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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Afin d'éviter les surprises, Napoléon a la précaution de faire camper ses troupes dès le retour de la belle saison.

Par une prévoyance dont il eut fort à s'applaudir, Napoléon avait exigé qu'à partir du 1er mai tous les corps sortissent des villages où ils étaient cantonnés, pour camper en divisions, à portée les uns des autres, dans des lieux bien choisis, et derrière de bons ouvrages de campagne. C'était le vrai moyen de n'être pas surpris, car les exemples d'armées assaillies à l'improviste dans leurs quartiers d'hiver ont tous été fournis par des troupes qui s'étaient disséminées pour se loger et pour vivre. Une armée vivement attaquée dans cette position peut, avant d'avoir eu le temps de se rallier, perdre en nombre une moitié de sa force, et en territoire des provinces et des royaumes. La précaution de camper, quoique infiniment sage, était cependant difficile à obtenir des chefs et des soldats, car il fallait quitter de bons cantonnements, où chacun avait fini par s'établir à son gré, et attendre désormais des magasins seuls les vivres qu'on trouvait plus sûrement sur les lieux. Napoléon l'exigea néanmoins, et, en dix ou quinze jours, tous les corps furent campés sous des baraques, couverts par des ouvrages en terre, ou par d'immenses abatis, manœuvrant tous les jours, et ayant repris, grâce à leur réunion en masse, l'énergie de l'esprit militaire, énergie qui varie à l'infini, s'élève ou s'abaisse, non-seulement par la victoire ou la défaite, mais par l'activité ou le repos, par toutes les circonstances enfin qui tendent ou détendent l'âme humaine, comme un ressort.

Juin 1807.
Aspect de la nature du Nord au retour de la belle saison.

La nature, si sombre en ces climats pendant l'hiver, mais qui, nulle part, n'est dépourvue de beauté, surtout quand le soleil, revenu vers elle, lui rend la lumière et la vie, la nature invitait elle-même les hommes au mouvement. D'abondants pâturages s'offraient à la nourriture des chevaux, et permettaient de consacrer tous les moyens de transport à la subsistance des hommes. Les deux armées se trouvaient en présence, à une portée de canon, manœuvrant quelquefois sous les yeux l'une de l'autre, se servant réciproquement de spectacle, et s'abstenant de tirer, certaines qu'elles étaient de passer bientôt de cette paisible activité à une lutte sanglante. On s'attendait des deux côtés à une prochaine reprise des opérations, et on se tenait sur ses gardes, de crainte d'être surpris. Un jour même, du côté de Braunsberg, poste occupé par la division Dupont, on entendit à la chute du jour un bruit confus de voix, qui semblait annoncer la présence d'un corps nombreux. Les chefs accoururent, croyant que l'attaque des cantonnements allait enfin commencer, et que les Russes prenaient l'initiative. Mais, en approchant du lieu d'où le bruit partait, on aperçut une multitude de cygnes sauvages, qui se jouaient dans les eaux de la Passarge, dont ils habitent les bords en troupes innombrables[33].

Cependant Napoléon, revenu de Dantzig et d'Elbing, ayant tous ses moyens réunis entre la Vistule et la Passarge, résolut de se mettre en mouvement le 10 juin, pour se porter sur l'Alle, en descendre le cours, séparer les Russes de Kœnigsberg, prendre cette place devant eux, et les rejeter sur le Niémen. Il avait ordonné que, pour le 10, chaque corps d'armée eût en pain ou en biscuit quatorze jours de vivres, quatre dans le sac des soldats, dix sur des caissons. Mais tandis qu'il se préparait à recommencer les hostilités, les Russes, décidés à le prévenir, devançaient de cinq jours le mouvement de l'armée française.

le général Benningsen se décide à prévenir Napoléon et à prendre l'initiative des hostilités.

On aurait compris qu'ils eussent bravé tous les hasards de l'offensive, lorsqu'il s'agissait de sauver Dantzig. Mais maintenant qu'aucun intérêt pressant ne les obligeait de se hâter, oser assaillir Napoléon dans des positions longuement étudiées, soigneusement défendues, et cela uniquement parce que la belle saison était venue, ne peut se concevoir que d'un général agissant sans réflexion, obéissant à de vagues instincts plutôt qu'à une raison éclairée. On eût été aussi assuré, qu'on l'était peu, de la bonne exécution des opérations, en opposant alors des troupes russes aux troupes françaises, qu'il n'y aurait pas eu de bon plan d'offensive contre Napoléon, établi comme il l'était sur la Passarge. Attaquer par la mer, essayer d'enlever Braunsberg sur la basse Passarge, pour aller ensuite se heurter contre la basse Vistule et Dantzig que nous occupions, n'eût été qu'un enchaînement de folies. Attaquer par le côté opposé, c'est-à-dire remonter l'Alle, passer entre les sources de l'Alle et celles de la Passarge, tourner notre droite, se glisser entre le maréchal Ney et le corps de Masséna, dans l'espace gardé par les Polonais, était tout ce que désirait Napoléon lui-même, car dans ce cas il s'élevait par sa gauche, se portait entre les Russes et Kœnigsberg, les coupait de leur base d'opération, et les jetait dans les inextricables difficultés de l'intérieur de la Pologne. Il n'y avait donc, en prenant l'offensive, que des dangers à courir, sans un seul résultat avantageux à poursuivre. Seul plan raisonnable pour les Russes dans la situation relative des deux armées. Attendre Napoléon sur la Prégel, la droite à Kœnigsberg, la gauche à Vehlau (voir la carte no 38), bien défendre cette ligne, puis, cette ligne perdue, se replier en bon ordre sur le Niémen, attirer les Français dans les profondeurs de l'empire, en évitant les grandes batailles, leur opposer ainsi le plus redoutable des obstacles, celui des distances, et leur refuser l'avantage de victoires éclatantes, telle était la seule conduite raisonnable de la part du général russe, la seule dont l'expérience ait depuis, malheureusement pour nous, démontré la sagesse.

Mais le général Benningsen, qui avait promis à son souverain de tirer de la bataille d'Eylau les plus brillantes conséquences, et de lui apporter bientôt un ample dédommagement de la prise de Dantzig, ne pouvait pas prolonger davantage l'inaction observée pendant le siége de cette place, et se croyait obligé de prendre l'initiative. Aussi avait-il formé le projet de se jeter sur le maréchal Ney, dont la position fort avancée prêtait aux surprises plus qu'aucune autre. Napoléon, en effet, voulant tenir non-seulement la Passarge jusqu'à ses sources, mais l'Alle elle-même dans la partie supérieure de son cours, de manière à occuper le sommet de l'angle décrit par ces deux rivières, avait placé le maréchal Ney à Guttstadt, sur l'Alle. Celui-ci devait paraître en l'air, à qui ne connaissait pas les précautions prises pour corriger l'inconvénient apparent d'une telle situation. Mais tous les moyens d'une prompte concentration étaient assurés, et préparés d'avance. (Voir la carte no 38.) Le maréchal Ney avait sa retraite indiquée sur Deppen, le maréchal Davout sur Osterode, le maréchal Soult sur Liebstadt et Mohrungen, le maréchal Bernadotte sur Preuss-Holland. L'ennemi insistant, les uns et les autres devaient, en faisant une marche de plus, se trouver réunis à Saalfeld, avec la garde, avec Lannes, avec Mortier, avec Murat, dans un labyrinthe de lacs et de forêts, dont Napoléon connaissait seul les issues, et où il avait préparé un désastre à l'adversaire imprudent qui viendrait l'y chercher.

Dispositions du général Benningsen pour enlever le corps du maréchal Ney.

Sans avoir pénétré aucune de ces combinaisons, le général Benningsen résolut d'enlever le corps du maréchal Ney, et adopta des dispositions qui au premier aspect semblaient faites pour réussir. Il dirigea sur le maréchal Ney la plus grande partie de ses forces, se bornant contre les autres maréchaux à de simples démonstrations. Trois colonnes, et même quatre, si l'on compte la garde impériale, accompagnées de toute la cavalerie, durent remonter l'Alle, assaillir le maréchal Ney, de front par Altkirch, de gauche par Wolsdorf, de droite par Guttstadt, tandis que Platow, hetman des Cosaques, remplissant de ses coureurs l'espace qui nous séparait de la Narew, et forçant avec de l'infanterie légère l'Alle au-dessus de Guttstadt, chercherait à se glisser entre les corps de Ney et de Davout. Pendant ce temps, la garde impériale, sous le grand-duc Constantin, devait se placer en réserve derrière les trois colonnes chargées d'assaillir le maréchal Ney, pour se porter au secours de celle qui faiblirait. Une colonne composée de deux divisions, sous la conduite du lieutenant général Doctorow, eut l'ordre de venir d'Olbersdorf sur Lomitten, attaquer les ponts du maréchal Soult, pour empêcher celui-ci de secourir le maréchal Ney. Une autre colonne russe et prussienne, sous les généraux Kamenski et Rembow, fut chargée de faire une forte démonstration sur le pont de Spanden, que gardait le maréchal Bernadotte, afin que le cours entier de la Passarge fût menacé à la fois. Le général prussien Lestocq eut même la mission de se montrer devant Braunsberg, afin d'augmenter l'incertitude des Français sur le plan général d'après lequel étaient dirigées toutes ces attaques.

Restait à savoir si les dispositions du général russe, en apparence bien calculées, seraient exécutées avec la précision nécessaire pour faire réussir des opérations aussi compliquées, et ne rencontreraient pas les Français tellement préparés, tellement résolus, qu'il fût impossible de les surprendre et de les forcer dans leur position. Les mouvements de ces nombreuses colonnes, cachés par les forêts et les lacs de cette obscure contrée, échappèrent à nos généraux, qui se doutaient bien que les Russes étaient prêts, mais qui se sentant prêts eux-mêmes, et s'attendant à marcher à chaque instant, n'éprouvaient ni surprise, ni crainte, à la vue des préparatifs de l'ennemi.

On put s'apercevoir ici que la prévoyance est toute-puissante à la guerre. Cette formidable attaque dirigée contre le maréchal Ney eût réussi infailliblement, si nos troupes, disséminées dans des villages, avaient été surprises et obligées de courir en arrière pour se rallier. Mais il n'en était pas ainsi, et, grâce aux ordres de Napoléon, ordres désagréables à tous les corps, et qu'il avait fallu rendre absolus pour en obtenir l'exécution, les troupes étaient campées par division, couvertes par des ouvrages en terre et par des abatis, établies de manière à se défendre long-temps, et à pouvoir se secourir les unes les autres, avant d'être réduites à céder le terrain.

Attaque exécutée le 5 juin au matin contre le corps du maréchal Ney.

Le 5 juin au matin, dès la pointe du jour, l'avant-garde russe, conduite par le prince Bagration, se porta rapidement sur la position d'Altkirch (voir la carte no 38), l'une de celles qu'occupait le maréchal Ney avec une division, et négligea tous les petits postes français répandus dans les bois, afin de les enlever en les dépassant. Nos troupes, qui par suite du campement couchaient en bataille, satisfaites plutôt qu'étonnées de la vue de l'ennemi, pleines de sang-froid, exercées tous les jours à tirer, firent sur les Russes un feu meurtrier, et qui les arrêta promptement. Le 39e placé en avant d'Altkirch, ne se retira qu'après avoir jonché de morts le pied des retranchements. Pendant ce temps, les attaques dirigées sur Wolfsdorf à gauche, sur Guttstadt à droite, et plus à droite encore sur Bergfried, s'exécutaient avec vigueur, mais heureusement sans aucun ensemble, et de façon à laisser au maréchal Ney le temps d'opérer sa retraite. Fière attitude du maréchal Ney en présence de l'armée russe. Accouru à la tête de ses troupes, il s'aperçut que l'effort principal de l'armée russe se concentrait sur lui, et que c'était le cas de prendre la route de Deppen, assignée comme ligne de retraite par la prévoyance de Napoléon. Il avait l'une de ses divisions en avant de Guttstadt, à Krossen, l'autre en arrière, à Glottau. Il les réunit, en se donnant toutefois le temps de recueillir son artillerie, ses bagages, ses postes détachés dans les bois, qu'il ramena tous, sauf deux ou trois cents hommes laissés à l'extrémité la plus avancée de la forêt d'Amt-Guttstadt. Il suivit la route de Guttstadt à Deppen, par Quetz et Ankendorf, traversant lentement le petit espace compris entre l'Alle et la Passarge, s'arrêtant avec un rare sang-froid pour faire ses feux de deux rangs, quelquefois chargeant à la baïonnette l'infanterie qui le pressait de trop près, ou se formant en carré, et fusillant à bout portant l'innombrable cavalerie russe, inspirant enfin aux ennemis une admiration qu'ils exprimèrent eux-mêmes quelques jours après[34]. Il ne voulut pas céder tout entier l'espace de quatre à cinq lieues, qui sépare en cet endroit l'Alle de la Passarge, et il fit halte à Ankendorf. Retraite heureuse du maréchal Ney à Ankendorf. Il avait eu affaire à 15 mille hommes d'infanterie, à 15 mille hommes de cavalerie, et si les deux colonnes du prince Bagration et du lieutenant général Saken eussent agi ensemble, si la garde impériale se fût jointe à elles, il est difficile qu'en présence de soixante mille hommes réunis, il n'eût pas essuyé un terrible échec. Il avait perdu 12 ou 1500 hommes en morts ou blessés, mais il avait abattu plus de trois mille Russes. À trois heures de l'après-midi, l'ennemi s'arrêta lui-même, sans aucun motif, comme il arrive, quand une pensée ferme et conséquente ne dirige pas les mouvements des grandes masses.

Dans la même journée, l'hetman Platow avait passé l'Alle à Bergfried et inondé de ses Cosaques le pays marécageux et boisé qui séparait la grande armée des postes du maréchal Masséna. Mais il n'était nullement probable qu'il osât aborder les trente mille hommes du maréchal Davout. Celui-ci, entendant retentir au loin le bruit du canon, se hâta de réunir ses troupes entre l'Alle et la Passarge, et prit la route d'Alt-Ramten, qui lui permettait de secourir le maréchal Ney, tout en se rapprochant d'Osterode. Par une heureuse ruse de guerre, il envoya dans la direction de l'ennemi l'un de ses officiers, de manière à le faire prendre avec des dépêches qui annonçaient sa prochaine arrivée à la tête de cinquante mille hommes, pour soutenir le maréchal Ney. Du côté opposé, sur la gauche du corps de Ney, les attaques projetées contre les maréchaux Soult et Bernadotte s'effectuèrent, conformément au plan convenu. Le lieutenant général Doctorow marchant avec deux divisions par Wormditt, Olbersdorf, sur les têtes de pont que gardait le maréchal Soult, rencontra en avant de la Passarge de nombreux abatis, et derrière ces abatis de braves tirailleurs qui faisaient un feu continuel et bien dirigé. Il fut obligé de se battre plusieurs heures de suite, pour forcer les obstacles qui défendaient les approches du pont de Lomitten. À peine avait-il réussi à enlever une partie des abatis, que des compagnies de réserve, se jetant sur ses troupes, les en chassèrent à coups de baïonnette. Attaque manquée du pont de Lomitten. Des détachements de cavalerie russe ayant franchi quelques gués de la Passarge, furent ramenés par nos chasseurs à cheval. Partout le cours de la Passarge resta aux vaillantes troupes du maréchal Soult. Seulement on avait fini par abandonner aux Russes les abatis à moitié incendiés, qui étaient en avant du pont de Lomitten. Le général Doctorow s'arrêta vers la fin du jour, épuisé de fatigue, désespérant de vaincre de tels obstacles, défendus par de tels soldats. Les Russes, attaquant à découvert nos troupes bien abritées, avaient eu plus de deux mille hommes hors de combat, et ne nous en avaient pas fait perdre plus de mille. Les généraux Ferey et Viviès de la division Carra-Saint-Cyr, avec les 47e, 56e de ligne et le 24e léger, s'étaient couverts de gloire au pont de Lomitten.

Attaque du pont de Spanden également repoussée.

Une action à peu près semblable s'était passée au pont de Spanden, qui relevait du maréchal Bernadotte. Un retranchement en terre couvrait le pont. Le 27e léger gardait ce poste, ayant en arrière les deux brigades de la division Villatte. Dès le commencement de l'action, le maréchal Bernadotte reçut au cou une blessure qui l'obligea de se faire remplacer par son chef d'état-major, le général Maison, l'un des officiers les plus intelligents et les plus énergiques de l'armée. Les Russes joints ici aux Prussiens canonnèrent long-temps la tête de pont, et, quand ils crurent avoir ébranlé les troupes qui la défendaient, s'avancèrent pour l'escalader. Les soldats du 27e léger avaient reçu ordre de se coucher par terre, afin de n'être pas aperçus. Ils laissèrent arriver les assaillants jusqu'au pied du retranchement, puis, par une décharge à bout portant, en abattirent trois cents, et en blessèrent plusieurs centaines. Les Russes et les Prussiens frappés de terreur se débandèrent et se retirèrent en désordre. Le 17e de dragons débouchant alors de la tête de pont, se jeta sur eux au galop, et en sabra bon nombre.

L'attaque ne fut pas poussée plus avant sur ce point. Elle n'avait pas coûté à l'ennemi moins de 6 à 700 hommes. Notre perte était insignifiante.

L'accueil fait aux Russes dans l'attaque de nos retranchements produit chez eux un commencement d'hésitation.

Cette vigoureuse manière de recevoir les Russes, tout le long de la Passarge, leur causa une surprise facile à concevoir, et produisit un commencement d'hésitation dans des projets trop peu médités pour être poursuivis avec persévérance. La colonne russe et prussienne des généraux Kamenski et Rembow, battue à Spanden, attendit des ordres ultérieurs, avant de s'engager dans de nouvelles entreprises. Le lieutenant général Doctorow, arrêté au pont de Lomitten, remonta la Passarge, pour se rapprocher du gros de l'armée russe. Le général Benningsen, entouré à Quetz du plus grand nombre de ses troupes, n'ayant pu enlever le corps du maréchal Ney, mais l'ayant obligé à rétrograder, et ne se rendant pas compte encore de tous les obstacles qu'il allait rencontrer, résolut un nouvel effort pour le lendemain, contre ce même corps, objet de ses plus violentes attaques.

Dispositions ordonnées par Napoléon à la nouvelle de l'attaque tentée sur ses cantonnements.

Six ou sept heures après ces tentatives simultanées sur la ligne de la Passarge, Napoléon en recevait la nouvelle à Finkenstein, car il était à peine à douze lieues du plus éloigné de ses lieutenants, et il avait eu soin de préparer ses moyens de correspondance, de façon à être informé des moindres accidents, avec une extrême promptitude. Il était devancé de cinq jours seulement, puisque ses ordres avaient été donnés pour le 10 juin. On ne le prenait donc pas au dépourvu. Ses idées étant arrêtées pour tous les cas, aucune hésitation, et dès lors aucune perte de temps ne devait ralentir ses dispositions. Il approuva la conduite du maréchal Ney, lui adressa les éloges qu'il avait mérités, et lui prescrivit de se retirer en bon ordre sur Deppen, et, s'il ne pouvait défendre la Passarge à Deppen, de se replier à travers le labyrinthe des lacs, d'abord à Liebemühl, puis à Saalfeld. Il ordonna au maréchal Davout de se réunir immédiatement avec ses trois divisions sur le flanc gauche du maréchal Ney, en se dirigeant vers Osterode, ce qui était déjà exécuté, comme on l'a vu. Il enjoignit au maréchal Soult de persister à défendre la Passarge, sauf à se retirer sur Mohrungen, et de Mohrungen sur Saalfeld, s'il était forcé dans sa position, ou si l'un de ses voisins l'était dans la sienne. Même instruction fut envoyée au corps du maréchal Bernadotte, avec indication de la route de Preuss-Holland sur Saalfeld, comme ligne de retraite.

Saalfeld indiqué comme premier point de concentration.

Tandis que Napoléon ramenait sur Saalfeld ses lieutenants placés en avant, il appelait sur ce même point ses lieutenants placés en arrière. Il ordonna au maréchal Lannes de marcher de Marienbourg à Christbourg et Saalfeld, au maréchal Mortier, qui était à Dirschau, de suivre la même route, et à l'un comme à l'autre de prendre avec eux le plus de vivres qu'ils pourraient. La cavalerie légère dut se réunir à Elbing, la grosse cavalerie à Christbourg, et se diriger vers Saalfeld. Les trois divisions de dragons qui campaient sur la droite à Bischoffswerder, Strasburg et Soldau, eurent ordre de se rallier autour du corps de Davout par Osterode. Tous devaient amener leurs vivres au moyen des transports préparés d'avance. Il fallait quarante-huit heures pour que ces diverses concentrations fussent opérées, et que 160 mille hommes se trouvassent réunis entre Saalfeld et Osterode. Napoléon fit en outre marcher sa garde de Finkenstein sur Saalfeld, et s'apprêta lui-même à quitter Finkenstein le lendemain 6, quand les mouvements de l'ennemi seraient plus prononcés et ses desseins mieux éclaircis. Il renvoya sa maison à Dantzig, ainsi que M. de Talleyrand, qui était peu propre aux fatigues et aux dangers du quartier général.

Continuation de la belle retraite du maréchal Ney.

Le 6 en effet les colonnes russes, chargées de poursuivre l'attaque commencée contre le corps du maréchal Ney, étaient plus concentrées par suite du mouvement offensif qu'elles avaient exécuté la veille, et le maréchal Ney allait avoir sur les bras 30 mille hommes d'infanterie et 15 mille de cavalerie. Après les pertes essuyées le jour précédent, il ne pouvait opposer que 15 mille hommes à l'ennemi. Mais il avait d'avance pourvu à tout. Il avait envoyé au delà de Deppen ses blessés et ses bagages, pour que la route fût libre et que son corps d'armée ne rencontrât aucun obstacle sur son passage. Au lieu de décamper à la hâte, le maréchal Ney attendit fièrement l'ennemi, les brigades dont se composaient ses deux divisions étant rangées en échelons, qui se débordaient les uns les autres. Chaque échelon, avant de se retirer, fournissait son feu, souvent même chargeait à la baïonnette, après quoi il se repliait, et laissait à l'échelon suivant le soin de contenir les Russes. Sur un sol découvert, avec des troupes moins solides, une pareille retraite aurait fini par une déroute. Mais grâce à un habile choix de positions, grâce aussi à un aplomb extraordinaire chez ses soldats, le maréchal Ney put mettre plusieurs heures à franchir un espace qui était de moins de deux lieues. À chaque instant il voyait une multitude de cavaliers se jeter en masse sur ses baïonnettes; mais tous leurs efforts venaient échouer contre ses carrés inébranlables. Arrivé près d'un petit lac, l'ennemi commit la faute de se diviser, afin de passer partie à droite du lac, partie à gauche. L'intrépide maréchal, saisissant l'à-propos avec autant de résolution que de présence d'esprit, s'arrête, reprend l'offensive contre l'ennemi divisé, le charge avec vigueur, le repousse au loin, et se ménage ainsi le temps de regagner paisiblement le pont de Deppen, derrière lequel il devait être à l'abri de toute attaque. Parvenu en cet endroit, il plaça avantageusement son artillerie, en avant de la Passarge, et, dès que l'ennemi essayait de se montrer, il le criblait de boulets.

Immobilité des Russes sur tous les points autres que celui de Deppen pendant la journée du 6 juin.

Cette journée, qui nous coûta quelques centaines d'hommes, mais deux ou trois fois plus à l'ennemi, ajouta encore à l'admiration qu'inspirait dans les deux armées l'intrépidité du maréchal Ney. Sur notre gauche, le long de la basse Passarge, les colonnes russes demeurèrent immobiles, attendant le résultat de l'action engagée entre Guttstadt et Deppen. À notre droite, le corps du maréchal Davout, en marche dès la veille, s'était porté, sans accident, sur le flanc du maréchal Ney, afin de le soutenir, ou de gagner Osterode.

Napoléon se rend de sa personne au quartier général du maréchal Ney.

Avec de tels lieutenants, avec de tels soldats, les combinaisons de Napoléon avaient, outre leur mérite de conception, l'avantage d'une exécution presque infaillible. Le 6 au soir, Napoléon après avoir dirigé sur Saalfeld tout ce qui était en arrière, s'y rendit de sa personne, pour juger les événements de ses propres yeux, pour y recueillir ses lieutenants, s'ils étaient repoussés, ou pour diriger sur l'un d'eux la masse de ses troupes, s'ils avaient réussi à se maintenir, afin de prendre l'offensive à son tour avec une supériorité de forces écrasante. Arrivé à Saalfeld, il apprit que sur la basse Passarge le plus grand calme avait régné dans la journée, que sur la haute Passarge l'intrépide Ney avait opéré la plus heureuse des retraites vers Deppen, et que le maréchal Davout se trouvait déjà en marche sur le flanc droit du maréchal Ney, vers Alt-Ramten. Les choses ne pouvaient se mieux passer.

Le lendemain 7, Napoléon résolut d'aller lui-même à Deppen aux avant-postes, et laissa l'ordre à tous les corps qui marchaient sur Saalfeld, de le suivre à Deppen. Le 7 au soir, il fut rendu à Alt-Reichau, et ayant encore appris là que tout continuait à demeurer tranquille, il se transporta le 8 au matin à Deppen, félicita le maréchal Ney ainsi que ses troupes de leur belle conduite, vit l'armée russe immobile, comme une armée dont le chef incertain ne sait plus à quel parti s'arrêter, et ordonna une forte démonstration pour juger de ses véritables desseins. Les Russes la repoussèrent de manière à prouver qu'ils étaient plus enclins à rétrograder, qu'à persister dans leur marche offensive.

Le général Benningsen passe tout à coup de l'offensive à la défensive.

Le général Benningsen en effet, voyant l'inutilité des efforts tentés contre le corps du maréchal Ney, le peu de succès obtenu sur les autres points de la Passarge, et surtout la rapide concentration de l'armée française, reconnut bien vite qu'un mouvement plus prononcé sur Varsovie, avec Napoléon sur son flanc droit, ne pourrait le conduire qu'à un désastre. Il prit donc le parti de s'arrêter. Après avoir passé la journée du 7 à Guttstadt, dans une perplexité naturelle en de si graves circonstances, il se décida enfin à repasser l'Alle, et à se porter sur Heilsberg, pour y occuper la position défensive qu'il avait depuis long-temps préparée, au moyen de bons ouvrages de campagne. Retraite de l'armée russe sur Heilsberg. Le 7 au soir, il prescrivit à son armée un premier mouvement rétrograde jusqu'à Quetz. Le 8, apprenant la marche de la plupart des corps français sur Deppen, il se confirma dans sa résolution de retraite, et enjoignit à toutes ses divisions de se diriger sur Heilsberg en descendant l'Alle. La partie de ses troupes, qui s'était le plus avancée entre Guttstadt et Deppen, dut se dérober à l'instant même, en repassant l'Alle immédiatement et en gagnant Heilsberg par la rive droite. Quatre ponts furent jetés sur l'Alle, pour rendre ce passage plus facile. Le prince Bagration fut chargé de couvrir cette retraite avec sa division et avec les Cosaques. Les autres colonnes, qui s'étaient moins engagées dans cette direction, durent simplement regagner par Launau et par la rive gauche, la position d'Heilsberg. La plus éloignée des colonnes russes, celle du général Kamenski, laquelle avait attaqué de concert avec les Prussiens la tête de pont de Spanden, eut ordre de se retirer par Mehlsack, ce qui lui donnait à parcourir la base du triangle formé par Spanden, Heilsberg et Guttstadt. Elle laissa l'infanterie des Prussiens au général Lestocq, et n'emmena avec elle que leur cavalerie. Le général Lestocq dut se reporter en arrière pour couvrir Kœnigsberg, avec grand danger d'être coupé de l'armée russe; car, suivant les bords de la mer, tandis que le général Benningsen suivait les bords de l'Alle, il allait être séparé de celui-ci par une distance de 15 à 18 lieues.

Le 8 au soir, l'armée russe était en pleine retraite. Le 9, elle achevait de franchir la Passarge autour de Guttstadt, lorsque survinrent les Français. Déjà en effet une portion considérable de nos troupes se trouvait réunie autour de Deppen. Lannes parti de Marienbourg, la garde de Finkenstein, Murat de Christbourg, et arrivés tous à Deppen le 8 au soir, formaient avec le corps du maréchal Ney une masse de 50 à 60 mille hommes. Ils pressèrent l'ennemi vivement. La cavalerie de Murat, traversant l'Alle à la nage, se jeta sur les pas du prince Bagration. Les Cosaques firent meilleure contenance que de coutume, se serrèrent en masse autour de l'infanterie russe, et supportèrent bravement, pour des partisans, le feu de notre artillerie légère.

Napoléon poursuit l'armée russe avec une masse de 125 mille hommes.

Pendant ce temps le maréchal Soult, franchissant par ordre de Napoléon la Passarge à Elditten, rencontra le corps du général Kamenski, vers Wolfsdorf, culbuta l'un de ses détachements, et lui fit beaucoup de prisonniers. Le maréchal Davout, redressé dans sa direction, depuis qu'au lieu de se retirer on marchait en avant, s'approchait de Guttstadt. Napoléon allait donc avoir sous la main les corps des maréchaux Davout, Ney, Lannes, Soult, plus la garde et Murat, qui ne le quittaient jamais, plus le maréchal Mortier, qui suivait à une marche en arrière. C'était une force de 126 mille hommes[35], sans y comprendre le corps de Bernadotte, qui restait sur la basse Passarge, et qu'il fallait y laisser deux ou trois jours pour observer la conduite des Prussiens. Mais, une fois les Prussiens ramenés en arrière par notre marche en avant, Napoléon pouvait toujours attirer à lui le corps du maréchal Bernadotte, et avoir ainsi à sa disposition 150 mille combattants, n'étant privé que du corps de Masséna, indispensable sur la Narew. Le général Benningsen au contraire, séparé comme Napoléon du corps laissé sur la Narew (18 mille hommes), et condamné en descendant l'Alle à se séparer de Lestocq (18 mille hommes), n'allait se trouver en présence de Napoléon qu'avec la masse centrale de ses forces, c'est-à-dire avec environ 100 mille hommes, affaiblis de 6 ou 7 mille, morts ou blessés, restés au pied de nos retranchements.

Marche de Napoléon, et intention de cette marche.

Le plan de Napoléon fut bientôt arrêté, car ce plan était la conséquence même de tout ce qu'il avait prévu, voulu et préparé, pendant les quatre derniers mois. En effet, depuis que, par la savante disposition de ses cantonnements entre la Passarge et la basse Vistule, par la forte occupation de Braunsberg, Elbing, Marienbourg, par la prise de Dantzig, il s'était rendu invincible sur sa gauche et vers la mer, il avait réduit les Russes à attaquer sa droite, c'est-à-dire à remonter l'Alle pour menacer Varsovie. Dès lors sa manœuvre était toute tracée. À son tour il devait se porter en avant, déborder la droite des Russes, les couper de la mer, les rejeter sur l'Alle et la Prégel, les devancer à Kœnigsberg et prendre sous leurs yeux ce précieux dépôt, où les Prussiens avaient renfermé leurs dernières ressources et les Anglais envoyé les secours promis à la coalition. Plus il trouverait les Russes engagés sur le cours supérieur de l'Alle, et plus grand devait être le résultat de cette manœuvre. Ils venaient à la vérité de s'arrêter brusquement pour redescendre l'Alle par la rive droite. Mais Napoléon allait la descendre à leur suite par la rive gauche, avec la presque certitude de les gagner de vitesse, d'arriver aussitôt qu'eux au confluent de l'Alle et de la Prégel, et de leur faire essuyer en route quelque grand désastre, s'ils voulaient repasser cette rivière devant lui, pour marcher au secours de Kœnigsberg.

Des vues si profondément méditées, et depuis si long-temps, devaient se changer bien vite en dispositions formelles, et sans qu'il y eût un seul instant perdu à délibérer. Napoléon, dès le 9, ordonna au maréchal Davout de se réunir immédiatement à la droite de l'armée, au maréchal Ney de se reposer un jour à Guttstadt de ses durs combats pour rejoindre ensuite, au maréchal Soult, qui était un peu à gauche près de Launau, de longer le cours de l'Alle, pour gagner Heilsberg, précédé et suivi de la cavalerie de Murat, au maréchal Lannes d'accompagner le maréchal Soult, au maréchal Mortier enfin de hâter le pas pour faire sa jonction avec le gros de l'armée. Lui-même avec la garde suivit ce mouvement, et prescrivit au corps du maréchal Bernadotte, commandé temporairement par le général Victor, de se concentrer sur la basse Passarge, afin de se porter au delà, dès que les projets de l'ennemi sur notre gauche seraient mieux éclaircis.

Marche générale sur Heilsberg.

Le 10 juin, en effet, on marcha par la rive gauche de l'Alle sur Heilsberg. Il fallait franchir un défilé près d'un village appelé Bewerniken. On y trouva une forte arrière-garde, qui fut bientôt repoussée, et on déboucha en vue des positions occupées par l'armée russe.

Le général Benningsen s'arrête à Heilsberg pour y tenir tête à l'armée française.

Après tant de démonstrations présomptueuses, le général ennemi devait éprouver la tentation de ne pas fuir si vite et de s'arrêter afin de combattre, surtout dans une position où beaucoup de précautions avaient été prises pour rendre moins désavantageuses les chances d'une grande bataille. Mais c'était peu sage, car le temps devenait précieux, si on voulait n'être pas coupé de Kœnigsberg. Néanmoins, l'orgueil parlant plus haut que la raison, le général Benningsen résolut d'attendre devant Heilsberg l'armée française.

Description de la position retranchée d'Heilsberg, et de l'ordre de bataille adoptée par les Russes.

Heilsberg est située sur des hauteurs, entre lesquelles circule la rivière de l'Alle. De nombreuses redoutes avaient été construites sur ces hauteurs. L'armée russe les occupait, partagée entre les deux rives de l'Alle. Cet inconvénient assez grave était racheté par quatre ponts, établis dans des rentrants bien abrités, et permettant de porter des troupes d'un bord à l'autre. D'après toutes les indications, les Français devant arriver par la rive gauche de l'Alle, on avait accumulé de ce côté la plus grande partie des troupes russes. Le général Benningsen n'avait laissé dans les redoutes de la rive droite que la garde impériale et la division Bagration fatiguée des combats livrés les jours précédents. Des batteries avaient été disposées pour tirer d'un bord à l'autre. Sur la rive gauche, par laquelle nous devions attaquer, se voyait le gros de l'armée ennemie, sous la protection de trois redoutes hérissées d'artillerie. Le général Kamenski, qui avait rejoint dans la journée du 10, défendait ces redoutes. Derrière, et un peu au-dessus, l'infanterie russe était rangée sur deux lignes. Le premier et le troisième bataillon de chaque régiment, entièrement déployés, composaient la première ligne. Le second bataillon formé en colonne derrière les premiers, et dans leurs intervalles, composait la seconde. Douze bataillons, placés un peu plus loin, étaient destinés à servir de réserve. Sur le prolongement de cette ligne de bataille, et faisant un crochet à droite en arrière, se trouvait toute la cavalerie russe, renforcée par la cavalerie prussienne, et présentant une masse d'escadrons au delà de toutes les proportions ordinaires. Plus à droite enfin, vers Konegen, les Cosaques étaient en observation. Des détachements d'infanterie légère occupaient quelques bouquets de bois, semés çà et là, en avant de la position. Les Français arrivant sur Heilsberg, avaient donc à essuyer, en flanc, le feu des redoutes de la rive droite, de front, le feu des redoutes de la rive gauche, plus les attaques d'une infanterie nombreuse et les charges d'une cavalerie plus nombreuse encore. Mais entraînés par l'ardeur du succès, persuadés que l'ennemi ne songeait qu'à s'enfuir, et pressés de lui arracher quelques trophées avant qu'il eût le temps de s'échapper, ils ne tenaient compte ni du nombre ni des positions. Cet esprit était commun aux soldats comme aux généraux. Bataille d'Heilsberg. Napoléon n'étant pas encore là pour contenir leur ardeur, le prince Murat et le maréchal Soult, en débouchant sur Heilsberg, abordèrent les Russes, avant d'être suivis par le reste de l'armée. Le prince Bagration placé d'abord à la rive droite, avait été rapidement porté à la rive gauche, pour défendre le défilé de Bewerniken, et le général Benningsen l'avait fait appuyer par le général Uwarow avec vingt-cinq escadrons. Le maréchal Soult, après avoir forcé le défilé, eut soin de placer 36 pièces de canon en batterie, ce qui facilita beaucoup le déploiement de ses troupes. La division Carra-Saint-Cyr se présenta la première, en colonne par brigades, et culbuta l'infanterie russe au delà d'un ravin qui descendait du village de Lawden à l'Alle. À la faveur de ce mouvement, la cavalerie de Murat put se déployer; mais harassée de fatigue, n'étant pas encore réunie tout entière, et assaillie, au moment où elle se formait, par les vingt-cinq escadrons du général Uwarow, elle perdit du terrain, courut se reformer en arrière, chargea de nouveau, et reprit l'avantage. La division Carra-Saint-Cyr bordait le ravin au delà duquel elle avait rejeté les Russes. Canonnée de front par les redoutes de la rive gauche, de flanc par celles de la rive droite, elle eut cruellement à souffrir. La division Saint-Hilaire vint la remplacer au feu, en passant en colonnes serrées à travers les intervalles de notre ligne de bataille. Cette brave division Saint-Hilaire franchit le ravin, refoula les Russes, et les suivit jusqu'au pied des trois redoutes qui couvraient leur centre, tandis que la cavalerie de Murat se jetait sur la cavalerie du prince Bagration, la taillait en pièces, et tuait le général Koring. Sur ces entrefaites, la division Legrand, troisième du maréchal Soult, était arrivée, et prenait position à notre gauche, en avant du village de Lawden. Elle avait repoussé les tirailleurs ennemis des bouquets de bois placés entre les deux armées, et elle était parvenue, elle aussi, au pied des redoutes, qui faisaient la force de la position des Russes. Alors le général Legrand détacha le 26e léger, pour attaquer celle des trois redoutes qui se trouvait à sa portée. Cet intrépide régiment s'y élança au pas de course, y pénétra malgré les troupes du général Kamenski, et en resta maître après un combat acharné. Mais l'officier qui commandait l'artillerie ennemie, ayant fait enlever ses canons au galop, les porta rapidement en arrière, sur le terrain qui dominait la redoute, et couvrit de mitraille le 26e auquel il causa des pertes énormes. Au même instant, le général russe Warnek apercevant la mauvaise situation du 26e, se jeta sur lui à la tête du régiment de Kalouga, et reprit la redoute. Le 55e, qui formait la gauche de la division Saint-Hilaire, et qui était voisin du 26e, vint à son secours, mais ne put rétablir les affaires. Il fut obligé de se rallier à sa division, après avoir perdu son aigle. Nos soldats demeurèrent ainsi exposés au feu d'une nombreuse et puissante artillerie, sans être ébranlés. Le général Benningsen voulut alors se servir de son immense cavalerie, et fit exécuter plusieurs charges sur les divisions Legrand et Saint-Hilaire. Celles-ci supportèrent ces charges avec un admirable sang-froid, et donnèrent à la cavalerie française le temps de se former derrière elles, pour charger à son tour les escadrons russes. Le maréchal Soult placé au milieu de l'un des carrés, dans lesquels se trouvaient pêle-mêle des Français, des Russes, des fantassins blessés, des cavaliers démontés, maintenait tout le monde dans le devoir par l'énergie de son attitude. Napoléon, qui était encore éloigné du lieu de ce combat, avait donné au général Savary, dès qu'il avait entendu le canon, les jeunes fusiliers de la garde, pour venir au secours des corps qui s'étaient témérairement engagés. Le général Savary hâtant le pas prit position entre les divisions Saint-Hilaire et Legrand. Formé en carré, il essuya long-temps les charges de la cavalerie russe, qu'un horrible feu des redoutes aurait rendues dangereuses, si nos troupes avaient été moins fermes et moins bien commandées. Le brave général Roussel, qui se trouvait l'épée à la main au milieu des fusiliers de la garde, eut la tête emportée par un boulet de canon. Cette action imprudente, dans laquelle 30 mille Français combattaient à découvert contre 90 mille Russes abrités par des redoutes, se prolongea jusque fort avant dans la nuit. Le maréchal Lannes parut enfin à l'extrême droite, fit tâter la position de l'ennemi, mais ne voulut rien entreprendre sans les ordres de l'Empereur. La canonnade cessa bientôt de retentir, et chacun, par une nuit pluvieuse, essaya, en se couchant à terre, de prendre un peu de repos. Les Russes, plus nombreux et plus serrés que nous, avaient essuyé une perte très-supérieure à la nôtre. Conséquences de la bataille d'Heilsberg. Ils comptaient trois mille morts et sept ou huit mille blessés. Nous avions eu deux mille morts et cinq mille blessés.

Napoléon arrivé tard à Heilsberg, est mécontent de la témérité de l'armée.

Napoléon arrivé tard, parce qu'il n'avait pas supposé que l'ennemi s'arrêtât sitôt pour lui résister, fut fort satisfait de l'énergie de ses troupes, mais beaucoup moins de leur extrême empressement à s'engager, et résolut d'attendre au lendemain, pour livrer bataille avec ses forces réunies, si les Russes persistaient à défendre la position d'Heilsberg, ou pour les suivre à outrance, s'ils décampaient. Il bivouaqua avec ses soldats sur ce champ de carnage, où gisaient 18 mille Russes et Français, morts, mourants et blessés.

Le général Benningsen, en proie à des souffrances aiguës et à de grandes perplexités, passa la nuit au bivouac, enveloppé dans son manteau[36]. Il faut une âme forte pour braver à la fois la douleur physique et la douleur morale. Le général Benningsen était capable de supporter l'une et l'autre. Partagé entre la satisfaction d'avoir tenu tête aux Français et la crainte de les avoir tous sur les bras le lendemain, il attendit le jour pour prendre un parti. De leur côté, nos troupes étaient debout dès quatre heures du matin, ramassant les blessés, échangeant des coups de fusil avec les avant-postes ennemis. Nos corps d'armée prenaient successivement position. Le maréchal Lannes était venu se placer la veille à la gauche du maréchal Soult, le corps du maréchal Davout commençait à se montrer à la gauche du maréchal Lannes, vers Grossendorf. La garde à pied et à cheval se déployait sur les hauteurs en arrière, et tout annonçait une attaque décisive avec des masses formidables. Cet aspect, mais surtout la vue du corps du maréchal Davout, qui débordait à Grossendorf l'armée russe, et semblait même se diriger sur Kœnigsberg, déterminèrent le général Benningsen à la retraite. Le général Benningsen ne veut pas recommencer le combat, et il se retire. Il ne voulut pas perdre à la fois une journée et une bataille, et s'exposer à venir au secours de Kœnigsberg peut-être trop tard, peut-être à moitié détruit. Le général Kamenski dut partir le premier, afin de gagner à temps la route de Kœnigsberg, et de se joindre aux Prussiens, avec lesquels il était habitué à combattre. Après avoir retiré d'Heilsberg tout ce qu'on pouvait transporter, le général Benningsen se mit lui-même en marche avec son armée, par la rive droite de l'Alle, dans le courant de la journée du 11. Retraite des Russes sur Bartenstein dans la journée du 11 juin. Il s'achemina en quatre colonnes sur Bartenstein, premier poste après Heilsberg. Son quartier général y avait long-temps résidé.

Napoléon employa une partie du jour à observer cette position; et s'il ne mit point à l'attaquer sa promptitude accoutumée, c'est qu'il était peu pressé de livrer bataille sur un terrain pareil, et qu'il ne doutait pas, en poussant sa gauche en avant, d'obliger l'armée russe à décamper par une simple démonstration. Les choses se passant comme il l'avait prévu, il entra le soir même dans Heilsberg, et s'y établit avec sa garde. Il y trouva des magasins assez considérables, beaucoup de blessés russes, qu'il fit soigner comme les blessés français, et dont le nombre attestait que l'armée ennemie avait perdu la veille 10 à 11 mille hommes.

Napoléon persiste dans son dessein de marcher le long de l'Alle, en séparant les Russes de Kœnigsberg.

La journée d'Heilsberg n'avait pas pu changer les plans de Napoléon. Il devait toujours tendre à déborder les Russes, à les séparer de Kœnigsberg, et à profiter du premier faux mouvement qu'ils feraient pour rejoindre cette place importante, qui était leur base d'opération. Ils ne s'étaient pas présentés à lui cette fois dans une situation qui lui permît de les accabler; mais l'occasion favorable qu'il attendait ne pouvait tarder de se présenter. Pour qu'elle manquât, il aurait fallu que le général Benningsen, dans la difficile position où il était placé, ne commît pas une faute.

Napoléon dans son projet d'intercepter la route de Kœnigsberg, renonce à suivre les contours de l'Alle, et marche droit sur Eylau.

Pour mieux atteindre son but, Napoléon modifia un peu sa marche. À partir d'Heilsberg, et même à partir de Launau, l'Alle se détourne à droite, en décrivant mille contours (voir la carte no 38), et offre une route fort longue, si on veut en suivre le cours, une route qui vous éloigne d'ailleurs de la mer et de Kœnigsberg. Le général Benningsen, ayant besoin de l'Alle pour s'appuyer, était bien obligé d'en parcourir les sinuosités. Napoléon au contraire, qui ne cherchait qu'à trouver son ennemi privé d'appui, et qui avait surtout besoin de prendre une position intermédiaire entre Kœnigsberg et l'Alle, d'où il pût envoyer un détachement sur Kœnigsberg, sans trop s'éloigner de ce détachement, pouvait quitter les bords de l'Alle sans inconvénient, et même avec avantage. En conséquence il résolut de se porter sur une route intermédiaire, qu'il avait déjà parcourue l'hiver dernier, celle de Landsberg à Eylau, laquelle s'élève en ligne directe vers la Prégel. Arrivé sur cette route, au delà d'Eylau, c'est-à-dire à Domnau, on se trouve par la gauche à deux marches de Kœnigsberg, et par la droite à une seule marche de l'Alle et de la ville de Friedland, parce que l'Alle revenue à l'ouest après de nombreux détours, est à Friedland plus près de Kœnigsberg que dans aucune partie de son cours. C'était là, qu'avec du bonheur et de l'habileté, on devait avoir les meilleures chances de prendre Kœnigsberg d'une main, et de frapper l'armée russe de l'autre.

Dans cette pensée, Napoléon dirigea sur Landsberg Murat avec une partie de la cavalerie. Il le fit suivre par les corps des maréchaux Soult et Davout, destinés à former l'aile gauche de l'armée et à s'étendre vers Kœnigsberg ou à se rabattre sur le centre, si on avait besoin d'eux pour livrer bataille. Napoléon laissa sur l'Alle le reste de sa cavalerie, composée de chasseurs, hussards et dragons, afin de battre les bords de cette rivière, et de suivre l'ennemi à la piste. Il porta par Landsberg sur Eylau le corps de Lannes qu'il avait sous la main, celui de Ney demeuré un jour à Guttstadt pour s'y reposer, celui de Mortier encore en arrière d'une marche, et les fit avancer chacun par différents sentiers, pour éviter l'encombrement, mais de manière à pouvoir les réunir en quelques heures. Enfin les Prussiens en retraite vers Kœnigsberg ne méritant plus aucune attention, le corps de Bernadotte, laissé provisoirement sur la basse Passarge, eut ordre de rejoindre immédiatement l'armée par Mehlsack et Eylau.

Ces dispositions et beaucoup d'autres relatives aux magasins, aux fours, aux hôpitaux qu'il voulut organiser à Heilsberg, aux riches approvisionnements de Dantzig sur lesquels il ne cessait de veiller, à la navigation du Frische-Haff dont il prit soin de s'emparer en fermant la passe de Pillau, et en y faisant croiser les marins de la garde dans les embarcations du pays, ces dispositions retinrent Napoléon à Heilsberg toute la journée du 12. Dans cet intervalle ses corps marchaient, et il lui était facile de les rejoindre à cheval en quelques heures.

Napoléon arrive à Eylau le 13 au matin.

Le 13 au matin, il se rendit lui-même à Eylau. Ce n'était plus cette vaste plaine de neige, d'un aspect triste et sombre, qu'on avait inondée de tant de sang dans la journée du 8 février: c'était un pays riant et fertile, couvert de bois verdoyants, de jolis lacs, et peuplé de nombreux villages. La cavalerie et l'artillerie reconnurent avec étonnement que, dans la grande bataille d'Eylau, elles avaient galopé sur la surface des lacs, alors complétement gelés. Ce que révèlent les indices recueillis sur la marche de l'ennemi. Les indices recueillis sur la marche du général Benningsen étaient incertains comme les projets de ce général. D'une part la cavalerie légère avait suivi le gros de l'armée russe le long de l'Alle, l'avait vue entre Bartenstein et Schippenbeil; d'autre part on avait cru découvrir des détachements ennemis se dirigeant vers Kœnigsberg, et voulant d'après toutes les apparences se joindre au général Lestocq, pour défendre cette ville. De l'ensemble de ces indices, on devait conclure que l'armée russe inclinait à se porter sur Kœnigsberg, que pour cela elle quitterait l'Alle, et que dans ce mouvement on la rencontrerait à Domnau. Napoléon dès lors poussa le maréchal Soult et Murat avec une moitié de la cavalerie sur Kreutzbourg, et leur ordonna de marcher sur Kœnigsberg, pour en brusquer l'attaque. Il les fit suivre par le maréchal Davout, qui dut prendre une position intermédiaire, afin de se réunir en quelques heures, ou au maréchal Soult, ou au gros de l'armée, selon les circonstances. Napoléon dirige le gros de ses forces sur Domnau, en poussant sa gauche sur Kœnigsberg, pour prendre cette dernière ville. Il achemina immédiatement le maréchal Lannes d'Eylau sur Domnau, lui adjoignit une partie de la cavalerie et des dragons de Grouchy, avec ordre d'envoyer des partis jusqu'à Friedland, pour savoir ce que faisait l'ennemi, pour s'assurer s'il quittait l'Alle, ou ne la quittait pas, s'il allait ou n'allait pas au secours de Kœnigsberg. Le maréchal Mortier, parvenu à Eylau, fut expédié tout de suite sur Domnau, et devait y arriver quelques heures après le maréchal Lannes. Le maréchal Ney avec son corps, le général Victor avec celui de Bernadotte, entraient en ce moment à Eylau. Avant de les diriger avec la garde et la grosse cavalerie, soit sur Domnau, à la suite des maréchaux Lannes et Mortier, soit sur Kœnigsberg à la suite des maréchaux Davout et Soult, Napoléon attendit que de nouveaux rapports de la cavalerie légère l'éclairassent sur la véritable marche de l'ennemi.

Dans la soirée du 13, les reconnaissances de la journée ne laissèrent plus de doute. Le général Benningsen avait descendu l'Alle, et paraissait prendre le chemin de Friedland, soit pour y continuer sa marche le long de l'Alle, soit pour y quitter les bords de cette rivière, afin de gagner Kœnigsberg. C'est à Friedland, en effet, qu'il devait être tenté d'abandonner l'Alle, parce que c'est le point où cette rivière se rapproche le plus de Kœnigsberg. Concentration de l'armée sur Domnau et Friedland. Dès cet instant, Napoléon n'hésita plus. Il dirigea vers Lannes et Mortier toute la portion de la cavalerie qui n'avait pas suivi Murat, et en confia le commandement au général Grouchy. Il prescrivit à Lannes et à Mortier de se rendre à Friedland, de s'emparer, s'ils le pouvaient, de cette ville et des ponts de l'Alle. Il ordonna à Ney et Victor de s'avancer sur Domnau, de se porter à la suite de Lannes et Mortier, plus ou moins près de Friedland, selon les événements. Il mit enfin sa garde en marche, et résolut de partir lui-même à cheval à la pointe du jour, pour être le lendemain, 14 juin, à la tête de ses troupes rassemblées. Ce jour du 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo, en lui rappelant la plus belle journée de sa vie, le remplissait d'un secret et heureux pressentiment. Il n'avait pas cessé de croire à son bonheur, et cette croyance était encore fondée!

Lannes, parvenu jusqu'à Domnau, envoie des partis sur Friedland.

Lannes, arrivé à Domnau, quelques heures avant le maréchal Mortier, s'était hâté d'envoyer en reconnaissance à Friedland le 9e de hussards. Ce régiment avait pénétré dans Friedland, mais assailli bientôt par plus de trente escadrons ennemis, qui menaient avec eux beaucoup d'artillerie légère, il avait été fort maltraité, et obligé de s'enfuir à Georgenau, poste intermédiaire entre Domnau et Friedland. (Voir la carte no 42.) À cette nouvelle, Lannes dépêcha les chevaux-légers et les cuirassiers saxons pour secourir le 9e de hussards, puis se mit en marche pour gagner Friedland, rejeter la cavalerie ennemie au delà de l'Alle, et fermer le débouché par lequel l'armée russe semblait vouloir se porter au secours de Kœnigsberg. Lannes arrive à Friedland le 14 juin, à une heure du matin. Il y fut rendu vers une heure du matin 14, crut apercevoir à travers les ombres de la nuit une quantité considérable de troupes, et s'arrêta au village de Posthenen, après avoir délogé un détachement ennemi qui gardait ce village. Il n'était pas assez fort pour occuper la ville de Friedland elle-même, circonstance fort heureuse, car il eût empêché en l'occupant une grande faute du général Benningsen et ravi à Napoléon l'un de ses plus beaux triomphes.

Route par laquelle l'armée russe était arrivée à Friedland.

Dans ce moment en effet l'armée russe tout entière approchait de Friedland, précédée par trente-trois escadrons, dont dix-huit de la garde impériale, par l'infanterie de cette garde, par vingt pièces d'artillerie légère. Le gros de l'armée devait y entrer dans quelques heures. Le général Benningsen sentant qu'il fallait se presser pour sauver Kœnigsberg, ou au moins pour se sauver lui-même derrière la Prégel, avait marché toute la nuit du 11 au 12, afin de gagner Bartenstein (voir la carte no 38), avait donné là quelques heures de repos à ses soldats, les avait de nouveau remis en marche sur Schippenbeil, y était parvenu le 13, et, apprenant alors que les Français avaient paru à Domnau, s'était hâté de courir à Friedland, point où l'Alle, comme nous venons de le dire, est plus rapprochée de Kœnigsberg que dans aucune partie de son cours. Il avait eu soin de se faire précéder par une forte avant-garde de cavalerie.

Lannes, établi à Posthenen, ne put apprécier qu'au jour la gravité de l'événement qui se préparait. Dans ce pays voisin du pôle, le crépuscule, au mois de juin, commençait à 2 heures du matin. Le ciel était entièrement éclairé à 3 heures. Le maréchal Lannes reconnut bientôt la nature du terrain, les troupes qui l'occupaient, et celles qui franchissaient les ponts de l'Alle, pour venir nous disputer la route de Kœnigsberg.

Description des environs de Friedland.

Le cours de l'Alle, près du lieu où les deux armées allaient se rencontrer, offre de nombreuses sinuosités. (Voir la carte no 42.) Nous arrivions par des collines boisées, à partir desquelles le sol s'abaisse successivement jusqu'au bord de l'Alle. Le pays est couvert en cette saison de seigles d'une grande hauteur. On voyait à notre droite l'Alle s'enfoncer dans la plaine, en décrivant plusieurs contours, puis tourner autour de Friedland, revenir à notre gauche, et tracer ainsi un coude ouvert de notre côté, et dont la petite ville de Friedland occupait le fond. C'est par les ponts de Friedland, placés dans cet enfoncement de l'Alle, que les Russes venaient se déployer dans la plaine vis-à-vis de nous. On les voyait distinctement se presser sur ces ponts, traverser la ville, déboucher des faubourgs, et se mettre en bataille en face des hauteurs. Un ruisseau dit le Ruisseau-du-Moulin (Mühlen-Flüss), coulant vers Friedland, y formait un petit étang, puis allait se jeter dans l'Alle, après avoir partagé cette plaine en deux moitiés inégales. La moitié située à notre droite était la moins étendue. C'était celle où se montrait Friedland, entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle, au fond même du coude que nous venons de décrire.

Premières dispositions de Lannes pour défendre la plaine de l'Alle en attendant l'armée.

Le maréchal Lannes, dans son empressement à marcher, n'avait amené avec lui que les grenadiers et les voltigeurs Oudinot, le 9e de hussards, les dragons de Grouchy et deux régiments de cavalerie saxonne. Il ne pouvait pas opposer plus de 10 mille hommes[37] à l'avant-garde ennemie, qui, renforcée successivement, était triple de ce nombre, et devait être bientôt suivie de l'armée russe tout entière. Heureusement le sol présentait de nombreuses ressources au courage et à l'habileté de l'illustre maréchal. (Voir la carte no 42.) Au centre de la position, qu'il fallait occuper pour barrer le chemin aux Russes, était un village, celui de Posthenen, que traversait le Ruisseau-du-Moulin pour se rendre à Friedland. Un peu en arrière s'élevait un plateau, d'où l'on pouvait battre la plaine de l'Alle. Lannes y plaça son artillerie et plusieurs bataillons de grenadiers pour la protéger. À droite, un bois épais, celui de Sortlack, s'avançait en saillie, et partageait en deux l'espace compris entre le village de Posthenen et les bords de l'Alle. Lannes y posta deux bataillons de voltigeurs, lesquels répandus en tirailleurs, pouvaient arrêter long-temps des troupes qui ne seraient pas très-nombreuses et très-résolues. Le 9e de hussards, les dragons de Grouchy, les chevaux saxons, présentaient 3 mille cavaliers, prêts à se jeter sur toute colonne qui essayerait de percer ce rideau de tirailleurs. À gauche de Posthenen, la ligne des hauteurs boisées s'étendait, en s'abaissant, jusqu'au village de Heinrichsdorf, par où passait la grande route de Friedland à Kœnigsberg. Ce point avait beaucoup d'importance, car les Russes, voulant gagner Kœnigsberg, devaient en disputer la route avec acharnement. En outre, ce côté du champ de bataille étant plus découvert, était naturellement plus difficile à défendre. Lannes, qui n'avait pas encore assez de troupes pour s'y établir, avait placé sur sa gauche, en profitant des bois et des hauteurs, le reste de ses bataillons, s'approchant ainsi, sans pouvoir les occuper, des maisons de Heinrichsdorf.

Le feu commence à trois heures du matin sur le champ de bataille de Friedland.

Le feu, commencé à trois heures du matin, était tout à coup devenu fort vif. Notre artillerie, placée sur le plateau de Posthenen, sous la protection des grenadiers Oudinot, tenait les Russes à distance, et leur faisait éprouver d'assez grands dommages. À droite, nos voltigeurs répandus sur la lisière du bois de Sortlack, arrêtaient leur infanterie par un feu incessant de tirailleurs, et les chevaux saxons, lancés par le général Grouchy, avaient fourni plusieurs charges heureuses contre leur cavalerie. Les Russes étant devenus menaçants vers Heinrichsdorf, le général Grouchy, transporté de la droite à la gauche, s'y rendit au galop, afin de leur disputer la route de Kœnigsberg, qui était le point important pour la possession duquel on allait verser des flots de sang.

Lannes, avec une simple avant-garde, dispute le terrain à une forte partie de l'armée ennemie.

Bien que le maréchal Lannes n'eût dans ces premiers moments que 10 mille hommes à opposer à 25 ou 30 mille, il se soutenait, grâce à beaucoup d'art et d'énergie, grâce aussi à l'habile concours du général Oudinot, commandant les grenadiers, et du général Grouchy, commandant la cavalerie. Le général Benningsen, arrivé à Friedland, se décide à livrer bataille. Mais l'ennemi se renforçait d'heure en heure, et le général Benningsen, arrivé à Friedland, avait subitement formé le projet de livrer bataille, projet fort téméraire, car il eût été beaucoup plus sage à lui de continuer à descendre l'Alle, jusqu'à la réunion de cette rivière avec la Prégel (voir la carte no 38), de se couvrir ensuite de la Prégel elle-même, et de prendre position derrière ce fleuve, la gauche à Wehlau, la droite à Kœnigsberg. Il lui aurait fallu, à la vérité, un jour de plus pour regagner Kœnigsberg; mais il n'aurait pas risqué une bataille contre une armée supérieure par le nombre, par la qualité, par le commandement, et dans une situation fort mauvaise pour lui, puisqu'il avait une rivière à dos et qu'il allait être poussé dans le coude de l'Alle avec toute la vigueur d'impulsion dont l'armée française était capable. Mais, après avoir perdu beaucoup de temps à gagner Kœnigsberg, le général Benningsen semblait extrêmement impatient d'y arriver, stimulé, dit-on, par l'empereur Alexandre, qui avait promis à son ami Frédéric-Guillaume de sauver le dernier débris de la monarchie prussienne. Il trouvait d'ailleurs la route par Friedland infiniment plus courte, enfin il croyait rencontrer, sans appui, un corps isolé de l'armée française, avec possibilité d'écraser ce corps avant de rentrer à Kœnigsberg. Il se persuada que c'était là une faveur inattendue de la fortune qu'il fallait mettre à profit, et il résolut de ne pas la laisser échapper.

Dispositions du général Benningsen.

En conséquence, il s'empressa de faire jeter trois autres ponts sur l'Alle, un au-dessus, deux au-dessous de Friedland, afin d'accélérer le passage de ses troupes, et de leur ménager aussi des moyens de retraite. Il garnit d'artillerie la rive droite par laquelle il arrivait, et qui dominait la rive gauche. Puis son armée ayant débouché presque tout entière, il la disposa de la manière suivante. Dans la plaine, autour de Heinrichsdorf, à droite pour lui, à gauche pour nous, il plaça quatre divisions d'infanterie, sous le lieutenant général Gortschakow, et la meilleure partie de la cavalerie sous le général Uwarow. L'infanterie était formée sur deux lignes. Dans la première, on voyait deux bataillons de chaque régiment déployés, et un troisième rangé en colonne serrée derrière les deux autres, fermant l'intervalle qui les séparait. Dans la seconde, le champ de bataille se resserrant à mesure qu'on s'enfonçait dans le coude de l'Alle, un seul bataillon était déployé, deux se trouvaient en colonne serrée. La cavalerie, disposée sur le côté et un peu en avant, flanquait l'infanterie. À gauche (droite des Français), deux divisions russes, dont la garde impériale faisait partie, accrues de tous les détachements de chasseurs, occupaient la portion du terrain comprise entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Elles étaient rangées sur deux lignes, mais fort rapprochées à cause du défaut d'espace. Le prince Bagration les commandait. La cavalerie de la garde était là, sous le général Kollogribow. Quatre ponts volants avaient été jetés sur le Ruisseau-du-Moulin, pour qu'il gênât moins les communications entre les deux ailes. La quatorzième division russe avait été laissée de l'autre côté de l'Alle, sur le terrain dominant de la rive droite, pour recueillir l'armée en cas de malheur, ou venir décider la victoire, si on avait un commencement de succès. Les Russes comptaient plus de 200 bouches à feu sur leur front, indépendamment de celles qui étaient ou en réserve, ou en batterie sur la rive droite. Leur armée, réduite à 80 ou 82 mille hommes après Heilsberg, séparée aujourd'hui du corps de Kamenski, de quelques détachements de cavalerie envoyés à Wehlau pour garder les ponts de l'Alle, s'élevait encore à 72 ou à 75 mille hommes.

Le général Benningsen fit porter en avant, dans l'ordre que nous venons de décrire, la masse de l'armée russe, pour qu'en sortant de l'enfoncement formé par le cours de l'Alle, elle pût se déployer, étendre ses feux, et profiter des avantages du nombre qu'elle possédait au début de la bataille.

La situation de Lannes était périlleuse, car il allait avoir toute l'armée russe sur les bras. Heureusement le temps écoulé lui avait procuré quelques renforts. La division de grosse cavalerie du général Nansouty, qui se composait de 3,500 cuirassiers et carabiniers, la division Dupas, qui était la première du corps de Mortier et comptait 6 mille fantassins, enfin la division Verdier, qui en comptait 7 mille et qui était la seconde du corps de Lannes, mises en marche successivement, étaient arrivées en toute hâte. Danger de Lannes réduit à lutter presque seul contre l'armée russe tout entière. C'était une force de 26 à 27 mille hommes[38] pour lutter contre 75 mille. Il était sept heures du matin, et les Russes, précédés par une nuée de Cosaques, qui étendaient leurs courses jusque sur nos derrières, s'avançaient vers Heinrichsdorf, où ils avaient déjà de l'infanterie et du canon. Lannes, appréciant l'importance de ce poste, y dirigea la brigade des grenadiers Albert, et ordonna au général Grouchy de s'en emparer à tout prix. Le général Grouchy, qui venait d'être renforcé par les cuirassiers, s'y transporta sur-le-champ. Sans tenir compte de la difficulté, il lança la brigade des dragons Milet sur Heinrichsdorf, tandis que la brigade Carrié tournait le village, et que les cuirassiers marchaient à l'appui de ce mouvement. La brigade Milet traversa Heinrichsdorf au galop, en expulsa les fantassins russes à coups de sabre, pendant que la brigade Carrié, en faisant le tour, prenait ou dispersait ceux qui avaient réussi à s'enfuir. On enleva quatre pièces de canon. Dans ce moment, la cavalerie ennemie, venue au secours de son infanterie, chassée de Heinrichsdorf, fondit sur nos dragons et les ramena. Mais les cuirassiers de Nansouty la chargèrent à leur tour, la jetèrent sur l'infanterie russe, qui ne put au milieu de cette mêlée faire usage de son feu. Nous restâmes ainsi maîtres de Heinrichsdorf, où s'établirent les grenadiers de la brigade Albert.

Entrée en ligne du maréchal Mortier avec la division Dupas.

Sur ces entrefaites, la division Dupas entrait en ligne. Le maréchal Mortier, dont le cheval fut emporté par un boulet de canon au moment où il paraissait sur le champ de bataille, plaça cette division entre Heinrichsdorf et Posthenen, et ouvrit sur les Russes un feu d'artillerie, qui, dirigé des hauteurs sur des masses profondes, causait dans leurs rangs d'affreux ravages. L'arrivée de la division Dupas rendait disponibles les bataillons de grenadiers qu'on avait d'abord rangés à la gauche de Posthenen. Lannes les rapprocha de lui, et put présenter aux attaques des Russes leurs rangs plus serrés, soit en avant de Posthenen, soit en avant du bois de Sortlack. Belle résistance des grenadiers Oudinot. Le général Oudinot, qui les commandait, profitant de tous les accidents de terrain, tantôt des bouquets de bois semés çà et là, tantôt de quelques flaques d'eau que les pluies des jours précédents avaient produites, tantôt de la hauteur même des blés, disputait le terrain avec autant d'habileté que d'énergie. Tour à tour il cachait ou montrait ses soldats, les dispersait en tirailleurs, ou les opposait en masse hérissée de baïonnettes à tous les efforts des Russes. Arrivée en ligne de la division Verdier. Ces braves grenadiers, malgré l'infériorité du nombre, s'obstinaient cependant, soutenus par leur général, quand heureusement pour eux arriva la division Verdier. Le maréchal Lannes la partagea en deux colonnes mobiles, pour la porter alternativement à droite, au centre, à gauche, partout où le danger l'exigerait. L'infanterie française reste maîtresse de la tête du bois de Sortlack. C'était la lisière du bois de Sortlack et le village de ce nom situé sur l'Alle qu'on se disputait avec le plus de fureur. Les Russes finirent par rester maîtres du village, les Français de la lisière du bois. Lorsque les Russes voulaient pénétrer dans ce bois, Lannes en faisait sortir à l'improviste une brigade de la division Verdier, et les repoussait au loin. Effrayés de ces apparitions subites, craignant que dans ce bois mystérieux Napoléon ne fût caché avec son armée, les Russes n'osaient plus s'en approcher.

L'ennemi ne pouvant forcer notre droite entre Posthenen et Sortlack, essaya une vigoureuse tentative sur notre gauche, dans la plaine de Heinrichsdorf, qui présentait moins d'obstacles. La cavalerie française reste maîtresse de la plaine de Heinrichsdorf. La nature du terrain les ayant engagés à porter de ce côté la majeure partie de leur cavalerie, ils avaient là plus de douze mille cavaliers à opposer aux cinq ou six mille cavaliers du général Grouchy. Celui-ci, s'attachant à compenser l'infériorité du nombre par de bonnes dispositions, déploya dans la plaine une longue ligne de cuirassiers, et sur le flanc de cette ligne, derrière le village d'Heinrichsdorf, plaça en réserve les dragons, la brigade des carabiniers et l'artillerie légère. Ces dispositions terminées, il se mit à la tête de la ligne déployée de ses cuirassiers, s'avança sur la cavalerie russe comme s'il allait la charger, puis tout à coup, faisant volte-face, il feignit de se retirer au trot devant la masse des escadrons ennemis. Il les attira ainsi à sa suite, jusqu'à ce que, dépassant Heinrichsdorf, ils prêtassent le flanc aux troupes cachées derrière ce village. S'arrêtant alors et revenant sur ses pas, il ramena ses cuirassiers sur la cavalerie russe, la chargea, la culbuta, l'obligea à repasser sous Heinrichsdorf, d'où partait une grêle de mitraille, d'où les dragons et les carabiniers embusqués fondirent sur elle et achevèrent de la mettre en désordre. Mais les rencontres de troupes à cheval ne sont jamais assez meurtrières pour ne pouvoir pas être renouvelées. La cavalerie russe revint donc à la charge, et chaque fois répétant la même manœuvre, le général Grouchy l'attirait au delà de Heinrichsdorf, et la faisait prendre, comme on a vu, en flanc et en queue, dès qu'elle dépassait ce village. Après plusieurs engagements, la plaine de Heinrichsdorf nous resta, couverte d'hommes et de chevaux morts, de cavaliers démontés, de cuirasses étincelantes.

Ainsi d'un côté la résistance que l'infanterie des Russes rencontrait à la lisière du bois de Sortlack, de l'autre les attaques de flanc qu'essuyait leur cavalerie, lorsqu'elle dépassait le village de Heinrichsdorf, les retenaient au pied de nos positions, et Lannes avait pu prolonger jusqu'à midi cette lutte de 26 mille hommes contre 75 mille. Mais il était temps que Napoléon arrivât avec le reste de l'armée.

Lannes, voulant l'informer de ce qui se passait, lui avait envoyé presque tous ses aides-de-camp l'un après l'autre, en leur ordonnant de crever leurs chevaux pour le rejoindre. Ils l'avaient trouvé accourant au galop sur Friedland et plein d'une joie qui éclatait sur son visage.—C'est aujourd'hui le 14 juin, répétait-il à ceux qu'il rencontrait, c'est l'anniversaire de Marengo, c'est un jour heureux pour nous!—Napoléon, devançant ses troupes de toute la vitesse de son cheval, avait traversé successivement les longues files de la garde, du corps de Ney, du corps de Bernadotte, tous en marche sur Posthenen. Il avait salué en passant la belle division Dupont, qui depuis Ulm jusqu'à Braunsberg n'avait cessé de se distinguer, mais toujours hors de sa présence, et il lui avait témoigné le plaisir qu'il éprouverait à la voir combattre sous ses yeux.

Arrivée de Napoléon sur le champ de bataille de Friedland.

La présence de Napoléon à Posthenen remplit d'une ardeur nouvelle ses soldats et ses généraux. Lannes, Mortier, Oudinot, qui étaient là depuis le matin, Ney, qui venait d'y arriver, l'entourèrent avec le plus vif empressement. Le brave Oudinot, accourant avec son habit percé de balles et son cheval couvert de sang, dit à l'Empereur: Hâtez-vous, Sire, mes grenadiers n'en peuvent plus; mais donnez-moi un renfort, et je jetterai tous les Russes à l'eau.—Napoléon promenant sa lunette sur cette plaine où les Russes, acculés dans le coude de l'Alle, essayaient vainement de se déployer, jugea bien vite leur périlleuse situation, et l'occasion unique que lui présentait la fortune, dominée, il faut le reconnaître, par son génie, car la faute que commettaient les Russes dans le moment, il la leur avait pour ainsi dire inspirée, en les poussant de l'autre côté de l'Alle, et en les réduisant ainsi à la passer devant lui pour secourir Kœnigsberg. La journée était fort avancée, et on ne pouvait pas réunir toutes les troupes françaises avant plusieurs heures. Aussi quelques-uns des lieutenants de Napoléon pensaient-ils qu'il fallait remettre au lendemain pour livrer une bataille décisive. Napoléon, malgré l'heure avancée, se décide à livrer une grande bataille. —Non, non, répondit Napoléon, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille faute.—Sur-le-champ il fit ses dispositions d'attaque. Elles furent dignes de son merveilleux coup d'œil.

Jeter les Russes dans l'Alle était le but que tout le monde, jusqu'au moindre soldat, assignait à la bataille. Mais il s'agissait de savoir comment on s'y prendrait pour assurer ce résultat et le rendre aussi grand que possible. Au fond de ce coude de l'Alle, dans lequel l'armée russe était engouffrée, il y avait un point décisif à occuper, c'était la petite ville de Friedland elle-même, située à notre droite, entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Précipiter les Russes dans l'Alle, après leur avoir enlevé les ponts de Friedland, est le plan qui se présente tout de suite à Napoléon. C'est là que se trouvaient les quatre ponts, retraite unique de l'armée russe, et Napoléon se proposa d'y porter tout son effort. Il destina au corps de Ney la tâche difficile et glorieuse de s'enfoncer dans ce gouffre, d'enlever Friedland à tout prix, malgré la résistance désespérée que les Russes ne manqueraient pas de lui opposer, de leur arracher les ponts et de leur fermer ainsi toute voie de salut. Mais en même temps il résolut, pendant qu'il agirait vigoureusement par sa droite, de suspendre tout effort sur sa gauche, d'occuper de ce côté l'armée russe par un combat simulé, et de ne la pousser vivement à gauche, que lorsque les ponts étant enlevés à droite, on serait sûr, en la poussant, de la précipiter vers une retraite sans issue.

La tâche d'enlever Friedland et les ponts est confiée au maréchal Ney.

Entouré de ses lieutenants, il leur expliqua, avec la force et la précision de langage qui lui étaient ordinaires, le rôle que chacun d'eux avait à jouer dans cette journée. Saisissant par le bras le maréchal Ney, et lui montrant Friedland, les ponts, les Russes accumulés en avant, Voilà le but, lui dit-il, marchez-y sans regarder autour de vous; pénétrez dans cette masse épaisse, quoi qu'il puisse vous en coûter; entrez dans Friedland, prenez les ponts, et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos derrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.—

Ney, bouillant d'ardeur, tout fier de la redoutable tâche qui lui était assignée, partit au galop, pour disposer ses troupes en avant du bois de Sortlack. Frappé de son attitude martiale, Napoléon, s'adressant au maréchal Mortier, lui dit: Cet homme est un lion[39].—

Sur le terrain même, Napoléon fit écrire ses dispositions sous sa dictée, afin que tous ses généraux les eussent bien présentes à l'esprit, et qu'aucun d'eux ne fût exposé à s'en écarter. Distribution des nouveaux corps arrivés sur le champ de bataille. Il rangea donc le corps du maréchal Ney à droite, de manière que Lannes ramenant la division Verdier sur Posthenen, pût présenter avec elle et les grenadiers, deux fortes lignes. Il plaça le corps de Bernadotte (temporairement Victor) entre Ney et Lannes, un peu en avant de Posthenen, et en partie caché par les inégalités du terrain. La belle division Dupont formait la tête de ce corps. Sur le plateau, derrière Posthenen, Napoléon établit la garde impériale, l'infanterie en trois colonnes serrées, la cavalerie sur deux lignes. Entre Posthenen et Heinrichsdorf se trouvait le corps du maréchal Mortier, posté comme le matin, mais plus concentré, et augmenté des jeunes fusiliers de la garde impériale. Un bataillon du 4e d'infanterie légère et le régiment de la garde municipale de Paris avaient remplacé dans Heinrichsdorf les grenadiers de la brigade Albert. La division polonaise Dombrowski avait rejoint la division Dupas, et gardait l'artillerie. Napoléon laissa au général Grouchy le soin dont il s'était déjà si bien acquitté, de défendre la plaine de Heinrichsdorf. Il ajouta aux dragons et aux cuirassiers que ce général commandait, la cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert, pour l'aider à se débarrasser des Cosaques. Enfin, pouvant disposer encore de deux divisions de dragons, il plaça celle du général Latour-Maubourg, renforcée des cuirassiers hollandais, derrière le corps du maréchal Ney, et celle du général La Houssaye, renforcée des cuirassiers saxons, derrière le corps de Victor. Les Français, dans cet ordre imposant, ne présentaient pas moins de quatre-vingt mille hommes[40]. L'ordre fut réitéré à la gauche de ne point se porter en avant, de se borner à contenir les Russes, jusqu'à ce que le succès de la droite fût décidé. Napoléon voulut qu'on attendît, pour recommencer le feu, le signal d'une batterie de vingt pièces de canon placée au-dessus de Posthenen.

Le général russe, frappé de ce déploiement, reconnaissant l'erreur qu'il avait commise en croyant n'avoir affaire qu'au seul corps du maréchal Lannes, était surpris, et naturellement il hésitait. Son hésitation avait produit une sorte de ralentissement dans l'action. À peine quelques décharges d'artillerie signalaient-elles la continuation de la bataille. Napoléon, qui voulait que toutes ses troupes fussent arrivées en ligne, reposées au moins une heure, abondamment pourvues de munitions, ne se pressait pas de commencer, et résistait à l'impatience de ses généraux, sachant bien que, dans cette saison, en cette contrée, le jour devant luire jusqu'à dix heures du soir, il aurait le temps de faire essuyer à l'armée russe le désastre qu'il lui préparait. Sur un signal de Napoléon, la bataille recommence avec la plus grande vigueur. Enfin le moment convenable lui paraissant arrivé, il donna le signal. Les vingt pièces de canon de la batterie de Posthenen tirèrent à la fois; l'artillerie de l'armée leur répondit sur toute sa ligne, et, à ce signal impatiemment attendu, le maréchal Ney ébranla son corps d'armée.

Le maréchal Ney entre en action.

Il sortit du bois de Sortlack, en échelons, la division Marchand s'avançant la première à droite, la division Bisson la seconde à gauche. Toutes deux étaient précédées d'une nuée de tirailleurs, qui, à mesure qu'on s'approchait de l'ennemi, se repliaient, et rentraient dans les rangs. On marcha résolûment sur les Russes, et on leur enleva le village de Sortlack, si long-temps disputé. Leur cavalerie, pour arrêter notre mouvement offensif, essaya une charge sur la division Marchand. Mais les dragons de Latour-Maubourg et les cuirassiers hollandais, passant entre les intervalles de nos bataillons, chargèrent à leur tour cette cavalerie, la rejetèrent sur son infanterie, et, poussant les Russes contre l'Alle, en précipitèrent un grand nombre dans le lit profondément encaissé de cette rivière. Quelques-uns se sauvèrent à la nage, beaucoup se noyèrent[41]. Une fois sa droite appuyée sur l'Alle, le maréchal Ney en ralentit la marche, et porta en avant sa gauche, formée par la division Bisson, de manière à refouler les Russes dans l'étroit espace compris entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Arrivé à ce point, le feu de l'artillerie ennemie redoubla. Danger du maréchal Ney. Outre les batteries qu'on avait en face, il fallait essuyer le feu de celles qui se trouvaient à la rive droite de l'Alle, et dont il était impossible de se débarrasser en les prenant, puisqu'on était séparé d'elles par le lit de la rivière. Nos colonnes battues à la fois de front et de flanc par les boulets, supportaient avec un admirable sang-froid cette horrible convergence de feux. Le maréchal Ney, galopant d'un bout de la ligne à l'autre, soutenait le cœur de ses soldats par sa contenance héroïque. Cependant des files entières étaient emportées, et le feu devenait tel, que les troupes même les plus braves ne pouvaient pas le supporter long-temps. À cet aspect, la cavalerie de la garde russe, que commandait le général Kollogribow, s'élance au galop pour essayer de mettre en déroute l'infanterie de la division Bisson, qui lui paraissait chancelante. Troublée pour la première fois, cette vaillante infanterie cède du terrain, et deux ou trois bataillons se rejettent en arrière. Le général Bisson, qui, par sa stature, domine les lignes de ses soldats, veut en vain les retenir. Ils se retirent en se pelotonnant autour de leurs officiers. Le général Dupont vient au secours du maréchal Ney. La situation devient bientôt des plus graves. Heureusement le général Dupont, placé à quelque distance, sur la gauche du corps de Ney, aperçoit ce commencement de désordre, et, sans attendre qu'on lui prescrive de marcher, ébranle sa division, passe devant elle en lui rappelant Ulm, Dirnstein, Halle, et la porte à la rencontre des Russes. Elle s'avance dans la plus belle attitude sous les coups de cette effroyable artillerie, tandis que les dragons de Latour-Maubourg, revenant à la charge, se jettent sur la cavalerie russe qui s'était éparpillée à la suite de nos fantassins, et parviennent à la ramener. La division Dupont, continuant son mouvement sur ce terrain déblayé, et appuyant sa gauche au Ruisseau-du-Moulin, oblige l'infanterie russe à s'arrêter. Par sa présence, elle remplit de confiance et de joie les soldats de Ney. Les bataillons de Bisson se reforment, et toute notre ligne raffermie recommence à marcher en avant. Il fallait répondre à la formidable artillerie de l'ennemi, et l'artillerie de Ney, trop peu nombreuse, pouvait à peine se tenir en batterie devant celle des Russes. Napoléon ordonne au général Victor de réunir toutes les bouches à feu de ses divisions, et de les ranger en masse sur le front de Ney. Belle conduite de l'artillerie sous le général Sénarmont. C'était l'habile et intrépide général Sénarmont qui commandait cette artillerie. Il la conduit au grand trot, la joint à celle du maréchal Ney, la porte à plusieurs centaines de pas en avant de notre infanterie, et, se posant audacieusement en face des Russes, ouvre sur eux un feu terrible par le nombre des pièces et par l'habileté du tir. Dirigeant contre la rive droite l'une de ses batteries, il fait taire bientôt celles que l'ennemi avait de ce côté. Puis poussant en avant sa ligne d'artillerie, il s'approche successivement jusqu'à portée de mitraille, et tirant sur des masses profondes, qui s'accumulent en rétrogradant dans le coude de l'Alle, il y cause d'affreux ravages. Notre ligne d'infanterie suit ce mouvement, et s'avance protégée par les nombreuses bouches à feu du général Sénarmont. Les Russes, toujours plus refoulés dans ce gouffre, éprouvent une sorte de désespoir, et tentent un effort pour se dégager. Leur garde impériale, appuyée au Ruisseau-du-Moulin, et à demi cachée dans le ravin qui sert de lit à ce ruisseau, sort de cette retraite, et marche, la baïonnette baissée, sur la division Dupont, placée aussi le long du ruisseau. Rencontre de la division Dupont avec la garde impériale russe. Celle-ci n'attend pas la garde russe, va droit à elle, et, lui présentant la baïonnette, la repousse, l'accule au ravin. Les Russes ramenés se jettent les uns au delà du ravin, les autres sur les faubourgs de Friedland. Le général Dupont avec une partie de sa division franchit le Ruisseau-du-Moulin, chasse devant lui tout ce qu'il rencontre, se trouve ainsi sur les derrières de l'aile droite des Russes, aux prises avec notre gauche, dans la plaine de Heinrichsdorf (voir la carte no 42), tourne Friedland, et l'aborde par la route de Kœnigsberg, tandis que Ney, continuant à y marcher directement, entre par la route d'Eylau. Une affreuse mêlée s'engage aux portes de la ville. Affreuse mêlée dans l'intérieur de la ville de Friedland. On presse les Russes de toutes parts, on pénètre dans les rues à leur suite, on les rejette sur les ponts de l'Alle, que l'artillerie du général Sénarmont, restée en dehors, enfile de ses obus. Friedland et les ponts tombent aux mains des Français. Les Russes se précipitent sur les ponts, pour chercher un refuge dans les rangs de la quatorzième division, laissée en réserve de l'autre côté de l'Alle par le général Benningsen. Ce malheureux général, rempli de douleur, était accouru auprès de cette division, afin de la porter sur le bord de la rivière, au secours de son armée en péril. À peine quelques débris de son aile gauche ont-ils passé les ponts, que ces ponts sont détruits, incendiés par les Français, et par les Russes eux-mêmes pressés de nous arrêter. Ney et Dupont, après avoir rempli leur tâche, se réunissent au milieu de Friedland en flammes, et se félicitent de ce glorieux succès.

Napoléon n'avait cessé de suivre des yeux ce grand spectacle, placé de sa personne au centre des divisions qu'il tenait en réserve. Tandis qu'il le contemplait attentivement, un obus passe à la hauteur des baïonnettes, et un soldat par un mouvement instinctif baisse la tête. Mot de Napoléon à un soldat. —Si cet obus t'était destiné, lui dit Napoléon en souriant, tu aurais beau te cacher à cent pieds sous terre, il irait t'y chercher.—Il voulait ainsi accréditer cette utile croyance, que le destin frappe indistinctement le brave et le lâche, et que la lâcheté qui se cache se déshonore inutilement.

Napoléon ayant atteint son but à droite, par la destruction des ponts de l'Alle, porte sa gauche en avant.

En voyant Friedland occupé, et les ponts de l'Alle détruits, Napoléon pousse enfin sa gauche en avant sur l'aile droite de l'armée russe, privée de tout moyen de retraite, et ayant derrière elle une rivière sans ponts. Le général Gortschakow, qui commandait cette aile, aperçoit le danger dont il est menacé, veut conjurer l'orage, et essaye de charger la ligne française qui s'étend de Posthenen à Heinrichsdorf, formée par le corps du maréchal Lannes, par celui de Mortier, par la cavalerie du général Grouchy. Mais Lannes avec ses grenadiers tient tête aux Russes. Le maréchal Mortier avec le 15e et les fusiliers de la garde leur oppose une barrière de fer. L'artillerie de Mortier surtout, dirigée par le colonel Balbois et par un excellent officier hollandais, M. Vanbriennen, leur cause des dommages incalculables. Enfin Napoléon tenant à profiter du reste du jour, porte toute sa ligne en avant. Infanterie, cavalerie, artillerie s'ébranlent en même temps. L'armée russe tout entière refoulée vers l'Alle. Le général Gortschakow, tandis qu'il se voit ainsi pressé, apprend que Friedland est occupé par les Français. Il veut le reprendre, et dirige une colonne d'infanterie vers les portes de cette ville. Cette colonne y pénètre, et refoule un moment les soldats de Dupont et de Ney. Mais ceux-ci repoussent à leur tour la colonne russe. Friedland en flammes. Une nouvelle mêlée s'engage au milieu de cette malheureuse cité dévorée par les flammes, qu'on se dispute à la lueur de l'incendie. Les Français en restent enfin les maîtres, et ramènent le corps de Gortschakow dans cette plaine sans issue, qui lui avait servi de champ de bataille. L'infanterie de Gortschakow se défend avec intrépidité, et plutôt que de se rendre, se précipite dans l'Alle. Une partie des soldats russes, assez heureux pour trouver des passages guéables, parvient à se sauver. Une autre se noie dans la rivière. Toute l'artillerie demeure dans nos mains. Une colonne, celle qui se trouvait le plus à droite (droite des Russes), s'enfuit en descendant l'Alle, sous le général Lambert, avec une portion de la cavalerie. L'obscurité de la nuit, le désordre inévitable de la victoire, lui facilitent la retraite, et elle réussit à s'échapper de nos mains.

Immenses résultats de la bataille de Friedland.

Il était dix heures et demie du soir. La victoire était complète à la gauche et à la droite. Napoléon, dans sa vaste carrière, n'en avait pas remporté une plus éclatante. Il avait pour trophées 80 bouches à feu, peu de prisonniers à la vérité, car les Russes avaient mieux aimé se noyer que se rendre; mais 25 mille hommes, tués, blessés ou noyés, couvraient de leurs corps les deux rives de l'Alle. La rive droite, où beaucoup d'entre eux s'étaient traînés, présentait un spectacle de carnage presque aussi affreux que la rive gauche. Plusieurs colonnes de feu s'élevant de Friedland et des villages voisins, jetaient une sinistre lueur sur ce lieu, théâtre de douleur pour les uns, de joie pour les autres. Nous n'avions pas à regretter, quant à nous, plus de 7 à 8 mille hommes, morts ou blessés. Sur près de 80 mille Français, 25 mille n'avaient pas tiré un coup de fusil. L'armée russe, affaiblie de 25 mille combattants, privée en outre d'un grand nombre de soldats égarés, était désormais incapable de tenir la campagne. Napoléon avait dû ce beau triomphe autant à la conception générale de la campagne, qu'au plan même de la bataille. En prenant depuis plusieurs mois la Passarge pour base, en s'assurant ainsi d'avance et dans tous les cas le moyen de séparer les Russes de Kœnigsberg, en marchant de Guttstadt à Friedland de manière à les déborder constamment, il les avait réduits à commettre une grave imprudence pour gagner Kœnigsberg, et avait mérité de la fortune l'heureux hasard de les rencontrer à Friedland, adossés à la rivière de l'Alle. Toujours disposant ses masses avec une rare habileté, il avait su, tandis qu'il envoyait soixante et quelques mille hommes sur Kœnigsberg, en présenter 80 mille à Friedland. Et, comme on vient de le voir, il n'en fallait pas autant pour accabler l'armée russe.

Napoléon coucha sur le champ de bataille, entouré de ses soldats joyeux, cette fois, autant qu'à Austerlitz et Iéna, criant Vive l'Empereur! quoique n'ayant à manger qu'un morceau de pain porté dans leur sac, et se contentant de la plus noble des jouissances de la victoire, celle de la gloire. L'armée russe, coupée en deux, descendait l'Alle par une nuit claire et transparente, le désespoir dans l'âme, quoiqu'elle eût rempli tous ses devoirs. Heureusement pour elle, Napoléon n'avait sous la main qu'une moitié de sa cavalerie. S'il avait eu l'autre moitié, et Murat lui-même, le corps russe qui descendait l'Alle, sous le général Lambert, eût été pris en entier.

Retraite précipitée des Russes sur la Prégel.

La marche des Russes fut si rapide, que le lendemain 15 juin ils étaient sur la Prégel à Wehlau. Ils coupèrent tous les ponts; et le 16 au matin ils s'établirent un peu au delà de la Prégel, à Pétersdorf, attendant pour se retirer sur le Niémen que les corps détachés des généraux Kamenski et Lestocq, incapables de défendre Kœnigsberg contre l'armée française victorieuse, les eussent rejoints, afin d'opérer leur retraite en commun.

Napoléon, le lendemain de la bataille de Friedland, ne perdit pas un instant pour tirer de sa victoire tous les résultats possibles. Après avoir, suivant sa coutume, visité le champ de bataille, témoigné un vif intérêt aux blessés, annoncé à ses soldats les récompenses que sa haute fortune lui permettait de promettre et de donner, il s'était porté sur la Prégel, précédé par toute sa cavalerie, qui courait à la poursuite des Russes, en descendant les deux rives de l'Alle. Poursuite de l'armée russe. Mais les Russes avaient douze heures d'avance, car il avait été impossible de ne pas accorder une nuit de repos à des soldats qui avaient marché toute la nuit précédente pour arriver sur le champ de bataille, et qui s'étaient ensuite battus toute la journée, depuis deux heures du matin jusqu'à dix heures du soir. Les Russes ayant ainsi un avantage de quelques heures, et se retirant avec la célérité d'une armée qui ne peut trouver son salut que dans la fuite, on ne devait pas se flatter de les prévenir sur la Prégel. Quand nous y arrivâmes, tous les ponts étaient rompus. Napoléon se hâta de les rétablir, et il ordonna les dispositions nécessaires, pour qu'on fît de la Prégel au Niémen toutes les prises, qu'on n'avait pas eu le temps de faire de Friedland à Wehlau.

Opérations des maréchaux Soult et Davout sur Kœnigsberg.

Pendant qu'il était occupé avec l'armée russe à Friedland, les maréchaux Soult et Davout, précédés par Murat, avaient marché sur Kœnigsberg. Le maréchal Soult rencontrant l'arrière-garde du général Lestocq, lui avait enlevé un bataillon entier, et avait, près de Kœnigsberg même, enveloppé et pris une colonne de 12 à 1500 hommes, qui ne s'était pas retirée assez tôt des environs de Braunsberg. Il avait paru le 14 sous les murs de Kœnigsberg, trop bien défendue pour qu'il fût possible de l'enlever par une brusque attaque. De leur côté, Davout et Murat ayant reçu l'ordre de revenir sur Friedland, pour le cas où la bataille aurait duré plus d'un jour, avaient l'un et l'autre quitté le maréchal Soult pour se reporter à droite, sur Wehlau. (Voir la carte no 38.) Un nouvel avis les ayant rencontrés en route, et leur ayant appris la victoire de Friedland et la retraite des Russes, ils s'étaient dirigés sur la Prégel, à Tapiau, point intermédiaire entre Kœnigsberg et Wehlau. Après avoir réuni les moyens de passer la Prégel, ils l'avaient franchie, afin d'intercepter le plus qu'ils pourraient des troupes russes en fuite.

Les généraux Lestocq et Kamenski évacuent Kœnigsberg.

À la nouvelle de la bataille de Friedland, les détachements prussiens et russes qui gardaient Kœnigsberg, n'hésitèrent plus à quitter cette place, qui n'était pas en état de soutenir un siége comme celle de Dantzig. Déjà la cour de Prusse s'était réfugiée dans la petite ville frontière de Memel, la dernière du royaume fondé par le grand Frédéric. Les généraux Lestocq et Kamenski se retirèrent donc, abandonnant les immenses approvisionnements ainsi que les malades et les blessés des deux armées accumulés dans Kœnigsberg. Le maréchal Soult entre dans Kœnigsberg. Un bataillon laissé pour en stipuler la capitulation, la livra au maréchal Soult, qui put y entrer immédiatement. On trouva dans Kœnigsberg des blés, des vins, cent mille fusils envoyés par l'Angleterre et encore embarqués sur les bâtiments qui les avaient transportés; enfin un nombre considérable de blessés, qui se trouvaient là depuis Eylau. Les villages environnants en contenaient plusieurs milliers.

Les généraux Lestocq et Kamenski, ramenant leurs troupes en toute hâte, par la route de Kœnigsberg à Tilsit, purent se jeter dans la forêt de Baum, avant que le maréchal Davout et le prince Murat eussent intercepté la route de Tapiau à Labiau. (Voir la carte no 38.) Cependant ils ne se réunirent point au général Benningsen sans laisser trois mille prisonniers dans les mains du maréchal Davout.

Napoléon transporté à Wehlau, continua de poursuivre l'armée russe sans relâche, et de tendre des piéges à ses corps détachés, afin d'enlever ceux qui seraient en retard. Le maréchal Soult laissé à Kœnigsberg, avec le soin de prendre Pillau et de s'emparer de la navigation du Frische-Haff. Il retint le maréchal Soult à Kœnigsberg, pour qu'il s'y établît, et qu'il commençât immédiatement l'attaque de Pillau. Ce petit fort pris, la garnison de Kœnigsberg devait donner la main, par le Nehrung, à la garnison de Dantzig, et de plus fermer aux Anglais le Frische-Haff, dont les marins de la garde faisaient en ce moment la navigation. Il envoya son aide-de-camp Savary pour prendre le commandement de la place de Kœnigsberg, comme il avait envoyé Rapp à Dantzig, dans l'intention d'empêcher le gaspillage des ressources conquises sur l'ennemi, et de créer un nouveau dépôt. Le maréchal Davout dirigé sur Labiau. Il dirigea le maréchal Davout sur Labiau, point où toute la navigation intérieure de ces provinces vient aboutir à la Baltique, et lui donna un corps de quelques mille chevaux sous le général Grouchy, pour enlever les détachements russes demeurés en arrière. Sur la route directe de Wehlau à Tilsit, il achemina Murat avec le gros de la cavalerie, et le fit suivre immédiatement par les corps de Mortier, Lannes, Victor, et Ney. Le corps de Davout devait au besoin rejoindre l'armée en une seule marche. Napoléon dirige le gros de l'armée sur le Niémen. Napoléon était ainsi en mesure d'accabler les Russes, s'ils avaient la prétention de s'arrêter de nouveau pour combattre. Sur la droite il jeta deux mille chevaux-légers, hussards et chasseurs, pour remonter la Prégel, et barrer la route à tout ce qui se retirait de ce côté, blessés, malades, traînards, convois.

Les deux armées se trouvent le 19 juin sur les deux bords du Niémen.

Ces habiles dispositions nous valurent encore la prise de plusieurs mille prisonniers, et de divers convois de vivres, mais elles ne pouvaient plus nous procurer une bataille avec les Russes. Pressés de se réfugier derrière le Niémen, ils y arrivèrent le 18, achevèrent de le franchir le 19, et détruisirent au loin tous les moyens de passage. Le 19 nos coureurs, après avoir poursuivi quelques troupes de Kalmouks armés de flèches, ce qui égaya fort nos soldats peu habitués à ce genre d'ennemis, poussèrent jusqu'au Niémen, et virent de l'autre côté de ce fleuve l'armée russe, campée derrière ce boulevard de l'empire, qu'elle avait été si impatiente d'atteindre.

Là devait se terminer la marche audacieuse de l'armée française, qui, partie du camp de Boulogne en septembre 1805, avait parcouru la plus grande étendue du continent et vaincu en vingt mois toutes les armées européennes. Le nouvel Alexandre allait s'arrêter enfin, non par la fatigue de ses soldats, prêts à le suivre partout où il aurait désiré les conduire, mais par l'épuisement de ses ennemis, incapables de résister plus long-temps, et obligés de lui demander la paix dont ils avaient eu l'imprudence de ne pas vouloir quelques jours auparavant.

Le roi de Prusse avait laissé à Memel la reine son épouse, instigatrice désolée de cette guerre funeste, pour rejoindre l'empereur Alexandre sur les bords du Niémen. Le modeste Frédéric-Guillaume, quoiqu'il ne partageât point les folles illusions que la bataille d'Eylau avait fait naître chez son jeune allié, s'était laissé entraîner néanmoins à refuser la paix, et il prévoyait maintenant qu'il payerait ce refus de la plus grande partie de ses États. Alexandre était abattu comme au lendemain d'Austerlitz. L'armée russe demande hautement la paix. Il s'en prenait des derniers événements au général Benningsen, qui avait promis ce qu'il ne pouvait pas tenir, et il ne se sentait plus la force de continuer la guerre. Son armée d'ailleurs demandait la paix à grands cris. Elle n'était pas mécontente d'elle-même, car elle avait le sentiment de s'être bien conduite à Heilsberg et à Friedland, mais elle ne se croyait pas capable de résister à l'armée de Napoléon, ralliée tout entière depuis la prise de Kœnigsberg, renforcée de Masséna, qui venait de repousser à Durczewo le corps de Tolstoy, et pouvant opposer 170 mille hommes aux 70 mille soldats russes et prussiens restés debout. Elle demandait pour qui on faisait la guerre? si c'était pour les Prussiens qui ne savaient pas défendre leur pays? si c'était pour les Anglais qui, après avoir tant de fois annoncé des secours, n'en envoyaient aucun, et ne songeaient qu'à conquérir des colonies? Le dédain à l'égard des Prussiens était injuste, car ils s'étaient bravement comportés dans les derniers temps, et ils avaient fait tout ce que leur petit nombre permettait d'attendre. Les Prussiens à leur tour se plaignaient de la barbarie, de l'ignorance, de la férocité dévastatrice des soldats russes. Les uns et les autres ne se trouvaient d'accord qu'au sujet des Anglais. Ceux-ci en effet auraient pu, en descendant, soit à Stralsund, soit à Dantzig, apporter d'utiles secours, et peut-être changer, ou ralentir au moins la marche des événements. Mais ils n'avaient montré de l'activité que pour envoyer des expéditions dans les colonies espagnoles; et les subsides même, qui, à défaut d'armée, constituaient leur seule coopération, ils les avaient marchandés, jusqu'à refroidir le roi de Suède, et jusqu'à le dégoûter de la guerre. C'est un soulagement du malheur que de pouvoir se plaindre, et, dans ce moment, Russes et Prussiens se déchaînaient avec violence contre le cabinet britannique. Les officiers russes notamment disaient tout haut que c'était pour les Anglais, pour leur misérable ambition, qu'on faisait battre de braves gens, qui n'avaient aucune raison de se haïr, ni même de se jalouser, puisqu'après tout la Russie et la France n'avaient rien à s'envier l'une à l'autre.

Le roi de Prusse et l'empereur de Russie, réunis derrière le Niémen, sont d'avis d'une paix immédiate.

Les deux monarques vaincus partageaient la rancune de leurs soldats contre l'Angleterre, et mieux qu'eux encore ils sentaient la nécessité de se séparer d'elle, et d'obtenir immédiatement la paix. Le roi de Prusse, qui l'aurait désirée plus tôt, et qui prévoyait combien il lui en coûterait de l'avoir retardée, fut d'avis, sans se plaindre, de la demander à Napoléon, et laissa à l'empereur Alexandre le soin de la négocier. Il espérait que son ami, qui avait seul voulu cette funeste prolongation de la guerre, le défendrait dans les négociations, mieux que sur le champ de bataille. Il fut donc convenu que l'on proposerait un armistice, et que, cet armistice obtenu, l'empereur Alexandre chercherait à se ménager une entrevue avec Napoléon. On savait par expérience à quel point celui-ci était sensible aux égards des souverains ennemis, à quel point il était accommodant le lendemain de ses victoires, et le souvenir de ce qu'avait obtenu de lui l'empereur François au bivouac d'Urschitz, fit espérer une paix moins dommageable que celle qu'on pouvait craindre, sinon pour la Russie, qui n'avait que de la considération à perdre, au moins pour la Prusse, qui était tout entière dans les mains de son vainqueur.

Demande d'un armistice.

En conséquence, le 19 juin le prince Bagration fit parvenir à Murat aux avant-postes, une lettre que lui avait écrite le général en chef Benningsen, et dans laquelle celui-ci, déplorant les malheurs de la guerre, offrait un armistice comme moyen d'y mettre fin. Motifs qui décident Napoléon à accepter la proposition d'un armistice. Cette lettre remise à Napoléon, qui arrivait en ce moment à Tilsit, fut fort bien accueillie, car, ainsi que nous l'avons dit, il commençait à sentir combien les distances aggravaient les difficultés des opérations militaires. Il y avait près d'une année qu'il était éloigné du centre de son empire, et il éprouvait le besoin d'y rentrer, d'assembler surtout le Corps législatif, dont il avait différé la réunion, ne voulant pas le convoquer en son absence. Il était enfin, en recueillant les propos de l'armée russe, conduit à penser qu'il trouverait peut-être dans la Russie, cet allié dont il avait besoin pour fermer à tout jamais le continent à l'Angleterre.

Il fit donc une réponse amicale, consistant à dire, qu'après tant de travaux, de fatigues, de victoires, il ne désirait qu'une paix sûre et honorable, et que si cet armistice en pouvait être le moyen, il était prêt à y consentir. Le prince Labanoff vient à Tilsit pour traiter. Sur cette réponse, le prince de Labanoff se rendit à Tilsit, vit Napoléon, lui manifesta les dispositions qui éclataient de toutes parts autour d'Alexandre, et après avoir reçu l'assurance que du côté des Français le vœu de la paix n'était pas moins vif, quoique moins commandé par la nécessité, il convint d'un armistice. Napoléon voulait que les places prussiennes de la Poméranie et de la Pologne, qui tenaient encore, telles que Colberg, Pillau, Graudentz, lui fussent remises. Mais il fallait pour cela le consentement du roi de Prusse, absent alors du quartier général russe, et de la part duquel on craignait d'ailleurs quelque résistance, lorsqu'on lui proposerait d'abandonner ces places, les dernières restées entre ses mains. Signature d'un armistice avec l'armée russe le 22 juin. On stipula donc un armistice particulier, entre les armées française et russe, lequel fut signé le 22 juin par le prince de Labanoff et par le prince de Neufchâtel, et porté au quartier général d'Alexandre, qui le ratifia immédiatement.

Le maréchal Kalkreuth signe à Tilsit un autre armistice pour l'armée prussienne.

Le maréchal Kalkreuth se présenta ensuite pour traiter au nom de l'armée prussienne. Napoléon l'accueillit avec beaucoup d'égards, lui dit que c'était le militaire distingué, et surtout le militaire courtois, qui seul entre les officiers de sa nation avait bien traité les prisonniers français, qu'il recevait de la sorte, et accorda une suspension d'armes sans exiger la remise des places prussiennes. C'était un gage qu'il était généreux de laisser dans les mains de la Prusse, et qui ne devait pas inquiéter l'armée française, assez solidement établie sur la Vistule par Varsovie, Thorn et Dantzig, sur la Prégel par Kœnigsberg et Wehlau, pour n'avoir rien à craindre de points tels que Colberg, Pillau et Graudentz. L'armistice fut donc signé avec le maréchal Kalkreuth, comme il l'avait été avec le prince de Labanoff. La démarcation qui séparait les armées belligérantes était le Niémen jusqu'à Grodno, puis en revenant en arrière à droite, le Bober jusqu'à son embouchure dans la Narew, et enfin la Narew jusqu'à Pultusk et Varsovie. (Voir la carte no 37.)

Dispositions militaires de Napoléon pour assurer sa position à Tilsit.

Napoléon, ne se relâchant jamais de sa vigilance ordinaire, s'organisa derrière cette ligne, comme s'il devait bientôt continuer la guerre, et la porter au centre de l'empire russe. Il rapprocha de lui le corps de Masséna, et l'établit à Bialistok. Il rassembla les Polonais de Dombrowski et de Zayonschek en un seul corps de 10 mille hommes, qui devait lier Masséna au maréchal Ney. Il plaça celui-ci à Gumbinen sur la Prégel. Il réunit à Tilsit les maréchaux Mortier, Lannes, Bernadotte, Davout, la cavalerie et la garde. Il laissa le maréchal Soult à Kœnigsberg. Il fit préparer à Wehlau un camp retranché pour s'y concentrer au besoin avec toute son armée. Il donna des ordres à Dantzig et à Kœnigsberg, pour distraire une partie des immenses approvisionnements trouvés dans ces places, et les faire transporter sur le Niémen. Enfin il prescrivit au général Clarke à Berlin, au maréchal Kellermann à Mayence, de continuer à diriger les régiments de marche sur la Vistule, tout comme si la guerre n'était pas interrompue. Des diverses mesures qu'il avait prises afin d'augmenter ses forces au printemps, il n'en suspendit qu'une, ce fut l'appel de la seconde partie de la conscription de 1808. Il voulut que cette nouvelle accompagnant celle de ses triomphes, fût pour la France une raison de plus de se réjouir, et d'applaudir à ses victoires.

Dans cette attitude imposante, Napoléon attendit l'ouverture des négociations, et invita M. de Talleyrand, qui était allé chercher à Dantzig un peu de sécurité et de repos, à venir sur-le-champ à Tilsit, pour lui prêter le secours de son adresse et de sa patiente habileté. Suivant sa coutume, Napoléon adressa à son armée une proclamation empreinte de la double grandeur de son âme et des circonstances. Elle était ainsi conçue:

«Soldats,

»Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par l'armée russe. L'ennemi s'est mépris sur les causes de notre inactivité. Il s'est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion: il se repent de l'avoir troublé.

»Dans les journées de Guttstadt, de Heilsberg, dans celle à jamais mémorable de Friedland, dans dix jours de campagne enfin, nous avons pris 120 pièces de canon, 7 drapeaux, tué, blessé ou fait prisonniers 60,000 Russes, enlevé à l'armée ennemie tous ses magasins, ses hôpitaux, ses ambulances, la place de Kœnigsberg, les 300 bâtiments qui étaient dans ce port, chargés de toute espèce de munitions, 160,000 fusils que l'Angleterre envoyait pour armer nos ennemis.

»Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement, vous avez cette année dignement célébré celui de la bataille de Marengo, qui mit fin à la guerre de la seconde coalition.

»Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de lauriers, et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est temps que notre patrie vive en repos, à l'abri de la maligne influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance, et toute l'étendue de l'amour que je vous porte.

»Au camp impérial de Tilsit, le 22 juin 1807.»

Les deux souverains vaincus étaient encore plus pressés que Napoléon d'ouvrir les négociations. Le prince de Labanoff, l'un des Russes qui souhaitaient le plus sincèrement un accord entre la France et la Russie, revint le 24 à Tilsit, pour obtenir une audience de Napoléon. Alexandre fait demander une entrevue à Napoléon. Elle lui fut immédiatement accordée. Ce seigneur russe exprima le vif désir que son maître éprouvait de terminer la guerre, l'extrême dégoût qu'il avait de l'alliance anglaise, l'extrême impatience qu'il ressentait de voir le grand homme du siècle, et de s'expliquer avec lui d'une manière franche et cordiale. Napoléon ne demandait pas mieux que de rencontrer ce jeune souverain, duquel il avait tant ouï parler, dont l'esprit, la grâce, la séduction, qu'on vantait fort, lui inspiraient beaucoup de curiosité, et peu de crainte, car il était plus sûr de séduire que d'être séduit, lorsqu'il entrait en rapport avec les hommes. Napoléon accepta l'entrevue proposée pour le lendemain 25 juin.

Entrevue de Napoléon et d'Alexandre sur un radeau placé au milieu du Niémen.

Il voulut qu'un certain apparat présidât à cette rencontre des deux princes les plus puissants de la terre, s'abouchant pour terminer leur sanglante querelle. Il fit placer par le général d'artillerie Lariboisière un large radeau au milieu du Niémen, à égale distance et en vue des deux rives du fleuve. Avec tout ce qu'on put réunir de riches étoffes dans la petite ville de Tilsit, on construisit un pavillon sur une partie du radeau, pour y recevoir les deux monarques. Le 25, à une heure de l'après-midi, Napoléon s'embarqua sur le fleuve, accompagné du grand-duc de Berg, du prince de Neufchâtel, du maréchal Bessières, du grand-maréchal Duroc et du grand-écuyer Caulaincourt. Au même instant Alexandre quittait l'autre rive, accompagné du grand-duc Constantin, des généraux Benningsen et Ouwarow, du prince de Labanoff, et du comte de Lieven. Les deux embarcations atteignirent en même temps le radeau placé au milieu du Niémen, et le premier mouvement de Napoléon et d'Alexandre en s'abordant, fut de s'embrasser. Ce témoignage d'une franche réconciliation aperçu par les nombreux spectateurs qui bordaient le fleuve, car le Niémen n'est pas en cet endroit plus large que la Seine, excita de vifs applaudissements. Les deux armées en effet étaient rangées le long du Niémen, le peuple à demi sauvage de ces campagnes s'était joint à elles; et les témoins de cette grande scène, peu versés dans les secrets de la politique, en voyant leurs maîtres s'embrasser croyaient la paix conclue, et l'effusion de leur sang désormais arrêtée.

Après ce premier témoignage, Alexandre et Napoléon se rendirent dans le pavillon qui avait été préparé pour les recevoir[42]. Pourquoi nous faisons-nous la guerre? se demandèrent-ils l'un à l'autre en commençant cet entretien. Napoléon, en effet, ne poursuivait dans la Russie qu'un allié de l'Angleterre; et la Russie, de son côté, bien que justement inquiète de la domination continentale de la France, servait les intérêts de l'Angleterre beaucoup plus que les siens, en s'acharnant dans cette lutte autant qu'elle venait de le faire.—Si vous en voulez à l'Angleterre, et rien qu'à elle, dit Alexandre à Napoléon, nous serons facilement d'accord, car j'ai à m'en plaindre autant que vous.—Il raconta alors ses griefs contre la Grande-Bretagne, l'avarice, l'égoïsme dont elle avait fait preuve, les fausses promesses dont elle l'avait leurré, l'abandon dans lequel elle l'avait laissé, et tout ce que lui inspirait enfin le ressentiment d'une guerre malheureuse, qu'il avait été obligé de soutenir avec ses seules forces. Premier entretien entre Napoléon et Alexandre sur le radeau du Niémen. Napoléon cherchant quels étaient chez son interlocuteur les sentiments qu'il fallait flatter, s'aperçut bien vite que deux surtout le dominaient actuellement: d'abord une humeur profonde contre des alliés, ou pesants comme la Prusse, ou égoïstes comme l'Angleterre, et ensuite un orgueil très-sensible, et très-humilié. Il s'attacha donc à prouver au jeune Alexandre qu'il avait été dupe de ses alliés, et en outre qu'il s'était conduit avec noblesse et courage. Il s'efforça de lui persuader que la Russie se trompait en voulant patroner des voisins ingrats et jaloux comme les Allemands, et servir les intérêts de marchands avides comme les Anglais. Il attribua cette erreur à des sentiments généreux poussés à l'excès, à des malentendus que des ministres, inhabiles ou corrompus, avaient fait naître. Enfin il vanta singulièrement la bravoure des soldats russes, et dit à l'empereur Alexandre qu'on pouvait, en réunissant les deux armées qui avaient si vaillamment lutté l'une contre l'autre, à Austerlitz, à Eylau, à Friedland, mais qui toutes deux s'étaient comportées dans ces journées en vrais géants, combattant un bandeau sur les yeux, qu'on pouvait maîtriser le monde, le maîtriser pour son bien et pour son repos. Puis, mais très-discrètement, il lui insinua qu'en faisant la guerre contre la France, c'était sans dédommagement possible que la Russie dépensait ses forces, tandis que si elle s'unissait avec elle pour dominer en Occident et en Orient, sur terre et sur mer, elle se ménagerait autant de gloire, et certainement plus de profit. Sans s'expliquer davantage, il sembla se charger de faire la fortune de son jeune antagoniste, beaucoup mieux que ceux qui l'avaient engagé dans une carrière, où il ne rencontrait jusqu'ici que des défaites. Alexandre avait, il est vrai, des engagements avec la Prusse, et il fallait que son honneur sortît sauf de cette situation. Aussi Napoléon lui donna-t-il à entendre qu'il lui restituerait des États prussiens, ce qu'il faudrait pour le dégager honorablement envers ses alliés; après quoi le cabinet russe serait libre de se livrer à une politique nouvelle, seule vraie, seule profitable, semblable en tout à celle de la grande Catherine.

Cet entretien, qui avait duré plus d'une heure, et qui avait touché à toutes les questions sans les approfondir, émut vivement Alexandre. Napoléon venait de lui ouvrir des perspectives nouvelles, ce qui plaît toujours à une âme mobile, et surtout mécontente. Plus d'une fois, d'ailleurs, Alexandre, au milieu de ses défaites, sentant vivement les inconvénients de cette guerre acharnée, dans laquelle on l'avait entraîné contre la France, et les avantages d'un système d'union avec elle, s'était dit une partie de ce que Napoléon venait de lui dire, mais pas avec cette clarté, cette force, et surtout cette séduction d'un vainqueur, qui se présente au vaincu les mains pleines de présents, la bouche remplie de paroles caressantes. Alexandre fut séduit; Napoléon le vit bien, et se promit de rendre bientôt la séduction complète.

Après avoir flatté le monarque, il voulut flatter l'homme.—Nous nous entendrons mieux, lui dit-il, vous et moi, en traitant directement, qu'en employant nos ministres, qui souvent nous trompent, ou ne nous comprennent pas, et nous avancerons plus les affaires en une heure, que nos négociateurs en plusieurs journées. Entre vous et moi, ajouta-t-il, il ne doit y avoir personne.—On ne pouvait pas flatter Alexandre d'une manière qui lui fût plus sensible, qu'en lui attribuant sur ceux qui l'entouraient, une supériorité semblable à celle que Napoléon était en droit de s'attribuer sur tous ses serviteurs. En conséquence Napoléon lui proposa de quitter le hameau où il était logé, de s'établir dans la petite ville de Tilsit, qu'on neutraliserait pour le recevoir, et où ils pourraient eux-mêmes, personnellement, à toute heure, traiter de leurs affaires. Cette proposition fut acceptée avec empressement; et il fut convenu que M. de Labanoff se rendrait dans la journée à Tilsit, pour en régler les détails. Il restait cependant à parler de ce malheureux roi de Prusse, qui se trouvait au quartier général d'Alexandre, attendant ce qu'on ferait de lui et de son royaume. Alexandre offrit de l'amener sur ce même radeau du Niémen, pour le présenter à Napoléon, qui lui adresserait quelques paroles rassurantes. Avant de passer en effet d'un système de politique à un autre, il était nécessaire qu'Alexandre, s'il ne voulait pas se déshonorer, eût sauvé quelque chose de la couronne de son allié. Napoléon, qui avait déjà pris son parti à cet égard, et qui sentait bien qu'il fallait accorder certaines concessions pour mettre à couvert l'honneur d'Alexandre, consentit à recevoir le roi de Prusse le lendemain. Les deux souverains sortirent alors du pavillon, et passant des choses sérieuses aux témoignages de courtoisie, complimentèrent ceux qui les suivaient. Napoléon traita d'une manière flatteuse le grand-duc Constantin et le général Benningsen. Alexandre félicita Murat et Berthier d'être les dignes lieutenants du plus grand capitaine des temps modernes. On se quitta en se donnant de nouvelles marques d'amitié, puis les deux empereurs se rembarquèrent, à la vue, et au milieu des applaudissements des nombreux spectateurs réunis sur les rives du Niémen.

Le prince de Labanoff vint dans l'après-midi au quartier général français, pour régler tout ce qui était relatif à l'établissement de l'empereur Alexandre à Tilsit. Il fut convenu qu'on neutraliserait la ville de Tilsit, que l'empereur Alexandre en occuperait une moitié, l'empereur Napoléon l'autre, que la garde impériale russe passerait sur la rive gauche pour faire le service auprès de son souverain, et que ce changement de séjour aurait lieu le lendemain même, après la présentation du roi de Prusse à Napoléon.

Entrevue de Napoléon et du roi de Prusse sur le radeau du Niémen.

Le lendemain en effet, 26 juin, les deux empereurs, se transportant comme la veille au milieu du Niémen, observant la même étiquette, se rendirent au pavillon où s'était passée leur première entrevue. Alexandre amenait le roi de Prusse. Ce prince n'avait reçu de la nature aucune grâce, et le malheur, le chagrin n'avaient pas dû lui en prêter. C'était un honnête homme, sensé, modeste, et gauche. Il ne s'abaissa point devant le vainqueur, il fut triste, digne et roide. La conversation ne pouvait être longue, car il était le vaincu de Napoléon, le protégé d'Alexandre, et si on paraissait disposé à lui restituer une partie de ses États, ce qui devenait probable sans être certain d'après l'entretien de la veille, c'était la politique de Napoléon, qui accordait cette restitution à l'honneur d'Alexandre; mais on ne faisait rien pour lui, on n'attendait rien de lui, on n'avait donc pas d'explications à lui donner. L'entrevue par conséquent devait être courte, et le fut effectivement. Cependant le roi de Prusse parut attacher une grande importance à prouver qu'il n'avait eu aucun tort envers Napoléon, et que si, après avoir été long-temps l'allié de la France, il en était devenu l'ennemi, c'était par l'effet des circonstances, et non par suite d'un manque de foi, dont pût rougir un honnête homme. Napoléon affirma de son côté, qu'il n'avait rien à se reprocher; et trop généreux, trop homme d'esprit pour blesser un prince humilié, il se borna à lui dire que le cabinet de Berlin, souvent averti de se défier des intrigues de l'Angleterre, avait commis la faute de ne pas écouter ce conseil amical, et qu'il fallait imputer à cette cause seule les malheurs de la Prusse. Napoléon du reste ajouta que la France victorieuse ne prétendait pas tirer jusqu'aux dernières conséquences de ses victoires, et que, sous peu de jours, on serait probablement assez heureux pour s'entendre sur les conditions d'une paix honorable et solide.

Les trois souverains se quittèrent après une entrevue qui avait duré à peine une demi-heure. Il fut décidé que le roi de Prusse viendrait lui aussi, mais plus tard, s'établir à Tilsit, auprès de son allié l'empereur de Russie.

Alexandre vient s'établir à Tilsit auprès de Napoléon.

Le même jour à cinq heures, Alexandre passa le Niémen. Napoléon vint à sa rencontre jusqu'au bord du fleuve, le conduisit au logement qui lui était destiné, et le reçut à dîner avec les honneurs les plus grands, et les égards les plus délicats. Dès ce jour il fut établi que l'empereur Alexandre n'ayant pas sa maison auprès de lui, prendrait tous ses repas chez l'empereur Napoléon. Ils passèrent la soirée ensemble, s'entretinrent long-temps d'une manière confidentielle, et leur naissante intimité se manifesta des deux côtés par une familiarité à la fois noble et gracieuse.

Alexandre et Napoléon passent en revue la garde impériale.

Le lendemain, 27, ils montèrent à cheval pour passer en revue la garde impériale française. Ces vieux soldats de la Révolution, tour à tour soldats de la République ou de l'Empire, et toujours serviteurs héroïques de la France, se montrèrent avec orgueil au souverain qu'ils avaient vaincu. Ils n'avaient pas à étaler devant lui la haute stature, la marche régulière et compassée des soldats du Nord; mais ils déployèrent cette aisance de mouvements, cette assurance d'attitude, cette intelligence de regard, qui expliquaient leurs victoires, et leur supériorité sur toutes les armées de l'Europe. Alexandre les complimenta beaucoup. Ils répondirent à ses flatteries par les cris répétés de Vive Alexandre! vive Napoléon!

Il y avait quarante-huit heures que les deux empereurs s'étaient abouchés, et déjà ils en étaient arrivés à des termes de confiance, qui leur permettaient de s'expliquer franchement. Napoléon développa alors aux yeux surpris d'Alexandre les desseins auxquels il voulait l'associer, desseins que des circonstances récentes venaient de lui suggérer.

Politique que Napoléon adopte à Tilsit, et qu'il tâche de faire adopter à l'empereur Alexandre.

C'était une situation extraordinaire que celle de Napoléon en ce moment. En faisant ressortir la grandeur de son génie, la hauteur prodigieuse de sa fortune, elle décelait en même temps les côtés faibles de sa politique, politique excessive et variable comme les passions qui l'inspiraient.

Des alliances de la France pendant le règne de Napoléon.

Nous avons souvent parlé des alliances de la France à cette époque; nous avons souvent dit qu'à moins de réaliser le phénomène effrayant, heureusement impossible, de la monarchie universelle, il fallait que Napoléon tâchât de compter en Europe autre chose que des ennemis, publiquement ou secrètement conjurés contre lui, et qu'il devait s'efforcer de s'y faire un ami, au moins un. Nous avons dit que l'Espagne, notre alliée la plus ancienne et la plus naturelle, était complétement désorganisée, et jusqu'à son entière régénération destinée à être une charge pour ceux qui s'uniraient à elle; que l'Italie était à créer; que l'Angleterre, alors inquiète sur la possession des Indes, alarmée de nous voir établis au Texel, à Anvers, à Brest, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Naples, à Venise, à Trieste, à Corfou, comme propriétaires ou comme dominateurs, était inconciliable avec nous; que l'Autriche serait implacable tant qu'on ne lui aurait pas ou restitué, ou fait oublier l'Italie; que la Russie nous jalousait sur le continent comme l'Angleterre sur l'Océan; que la Prusse au contraire, rivale naturelle de l'Autriche, voisine menacée de la Russie, puissance protestante, novatrice, enrichie de biens d'église, était la seule dont les intérêts politiques et les principes moraux ne fussent pas absolument incompatibles avec les nôtres, et que c'était auprès d'elle qu'il fallait chercher l'ami, fort et sincère, au moyen duquel on rendrait toutes les coalitions, ou impossibles, ou incomplètes. Mais on a vu que la Prusse placée entre les deux partis qui divisaient alors le monde, incertaine et hésitante, avait eu les torts de la faiblesse, Napoléon ceux de la force, qu'une déplorable rupture s'en était suivie, que Napoléon avait eu l'immense gloire militaire, l'immense malheur politique de détruire en quinze jours une monarchie qui était notre unique alliée possible en Europe, que les Russes enfin ayant voulu venir au secours des Prussiens en Pologne, comme ils étaient venus au secours des Autrichiens en Gallicie, il les avait écrasés à Friedland comme à Austerlitz.

Vainqueur du continent entier, entouré de puissances successivement battues, l'une il y avait dix jours à Friedland, l'autre il y avait huit mois à Iéna, la troisième il y avait dix-huit mois à Austerlitz, Napoléon se voyait maître de choisir, non pas entre des amis sincères, mais entre des amis empressés, soumis, obséquieux. Si par un enchaînement de choses, presque impossible à rompre, le moment d'essayer à son tour l'alliance russe n'était pas alors venu pour lui, il aurait pu en cet instant, conjurer en quelque sorte la destinée, rentrer soudainement dans les voies de la bonne politique, pour n'en plus sortir, et il y eût trouvé avec moins de puissance apparente, plus de puissance réelle, et peut-être une éternelle durée, sinon pour sa dynastie, au moins pour la grandeur de la France, qu'il aimait autant que sa dynastie. Pour cela il fallait se conduire en vainqueur généreux, et par un acte imprévu, mais nullement bizarre quoique imprévu, relever la Prusse abattue, la refaire plus forte, plus étendue que jamais, en lui disant: Vous avez eu tort, vous avez manqué de franchise avec moi, je vous en ai punie; oublions votre défaite et ma victoire; je vous agrandis au lieu de vous amoindrir, pour que vous soyez à jamais mon alliée.—Certainement Frédéric-Guillaume, qui avait la guerre en aversion, qui se reprochait tous les jours de s'y être laissé entraîner, et qui plus tard, en 1813, lorsque Napoléon, à demi vaincu, présentait une proie facile à dévorer, hésitait encore à profiter du retour de la fortune, et ne reprit les armes que parce que son peuple les prit malgré lui, ce roi comblé de biens après Iéna et Friedland, forcé à la reconnaissance, n'aurait jamais fait partie d'une coalition, et Napoléon n'ayant à combattre que l'Autriche et la Russie, n'eût point été accablé. Si Napoléon désirait une couronne en Allemagne pour l'un de ses frères, désir fâcheux et peu sage, il avait la Hesse, que la Prusse se serait trouvée trop heureuse de lui abandonner. Il aurait tenu le sort du Hanovre en suspens, prêt à le donner à l'Angleterre pour prix de la paix, ou à la Prusse pour prix d'une alliance intime. Et quant à l'empereur Alexandre, n'ayant rien à lui prendre, rien à lui rendre, Napoléon l'aurait laissé sans un seul grief, en reconstituant la Prusse le lendemain de la commune défaite des Prussiens et des Russes. Il l'aurait réduit à admirer le vainqueur, à signer la paix sans mot dire, sans reparler ni de l'Italie, ni de la Hollande, ni de l'Allemagne, prétextes ordinaires à cette époque des contestations de la France et de la Russie.

Ce que nous imaginons ici était sans doute une utopie, non de générosité, car Napoléon était parfaitement capable de cette générosité imprévue, éblouissante, qui jaillit quelquefois d'un cœur grand et avide de gloire, mais une utopie par rapport aux combinaisons du moment. Alors, en effet, le cours des choses qui mène les hommes, même les plus puissants, conduisait Napoléon à d'autres résolutions. En fait d'alliances, il avait, quoique à la moitié de son règne, déjà essayé de toutes. À peine arrivé au consulat, à l'époque des pensées bonnes, sages, profondes, parce que c'étaient les premières que lui inspirait la vue des choses, bien avant la corruption qui naît d'un pouvoir prolongé, il s'était tourné vers la Prusse, et en avait fait son alliée. Un instant, sous Paul Ier, mais comme expédient, il avait songé à s'unir à la Russie. Un instant encore, pendant la paix d'Amiens, il avait imaginé de s'unir à l'Angleterre, séduit par l'avantage de joindre la puissance de mer à celle de terre, mais toujours d'une manière passagère, et la Prusse n'avait pas cessé d'être alors sa confidente intime, sa complice dans toutes les affaires de l'Europe. Brouillé depuis avec la Prusse jusqu'à lui déclarer la guerre, sentant son isolement, il avait adressé à l'Autriche des ouvertures qui auraient fait peu d'honneur à sa pénétration, si le besoin d'avoir un allié, même au milieu de ses victoires, ne l'avait justifié d'en chercher de peu vraisemblables. Bientôt, averti par les perfides armements de l'Autriche, enivré par Iéna, il avait cru pouvoir se passer de tout le monde. Transporté en Pologne, et surpris après Eylau des obstacles que la nature peut opposer à l'héroïsme et au génie, il avait pensé encore une fois à l'alliance de la Prusse. Mais blessé des réponses de cette puissance, réponses moins empressées qu'il n'aurait dû s'y attendre, et redevenu victorieux autant que jamais à Friedland, pressé enfin de mettre un terme à une guerre lointaine, il était nécessairement amené, en tournant sans cesse dans le cercle de ses pensées, à celle qui n'avait pas encore eu son jour, à celle que favorisaient tant de circonstances présentes, à la pensée d'une alliance avec la Russie. Éloigné définitivement de la Prusse qui n'avait pas su saisir un instant de retour vers elle, irrité au plus haut point de la conduite artificieuse de l'Autriche, trouvant la Russie dégoûtée des alliés qui l'avaient si mal secondée, croyant qu'il y aurait plus de sincérité chez la Russie que chez la Prusse, parce qu'il y aurait moins d'ambiguïté de position, séduit aussi par la nouveauté qui abuse toujours à un certain degré les esprits même les plus fermes, Napoléon imagina de faire d'Alexandre un allié, un ami, en s'emparant de son esprit, en remplissant sa tête d'idées ambitieuses, en offrant à ses yeux éblouis des prestiges qu'il était facile de créer, d'entretenir quelque temps, mais non pas d'éterniser, à moins de les renouveler au moyen des satisfactions les plus dangereuses. Événements imprévus qui favorisent en Orient le rapprochement de Napoléon avec Alexandre. L'Orient s'offrait naturellement comme ressource pour procurer au jeune Alexandre ces satisfactions, très-aisées à imaginer, beaucoup moins à réaliser, mais tout à coup devenues tacites, par une circonstance accidentelle et récente: tant il est vrai que lorsque le moment d'une chose est venu, il semble que tout la favorise, même les accidents les plus imprévus!

Napoléon avait engagé les Turcs dans sa querelle, en les excitant à disputer les provinces du Danube aux conquérants de la Crimée, l'Égypte aux possesseurs de l'Inde. Il leur avait promis de les secourir sur terre contre les Russes, sur mer contre les Anglais, et il avait commencé par les aider avec ses officiers à défendre les Dardanelles. Il s'était engagé enfin à ne pas signer la paix, sans la rendre commune et avantageuse à l'empire ottoman. Mais l'infortuné Sélim, odieux aux ulémas dont il voulait réduire le pouvoir, aux janissaires qu'il voulait soumettre à la discipline européenne, avait expié par une chute épouvantable ses sages et généreux desseins. Depuis long-temps les ulémas lui témoignaient une défiances profonde. Les janissaires voyaient avec une sorte de fureur les nouvelles troupes connues sous le nom de nizam-djedid. Les uns et les autres n'attendaient qu'une occasion pour satisfaire leurs ressentiments. Le sultan ayant exigé que les janissaires qui tenaient garnison dans les châteaux du Bosphore et des Dardanelles prissent le costume du nizam-djedid, la révolte avait éclaté parmi eux, et s'était propagée avec la rapidité de l'éclair parmi les compagnies de janissaires qui se trouvaient soit à Constantinople, soit dans les villes voisines de la capitale. Déposition du sultan Sélim. Tous étaient accourus à Constantinople, s'étaient ameutés sur la place de l'At-Meïdan (l'ancien hippodrome) avec leurs marmites renversées, signe ordinaire de la révolte, indiquant qu'ils refusent la nourriture d'un maître devenu odieux. Les ulémas se réunissant de leur côté, avaient déclaré qu'un prince qui avait régné sept ans sans avoir de postérité, sous lequel le pèlerinage de la Mecque avait été interrompu, était indigne de régner. Les janissaires assemblés pendant plusieurs jours avaient successivement demandé, obtenu, et quelquefois pris sans qu'on la leur livrât, la tête des ministres de la Porte, accusés de favoriser le nouveau système, et enfin la révolte s'obstinant, le mufti avait proclamé la déchéance de Sélim, et l'élévation de Mustapha au trône. Le malheureux Sélim, enfermé dans un appartement du sérail, pouvait espérer, il est vrai, le secours de son armée, commandée par un sujet dévoué, le grand-vizir Baraïctar. Mais ce secours offrait de graves périls, car on devait craindre que l'apparition du grand-vizir à la tête de soldats fidèles, ne fit assassiner le sultan détrôné, avant qu'il pût être secouru. Telles étaient les nouvelles que Napoléon venait de recevoir à son quartier général de Tilsit le 24 juin. D'après toutes les vraisemblances, le nouveau gouvernement turc allait être l'ennemi de la France, justement parce que le gouvernement renversé avait été son ami. Il était certain d'ailleurs que l'anarchie qui minait ce malheureux empire, le rangeait avec l'Espagne au nombre de ces alliés, dont il fallait attendre plus d'embarras que de services, surtout quand cet allié placé à la distance qui sépare Constantinople de Paris, ne pouvait être que difficilement conseillé, et lentement secouru. Napoléon, chez lequel les révolutions d'idées s'opéraient avec la vivacité naturelle à son génie, envisagea tout à coup les événements d'Orient d'une manière nouvelle. Il y avait long-temps que les hommes d'État de l'Europe considéraient l'empire turc comme à la veille d'être partagé, et c'est dans cette vue que Napoléon avait voulu prélever la part de la France, en s'emparant de l'Égypte. Il avait un instant abandonné cette idée, lorsqu'en 1802 il songeait à réconcilier la France avec toutes les puissances. Il y revint violemment en voyant ce qui se passait à Constantinople, et il se dit que puisqu'on ne pouvait faire vivre cet empire, le mieux était de profiter de ses dépouilles pour le meilleur arrangement des affaires de l'Europe, et surtout pour l'abaissement de l'Angleterre. Il avait auprès de lui, vaincu mais redoutable encore, le souverain dont il était le plus facile d'exalter la jeune tête, en lui montrant les bouches du Danube, le Bosphore, Constantinople, et il pensa qu'avec quelques-unes de ces dépouilles turques, qui tôt ou tard ne pouvaient manquer d'échoir à la Russie, il en obtiendrait, non pas seulement la paix, qui dans le moment n'était plus douteuse, mais une alliance intime, dévouée, au moyen de laquelle il vaincrait l'Angleterre, et accomplirait sur les trônes de l'Occident les révolutions qu'il méditait.

Ayant journellement à ses côtés l'empereur Alexandre, soit dans des revues, soit dans de longues promenades au bord du Niémen, soit enfin dans un cabinet de travail, où la carte du monde était étalée, et où il s'enfermait souvent avec lui après l'heure du repas, il s'empara de l'esprit de ce prince, et le bouleversa complétement, en lui proposant, dans une conversation presque continue de plusieurs jours, les vues suivantes.

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