptât encore plus de trois cent mille soldats, la plupart barbares, quelques-uns à demi instruits, et une flotte d'une vingtaine de vaisseaux d'assez belle apparence, ces forces, aussi mal organisées que mal dirigées, ne pouvaient guerre être opposées aux Russes et aux Anglais, à moins que beaucoup d'officiers français, admis dans les rangs de l'armée turque, ne vinssent communiquer à la longue le savoir européen à des troupes qui étaient braves, sans doute, mais dont le fanatisme, attiédi par le temps, ne pouvait plus comme autrefois se passer des ressources de la science militaire. Les Russes mettent fin aux perplexités de la Porte, en passant le Dniester spontanément. Tandis que la Porte était livrée à ces perplexités, les Russes avaient mis fin à ses incertitudes, en franchissant le Dniester, même après la réintégration des deux hospodars. L'invincible attrait qui les pousse vers Constantinople, avait fait taire chez eux toutes les considérations de la prudence. C'était une grande faute en effet, quand ils avaient sur les bras l'armée française, et qu'ils pouvaient à peine lui opposer deux cent mille hommes, d'en employer cinquante mille contre les Turcs. Mais au milieu des bouleversements de ce siècle, l'idée de profiter de l'occasion, pour prendre ce qui leur convenait, était alors l'idée dominante de tous les gouvernements. Accord des Russes et des Anglais pour agir offensivement contre la Porte. Les Russes se disaient donc que le moment était venu peut-être de s'emparer de la Valachie et de la Moldavie. Les Anglais de leur côté n'étaient pas fâchés de trouver un prétexte pour reparaître en Égypte. Si les uns et les autres ne s'entendaient pas encore pour partager immédiatement l'empire turc, sujet sur lequel un accord semblait entre eux fort difficile, ils étaient convenus du moins d'arracher la Porte à l'influence de la France, et de l'arracher à cette influence par la force. Les Russes devaient franchir le Dniester, et les Anglais les Dardanelles. En même temps, une flotte devait attaquer Alexandrie.

Les Russes passent le Dniester en trois corps.

C'est ce qui explique comment les Russes avaient passé le Dniester, même après la réintégration des hospodars. Ils avaient marché en trois corps, l'un dirigé sur Choczin, l'autre sur Bender, le troisième sur Yassi. Leur projet était de s'avancer sur Bucharest, pour donner la main aux Serviens révoltés. Leurs forces actives s'élevaient à 40 mille hommes, et à 50 mille en comptant les réserves laissées en arrière.

Réunion d'une flotte anglaises aux Dardanelles.

Tandis que les Russes agissaient de leur côté, l'amirauté anglaise avait ordonné au contre-amiral Louis de se porter avec trois vaisseaux vers les Dardanelles, de les franchir sans commettre aucun acte hostile, ce qui se pouvait, les Turcs à cette époque permettant le passage aux vaisseaux armés de la Russie et de l'Angleterre, d'y exécuter une simple reconnaissance des lieux, d'y recueillir les familles des négociants anglais qui ne voudraient pas rester à Constantinople pendant les événements dont on était menacé, et de revenir ensuite à Ténédos pour attendre deux divisions, l'une de l'amiral Sidney Smith tirée des mers du Levant, l'autre de l'amiral Duckworth tirée de Gibraltar. Les trois divisions, fortes de huit vaisseaux, de plusieurs frégates, corvettes et bombardes, devaient être placées sous le commandement de l'amiral Duckworth, et agir sur la réquisition de sir Arbuthnot, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople.

La Porte en apprenant le passage de Dniester, envoie ses passe-ports au ministre de Russie.

Quand ce déploiement de forces sur terre et sur mer fut connu des Turcs, soit par la marche des Russes au delà du Dniester, soit par l'apparition du contre-amiral Louis aux Dardanelles, ils regardèrent la guerre comme inévitable, et ils l'acceptèrent, les uns avec enthousiasme, les autres avec terreur. Quoique la Russie protestât vivement de ses intentions inoffensives, et déclarât que ses troupes venaient occuper pacifiquement les provinces danubiennes, afin d'assurer l'exécution des traités, la Porte ne se laissa point abuser, et elle expédia ses passe-ports à M. d'Italinski. Les deux détroits furent immédiatement fermés au pavillon militaire de toutes les puissances. Les pachas placés dans les provinces frontières, reçurent l'ordre de réunir des troupes, et Mustapha Baraïctar, à la tête de 80 mille hommes, fut chargé de punir les Russes de leur mépris envers l'armée turque, mépris poussé jusqu'à envahir l'empire avec moins de cinquante mille hommes.

Menaces de M. Charles Arbuthnot, resté à Constantinople après le départ de M. d'Italinski.

M. d'Italinski parti, restait à Constantinople M. Charles Arbuthnot, ministre d'Angleterre, qu'on n'était pas fondé à renvoyer encore, puisqu'aucune hostilité n'avait été commise par les forces britanniques. M. Charles Arbuthnot prit à son tour l'attitude la plus menaçante, demanda le rappel de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani, l'adoption immédiate d'une politique hostile à la France, le renouvellement des traités qui liaient la Porte à l'Angleterre et à la Russie, enfin la libre entrée des détroits pour le pavillon britannique. On ne pouvait pousser plus loin l'exigence dans les choses, l'arrogance dans le langage. M. Charles Arbuthnot déclara même que si ses conditions n'étaient pas acceptées sur-le-champ, sa retraite suivrait de près celle de M. d'Italinski, et qu'il se rendrait à bord de l'escadre anglaise, réunie en ce moment à Ténédos, pour la ramener de vive force sous les murs de Constantinople. Cette menace jeta le divan dans la plus profonde consternation. On ne comptait guère sur les fortifications des Dardanelles, depuis long-temps négligées, et, les Dardanelles franchies, on tremblait à l'idée d'une escadre anglaise maîtresse de la mer de Marmara, accablant de ses feux le sérail, Sainte-Sophie, l'arsenal de Constantinople.

L'ambassadeur de France soutient le courage des Turcs, et les décide à laisser partir M. Arbuthnot.

Aussi la disposition à céder était-elle générale. Mais l'habile ambassadeur qui représentait alors la France à Constantinople, et qui avait l'avantage d'être à la fois diplomate et militaire, soutint le courage chancelant des Turcs. Il leur montra tous les inconvénients attachés en cette circonstance à une conduite pusillanime. Il fit ressortir à leurs yeux la coïncidence des projets de l'Angleterre et de la Russie, le concert de leurs efforts pour envahir le territoire ottoman par terre et par mer, la réunion prochaine sous les murs de la capitale d'une armée russe et d'une flotte anglaise, le danger d'un partage total de l'empire, ou au moins d'un démembrement partiel, par l'occupation simultanée de la Valachie, de la Moldavie et de l'Égypte. Il fit retentir bien haut le nom de Napoléon, ses victoires, sa présence sur la Vistule, les avantages qu'on trouverait dans son alliance. Il annonça l'envoi sous bref délai de secours considérables, et promit la restauration de l'ancienne puissance ottomane, si les Turcs voulaient déployer un moment leur antique courage. Ces exhortations, parvenues au sultan et aux divers membres du gouvernement, tantôt par les voies directes, tantôt par des voies indirectes bien choisies, secondées en outre par l'évidence du péril, par les nouvelles arrivées coup sur coup de la marche triomphale de Napoléon, produisirent l'effet qu'il fallait en attendre, et le divan, après de nombreuses alternatives d'exaltation et d'abattement, termina cette négociation en refusant d'accéder aux demandes de M. Charles Arbuthnot, et en manifestant la résolution bien arrêtée de le laisser partir.

Départ de M. Arbuthnot pour se rendre à bord de l'escadre anglaise.

Le ministre d'Angleterre quitta Constantinople le 29 janvier, et s'embarqua sur l'Endymion, pour se rendre à bord de l'escadre commandée par sir John Duckworth, laquelle était mouillée à Ténédos, en dehors des Dardanelles. M. Charles Arbuthnot, pendant une quinzaine de jours, ne cessa de menacer la Porte des foudres de l'escadre britannique, et employa ainsi à correspondre, le temps que l'amiral Duckworth employait à attendre un vent favorable. De son côté le général Sébastiani, après avoir poussé la Porte à une résolution énergique, avait une tâche plus difficile encore à remplir auprès d'elle, c'était d'éveiller son apathie, de vaincre sa négligence, de l'amener enfin à élever quelques batteries soit aux détroits, soit à Constantinople. Ce n'était pas chose aisée, avec un gouvernement incapable, tombé depuis long-temps dans une sorte d'imbécillité, et paralysé en ce moment par la crainte des vaisseaux anglais bien plus que par celle des armées russes. Cependant, insistant tour à tour auprès du sultan ou de ses ministres, aidé par ses aides-de-camp MM. de Lascours et de Coigny, il obtint un commencement d'armement, qui, bien que très-imparfait, suffit néanmoins pour causer quelques appréhensions à l'amiral anglais, lequel écrivit à son gouvernement que l'opération, sans être inexécutable, serait plus difficile qu'on ne le croyait à Londres.

Marche de la flotte anglaise sur Constantinople.

Enfin toutes les correspondances entre M. Arbuthnot et le Reiss-effendi étant demeurées sans effet, et le vent du sud, long-temps souhaité, se faisant sentir, l'amiral Duckworth fit voile le 19 février au matin vers les châteaux des Dardanelles.

Les Dardanelles, la mer de Marmara, Constantinople et le Bosphore.

Il n'existe pas au monde une position aussi connue, même des hommes les moins versés dans les connaissances géographiques, que celle de Constantinople, située au milieu de la mer de Marmara, mer fermée, dans laquelle on ne peut pénétrer qu'en forçant les Dardanelles ou le Bosphore. Lorsqu'en venant de la Méditerranée, on a remonté le détroit des Dardanelles pendant douze lieues, détroit qui, par ses bords rapprochés, son courant continuel, ressemble à un vaste fleuve, on débouche dans la mer de Marmara, large de vingt lieues, longue de trente, et on trouve sur un beau promontoire, baigné d'un côté par la mer de Marmara elle-même, de l'autre par la rivière des Eaux-Douces, l'immortelle cité, qui fut sous les Grecs Byzance, sous les Romains Constantinople, et sous les Turcs Stamboul, la métropole de l'islamisme. Vue de la mer, elle présente un amphithéâtre de mosquées et de palais moresques, entre lesquels se distinguent les dômes de Sainte-Sophie, et tout à fait au bout du promontoire qu'elle occupe, on aperçoit le sérail où les descendants de Mahomet, plongés dans la mollesse, sommeillent à côté du danger d'un bombardement, depuis que leur lâche incapacité ne sait plus défendre le Bosphore et les Dardanelles, ces deux portes de leur empire, pourtant si faciles à fermer.

Quand on a franchi les Dardanelles, traversé la mer de Marmara, et dépassé le promontoire sur lequel Constantinople est assise, s'ouvre un second détroit, plus resserré, plus redoutable, long de sept lieues seulement, et dont les bords sont tellement voisins l'un de l'autre, qu'une escadre y périrait à coup sûr, s'il était bien défendu. Ce détroit est celui du Bosphore, qui conduit dans la mer Noire. Les Dardanelles sont pour l'empire ottoman la porte ouverte du côté de l'Angleterre, le Bosphore la porte ouverte du côté de la Russie. Mais si les Russes ont contre eux l'étroite dimension du Bosphore, les Anglais ont contre eux le courant des eaux, coulant sans cesse de la mer Noire à la Méditerranée. L'escadre anglaise force le passage des Dardanelles dans la journée du 19 février. C'est ce courant impossible à vaincre, sans un vent favorable du sud, que les Anglais s'apprêtèrent à remonter dans la journée du 19 février 1807. L'amiral Duckworth, ayant sous ses ordres les deux contre-amiraux Louis et Sidney Smith, avec sept vaisseaux, deux frégates, et plusieurs corvettes et bombardes, s'éleva en colonne dans le détroit des Dardanelles. Il avait la veille perdu un vaisseau, l'Ajax, qui avait été dévoré par les flammes. Le vent aidant, il eut bientôt franchi la première partie du canal, qui court de l'ouest à l'est, et dont la largeur est telle que les possesseurs de cette mer n'ont jamais songé à la défendre. Du cap dit des Barbiers jusqu'à Sestos et Abydos, le canal se redresse au nord, et devient si étroit dans cette partie, qu'il est alors extrêmement dangereux d'en braver les feux croisés. Puis il se détourne de nouveau à l'est, et présente un coude duquel partent des feux redoutables. Ces feux prennent les vaisseaux dans leur longueur, de façon qu'une escadre assez audacieuse pour forcer le passage, canonnée de droite et de gauche par les batteries d'Europe et d'Asie, l'est encore en tête par les batteries de Sestos, pendant un trajet de plus d'une lieue. C'est à l'entrée et à la sortie de cette passe étroite, que se trouvaient les châteaux dits des Dardanelles, construits en vieille maçonnerie, armés d'une grosse artillerie lourde et peu maniable, qui lançait d'énormes boulets en pierre, autrefois la terreur des marines chrétiennes.

L'escadre anglaise n'essuie que des pertes légères au passage des Dardanelles.

L'escadre anglaise, malgré les efforts que fit le général Sébastiani pour exciter les Turcs à défendre les Dardanelles, n'eut pas de grands périls à braver. Pas un seul de ses mâts ne fut abattu. Elle en fut quitte pour quelques voiles déchirées, et pour une soixantaine d'hommes morts ou blessés. Arrivée au cap Nagara, à l'entrée de la mer de Marmara, elle trouva une division turque embossée, laquelle se composait d'un vaisseau de 64, de quatre petites frégates, et de deux corvettes. Il était impossible de placer cette division plus mal, et plus inutilement qu'en cet endroit. les Anglais brûlent une division turque placée à l'entrée de la mer de Marmara. Elle n'aurait pu être utile, que si, bien postée et bien dirigée, elle eût joint son action à celle des batteries de terre. Mais inactive pendant le passage, et après le passage reléguée à un mouillage sans défense, elle était une proie ménagée aux Anglais, pour les dédommager du feu qu'ils venaient d'endurer sans pouvoir le rendre. Sir Sidney Smith fut chargé de la détruire, ce qui n'était pas bien difficile, car les équipages se trouvaient pour la plupart à terre. En peu d'instants les bâtiments turcs furent contraints de se jeter à la côte. Les Anglais les suivirent dans leurs canots, et, n'étant pas sûrs de pouvoir les ramener au retour, ils aimèrent mieux les brûler immédiatement, ce qu'ils firent, à l'exception d'une seule corvette laissée par eux au mouillage. Cette seconde opération leur coûta cependant une trentaine d'hommes.

Effroi dans Constantinople à la vue de l'escadre anglaise.

Le 21 février au matin, ils parurent devant la ville de Constantinople, épouvantée de voir une escadre ennemie, dont rien ne pouvait ni éloigner ni contre-battre les feux. Une partie de la population tremblante demandait qu'on se rendît aux exigences des Anglais, l'autre partie indignée poussait des cris de fureur. Les femmes du sérail, exposées les premières aux boulets de l'amiral Duckworth, troublaient de leurs pleurs le palais impérial. Les alternatives de faiblesse et de courage recommencèrent dans le sein du divan. Le sultan Sélim voulait résister; mais les clameurs dont il était assailli, les conseils de quelques ministres infidèles, alléguant pour le disposer à céder, un dénûment de ressources dont ils étaient eux-mêmes les coupables auteurs, contribuaient à ébranler son cœur, plus noble qu'énergique. Efforts de l'ambassadeur de France pour disposer le sultan à la résistance. Cependant l'ambassadeur de France accourut auprès de Sélim, s'efforça de faire rougir lui, ses ministres, tout ce qui l'entourait, de l'idée de se rendre à une escadre, qui n'avait pas un soldat de débarquement, et qui pouvait bien brûler quelques maisons, percer la voûte de quelques édifices, mais qui serait bientôt réduite à se retirer après d'inutiles et odieux ravages. Il conseilla de résister aux Anglais, de gagner du temps au moyen d'une négociation simulée, d'envoyer à Andrinople les femmes, la cour, tout ce qui tremblait, tout ce qui criait, de se servir ensuite de la portion énergique du peuple, pour élever des batteries à la pointe du sérail, et, cela fait, de traiter avec la flotte britannique, en lui montrant la pointe de ses canons.

Les Anglais par leurs prétentions secondent les efforts de l'ambassadeur de France.

Au surplus, les prétentions des Anglais étaient de nature à seconder, par leur dureté et leur arrogance, les conseils du général Sébastiani. M. Arbuthnot, auquel l'amiral se trouvait subordonné pour tout ce qui concernait la politique, avait voulu qu'on adressât une sommation préalable à la Porte, consistant à demander l'expulsion de la légation française, une déclaration immédiate de guerre à la France, la remise de la flotte turque tout entière, enfin l'occupation par les Anglais et les Russes des forts du Bosphore et des Dardanelles. Accorder de telles choses, c'était remettre l'empire, sa marine, les clefs de sa capitale, à la discrétion de ses ennemis de terre et de mer. En attendant la réponse, les Anglais allèrent mouiller aux îles des Princes, situées près de la côte d'Asie, à quelque distance de Constantinople.

Le général Sébastiani ne manqua pas de faire sentir au sultan et à ses ministres, tout ce qu'il y avait de honte et de danger à subir de semblables conditions. Lettre de Napoléon arrivée à propos pour aider le général Sébastiani. Par bonheur, il arrivait dans le moment un courrier parti des bords de la Vistule, et apportant une nouvelle lettre de Napoléon, pleine d'exhortations chaleureuses pour le sultan.—Généreux Sélim, lui disait-il, montre-toi digne des descendants de Mahomet! Voici l'heure de t'affranchir des traités qui t'oppriment. Je suis près de toi, occupé à reconstituer la Pologne, ton amie et ton alliée. L'une de mes armées est prête à descendre le Danube, et à prendre en flanc les Russes, que tu attaqueras de front. L'une de mes escadres va partir de Toulon pour garder ta capitale et la mer Noire. Courage donc, car jamais tu ne retrouveras une pareille occasion de relever ton empire, et d'illustrer ta mémoire!—Ces exhortations, bien qu'elles ne fussent pas nouvelles, ne pouvaient venir plus à propos. Le sultan et le divan prennent la résolution de résister, mais de parlementer auparavant, afin d'avoir le temps d'armer Constantinople. Le cœur de Sélim, ranimé par les paroles de Napoléon, par les instances pressantes du général Sébastiani, se remplit des plus nobles sentiments. Il parla énergiquement à ses ministres. Il convoqua le divan et les ulémas, leur communiqua les propositions des Anglais, qui enflammèrent toutes les âmes d'indignation, et il fut résolu à l'unanimité qu'on résisterait à la flotte anglaise, quoi qu'elle pût tenter, mais en suivant les habiles conseils du général Sébastiani, c'est-à-dire en essayant de gagner du temps par des pourparlers, et en employant le temps gagné à élever des batteries formidables autour de Constantinople.

Pourparlers avec la flotte anglaise dans l'intention de gagner du temps.

D'abord on commença par répondre à M. Arbuthnot, que, sans examiner le fond de ses propositions, on ne les écouterait qu'après que l'escadre anglaise aurait pris une position moins menaçante, car il n'était pas de la dignité de la Porte de délibérer sous le canon de l'ennemi. Il fallait au moins une journée pour aller de Constantinople aux îles des Princes, et pour en revenir. Il suffisait donc d'un petit nombre de communications, pour gagner les quelques jours dont on avait besoin. Motifs des amiraux anglais, pour préférer les négociations à l'emploi de la force. Quand la réponse de la Porte arriva, M. Arbuthnot était tombé malade subitement, mais son influence continuait d'être prépondérante dans l'état-major de l'escadre anglaise. Les amiraux sentaient comme lui, que bombarder Constantinople était une entreprise barbare, que, n'ayant pas de troupes de débarquement, on serait réduit, si les Turcs voulaient résister, à se retirer après avoir commis d'inutiles ravages; qu'on serait de plus obligé, pour s'en aller, de forcer de nouveau les Dardanelles, avec une flotte peut-être maltraitée, et en passant sous des batteries probablement mieux défendues la seconde fois que la première. Ils jugeaient donc plus sage de chercher à obtenir par l'intimidation, et sans en arriver à un bombardement, tout ou partie de leurs demandes. La remise de la flotte turque était le trophée auquel ils tenaient le plus. Longs pourparlers dans le but de fixer un lieu propre à négocier. En conséquence, l'amiral Duckworth, remplaçant M. Arbuthnot malade, répondit aux Turcs qu'il était prêt à convenir d'un lieu propre à négocier, et il demanda qu'on le fixât sur-le-champ, pour y envoyer l'un de ses officiers. La Porte ne se pressa pas de répliquer à cette communication, et le surlendemain elle proposa Kadikoï, l'ancienne Chalcédoine, au-dessous de Scutari, vis-à-vis Constantinople. Dans l'état d'exaspération où se trouvaient les Turcs, le lieu n'était ni des plus sûrs, ni des plus convenables pour l'officier anglais chargé de s'y rendre. L'amiral Duckworth en fit la remarque, et réclama un autre endroit, avec menace d'agir immédiatement, si on ne se hâtait pas d'ouvrir les négociations.

Moyens de défense rapidement préparés à Constantinople, pendant qu'on est occupé à parlementer.

Quelques jours avaient été gagnés au moyen de ces pourparlers illusoires, et on les avait employés à Constantinople de la manière la plus active et la plus habile. Plusieurs officiers d'artillerie et du génie, détachés de l'armée de Dalmatie, venaient d'arriver. Le général Sébastiani, secondé par eux, campait lui-même au milieu des Turcs. La légation tout entière l'avait suivi. Les jeunes de langue, accourus sur les ouvrages, servaient d'interprètes. Avec le concours de la population et de nos officiers, des batteries formidables s'élevaient par enchantement à la pointe du sérail, et dans la partie de la ville qui longe la mer de Marmara. Près de trois cents bouches à feu, traînées par un peuple enthousiaste, qui regardait en ce moment les Français comme des sauveurs, avaient été mises en batterie. Le sultan Sélim, que le spectacle de ces préparatifs si promptement exécutés remplissait de joie, avait voulu qu'on dressât une tente pour lui, à côté de celle de l'ambassadeur de France, et avait exigé de ses ministres que chacun d'eux vînt s'établir dans l'une des batteries. Constantinople prenait d'heure en heure un aspect plus imposant, et les Anglais voyaient s'ouvrir de nouvelles embrasures, au milieu desquelles apparaissait la pointe des canons.

Après sept à huit jours employés de la sorte, la crainte qui dès le commencement retenait les Anglais, celle d'une dévastation inutile, peut-être dangereuse, suivie d'un second passage des Dardanelles plus difficile que le premier, cette crainte devenait à chaque instant plus fondée. Dernière sommation de l'amiral Duckworth, et refus de la Porte d'obtempérer à cette sommation. S'apercevant qu'il ne gagnait rien à attendre, l'amiral Duckworth fit une dernière sommation, dans laquelle, ayant soin de réduire ses demandes et d'augmenter ses menaces, il se contenta d'exiger qu'on lui remît la flotte turque, et il déclara qu'il allait se porter devant Constantinople, si on ne lui désignait pas immédiatement un lieu propre à négocier. Cette fois, tout étant presque terminé à Constantinople, on répondit à l'amiral anglais, que, dans l'état des esprits, on ne savait pas un seul lieu assez sûr, pour oser garantir la vie des négociateurs qu'on y enverrait.

Après une telle réponse, il ne restait plus qu'à commencer la canonnade. Mais l'amiral Duckworth ne comptait que sept vaisseaux et deux frégates; il voyait braquée contre lui une masse effroyable d'artillerie, et il était averti en outre que les passes des Dardanelles, par le soin des Français, se hérissaient de canons. Vaine démonstration de l'amiral Duckworth devant Constantinople. Il avait donc la certitude de commettre sur Constantinople une barbarie sans but, comme sans excuse, et d'arriver avec une flotte désemparée devant un détroit devenu beaucoup plus dangereux à traverser. En conséquence, après avoir passé onze jours dans la mer de Marmara, il leva l'ancre le 2 mars, se présenta en bataille sous les murs de Constantinople, courut des bordées presque à portée de canon, et, après avoir vu qu'il n'intimidait pas les Turcs préparés à se défendre, il vint jeter l'ancre à l'entrée des Dardanelles, se proposant de les franchir le lendemain.

Retraite de la flotte anglaise, et joie des Turcs à l'aspect de cette retraite.

Si le dépit et la confusion régnaient à bord de l'escadre anglaise, la joie la plus vive éclatait dans Constantinople, à la vue des voiles ennemies disparaissant à l'horizon, dans la direction des Dardanelles. Français et Turcs se félicitaient de cet heureux résultat d'un moment de courage, et, dans l'enthousiasme du succès, l'escadre turque qu'on avait promptement équipée, voulut mettre à la voile, afin de poursuivre les Anglais. Le général Sébastiani s'efforça en vain d'empêcher cette imprudence, qui pouvait fournir à l'amiral Duckworth l'occasion d'illustrer sa retraite, par la destruction de la flotte ottomane. Mais le peuple poussait de tels cris, les équipages étaient si animés, que le gouvernement, incapable de résister aux entraînements du courage, comme à ceux de la lâcheté, fut obligé de consentir au départ de l'escadre. Le capitan-pacha leva l'ancre, pendant que les Anglais, pressés de se retirer, fuyaient, sans s'en douter, le triomphe qui courait après eux.

Second passage des Dardanelles par les Anglais.

Le lendemain, 3 mars, l'escadre anglaise s'emboucha dans la partie resserrée et dangereuse du détroit des Dardanelles. Le petit nombre d'officiers français qu'on avait pu envoyer au détroit, y avaient réveillé le zèle des Turcs avec autant de succès qu'à Constantinople. Les batteries étaient réparées et mieux servies. Malheureusement l'artillerie lourde, montée sur de mauvais affûts, se trouvait aux mains de pointeurs peu adroits. On lança néanmoins sur l'escadre anglaise un certain nombre de gros boulets de marbre, ayant plus de deux pieds de diamètre, et qui, bien dirigés, auraient pu être fort dangereux. Les Anglais n'employèrent qu'une heure et demie à franchir la partie étroite du canal, depuis le cap Nagara jusqu'au cap des Barbiers, grâce à des vents du nord, très-favorables à leur marche. Ils se comportèrent avec la vaillance ordinaire à leur marine, mais ils essuyèrent cette fois de graves avaries. Plusieurs de leurs vaisseaux furent percés par ces gros projectiles, qui les auraient coulés à fond, s'ils avaient été creux et chargés de poudre, comme ceux dont on se sert aujourd'hui. La plupart des bâtiments de l'escadre, en sortant du détroit, étaient dans un état qui demandait de promptes réparations. Ce second passage coûta aux Anglais plus de deux cents hommes, en morts ou blessés, perte peu considérable si on la compare au carnage des grandes batailles de terre, mais qui n'est pas sans importance, si on la compare à ce qui se passe dans les combats de mer. Tandis que la division anglaise sortait des Dardanelles, l'amiral Siniavin arrivait à Ténédos, avec une division russe de six vaisseaux. Il fit auprès de l'amiral Duckworth les plus vives instances pour le décider à recommencer l'opération. Après l'échec qu'on venait de subir, une nouvelle tentative eût été extravagante, car six vaisseaux russes n'auraient pas sensiblement changé la situation, ni amoindri la difficulté.

Telle fut la fin de cette entreprise que l'insuffisance des moyens et des scrupules d'humanité, peu ordinaires alors à la politique anglaise, firent échouer. L'Angleterre parut singulièrement affectée de ce résultat. Napoléon en conçut une joie fort naturelle, car indépendamment de l'effet moral produit en Europe par l'affaire de Constantinople, effet tout à son profit, la lutte engagée avec les Turcs devenait une diversion des plus utiles à ses armes.

L'Europe en ce moment était fort émue de la terrible bataille d'Eylau, commentée en sens très-divers. Situation de Napoléon sur la Vistule, pendant l'hiver de 1806 à 1807. Les uns s'applaudissaient de ce qu'on était parvenu à tenir tête aux Français; les autres, en plus grand nombre, s'épouvantaient de la condition à laquelle on avait pu leur résister un instant, condition terrible, car il avait fallu leur donner une armée à égorger, en la jetant sous leurs pas, comme un obstacle physique à détruire. Pour la première fois, il est vrai, les succès obtenus par les Français n'avaient pas été aussi décisifs que de coutume, surtout en apparence; mais l'armée russe, dans cette sanglante journée, n'en avait pas moins perdu un tiers de son effectif, et si le général Benningsen, pour dissimuler sa défaite, essayait quelques démonstrations présomptueuses en face de nos quartiers d'hiver, il lui était impossible de rien tenter de considérable, ni de s'opposer à un seul des siéges entrepris sous ses yeux. Napoléon, que ses renforts commençaient à rejoindre, avait pour l'accabler cent mille hommes présents sous les armes, sans compter les troupes françaises ou alliées qui, protégées par la grande armée, exécutaient à gauche le siége de Dantzig, et achevaient à droite la conquête des places de la Silésie. La seule difficulté qui empêchât Napoléon de terminer cette campagne déjà bien longue, était, comme on l'a vu, celle des transports. S'il eût gelé fortement, le traînage eût permis de porter avec soi de quoi nourrir l'armée pendant une opération offensive. Mais les alternatives de gel et de dégel rendaient impossible de charrier un approvisionnement de quelques jours. Il fallait donc attendre une autre saison, et M. de Talleyrand, laissé à Varsovie, employait les sollicitations, l'argent, les promesses, les menaces même, pour assurer le transport des vivres indispensables de la Vistule à la Passarge.

Changement d'esprit opéré chez Napoléon par les obstacles qu'il rencontre en Pologne.

Dans cette situation, qui devait se prolonger plusieurs mois encore, il y avait place pour les négociations. Depuis que les obstacles naturels se faisaient sentir à Napoléon, et surtout depuis qu'il observait la Pologne de plus près, l'enivrement qui l'avait porté sur la Vistule s'était un peu dissipé. Il avait reconnu que les Russes, peu redoutables pour les soldats français, si on n'allait pas les chercher au delà du Danube ou de l'Elbe, devenaient, aidés du climat, un ennemi difficile et long à vaincre. Frappé d'abord de l'enthousiasme qui éclatait à Posen, Napoléon avait cru que les Polonais pourraient lui fournir cent mille hommes; mais bientôt il avait vu le peuple des campagnes peu sensible à un changement de domination, qui le laissait esclave de la glèbe sous tous les maîtres, fuyant dans la Pologne autrichienne les horreurs de la guerre; le peuple des villes enthousiaste et prêt à se dévouer sans réserve, mais la noblesse, plus prévoyante, faisant des conditions qu'on ne pouvait accepter sans imprudence; les officiers qui avaient servi dans les armées françaises vivant assez mal avec les nobles qui n'avaient pas quitté leurs châteaux; les uns et les autres par leurs susceptibilités ajoutant aux difficultés de l'organisation militaire du pays; les levées enfin, qui devaient monter à cent mille hommes, réduites à quinze mille jeunes soldats, organisés en vingt bataillons, destinés un jour à se couvrir de gloire sous le brave Poniatowski, mais actuellement peu aguerris, et provoquant les moqueries de nos soldats. Napoléon avait vu tout cela, et il était moins ardent à reconstituer la Pologne, moins disposé, depuis qu'il la connaissait, à bouleverser le continent pour la rétablir. Sans douter de sa propre puissance, il avait, des obstacles que la nature peut opposer à l'armée la plus héroïque, une idée plus juste, et de l'œuvre qui l'attirait dans les plaines du Nord, une opinion moins favorable. Il inclinait donc un peu davantage à écouter des propositions pacifiques, sans se départir pour cela d'aucune de ses prétentions, parce qu'il était certain, au retour de la belle saison, de passer sur le corps de toutes les armées qu'on présenterait à ses coups. Il ne voyait, dans une négociation qui aboutirait à la paix, qu'une économie de temps et de sang, car, pour les périls, il se croyait capable de les surmonter tous, quels qu'ils fussent.

Quelques pourparlers entre le roi de Prusse et Napoléon.

Depuis la bataille d'Eylau, plusieurs parlementaires étaient allés et venus de Kœnigsberg à Osterode. Sous la première impression de cette bataille, Napoléon avait fait dire par le général Bertrand au roi Frédéric-Guillaume, qu'il était prêt à lui rendre ses États, mais jusqu'à l'Elbe seulement, ce qui entraînait pour ce prince la perte des provinces de Westphalie, de Saxe et de Franconie, c'est-à-dire un quart à peu près de la monarchie prussienne, mais ce qui lui assurait au moins la restitution des trois autres quarts. Napoléon avait ajouté que, plein d'estime pour le monarque qui régnait sur la Prusse, il aimait mieux lui accorder cette restitution à lui-même qu'à l'intervention de la Russie. L'infortuné Frédéric-Guillaume, bien que le sacrifice fût grand, bien que ses soldats se fussent honorablement conduits à Eylau, et qu'il se trouvât un peu relevé aux yeux de ses alliés, ne se faisait aucune illusion; et cette bataille d'Eylau, que les Russes appelaient presque une victoire, n'était à ses yeux qu'une sanglante défaite, dont toute la différence avec Iéna, avec Austerlitz, était d'avoir coûté plus de sang aux Français, et de n'avoir pas amené, grâce à la saison, des résultats aussi décisifs. Le parti de la guerre empêche qu'on ne profite des dispositions de Napoléon, un moment bienveillantes pour la Prusse. Il était persuadé qu'au printemps les Français mettraient à la guerre une fin prompte et désastreuse. Mais la reine, mais le parti de la guerre, excités par les derniers événements militaires, par les influences russes, dont on était malheureusement trop rapproché à Kœnigsberg, n'appréciaient pas la situation avec un jugement aussi sain que le roi, et, en dictant une réponse évasive aux paroles amicales que le général Bertrand avait mission de transmettre, empêchèrent qu'on ne profitât des dispositions de Napoléon, momentanément pacifiques.

Ainsi l'acharnement de la lutte avec la Russie avait pour un instant ramené Napoléon vers la Prusse. Il aurait été heureux, que, revenant tout à fait à elle, et lui rendant non-seulement ses provinces au delà de l'Elbe, mais ses provinces en deçà, il eût cherchée se la rattacher définitivement, par cet acte aussi généreux que politique. Mais retrouvant le roi Frédéric-Guillaume faible, incertain, dominé, il fut de nouveau convaincu qu'on ne pouvait pas compter sur la Prusse, et, à partir de ce jour, il ne songea plus à elle, que pour la dédaigner, la maltraiter et l'amoindrir. Un peu moins enivré cependant qu'après Iéna, il était de nouveau conduit à croire que pour maîtriser le continent et en exclure l'influence anglaise, que pour vaincre la mer par la terre, il lui fallait non-seulement des victoires, mais une grande alliance. Il l'avait cru après Marengo et Hohenlinden; il l'avait cru après Austerlitz et avant Iéna; le lendemain d'Iéna, sans le croire moins, il avait cessé un moment d'y penser; mais il le croyait de nouveau après Pultusk et Eylau, et, méditant toujours sur sa situation au milieu des difficultés de cette guerre, il cherchait quelle alliance il pourrait se donner. La Prusse mise de côté, restaient la Russie, avec laquelle il était aux prises, et l'Autriche, qui, sous les apparences de la neutralité, préparait des armements sur ses derrières. Napoléon ramené à l'idée d'une grande alliance continentale, pense qu'il sera conduit à choisir entre la Russie ou l'Autriche. Les dispositions manifestées par les officiers et les soldats de l'armée russe, portent Napoléon à croire qu'une alliance avec la Russie serait possible. Bien que la cour de Russie, excitée par les suggestions britanniques et par la jactance du général Benningsen, parût plus animée que jamais, ses généraux, ses officiers, ses soldats, qui supportaient le poids de cette affreuse guerre, qui se trouvaient réduits de moitié par les journées de Czarnowo, de Pultusk, de Golymin, d'Eylau, qui, grâce à une administration barbare, vivaient de quelques pommes de terre découvertes sous la neige avec la pointe de leurs baïonnettes, éprouvaient de tout autres sentiments et tenaient un tout autre langage que les courtisans de Saint-Pétersbourg. Pleins d'admiration pour l'armée française, ne ressentant contre elle aucune de ces haines nationales, que le voisinage ou même une commune origine inspirent quelquefois aux peuples, ils se demandaient pourquoi on leur faisait verser leur sang au profit des Anglais, qui ne se hâtaient guère de les soutenir, et des Prussiens, qui ne savaient guère se défendre.

L'idée que la France et la Russie, à la distance où elles sont l'une de l'autre, n'avaient rien à se disputer, se présentait à l'esprit des militaires russes qui raisonnaient, et se retrouvait dans chacun de leurs discours. Plusieurs de nos officiers, faits prisonniers et rendus après échange, avaient recueilli sur ce sujet les propos les plus significatifs, de la bouche même du plus brave des généraux russes, du prince Bagration, celui qui tour à tour commandait les avant-gardes ou les arrière-gardes russes, les avant-gardes quand on attaquait, les arrière-gardes quand on battait en retraite.

Ces détails rapportés à Napoléon lui donnaient à penser. Il se disait, même au milieu des horreurs de la guerre présente, que c'était peut-être avec la Russie qu'il fallait finir par s'entendre, pour fermer à l'Angleterre les ports et les cabinets du continent. Mais si cette alliance pouvait se concevoir, ce n'était pas entre deux batailles, quand on était réduit à communiquer aux avant-postes par un trompette, qu'on trouverait le moyen de la préparer et de la conclure. Ne s'arrêtant que passagèrement à l'idée d'un rapprochement avec la Russie, Napoléon songe à l'Autriche, et veut la faire expliquer définitivement. Cette impossibilité actuelle l'obligeait à se reporter vers l'Autriche. Se rappelant ce que lui avait dit à Wurzbourg l'archiduc Ferdinand, il était de nouveau conduit à penser à une alliance avec la cour de Vienne, malgré les armements dont elle le menaçait, surtout en songeant qu'il avait maintenant la faculté de lui rendre, ce qui l'aurait comblée de joie un demi-siècle auparavant, la Silésie, cette Lombardie du Nord, qu'elle avait tant regrettée, tant fait d'efforts pour recouvrer, au point d'en être devenue pendant trente années l'alliée de la France. Transporté du bivouac d'Osterode au château de Finkenstein, et là, tantôt parcourant ses cantonnements à cheval et faisant jusqu'à trente lieues en un jour, tantôt correspondant avec ses agents en Pologne pour l'approvisionnement de l'armée ou avec ses ministres à Paris pour l'administration de l'Empire, tantôt enfin, au milieu des longues nuits du Nord, ruminant dans sa tête des plans de politique générale, il avait fini, après avoir pesé toutes les alliances, par se réduire à deux et par se dire qu'il fallait choisir entre celle de l'Autriche ou celle de la Russie. En correspondance avec M. de Talleyrand, qui était resté à Varsovie et qui dirigeait de là les relations extérieures, il lui avait écrit: «Il faut que tout cela finisse par un système avec la Russie ou par un système avec l'Autriche. Pensez-y bien, arrêtez vos idées, et obligez l'Autriche à s'expliquer définitivement avec nous.»

Difficulté de pénétrer les desseins de l'Autriche.
Assertions contradictoires de M. Andréossy à Vienne, et de M. de Vincent à Varsovie.

Mais l'Autriche se couvrait de voiles impénétrables. Tandis que le général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, signalait chaque jour des actes inquiétants, tels que des levées d'hommes, des achats de chevaux, des formations de magasins, le général baron de Vincent, au contraire, envoyé à Varsovie par la cour d'Autriche, ne cessait d'affirmer, avec la plus grande apparence de franchise, que l'Autriche épuisée était incapable de faire la guerre; qu'elle était résolue à ne pas rompre la paix, à moins qu'on ne lui fit endurer des traitements impossibles à supporter; que, si elle prenait quelques précautions, il ne fallait pas y voir des préparatifs hostiles ou menaçants pour la France, mais des mesures de prudence commandées par une guerre effroyable, qui embrassait le cercle entier de ses frontières, et surtout par l'état des Gallicies, fort émues du soulèvement de la Pologne. M. de Talleyrand s'était laissé persuader à tel point, qu'il dénonçait sans cesse le général Andréossy à Napoléon, comme un agent dangereux, observant et jugeant mal ce qui se passait autour de lui, et capable, si on l'écoutait, de brouiller les deux cours, à force de rapports inexacts et malveillants.

Napoléon, plus touché des assertions de M. Andréossy que de celles de M. de Vincent, fait adresser à l'Autriche une suite questions pressantes.

Napoléon, bien qu'il fût, tout comme un autre, porté à croire ce qui lui plaisait, bien qu'il aimât à penser que l'Autriche ne pouvait pas se relever des coups reçus à Ulm et à Austerlitz, que jamais elle n'oserait manquer à une parole, à lui donnée en personne, au bivouac d'Urchitz, Napoléon, éclairé par le danger, se fiait plus aux rapports du général Andréossy qu'à ceux de M. le baron de Vincent.—Oui, écrivait-il à M. de Talleyrand, le général Andréossy est un esprit entier, un observateur médiocre, exagérant probablement ce qu'il aperçoit, mais vous êtes un esprit crédule, aussi enclin à vous laisser séduire qu'habile à séduire les autres. Il suffit de vous flatter pour vous tromper. M. de Vincent vous abuse en vous caressant. L'Autriche nous craint, mais elle nous hait; elle arme pour profiter d'un revers. Si nous remportons une grande victoire au printemps, elle se conduira comme M. d'Haugwitz le lendemain d'Austerlitz, et vous aurez eu raison. Mais si la guerre est seulement douteuse, nous la trouverons en armes sur nos derrières. Cependant il faut l'obliger à se prononcer. C'est en effet une grande faute à elle de ne pas s'entendre aujourd'hui avec nous, et de ne pas profiter d'un moment où nous sommes maîtres de la Prusse, pour recouvrer par nos mains ce que Frédéric lui a jadis enlevé. Elle peut, si elle le veut, se dédommager en un jour de tout ce qu'elle a perdu en un demi-siècle, et refaire la fortune de la maison d'Autriche, si fort amoindrie, tantôt par la Prusse, tantôt par la France. Mais il faut qu'elle s'explique. Désire-t-elle des indemnités pour ce qu'elle a perdu? Je lui offre la Silésie. L'état de l'Orient l'inquiète-t-il Je suis prêt à la rassurer sur le sort du bas Danube, en disposant, comme elle le voudra, de la Moldavie et de la Valachie. Notre présence en Dalmatie lui est-elle un sujet d'ombrage? Je suis tout disposé à faire à cet égard des sacrifices, au moyen d'un échange de territoire. Ou bien, enfin, est-ce la guerre qu'elle prépare, pour essayer une dernière fois de la puissance de ses armes, en profitant de la réunion du continent entier contre nous? Soit, j'accepte ce nouvel adversaire. Mais qu'elle n'espère pas me surprendre. Il n'y a que des femmes et des enfants qui puissent croire que j'irai m'enfoncer dans les déserts de la Russie, sans avoir pris mes précautions. L'Autriche ne me trouvera pas au dépourvu. Elle rencontrera en Saxe, en Bavière, en Italie, des armées prêtes à lui résister. Elle me verra par une marche en arrière retomber sur elle de tout mon poids, l'accabler, la traiter plus mal qu'aucune des puissances que j'aie jamais vaincues. Je ferai de son manque de foi un exemple terrible, éclatant, dont le sort actuel de la Prusse ne saurait donner une idée. Qu'elle s'explique donc, et que je sache à quoi m'en tenir sur ses dispositions.—

M. de Talleyrand, stimulé par Napoléon, cherche par tous les moyens à deviner le secret de M. de Vincent.

Napoléon recommanda à M. de Talleyrand de ne laisser aucun repos à M. de Vincent, et de jeter la sonde à coups répétés dans les profondeurs de la politique autrichienne. M. de Talleyrand, stimulé par l'Empereur, partageait son temps en exhortations auprès du gouvernement polonais, pour avoir des vivres et des charrois, et en conversations avec M. de Vincent, pour lui arracher, par cent entretiens divers, le secret de sa cour.

Il cherchait ce secret dans les moindres paroles de l'envoyé autrichien, dans les moindres mouvements de son visage. Tantôt il était avec lui confiant et caressant, et tâchait de provoquer sa franchise par un abandon sans bornes. Tantôt il essayait de le surprendre et de l'agiter, en lui présentant brusquement, et avec une colère simulée, les tableaux d'armement reçus de Vienne. M. de Vincent, que ce fût habileté ou sincérité, répétait toujours son dire, qu'à Vienne on ne voulait ni ne pouvait faire la guerre, et qu'on se bornait à se garder, sans songer à attaquer personne. Cependant, lorsque M. de Talleyrand s'avançant davantage, parla tantôt de la Silésie, tantôt des provinces du Danube, tantôt de la Dalmatie, comme prix d'une alliance, le ministre autrichien répondit qu'il n'avait pas d'instructions pour de si grandes affaires, et demanda à en référer à sa cour, ce qu'il fit en communiquant tout de suite à M. de Stadion les ouvertures de M. de Talleyrand.

M. de Stadion ministre des affaires étrangères d'Autriche.

M. de Stadion dirigeait alors les affaires étrangères de l'Autriche, dans un sens plus hostile encore à la France que n'avaient fait les Cobentzel, mais, il faut lui rendre cette justice, en cachant moins ses sentiments hostiles sous les dehors de la cordialité. Du reste, quoique plein de haine, il savait se contenir, et observait une réserve convenable. Politique du cabinet autrichien dans le moment. Le secret de M. de Stadion et de sa cour était facile à pénétrer, moyennant qu'on écartât les apparences qui plaisaient, pour s'en rapporter au fond des choses qui n'avait pas de quoi plaire. L'Autriche armait pour profiter de nos revers, ce qui de sa part n'avait rien que de fort naturel, et c'était une grave erreur de croire qu'avec des offres brillantes, on pourrait ramener à nous cette puissance vindicative. Elle était animée en effet d'une haine qui l'eût empêchée d'apprécier sainement des avantages solides et réels, si on les lui avait offerts, à plus forte raison des avantages insuffisants, tels qu'une portion de la Silésie, de la Moldavie ou de la Dalmatie, avantages fort inférieurs à tout ce qu'elle avait perdu depuis quinze années. Toutefois elle les aurait acceptés sans doute, tout insuffisants qu'ils étaient, si elle eût pensé que, dans l'état du monde, quelque chose pût être donné d'une manière solide et durable. Mais, au milieu du remaniement continuel des États européens, elle ne croyait à rien de stable, et elle n'était pas disposée à prendre, pour dédommagement de provinces héréditaires, anciennement attachées à sa maison, des provinces données par la politique du moment, pouvant être retirées aussi légèrement qu'elles seraient données, et qu'il eût fallu d'ailleurs acheter par une guerre contre ses alliés ordinaires, au profit de celui qu'elle accusait d'être l'auteur de tous ses maux. Ainsi, de la part de Napoléon, rien ne devait lui inspirer attrait ou confiance. Son refus à toutes les offres qui viendraient de lui était certain d'avance. L'Autriche, pressée de questions, se tire d'embarras par une offre de médiation. Mais, pressée de questions, elle ne pouvait se renfermer, ou dans un silence absolu, ou dans un refus général d'écouter aucune proposition. Elle imagina donc une démarche qui lui fournissait, pour l'instant, une réponse convenable, et qui lui assurait plus tard le moyen de profiter des événements, quels qu'ils fussent. En conséquence, elle eut l'idée d'offrir à la France sa médiation auprès des cours belligérantes. Rien n'était mieux calculé pour le présent et pour l'avenir. Pour le présent, elle prouvait qu'elle voulait la paix, en y travaillant elle-même. Pour l'avenir, elle travaillait franchement à cette paix, et elle avait soin d'en diriger les conditions dans un sens conforme à sa politique, si Napoléon était victorieux. Si au contraire Napoléon était vaincu, ou seulement demi-victorieux, elle passait d'une médiation modeste à une médiation imposée. Elle le modérait ou l'accablait selon les circonstances. Elle se ménageait, en un mot, un moyen d'entrer à volonté dans la querelle, et, une fois entrée, de s'y conduire suivant ce que lui conseillerait la fortune.

Manière dont M. de Stadion fait motiver l'offre de la médiation autrichienne.

M. de Stadion chargea M. le baron de Vincent de répondre à M. de Talleyrand, qu'on était à Vienne fort sensible aux offres de l'empereur des Français mais que, si avantageuses que fussent ces offres, on ne pouvait les accepter, car elles entraîneraient la guerre, ou avec les Allemands dont on était les compatriotes, ou avec les Russes dont on était les alliés, et que la guerre, on ne la voulait pour aucune cause, ni avec personne, car on se déclarait incapable de la soutenir (aveu peu dangereux dans un moment où l'Autriche faisait les préparatifs militaires les plus imposants); que l'on recherchait la paix, la paix seule, qu'on la préférait aux plus belles acquisitions; qu'en preuve de cet amour de la paix, on offrait de s'interposer pour la négocier, et que, si la France s'y prêtait, on se chargeait d'y amener les cabinets de Berlin, de Saint-Pétersbourg et de Londres; que déjà M. de Budberg, ministre de l'empereur Alexandre, consulté sur ce sujet, avait accueilli les bons offices de la cour de Vienne, et qu'à Londres un autre cabinet ayant pris la direction des affaires (celui de MM. Castlereagh et Canning), il y avait chance de rencontrer des dispositions pacifiques chez ces nouveaux représentants de la politique anglaise, car ils seraient probablement charmés de se populariser en Angleterre, en donnant la paix à leur avénement. M. de Stadion prescrivait d'ajouter qu'on s'estimerait heureux, si le tout-puissant empereur des Français voyait dans cette offre un gage des sentiments de désintéressement et de concorde qui animaient l'empereur d'Autriche.

Comment Napoléon interprète l'offre de médiation faite par l'Autriche.

Le tout-puissant empereur des Français n'avait pas moins de clairvoyance que de puissance, et, dès que cette réponse lui fut envoyée de Varsovie à Finkenstein, il ne s'y trompa point. Il en saisit la portée avec la promptitude qu'il aurait mise à découvrir les mouvements d'une armée ennemie sur le champ de bataille.—Ceci, répondit-il tout de suite à M. de Talleyrand, est un premier pas de l'Autriche, un commencement d'intervention dans les événements. Résolue à ne se mêler en rien de la lutte que soutiennent la France, la Prusse, la Russie et l'Angleterre, elle ne voudrait pas même risquer de se compromettre, en portant des paroles des unes aux autres. S'offrir comme médiatrice, c'est se préparer à la guerre, c'est se ménager un moyen décent d'y prendre part, moyen dont elle a besoin, après les déclarations de cabinet à cabinet, après les serments de souverain à souverain, par lesquels elle a promis d'y demeurer à jamais étrangère. Ce qui nous arrive est un malheur, ajouta Napoléon, car cela nous présage la présence d'une armée autrichienne sur l'Oder et l'Elbe, tandis que nous serons sur la Vistule. Mais repousser cette médiation est impossible. Ce serait une contradiction avec notre langage ordinaire, qui a toujours consisté à nous présenter comme disposés à la paix. Ce serait surtout nous exposer à précipiter les déterminations de l'Autriche par un refus péremptoire, qui la blesserait et l'obligerait à prendre une résolution immédiate. Réponse évasive de Napoléon à l'offre de l'Autriche. Il faut donc gagner du temps, et répondre que l'offre de médiation est trop indirecte, pour qu'on l'accepte positivement; mais que dans tous les cas, les bons offices de la cour de Vienne seront toujours reçus avec gratitude et confiance.—

M. de Talleyrand, dirigé par Napoléon, fit à M. de Vincent la réponse qui lui était prescrite, et montra une certaine disposition à accepter la médiation de l'Autriche, mais sembla douter en même temps que l'offre de cette médiation fût sérieuse. M. de Vincent affirma au contraire que cette offre était parfaitement sérieuse, et déclara du reste qu'il allait en référera sa cour. L'Autriche réplique par une proposition formelle de médiation. Il écrivit donc à M. de Stadion, qui de son côté ne fit point attendre sa réponse. Sous très-peu de jours, en effet, la cour de Vienne annonça qu'elle était prête à passer de simples pourparlers à une proposition formelle, qu'elle avait la certitude de faire accepter sa médiation à Pétersbourg et à Londres, qu'elle en adressait au surplus, le jour même, l'offre positive, tant à la France qu'à la Prusse, à la Russie, à l'Angleterre, et qu'elle attendait sur ce sujet l'expression précise des intentions de l'empereur Napoléon.

Cette réponse si prompte et si nette, appuyée d'armements dont on ne pouvait plus douter, parut à Napoléon un acte extrêmement grave, dont il était impossible de se dissimuler la portée, auquel malheureusement on ne pouvait répliquer que par une acceptation, mais contre les suites duquel il fallait se prémunir au moyen de précautions immédiates et imposantes. Il écrivit en ce sens à M. de Talleyrand, et lui envoya de Finkenstein le modèle de note qu'on va lire. Il le prévint en même temps qu'il allait ajouter à cette note des préparatifs nouveaux, plus formidables que jamais, et dont il faudrait informer l'Autriche sur-le-champ, pour qu'elle sût de quelle manière serait accueillie son intervention, amicale ou hostile, diplomatique ou belliqueuse.

Note par laquelle Napoléon accepte la médiation de l'Autriche.

La réponse à l'offre de médiation était ainsi conçue: «Le soussigné ministre des relations extérieures a mis sous les yeux de Sa Majesté l'Empereur et Roi, la note qui lui a été remise par M. le baron de Vincent.

»L'Empereur accepte pour lui et ses alliés l'intervention amicale de l'empereur François II pour le rétablissement de la paix, si nécessaire à tous les peuples. Il n'a qu'une crainte, c'est que la puissance qui jusqu'ici paraît s'être fait un système d'asseoir sa puissance et sa grandeur sur les divisions du continent, ne cherche à faire sortir de ce moyen de nouveaux sujets d'aigreur et de nouveaux prétextes de dissensions. Cependant, toute voie qui peut faire espérer la cessation de l'effusion du sang et porter enfin des consolations parmi tant de familles, ne doit pas être négligée par la France, qui, au su de toute l'Europe, a été entraînée malgré elle dans la dernière guerre.

»L'empereur Napoléon trouve d'ailleurs dans cette circonstance une occasion naturelle et éclatante de témoigner au souverain de l'Autriche la confiance qu'il lui inspire, et le désir qu'il a de voir se resserrer entre les deux peuples les liens qui ont fait dans d'autres temps leur prospérité commune, et qui peuvent aujourd'hui, plus que toute autre chose, consolider leur tranquillité et leur bien-être.»

Immense développement donné par Napoléon à ses forces.

Ces pourparlers avaient occupé tout le mois de mars. La saison était devenue rigoureuse. Le froid qu'on avait vainement attendu en hiver, se faisait sentir au printemps. Les opérations militaires devaient donc être encore ajournées. Napoléon résolut de profiter de ce retard, pour donner à ses forces un développement immense, et aussi formidable en apparence qu'il le serait en réalité. Son intention était, sans trop dégarnir l'Italie ou la France, d'augmenter d'un tiers au moins son armée active, et de former sur l'Elbe une armée de réserve de cent mille hommes, afin d'être en mesure d'écraser tant les Russes que les Prussiens dès l'ouverture de la campagne, et de pouvoir au besoin se retourner contre l'Autriche, si elle se décidait à prendre part à la guerre.

Napoléon appelle une nouvelle conscription, et convoque en mars 1807 celle de 1808.

Pour arriver à ce double résultat, il résolut d'appeler une nouvelle conscription, celle de 1808, quoiqu'on ne fût qu'en mars 1807. Il avait déjà appelé celle de 1807 en 1806, et celle de 1806 en 1805, dans l'intention de procurer aux jeunes conscrits douze ou quinze mois d'apprentissage, et de tenir ses dépôts toujours pleins. L'effectif général de l'armée française, qui avait été porté de 502 mille hommes à 580 mille par la conscription de 1807, allait être élevé à 650 environ par celle de 1808, les alliés non compris. Grâce à l'art avec lequel il maniait ses ressources, Napoléon devait trouver dans cet accroissement d'effectif le moyen de pourvoir à tous ses besoins, et de faire face à tous les événements.

Napoléon rédige lui-même le décret pour la levée de la conscription de 1808, et l'envoie au prince Cambacérès avec ordre de ne pas écouter une seule objection.

Mais il y avait quelque difficulté, après avoir appelé en novembre 1806 la conscription de 1807, d'appeler encore en mars 1807 celle de 1808. C'était faire deux appels en cinq mois, et lever 150 mille hommes à la fois. Napoléon rédigea lui-même le décret, l'envoya sur-le-champ à l'archichancelier Cambacérès, qui le remplaçait à la tête du gouvernement, à M. Lacuée, qui était chargé des appels, et leur dit à l'un et à l'autre, que les objections auxquelles de pareilles mesures pouvaient donner lieu, il les connaissait et les prévoyait, mais qu'il ne fallait pas s'y arrêter un instant, car une seule objection élevée, dans le Conseil d'État ou le Sénat, l'affaiblirait en Europe, lui mettrait l'Autriche sur les bras, et qu'alors ce ne seraient pas une ou deux conscriptions, mais trois ou quatre qu'on se verrait obligé de décréter, peut-être inutilement, pour finir par être vaincu.—Il ne faut pas, écrivait-il, considérer les choses d'un point de vue étroit, mais d'un point de vue étendu; il faut les considérer surtout sous leurs rapports politiques. Une conscription annoncée et résolue sans hésiter, conscription que je n'appellerai peut-être pas, que certainement je n'enverrai pas à l'armée active, car je n'entends pas soutenir la guerre avec des enfants, fera tomber les armes des mains de l'Autriche. La moindre hésitation, au contraire, la porterait à les reprendre et à s'en servir contre nous. Pas d'objection, répétait-il, mais une exécution immédiate et ponctuelle du décret que je vous adresse, voilà le moyen d'avoir la paix, de l'avoir prochaine et magnifique.—

Napoléon fait communiquer le même décret à M. de Vincent à Varsovie, pour qu'il tienne sa cour avertie du nouveau déploiement donné aux forces de la France.

Après avoir expédié ce décret à Paris, Napoléon le fit parvenir à M. de Talleyrand à Varsovie, avec invitation de le communiquer à M. de Vincent, avec recommandation expresse de révéler à celui-ci le nouveau déploiement de forces qui se préparait en France, de lui présenter le tableau des dépenses qui en résulteraient pour toutes les puissances belligérantes, et pour l'Autriche en particulier; de lui déclarer sans détour qu'on avait deviné la pensée de la médiation, qu'on acceptait cette médiation, mais en sachant ce qu'elle signifiait; qu'offrir la paix était bien, mais que, la paix, il fallait l'offrir un bâton blanc à la main; que les armements de l'Autriche, désormais impossibles à nier, étaient un accompagnement peu convenable d'une offre de médiation; que du reste on s'expliquait avec cette franchise, pour prévenir des malheurs, pour en épargner à l'Autriche elle-même; que, si elle voulait envoyer des officiers autrichiens en France et en Italie, on prenait l'engagement de leur montrer les dépôts, les camps de réserve, les divisions en marche, et qu'ils verraient qu'indépendamment des trois cent mille Français déjà présents en Allemagne, une seconde armée de cent mille hommes s'apprêtait à franchir le Rhin pour réprimer tout mouvement hostile de la part de la cour de Vienne.

Nouvelles explications de M. de Vincent en recevant les dernières communications de Napoléon.

Ces communications venaient fort à propos. M. de Vincent ne put dissimuler son émotion en apprenant le nouvel accroissement de nos forces, et protesta mille fois encore, au nom de son gouvernement, des intentions les plus pacifiques. Les mouvements de troupes dont on se plaignait, n'étaient, disait-il, que les symptômes d'un travail de réorganisation, entrepris par l'archiduc Charles, afin de rendre l'armée autrichienne moins coûteuse, et d'y introduire divers perfectionnements empruntés aux armées françaises. Si quelques corps semblaient s'approcher des frontières de la Pologne, ce n'étaient là que des précautions à l'égard des Gallicies fort agitées de ce qui se passait dans leur voisinage. L'offre de médiation ne devait être envisagée que comme une preuve du désir de faire cesser la guerre qui désolait le monde, et il fallait y voir non l'envie de se mêler à cette guerre, mais la volonté franche et loyale d'y mettre fin. Du reste, on en jugerait bientôt par les résultats, et on pourrait s'assurer alors de la sincérité de l'Autriche par sa persistance à demeurer neutre.

Comment est jugé à Paris le décret qui appelle une nouvelle conscription.

Les instances de Napoléon à Paris n'arrivaient pas moins à propos que ses communications à Vienne. Bien que son étoile brillât encore de tout son éclat, bien que les merveilles d'Austerlitz et d'Iéna n'eussent encore rien perdu de leur prestige, que l'on fût sensible, comme on le devait, à ce grand et prodigieux spectacle d'une armée française hivernant tranquillement sur la Vistule, certains détracteurs, fort obséquieux en présence de Napoléon, volontiers dénigrant en son absence, faisaient tout bas quelques observations amères, sur le sanglant carnage d'Eylau, sur les difficultés de la guerre portée à ces distances, et il n'aurait pas fallu beaucoup pour que les esprits, toujours prêts en France à saisir le côté faible des choses, se laissassent aller à substituer le blâme à l'admiration continue, dont Napoléon n'avait cessé d'être l'objet depuis qu'il avait en main les destinées de la France. Le prudent Cambacérès apercevait ces symptômes, et, redoutant pour le gouvernement impérial tout ce qui lui pouvait nuire, il aurait voulu désarmer la critique, en épargnant au pays de nouvelles charges. M. Lacuée jugeant la situation de moins haut, ne voyant que les souffrances matérielles de la population, craignait que deux demandes de 80 mille hommes, renouvelées coup sur coup, l'une en novembre 1806, l'autre en mars 1807, surtout après celles qui avaient précédé en 1805, demandes qui appelaient des hommes à l'armée sans en rendre un seul, ne produisissent un effet fâcheux, en privant l'agriculture de ses bras, les familles de leurs soutiens. MM. Cambacérès et Lacuée étaient donc disposés l'un et l'autre à présenter quelques objections et à demander qu'on apportât un certain retard dans les appels. Le sentiment qui les inspirait était honnête et sage, et il eût été à désirer pour Napoléon que beaucoup d'hommes eussent eu alors le courage de lui faire entendre, avant qu'il éclatât, le cri des mères désolées, cri qui n'était pas menaçant encore, mais qui quelquefois à la nouvelle d'un grand carnage, comme celui d'Eylau, s'élevait sourdement dans les cœurs. Toutefois, en disant à Napoléon la vérité, à titre de leçon profitable pour l'avenir, le mieux pour le moment était d'exécuter ses volontés, car il n'y avait rien de plus utile, dans l'intérêt même de la paix, que le nouveau déploiement de forces qu'il venait de décréter. Aussi les objections de MM. Cambacérès et Lacuée, envoyées par écrit au quartier général, mais bientôt étouffées par les lettres postérieures qui en étaient parties coup sur coup, n'apportèrent aucun retardement à la présentation, à l'adoption, à l'exécution du décret qui appelait la conscription de 1808.

Emploi que fait Napoléon de ses nouvelles ressources.

Napoléon se hâta de faire de ces nouvelles ressources l'usage qui convenait à ses vastes desseins. Il avait, comme on l'a vu, depuis son entrée en Pologne, tiré de France sept régiments d'infanterie; de Paris, le 15e léger, le 58e de ligne, le premier régiment des fusiliers de la garde et un régiment municipal; de Brest, le 15e de ligne; de Saint-Lô, le 31e; de Boulogne, le 19e. Marche des sept régiments d'infanterie tirés de France, et des neuf régiments de cavalerie tirés d'Italie. Il avait tiré d'Italie cinq régiments de chasseurs à cheval, quatre régiments de cuirassiers. La plupart de ces corps venaient d'arriver en Allemagne. Les 19e, 15e et 58e de ligne, le 15e léger, s'approchaient de Berlin, et allaient coopérer au siége de Dantzig. Le 1er régiment des fusiliers de la garde, le régiment de la garde municipale, étaient en marche. Les quatre régiments de cuirassiers partis d'Italie se trouvaient déjà sur la Vistule, sous les ordres d'un officier du plus rare mérite, le général d'Espagne. Des cinq régiments de chasseurs à cheval, deux, le 19e et le 23e, avaient rejoint le général Lefebvre sous Dantzig. Le 15e était en remonte en Hanovre. Les deux autres arrivaient en toute hâte.

Arrivée des régiments provisoires.

Les régiments provisoires ou régiments de marche avaient déjà traversé l'Allemagne, au nombre de douze d'infanterie et de quatre de cavalerie. Ils avaient été passés en revue sur la Vistule, dissous selon l'usage, et envoyés aux corps campés sur la Passarge. Ils remplissaient les vides opérés dans les rangs de l'armée, dont ils accroissaient le nombre et la confiance, et qui, aux premiers jours de l'établissement sur la Passarge, présentant à peine 75 ou 80 mille hommes sur un même point, pouvait en opposer maintenant 100 mille à une attaque subite. États des cantonnements. Les vivres amenés de toutes parts sur la Vistule, et transportés de la Vistule aux divers cantonnements, par le moyen de charrois organisés sur les lieux, suffisaient à la ration journalière, et commençaient à former les approvisionnements de réserve pour le cas de mouvements imprévus. L'armée, bien chauffée, bien nourrie, était dans une excellente disposition d'esprit. La grosse cavalerie et la cavalerie de ligne avaient été conduites sur la basse Vistule, pour y profiter des fourrages qu'on trouvait en grande quantité vers les bouches de ce fleuve. Les régiments de cavalerie légère, laissés en observation sur le front des camps, allaient alternativement goûter le repos et l'abondance sur les bords de la Vistule. Soins donnés à la cavalerie. Napoléon, qui avait voulu porter la cavaleries de 54 mille hommes, à 60, puis à 70, venait de donner des ordres pour qu'elle fût portée à 80 mille cavaliers. La campagne avait déjà consommé 16 mille chevaux, pour 3 ou 4 mille cavaliers mis hors de combat. Outre les chevaux qu'on avait pris aux armées prussienne et hessoise, Napoléon en avait acheté 17 mille en Allemagne, et maintenant il en faisait acheter 12 mille en France, pour approvisionner les dépôts. Les travaux de Praga, de Modlin, de Sierock, entièrement achevés, présentaient des ouvrages en bois aussi solides que des ouvrages en maçonnerie. Travaux de fortification sur la Vistule. Les cantonnements sur la Passarge étaient pourvus de fortes têtes de pont, qui permettaient de repousser l'ennemi, ou de l'assaillir s'il le fallait. La situation était non-seulement sûre, mais bonne, autant du moins que le comportaient le pays et la saison.

Soins pour la conservation des corps en marche.

Les corps en marche, grâce aux dépôts d'infanterie et de cavalerie, établis sur la route, dans lesquels ils déposaient les hommes et les chevaux fatigués, et prenaient en échange ceux que d'autres corps avaient laissés antérieurement, les corps en marche comptaient au terme de leur route le même effectif qu'à leur départ. Les régiments de cuirassiers partis de Naples étaient arrivés entiers sur la Vistule. Pour les troupes qui venaient d'Italie, Parme, Milan, Augsbourg, pour celles qui venaient de France, Mayence, Wurzbourg, Erfurt, pour les unes et les autres, Wittemberg, Potsdam, Berlin, Custrin, Posen, Thorn, Varsovie, étaient les relais, où elles trouvaient tout ce dont elles avaient besoin en vivres, armes, objets d'habillement fabriqués partout, à Paris comme à Berlin, dans la capitale conquise, comme dans la capitale conquérante, car Napoléon voulait nourrir le peuple de l'une et de l'autre. C'est au prix de ces soins continuels, qu'était pourvue du nécessaire, maintenue à son effectif, à des distances de quatre à cinq cents lieues, une armée régulière de 400 mille hommes, nombre chimérique quand l'antiquité nous le donne (à moins qu'il ne s'agisse de populations émigrantes), jamais allégué dans les histoires modernes, et pour la première fois atteint et dépassé à l'époque dont nous retraçons le souvenir.

Profitant de la présence de nombreux conscrits dans les dépôts, Napoléon s'occupa de faire venir de France et d'Italie de nouvelles troupes, dans la double intention, comme nous l'avons dit, d'augmenter considérablement l'armée active de la Vistule, et de créer une armée de réserve sur l'Elbe. Les régiments provisoires portés à vingt pour l'infanterie, à dix pour la cavalerie. Pouvant tirer des dépôts des conscrits tout formés, il ordonna au maréchal Kellermann de porter jusqu'à vingt le nombre des régiments provisoires d'infanterie, et jusqu'à dix celui des régiments provisoires de cavalerie. Mais dans ces régiments ne devaient entrer que les conscrits parfaitement instruits et disciplinés. Il imagina une autre combinaison pour utiliser les conscrits dont l'éducation militaire commençait à peine, ce fut d'organiser des bataillons dits de garnison, composés d'hommes non encore instruits, pas même habillés, de les envoyer à Erfurt, Cassel, Magdebourg, Hameln, Custrin, où ils avaient le temps de se former, et rendaient disponibles les vieilles troupes laissées dans ces places. Il fixa l'effectif de ces bataillons à environ 10 ou 12 mille hommes.

Après s'être occupé des régiments provisoires, destinés au recrutement des corps établis sur la Vistule, Napoléon voulut aux sept régiments d'infanterie, aux neuf régiments de cavalerie, déjà tirés de France et d'Italie, en ajouter d'autres, ce qui était possible, en ayant recours à beaucoup de combinaisons dont lui seul était capable. Nouveaux régiments d'ancienne formation tirés de France et d'Italie. Il y avait en garnison à Braunau un superbe régiment, le 3e de ligne, comptant trois bataillons de guerre et trois mille quatre cents hommes présents sous les armes. Napoléon le dirigea sur Berlin, le remplaça à Braunau par le 7e de ligne emprunté à la garnison d'Alexandrie, et remplaça le 7e dans Alexandrie par deux régiments de Naples, battus à Sainte-Euphémie, et ayant besoin d'être réorganisés. Ne voulant laisser en Italie que des régiments de dragons, il en fit partir le 14e de chasseurs à cheval, qui s'y trouvait encore, ce qui devait porter à dix le nombre des régiments de cavalerie pris en Italie. Il ordonna de former à Paris un second régiment de fusiliers de la garde, ce qui se pouvait, puisqu'on avait, pour choisir des sujets d'élite, deux conscriptions, celle de 1807 et celle de 1808. Il détacha du camp de Saint-Lô le 5e léger, qui n'y était pas actuellement indispensable. Il prescrivit d'acheminer de Paris sur le Rhin un régiment de dragons de la garde, en ce moment campé à Meudon, et qui dut être monté à Potsdam. Il donna le même ordre relativement au 26e de chasseurs, qui était à Saumur, et que la profonde tranquillité de la Vendée rendait disponible. Il commanda de mettre en marche un bataillon des marins de la garde, fort utile pour la navigation de la Vistule. C'étaient par conséquent trois régiments français d'infanterie, trois régiments français de cavalerie, plus un bataillon de marins, qu'il tirait de France et d'Italie, et qui devaient concourir, soit à compléter les corps existants, soit à constituer un nouveau corps pour le maréchal Lannes. Ce maréchal tombé malade à Varsovie, avait été remplacé par Masséna dans le commandement du cinquième corps, et commençait à se remettre. Napoléon, le siége de Dantzig fini, voulait, avec une partie des troupes qui l'auraient exécuté, et les nouveaux régiments amenés de France, former un corps de réserve, qu'il se proposait de donner à Lannes et d'attacher à l'armée active. Napoléon, indépendamment de l'armée active, veut créer une armée de réserve en Allemagne pour l'opposer à l'Autriche. Le 8e corps, sous le maréchal Mortier, composé de Hollandais, d'Italiens et de Français, répandu des villes anséatiques à Stralsund, de Stralsund à Colberg, avait eu jusqu'ici pour objet de contenir l'Allemagne. La division hollandaise gardait les villes anséatiques; l'une des deux divisions françaises faisait face aux Suédois, devant Stralsund; l'autre était à Stettin, prête à concourir au blocus de Stralsund ou au siége de Dantzig. La division italienne bloquait Colberg. Une fois les siéges terminés, Napoléon avait résolu de réunir dans le 8e corps toutes les troupes qui étaient françaises, et de le joindre à l'armée active. Il aurait donc, outre le corps de Masséna sur la Narew, outre les corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, Murat, sur la Passarge, deux nouveaux corps sous Mortier et Lannes, placés entre la Vistule et l'Oder, et se liant avec la seconde armée qu'il se proposait d'organiser en Allemagne.

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