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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Napoléon traverse le champ de bataille de Rosbach en se rendant à Halle.

Napoléon, venu à Naumbourg, pour voir le champ de bataille d'Awerstaedt, et complimenter de sa belle conduite le corps du maréchal Davout, s'y était à peine arrêté, et s'était rendu à Mersebourg. Sur son chemin se trouvait le lieu où fut livrée la bataille de Rosbach. Parfaitement versé dans l'histoire militaire, il savait avec exactitude les moindres détails de cette action célèbre, et il envoya le général Savary pour rechercher le monument qui avait été élevé en mémoire de la bataille. Le général Savary le découvrit dans un champ moissonné. C'était une petite colonne, haute seulement de quelques pieds. Les inscriptions en étaient effacées. Des troupes du corps de Lannes, qui passaient sur les lieux, l'enlevèrent, et en placèrent les fragments sur un caisson qui fut acheminé vers la France.

Napoléon se transporta ensuite à Halle. Il ne put s'empêcher d'admirer le fait d'armes de la division Dupont. On voyait sur le terrain des morts de cette division, qu'on n'avait pas eu le temps d'ensevelir, et qui portaient l'uniforme du 32e régiment.—Quoi! encore du 32e! s'écria Napoléon. On en a tant tué en Italie, que je croyais qu'il n'en restait plus.—Il combla de ses éloges les troupes du général Dupont.

Ordres pour le passage de l'Elbe sur tous les points.

Les mouvements de l'armée ennemie commençaient à s'éclaircir. Napoléon dirigea la poursuite conformément à son plan général, qui consistait à déborder les Prussiens, à les prévenir sur l'Elbe et sur l'Oder, à s'interposer entre eux et les Russes, pour empêcher leur jonction. Il ordonna au maréchal Bernadotte de descendre la Saale jusqu'à l'Elbe, et de passer ce fleuve sur un pont de bateaux près de Barby, non loin du confluent de la Saale et de l'Elbe. (Voir les cartes nos 34 et 36.) Il prescrivit aux maréchaux Lannes et Augereau, qui avaient eu deux ou trois jours pour se refaire, de franchir la Saale sur le pont de Halle, et l'Elbe sur le pont de Dessau, en rétablissant ce dernier, s'il était détruit. Il avait déjà prescrit au maréchal Davout de laisser tous ses blessés à Naumbourg, de se porter avec son corps d'armée à Leipzig, et de Leipzig à Wittenberg, pour s'emparer du passage de l'Elbe sur ce dernier point. Maître en temps utile du cours de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à Barby, il avait les plus grandes chances d'être arrivé le premier à Berlin et sur l'Oder.

Chemin faisant, bien que Leipzig appartînt à l'électeur de Saxe, Napoléon ordonna au maréchal Davout une mesure rigoureuse contre les négociants de cette ville, qui étaient les principaux trafiquants des marchandises anglaises en Allemagne. Napoléon, cherchant à punir sur le commerce de la Grande-Bretagne la guerre qu'elle faisait à la France, voulait intimider les villes commerçantes du Nord, telles que Brême, Hambourg, Lubeck, Leipzig, Dantzig, lesquelles s'appliquaient à ouvrir aux Anglais le continent, qu'il s'appliquait à leur fermer. Il enjoignit donc à tout négociant de déclarer les marchandises anglaises qu'il possédait, ajoutant que, si les déclarations paraissaient mensongères, leur exactitude serait vérifiée par des visites, et les fausses allégations punies des peines les plus graves. Toutes les marchandises déclarées durent être confisquées au profit de l'armée française.

Pendant ce temps nos troupes continuèrent leur marche vers l'Elbe. Le maréchal Bernadotte passa ce fleuve à Barby, mais moins promptement qu'il n'en avait l'ordre. Napoléon, qui s'était contenu après l'affaire d'Awerstaedt, céda cette fois à son mécontentement, et fit adresser par le prince Berthier au maréchal Bernadotte une lettre dans laquelle, à propos du passage tardif de l'Elbe, on lui rappelait amèrement le départ précipité de Naumbourg, le jour des deux batailles d'Iéna et d'Awerstaedt[9]. Cependant, comme il arrive, quand on suit moins les règles de la froide justice que les mouvements de son âme, Napoléon, trop indulgent la première fois, fut trop rigoureux la seconde, car la lenteur du maréchal Bernadotte à passer l'Elbe était bien plus la faute des éléments que la sienne. Le maréchal Lannes passe l'Elbe à Dessau, le maréchal Davout à Wittenberg. Lannes se jeta sur Dessau, et de là sur le pont de l'Elbe, que les Prussiens avaient à moitié détruit. Il s'empressa de le rétablir. Le maréchal Davout, parvenu à Wittenberg, trouva les Prussiens également occupés à détruire le pont de l'Elbe, et prêts à faire sauter un magasin à poudre peu éloigné de la ville. Les habitants, qui étaient Saxons, et qui savaient déjà que Napoléon voulait épargner à la Saxe les conséquences de la guerre, se hâtèrent de sauver eux-mêmes le pont de Wittenberg, d'arracher les mèches, et d'aider les Français à prévenir une explosion. C'est le 20 octobre que les maréchaux Davout, Lannes et Bernadotte franchissaient l'Elbe, six jours après les batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. Il n'y avait pas eu, comme on le voit, une heure perdue. Deux grandes batailles, une action des plus vives à Halle, n'avaient pris que le temps employé à combattre, et la marche de nos colonnes n'en avait pas été suspendue un seul instant. Les Prussiens eux-mêmes, bien que leur fuite fût rapide, n'atteignaient l'Elbe que le 20 octobre, et ils le passaient à Magdebourg, le jour même où les maréchaux Lannes et Davout le passaient à Dessau et à Wittenberg. Mais ils y arrivaient dans un état de désorganisation croissante, incapables d'en défendre le cours inférieur, et n'ayant même pas l'espérance d'atteindre avant eux la ligne de l'Oder, condition à laquelle était attaché leur salut.

Napoléon, malgré son impatience d'être rendu à Berlin, afin de diriger ses troupes sur l'Oder, s'arrêta une journée à Wittenberg, pour y prendre des précautions de marche, qu'il avait soin de multiplier à mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances. On l'a déjà vu, lorsqu'il s'enfonçait en Autriche, se ménager des points d'appui à Augsbourg, à Braunau, à Linz. Points d'appui créés par Napoléon sur la route de l'armée. Dans l'expédition, bien autrement longue, qu'il entreprenait cette fois, il voulait se créer sur sa route des lieux de sûreté pour ses hommes fatigués ou malades, pour les recrues qu'on lui envoyait de France, pour le matériel en munitions et en vivres qu'il se proposait de réunir. Erfurt pris, il avait changé sa ligne d'étapes, et, au lieu de la faire passer à travers la Franconie, province par laquelle il était entré en Prusse, il lui avait rendu sa direction naturelle, en la faisant passer par la grande route ordinaire et centrale de l'Allemagne, par Mayence, Francfort, Eisenach, Erfurt, Weimar, Naumbourg, Halle et Wittenberg. Erfurt assigné comme premier dépôt sur la route de l'armée. Erfurt était pourvu d'assez bonnes défenses, et rempli d'un matériel considérable. Napoléon en fit le premier relais de la route militaire qu'il voulait tracer à travers l'Allemagne. Wittenberg établi comme second dépôt, et pourvu d'immenses ressources en tout genre. Wittenberg possédait d'anciennes fortifications à moitié détruites. Par ce motif, mais surtout par la considération du pont existant sur l'Elbe, Napoléon ordonna de remettre cette place en état, autant du moins que cela se pouvait dans l'espace de deux ou trois semaines. Il confia une forte somme d'argent au général Chasseloup, pour employer, en les payant, six ou sept mille ouvriers du pays, et construire à défaut d'ouvrages réguliers, des ouvrages de campagne d'un grand relief. Il fit déchausser les anciennes escarpes, relever celles qui manquaient de hauteur, et là où le temps ne permettait pas l'usage de la maçonnerie, il prescrivit de remplacer la pierre par le bois, qui était fort abondant dans les forêts voisines. On dressa d'immenses palissades, on édifia en quelque sorte un camp romain, comme en édifiaient les anciens conquérants du monde au milieu des Gaules et de la Germanie. Napoléon, dans cette même ville de Wittenberg, fit bâtir des fours, amasser des grains, confectionner du biscuit. Il voulut aussi qu'on réunît en ce même endroit le grand parc d'artillerie, et qu'on y organisât des ateliers de réparation. Il s'empara des édifices et lieux publics, pour y créer des hôpitaux capables de contenir les blessés et les malades d'une nombreuse armée. Enfin, sur les remparts improvisés de ce vaste dépôt, il ordonna de mettre en batterie plus de cent bouches à feu de gros calibre, recueillies dans sa marche victorieuse. Il avait nommé le général Clarke gouverneur d'Erfurt, il nomma le général Lemarois, l'un de ses aides-de-camp, gouverneur de Wittenberg. Les blessés, distingués en grands et petits blessés, c'est-à-dire en blessés qui pouvaient rentrer dans les rangs sous peu de jours, ou en blessés auxquels il fallait beaucoup de temps pour se rétablir, furent répartis entre Wittenberg et Erfurt. Les petits blessés restèrent à Wittenberg, de manière à pouvoir rejoindre leurs corps immédiatement, les autres furent envoyés à Erfurt. Chaque régiment, outre le dépôt principal qu'il avait en France, eut ainsi un dépôt de campagne à Wittenberg. On devait laisser dans ce dernier les hommes fatigués ou légèrement indisposés, afin que, soignés quelques jours, ils pussent se remettre en marche, sans encombrer les routes, sans y présenter le spectacle d'une queue d'armée, malade, impotente, s'allongeant à proportion de la rapidité des mouvements et de la durée de la guerre. Les détachements de conscrits partant de France en corps avaient ordre de s'arrêter à Erfurt et à Wittenberg, pour y être passés en revue, munis de ce qui leur manquait, accrus des hommes rétablis, et dirigés sur leurs régiments. Enfin, à ces mêmes dépôts, mais surtout à celui de Wittenberg, Napoléon ordonna d'envoyer l'immense quantité de beaux chevaux qu'on ramassait de toutes parts en Allemagne. Il prescrivit à tous les régiments de cavalerie de les traverser à leur tour, afin de s'y remonter. Même ordre fut donné aux dragons venus de France à pied. Ils devaient trouver là les chevaux qu'ils n'avaient pas pu se procurer en France. Ainsi Napoléon concentrait sur ces points, dans un asile bien défendu, toutes les ressources du pays conquis, qu'il avait l'art d'enlever à l'ennemi, et d'appliquer à son propre usage. Victorieux et marchant en avant, c'étaient des relais abondamment fournis de vivres, de munitions, de matériel, et placés sur la route des corps qui venaient renforcer l'armée. Réduit à se retirer, c'étaient des appuis et des moyens de se refaire, placés sur la ligne de retraite.

Après avoir tout vu, tout ordonné lui-même, Napoléon quitta Wittenberg, et s'achemina sur Berlin. La destinée voulait que, dans l'espace d'une année, il eût visité en vainqueur Berlin et Vienne. Le roi de Prusse, qui lui avait écrit pour demander la paix, lui envoya M. de Lucchesini, afin de négocier un armistice. Napoléon ne reçut point M. de Lucchesini, et confia au maréchal Duroc le soin de faire au ministre du roi Frédéric-Guillaume la réponse commandée par les circonstances. C'était en effet donner aux Russes le temps de secourir les Prussiens, que d'accorder un armistice. Cette raison militaire ne permettait pas de réplique, à moins qu'on ne se présentât avec les pouvoirs formels de la Russie et de la Prusse, pour traiter immédiatement de la paix, aux conditions que Napoléon était en droit d'imposer après ses dernières victoires.

Marche sur Berlin.

Il expédia donc à tous ses corps l'ordre de marcher sur Berlin. Le maréchal Davout dut partir de Wittenberg, par la route directe de Wittenberg à Berlin, celle de Jüterbock (voir la carte no 36), Lannes et Augereau par celle de Treuenbrietzen et Potsdam. Napoléon, avec la garde à pied et à cheval, qui était maintenant réunie, et de plus renforcée de sept mille grenadiers et voltigeurs, marchait entre ces deux colonnes. Il voulait qu'en récompense de la journée d'Awerstaedt le maréchal Davout entrât le premier à Berlin, et reçût des mains des magistrats les clefs de la capitale. Quant à lui, avant de se rendre à Berlin, il se proposait de séjourner à Potsdam, dans la retraite du grand Frédéric. Les maréchaux Soult et Ney eurent l'ordre d'investir Magdebourg, Murat celui de rester embusqué quelques jours autour de cette grande place, afin d'y ramasser les bandes de fuyards qui s'y jetaient en foule.—C'est une souricière, lui écrivait Napoléon, dans laquelle, avec votre cavalerie, vous prendrez tous les corps détachés qui cherchent un lieu sûr pour traverser l'Elbe.—Murat devait ensuite rejoindre la grande armée à Berlin, pour de là courir sur l'Oder.

Rencontre que fait Napoléon dans une maison écartée, à la suite d'un orage.

Après avoir laissé prendre un peu d'avance à ses corps d'armée, il partit le 24 octobre, et passa par Kropstadt, pour se rendre à Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage violent, bien que le temps n'eût cessé d'être fort beau depuis le commencement de la campagne. Ce n'était pas sa coutume de s'arrêter pour un tel motif. Cependant on lui offrit de s'abriter dans une maison située au milieu des bois, et appartenant à un officier des chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes qui, d'après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des personnes d'un rang élevé, reçurent autour d'un grand feu ce groupe d'officiers français, que, par crainte autant que par politesse, on se serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se rangeaient avec respect, lorsque l'une d'elles, jeune encore, saisie d'une vive émotion, s'écria: Voilà l'Empereur!—Comment me connaissez-vous? lui dit sèchement Napoléon.—Sire, lui répondit-elle, je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte.—Et que faisiez-vous en Égypte?—J'étais l'épouse d'un officier qui est mort à votre service. J'ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais j'étais étrangère, je n'ai pu l'obtenir, et je suis venue chez la maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m'accueillir, et me confier l'éducation de ses enfants.—Le visage d'abord sévère de Napoléon, mécontent d'être reconnu, s'était tout à coup adouci.—Eh bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension; et quant à votre fils, je me charge de son éducation.—

Le soir même il voulut revêtir de sa signature l'une et l'autre de ces résolutions, et dit en souriant: Je n'avais jamais eu d'aventure dans une forêt, à la suite d'un orage; en voilà une et des meilleures.—

Napoléon à Postdam.

Il arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui s'appelait le philosophe de Sans-Souci, et avec quelque raison, car il sembla porter le poids de l'épée et du sceptre avec une indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l'Europe, on oserait même ajouter de ses peuples s'il n'avait mis tant de soin à les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l'église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant: Voilà un beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l'armée de Hanovre! Ils seront heureux sans doute quand ils verront en notre pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à Rosbach!—Napoléon, s'emparant avec tant de respect de ces précieuses reliques, n'offensait assurément ni Frédéric, ni la nation prussienne. Mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l'enchaînement mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce monde! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d'une manière bien étrange! Ce roi philosophe, qui, sans qu'il s'en doutât, s'était fait du haut du trône l'un des promoteurs de la révolution française, couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de cette révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de Potsdam! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur d'Iéna! Quel spectacle! Malheureusement ces retours de la fortune n'étaient pas les derniers!

Entrée du Maréchal Davout à Berlin, le 25 Octobre.

Pendant que le quartier général était à Potsdam, le maréchal Davout entrait le 25 octobre à Berlin, avec son corps d'armée. Le roi Frédéric-Guillaume, en se retirant, avait livré Berlin au gouvernement de la bourgeoisie, présidée par un personnage considérable, le prince de Hatzfeld. Les représentants de cette bourgeoisie offrirent au maréchal Davout les clefs de la capitale, qu'il leur rendit, en disant qu'elles appartenaient à plus grand que lui, c'est-à-dire à Napoléon. Il laissa un seul régiment dans la ville, pour y faire la police de moitié avec la milice bourgeoise, puis il alla s'établir à une lieue plus loin, à Friederichsfeld, dans une forte position, la droite à la Sprée, la gauche à des bois. Par ordre de Napoléon, il campa militairement, son artillerie braquée, une partie de ses soldats consignée au camp, l'autre allant visiter alternativement la capitale conquise par leurs exploits. Il fit construire des baraques en paille et en sapin, pour que les troupes fussent à l'abri des rigueurs de la saison. Il n'était pas nécessaire de recommander au maréchal Davout la discipline: il ne fallait veiller avec lui qu'à la rendre moins sévère. Le maréchal Davout promit aux magistrats de Berlin de respecter les personnes et les propriétés, comme le doivent des conquérants civilisés, à condition qu'il obtiendrait des habitants une soumission complète et des vivres, pendant le temps fort court que l'armée avait à passer dans leurs murs, ce qui, pour une ville telle que Berlin, ne pouvait constituer une charge bien pesante.

Du reste, le lendemain de l'entrée des Français dans Berlin, les boutiques étaient ouvertes. Les habitants circulaient paisiblement dans les larges rues de cette capitale, et même en plus grand nombre que de coutume. Ils semblaient tout à la fois chagrins et curieux, impressions naturelles chez un peuple patriote mais vif, éclairé, frappé de tout ce qui est grand, jaloux de connaître les généraux et les soldats les plus renommés qu'il y eût alors au monde. Ils désapprouvaient d'ailleurs leur gouvernement d'avoir entrepris une guerre insensée, et cette désapprobation devait atténuer la haine qu'ils portaient à des vainqueurs provoqués. Le maréchal Lannes fut envoyé sur Potsdam et Spandau. Le maréchal Augereau traversa Berlin à la suite du maréchal Davout; et Napoléon, après avoir séjourné le 24 et le 25 à Potsdam, le 26 à Charlottenbourg, fixa au 27 son entrée à Berlin.

Entrée triomphale de Napoléon à Berlin.

C'était pour la première fois qu'il allait paraître en vainqueur dans une capitale conquise. Il ne s'était pas montré ainsi à Vienne, qu'il avait à peine visitée, vivant toujours à Schœnbrunn, loin des regards des Viennois. Mais aujourd'hui, soit orgueil d'avoir terrassé une armée réputée invincible, soit désir de frapper l'Europe par un spectacle éclatant, soit aussi l'ivresse de la victoire, montant à sa tête plus haut que de coutume, il voulut faire dans Berlin une entrée triomphale.

Le 27 au matin toute la population de la ville était sur pied, afin d'assister à cette grande scène. Napoléon entra entouré de sa garde, et suivi par les beaux cuirassiers des généraux d'Hautpoul et Nansouty. La garde impériale, richement vêtue, était ce jour-là plus imposante que jamais. En avant les grenadiers et les chasseurs à pied, en arrière les grenadiers et les chasseurs à cheval, au milieu les maréchaux Berthier, Duroc, Davout, Augereau, et au sein de ce groupe, isolé par le respect, Napoléon dans le simple costume qu'il portait aux Tuileries et sur les champs de bataille, Napoléon, objet des regards d'une foule immense, silencieuse, saisie à la fois de tristesse et d'admiration, tel fut le spectacle offert dans la longue et vaste rue de Berlin, qui conduit de la porte de Charlottenbourg au palais des rois de Prusse. Le peuple était dans les rues, la riche bourgeoisie aux fenêtres. Quant à la noblesse, elle avait fui, remplie de crainte, et couverte de confusion. Les femmes de cette bourgeoisie prussienne semblaient avides du spectacle qui était sous leurs yeux: quelques-unes laissaient couler des larmes; aucune ne poussait des cris de haine, ou des cris de flatterie pour le vainqueur! Heureuse la Prusse de n'être pas divisée, et de garder sa dignité dans son désastre! L'entrée de l'ennemi n'était pas chez elle la ruine d'un parti, le triomphe d'un autre; et il n'y avait pas dans son sein une indigne faction, saisie d'une joie odieuse, applaudissant à la présence des soldats étrangers! Nous, Français, plus malheureux dans nos revers, nous avons vu cette joie exécrable, car nous avons tout vu dans ce siècle, les extrêmes de la victoire et de la défaite, de la grandeur et de l'abaissement, du dévouement le plus pur et de la trahison la plus noire!

Accueil accordé par Napoléon aux représentants de la ville de Berlin.

Napoléon reçut des magistrats les clefs de Berlin, puis il se rendit au palais, où il donna audience à toutes les autorités publiques, tint un langage doux, rassurant, promit l'ordre de la part de ses soldats, à condition de l'ordre de la part des habitants, ne se montra sévère dans ses propos que pour l'aristocratie allemande, qui était, disait-il, l'unique auteur des maux de l'Allemagne, qui avait osé le provoquer au combat, et qu'il châtierait, en la réduisant à mendier son pain en Angleterre. Il s'établit dans le palais du roi, y reçut les ministres étrangers représentants des cours amies, et fit appeler M. de Talleyrand à Berlin.

Emploi que Napoléon fait des bulletins.

Ses bulletins, récit de tout ce que l'armée accomplissait chaque jour, souvent aussi réponses véhémentes à ses ennemis, recueils de réflexions politiques, leçons aux rois et aux peuples, étaient rapidement dictés par lui, et ordinairement revus par M. de Talleyrand, avant d'être publiés. Il y racontait chacun des progrès qu'il faisait dans le pays ennemi; il y racontait même ce qu'il apprenait des causes politiques de la guerre. Il affecta, dans ceux qu'il publia en Prusse, de prodiguer les hommages à la mémoire du grand Frédéric, les marques d'estime à son malheureux successeur, en laissant percer toutefois quelque pitié pour sa faiblesse, et les sarcasmes les plus virulents contre les reines qui se mêlaient des affaires d'État, qui exposaient leurs époux et leurs pays à d'affreux désastres: traitement peu généreux envers la reine de Prusse, assez accablée par le sentiment de ses fautes et de ses malheurs, pour qu'on n'ajoutât pas l'outrage à l'infortune! Ces bulletins, où éclatait avec trop peu de retenue la licence du soldat vainqueur, valurent à Napoléon plus d'un blâme, au milieu des cris d'admiration que ses triomphes arrachaient à ses ennemis eux-mêmes.

Paroles de Napoléon aux envoyés du duc de Brunswick.

Dans son irritation contre le parti prussien, promoteur de la guerre, il reçut sévèrement les envoyés du duc de Brunswick, qui avait été mortellement blessé à la bataille d'Awerstaedt, et qui, avant d'expirer, recommandait au vainqueur sa famille et ses sujets.—Qu'aurait à dire, leur répondit Napoléon, qu'aurait à dire celui qui vous envoie, si je faisais subir à la ville de Brunswick la subversion dont il menaçait, il y a quinze ans, la capitale du grand peuple auquel je commande? Le duc de Brunswick avait désavoué le manifeste insensé de 1792; on aurait pu croire qu'avec l'âge la raison commençait à l'emporter chez lui sur les passions, et cependant il est venu prêter de nouveau l'autorité de son nom aux folies d'une jeunesse étourdie, qui a perdu la Prusse! C'était à lui qu'il appartenait de remettre à leur place femmes, courtisans, jeunes officiers, et d'imposer à tout le monde l'autorité de son âge, de ses lumières, et de sa position. Il n'en a pas eu la force, et la monarchie prussienne est abattue, les États de Brunswick sont en mon pouvoir. Dites au duc de Brunswick que j'aurai pour lui les égards dus à un général malheureux, justement célèbre, frappé par le fer qui peut nous atteindre tous, mais que je ne saurais voir un prince souverain dans un général de l'armée prussienne.—

Ces paroles, publiées par l'ordinaire voie des bulletins, donnaient à comprendre que Napoléon ne voulait pas mieux traiter la souveraineté du duc de Brunswick que celle de l'électeur de Hesse. Du reste, s'il se montrait dur avec les uns, il se montrait avec les autres bienveillant et généreux, ayant soin de varier ses traitements suivant la participation connue de chacun à la guerre. Ses expressions à l'égard du vieux maréchal de Mollendorf furent pleines de convenance. Il y avait dans Berlin le prince Ferdinand, frère du grand Frédéric, et père du prince Louis, ainsi que la princesse sa femme. Il s'y trouvait aussi la veuve du prince Henri et deux sœurs du roi, l'une en couche, l'autre malade. Napoléon alla visiter ces membres de la famille royale, avec tous les signes d'un profond respect, et les toucha par ces témoignages venus de si haut, car il n'y avait pas alors de souverain dont les attentions eussent un aussi grand prix que les siennes. Dans la situation à laquelle il était parvenu, il savait calculer ses moindres témoignages de bienveillance ou de sévérité. Usant en ce moment du droit qui appartient à tous les généraux en temps de guerre, celui d'intercepter les correspondances pour découvrir la marche de l'ennemi, il saisit une lettre du prince de Hatzfeld, dans laquelle celui-ci paraissait informer le prince de Hohenlohe de la position de l'armée française autour de Berlin. Le prince de Hatzfeld, comme chef du gouvernement municipal établi à Berlin, avait promis par serment de ne rien entreprendre contre l'armée française, et de ne s'occuper que du repos, de la sûreté, du bien-être de la capitale. La grâce du prince de Hatzfeld accordée aux larmes de son épouse. C'était un engagement de loyauté envers le vainqueur, qui consentait à laisser subsister, dans l'intérêt du pays vaincu, une autorité qu'il aurait pu abolir. Toutefois la faute était bien excusable, puisqu'elle partait du plus honorable des sentiments, le patriotisme. Napoléon, qui craignait que les autres bourgmestres n'imitassent cet exemple, et qu'alors tous ses mouvements ne fussent révélés heure par heure à l'ennemi, voulut intimider les autorités prussiennes par un acte de rigueur éclatant, et ne fut pas fâché que cet acte de rigueur tombât sur l'un des principaux membres de la noblesse, accusé d'avoir été chaud partisan de la guerre, accusation fausse, car le prince de Hatzfeld était du nombre des seigneurs prussiens qui avaient de la modération, parce qu'ils avaient des lumières. Napoléon fit appeler le prince Berthier, et chargea le maréchal Davout, sur la sévérité duquel il comptait, de former une commission militaire, qui appliquerait à la conduite du prince de Hatzfeld les lois de la guerre contre l'espionnage. Le prince Berthier, en apprenant la résolution prise par Napoléon, tenta de vains efforts pour l'en dissuader. Les généraux Rapp, Caulaincourt, Savary, n'osant se permettre des remontrances qui ne semblaient bien placées que dans la bouche du major général, étaient consternés. Comme ils ne savaient plus à quels moyens recourir, ils cachèrent le prince dans le palais même, sous prétexte de le faire arrêter, puis ils avertirent la princesse de Hatzfeld, personne intéressante, et qui se trouvait enceinte, du danger dont son mari était menacé. Elle accourut au palais. Il était temps, car la commission assemblée demandait les pièces de conviction. Napoléon, au retour d'une course dans Berlin, venait de descendre de cheval; la garde battait aux champs, et il franchissait le seuil du palais, quand la princesse de Hatzfeld, conduite par Duroc, se présenta tout éplorée devant lui. Ainsi surpris il ne pouvait refuser de la recevoir; il lui accorda audience dans son cabinet. Elle était saisie de terreur. Napoléon, touché, la fit approcher, et lui donna la lettre interceptée à lire.—Eh bien! madame, lui dit-il, reconnaissez-vous l'écriture de votre mari?—La princesse, tremblante, ne savait que répondre. Mais bientôt prenant soin de la rassurer, Napoléon ajouta: Jetez au feu cette pièce, et la commission militaire sera dépourvue des preuves de conviction.—

Cet acte de clémence, que Napoléon ne pouvait refuser après avoir vu la princesse de Hatzfeld, lui coûta cependant, parce qu'il entrait dans ses projets d'intimider la noblesse allemande, particulièrement les magistrats des villes, qui révélaient à l'ennemi le secret de ses opérations. Plus tard il connut le prince de Hatzfeld, apprécia son caractère et son esprit, et se sut gré de ne l'avoir pas livré à la justice militaire. Heureux les gouvernements, quand il se rencontre de sages amis pour apporter un retard à leurs rigueurs! Il n'est pas nécessaire que ce retard soit bien long, pour qu'ils aient cessé de vouloir les actes auxquels ils se portaient d'abord avec le plus de véhémence.

Napoléon, dans cet intervalle, n'avait cessé de diriger les mouvements de ses lieutenants contre les débris de l'armée prussienne. Placé à Berlin avec ses principales forces, il coupait aux Prussiens la route directe de l'Elbe à l'Oder, et ne leur laissait pour atteindre ce dernier fleuve que des chemins longs, presque impraticables, faciles à intercepter. Berlin, en effet, est situé entre l'Elbe et l'Oder, à égale distance de ces deux fleuves. (Voir la carte no 36.) Les plaines de sable, que nous avons déjà décrites, en s'approchant de la Baltique vers le Mecklembourg, se relèvent en dunes, et présentent une suite de lacs de toute grandeur, parallèles à la mer, et auxquels on ne saurait donner de nom, tant ils sont multipliés. L'écoulement de ces lacs, contrarié par la chaîne des dunes, au lieu de s'opérer directement vers la mer, s'opère en dedans du pays, par un cours d'eau peu considérable, peu rapide, le Havel, qui coule vers Berlin, où il se rencontre avec la Sprée, venue d'une direction opposée, c'est-à-dire de la Lusace, province qui sépare la Saxe de la Silésie. Dispositions de Napoléon pour envelopper et prendre les restes de l'armée prussienne. Le Havel et la Sprée, confondus près de Berlin, se répandent autour de Spandau et de Potsdam, y forment de nouveaux lacs, que la main du grand Frédéric a pris soin d'embellir, et par un mouvement à gauche se rendent à l'Elbe. Ils décrivent ainsi une ligne transversale, qui d'un côté unit Berlin à l'Elbe, et de l'autre, continuée par le canal de Finow, joint cette capitale à l'Oder. C'est à travers ce pays, sillonné de cours d'eau naturels ou artificiels, couvert de lacs, de forêts, de sables, que devaient fuir les restes errants de l'armée prussienne.

Napoléon, établi dès le 24 octobre à Potsdam et à Berlin, était en mesure de les prévenir sur toutes les directions. Il tenait le corps de Lannes à Spandau, les corps d'Augereau et de Davout à Berlin même, enfin le corps de Bernadotte au delà de Berlin, les uns et les autres prêts à marcher, au premier indice qu'on aurait de la direction adoptée par l'ennemi. Napoléon avait lancé la cavalerie autour de Berlin, de Potsdam, et sur les rives du Havel et de l'Elbe, pour recueillir des informations.

Reddition de Spandau.

Déjà Spandau s'était rendu. Cette place, située tout près de Berlin, au milieu des eaux de la Sprée et du Havel, forte par son site et par ses ouvrages, aurait pu opposer une longue résistance. Mais telles avaient été la présomption et l'incurie du gouvernement prussien, qu'il n'avait pas même armé la place, quoique les magasins dont elle était pourvue continssent un matériel considérable. Le 25, jour de l'entrée du maréchal Davout à Berlin, Lannes se présenta sous les murs de Spandau, et menaça le gouverneur des plus sévères traitements, s'il ne consentait pas à se rendre. Les canons n'étaient pas sur les murs; la garnison, partageant l'effroi qui avait gagné tous les cœurs, demandait à capituler. Le gouverneur était un vieux militaire auquel l'âge avait ôté toute énergie. Lannes le vit, le terrifia par le récit des désastres de l'armée prussienne, et lui arracha une capitulation, en vertu de laquelle la place fut immédiatement livrée aux Français, et la garnison déclarée prisonnière de guerre. Il fallait à la fois l'imprévoyance du gouvernement, qui avait négligé d'armer cette forteresse, et la démoralisation qui régnait partout, pour expliquer une aussi étrange capitulation.

L'Empereur courut de sa personne à Spandau, et résolut d'en faire son troisième dépôt en Allemagne. Ce nouveau réduit offrait d'autant plus d'avantage, qu'il était situé à trois ou quatre lieues de Berlin, entouré d'eau, parfaitement fortifié, et rempli d'une immense quantité de grains. Napoléon ordonna de l'armer sur-le-champ, d'y construire des fours, d'y amasser des munitions, d'y organiser des hôpitaux, d'y créer enfin les mêmes établissements qu'à Wittenberg et à Erfurt. Il y envoya sans délai tout ce qui avait été pris à Berlin en artillerie, fusils et munitions de guerre. On avait trouvé dans cette capitale 300 bouches à feu, 100 mille fusils, beaucoup de poudre et de projectiles. Ce vaste matériel, joint à un amas considérable de grains, fut de la sorte garanti contre toute tentative du peuple de Berlin, peuple actuellement calme et docile, mais dont un revers, si nous venions à en essuyer un, pouvait changer la soumission en révolte.

Tandis qu'on s'occupait de ces mesures de prévoyance, les courses non interrompues de la cavalerie légère avaient révélé la marche de l'armée prussienne. Les onze jours écoulés depuis la bataille d'Iéna, ces onze jours employés par les Français à gagner l'Elbe, à le franchir, à occuper Berlin, avaient été employés par les Prussiens à gagner l'Elbe également, à y réunir leurs débris épars, à s'élever ensuite vers le Mecklembourg, pour atteindre, par un détour au nord, la ligne de l'Oder. (Voir la carte no 36.) Ce mouvement vers le Mecklembourg étant démasqué, Napoléon lança Murat sur Oranienbourg et Zehdenick, pour suivre les bords du Havel et du canal de Finow. C'était le long de ces lignes militaires, et protégé par elles, que le prince de Hohenlohe devait diriger sa marche. Murat et Lannes dirigés vers le Mecklembourg pour envelopper le prince de Hohenlohe. Napoléon ordonna de les côtoyer, de manière à se tenir toujours entre l'ennemi et l'Oder, et puis, quand on aurait débordé les Prussiens, de chercher à les envelopper, afin de les prendre jusqu'au dernier homme. Le maréchal Lannes fut acheminé à la suite de Murat, avec la recommandation de marcher aussi vite que la cavalerie. Le maréchal Bernadotte eut ordre de se porter à la suite de Lannes. Le maréchal Davout, après les trois ou quatre jours de repos qu'il lui fallait, dut se rendre à Francfort-sur-l'Oder, le maréchal Augereau et la garde durent rester à Berlin. Les maréchaux Ney et Soult, comme nous l'avons dit, avaient mission d'investir Magdebourg.

Retraite du prince de Hohenlohe.

L'infortuné prince de Hohenlohe avait pris effectivement la résolution qu'on lui prêtait. Poursuivi à outrance par les Français, il était arrivé à Magdebourg, espérant y trouver du repos, des vivres, du matériel, et surtout le temps nécessaire à la réorganisation de son armée. Vaine espérance! Le défaut de précautions, pour le cas d'une retraite, si facile à prévoir, se reproduisait partout. Il n'y avait à Magdebourg d'autres approvisionnements que ceux qui étaient indispensables à la garnison. Séjour momentané à Magdebourg. Le vieux gouverneur, M. de Kleist, après avoir pourvu aux premiers besoins des fuyards, et leur avoir donné un peu de pain, refusait de les nourrir plus long-temps, dans la crainte de diminuer ses propres ressources, s'il venait à être assiégé. Les bagages s'étaient tellement encombrés dans l'intérieur de Magdebourg, que l'armée n'avait pas pu s'y loger. On avait été forcé d'établir la cavalerie sur les glacis, l'infanterie dans les chemins couverts. Bientôt même le harcèlement continuel de la cavalerie française, qui venait enlever des détachements entiers sous le canon de la place, avait obligé les troupes prussiennes à passer de l'autre côté de l'Elbe. Enfin M. de Kleist, effrayé du désordre qui régnait au dedans et au dehors de Magdebourg, pressa instamment le prince de Hohenlohe de continuer sa retraite vers l'Oder, et de lui laisser la liberté dont il avait besoin pour se mettre en défense. Le prince de Hohenlohe n'eut donc que deux jours pour réorganiser une armée qui ne se composait plus que de débris, et dans laquelle il fallait réunir plusieurs bataillons pour en former un seul. De plus, le maréchal Kalkreuth ayant été rappelé par le roi dans la Prusse orientale, le prince de Hohenlohe était chargé de recueillir les deux divisions de réserve, et contraint de les aller joindre sur le bas Elbe, fort au-dessous de Magdebourg.

Le prince de Hohenlohe, au sortir de Magdebourg, prend sa direction au nord, pour aller joindre l'Oder à Stettin.

Au milieu de ces embarras, le prince de Hohenlohe se mit en marche sur trois colonnes. À sa droite, le général Schimmelpfennig, avec un détachement de cavalerie et d'infanterie, devait couvrir l'armée du côté de Potsdam, Spandau et Berlin, côtoyer d'abord le Havel, puis, quand on serait remonté assez haut pour tourner Berlin, longer le canal de Finow, flanquer ainsi la retraite jusqu'à Prenzlow et Stettin, car on ne pouvait, à cause de la position des Français, rejoindre l'Oder que vers son embouchure. (Voir la carte no 36.) Le gros de l'infanterie, marchant au centre, à égale distance du corps de Schimmelpfennig et de l'Elbe, devait passer par Genthin, Rathenau, Gransée et Prenzlow. La cavalerie, qui était déjà sur les bords de l'Elbe, où elle profitait de l'abondance des fourrages, devait suivre les bords de ce fleuve par Jérichow et Havelberg, les quitter ensuite pour se porter au nord, et aboutir par Wittstock, Mirow, Strelitz, Prenzlow, au point commun de Stettin.

Retraite du général Blucher et du duc de Weimar en tournant le Hartz.

Le corps du duc de Weimar, et le grand parc, conduit par le général Blucher, avaient heureusement tourné le Hartz par la Hesse et le Hanovre, sans être inquiétés par les Français, qui s'étaient hâtés de courir à l'Elbe. Le duc de Weimar, au moyen d'une manœuvre assez adroite, avait réussi à tromper le maréchal Soult. Feignant d'abord d'attaquer la ligne d'investissement autour de Magdebourg, puis se dérobant tout à coup, il avait subitement passé l'Elbe à Tangermunde, et gagné ainsi la rive droite. Il amenait avec lui 12 ou 14 mille hommes. Le général Blucher avait passé le fleuve au-dessous. Le prince de Hohenlohe assigna au duc de Weimar le rendez-vous convenu de Stettin, qu'il devait atteindre en traversant le Mecklembourg, et déféra au général Blucher le commandement des troupes battues devant Halle, troupes qui avaient passé des mains du duc de Wurtemberg dans celles du général Natzmer. Le général Blucher était chargé de faire avec ces troupes l'arrière-garde de l'armée prussienne.

Si ces forces étaient parvenues à échapper aux Français, et à gagner Stettin, elles auraient pu, après qu'on les aurait réorganisées, et réunies au contingent de la Prusse orientale, former derrière l'Oder une armée de quelque valeur, et donner utilement la main aux Russes. Le prince de Hohenlohe avait conservé 25 mille hommes au moins. Le corps de Natzmer, avec les autres débris du général Blucher, en comptait environ 9 à 10 mille. Les troupes du duc de Weimar s'élevaient à 13 ou 14 mille. C'était par conséquent une force totale d'environ 50 mille hommes, qui, jointe à une vingtaine de mille demeurés dans la Prusse orientale, pouvait présenter encore 70 mille combattants, et, combinée avec les Russes, jouer un rôle important. Il restait 22 mille hommes pour défendre Magdebourg. Les Saxons, se hâtant de profiter de la clémence de Napoléon à leur égard, étaient retournés chez eux.

Le prince de Hohenlohe avait à opérer sa retraite au milieu d'un pays pauvre, difficile à parcourir, et à travers les nombreux escadrons de la cavalerie française. Celle-ci, qui s'observait d'abord en présence de la cavalerie prussienne, dont on lui vantait le mérite, enivrée maintenant de ses succès, était devenue si audacieuse, que de simples chasseurs ne craignaient plus de se mesurer avec des cuirassiers.

Marche du corps de Hohenlohe.

Le prince se mit donc en route le 22 octobre, par les chemins indiqués, le corps de flanqueurs de Schimmelpfennig se dirigeant sur Plaue, l'infanterie sur Genthin, la cavalerie sur Jérichow. On marchait lentement à cause des sables, de l'épuisement des hommes et des chevaux, et du peu d'habitude des fatigues. Sept ou huit lieues par jour étaient tout ce que pouvaient faire ces troupes, tandis que l'infanterie française, au besoin, en parcourait jusqu'à quinze. De plus, une très-grande indiscipline s'était introduite dans les corps. Le malheur, qui aigrit les âmes, avait diminué le respect envers les chefs. La cavalerie surtout s'en allait confusément, sans obéir à aucun ordre. Le prince de Hohenlohe fut obligé d'arrêter l'armée, et de lui adresser une sévère allocution, pour la ramener au sentiment de ses devoirs. Indiscipline des vaincus et des vainqueurs. Il fit même fusiller un cavalier qui avait blessé un officier. Du reste, il faut reconnaître que c'est là l'effet habituel des grands revers, et quelquefois aussi des grands succès, car la victoire a son désordre comme la défaite. Les Français, avides de butin, couraient comme les Prussiens dans toutes les directions, sans se conformer aux ordres de leurs chefs; et le maréchal Ney écrivit à l'Empereur, que, si on ne l'autorisait pas à faire quelques exemples, la vie des officiers ne serait plus en sûreté. Singulières conséquences du bouleversement des États! Les mouvements précipités que ce bouleversement entraîne, désorganisent le vaincu et le vainqueur. Nous étions arrivés à la perfection de la grande guerre, et déjà nous touchions presque à la limite où elle devient une immense confusion!

Le 23, les Prussiens étaient, l'infanterie à Rathenau, la cavalerie à Havelberg. Mais l'empressement qu'ils avaient mis à couper les ponts arrêta la marche du corps de droite, celui de Schimmelpfennig, et ils furent obligés de se rapprocher de l'Elbe par une conversion à gauche, afin d'éviter les nombreux cours d'eau qui se rencontrent entre le Havel et l'Elbe. Ils se détournèrent jusqu'à Rhinow. Le 24, ils étaient, la cavalerie à Kiritz, l'infanterie à Neustadt, le corps de Schimmelpfennig à Fehrbelin. Le corps de Natzmer, transmis ici même au général Blucher, remplaça vers Rhinow le corps principal, dont il formait l'arrière-garde.

Parvenu à ce point, le prince de Hohenlohe dut délibérer sur la marche à suivre ultérieurement. On s'était élevé au nord fort au-dessus de Berlin, Spandau et Potsdam. À chaque pas l'armée se désorganisait davantage. Le colonel d'état-major de Massenbach fut d'avis d'accorder un jour de repos aux troupes, afin de les réorganiser, et d'être au moins en état de combattre, si l'on venait à rencontrer les Français. Le prince de Hohenlohe répondit avec raison, qu'un, deux, et même trois jours, ne suffiraient pas pour réorganiser l'armée, et pourraient donner aux Français le temps de la couper de Stettin et de l'Oder. Suivant l'usage, on adopta un parti moyen: on se fixa un rendez-vous commun vers Gransée, où l'on devait passer une revue générale, et adresser des allocutions aux troupes, pour les rappeler à leurs devoirs. De là on continuerait la marche sans désemparer. Ce rendez-vous de Gransée fut fixé au 26.

Mais déjà, les Français étant avertis, la cavalerie de Murat courait vers Fehrbelin d'un côté, vers Zehdenick de l'autre. Lannes, après être entré dans Spandau le 25, se mettait en marche le 26 au soir avec son infanterie, pour appuyer Murat. Trois corps d'armée français attachés à la poursuite des Prussiens. Le maréchal Soult était sur les pas du duc de Weimar, pendant que le maréchal Ney investissait Magdebourg. Enfin, le maréchal Bernadotte s'avançait entre les maréchaux Soult et Lannes. Ainsi trois corps d'armée français, outre la cavalerie de Murat, moins toutefois les cuirassiers retenus à Berlin, poursuivaient en ce moment les Prussiens. Réunion momentanée des Prussiens à Gransée. Le 26, l'infanterie du prince de Hohenlohe était à Gransée, au rendez-vous indiqué, rangée autour de son général, écoutant ses exhortations, accueillant l'espérance d'être bientôt à Stettin, et de pouvoir se reposer derrière l'Oder. Le corps de Schimmelpfennig surpris et culbuté par les dragons français à Zehdenick. Mais au même instant les dragons de Murat surprenaient à Zehdenick le corps de Schimmelpfennig, culbutaient sa cavalerie, lui tuaient 300 cavaliers, en prenaient 7 ou 800, et obligeaient l'infanterie de ce corps de flanqueurs à se disperser dans les bois.

Le prince de Hohenlohe, pour éviter les Français, fait un détour sur Furstenberg, tandis que Murat et Lannes se dirigent sur Prenzlow.

Cette nouvelle, portée par les paysans et les fuyards à Gransée, engagea le prince de Hohenlohe à décamper sur-le-champ, et à se détourner encore une fois à gauche vers Furstenberg, au lieu de marcher à Templin, qui était la route directe de Stettin. Il avait ainsi l'espoir de rallier à lui la cavalerie, et de s'éloigner en même temps des Français. Mais, tandis qu'il exécutait ce détour, Murat se dirigeait par la route la plus courte sur Templin, et Lannes, ne s'arrêtant ni le jour ni la nuit, se tenait toujours en vue des escadrons de Murat.

Le soir, le prince de Hohenlohe coucha à Furstenberg, et y fit passer la nuit à son infanterie, pendant que Lannes employait cette même nuit à marcher. Français et Prussiens continuèrent de s'élever au nord vers Templin et Prenzlow, point commun de la route de Stettin, cheminant à quelques lieues les uns des autres, et séparés seulement par un rideau de bois et de lacs. Ils avaient sept milles à parcourir pour atteindre Prenzlow (douze lieues). Le 27 au matin, le prince de Hohenlohe partit pour Boitzenbourg, faisant dire à la cavalerie de le joindre, et à l'arrière-garde, commandée par le général Blucher, de hâter le pas.

Il marcha toute la journée, n'ayant pour ses troupes d'autre nourriture que celle que leur fournissait le patriotisme des villageois, qui plaçaient sur les routes des amas de pain, et des chaudières remplies de pommes de terre. On approcha de Boitzenbourg vers le soir, et le seigneur de cet endroit, M. d'Arnim, vint annoncer qu'il avait fait préparer autour de son château des bivouacs abondamment pourvus de vivres et de boissons. C'était une heureuse nouvelle pour des gens expirant de fatigue et de faim. En approchant de Boitzenbourg, des coups de feu détruisirent cette espérance d'un peu de repos et de nourriture. Les chevaux-légers de Murat, déjà parvenus à Boitzenbourg, mangeaient les vivres destinés aux Prussiens. Trop peu nombreux cependant pour tenir tête à ceux-ci, ils quittèrent Boitzenbourg. Les infortunés soldats du prince de Hohenlohe dévorèrent ce qui restait; mais la présence des cavaliers français les avertissait de se hâter. Ils partirent la nuit même, en faisant encore un détour à gauche pour éviter les Français, et les prévenir à Prenzlow. Les Prussiens prévenus à Prenzlow. Ils marchèrent toute la nuit, se flattant de les gagner de vitesse. Au point du jour, ils commençaient à découvrir Prenzlow; mais sur la droite, à travers les bois et les lacs qui jalonnaient la route, on avait entrevu des cavaliers forçant le pas. Le brouillard ne permettait pas de reconnaître la couleur de leur uniforme. Étaient-ce des Français, étaient-ce des Prussiens? On s'interrogeait avec anxiété, les uns croyant avoir aperçu le panache blanc d'un régiment prussien, les autres au contraire croyant reconnaître le casque des dragons de Murat. Enfin, au milieu de ces conjectures de la crainte et du désir, on arrive en vue de Prenzlow, les Français, assure-t-on, n'ayant pas encore paru. On pénètre dans un faubourg, long d'un quart de lieue. Une moitié de l'armée prussienne y est déjà entrée, quand tout à coup le cri Aux armes! se fait entendre. Les dragons français, survenus au moment où une partie de l'armée prussienne est dans Prenzlow, en attaquent la queue, et la refoulent dans Prenzlow même. Ils la chargent en tous sens, puis s'élancent dans les rues de la ville. Les dragons de Pritwitz, poussés par les dragons français, se rejettent sur l'infanterie prussienne, et la culbutent. C'est une mêlée effroyable, dont la peur accroît encore le tumulte et le danger. L'armée prussienne, coupée en plusieurs morceaux, s'enfuit au delà de Prenzlow, et prend position le mieux qu'elle peut sur la route de Stettin. Capitulation de Prenzlow, et capture de la plus grande partie de l'armée prussienne. Bientôt elle est enveloppée, et Murat fait sommer le prince de Hohenlohe de se rendre. Le prince navré de douleur, mais repoussant avec horreur l'idée d'une capitulation, refuse ce qu'on lui propose.—Eh bien, répond Murat à l'officier qui lui apporte ce refus, vous serez sabrés tous, si vous ne vous rendez pas.—Une dernière espérance soutient encore le cœur du prince de Hohenlohe. Il croit que Murat n'amène avec lui que de la cavalerie. Mais l'infanterie de Lannes, qui depuis Spandau avait marché jour et nuit, ne s'arrêtant que pour manger, arrive au même instant. Le colonel d'état-major de Massenbach vient affirmer qu'il l'a vue. Dès lors plus de chance de se sauver. Murat demande à entretenir le prince de Hohenlohe. Le soldat devenu prince, et resté aussi généreux qu'il était intrépide, console le général prussien, lui promet une capitulation honorable, la plus honorable qu'il pourra lui accorder, dans la limite des instructions données par Napoléon. Murat exige que tous les soldats soient prisonniers, mais il consent à ce que les officiers demeurent libres, et puissent emporter ce qu'ils possèdent, à condition toutefois de ne pas servir pendant la durée de la guerre. Il consent aussi à ce que les soldats soient affranchis de la formalité humiliante de jeter leurs armes en défilant devant les Français. C'est la différence qui, dans ce malheur, doit les distinguer des troupes de l'Autrichien Mack. Le prince de Hohenlohe, voyant qu'il ne peut obtenir mieux, sentant même que Murat ne peut accorder davantage, retourne auprès de ses officiers, les fait ranger en cercle autour de lui, et, les yeux remplis de larmes, leur expose l'état des choses. Il était de ceux qui avaient le plus déclamé contre toute espèce de capitulation. Mais il reconnaît qu'il n'y a plus aucune ressource, pas même celle d'un combat honorable, car les munitions manquent, et l'esprit des troupes est arrivé au dernier degré d'abattement. Personne n'offrant un expédient, on rompt le cercle, en proférant des malédictions, et en brisant ses armes.

La capitulation est donc signée par le prince, et, dans le courant de cette journée, 28 octobre, un an après la catastrophe du général Mack, 14 mille hommes d'infanterie, et 2 mille de cavalerie, se constituent prisonniers de guerre. Les vainqueurs étaient ivres de joie, et quelle joie fut jamais mieux fondée! Tant de hardiesse à manœuvrer, tant de patience à supporter des privations égales au moins à celles qu'avaient supportées les vaincus, tant d'ardeur à faire des marches encore plus rapides que les leurs, méritaient bien un tel prix! Il y eut malheureusement des désordres dans Prenzlow, causés par l'empressement des soldats à recueillir le butin, qu'ils considéraient comme un fruit légitime de la victoire. Mais les officiers français déployèrent la plus grande fermeté pour protéger les officiers prussiens. Les écrivains allemands leur ont eux-mêmes rendu cette justice. En 1815, les départements du nord de la France n'ont pas eu la même justice à rendre aux Prussiens.

Mais les Français avaient encore d'autres trophées à recueillir. Un certain nombre d'escadrons et de bataillons prussiens, qui n'étaient pas entrés dans Prenzlow, avaient marché plus au nord, sur Passewalck. La cavalerie légère du général Milhaud les atteignit. Reddition de Stettin. Six régiments de cavalerie, plusieurs bataillons d'infanterie, un parc d'artillerie à cheval, mirent bas les armes. Pendant ce temps, le général Lasalle, avec des hussards et des chasseurs, courait à Stettin, suivi par l'infanterie de Lannes. Chose merveilleuse, un officier de cavalerie légère osa sommer Stettin, place forte, ayant une nombreuse garnison, et une immense artillerie! Le général Lasalle vit le gouverneur, lui parla avec tant de conviction du complet anéantissement de l'armée prussienne, que ce gouverneur rendit la place avec tout ce qu'elle contenait, et livra prisonnière une garnison de 6 mille hommes. Lannes y entra le lendemain. Rien assurément ne saurait mieux donner l'idée de la démoralisation des Prussiens, et de la terreur qu'inspiraient les Français, qu'un fait aussi étrange et aussi nouveau dans les annales de la guerre.

De toute l'armée prussienne, il n'y avait plus à prendre que le général Blucher et le duc de Weimar, accompagnés d'une vingtaine de mille hommes. Ce dernier reste pris, on pouvait dire que 160 mille hommes avaient été détruits ou faits prisonniers en quinze jours, sans qu'un seul eût repassé l'Oder. Le général Blucher et le corps du duc de Weimar avaient à leur poursuite les maréchaux Soult et Bernadotte. Ils allaient bientôt être atteints par Murat lui-même, et ils se trouvaient coupés de l'Oder, puisque Lannes occupait Stettin. Ils conservaient donc bien peu de chances de salut.

Injustice à l'égard des troupes de Lannes, gracieusement réparée par Napoléon.

Napoléon, en apprenant ces nouvelles, éprouva la plus vive satisfaction.—Puisque vos chasseurs, écrivit-il à Murat, prennent des places fortes, je n'ai plus qu'à licencier mon corps du génie, et à faire fondre ma grosse artillerie.—Dans le bulletin, il ne nomma que la cavalerie, et omit l'infanterie de Lannes, qui avait cependant contribué à la capitulation de Prenzlow autant que la cavalerie elle-même. Cette omission était due à ce que Murat, pressé de rendre compte des faits d'armes de sa cavalerie, n'avait pas songé à parler du corps de Lannes. Quand celui-ci reçut le bulletin, il n'osa le lire à ses soldats, dans la crainte de les affliger.—Mon dévouement à votre personne, écrivit-il à Napoléon, me mettra toujours au-dessus de toutes les injustices, mais ces braves soldats que j'ai fait marcher jour et nuit, sans repos, sans nourriture, que leur dirai-je? Quelle récompense peuvent-ils espérer, sinon de voir leur nom publié par les cent voix de la Renommée, dont vous seul disposez?—Cette belle émulation, cette ardente jalousie de gloire, qui d'ailleurs ne se manifestait ici que par une noble tristesse, n'était pas l'un des signes les moins remarquables de cet enthousiasme héroïque qui échauffait alors toutes les âmes.

Napoléon, singulièrement affectueux pour Lannes, lui répondit: «Vous et vos soldats, vous êtes des enfants. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas tout ce que vous avez fait pour seconder la cavalerie? Il y a de la gloire pour tous. Un autre jour ce sera votre tour de remplir de votre nom les bulletins de la grande armée.»

Lannes, transporté, assembla son infanterie sur l'une des places publiques de Stettin, et fit lire dans les rangs la lettre de Napoléon. Aussi joyeux que lui, ses soldats accueillirent cette lecture par des cris répétés de Vive l'Empereur! Quelques-uns même firent entendre ce cri étrange: Vive l'empereur d'Occident! Cette appellation singulière, qui répondait si parfaitement à la secrète ambition de Napoléon, naissait ainsi de l'exaltation de l'armée, et elle prouvait qu'aux yeux de tous il remplissait déjà l'Occident de sa puissance et de sa gloire.

Lannes, dans l'effusion non de la flatterie mais de la joie, car satisfait lui-même, il voulait que son maître le fût aussi, Lannes écrivit: Sire, vos soldats crient: Vive l'empereur d'Occident! devons-nous désormais vous adresser nos lettres sous ce titre[10]?—

Napoléon ne répondit pas, et ce titre, qui avait jailli pour ainsi dire de l'enthousiasme des soldats, ne fut pas pris. Dans la pensée de Napoléon, il n'était qu'ajourné. Des grandeurs qu'il a rêvées, c'est la seule qui ne se soit pas réalisée, même un instant. Et encore, s'il n'a pas eu le titre d'empereur d'Occident, il en a eu la vaste domination. Mais l'orgueil humain aime de la puissance le titre autant que la puissance même.

Le prince de Hohenlohe une fois enlevé, il ne restait plus à prendre que le général Blucher avec l'arrière-garde, et le corps d'armée du duc de Weimar. Ce dernier corps avait passé sous les ordres du général de Vinning, depuis que le duc de Weimar, acceptant le traitement accordé par Napoléon à toute la maison de Saxe, avait quitté l'armée. C'étaient encore 22 mille hommes à faire prisonniers, après quoi il ne devait pas exister un seul détachement de troupes prussiennes du Rhin à l'Oder. Napoléon ordonna de les poursuivre sans relâche, afin de ramasser jusqu'au dernier homme.

Lannes s'établit à Stettin, dans le but d'occuper cette place importante, et de procurer à ses fantassins un repos dont ils avaient grand besoin. Murat, les maréchaux Bernadotte et Soult suffisaient pour achever la destruction de 22 mille Prussiens exténués de fatigues. Il ne s'agissait que de marcher pour les prendre, à moins toutefois qu'ils ne réussissent à gagner la mer, et à trouver assez de bâtiments pour les transporter dans la Prusse orientale. Aussi Murat se dirigea-t-il en grande hâte sur la route du littoral, afin de leur en interdire l'approche. Il poussa jusqu'à Stralsund, pendant que le maréchal Bernadotte, parti des environs de Berlin, et le maréchal Soult des bords de l'Elbe, s'élevaient au nord pour jeter l'ennemi dans le réseau de la cavalerie française. (Voir la carte no 36.)

Le général Blucher est le dernier des généraux prussiens qui tienne encore la campagne.

Le général Blucher avait pris à Waren, près du lac de Muritz, le commandement des deux corps prussiens. Se réfugier vers la Prusse orientale par l'Oder était impossible, puisque le fleuve se trouvait gardé dans toutes les parties de son cours par l'armée française. L'accès du littoral et de Stralsund était déjà intercepté par les cavaliers de Murat. Il ne restait d'autre ressource que de rebrousser chemin, et de revenir sur l'Elbe. Il rebrousse chemin vers l'Elbe. Le général Blucher forma ce projet, espérant se jeter dans Magdebourg, en augmenter la force jusqu'à convertir la garnison en un véritable corps d'armée, et fournir, appuyé sur cette grande forteresse, une brillante résistance. Il s'achemina donc vers l'Elbe, pour tenter de le passer aux environs de Lauenbourg.

Ses illusions furent de courte durée. Bientôt des patrouilles ennemies lui apprirent qu'il était enveloppé de toutes parts, qu'à sa droite Murat côtoyait déjà la mer, qu'à sa gauche les maréchaux Bernadotte et Soult lui fermaient l'accès de Magdebourg. Ne sachant plus à quel projet s'arrêter, il marcha quelques jours droit devant lui, c'est-à-dire vers le bas Elbe, comme aurait pu faire un corps français retournant en France par le Mecklembourg et le Hanovre. À chaque instant il s'affaiblissait, parce que ses soldats, ou s'enfuyaient dans les bois, ou aimaient mieux se rendre prisonniers, que de supporter plus long-temps des fatigues devenues intolérables. Il en perdait aussi un bon nombre dans des combats d'arrière-garde, qui, grâce à la nature difficile du pays, ne tournaient pas toujours en défaite complète, mais finissaient constamment par l'abandon du terrain disputé, et par le sacrifice de beaucoup d'hommes pris ou hors de combat.

Le général Blucher se réfugie à Lubeck.

Il marcha ainsi du 30 octobre au 5 novembre. Ne sachant plus où porter ses pas, il imagina un acte violent, que la nécessité toutefois pouvait justifier. Il avait sur son chemin la ville de Lubeck, l'une des dernières villes libres conservées par la constitution germanique. Neutre de droit, elle devait rester étrangère à toute hostilité. Le général Blucher résolut de s'y jeter de vive force, de s'emparer des grandes ressources qu'elle contenait, en vivres comme en argent, et, s'il ne pouvait pas s'y défendre, de saisir tous les bâtiments de commerce qu'il trouverait dans ses eaux, pour embarquer ses troupes, et les transporter vers la Prusse orientale.

Nov. 1806.

En conséquence, le 6 novembre, il entra violemment dans Lubeck, malgré la protestation des magistrats. Les remparts de la ville, imprudemment convertis en promenade publique, avaient perdu leur principale force. D'ailleurs la ville était si dépourvue de garnison, que le général Blucher n'eut pas de peine à y pénétrer. Il logea ses soldats chez les habitants, où ils prirent tout ce dont ils avaient besoin, et de plus exigea des magistrats une large contribution. Lubeck, comme on sait, est situé sur la frontière du Danemark. Un corps de troupes danoises gardait cette frontière. Le général Blucher signifia au général danois, que, s'il la laissait violer par les Français, il la violerait à son tour, pour se réfugier dans le Holstein. Le général danois ayant déclaré qu'il se ferait tuer avec son corps tout entier, plutôt que de souffrir une violation de territoire, le général Blucher s'enferma dans Lubeck, avec la confiance de n'être pas tourné par les Français, si la neutralité du Danemark était respectée. Mais, tandis qu'il croyait jouir de quelque sûreté dans Lubeck, protégé par les restes de la fortification, et dédommagé par l'abondance d'une grande ville commerçante des privations d'une pénible retraite, les Français parurent. Les Français enlèvent Lubeck de vive force. La neutralité de Lubeck n'existait plus pour eux, et ils avaient le droit d'y poursuivre les prussiens. Arrivés le 7, ils attaquèrent le jour même les ouvrages qui couvraient les portes appelées Burg-Thor et Mühlen-Thor. Le corps du maréchal Bernadotte enleva l'une, celui du maréchal Soult enleva l'autre, en escaladant sous la mitraille, et avec une audace inouïe, des ouvrages qui, bien qu'affaiblis, présentaient encore des obstacles difficiles à vaincre. Un combat acharné s'engagea dans les rues. Les infortunés habitants de Lubeck virent leur opulente cité convertie en un champ de carnage. Les Prussiens, taillés en pièces ou enveloppés, furent obligés de s'enfuir, après avoir laissé plus de mille morts sur la place, environ 6 mille prisonniers, et toute leur artillerie. Le général Blucher sortit de Lubeck, et alla prendre position entre le territoire à moitié inondé des environs de Lubeck, et la frontière danoise. Il s'arrêta là, n'ayant plus ni vivres ni munitions. Capitulation de Lubeck. Cette fois il fallait bien se rendre, et, après avoir tant blâmé le général Mack depuis un an, le prince de Hohenlohe depuis huit jours, imiter leur exemple. Le général Blucher capitula donc le 7 novembre, avec tout son corps d'armée, aux mêmes conditions que le prince de Hohenlohe. Il voulut ajouter quelques mots à la capitulation. Murat le permit par égard pour son malheur. Les mots ajoutés disaient qu'il se rendait faute de munitions. Cette capitulation procura aux Français 14 mille prisonniers, qui, joints à ceux qu'on avait déjà pris dans Lubeck, en élevaient le nombre total à 20 mille.

À partir de ce jour, il ne se trouvait plus un seul corps prussien du Rhin à l'Oder. Les 70 mille hommes qui avaient cherché à gagner l'Oder étaient dispersés, tués ou prisonniers. Reddition de Custrin. Tandis que ces événements se passaient dans le Mecklembourg, l'importante place de Custrin, sur l'Oder, se soumettait à quelques compagnies d'infanterie commandées par le général Petit. Quatre mille prisonniers, des magasins considérables, la seconde position du bas Oder, étaient le prix de cette nouvelle capitulation. Ainsi les Français occupaient sur l'Oder les places de Stettin et de Custrin. Le maréchal Lannes était établi à Stettin, le maréchal Davout à Custrin.

Reddition de Magdebourg.

Restait sur l'Elbe la grande place de Magdebourg, qui contenait 22 mille hommes de garnison et un vaste matériel. Le maréchal Ney en avait entrepris l'investissement. S'étant procuré quelques mortiers, à défaut d'artillerie de siége, il menaça plusieurs fois la place d'un bombardement, menace qu'il se garda bien de mettre à exécution. Deux ou trois bombes, jetées en l'air, intimidèrent la population, qui entoura l'hôtel du gouverneur, demandant à grands cris qu'on ne l'exposât pas à d'inutiles ravages, puisque la monarchie prussienne était désormais réduite à l'impossibilité de se défendre. La démoralisation était si complète chez les généraux prussiens, que ces raisons furent tenues pour bonnes, et que le lendemain de la capitulation de Lubeck, le général Kleist livra Magdebourg avec 22 mille prisonniers.

Ainsi, depuis l'ouverture de la campagne, les Prussiens avaient fait quatre fois, à Erfurt, à Prenzlow, à Lubeck, à Magdebourg, ce qu'ils avaient tant reproché aux Autrichiens d'avoir fait une fois à Ulm. Cette remarque n'a pas pour but d'offenser leur malheur, d'ailleurs bien réparé depuis, mais de prouver qu'il aurait fallu un an auparavant respecter l'infortune d'autrui, et ne pas déclarer les Autrichiens si lâches, par le calcul mesquin de faire paraître les Français moins braves et moins habiles.

Caractères et résultats de cette prodigieuse campagne.

Des 160 mille hommes qui avaient composé l'armée active des Prussiens, il ne restait donc pas un débris. En écartant les exagérations, que dans la surprise de tels succès, on répandit en Europe, il est certain que 25 mille hommes environ avaient été tués ou blessés, et 100 mille faits prisonniers. Des 35 mille autres, pas un seul n'avait repassé l'Oder. Ceux qui étaient Saxons avaient regagné la Saxe. Ceux qui étaient Prussiens avaient jeté leurs armes, et fui à travers les campagnes. On pouvait dire avec une complète vérité qu'il n'existait plus d'armée prussienne. Napoléon était maître absolu de la monarchie du grand Frédéric: il ne fallait en excepter que quelques places de la Silésie incapables de résister, et la Prusse orientale, protégée par la distance et par le voisinage de la Russie. Napoléon avait enlevé tout le matériel de la Prusse en canons, fusils, munitions de guerre; il avait acquis des vivres pour nourrir son armée pendant une campagne, vingt mille chevaux pour remonter sa cavalerie, et assez de drapeaux pour en charger les édifices de sa capitale. Tout cela s'était accompli en un mois, car, entré le 8 octobre, Napoléon avait reçu la capitulation de Magdebourg, qui fut la dernière, le 8 novembre. Et c'est ce rapide anéantissement de la puissance prussienne, qui rend si merveilleuse la campagne que nous venons de raconter! Que 160 mille Français, parvenus à la perfection militaire par quinze ans de guerre, eussent vaincu 160 mille Prussiens énervés par une longue paix, le miracle n'était pas grand! Mais c'est un événement étonnant que cette marche oblique de l'armée française, combinée de telle manière que l'armée prussienne, constamment débordée pendant une retraite de deux cents lieues, de Hof à Stettin, n'arrivât à l'Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou prise jusqu'au dernier homme, et qu'en un mois le roi d'une grande monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vît sans soldats et sans États! C'est, disons-nous, un événement étonnant, quand on songe surtout qu'il ne s'agissait pas ici de Macédoniens battant des Perses lâches et ignorants, mais d'une armée européenne battant une autre armée européenne, toutes deux instruites et braves.

Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la sommation de quelques hussards, ou de quelques compagnies d'infanterie légère, on le trouvera dans la démoralisation, qui suit ordinairement une présomption folle! Après avoir nié, non pas les victoires des Français qui n'étaient pas niables, mais leur supériorité militaire, les Prussiens en furent tellement saisis à la première rencontre, qu'ils ne crurent plus la résistance possible, et s'enfuirent en jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l'Europe le fut avec eux. Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu'après Austerlitz, car après Austerlitz la confiance dans l'armée prussienne restait du moins aux ennemis de la France. Après Iéna le continent entier semblait appartenir à l'armée française. Les soldats du grand Frédéric avaient été la dernière ressource de l'envie: ces soldats vaincus, il ne restait à l'envie que cette autre ressource, la seule, hélas! qui ne lui manque jamais, de prédire les fautes d'un génie désormais irrésistible, de prétendre qu'à de tels succès aucune raison humaine ne pourrait tenir; et il est malheureusement vrai, que le génie, après avoir désespéré l'envie par ses succès, se charge lui-même de la consoler par ses fautes.

FIN DU LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

LIVRE VINGT-SIXIÈME.

EYLAU.

Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la Prusse. — À quelle cause on attribue les exploits des Français. — Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les distinctions de naissance dans l'armée prussienne. — Napoléon décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le nom d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. — Pensées qu'il conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. — L'idée de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE se systématise dans son esprit, et il répond au blocus maritime par le blocus continental. — Décrets de Berlin. — Résolution de pousser la guerre au Nord, jusqu'à la soumission du continent tout entier. — Projet de marcher sur la Vistule, et de soulever la Pologne. — Affluence des Polonais auprès de Napoléon. — Ombrages inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la Pologne. — Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des Gallicies. — Refus et haine cachée de la cour de Vienne. — Précautions de Napoléon contre cette cour. — L'Orient mêlé à la querelle de l'Occident. — La Turquie et le sultan Sélim. — Napoléon envoie le général Sébastiani à Constantinople pour engager les Turcs à faire la guerre aux Russes. — Déposition des hospodars Ipsilanti et Maruzzi. — Le général russe Michelson marche sur les provinces du Danube. — Napoléon proportionne ses moyens à la grandeur de ses projets. — Appel en 1806 de la conscription de 1807. — Emploi des nouvelles levées. — Organisation en régiments de marche des renforts destinés à la grande armée. — Nouveaux corps tirés de France et d'Italie. — Mise sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. — Développement donné à la cavalerie. — Moyens financiers créés avec les ressources de la Prusse. — Napoléon n'ayant pu s'entendre avec le roi Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, dirige son armée sur la Pologne. — Murat, Davout, Augereau, Lannes, marchent sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. — Napoléon les suit avec une armée de même force, composée des corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde et des réserves. — Entrée des Français en Pologne. — Aspect du sol et du ciel. — Enthousiasme des Polonais pour les Français. — Conditions mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. — Esprit de la haute noblesse polonaise. — Entrée de Murat et de Davout à Posen et à Varsovie. — Napoléon vient s'établir à Posen. — Occupation de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à Thorn. — Les Russes, joints aux débris de l'armée prussienne, occupent les bords de la Narew. — Napoléon veut les rejeter sur la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement sur la Vistule. — Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les Russes. — Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. — Bataille de Pultusk. — Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des routes. — Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les boues de la Pologne. — Napoléon s'établit en avant de la Vistule, entre le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. — Il place le corps du maréchal Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et forme un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer le siége de Dantzig. — Admirable prévoyance pour l'approvisionnement et la sûreté de ses quartiers d'hiver. — Travaux de Praga, de Modlin, de Sierock. — État matériel et moral de l'armée française. — Gaieté des soldats au milieu d'un pays nouveau pour eux. — Le prince Jérôme et le général Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands, assiégent les places de la Silésie. — Courte joie à Vienne, où l'on croit un moment aux succès des Russes. — Une plus exacte appréciation des faits ramène la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. — Le général Benningsen, devenu général en chef de l'armée russe, veut reprendre les hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements de l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. — Il est découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les corps. — Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. — Savante combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. — Cette combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier qui se laisse enlever ses dépêches. — Les Russes se retirent à temps. — Napoléon les poursuit à outrance. — Combats de Waltersdorf et de Hoff. — Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, s'arrêtent à Eylau, résolus à livrer bataille. — L'armée française, mourant de faim et réduite d'un tiers par les marches, aborde l'armée russe, et lui livre à Eylau une bataille sanglante. — Sang-froid et énergie de Napoléon. — Conduite héroïque de la cavalerie française. — L'armée russe se retire presque détruite; mais l'armée française, de son côté, a essuyé des pertes cruelles. — Le corps d'Augereau est si maltraité qu'il faut le dissoudre. — Napoléon poursuit les Russes jusqu'à Kœnigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au delà de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. — Changement apporté à l'emplacement de ses quartiers. — Il quitte la haute Vistule pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière la Passarge, afin de mieux couvrir le siége de Dantzig. — Redoublement de soins pour le ravitaillement de ses quartiers d'hiver. — Napoléon, établi à Osterode dans une espèce de grange, emploie son hiver à nourrir son armée, à la recruter, à administrer l'Empire, et à contenir l'Europe. — Tranquillité d'esprit et incroyable variété des occupations de Napoléon à Osterode et à Finkenstein.

Effet produit en Europe par la subite destruction de la puissance prussienne.

Napoléon avait en un mois renversé la monarchie prussienne, détruit ses armées, conquis la plus grande partie de son territoire. Il restait au roi Frédéric-Guillaume une province et vingt-cinq mille hommes. À la vérité les Russes, appelés avec instance par la cour de Berlin, qui était réfugiée à Kœnigsberg, accouraient aussi vite que le permettaient l'éloignement, la saison, et l'impéritie d'une administration à demi barbare. Mais on avait vu les Russes à Austerlitz, et malgré leur bravoure, on ne pouvait pas attendre d'eux qu'ils changeassent le destin de la guerre. Les cabinets et les aristocraties de l'Europe étaient plongés dans une profonde consternation. Les peuples vaincus, partagés entre le patriotisme et l'admiration, ne pouvaient s'empêcher de reconnaître dans Napoléon l'enfant de la révolution française, le propagateur de ses idées, l'applicateur glorieux de la plus populaire de toutes, l'égalité. Ils voyaient un éclatant exemple de cette égalité chez nos généraux, qu'on ne désignait plus sous les noms, autrefois si connus, de Berthier, de Murat, de Bernadotte, mais sous les titres de prince de Neufchâtel, de grand-duc de Berg, de prince de Ponte-Corvo! Cherchant à expliquer les triomphes inouïs que nous venions de remporter sur l'armée prussienne, ils les attribuaient non-seulement à notre courage, à notre expérience de la guerre, mais aux principes sur lesquels reposait la nouvelle société française. À quelles causes l'Europe attribue les succès militaires des Français. Ils expliquaient l'ardeur incroyable de nos soldats, par l'ambition extraordinaire qu'on avait su exciter chez eux, en leur ouvrant cette carrière immense, dans laquelle on pouvait entrer paysan comme les Sforce, pour en sortir maréchal, prince, roi, empereur! Il est vrai que ce dernier lot était seul de son espèce dans la nouvelle urne de la fortune; mais s'il n'y avait qu'un empereur, devenu tel au prix d'un prodigieux génie, que de ducs ou de princes, dont la supériorité sur leurs compagnons d'armes n'était de nature à désespérer personne!

Les lettres interceptées des officiers prussiens étaient pleines à cet égard de réflexions étranges. L'un d'eux, écrivant à sa famille, lui disait: «S'il ne fallait que se servir de ses bras contre les Français, nous serions bientôt vainqueurs. Ils sont petits, chétifs; un seul de nos Allemands en battrait quatre. Mais ils deviennent au feu des êtres surnaturels. Ils sont emportés par une ardeur inexprimable, dont on ne voit aucune trace chez nos soldats... Que voulez-vous faire avec des paysans, menés au feu par des nobles, dont ils partagent les dangers, sans partager jamais ni leurs passions, ni leurs récompenses[11]

Ainsi se trouvait dans la bouche des vaincus, avec la glorification de notre bravoure, la glorification des principes de notre révolution. Le roi de Prusse, en effet, réfugié aux confins de son royaume, préparait une ordonnance pour introduire l'égalité dans les rangs de son armée, et y effacer toutes les distinctions de classe et de naissance. Singulier exemple de la propagation des idées libérales, portées aux extrémités de l'Europe, par un conquérant, qu'on représente souvent comme le géant qui voulait étouffer ces idées. Il en avait comprimé quelques-unes, à la vérité, mais les plus sociales d'entre elles faisaient à sa suite autant de chemin que sa gloire.

Toujours porté à donner aux choses l'éclat de son imagination, Napoléon, qui avait projeté, au lendemain d'Austerlitz, la colonne de la place Vendôme, l'arc de triomphe de l'Étoile, la grande rue Impériale, décréta au milieu de la Prusse conquise, l'érection d'un monument, qui est devenu depuis l'un des plus grands de la capitale, le temple de la Madeleine.

Napoléon décrète en Prusse l'érection du temple de la Madeleine.

Sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui ce temple, et qui forme avec la place de la Concorde un ensemble si magnifique, on devait construire la nouvelle Bourse. Napoléon jugea la place trop belle pour y élever le temple de la richesse, et il résolut d'y élever le temple de la gloire. Il décida qu'on chercherait un autre quartier pour y établir la nouvelle Bourse, et que sur l'un des quatre points qu'on aperçoit du milieu de la place de la Concorde, serait érigé un monument consacré à la gloire de nos armes. Il voulait que le frontispice de ce monument portât l'inscription suivante: L'empereur Napoléon aux soldats de la Grande Armée. Sur des tables de marbre devaient être inscrits les noms des officiers et soldats qui avaient assisté aux grands événements d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, et sur des tables d'or le nom de ceux qui étaient morts dans ces journées. D'immenses bas-reliefs devaient représenter, groupés les uns à côté des autres, les officiers supérieurs et les généraux. Des statues étaient accordées aux maréchaux qui avaient commandé des corps d'armée. Les drapeaux pris sur l'ennemi devaient être suspendus aux voûtes de l'édifice. Napoléon décida enfin que tous les ans une fête, de caractère antique comme le monument, serait célébrée le 2 décembre, en l'honneur des vertus guerrières. Il ordonna un concours, en se réservant de choisir entre les projets présentés celui qui lui semblerait le plus convenable. Mais il détermina d'avance le style d'architecture qu'il voulait donner au nouvel édifice. Il désirait, disait-il, un temple de forme grecque ou romaine.—Nous avons des églises, écrivait-il au ministre de l'intérieur, nous n'avons pas un temple, semblable au Parthénon par exemple; il en faut un de ce genre à Paris.—La France aimait alors les arts de la Grèce, comme elle aimait naguère les arts du moyen âge; et c'était un présent tout à fait neuf à offrir à la capitale qu'une imitation du Parthénon. Aujourd'hui ce temple grec devenu une église chrétienne (ce qui ne saurait être un sujet de regret), contraste avec sa nouvelle destination, et avec les arts de l'époque actuelle. Ainsi passent nos goûts, nos passions, nos idées, aussi vite que les caprices de cette fortune, qui a voué cet édifice à des usages si différents de ceux auxquels il était d'abord consacré. Toutefois il occupe majestueusement la place qui lui a été jadis assignée, et le peuple n'a point oublié que ce temple devait être celui de la gloire[12].

Les flatteurs du temps, connaissant les faiblesses de Napoléon, se les exagérant même dans leur bassesse, lui proposèrent de changer le nom révolutionnaire de place de la Concorde, en un autre nom plus monarchique, emprunté à la monarchie impériale. Il répondit à M. de Champagny par cette lettre si brève: «Il faut laisser à la place de la Concorde le nom qu'elle a. La Concorde! voilà ce qui rend la France invincible!» (Janvier 1807.) Mais un magnifique pont en pierre, décrété récemment, et construit sur la Seine, vis-à-vis de l'École militaire, n'avait pas encore de nom. Napoléon donne le nom de pont d'Iéna au pont placé vis-à-vis l'École militaire. Napoléon voulut lui donner le beau nom d'Iéna, que ce pont a conservé, et qui plus tard lui serait devenu fatal, si un acte honorable de Louis XVIII ne l'avait sauvé en 1815 de la rage brutale des Prussiens.

Pensées qui naissent dans l'esprit de Napoléon à la suite de ses triomphes sur la Prusse.

Ces soins accordés à des monuments d'art, du milieu même des capitales conquises, n'étaient chez Napoléon que des pensées accessoires, à côté des vastes pensées qui l'occupaient. Le glorieux événement d'Austerlitz lui avait déjà inspiré un sentiment excessif de ses forces, et avait apporté de nouveaux stimulants à sa gigantesque ambition. Celui d'Iéna mit le comble à sa confiance et à ses désirs. Il crut tout possible, et il désira tout, après cette destruction si complète et si prompte de la puissance militaire la plus estimée de l'Europe. Ses ennemis, pour déprécier ses triomphes antérieurs, lui ayant répété sans cesse que l'armée prussienne était la seule dont il fallût tenir compte, la seule qu'il fût difficile de vaincre, il les avait pris au mot, et l'ayant vaincue, mieux que vaincue, anéantie en un mois, il n'aperçut désormais aucune limite à sa puissance, et n'admit aucune borne à sa volonté. L'Europe lui sembla un champ sans maître, dans lequel il pourrait édifier tout ce qu'il voudrait, tout ce qu'il trouverait grand, sage, utile, ou brillant. Où donc aurait-il entrevu une résistance? L'Autriche désarmée par une seule manœuvre, celle d'Ulm, était tremblante, épuisée, incapable de reprendre les armes. Les Russes, quoique jugés braves, avaient été ramenés la baïonnette dans les reins, de Munich à Olmütz; et s'ils s'étaient arrêtés un instant à Hollabrunn, à Austerlitz, c'était pour essuyer d'accablantes défaites. Enfin la monarchie prussienne venait d'être détruite en trente jours. Quel obstacle, nous le répétons, pouvait-il entrevoir à ses projets? Les débris des armées russes, ralliés dans le Nord à vingt-cinq mille Prussiens, n'offraient pas un péril dont il dût s'effrayer. Aussi écrivait-il à l'archichancelier Cambacérès: «Tout ceci est un jeu d'enfants, auquel il faut mettre un terme; et cette fois je vais m'y prendre de telle façon avec mes ennemis, que j'en finirai avec tous.»— Napoléon se décide à pousser la guerre à outrance, jusqu'à ce qu'il ait soumis l'Europe entière à sa politique. Il se décida donc à pousser la guerre si loin, qu'il arracherait la paix à toutes les puissances, et la leur arracherait aussi brillante que durable. Ce n'était pas, il est vrai, aux cours du continent qu'il était difficile de l'arracher, mais à l'Angleterre, qui, défendue par l'Océan, avait seule échappé au joug dont l'Europe se voyait menacée. Napoléon systématise l'idée de DOMINER LA MER PAR LA TERRE. Napoléon s'était dit déjà qu'il dominerait la mer par la terre, et que si les Anglais voulaient lui fermer l'Océan, il leur fermerait le continent. Parvenu sur l'Elbe et l'Oder, il se confirma dans cette pensée plus que jamais; il la systématisa dans sa tête, et il écrivit à son frère Louis en Hollande: Je vais reconquérir les colonies par la terre. Dans la fermentation d'esprit que produisit chez lui le succès extraordinaire de la guerre de Prusse, il conçut les pensées les plus gigantesques qu'il ait enfantées de sa vie. D'abord il se promit de garder en dépôt tout ce qu'il avait conquis, et tout ce qu'il allait conquérir encore, jusqu'à ce que l'Angleterre eût restitué à la France, à la Hollande, à l'Espagne, les colonies qu'elle leur avait enlevées. Napoléon déclare qu'il ne rendra aucun des États européens qu'il a conquis, tant que l'Angleterre ne restituera pas les colonies qu'elles a prises à la France, à la Hollande, à l'Espagne. Les puissances continentales n'étant au fond que les auxiliaires subventionnés de l'Angleterre, il résolut de les tenir toutes pour solidaires de la politique britannique, et de poser comme principe essentiel de négociation, qu'il ne rendrait à aucune d'elles rien de ce qu'il avait pris, tant que l'Angleterre ne rendrait pas tout ou partie de ses conquêtes maritimes. Deux négociateurs prussiens, MM. de Lucchesini et de Zastrow étaient à Charlottenbourg, invoquant un armistice et la paix. Il refuse la paix à la Prusse, et lui accorde seulement un armistice, fondé sur la remise immédiate des places de l'Oder et de la Vistule. Il leur fit répondre par Duroc, demeuré l'ami de la cour de Berlin, que quant à la paix, il n'y fallait pas penser, tant qu'on n'aurait pas amené l'Angleterre à des vues plus modérées, et que la Prusse et l'Allemagne resteraient en ses mains comme gage de ce que l'Angleterre avait dérobé aux puissances maritimes; mais que pour un armistice il était prêt à en accorder un, à condition qu'on lui livrerait tout de suite la ligne sur laquelle il voulait hiverner, et dont il prétendait faire le point de départ de ses opérations futures, la ligne de la Vistule. En conséquence il demandait qu'on lui abandonnât sur-le-champ les places de la Silésie, telles que Breslau, Glogau, Schweidnitz, Glatz, et toutes celles de la Vistule, telles que Dantzig, Graudenz, Thorn, Varsovie, car si on ne les lui livrait pas, il allait, disait-il, les conquérir en quelques jours.

Le projet de blocus continental, depuis long-temps conçu par Napoléon, est définitivement arrêté, et converti à Berlin en loi de l'Empire.

Dans cette intention de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE, en privant la Grande-Bretagne de tous ses alliés, et en lui fermant tous les ports du continent, la première chose à faire, c'était de lui interdire sans aucun retard l'accès des vastes rivages occupés par les armées françaises. Déjà Napoléon avait par lui-même, ou par la Prusse, fermé les bouches de l'Ems, du Wéser et de l'Elbe. C'était là une application naturelle et légitime du droit de conquête, car la conquête confère tous les droits du souverain, et notamment le droit de clore les ports, ou d'intercepter les routes du pays conquis, sans qu'une telle rigueur puisse passer pour une violation du droit des gens envers qui que ce soit. Mais défendre l'entrée de l'Ems, de l'Elbe et du Wéser, était une mesure fort insuffisante pour atteindre le but que se proposait Napoléon, car malgré la surveillance la plus exacte des côtes, les marchandises anglaises étaient introduites par la contrebande, non-seulement dans le Hanovre, mais dans la Hollande, dont le gouvernement était sous notre influence directe, dans la Belgique, qui était devenue province française. D'ailleurs l'Ems, le Wéser et l'Elbe fermés, ces marchandises entraient par l'Oder, par la Vistule, et redescendaient ensuite du Nord au Midi. Elles renchérissaient beaucoup, il est vrai, mais le besoin de s'en défaire amenait les Anglais à les livrer à un prix qui compensait les frais de la contrebande et du transport. Il était donc nécessaire d'employer des moyens plus rigoureux contre les marchandises anglaises, et Napoléon n'était pas homme à se les interdire.

Le blocus sur le papier, tel que l'avaient imaginé les Anglais.

L'Angleterre elle-même venait d'autoriser tous les genres d'excès contre son commerce, en prenant une mesure extraordinaire, et l'une des plus attentatoires qu'on pût imaginer contre le droit des gens le plus généralement admis, celle qu'on a nommée blocus sur le papier. Ainsi que nous l'avons déjà exposé bien des fois, il est de principe chez la plupart des nations maritimes, que tout neutre, c'est-à-dire tout pavillon étranger à la guerre engagée entre deux puissances, a le droit de naviguer des ports de l'une aux ports de l'autre, de transporter quelque marchandise que ce soit, même celle de l'ennemi, excepté la contrebande de guerre, qui consiste dans les armes, les munitions, les vivres confectionnés pour l'usage des armées. Cette liberté ne cesse que lorsqu'il s'agit d'une place maritime, bloquée par une force navale telle que le blocus soit efficace. Dans ce cas, le blocus étant notifié, la faculté de pénétrer dans la place bloquée est suspendue pour les neutres. Mais si, dans les restrictions apportées à la liberté de naviguer, on ne s'arrête pas à cette limite certaine de la présence d'une force effective, il n'y a plus de raison pour qu'on ne frappe pas d'interdit les côtes entières du globe, sous prétexte de blocus. L'Angleterre avait déjà cherché à outrepasser les limites du blocus réel, en prétendant qu'avec quelques voiles, insuffisantes en nombre pour fermer les abords d'une place maritime, elle avait le droit de déclarer le blocus. Mais enfin elle avait admis la nécessité de la présence d'une force quelconque devant le port bloqué. Maintenant elle ne s'arrêtait plus à cette limite déjà si vague, et à l'époque de sa rupture momentanée avec la Prusse, occasionnée par la prise de possession du Hanovre, elle avait osé défendre tout commerce aux neutres, sur les côtes de France et d'Allemagne, depuis Brest jusqu'aux bouches de l'Elbe. C'était l'abus de la force poussé au dernier excès, et dès lors il suffisait d'un simple décret britannique pour frapper d'interdit toutes les parties du globe qu'il plairait à l'Angleterre de priver de commerce.

Cette incroyable violation du droit commun fournissait à Napoléon un juste prétexte pour se permettre à l'égard du commerce anglais les mesures les plus rigoureuses. Il imagina un décret formidable, qui tout excessif qu'il puisse paraître, n'était qu'une juste représaille des violences de l'Angleterre, et qui avait de plus l'avantage de répondre parfaitement aux vues qu'il venait de concevoir. Décret de Berlin, daté du 21 novembre 1806. Ce décret, daté de Berlin, et du 21 novembre, applicable non-seulement à la France, mais aux pays occupés par ses armées, ou alliés avec elle, c'est-à-dire à la France, à la Hollande, à l'Espagne, à l'Italie, et à l'Allemagne entière, déclarait les Îles-Britanniques en état de blocus. Les conséquences de l'état de blocus étaient les suivantes:

Dispositif de ce décret.

Tout commerce avec l'Angleterre était absolument défendu;

Toute marchandise provenant des manufactures ou des colonies anglaises, devait être confisquée, non-seulement à la côte, mais à l'intérieur, chez les négociants qui s'en feraient dépositaires;

Toute lettre, venant d'Angleterre ou y allant, adressée à un Anglais ou écrite en anglais, devait être arrêtée dans les bureaux de poste, et détruite;

Tout Anglais quelconque saisi en France ou dans les pays soumis à ses armes, était déclaré prisonnier de guerre;

Tout bâtiment, ayant seulement touché aux colonies anglaises, ou à l'un des ports des trois royaumes, avait défense d'aborder aux ports français ou soumis à la France, et s'il faisait une fausse déclaration à ce sujet, il était reconnu de bonne prise;

Une moitié du produit des confiscations était destinée à indemniser les négociants français ou alliés, qui avaient souffert des spoliations de l'Angleterre: enfin les Anglais tombés en notre pouvoir devaient servir à l'échange des Français, ou des alliés devenus prisonniers.

Telles étaient ces mesures, inexcusables, assurément, si l'Angleterre n'avait pris soin de les justifier d'avance par ses propres excès. Napoléon ne s'en dissimulait pas la rigueur; mais afin d'amener l'Angleterre à se départir de sa tyrannie sur mer, il déployait une tyrannie égale sur terre; il voulait surtout intimider les agents du commerce anglais, et principalement les négociants des villes anséatiques, qui, se jouant des ordres donnés sur l'Elbe et le Wéser, faisaient circuler dans toutes les parties du continent les marchandises défendues. La menace de la confiscation, menace bientôt suivie d'effet, devait les faire trembler, et sinon clore, du moins rendre fort étroits les débouchés clandestinement ouverts au commerce britannique.

Napoléon, se disant que toutes les nations commerçantes étaient intéressées à la résistance qu'il opposait aux prétentions iniques de l'Angleterre, en concluait qu'elles devaient se résigner aux inconvénients d'une lutte devenue nécessaire; il pensait que ces inconvénients portant en particulier sur des spéculateurs de Hambourg, de Brême, de Leipzig, d'Amsterdam, contrebandiers de profession, ce n'était pas la peine de limiter ses moyens de représailles, par respect pour de tels intérêts.

Effet produit en Europe par le décret de Berlin.

L'effet de ce décret sur l'opinion de l'Europe fut immense. Les uns y virent un excès de despotisme révoltant, d'autres une politique profonde, tous un acte extraordinaire, proportionné à la lutte de géants que soutenaient l'une contre l'autre l'Angleterre et la France, la première osant s'emparer de la mer, qui avait été jusqu'alors la route commune des nations, pour y interdire tout commerce à ses ennemis, la seconde entreprenant l'occupation entière du continent à main armée, pour répondre à la clôture de la mer par celle de la terre! Spectacle inouï, sans exemple dans le passé et probablement dans l'avenir, que donnaient en ce moment les passions déchaînées des deux plus grands peuples de la terre!

Exécution du décret de Berlin dans tous les pays soumis à la France.

À peine ce décret, conçu, rédigé par Napoléon lui-même, et lui seul, sans la participation de M. de Talleyrand, à peine ce décret était-il signé, qu'il fut envoyé par des courriers extraordinaires aux gouvernements de Hollande, d'Espagne et d'Italie, avec ordre aux uns, sommation aux autres, de le mettre immédiatement à exécution. Le maréchal Mortier chargé d'exécuter, en Allemagne, le décret de Berlin. Le maréchal Mortier, qui avait déjà envahi la Hesse, fut chargé de se diriger en toute hâte sur les villes anséatiques, Brême, Hambourg, Lubeck, et de s'emparer non-seulement de ces villes, mais des ports du Mecklembourg et de la Poméranie suédoise, jusqu'aux bouches de l'Oder. Il lui était prescrit d'occuper les riches entrepôts des villes anséatiques, d'y saisir les marchandises d'origine britannique, d'y arrêter les négociants anglais, et de faire tout cela avec ponctualité, exactitude et probité. C'est parce qu'il espérait du maréchal Mortier, plus que de tout autre, une exécution également rigoureuse et probe, que Napoléon l'avait chargé d'une pareille commission. Il lui ordonna d'amener en Allemagne un certain nombre de marins tirés de la flottille de Boulogne, de les faire croiser dans des embarcations aux embouchures de l'Elbe et du Wéser, d'armer de canons toutes les passes, et de couler à fond tout bâtiment suspect qui chercherait à forcer le blocus.

Tel fut le blocus continental, par lequel Napoléon répondit au blocus sur le papier, imaginé par l'Angleterre.

Napoléon veut pousser la guerre continentale jusqu'aux extrémités septentrionales de l'Europe, afin d'achever la soumission de toutes les puissances à sa politique.

Mais pour soumettre le continent à sa politique, il fallait que Napoléon poussât la guerre plus loin encore qu'il ne l'avait fait. L'Autriche était, il y a six mois, dans ses puissantes mains; elle y pouvait être encore dès qu'il le voudrait. La Prusse y était actuellement. Mais la Russie, toujours repoussée quand elle avait paru dans les régions de l'Occident, échappait néanmoins à ses coups, en se retirant au delà de la Vistule et du Niémen. Elle était le seul allié qui restât à l'Angleterre, et il fallait la battre, aussi complétement qu'on avait battu l'Autriche et la Prusse, pour réaliser dans toute son étendue la politique de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE. Dans son projet de porter la guerre jusqu'aux frontières de la Russie, Napoléon est amené à l'idée de reconstituer la Pologne. Napoléon était donc résolu à s'élever au nord, et à courir à la rencontre des Russes, au milieu des campagnes de la Pologne, prêtes à s'insurger à son aspect. Jamais guerrier parti du Rhin n'avait touché à la Vistule, encore moins au Niémen. Mais celui qui avait fait flotter le drapeau tricolore sur les bords de l'Adige, du Nil, du Jourdain, du Pô, du Danube, de l'Elbe, pouvait, et devait exécuter cette marche audacieuse! Toutefois, sa présence dans les régions du nord, suscitait à l'instant une immense question européenne, c'était le rétablissement de la Pologne. Les Polonais avaient toujours dit: La France est notre amie, mais elle est bien loin!—Quand la France s'approchait de la Pologne jusqu'à l'Oder, l'idée d'une grande réparation ne devait-elle pas devenir chez l'une le sujet d'une espérance fondée, chez l'autre le sujet d'un projet réfléchi? Les Polonais, en apprenant l'arrivée de Napoléon à Berlin, accourent en foule pour lui offrir le secours de leurs bras. Ces infortunés Polonais, si légers dans leur conduite, si sérieux dans leurs sentiments, poussaient des cris d'enthousiasme, en apprenant nos victoires, et une foule d'émissaires accourus à Berlin, conjuraient Napoléon de se porter sur la Vistule, lui promettant leurs biens, leurs bras, leurs vies, pour l'aider à reconstituer la Pologne. Ce projet, si séduisant, si généreux, si politique s'il eût été plus praticable, était l'une de ces entreprises, dont l'imagination ébranlée de Napoléon devait s'éprendre en ce moment, et l'un de ces spectacles imposants qu'il convenait à sa grandeur de donner au monde. En se transportant au milieu de la Pologne il ajoutait, il est vrai, aux difficultés de la guerre actuelle, la difficulté la plus grave de toutes, celle des distances et du climat; mais il enlevait à la Prusse et à la Russie les ressources des provinces polonaises, ressources considérables en hommes et en denrées alimentaires; il sapait la base de la puissance russe; il essayait de rendre à l'Europe le service le plus signalé qu'on lui eût jamais rendu; il ajoutait de nouveaux gages à ceux dont il était déjà nanti, et qui devaient lui servir à obtenir de l'Angleterre des restitutions maritimes au moyen de restitutions continentales. Napoléon forme le projet de se porter sur la Vistule. Les vastes pays placés sur la route du Rhin à la Vistule, causes de faiblesse pour un général ordinaire, allaient devenir sous le plus grand des capitaines, des sources abondantes en choses nécessaires à la guerre; il allait en tirer, grâce à une habile administration, vivres, munitions, armes, chevaux, argent. Quant au climat, si redoutable dans ces contrées en novembre et décembre, il en tenait compte sans doute, mais il était résolu dans cette campagne à s'arrêter sur la Vistule. Si on la lui livrait par l'armistice proposé, il avait le projet de s'y établir; si au contraire on la lui contestait, il voulait la conquérir en quelques marches, y faire camper ses troupes pendant la durée de l'hiver, les y nourrir avec les blés de la Pologne, les y chauffer avec les bois de ses forêts, les recruter avec de nouveaux soldats venus du Rhin, et au printemps suivant, partir de la Vistule pour s'enfoncer au nord, plus avant qu'aucun homme ne l'avait jamais osé.

Excité par le succès, poussé par son génie et par la fortune à une grandeur de pensées à laquelle aucun chef d'empire ou d'armée n'était encore parvenu, il n'hésita pas un instant sur le parti à prendre, et il disposa tout pour s'avancer en Pologne. Il avait bien, en passant le Rhin, fait entrer dans ses desseins l'idée d'une audacieuse marche au nord, mais vaguement. C'est à Berlin, et après les succès si rapides et si éclatants obtenus sur la Prusse, qu'il en forma le projet sérieux.

Compte qu'il fallait tenir de l'Autriche en s'avançant en Pologne.

Cependant à tout ceci il y avait, outre les périls inhérents à l'entreprise elle-même, un danger particulier que Napoléon ne se dissimulait pas, c'était l'impression qu'en éprouverait l'Autriche, laquelle, bien que vaincue, et vaincue jusqu'à l'épuisement, pouvait néanmoins être tentée de saisir l'occasion pour se jeter sur nos derrières.

La conduite actuelle de cette cour était de nature à inspirer plus d'une crainte. Aux offres d'alliance que Napoléon lui avait fait parvenir à la suite de ses entretiens avec le duc de Wurzbourg, elle avait répondu par des démonstrations affectées de bienveillance, feignant d'abord de ne pas comprendre les ouvertures de notre ambassadeur, et quand on s'était expliqué d'une manière plus claire, alléguant qu'un rapprochement trop étroit avec la France entraînerait de sa part une rupture avec la Russie et la Prusse, et qu'au lendemain d'une longue lutte, recommencée trois fois depuis quinze ans, elle n'était plus capable de faire la guerre, ni pour ni contre aucune puissance.

L'Autriche refuse de s'expliquer et, en attendant, réunit 60 mille hommes en Bohême.

À ces paroles évasives elle venait d'ajouter des actes plus significatifs. Elle avait réuni 60 mille hommes en Bohême, lesquels, placés d'abord le long de la Bavière et de la Saxe, se transportaient actuellement vers la Gallicie, suivant en quelque sorte derrière leurs frontières le mouvement des armées belligérantes. Indépendamment de ces 60 mille hommes, elle avait dirigé de nouvelles troupes vers la Pologne, et elle apportait une extrême activité à former des magasins en Bohême et en Gallicie. Quand on la questionnait sur ces armements, elle répondait par des raisons banales, tirées de sa sûreté personnelle, disant qu'exposée de toutes parts au contact d'armées ennemies qui se faisaient la guerre, elle ne devait permettre à aucune de violer son territoire, et que les mesures dont on lui demandait compte n'étaient que des mesures de pure précaution.

Napoléon ne se laisse point tromper par les paroles de l'Autriche, et voit en elle un ennemi secret et irréconciliable.

Napoléon ne pouvait être dupe d'un langage aussi peu sincère. Le besoin d'une alliance, depuis qu'il avait perdu celle de la Prusse, avait un moment tourné son esprit vers la cour de Vienne; mais il lui était maintenant facile de reconnaître que la puissance à laquelle nous venions d'enlever en quinze ans les Pays-Bas, la Souabe, le Milanais, les États vénitiens, la Toscane, le Tyrol, la Dalmatie et enfin la couronne germanique, ne saurait être qu'une ennemie irréconciliable, dissimulant par politique ses profonds ressentiments, mais prête à les faire éclater à la première occasion. Il apercevait très-bien que les craintes de l'Autriche étaient feintes, car aucune des parties belligérantes n'avait intérêt à la provoquer par une violation de territoire, et il savait que, si elle armait, ce ne pouvait être que dans l'intention perfide de tomber sur les derrières de l'armée française. N'attachant pas plus d'importance qu'il ne fallait à la parole d'homme et de souverain, par laquelle François II s'était engagé au bivouac d'Urchitz, à ne plus faire la guerre à la France, il pensait néanmoins que le souvenir de cette parole solennellement donnée devait embarrasser ce prince, qu'il lui faudrait pour y manquer un prétexte très-spécieux, et il avait formé deux résolutions très-mûrement réfléchies, la première de ne donner à l'Autriche aucun prétexte d'intervenir dans la guerre actuelle, la seconde de prendre ses précautions comme si elle devait y intervenir certainement, et de les prendre d'une manière ostensible. Langage et conduite de Napoléon envers l'Autriche. Son langage fut conforme à ces résolutions. Il se plaignit d'abord avec une entière franchise des armements faits en Bohême et en Gallicie, et de façon à prouver qu'il en comprenait le but. Puis avec la même franchise il annonça les précautions qu'il se croyait obligé de prendre, et qui étaient de nature à décourager le cabinet de Vienne. Il affirma de nouveau qu'il ne provoquerait pas la guerre, mais qu'il la ferait prompte et terrible, si on avait l'imprudence de la recommencer. Il déclara que, ne voulant donner aucun prétexte à une rupture, il ne se prêterait en rien au soulèvement des parties de la Pologne possédées par l'Autriche; que le soulèvement de la Pologne prussienne et russe était un acte d'hostilité, imputable exclusivement à ceux qui avaient voulu la guerre; qu'il ne se dissimulait pas la difficulté de contenir les Polonais dépendants de l'Autriche, quand les Polonais dépendants de la Russie et de la Prusse s'agiteraient; mais que si à Vienne on pensait à cet égard comme lui, et si, comme lui, on était convaincu de l'énorme faute qu'on avait commise dans le dernier siècle, en détruisant une monarchie qui était le boulevard de l'Occident, il offrait un moyen bien simple de réparer cette faute, en reconstituant la Pologne, et en offrant d'avance à la maison d'Autriche un riche dédommagement pour les provinces dont elle aurait à s'imposer le sacrifice. Napoléon offre à l'Autriche de reconstituer la Pologne, en lui rendant la Silésie en échange des provinces polonaises dont elle devra faire l'abandon. Ce dédommagement était la restitution de la Silésie, arrachée à Marie-Thérèse par Frédéric-le-Grand. La Silésie valait certainement les Gallicies, et c'était une éclatante réparation des maux, des outrages que le fondateur de la Prusse avait fait essuyer à la maison d'Autriche.

Assurément dans la situation où était placé Napoléon, rien n'était mieux calculé qu'une proposition pareille. Amené, en effet, par le cours des événements, à détruire l'œuvre du grand Frédéric en abaissant la Prusse, il ne pouvait mieux faire que de détruire cette œuvre complétement, en rendant à l'Autriche ce que Frédéric lui avait enlevé, et en lui reprenant ce que Frédéric lui avait donné. Au reste, il offrit cet échange sans prétendre l'imposer. Si une telle proposition, qui autrefois aurait comblé l'Autriche de joie, éveillait ses anciens sentiments à l'égard de la Silésie, il était tout prêt, disait-il, à y donner la suite convenable; sinon il fallait la considérer comme non avenue, et il se réservait d'agir dans la Pologne prussienne et russe, ainsi que les événements le lui conseilleraient, s'obligeant seulement à ne rien entreprendre qui pût attenter aux droits de l'Autriche. Tout en ayant soin de ne fournir aucun prétexte de se plaindre à la cour de Vienne, Napoléon lui répéta néanmoins qu'il était entièrement préparé, et que si elle voulait la guerre, elle ne le prendrait pas au dépourvu. Quoique satisfait des services de M. de La Rochefoucauld, son ambassadeur, il le remplaça par le général Andréossy, qui étant militaire, et connaissant parfaitement l'Autriche, pourrait observer d'un œil plus sûr la nature et l'étendue des préparatifs de cette puissance.

Napoléon s'efforce de soulever l'Orient pour l'accomplissement de ses projets en Occident.

Napoléon, dans ce moment extraordinaire de son règne, voulut faire servir l'Orient au succès de ses projets en Occident. La Turquie se trouvait dans un état de crise dont il espérait profiter. Ce malheureux empire, menacé depuis le règne de Catherine, même par ses amis, qui voyant ses provinces sur le point de se détacher, se hâtaient de s'en emparer pour ne pas les laisser à des rivaux (témoin la conduite de la France en Égypte), ce malheureux empire avait été tantôt ramené vers Napoléon par l'instinct d'un intérêt commun, tantôt éloigné de lui par les intrigues de l'Angleterre et de la Russie, exploitant auprès du divan le souvenir des Pyramides et d'Aboukir. La Turquie, après avoir varié dans ses dispositions, finit par se rapprocher de la France. Rentré en paix avec la France à l'époque du Consulat, retombé en froideur lors de la création de l'Empire, qu'il avait refusé de reconnaître, le sultan Sélim avait été par la bataille d'Austerlitz définitivement conduit à un rapprochement, qui était bientôt devenu de l'intimité. Caractère et sentiments du sultan Sélim. Il avait non-seulement concédé à Napoléon le titre de Padisha, d'abord dénié, mais il avait envoyé à Paris un ambassadeur extraordinaire, pour lui apporter avec l'acte de la reconnaissance des félicitations et des présents. Le sultan Sélim, en agissant ainsi, avait cédé au vrai penchant de son cœur, qui l'entraînait vers la France, malgré les intrigues dont il était assailli, et dont le redoublement attestait la triste décadence de l'empire. Ce prince, doux, sage, éclairé comme un Européen, aimant la civilisation de l'Occident, non par une fantaisie de despote, mais par un vif sentiment de la supériorité de cette civilisation sur celle de l'Orient, avait dès sa jeunesse, lorsqu'il était enseveli dans la molle obscurité du sérail, entretenu par M. Ruffin, une correspondance personnelle et secrète avec Louis XVI. Monté depuis sur le trône, il avait conservé pour la France une préférence marquée, et il était heureux de trouver dans ses victoires une raison décisive de se donner à elle. La Porte dépose les deux hospodars Ipsilanti et Maruzzi, notoirement dévoués à l'Angleterre et à la Russie. Les Russes et les Anglais voulaient combattre ce penchant, même à main armée. Une occasion s'offrait pour éprouver leur influence à Constantinople, c'était le choix à faire des deux hospodars de Valachie et de Moldavie. Les hospodars Ipsilanti et Maruzzi, voués à l'Angleterre, à la Russie, à quiconque désirait la ruine de l'empire turc, car ils étaient les véritables précurseurs de l'insurrection grecque, se montraient dans leur administration les complices déclarés des ennemis de la Porte. La Russie envoie une armée, l'Angleterre une flotte, pour obtenir la réintégration des hospodars déposés. Les choses en étaient venues à ce point que celle-ci s'était vue obligée de révoquer des agents infidèles et dangereux. La Russie avait aussitôt fait marcher le général Michelson vers le Dniester, avec une armée de 60 mille hommes, et l'Angleterre avait dirigé une flotte sur les Dardanelles, pour exiger, au moyen de cette réunion de forces, la réintégration des hospodars déposés. Le jeune empereur Alexandre, qui n'avait paru sur la scène du monde que pour essuyer la mémorable défaite d'Austerlitz, se disait qu'au milieu de cette sanglante mêlée de toutes les nations européennes, il fallait profiter des circonstances pour s'avancer sur la Turquie, et que, quelles que fussent les chances de la fortune entre le Rhin et le Niémen, ce qu'il prendrait en Orient lui serait peut-être laissé, pour compenser ce que d'autres prendraient en Occident.

Ce calcul ne manquait pas de justesse. Mais ayant Napoléon sur les bras, il agissait avec peu de prudence en se privant de 60 mille hommes, pour les envoyer sur le Pruth. La preuve de cette faute ressort de la joie même que Napoléon ressentit, lorsqu'il apprit qu'une rupture allait éclater entre la Russie et la Porte. C'est dans cette prévision qu'il avait tenu si fortement à occuper la Dalmatie, ce qui lui permettait d'entretenir une armée sur la frontière de la Bosnie, et lui procurait la facilité de secourir ou d'inquiéter la Porte, suivant les besoins de sa politique. Le général Sébastiani nommé ambassadeur à Constantinople, avec mission de pousser les Turcs à la guerre contre les Russes. En voyant approcher cette crise, qu'il désirait plus vivement à mesure que les événements devenaient plus graves, il avait choisi pour ambassadeur à Constantinople un militaire, né comme lui en Corse, et joignant à l'expérience de la guerre une rare sagacité politique, c'était le général Sébastiani, employé déjà dans une mission en Turquie, dont il s'était parfaitement acquitté. Napoléon lui avait donné pour instruction expresse d'exciter les Turcs contre les Russes, et d'appliquer tous ses efforts à provoquer une guerre en Orient. Il l'avait autorisé à tirer de la Dalmatie des officiers d'artillerie et du génie, des munitions, et même les vingt-cinq mille hommes du général Marmont, si la Porte poussée aux dernières extrémités en venait à désirer la présence d'une armée française. La bataille d'Austerlitz ayant rattaché le sultan Sélim à Napoléon, la bataille d'Iéna pouvait bien, en effet, l'enhardir jusqu'à la guerre. Napoléon écrivit à ce prince pour lui offrir une alliance défensive et offensive, pour l'engager à saisir cette occasion de relever le croissant, et lui annoncer qu'il allait rendre aux Turcs le plus grand service qu'il fût possible de leur rendre, réparer le plus grand échec qu'ils eussent jamais subi, en essayant de rétablir la Pologne. Ordre fut donné au général Marmont de tenir prêts tous les secours qui lui seraient demandés de Constantinople, ordre au général Sébastiani de ne rien négliger pour allumer une conflagration qui s'étendît des Dardanelles aux bouches du Danube. En mettant ainsi les Russes et les Turcs aux prises, Napoléon se proposait un double but, celui de diviser les forces des Russes, et celui de jeter l'Autriche dans d'horribles perplexités. L'Autriche sans doute haïssait la France, mais lorsqu'elle verrait les Russes envahir les bords de la mer Noire, elle devait éprouver des inquiétudes qui seraient une diversion fort puissante à sa haine.

Cette immense querelle, soulevée depuis quinze ans entre l'Europe et la Révolution française, allait donc s'étendre du Rhin à la Vistule, de Berlin à Constantinople. Napoléon lève une nouvelle conscription. Engagé dans une lutte à outrance, Napoléon prit des moyens proportionnés à la grandeur de ses desseins. Son premier soin fut de lever une nouvelle conscription. Il avait appelé dès la fin de 1805 la première moitié de la conscription de 1806, et venait d'en appeler la seconde moitié au moment de son entrée en Prusse. Il résolut d'agir de même pour la conscription de 1807, et en l'appelant tout de suite, quoiqu'on ne fût qu'à la fin de 1806, de ménager aux jeunes gens de cette classe une année pour s'instruire, se renforcer, se rompre aux fatigues de la guerre. Avec l'esprit qui régnait dans les cadres, c'était plus qu'il ne fallait pour former d'excellents soldats. Cette nouvelle levée d'hommes devait en outre procurer à l'effectif général de l'armée une notable augmentation. Cet effectif, qui était en 1805, époque du départ de Boulogne, de 450 mille hommes, qui s'était élevé par la conscription de 1806 à 503 mille, allait être porté par la conscription de 1807 à 580 mille. Les libérations annuelles étant interdites pendant la guerre, l'armée s'augmentait ainsi à chaque conscription; car il s'en fallait que le feu ou les maladies diminuassent l'effectif d'une quantité d'hommes proportionnée aux appels. La campagne d'Autriche n'avait pas coûté plus de 20 mille hommes, celle de Prusse ne les avait pas coûté encore. Il est vrai que la guerre se trouvant portée chaque jour à des distances plus grandes, et sous des climats plus rudes, la qualité des troupes s'abaissant à mesure que de jeunes recrues remplaçaient les vieux soldats de la Révolution, les pertes allaient bientôt devenir plus sensibles. Mais elles étaient encore de peu d'importance, et l'armée, composée de soldats éprouvés, rajeunie plutôt qu'affaiblie par l'arrivée aux bataillons de guerre d'une certaine portion de conscrits, avait atteint son état de perfection.

L'effectif général de l'armée porté par les derniers appels à 580 mille hommes.

Napoléon écrivit donc à M. de Lacuée pour lui ordonner d'appeler la classe de 1807. M. de Lacuée était alors chargé des appels au ministère de la guerre. C'était un fonctionnaire capable, dévoué à l'Empereur, et résolu à surmonter les difficultés d'une tâche fort ingrate, sous un règne qui faisait des hommes une si grande consommation. Bien qu'il ne fût pas ministre de la guerre, Napoléon correspondait immédiatement avec lui, sentant le besoin de le diriger, de le soutenir, de l'exciter par des communications directes. «Vous verrez, lui écrivit-il, par un message adressé au Sénat, que j'appelle la conscription de 1807, et que je ne veux pas poser les armes que je n'aie la paix avec l'Angleterre et avec la Russie. Je vois par les états que le 15 décembre toute la conscription de 1806 aura marché..... Vous n'aurez pas besoin d'attendre mon ordre pour la répartition entre les divers corps... Je n'ai point perdu de monde, mais le projet que j'ai formé est plus vaste qu'aucun que j'aie jamais conçu, et dès lors il faut que je me trouve en position de répondre à tous les événements.» (Berlin, 22 novembre 1806. Dépôt de la Secrétairerie d'État.)

Message de Napoléon au Sénat, pour lui communiquer les nouveaux projets conçus à Berlin, et lui demander à la fin de 1806 la conscription de 1807.

Napoléon, suivant l'usage qu'il avait adopté l'année précédente, de réserver au Sénat le vote du contingent, envoya un message à ce corps, pour lui demander la conscription de 1807, et lui faire connaître l'extension donnée à sa politique, depuis qu'il avait anéanti la Prusse. Dans ce message, où l'énergie de style égalait celle de la pensée, il disait que jusqu'ici les monarques de l'Europe s'étaient joués de la générosité de la France; qu'une coalition vaincue en voyait aussitôt naître une autre; que celle de 1805 à peine dissoute, il avait eu à combattre celle de 1806; qu'il fallait être moins généreux à l'avenir; que les États conquis seraient détenus jusqu'à la paix générale sur terre et sur mer; que l'Angleterre oubliant tous les droits des nations, frappant d'interdit commercial une partie du monde, on devait la frapper du même interdit, et le rendre aussi rigoureux que la nature des choses le permettait; qu'enfin mieux valait, puisqu'on était condamné à la guerre, s'y plonger tout à fait, que de s'y engager à demi, que c'était le moyen de la terminer plus complétement et plus solidement, par une paix générale et durable. Son style rendait avec la dernière vigueur ces pensées dont il était plein. L'orgueil, l'exaspération, la confiance y éclataient également. Il réclamait ensuite des moyens proportionnés à ses vues, et c'était, comme nous venons de l'annoncer, la conscription de 1807, levée dès la fin de 1806.

Usage que Napoléon fait des nouvelles levées pour l'entretien de ses dépôts.

Nous avons exposé plus haut les précautions si habilement prises par Napoléon, dans la double hypothèse, d'une longue guerre au nord, et d'une attaque imprévue sur une partie quelconque de son vaste empire. Les troisièmes bataillons des régiments de la grande armée, formant dépôt, étaient, comme on l'a vu, rangés le long du Rhin sous le maréchal Kellermann, ou au camp de Boulogne sous le maréchal Brune. Soins que Napoléon donne à ses dépôts, et parti qu'il sait en tirer. Ces troisièmes bataillons, déjà remplis des conscrits de 1806, bientôt de ceux de 1807, soigneusement exercés, équipés, pouvaient au besoin, sous le maréchal Kellermann, se joindre au huitième corps, commandé par le maréchal Mortier, pour couvrir le bas Rhin, ou bien se joindre sous le maréchal Brune au roi de Hollande, pour couvrir, soit la Hollande, soit les côtes de France jusqu'à la Seine. Ceux des régiments qui ne se trouvaient ni en Allemagne ni en Italie, réunis dans l'intérieur à Saint-Lô, à Pontivy, à Napoléonville, formés en petits camps, étaient destinés à se porter sur Cherbourg, Brest, La Rochelle ou Bordeaux. Des détachements de gardes nationales, peu nombreux, mais bien choisis, un à Saint-Omer, un dans la Seine-Inférieure, un troisième dans les environs de Bordeaux, devaient concourir à la défense des points menacés. Quelques corps concentrés à Paris devaient s'y rendre en poste.

Le même système avait été adopté, comme on l'a encore vu, pour l'armée d'Italie. Les troisièmes bataillons de cette armée répandus dans la haute Italie, se consacraient à l'instruction des conscrits, et fournissaient en même temps la garnison des places. Les bataillons de guerre étaient aux trois armées actives de Naples, du Frioul, de la Dalmatie.

Napoléon résolut d'abord de tirer des dépôts les renforts nécessaires à la grande armée, de remplir avec la nouvelle conscription le vide qu'il allait y produire, et comme ce vide serait rempli, et fort au delà, par le contingent de 1807, de profiter du surplus pour porter les bataillons de dépôt à 1,000 ou 1,200 hommes, et les régiments de cavalerie à un effectif de 700 hommes au lieu de 500. Il résolut aussi d'augmenter l'effectif des compagnies d'artillerie, s'étant aperçu que l'ennemi, pour suppléer à la qualité de ses troupes, ajoutait beaucoup au nombre de ses canons. Les bataillons de dépôt étant portés à 1,000 ou 1,200 hommes, on pouvait toujours en extraire, outre le recrutement de l'armée active, les 3 ou 400 hommes les plus exercés, pour les envoyer partout où se manifesterait un besoin imprévu.

Napoléon avait déjà fait sortir des dépôts une douzaine de mille hommes, lesquels avaient été conduits en gros détachements de l'Alsace en Franconie, de la Franconie en Saxe, pour remplir les vides produits dans ses cadres par la guerre. Sept à huit mille venaient d'arriver, quatre à cinq mille étaient encore en marche. Organisation en régiments provisoires des renforts envoyés à la grande armée. Ce n'était pas tout à fait l'équivalent de ce qu'il avait perdu, bien plus du reste par les fatigues que par le feu. Se préoccupant surtout des distances auxquelles la guerre allait être portée, il imagina un système, profondément conçu, pour amener les conscrits du Rhin sur la Vistule, pour les y amener de manière qu'ils ne courussent aucun danger pendant la longueur du trajet, qu'ils ne se dispersassent pas en route, et que, chemin faisant, ils pussent rendre des services sur les derrières de l'armée. Ces détachements extraits de chaque bataillon de dépôt, devaient former une ou plusieurs compagnies suivant leur nombre; ces compagnies devaient être ensuite réunies en bataillons, et ces bataillons en régiments provisoires de 12 ou 1500 hommes. On devait leur donner pour la route des officiers pris momentanément dans les dépôts, et les organiser comme s'ils avaient dû former des régiments définitifs. Partant avec cette organisation, et avec leur équipement complet, ils avaient ordre de s'arrêter dans les places qui étaient sur notre ligne d'opération, telles qu'Erfurt, Halle, Magdebourg, Wittenberg, Spandau, Custrin, Francfort-sur-l'Oder, de s'y reposer, s'ils en avaient besoin, d'y tenir garnison, s'il le fallait pour la sûreté de nos derrières, et, dès qu'ils feraient une halte, de se livrer aux exercices militaires, pour ne pas négliger l'instruction des hommes pendant un trajet de plusieurs mois. Ils couvraient ainsi les communications de l'armée, dispensaient de l'affaiblir par un trop grand nombre de garnisons laissées en arrière, et augmentaient en quelque sorte son effectif avant d'avoir pu la rejoindre.

Arrivés sur le théâtre de la guerre, ils devaient être dissous par l'envoi de chaque détachement à son corps, et les officiers devaient retourner en poste à leurs dépôts, afin d'aller chercher d'autres recrues.

Même organisation fut appliquée à la cavalerie, avec quelques précautions particulières commandées par la nature de cette arme.

Moyens préparés sur la route des régiments provisoires.

Dans toutes les places converties en grands dépôts, telles que Wurzbourg, Erfurt, Wittenberg, Spandau, des ordres étaient donnés pour y réunir au moyen des ressources que présentait le pays, des habillements, des souliers, des armes, des vivres en abondance. Il était prescrit aux commandants de ces places d'inspecter tout régiment provisoire qui passait, de pourvoir d'armes et de vêtements les hommes qui en manquaient, et de retenir ceux qui avaient besoin de repos. Les corps passant plus tard, devaient recueillir les hommes laissés en route par ceux qui les avaient précédés, et trouvant à prendre autant d'hommes et de chevaux qu'ils en déposaient, ils étaient toujours assurés d'arriver complets sur le théâtre de la guerre. Napoléon lisant assidûment les rapports des commandants des places traversées par les régiments provisoires, les comparant sans cesse entre eux, relevait la moindre négligence, et par ce moyen les tenait tous en haleine. Il ne fallait pas moins que de telles combinaisons appuyées d'une telle vigilance, pour conserver entière une aussi grande armée à d'aussi vastes distances.

Napoléon, par un habile emploi de ses dépôts, trouve le moyen de tirer de France sept nouveaux régiments d'infanterie, sans affaiblir la défense de l'intérieur.

Napoléon ne voulait pas seulement maintenir les corps à l'effectif qu'ils avaient lors de leur entrée en campagne, il voulait attirer de nouveaux corps à la grande armée. Il avait laissé, comme on l'a vu, trois régiments à Paris, pour en former une réserve, qui pût se transporter en poste sur les côtes de France, si elles étaient menacées. Il crut pouvoir disposer de deux de ces régiments, le 58e de ligne et le 15e léger, grâce à l'augmentation considérable des conscrits dans les dépôts. Il y avait à Paris six troisièmes bataillons qui appartenaient à des régiments à quatre bataillons. La conscription devait les porter à 1,000 hommes chacun. Junot, gouverneur de Paris, eut ordre de les passer lui-même en revue plusieurs fois la semaine, et de les faire manœuvrer sous ses yeux. C'était une réserve de 6 mille hommes toujours prête à partir en poste pour Boulogne, Cherbourg ou Brest, et qui permettait de disposer sans inconvénient du 58e de ligne et du 15e léger. Ces deux régiments, que l'on comptait parmi les plus beaux de l'armée, furent acheminés sur l'Elbe par Wesel et la Westphalie.

On se souvient que Napoléon avait résolu de convertir les vélites en fusiliers de la garde. Grâce à la prompte exécution de ce qu'il ordonnait, un régiment de deux bataillons, s'élevant à 1,400 hommes, dont les soldats avaient été choisis avec soin dans le contingent annuel, dont les officiers et sous-officiers avaient été pris dans la garde, était déjà tout formé. Napoléon prescrivit de le retenir le temps rigoureusement nécessaire à son instruction, et puis de le transporter en poste de Paris à Mayence.

La garde de la capitale était comme aujourd'hui confiée à une troupe municipale, forte de deux régiments, connus sous le titre de régiments de la garde de Paris. Napoléon avait recommandé d'augmenter le plus possible l'effectif de ces deux régiments, en puisant dans la dernière conscription. Recueillant le prix de sa prévoyance, il put, sans trop dégarnir Paris, en tirer deux bataillons, qui présentaient un régiment de 12 à 1300 hommes, d'une tenue et d'une qualité excellentes. Il ordonna de les faire partir pour l'armée, pensant qu'une troupe chargée de maintenir l'ordre au dedans ne devait pas être privée de l'honneur de servir la grandeur du pays au dehors, qu'elle en reviendrait meilleure et plus respectée.

Les ouvriers des ports sans ouvrage consacrés à la défense des établissements maritimes.

Les ouvriers des ports étaient sans emploi et sans pain, parce que les constructions navales languissaient au milieu de l'immense développement donné à la guerre continentale. Napoléon leur trouva une occupation utile et un salaire. Il en composa des bataillons d'infanterie, qui furent chargés de garder les ports auxquels ils appartenaient, avec promesse qu'on ne les en ferait pas sortir. On pouvait compter sur eux, car ils aimaient les établissements confiés à leur vigilance, et de plus ils partageaient l'esprit guerrier de la marine. Napoléon dut à cette idée de pouvoir enlever au service des côtes trois beaux régiments, les 19e, 15e et 31e de ligne qui étaient à Boulogne, Brest et Saint-Lô. Ils furent comme les autres portés à deux mille hommes pour deux bataillons, et dirigés vers la grande armée.

C'étaient donc sept nouveaux régiments d'infanterie, pouvant fournir le fond d'un beau corps d'armée, que Napoléon eut l'art de tirer de France, sans trop affaiblir l'intérieur. À ces régiments devait se joindre la légion du Nord, remplie de Polonais, et qui déjà était en marche vers l'Allemagne.

Ce qui semblait surtout désirable à Napoléon, et ce dont il appréciait l'utilité peut-être jusqu'à l'exagération, dans un moment où il sortait des plaines de la Prusse pour entrer dans celles de la Pologne, c'était la cavalerie. Il en demandait à grands cris à tous les administrateurs de ses forces. Napoléon, en passant des plaines de la Prusse dans celles de la Pologne, éprouve un grand besoin de cavalerie, et fait venir de France et d'Italie de nouveaux régiments de cette arme. Il venait de retirer de Mayence et d'acheminer à pied, partie vers la Hesse, partie vers la Prusse, tout ce qu'il y avait de cavaliers instruits dans les dépôts. Il avait voulu qu'ils laissassent leurs chevaux en France, pour leur donner ceux qu'on avait recueillis en Allemagne. Le maréchal Mortier, en entrant dans les États de l'électeur de Hesse, avait licencié l'armée de ce prince. On avait pris là quatre à cinq mille chevaux excellents, dont une portion avait servi à monter sur place un millier de cavaliers français, dont les autres avaient été envoyés à Potsdam. Il existait à Potsdam de vastes écuries, construites par le grand Frédéric, qui se plaisait souvent à voir manœuvrer un grand nombre d'escadrons à la fois, dans la belle retraite où il vivait en roi, en philosophe et en guerrier. Napoléon y créa, sous le canon de Spandau, un immense établissement pour l'entretien de sa cavalerie. Grand dépôt de cavalerie créé par Napoléon à Potsdam. Il y réunit tous les chevaux enlevés à l'ennemi, plus une grande quantité d'autres achetés dans les diverses provinces de la Prusse. Le général Bourcier, sorti de l'armée active après des services honorables, fut placé à la tête de ce dépôt, avec recommandation de ne pas s'en éloigner un instant, de faire soigner sous ses yeux les nombreux chevaux qu'on y avait rassemblés, de monter avec ces chevaux les régiments de cavalerie qui venaient à pied de France, d'arrêter tous ceux qui traversaient la Prusse, d'en passer la revue, d'y remplacer les chevaux fatigués ou peu en état de servir, de retenir également les hommes malades, pour les faire partir à la suite des régiments qui se succéderaient. Les ouvriers de Berlin, restés oisifs par le départ de la cour et de la noblesse, devaient être employés dans ce dépôt, moyennant salaire, à des travaux de sellerie, de harnachement, de chaussure et de charronnage.

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