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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Résultat des opérations de Napoléon entre la Vistule et la Narew.

Le projet de Napoléon, tendant à séparer les Russes de la mer, et à les jeter par un mouvement de conversion de l'Ukra sur la Narew, du riche littoral de la vieille Prusse dans l'intérieur boisé, marécageux, inculte de la Pologne, avait réussi sur tous les points, bien que sur aucun il n'eût amené l'une de ces grandes batailles qui marquaient toujours d'un signe éclatant les savantes manœuvres de cet immortel capitaine. L'action héroïque de Lannes à Pultusk était pour les Russes une défaite, mais une défaite sans désastre, ce qui était aussi nouveau pour eux que pour nous. Cependant si on avait eu la faculté de marcher le lendemain et le surlendemain, les Russes auraient été obligés de nous livrer les trophées qu'ils ne pouvaient pas long-temps disputer à notre bravoure et à notre habileté. Jetés au delà de l'Ukra, de l'Orezyc, de la Narew, dans une forêt impénétrable, de plus de quinze ou vingt lieues d'étendue, comprise entre Pultusk, Ostrolenka, Ortelsbourg, leur destruction complète eût été l'effet inévitable des profondes combinaisons de Napoléon, et des combinaisons nulles ou malheureuses de leurs généraux.

Mais il était impossible de faire un pas sans tomber dans des embarras inextricables. Des hommes restaient ensevelis jusqu'à la ceinture dans ces boues affreuses, et n'en sortaient que lorsqu'on venait les en arracher. Beaucoup y avaient expiré faute d'être secourus.

L'état des routes décide Napoléon à s'arrêter, et à prendre ses quartiers d'hiver sur la Vistule.

Napoléon, dont les plans n'avaient jamais été mieux conçus, dont les soldats n'avaient jamais été plus braves, fut obligé de s'arrêter, après avoir encore fait deux ou trois marches en avant, pour bien s'assurer de la déroute des Russes et de leur fuite vers la Prégel. Une grande perte en hommes et en canons causée à l'ennemi, des quartiers d'hiver assurés au centre de la Pologne, terminaient dignement cette campagne extraordinaire, commencée sur le Rhin, finie sur la Vistule. L'état du ciel et du sol expliquait assez pourquoi les résultats obtenus dans ces derniers jours n'avaient eu ni la grandeur, ni la soudaineté auxquelles Napoléon avait habitué le monde. Sans doute les Russes, surpris de n'avoir pas succombé aussi vite que les Prussiens à Iéna, les Autrichiens à Ulm, et eux-mêmes à Austerlitz, allaient s'enorgueillir d'une défaite moins prompte que de coutume, et débiter des fables sur leurs prétendus succès: il fallait bien s'y résigner. Ils n'eussent pas été plus heureux cette fois qu'à Austerlitz, si comme à Austerlitz on avait trouvé des lacs gelés au lieu de boues impraticables. Mais la saison, tout à fait inaccoutumée, qui au lieu d'un sol glacé donnait un sol fangeux, les avait sauvés d'un désastre. C'était un caprice de la fortune, qui avait trop favorisé Napoléon jusqu'ici pour qu'il ne lui pardonnât pas cette légère inconstance. Seulement il aurait fallu qu'il y pensât, et qu'il apprît à la connaître. Au surplus ses soldats campés sur la Vistule, ses aigles plantées dans Varsovie, étaient un spectacle assez extraordinaire pour qu'il fût satisfait, pour que l'Europe restât paisible, l'Autriche effrayée et contenue, la France confiante.

Il séjourna deux ou trois jours à Golymin, dans l'intention d'y procurer à son armée un peu de repos, et le 1er janvier 1807 il revint à Varsovie, afin d'y arrêter l'établissement de ses quartiers d'hiver.

Janv. 1807.
Emplacement choisi par Napoléon pour ses quartiers d'hiver.

Si on veut bien apprécier l'emplacement dont il fit choix pour cantonner ses troupes, il faut se retracer la forme des lieux au delà de la Vistule. (Voir les cartes nos 37 et 38.) Cette suite de lacs, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui séparent ici la vieille Prusse de la Pologne, le pays allemand du pays slave, la région maritime et riche de la région intérieure et pauvre, versent la plus grande partie de leurs eaux en dedans du pays, par une suite de rivières, telles que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, lesquelles se jettent dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Et tandis que, par l'Omulew, l'Orezyc et l'Ukra, la Narew reçoit les eaux des lacs qui n'ont pu se rendre à la mer, et qui descendent de l'ouest, elle reçoit par le Bug les eaux qui descendent de l'est et du centre de la Pologne. Elle se confond avec le Bug à Sierock, et grossie de tous ces affluents, elle les porte en un seul lit à la Vistule, qu'elle rejoint à Modlin.

La Narew présente donc un tronc commun qui s'appuie à la Vistule et autour duquel le Bug, à droite, l'Ukra, l'Orezyc, l'Omulew, à gauche, viennent se rattacher comme autant de ramifications. C'est entre ces ramifications diverses, et en s'appuyant au tronc principal, vers Sierock et Modlin, que Napoléon distribua ses corps d'armée.

Quartier du maréchal Lannes.

Il fit cantonner Lannes entre la Vistule, la Narew et le Bug, dans l'angle formé par ces cours d'eau, gardant à la fois Varsovie par la division Suchet, Jablona, le pont d'Okunin et Sierock, par la division Gazan. Le quartier général de Lannes était à Sierock, confluent du Bug et de la Narew. Quartiers du maréchal Davout. Le corps du maréchal Davout dut cantonner dans l'angle décrit par le Bug et la Narew, son quartier général se tenant à Pultusk, ses postes s'étendant jusqu'à Brok sur le Bug, jusqu'à Ostrolenka sur la Narew. Quartiers du maréchal Soult. Le corps du maréchal Soult fut établi derrière l'Orezyc, ayant son quartier général à Golymin, réunissant à son corps d'armée la réserve de cavalerie, et ayant ainsi le moyen de couvrir la vaste étendue de son front par les nombreux escadrons mis à sa disposition. Quartiers du maréchal Augereau. Le corps du maréchal Augereau fut logé à Plonsk, derrière le maréchal Soult, occupant l'angle ouvert entre la Vistule et l'Ukra, son quartier général à Plonsk. Quartiers du maréchal Ney. Le corps du maréchal Ney fut placé à l'extrême gauche d'Augereau, vers Mlawa, à l'origine de l'Orezyc et de l'Ukra, près des lacs, protégeant le flanc des quatre corps d'armée qui rayonnaient autour de Varsovie, et se liant avec le corps du maréchal Bernadotte, qui défendait la basse Vistule. Quartiers du maréchal Bernadotte. Celui-ci, cantonné tout près de la mer, en avant de Graudenz et d'Elbing, avait mission de garder la basse Vistule, et de couvrir le siége de Dantzig, qu'il était indispensable d'exécuter, pour assurer la position de l'armée. Ce siége d'ailleurs était destiné à former l'entr'acte de la campagne qui venait de finir et de la campagne qui allait s'ouvrir au printemps.

Instructions données à chaque corps, en cas d'attaque de la part de l'ennemi.

À la première apparition de l'ennemi, chaque corps avait ordre de se concentrer, celui du maréchal Lannes à Sierock, celui du maréchal Davout à Pultusk, celui du maréchal Soult à Golymin, celui du maréchal Augereau à Plonsk, celui du maréchal Ney à Mlawa, celui du maréchal Bernadotte entre Graudenz et Elbing vers Osterode, les quatre premiers chargés de défendre Varsovie, le cinquième chargé de lier les quartiers de la Narew à ceux du littoral, le dernier chargé de protéger la basse Vistule et le siége de Dantzig.

Précautions pour la nourriture et le logement des troupes.

À cette habile disposition des cantonnements se joignirent des précautions d'une admirable prévoyance. Les soldats n'ayant cessé de bivouaquer depuis le commencement de la campagne, c'est-à-dire depuis le mois d'octobre précédent, devaient enfin se loger dans les villages, et y vivre, mais de manière à pouvoir toujours se trouver réunis au premier péril. La cavalerie légère, la cavalerie de ligne, la grosse cavalerie, rangées les unes derrière les autres, et appuyées de quelques détachements d'infanterie légère, formaient un rideau en avant des cantonnements, pour écarter les Cosaques et empêcher les surprises, au moyen de reconnaissances fréquentes. Les troupes vouées à ce service fort dur, surtout en hiver, étaient abritées sous des cabanes dont le bois, si abondant en Pologne, fournissait les matériaux.

Ordre était donné de fouiller les campagnes pour y découvrir les blés, les pommes de terre, cachés sous terre par les habitants en fuite, de réunir les bestiaux dispersés, et de créer, avec ce qu'on recueillerait, des magasins, lesquels établis auprès de chaque corps, et régulièrement administrés, seraient ainsi garantis de tout gaspillage. Les corps qui n'étaient pas avantageusement placés sous le rapport des ressources alimentaires, devaient recevoir de Varsovie des suppléments en grains, fourrages et viande. Ce qu'on avait à leur envoyer, embarqué sur la Vistule, devait descendre le fleuve jusqu'au point le plus rapproché de chaque corps, y être débarqué ensuite, et transporté par les équipages de l'armée ou par des charrois organisés dans le pays. Napoléon avait ordonné de solder en argent tous les services, soit à cause des Polonais, qu'il voulait ménager, soit à cause des habitants, qu'il espérait ramener par l'attrait du gain.

Il faut remarquer que chaque corps, tout en étant cantonné de manière à pouvoir se porter rapidement au lieu du danger, avait une base sur la Vistule ou sur la Narew, afin d'utiliser les transports par eau. Ainsi le maréchal Lannes avait à Varsovie, le maréchal Davout à Pultusk, le maréchal Augereau à Wyszogrod, le maréchal Soult à Plock, le maréchal Ney à Thorn, le maréchal Bernadotte à Marienbourg et Elbing, une base sur cette vaste ligne de navigation. C'est sur ces divers points que devaient se trouver leurs dépôts, leurs hôpitaux, leurs manutentions de vivres, leurs ateliers de réparation, parce que c'est là que pouvaient parvenir avec plus de facilité toutes les matières nécessaires à ces établissements.

On ne voit, dans les récits ordinaires de guerre, que les armées formées et prêtes à entrer en action; on n'imagine pas ce qu'il en coûte d'efforts pour faire arriver à son poste l'homme armé, équipé, nourri, instruit, et enfin guéri, s'il a été blessé ou malade. Toutes ces difficultés s'accroissent à mesure qu'on change de climat ou qu'on s'éloigne du point de départ. La plupart des généraux ou des gouvernements négligent cette espèce de soins, et leurs armées fondent à vue d'œil. Ceux qui s'y appliquent avec constance et habileté réussissent seuls à conserver leurs troupes nombreuses et bien disposées. L'opération que nous décrivons est le plus admirable exemple de ce genre de difficultés, complétement vaincues et surmontées.

Napoléon voulut qu'après avoir choisi les lieux propres à chaque cantonnement, et réuni les denrées nécessaires, ou amené de Varsovie celles qui manquaient, on construisît des fours, on réparât les moulins détruits. Il exigea que lorsqu'on aurait assuré l'alimentation régulière des troupes, et qu'on serait parvenu à dépasser, dans la confection des vivres, la quantité indispensable à la consommation journalière, on formât un approvisionnement de réserve, en pain, biscuit, spiritueux, non pas au lieu où était fixé le dépôt, mais au lieu où était fixé le rassemblement de chaque corps d'armée, en cas d'attaque. On devine sans doute son motif: il désirait que, si une apparition subite de l'ennemi obligeait à prendre les armes, chaque corps eût de quoi vivre pendant sept ou huit jours de marche. Il ne lui fallait pas, en général, plus de temps pour accomplir une grande opération, et décider une campagne.

Avec l'argent des contributions perçues en Prusse, qu'on réunissait d'abord sur l'Oder, et qu'on transportait ensuite sur la Vistule au moyen des voitures de l'artillerie, il fit fournir le prêt exactement, et, de plus, il accorda des secours extraordinaires aux masses des régiments. On entend par masses les portions de la solde mises en commun, pour nourrir, vêtir, chauffer le soldat. C'était une manière d'ajouter à l'entretien des troupes, proportionnément à la difficulté de vivre, ou à la consommation plus rapide des objets d'équipement.

État de la température pendant cette campagne d'hiver.

Les premiers jours de cet établissement, au milieu des marécages et des forêts de la Pologne, et durant les rigueurs de l'hiver, furent pénibles. Si le froid eût été vif, le soldat, chauffé aux dépens des forêts de la Pologne, eût moins souffert de la gelée que de cette humidité pénétrante, qui détrempait le sol, rendait les arrivages presque impossibles, les fatigues du service plus grandes, attristait les yeux, amollissait les corps, abattait les courages. On ne pouvait pas, dans ce pays, avoir un plus mauvais hiver qu'un hiver pluvieux. La température variait sans cesse de la gelée au dégel, n'atteignant jamais plus d'un ou deux degrés de froid, et retombant bientôt vers la température humide et molle de l'automne. Aussi désirait-on le froid, comme dans les beaux climats on désire le soleil et la verdure du printemps.

Après quelques jours, les cantonnements commencent à se former.

Cependant, après quelques jours la situation devint meilleure. Les corps se logèrent dans les villages abandonnés; les avant-gardes se construisirent des cabanes avec des branches de sapin. On trouva beaucoup de pommes de terre et assez de viande sur pied. Mais on était fatigué de pommes de terre, on soupirait après du pain. Peu à peu on découvrit dans les bois des grains cachés, et on les réunit en magasins. On en reçut aussi, par la Vistule et la Narew, de ceux que l'industrie des juifs faisait descendre à Varsovie, à travers les cordons militaires de l'Autriche. Une adroite corruption, pratiquée par ces habiles commerçants, avait endormi la vigilance des gardiens de la frontière autrichienne. Les fournitures bien payées, ou en sels pris dans les magasins prussiens, ou en argent comptant, s'exécutaient avec assez d'exactitude. Les fours, les moulins détruits se rétablissaient. Les magasins de réserve commençaient à s'organiser. Les vins nécessaires à la santé du soldat et à sa bonne humeur, tirés de toutes les villes du Nord, où le commerce les amène en abondance, et transportés par l'Oder, la Warta, la Netze, jusqu'à la Vistule, arrivaient aussi, quoique avec plus de difficulté. Tous les corps, à la vérité, ne jouissaient pas des mêmes avantages. Ceux des maréchaux Davout et Soult, plus avancés vers la région boisée, et loin de la navigation de la Vistule, étaient les plus exposés aux privations. Les corps des maréchaux Lannes et Augereau, établis plus près du grand fleuve de la Pologne, avaient moins à souffrir. L'infatigable Ney s'était ouvert une source d'abondance par son industrie et sa hardiesse. Il était fort rapproché du pays allemand, qui est extrêmement riche, et de plus il s'était aventuré jusqu'aux bords de la Prégel. Il y faisait des expéditions hardies, mettant ses soldats en traîneau dès qu'il gelait, et maraudant jusqu'aux portes de Kœnigsberg, qu'il faillit même une fois surprendre et enlever.

Le corps de Bernadotte était très-bien placé pour vivre, sur la basse Vistule. Mais le voisinage des garnisons prussiennes de Graudenz, Dantzig, Elbing, l'incommodait fort, et l'empêchait de jouir autant qu'il l'aurait pu des ressources du pays.

Après plusieurs rencontres avec les Cosaques, on les avait obligés à laisser les cantonnements tranquilles. On s'était aperçu que la cavalerie légère suffisait pour se garder, et que la grosse cavalerie souffrait beaucoup dans les cantonnements avancés. Aussi Napoléon, éclairé par une expérience de quelques jours, fit un changement à ses dispositions. Il ramena la grosse cavalerie vers la Vistule. Les cuirassiers du général d'Hautpoul furent cantonnés autour de Thorn; les dragons de toutes les divisions depuis Thorn jusqu'à Varsovie; les cuirassiers du général Nansouty, en arrière de la Vistule, entre la Vistule et la Pilica. La cavalerie légère, renforcée de quelques brigades de dragons, resta aux avant-postes; mais elle vint alternativement, deux régiments par deux régiments, se refaire sur la Vistule, où les fourrages abondaient. La division Gudin du corps de Davout, la plus maltraitée de toute l'armée, car elle avait pris part aux deux plus rudes actions de la guerre, Awerstaedt et Pultusk, fut envoyée à Varsovie, pour s'y dédommager de ses fatigues et de ses combats.

Assurément, l'armée n'était pas, dans le fond de la Pologne, aussi bien entretenue qu'au camp de Boulogne, où tous les moyens de la France, et deux années de temps, avaient été consacrés à pourvoir à ses besoins. Mais elle avait le nécessaire, et quelquefois davantage. Napoléon, répondant au ministre Fouché, qui lui faisait part des bruits répandus par les malveillants sur les souffrances de nos soldats, lui écrivait:

«Il est vrai que les magasins de Varsovie n'étant pas grandement approvisionnés, et l'impossibilité d'y réunir en peu de temps une grande quantité de grains, ont rendu les vivres rares; mais il est aussi absurde de penser qu'on puisse manquer de blé, de vin, de viande, de pommes de terre en Pologne, qu'il l'était de dire qu'on en manquait en Égypte.

»J'ai à Varsovie une manutention qui me donne 100,000 rations de biscuit par jour; j'en ai une à Thorn; j'ai des magasins à Posen, à Lowicz, sur toute la ligne; j'ai de quoi nourrir l'armée pendant plus d'un an. Vous devez vous souvenir que lors de l'expédition d'Égypte, des lettres de l'armée disaient qu'on y mourait de faim. Faites écrire des articles dans ce sens. Il est tout simple qu'on ait pu manquer de quelque chose au moment où l'on poussait les Russes de Varsovie; mais les productions du pays sont telles qu'il ne peut y avoir de craintes...» (Varsovie, 18 janvier 1807.)

Organisation de vastes hôpitaux entre la Vistule et l'Oder.

Il y avait cependant un assez grand nombre de malades, plus même que de coutume dans cette vaillante armée. Ils étaient atteints de fièvres et de douleurs, par suite des bivouacs continuels, sous un ciel froid, sur une terre humide. Il était facile d'en juger par ce qui arrivait aux chefs eux-mêmes. Plusieurs des maréchaux, ceux en particulier qu'on appelait les Italiens et les Égyptiens, parce qu'ils avaient servi en Italie et en Égypte, se trouvaient gravement indisposés. Murat n'avait pu prendre part aux dernières opérations sur la Narew. Augereau, souffrant d'un rhumatisme, était obligé de se soustraire au contact d'un air froid et humide. Lannes, tombé malade à Varsovie, avait été obligé de se séparer du cinquième corps, qu'il ne pouvait plus commander.

Napoléon couronna les soins donnés à ses soldats par des soins non moins empressés pour ses malades et ses blessés. Il avait fait préparer six mille lits à Varsovie; il en fit disposer un nombre tout aussi considérable à Thorn, à Posen et sur les derrières, entre la Vistule et l'Oder. On avait saisi à Berlin de la laine provenant des domaines de la couronne, de la toile à tente; on en fit des matelas pour les hôpitaux. Ayant à sa disposition la Silésie, que le prince Jérôme avait occupée, et qui abonde en toiles de toute espèce, Napoléon ordonna d'en acheter une grande quantité, et de la convertir en chemises. Il confia spécialement la direction des hôpitaux à M. Daru, et prescrivit une organisation toute particulière pour ces établissements. Il décida qu'il y aurait dans chaque hôpital un infirmier en chef, toujours pourvu d'argent comptant, chargé, sous sa responsabilité, de procurer aux malades ce dont ils auraient besoin, et surveillé par un prêtre catholique. Ce prêtre, en même temps qu'il exerçait le ministère spirituel, devait exercer aussi une sorte de vigilance paternelle, rendre des comptes à l'Empereur, et lui signaler la moindre négligence envers les malades, dont il était ainsi constitué le protecteur. Napoléon avait voulu que ce prêtre eût un traitement, et que chaque hôpital devînt en quelque sorte une cure ambulante, à la suite de l'armée.

Tels étaient les soins infinis auxquels se livrait ce grand capitaine, que la haine des partis a représenté, le jour de sa chute, comme un conquérant barbare, poussant les hommes à la boucherie, sans s'inquiéter de les nourrir quand il les avait fait marcher, de les guérir quand il les avait fait mutiler, et ne se souciant pas plus d'eux que des animaux qui traînaient ses canons et ses bagages.

Après s'être occupé des hommes avec un zèle qui n'en est pas moins noble pour être intéressé, car il ne manque pas de généraux, de souverains, qui laissent mourir de misère les soldats instruments de leur puissance et de leur gloire, Napoléon donna son attention aux ouvrages entrepris sur la Vistule, et à l'exacte arrivée de ses renforts, de manière qu'au printemps son armée pût se présenter à l'ennemi plus formidable que jamais. Ouvrages de fortification sur la Vistule et la Narew. Il avait ordonné, comme on l'a vu, des ouvrages à Praga, voulant que Varsovie pût se soutenir seule, avec une simple garnison, dans le cas où il se porterait en avant. Après avoir tout examiné de ses yeux, il résolut la construction de huit redoutes, fermées à la gorge, avec escarpe et contrescarpe revêtues en bois (genre de revêtement dont le siége de Dantzig fit bientôt apprécier la valeur), et enveloppant dans leur ensemble le vaste faubourg de Praga. Il voulut y ajouter un ouvrage, qui, placé en arrière de ces huit redoutes, et en avant du pont de bateaux qui liait Varsovie avec Praga, servît à la fois de réduit à cette espèce de place forte, et de tête de pont au pont de Varsovie. Il commanda à Okunin, où étaient jetés les ponts sur la Narew et sur l'Ukra, un ensemble d'ouvrages pour les couvrir, et en garantir la possession exclusive à l'armée française. Même chose fut prescrite au pont de Modlin, qu'on avait jeté au confluent de la Vistule et de la Narew, en se servant d'une île pour y asseoir les moyens de passage, et pour y construire un ouvrage défensif de la plus grande force. Ainsi, entre les trois points de Varsovie, d'Okunin et de Modlin (voir la carte no 38), où venaient se croiser tant et de si vastes cours d'eau, Napoléon s'assura tous les passages à lui-même, et les interdit tous aux Russes, de manière que ces grands obstacles naturels, convertis en facilités pour lui, en difficultés insurmontables pour l'ennemi, devinssent dans ses mains de puissants moyens de manœuvre, et pussent surtout être livrés à eux-mêmes, si le besoin de la guerre obligeait à s'élever au nord, plus qu'on ne l'avait fait encore. Napoléon compléta ce système par un ouvrage du même genre à Sierock, au confluent de la Narew et du Bug. Avec les bois qui abondaient sur les lieux, avec l'argent comptant dont on disposait, on était certain d'avoir à la fois les matériaux et les bras pour mettre ces matériaux en œuvre.

Création d'un dixième corps, pour faire le siége de Dantzig.

Napoléon avait tiré de Paris deux régiments d'infanterie, le 15e léger et le 58e de ligne, un régiment de fusiliers de la garde, et un régiment de la garde municipale. Il avait encore tiré un régiment de Brest, un de Saint-Lô, un de Boulogne. Ces sept régiments étaient en marche, ainsi que les régiments provisoires destinés à conduire les recrues des bataillons de dépôt aux bataillons de guerre. Deux d'entre eux, le 15e léger et le 58e, avaient devancé les autres, et rejoint le corps du maréchal Mortier, porté ainsi à huit régiments français, indépendamment des régiments hollandais ou italiens qui devaient en compléter l'effectif. Napoléon, profitant de ce renfort, qui dans le moment dépassait les besoins du huitième corps, car jusqu'ici aucune entreprise ne semblait menacer les rivages de la Baltique, en détacha les 2e et 15e légers, formant 4 mille hommes de bonne infanterie française. Il leur adjoignit les Badois, les huit bataillons polonais levés à Posen, la légion du Nord, remplie d'anciens Polonais engagés depuis long-temps au service de France, les quatre beaux régiments de cuirassiers arrivés d'Italie, enfin deux des cinq régiments de cavalerie légère qui en arrivaient également, les 19e et 23e de chasseurs. Il composa avec ces troupes un nouveau corps d'armée auquel il donna le titre de dixième corps, les Allemands qui étaient en Silésie sous le prince Jérôme ayant déjà reçu le titre de neuvième. Il confia le commandement de ce dixième corps au vieux maréchal Lefebvre, qu'il avait amené avec lui à la grande armée, et mis temporairement à la tête de l'infanterie de la garde. Il le chargea d'investir Colberg, et de commencer le siége de Dantzig. Cette dernière place avait une importance capitale, par rapport à la position qu'elle occupait sur le théâtre de la guerre. Elle commandait la basse Vistule, protégeait les arrivages de l'ennemi par mer, et contenait des ressources immenses, qui devaient mettre l'armée dans l'abondance, si on parvenait à s'en rendre maître. D'ailleurs, tant qu'elle n'était pas prise, un mouvement offensif de l'ennemi vers la mer, poussé au delà de la basse Vistule, pouvait nous obliger à quitter la haute Vistule, et à rétrograder vers l'Oder. Napoléon était donc résolu à faire du siége de Dantzig la grande opération de l'hiver.

Siége des places de la Silésie.

Napoléon, consacrant ainsi la mauvaise saison à prendre les places, voulait assiéger non-seulement celles de la basse Vistule, qui se trouvaient à sa gauche, mais celles aussi du haut Oder, qui se trouvaient à sa droite. Son frère Jérôme, secondé du général Vandamme, devait, comme on l'a vu, achever la soumission de la Silésie, par l'acquisition successive des forteresses de l'Oder. Ces forteresses, construites avec soin par le grand Frédéric, pour rendre définitive la précieuse conquête qui avait fait la gloire de son règne, présentaient de graves difficultés à surmonter, non-seulement par la grandeur et la beauté des ouvrages, mais par les garnisons qui étaient chargées de les défendre. La reddition de Magdebourg, de Custrin, de Stettin, avait couvert de honte les commandants qui les avaient livrées, sous l'empire d'une démoralisation générale. Bientôt il s'était produit une réaction dans l'armée prussienne, d'abord si profondément découragée après Iéna. L'honneur indigné avait parlé au cœur de tous les militaires, et ils étaient déterminés à mourir honorablement, même sans aucun espoir de vaincre. Le roi avait menacé de châtiments terribles les commandants qui rendraient les places confiées à leur garde, avant d'avoir fait tout ce qui constitue, d'après les règles de l'art, une défense honorable. Au surplus on commençait à comprendre que les villes fortes, restées à la gauche et à la droite de Napoléon, allaient acquérir une véritable importance, car elles étaient autant de points d'appui qui manquaient à sa marche audacieuse, et qui devaient seconder la résistance de ses ennemis. La résolution de les défendre énergiquement était donc bien arrêtée chez tous les commandants des garnisons prussiennes.

Le prince Jérôme n'avait auprès de lui que des Wurtembergeois et des Bavarois, et avec ces troupes auxiliaires un seul régiment français, le 13e de ligne, plus quelques escadrons français de cavalerie légère. Ces auxiliaires allemands n'avaient pas encore acquis la valeur militaire qu'ils montrèrent depuis en plus d'une occasion. Mais le général Vandamme, commandant le neuvième corps sous le prince Jérôme, le général Montbrun commandant la cavalerie, aidés d'un jeune état-major français plein d'ardeur, leur inspirèrent en peu de temps l'esprit qui animait alors notre armée, et qu'elle communiquait à toutes les troupes en contact avec elle. Vandamme, qui n'avait jamais dirigé de siége, et ne possédait aucune des connaissances de l'ingénieur, mais qui suppléait à tout par un heureux instinct de la guerre, avait entrepris de brusquer les places de la Silésie, bien qu'il sût que les gouverneurs de ces places étaient décidés à se bien défendre. Il voulut employer un moyen qui avait réussi à Magdebourg, celui d'intimider les habitants, pour les pousser à se rendre malgré les garnisons. Il commença par Glogau (voir la carte no 37), la place de Silésie la plus rapprochée du bas Oder et des routes militaires que suivaient nos troupes. Prise de Glogau le 2 décembre 1806. La garnison était peu nombreuse, et la démoralisation régnait encore dans ses rangs. Vandamme fit mettre en batterie plusieurs mortiers et bouches à feu de gros calibre, et, après quelques menaces suivies d'effet, amena la place à capituler le 2 décembre. On y découvrit de grandes ressources en artillerie, et en approvisionnements de tout genre. Vandamme remonta ensuite l'Oder, et commença l'investissement de Breslau, située sur ce fleuve à vingt lieues au-dessus de Glogau.

Siége et prise de Breslau.

C'est avec les Wurtembergeois qu'on avait enlevé Glogau. Ce n'était pas assez pour assiéger Breslau, capitale de la Silésie, ville de 60 mille âmes, pourvue de 6 mille hommes de garnison, de nombreux et solides ouvrages, et d'un bon commandant. Le prince Jérôme, qui avait poussé jusqu'aux environs de Kalisch pendant que l'armée française faisait sa première entrée en Pologne, était revenu sur l'Oder, depuis que Napoléon, solidement établi sur la Vistule, n'avait plus besoin de la présence du neuvième corps vers sa droite. Vandamme eut donc pour entreprendre le siége de Breslau les Wurtembergeois, deux divisions bavaroises, avec quelques artilleurs et ingénieurs français, plus enfin le 13e de ligne. Exécuter le siége régulier d'une aussi vaste place lui paraissait long et difficile. En conséquence il tâcha comme à Glogau d'intimider la population. Il choisit dans un faubourg, celui de Saint-Nicolas, un emplacement pour y établir des batteries incendiaires. Un feu assez vif, dirigé sur l'intérieur de la ville, n'obtint pas le résultat proposé, grâce à la vigueur du commandant. Vandamme songea dès lors à une attaque plus sérieuse. Breslau avait pour principal moyen de défense une enceinte bastionnée, bordée d'un fossé profond, rempli des eaux de l'Oder. Mais les ingénieurs français s'aperçurent que cette enceinte n'était pas revêtue partout, et que sur certains points elle ne présentait qu'une escarpe en terre. Vandamme imagina de tenter l'assaut de l'enceinte, qui, ne consistant pas dans un mur en maçonnerie, mais dans un simple talus gazonné, pouvait être escaladée par des soldats entreprenants. Il fallait auparavant franchir sur des radeaux le fossé que l'Oder inondait. Vandamme fit préparer ce qui était nécessaire pour cette entreprise audacieuse. Malheureusement les préparatifs furent découverts par l'ennemi, un clair de lune incommode brilla pendant la nuit de l'exécution, et par ces diverses causes la tentative échoua. Dans l'intervalle, le prince d'Anhalt-Pless, qui commandait la province, ayant réuni des détachements de toutes les places, et suscité une levée de paysans, ce qui lui avait procuré un corps de douze mille hommes, fit espérer à la garnison un secours extérieur. Il ne pouvait rien arriver de plus heureux aux assiégeants, que d'avoir à résoudre en rase campagne la question de la prise de Breslau. Vandamme courut au-devant du prince d'Anhalt avec les Bavarois et le 13e de ligne français, le battit deux fois, le jeta dans une déroute complète, et reparut devant la place, privée désormais de toute espérance de secours. En même temps une forte gelée étant survenue, il résolut de passer les fossés sur la glace, et d'escalader ensuite les ouvrages en terre. Le commandant se voyant exposé à une prise d'assaut, danger effrayant pour une ville riche et populeuse, consentit à parlementer, et rendit la place le 7 janvier, après un mois de résistance, aux conditions de Magdebourg, de Custrin et des autres forteresses de la Prusse.

Cette conquête était non-seulement brillante, mais singulièrement utile par les ressources qu'elle procurait à l'armée française, par l'empire surtout qu'elle nous assurait sur la Silésie, la plus riche province de la Prusse et l'une des plus riches de l'Europe. Napoléon en félicita Vandamme, et après Vandamme son frère Jérôme, qui avait montré l'intelligence d'un bon officier et le courage d'un brave soldat.

Prise de Brieg.

Quelques jours après, le neuvième corps fit encore prise la conquête de Brieg, placée au-dessus de Breslau sur l'Oder. Tout le centre de la Silésie étant conquis, il restait à prendre Schweidnitz, Glatz, Neisse, qui ferment les portes de la Silésie, du côté de la Bohême. (Voir la carte no 36.) Napoléon ordonna de les assiéger l'une après l'autre, et se décida, en ce qui le concernait, à un acte rigoureux, conforme d'ailleurs au droit de la guerre, c'était de les détruire. En conséquence, il prescrivit de faire sauter les ouvrages de celles qui étaient déjà en son pouvoir. Il avait pour agir ainsi une double raison, l'une du moment, l'autre d'avenir. Dans le moment il ne voulait pas disséminer ses troupes en multipliant autour de lui les postes à garder; dans l'avenir, ne comptant plus sur la Prusse comme sur une alliée, s'apercevant tous les jours qu'il ne fallait pas se flatter de ramener l'Autriche, il n'avait plus rien à espérer que de la mésintelligence qui avait toujours divisé ces deux cours. La Silésie démantelée, du côté de l'Autriche, devait devenir pour la Prusse un objet d'inquiétude, une occasion de dépenses, une cause d'affaiblissement.

Répression d'une légère insurrection en Hesse.

Ainsi sur les derrières de l'armée, à gauche comme à droite, le progrès visible de nos opérations attestait que l'ennemi ne pouvait pas les troubler, puisqu'il les laissait accomplir. Seulement quelques partisans, sortis des places de Colberg et de Dantzig, recrutés par des prisonniers prussiens qui s'étaient échappés, infestaient les routes. Divers détachements furent employés à les poursuivre. Un léger accident, qui n'eut rien de grave, inspira toutefois un instant de crainte pour la tranquillité de l'Allemagne. La Hesse, dont on venait de détrôner le souverain, de détruire les places, de dissoudre l'armée, était naturellement la plus mal disposée des provinces de l'Allemagne envers les Français. Trente mille hommes licenciés, oisifs, privés de solde et de moyens de vivre, étaient, quoique désarmés, un levain dangereux que la prudence conseillait de ne pas laisser dans le pays. On avait imaginé d'enrôler une partie d'entre eux, sans dire où on les ferait servir. L'intention était de les employer à Naples. Le secret ayant été divulgué par quelques indiscrétions commises à Mayence, le rassemblement des enrôlés s'insurgea, en disant qu'on voulait envoyer les Hessois périr dans les Calabres. Le général Lagrange, qui commandait en Hesse, n'avait que fort peu de troupes à sa disposition. Les insurgés désarmèrent un détachement français, et menacèrent de soulever la Hesse tout entière. Mais la prévoyance de Napoléon avait fourni d'avance les moyens de parer à cet événement fâcheux. Des régiments provisoires partis du Rhin, un régiment italien en marche vers le corps du maréchal Mortier, les fusiliers de la garde tirés de Paris, et un des régiments de chasseurs venant d'Italie, n'étaient pas loin. On les dirigea en toute hâte vers Cassel, et l'insurrection fut immédiatement comprimée.

L'immense pays qui s'étend du Rhin à la Vistule, des montagnes de la Bohême à la mer du Nord, était donc soumis. Les places se rendaient l'une après l'autre à nos troupes, et nos renforts le traversaient paisiblement, en y exerçant la police, tandis qu'ils marchaient vers le théâtre de la guerre, pour recruter la grande armée.

Doute passager répandu sur la situation de Napoléon en Pologne.

Cependant le général russe Benningsen avait mis une telle audace à se dire victorieux, que le roi de Prusse à Kœnigsberg, l'empereur Alexandre à Pétersbourg, avaient reçu et accepté des félicitations. Et bien que les résultats matériels, tels que la retraite des Russes sur la Prégel, notre tranquille établissement sur la Vistule, les siéges entrepris et terminés sur l'Oder, dussent répondre à toutes les forfanteries d'un ennemi qui se croyait victorieux, quand il n'avait pas essuyé un désastre aussi complet que celui d'Austerlitz ou d'Iéna, on affecta néanmoins de montrer une certaine joie. Fausse joie à Vienne par suite des bruits mensongers répandus sur la situation de l'armée française. Cette joie éclata surtout à Vienne, et dans le sein de la cour impériale. Empereur, archiducs, ministres, grands seigneurs, se félicitèrent également. Rien n'était plus naturel et plus légitime. Il n'y avait à redire qu'au langage tenu par le cabinet de Vienne dans ses communications les plus récentes avec Napoléon, langage qui dépassait peut-être la limite de la dissimulation permise en pareil cas. M. de Lucchesini, passant à Vienne, rectifie les idées de la cour d'Autriche, et détruit sa fausse joie. Du reste l'erreur qui causait la joie de nos ennemis ne fut pas de longue durée. M. de Lucchesini, qui avait quitté la cour de Prusse en même temps que M. d'Haugwitz, traversait alors Vienne pour se rendre à Lucques sa patrie. Il n'avait plus d'illusions pour lui-même, il n'avait plus d'intérêt à faire illusion aux autres, et en conséquence il dit la vérité sur les rencontres sanglantes dont la Vistule venait d'être le théâtre. Les boues de la Pologne avaient paralysé, disait-il, vaincus et vainqueurs, et permis aux Russes de se soustraire à la poursuite des Français. Mais les Russes, battus à outrance partout, n'avaient aucune chance de tenir tête aux redoutables soldats de Napoléon. On devait s'attendre qu'au printemps, peut-être même à la première gelée, celui-ci ferait une irruption sur la Prégel ou le Niémen, et terminerait la guerre par un acte éclatant. L'armée française, ajoutait M. de Lucchesini, n'était ni démoralisée, ni privée de ressources, ainsi qu'on le prétendait; elle vivait bien, s'accommodait du climat humide et froid de la Pologne, tout comme elle s'était accommodée jadis du climat sec et brûlant de l'Égypte; elle avait enfin une foi aveugle dans le génie et la fortune de son chef.

Ces nouvelles d'un observateur calme et désintéressé abattirent les fausses joies des Autrichiens. La cour de Vienne, tant pour rassurer Napoléon par une démarche amicale, que pour avoir au quartier général français un informateur exact, demanda l'autorisation d'envoyer à Varsovie M. le baron de Vincent. Les ministres des cours étrangères, qui avaient voulu suivre M. de Talleyrand à Berlin, quelques-uns même à Varsovie, avaient été poliment éconduits, comme témoins incommodes et souvent fort médisants. On consentit toutefois à recevoir M. de Vincent, par ménagement pour l'Autriche, et pour lui fournir aussi un moyen direct d'être instruite de la vérité, qu'on avait plutôt intérêt à lui faire connaître qu'à lui cacher. M. de Vincent arriva vers la fin de janvier à Varsovie.

Tandis que Napoléon employait le mois de janvier 1807, soit à consolider sa position sur la Vistule et sur l'Oder, soit à grossir son armée de renforts venus de France et d'Italie, soit enfin à soulever l'Orient contre la Russie, se tenant prêt à faire face à toute attaque immédiate, mais n'y croyant guère, les Russes lui en préparaient une, et des plus redoutables, malgré les rigueurs de la saison. État de l'armée russe après la bataille de Pultusk, les combats de Golymin et de Soldau. Après l'affaire de Pultusk, le général Benningsen battu, quoi qu'il en eût dit, car on ne se retire pas en toute hâte lorsqu'on est victorieux, avait passé la Narew, et se trouvait dans le pays de landes, de marécages et de bois, qui s'étend entre la Narew et le Bug. Il y avait recueilli deux divisions du général Buxhoewden, fort inutilement laissées par celui-ci à Popowo, sur le Bug, pendant les derniers engagements. Il remonta la Narew avec ces deux divisions et celles de son armée qui avaient combattu à Pultusk. Dans ce même moment, les deux demi-divisions du général Benningsen, qui n'avaient pu le rejoindre, ralliées aux deux divisions du général Buxhoewden qui étaient à Golymin et à Makow, restaient sur l'autre rive de la Narew, dont les ponts venaient d'être emportés par les glaces. Les deux portions de l'armée russe, réduites ainsi à l'impossibilité de communiquer entre elles, remontaient les rives de la Narew, faciles à détruire isolément, si on avait pu être informé de leur situation, et si de plus l'état des chemins avait permis de les atteindre. Mais on ne parvient pas à tout savoir à la guerre. Le plus habile des généraux est celui qui, à force d'application et de sagacité, arrive à ignorer un peu moins que de coutume les projets de l'ennemi. En toute autre circonstance, Napoléon, avec son activité prodigieuse, avec son art de profiter de la victoire, aurait bientôt découvert la périlleuse situation de l'armée russe, et aurait infailliblement détruit la portion qu'il se serait attaché à poursuivre. Mais plongé dans les boues, privé d'artillerie et de pain, il s'était vu réduit à une complète immobilité. Ayant mené d'ailleurs ses soldats à l'extrémité de l'Europe, il avait considéré comme une sorte de cruauté de mettre leur dévouement à de plus longues épreuves.

Le général Benningsen et le général Buxhoewden tentèrent quelques efforts pour se rejoindre, mais les ponts, plusieurs fois rétablis, furent toujours rompus, et ils se virent obligés de remonter la Narew lentement, vivant comme ils pouvaient, et tâchant de gagner les lieux où une jonction deviendrait praticable. Toutefois ils réussirent à se rencontrer personnellement, et ils eurent une entrevue à Nowogrod. Quoique peu disposés à s'entendre, ils convinrent d'un plan, qui n'allait à rien moins qu'à continuer les hostilités, malgré l'état du pays et de la saison. Le général Benningsen fait prévaloir l'avis de continuer les opérations malgré l'état du pays et de la saison. Le général Benningsen, qui, à force de se dire victorieux à Pultusk, avait fini par le croire, voulait absolument reprendre l'offensive, et par son influence on décida la continuation immédiate des opérations militaires, en suivant une marche tout autre que celle qui avait été d'abord adoptée. Au lieu de longer la Narew et ses affluents, et de s'adosser ainsi au pays boisé, ce qui fixait le point d'attaque sur Varsovie, on résolut de faire un grand circuit, de tourner par un mouvement en arrière la vaste masse des forêts, de traverser ensuite la ligne des lacs, et de se porter vers la région maritime par Braunsberg, Elbing, Marienbourg et Dantzig. On était assuré de vivre en opérant de ce côté, grâce à la richesse du sol le long du littoral. Nouveau plan d'opération du général Benningsen, consistant à agir par le littoral de la Baltique, et à venir passer la Vistule entre Thorn et Marienbourg. On se flattait en outre de surprendre l'extrême gauche des cantonnements français, d'enlever peut-être le maréchal Bernadotte, établi sur la basse Vistule, de passer facilement ce fleuve sur lequel on avait conservé plusieurs appuis, et en se portant au delà de Dantzig, de faire tomber d'un seul coup la position de Napoléon en avant de Varsovie.

Si l'on jette en effet les yeux sur la ligne que décrivent la Vistule et l'Oder pour se rendre dans la Baltique (voir la carte no 37), on remarquera qu'ils courent d'abord au nord-ouest, la Vistule jusqu'aux environs de Thorn, l'Oder jusqu'aux environs de Custrin, et qu'ils se redressent ensuite brusquement, pour couler au nord-est, formant ainsi un coude marqué, la Vistule vers Thorn, l'Oder vers Custrin. Il résulte de cette direction, surtout en ce qui concerne la Vistule, que le corps russe qui passait ce fleuve entre Graudenz et Thorn, se trouvait beaucoup plus près de Posen, base de nos opérations en Pologne, que l'armée française campée à Varsovie. La différence était presque de moitié. C'était donc en soi un projet bien conçu, que de franchir la Vistule entre Thorn et Marienbourg, sauf la bonne exécution, de laquelle dépend toujours le sort des plans les meilleurs. Nous avons effectivement déjà démontré plus d'une fois, que sans la précision dans les calculs de distance et de temps, sans la promptitude dans les marches, la vigueur dans les rencontres, la fermeté à poursuivre une pensée jusqu'à son entier accomplissement, toute manœuvre hardie devient aussi funeste qu'elle aurait pu être heureuse. Et ici, en particulier, si on échouait, on était débordé par Napoléon, séparé de Kœnigsberg, acculé à la mer, et exposé à un vrai désastre, car, pour répéter une autre vérité déjà exprimée ailleurs, on court, dans toute grande combinaison, autant de péril qu'on en fait courir à son adversaire.

Les deux généraux russes étaient à peine d'accord sur le plan à suivre, qu'une résolution prise à Saint-Pétersbourg, en conséquence des faux récits du général Benningsen, lui conférait l'ordre de Saint-Georges, le nommait général en chef, le débarrassait de la suprématie militaire du vieux Kamenski, et de la rivalité du général Buxhoewden. Ces deux derniers étaient par la même résolution rappelés de l'armée.

Le général Benningsen fait un grand détour en arrière, pour se porter sur le littoral de la Baltique.

Le général Benningsen, resté seul à la tête des troupes russes, persista naturellement dans un plan qui était le sien, et se hâta de le mettre à exécution. Il remonta la Narew jusqu'à Tykoczyn, passa le Bober près de Goniondz, à l'endroit même où Charles XII l'avait franchi un siècle auparavant, et vint traverser la ligne des lacs, près du lac Spirding, par Arys, Rhein, Rastenburg et Bischoffstein. Le nom des lieux indique qu'il avait atteint le pays allemand, c'est-à-dire la Prusse orientale. Le 22 janvier, un mois après les dernières actions de Pultusk, de Golymin et de Soldau, il arrivait à Heilsberg sur l'Alle. Ce n'est pas ainsi qu'il faut marcher pour surprendre un ennemi vigilant. Cependant caché par cet impénétrable rideau de forêts et de lacs qui séparait les deux armées, le mouvement des Russes était demeuré entièrement inaperçu des Français.

À cette époque, le général Essen avait enfin amené les deux divisions de réserve annoncées depuis long-temps; ce qui portait le nombre total des divisions de l'armée russe à dix, indépendamment du corps prussien du général Lestocq. Ces deux nouvelles divisions, composées de recrues, furent destinées à garder, outre le Bug et la Narew, la position qu'avaient occupée antérieurement les deux divisions du général Buxhoewden, restées étrangères aux opérations du mois de décembre. La division Sedmaratzki fut postée à Goniondz, sur le Bober, pour veiller sur la ligne des lacs, maintenir les communications avec le corps du général Essen, et donner des ombrages aux Français sur leur droite. De dix divisions le général Benningsen n'en conservait donc que sept, pour les porter sur le littoral et la basse Vistule. Après les pertes faites en décembre, elles pouvaient représenter une force de 80 mille hommes, et de 90 mille[17] au moins avec le corps prussien de Lestocq.

Position des cantonnements français au moment de la reprise des hostilités.

Nous avons déjà fait remarquer que les eaux des lacs s'écoulaient, les unes en dedans du pays, par l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, dans la Narew et la Vistule, les autres en dehors par de petites rivières se rendant directement à la mer, et dont la principale est la Passarge, qui tombe perpendiculairement dans le Frische-Haff. Les corps français, répandus à droite sur la Narew et ses affluents, à gauche sur la Passarge, couvraient la ligne de la Vistule, de Varsovie à Elbing. Les maréchaux Lannes et Davout avaient leurs cantonnements, comme nous l'avons dit, le long de la Narew, depuis son embouchure dans la Vistule jusqu'à Pultusk et au-dessus, formant la droite de l'armée française et couvrant Varsovie. Le corps du maréchal Soult était établi entre l'Omulew et l'Orezyc, d'Ostrolenka à Willenberg et Chorzellen, donnant la main d'un côté aux troupes du maréchal Davout, de l'autre à celles du maréchal Ney, et formant ainsi le centre de l'armée française. Le maréchal Ney, porté plus en avant, à Hohenstein sur la haute Passarge, se liait avec la position du maréchal Soult aux sources de l'Omulew, et avec celle du maréchal Bernadotte derrière la Passarge. Ce dernier, protégé par la Passarge, occupant Osterode, Mohrungen, Preuss-Holland, Elbing, formait la gauche de l'armée française vers le Frische-Haff, et couvrait la basse Vistule ainsi que Dantzig.

Excursions hardies du maréchal Ney jusqu'aux portes de Kœnigsberg.

Le maréchal Ney, qui avait la position la plus avancée, ajoutait encore aux distances qui le séparaient du gros de l'armée par la hardiesse de ses excursions. Dès que la gelée commençait à rendre au sol quelque consistance, il embarquait, comme nous l'avons dit, ses troupes légères sur des traîneaux, et courait jusqu'aux environs de Kœnigsberg chercher des vivres pour ses soldats. Il avait fait de la sorte quelques captures heureuses, qui avaient singulièrement contribué au bien-être de son corps d'armée. L'Alle, dont il parcourait les bords (voir les cartes nos 37 et 38), a ses sources près de celles de la Passarge, dans un groupe de lacs entre Hohenstein et Allenstein, puis s'en sépare à angle droit, et tandis que la Passarge coule à gauche vers la mer (ou Frische-Haff), elle coule tout droit vers la Prégel, de manière que l'Alle et la Passarge, la Prégel et la mer, présentent pour ainsi dire les quatre côtés d'un carré long. Le maréchal Ney, placé à Hohenstein, au sommet de l'angle que décrivent la Passarge et l'Alle avant de se séparer, ayant à sa droite en arrière les cantonnements du maréchal Soult, à sa gauche en arrière ceux du maréchal Bernadotte, descendant et remontant tour à tour le cours de l'Alle dans ses courses jusqu'à la Prégel, ne pouvait manquer de rencontrer l'armée russe en mouvement.

Le maréchal Ney, dans ses excursions, rencontre l'armée russe, et donne l'éveil aux cantonnements français.

Napoléon, craignant qu'il ne se compromît, l'avait réprimandé plusieurs fois. Mais le hardi maréchal, persistant à courir plus loin qu'il n'en avait l'autorisation, rencontra l'armée russe qui avait passé l'Alle, et qui allait franchir la Passarge aux environs de Deppen. Elle s'avançait en deux colonnes. Celle des deux qui devait franchir la Passarge à Deppen, était chargée de faire une percée vers Liebstadt, pour s'approcher de la basse Vistule, et surprendre les cantonnements du maréchal Bernadotte.

Levée des cantonnements français.

Le maréchal Ney, dont l'indocile témérité avait eu du moins pour avantage de nous avertir à temps (avantage qui ne doit point encourager à la désobéissance, car elle a rarement des effets aussi heureux), le maréchal Ney se hâta de se replier lui-même, de prévenir le maréchal Bernadotte à sa gauche, le maréchal Soult à sa droite, du danger qui les menaçait, et d'envoyer au quartier général à Varsovie la nouvelle de la soudaine apparition de l'ennemi. Il prit à Hohenstein un poste bien choisi, duquel il pouvait se porter soit au secours des cantonnements du maréchal Soult sur l'Omulew, soit au secours des cantonnements du maréchal Bernadotte derrière la Passarge. (Voir la carte no 38.) Il indiqua à celui-ci la position d'Osterode, belle position sur des plateaux, derrière des bois et des lacs, où le premier et le sixième corps réunis étaient en mesure de présenter environ 30 et quelques mille hommes aux Russes, dans un site presque inexpugnable.

Le maréchal Bernadotte, en se concentrant à Osterode, rencontre les Russes à Mohrungen.

Mais les troupes du maréchal Bernadotte répandues jusqu'à Elbing, près du Frische-Haff, avaient de grandes distances à franchir pour se rallier, et si le général Benningsen eût marché rapidement, il aurait pu les surprendre et les détruire, avant que leur concentration fût opérée. Le maréchal Bernadotte expédia aux troupes de sa droite l'ordre de se porter directement sur Osterode, et aux troupes de sa gauche l'ordre de se réunir au point commun de Mohrungen, qui est sur la route d'Osterode, un peu en arrière de Liebstadt, c'est-à-dire très-près des avant-gardes russes. Le danger était pressant, car la veille, l'avant-garde ennemie avait fort maltraité un détachement français laissé à Liebstadt. Le général Markof, avec 15 ou 16 mille hommes environ, formait la tête de la colonne russe de droite. Il était le 25 janvier, dans la matinée, à Pfarrers-Feldchen, ayant trois bataillons dans ce village, et en arrière une forte masse d'infanterie et de cavalerie. Le maréchal Bernadotte arriva en cet endroit, peu distant de Mohrungen, vers midi, avec des troupes qui, parties dans la nuit, avaient déjà fait dix ou douze lieues. Combat de Mohrungen. Il arrêta ses dispositions sur-le-champ, et jeta un bataillon du 9e léger dans le village de Pfarrers-Feldchen, pour enlever à l'ennemi ce premier point d'appui. Ce brave bataillon y entra baïonnette baissée sous une vive fusillade des Russes, et soutint dans l'intérieur du village un combat acharné. Au milieu de la mêlée on lui prit son aigle, mais il la reprit bientôt. D'autres bataillons russes étant venus se joindre à ceux qu'il combattait, le maréchal Bernadotte envoya à son secours deux bataillons français, qui, après une lutte d'une extrême violence, restèrent maîtres de Pfarrers-Feldchen. Au delà se voyait sur un terrain élevé le gros de la colonne ennemie, appuyée d'un côté à des bois, de l'autre à des lacs, et protégée sur son front par une nombreuse artillerie. Le maréchal Bernadotte après avoir formé en ligne de bataille le 8e le 94e de ligne et le 27e léger, marcha droit à la position des Russes sous le feu le plus meurtrier. Il l'aborda franchement; les Russes la défendirent avec opiniâtreté. La fortune voulut que le général Dupont, arrivant des bords du Frische-Haff, par la route de Preuss-Holland, se montrât avec le 32e et le 96e, à travers le village de Georgenthal, sur la droite des Russes. Ceux-ci, ne pouvant tenir à cette double attaque, abandonnèrent le champ de bataille, couvert de cadavres. Ce combat leur coûta 15 à 16 cents hommes tués ou pris. Il coûta aux Français environ 6 à 7 cents morts ou blessés. La dispersion des troupes et la grande quantité de malades avaient été cause que le maréchal Bernadotte n'avait pu réunir à Mohrungen plus de 8 à 9 mille soldats, pour en combattre 15 à 16 mille.

Conséquences du combat de Mohrungen.

Cette première rencontre eut pour résultat d'inspirer aux Russes une circonspection extrême, et de donner aux troupes du maréchal Bernadotte le temps de se rassembler à Osterode, position dans laquelle, jointes à celles du maréchal Ney, elles n'avaient plus rien à craindre. Les 26 et 27 janvier, en effet, le maréchal Bernadotte rendu à Osterode, se serra contre le maréchal Ney, attendant de pied ferme les entreprises ultérieures de l'ennemi. Le général Benningsen, soit qu'il fut surpris de la résistance opposée à sa marche, soit qu'il voulût concentrer son armée, la réunit tout entière à Liebstadt, et s'y arrêta.

C'est le 26 et le 27 janvier que Napoléon, successivement informé, par des avis partis de divers points, du mouvement des Russes, fut complétement fixé sur leurs intentions. Il avait cru d'abord que c'étaient les courses du maréchal Ney qui lui valaient des représailles, et au premier instant il en avait ressenti et exprimé un mécontentement fort vif. Mais bientôt il fut éclairé sur la cause réelle de l'apparition des Russes, et ne put méconnaître de leur part une entreprise sérieuse, ayant un tout autre but que celui de disputer des cantonnements.

Quoique cette nouvelle campagne d'hiver interrompît le repos dont ses troupes avaient besoin, il passa promptement du regret à la satisfaction, surtout en considérant le nouvel état de la température. Le froid était devenu rigoureux. Résolutions de Napoléon en apprenant la reprise des hostilités. Les grandes rivières n'étaient pas encore gelées, mais les eaux stagnantes l'étaient entièrement, et la Pologne offrait une vaste plaine glacée, dans laquelle les canons, les chevaux, les hommes ne couraient plus le danger de s'embourber. Napoléon, recouvrant la liberté de manœuvrer, en conçut l'espérance de terminer la guerre par un coup d'éclat.

Manœuvre que Napoléon oppose au plan des Russes.

Son plan fut arrêté à l'instant même, et conformément à la nouvelle direction prise par l'ennemi. Lorsque les Russes menaçant Varsovie suivaient les bords de la Narew, il avait songé à déboucher par Thorn avec sa gauche renforcée, afin de les séparer des Prussiens, et de les jeter dans le chaos de bois et de marécages que présente l'intérieur du pays. Cette fois au contraire, les voyant décidés à longer le littoral pour passer la basse Vistule, il dut adopter la marche opposée, c'est-à-dire remonter lui-même la Narew qu'ils abandonnaient, et, s'élevant assez haut pour les déborder, se rabattre brusquement sur eux, afin de les pousser à la mer. Cette manœuvre, en cas de succès, était décisive; car si dans le premier plan, les Russes refoulés vers l'intérieur de la Pologne, étaient exposés à une situation difficile et dangereuse, dans le second, acculés à la mer, ils se trouvaient comme les Prussiens à Prenzlow ou à Lubeck, réduits à capituler.

Concentration de l'armée sur le corps du maréchal Soult, de manière à déborder les Russes, et à les pousser à la mer.

En conséquence, Napoléon résolut de rassembler toute son armée sur le corps du maréchal Soult, en prenant ce corps pour centre de ses mouvements. Pendant que le maréchal Soult, réunissant ses divisions sur celle de gauche, marcherait par Willenberg sur Passenheim et Allenstein, le maréchal Davout formant l'extrême droite de l'armée, devait se rendre au même endroit par Pultusk, Myszniec, Ortelsbourg; le maréchal Augereau formant l'arrière-garde devait y venir de Plonsk par Neidenbourg et Hohenstein; le maréchal Ney formant la gauche, devait y venir d'Osterode. C'est à ce bourg d'Allenstein, adopté par Napoléon comme point commun de ralliement, que la Passarge et l'Alle rapprochées un moment, commencent à se séparer. Une fois arrivés sur ce point, si les Russes persistaient à franchir la Passarge, nous étions déjà sur leur flanc, et très-près de les avoir débordés. C'était donc à ce bourg d'Allenstein qu'il importait d'amener à temps les quatre corps des maréchaux Davout, Soult, Augereau et Ney.

Murat était à peine remis de son indisposition, mais, son ardeur suppléant à ses forces, il monta le jour même à cheval, et après avoir reçu les instructions verbales de l'Empereur, il rassembla immédiatement la cavalerie légère et les dragons, pour les porter en tête du maréchal Soult. La grosse cavalerie cantonnée sur la Vistule, vers Thorn, dut le rejoindre le plus promptement possible.

Napoléon, averti de la présence du général Essen entre le Bug et la Narew, consentit à se passer du corps du maréchal Lannes, qui était le cinquième, et lui ordonna de se placer à Sierock, pour faire face aux deux divisions russes postées de ce côté, et tomber sur elles au premier mouvement qu'elles essayeraient sur Varsovie. Le maréchal Lannes étant absolument incapable de prendre le commandement du cinquième corps, à cause de l'état de sa santé, Napoléon le remplaça par son aide-de-camp Savary, dans l'intelligence et la résolution duquel il avait une entière confiance.

Il dirigea sa garde à pied et à cheval sur les derrières du maréchal Soult, et quant à la réserve des grenadiers et voltigeurs qui avait pris ses quartiers en arrière de la Vistule, entre Varsovie et Posen, il s'en priva cette fois, pour lui faire occuper les environs d'Ostrolenka, et en former un échelon intermédiaire entre la grande armée et le cinquième corps laissé sur la Narew. Cette réserve était chargée de secourir le cinquième corps, si les divisions du général Essen menaçaient Varsovie; dans le cas contraire elle devait rejoindre le quartier général.

Précautions de Napoléon pour la garde de la basse Vistule.

Ces dispositions arrêtées vers sa droite, Napoléon prit vers sa gauche des précautions plus profondément calculées encore, et qui montraient quelle vaste portée il espérait donner à son mouvement. Il prescrivit au maréchal Bernadotte, qui était à Osterode, de rétrograder lentement sur la Vistule, au besoin même de se replier jusqu'à Thorn, pour y attirer l'ennemi, puis de se dérober en se couvrant d'une avant-garde comme d'un rideau, et de venir, par une marche forcée, se lier à la gauche de la grande armée, afin de rendre plus décisive la manœuvre par laquelle on voulait acculer les Russes à la mer et à la basse Vistule.

Cependant Napoléon ne s'en tint pas à ces soins. Craignant que les Russes, si on parvenait à les tourner, n'imitassent l'exemple du général Blucher, qui, séparé de Stettin, avait couru à Lubeck, et qu'ils ne se portassent de la Vistule à l'Oder, il pourvut à ce péril au moyen d'un habile emploi du dixième corps. Ce corps, destiné à faire sous le maréchal Lefebvre le siége de Dantzig, n'était pas encore réuni tout entier. Le maréchal Lefebvre n'avait que le 15e de ligne, le 2e léger, les cuirassiers du général d'Espagne, et les huit bataillons polonais de Posen. Napoléon lui ordonna de rester avec ces troupes le long de la Vistule, et au-dessus de Graudenz. Les fusiliers de la garde, le régiment de la garde municipale de Paris, la légion du nord, deux des cinq régiments de chasseurs d'Italie déjà rendus en Allemagne, enfin les Badois, devaient se réunir à Stettin, sous le général Ménard, et s'élevant vers Posen, tâcher de se joindre au maréchal Lefebvre, qui viendrait à eux ou les laisserait venir à lui, selon les événements, de manière à tomber tous ensemble sur le corps russe qui voudrait aller de la Vistule à l'Oder. Enfin le maréchal Mortier avait ordre de quitter le blocus de Stralsund, d'y placer dans de bonnes lignes de circonvallation les troupes indispensables au blocus, puis de se joindre avec les autres au rassemblement du général Ménard, et d'en prendre la direction, si ce rassemblement, au lieu de s'élever jusqu'à la Vistule pour renforcer le maréchal Lefebvre, était, par les circonstances de la poursuite, ramené vers l'Oder.

Napoléon laissa Duroc à Varsovie, pour y avoir un homme de confiance. Le prince Poniatowski avait organisé quelques bataillons polonais. Ceux qui étaient les plus avancés dans leur organisation durent, avec les régiments provisoires arrivant de France, garder, sous les ordres du général Lemarois, les ouvrages de Praga. Napoléon fit partir de Varsovie, chargés de biscuit et de pain, tous les équipages dont il pouvait disposer, espérant que la gelée facilitant les transports, ses soldats ne manqueraient de rien. Forces actives de Napoléon pendant la campagne du mois de février. En vertu de ces ordres, émis les 27, 28 et 29 janvier, l'armée devait être réunie à Allenstein le 3 ou le 4 février. Il faut remarquer que les renforts amenés avec tant de prévoyance de France et d'Italie, étaient encore en marche; que le 2e léger, le 15e de ligne, les quatre régiments de cuirassiers empruntés à l'armée de Naples, étaient seuls arrivés sur la Vistule, que les autres corps n'avaient pas atteint la ligne de l'Elbe; que Napoléon avait à peine reçu les premiers détachements de recrues tirés des dépôts au lendemain de la bataille d'Iéna, ce qui lui avait procuré une douzaine de mille hommes tout au plus, et ce qui était fort insuffisant pour remplir les vides produits soit par le feu, soit par les maladies de la saison; que la plupart des corps se trouvaient réduits d'un tiers ou d'un quart; que ceux de Lannes, Davout, Soult, Augereau, Ney, Bernadotte, en y ajoutant la garde, les grenadiers Oudinot, la cavalerie de Murat, ne formaient pas plus de cent et quelques mille hommes[18]; et que laissant Lannes et Oudinot sur sa droite, n'ayant qu'une chance fort incertaine d'amener Bernadotte vers sa gauche, il devait lui rester 75 mille hommes tout au plus, pour livrer bataille au général Benningsen, qui en avait 90 mille avec les Prussiens.

Malgré cette infériorité numérique, Napoléon, comptant sur ses soldats et sur les routes, qui semblaient permettre des concentrations rapides, entra en campagne, le cœur plein d'espérance. Il écrivit à l'archichancelier Cambacérès et à M. de Talleyrand, qu'il avait levé ses cantonnements, pour profiter d'une belle gelée et d'un beau temps; que les chemins étaient superbes; qu'il ne fallait rien dire à l'impératrice, pour ne pas lui causer d'inquiétudes inutiles, mais qu'il était en plein mouvement, et qu'il en coûterait cher aux Russes, s'ils ne se ravisaient pas.

Fév. 1807.
Napoléon quitte Varsovie pour se mettre à la tête de l'armée.

Parti le 30 de Varsovie, Napoléon était le 30 au soir à Prasznitz, et le 31 à Willenberg. Murat l'ayant devancé, avait réuni en toute hâte ses régiments de cavalerie, sauf les cuirassiers dispersés le long de la Vistule, et formait l'avant-garde du maréchal Soult, déjà concentré sur Willenberg. (Voir la carte no 38.) Le maréchal Davout avait exécuté des marches forcées pour se rendre à Myszniec, le maréchal Augereau pour se rendre à Neidenbourg. Pendant ce temps, le maréchal Ney avait rassemblé ses divisions à Hohenstein, prêt à se porter en avant dès que le gros de l'armée aurait dépassé sa droite. Le maréchal Bernadotte, rétrogradant lentement, était venu s'établir en arrière de la gauche de Ney, à Loebau, puis à Strasbourg, et enfin aux environs de Thorn. Jusqu'ici tout se passait à souhait. L'ennemi avait, par sa colonne de droite, suivi pas à pas le mouvement du maréchal Bernadotte, et par celle de gauche, s'était à peine avancé vers Allenstein. Une inconcevable inaction le retenait depuis quelques jours dans cette position. Le général Benningsen, plein de hardiesse quand il avait fallu projeter une grande manœuvre sur la basse Vistule, hésitait maintenant qu'il s'agissait de s'engager dans cette manœuvre audacieuse, qui était fort au-dessus de ses facultés et de celles de son armée. Il faut, pour se hasarder dans de telles entreprises, la confiance qu'inspire l'habitude de la victoire, et de plus l'expérience des diverses péripéties à travers lesquelles on est condamné à passer avant d'arriver au succès. Subite hésitation du général Benningsen lorsqu'il faut s'engager sur la basse Vistule. Le général Benningsen, qui n'avait ni cette confiance, ni cette expérience, flottait entre mille incertitudes, donnant aux autres et à lui-même les faux prétextes dont se couvre l'irrésolution, tantôt disant qu'il attendait ses vivres et ses munitions, tantôt affectant de croire, ou croyant véritablement que le mouvement rétrograde du corps de Bernadotte était commun à toute l'armée française, et qu'on avait obtenu le résultat désiré, puisque Napoléon s'apprêtait à quitter la Vistule. Du reste son hésitation, quoique assez ridicule après l'annonce fastueuse d'une vaste opération offensive, assurait son salut, car plus il se serait engagé sur la basse Vistule, plus aurait été profond l'abîme dans lequel il serait tombé. Toutefois, cette hésitation elle-même, en se prolongeant deux ou trois jours encore, pouvait le perdre tout autant qu'un mouvement plus prononcé, car dans cet intervalle Napoléon continuait de s'élever sur le flanc gauche de l'armée russe.

Concentration de l'armée française, et sa marche sur Allenstein.

Le 1er février, Murat et le maréchal Soult étaient à Passenheim, le maréchal Davout s'avançait sur Ortelsbourg. Augereau et Ney se rapprochaient par Hohenstein du gros de l'armée. Napoléon se trouvait avec la garde à Willenberg. Encore vingt-quatre ou quarante-huit heures, et on allait être au nombre de 75 mille hommes sur le flanc gauche des Russes. Napoléon, toujours soigneux de guider ses lieutenants pas à pas, avait adressé une nouvelle dépêche au maréchal Bernadotte, pour lui expliquer une dernière fois son rôle dans cette grande manœuvre, pour lui indiquer la manière de se dérober promptement à l'ennemi et de rejoindre l'armée, ce qui devait rendre l'effet de la combinaison actuelle plus certain et plus décisif. Cette dépêche avait été confiée à un jeune officier récemment adjoint à l'état-major, qui avait ordre de la porter en toute hâte vers la basse Vistule.

Les Français joignent les Russes à Jonkowo.

On marcha le 2 et le 3 février. Le 3 au soir, après avoir dépassé Allenstein, on déboucha devant une position élevée, qui s'étend de l'Alle à la Passarge, bien flanquée de droite et de gauche par ces deux rivières et par des bois. C'était la position de Jonkowo. Napoléon, qui avait poussé le 3 jusqu'à Gettkendorf, non loin de Jonkowo, courut à l'avant-garde pour reconnaître l'ennemi. Il le trouva plus en force qu'on ne devait le supposer, et rangé sur le terrain comme s'il eût voulu y livrer bataille. Napoléon fit aussitôt ses dispositions pour engager le lendemain une action générale, si l'ennemi persistait à l'attendre à Jonkowo.

Apparence d'une grande bataille à Jonkowo, et préparatifs pour la livrer.

Il pressa l'arrivée des maréchaux Augereau et Ney qui étaient prêts à le joindre. Il avait déjà sous la main à Gettkendorf le maréchal Soult, la garde, Murat, et à quelque distance sur sa droite le maréchal Davout, qui hâtait le pas afin d'atteindre les bords de l'Alle. Voulant assurer le succès du lendemain, Napoléon ordonna au maréchal Soult de filer à droite, le long du cours de l'Alle, de suivre les sinuosités de cette rivière, de s'engager dans un rentrant qu'elle formait derrière la position des Russes, et de la passer de vive force au pont de Bergfried, quelque résistance qu'on dût y rencontrer. Ce pont enlevé, on possédait sur les derrières de l'ennemi un débouché par lequel on pouvait le mettre dans le plus grand danger. Deux des divisions du maréchal Davout furent dirigées sur ce point, afin de rendre le résultat infaillible.

Le soir même de ce jour, le maréchal Soult exécuta l'ordre de l'Empereur, fit emporter par la division Leval le village de Bergfried, puis le pont sur l'Alle, enfin les hauteurs au delà. Le combat fut court, mais vif et sanglant. Les Russes y perdirent 1,200 hommes, les Français 5 ou 600. L'importance du poste méritait un tel sacrifice. Dans le courant de la soirée, la cavalerie de Murat et le corps du maréchal Soult se donnaient la main le long de l'Alle. On était en présence des Russes, privés d'appui vers leur gauche, menacés même sur leurs derrières, et séparés de nous seulement par un faible ruisseau, affluent de l'Alle. On s'attendait pour le lendemain à une journée importante, et Napoléon se demandait comment il se pouvait que les Russes fussent déjà rassemblés en si grand nombre, et concentrés si à propos sur ce point. Il avait de la peine à se l'expliquer, car d'après tous les calculs de distance et de temps, ils n'avaient pu être instruits assez tôt des mouvements de l'armée française, pour prendre une détermination si prompte, si peu d'accord avec leur premier projet de marche offensive sur la basse Vistule. En tout cas, quel que fût le motif qui les eût réunis, ils étaient en péril de perdre une bataille, et de la perdre de manière à être coupés de la Prégel, s'ils attendaient seulement jusqu'au lendemain. Le lendemain, en effet, nos troupes pleines d'ardeur s'avancèrent sur la position. Les Russes décampent inopinément, et abandonnent la position de Jonkowo. Elles conçurent un instant l'espérance de joindre les Russes, mais elles virent peu à peu leurs lignes céder et disparaître. Bientôt même elles s'aperçurent qu'elles n'avaient devant elles que des avant-gardes, placées en rideau pour les tromper. Napoléon en ce moment aurait eu lieu de regretter de n'avoir pas attaqué les Russes la veille, si la veille son armée eût été rassemblée, et en possession d'assez bonne heure du pont de Bergfried. Mais la concentration, qui était complète le 4 au matin, ne l'était pas le 3 au soir; il n'avait donc aucun retard à se reprocher. Il ne lui restait qu'à marcher, et à pénétrer le secret des résolutions de l'ennemi.

Il connut bientôt ce secret, car les Russes, dans leur joie d'être miraculeusement sauvés d'une ruine certaine, le répandaient eux-mêmes sur les routes. Le jeune officier envoyé au maréchal Bernadotte avait été pris par les Cosaques avec ses dépêches, qu'il n'avait pas eu la présence d'esprit de détruire. La révélation du plan de Napoléon due à l'imprudence d'un jeune officier d'état-major, décide les Russes à décamper. Le général Benningsen, averti par ces dépêches quarante-huit heures plus tôt qu'il ne l'eût été par le mouvement de l'armée française, avait eu le temps de se concentrer en arrière d'Allenstein, et envoyant les préparatifs de Napoléon à Jonkowo, il avait décampé dans la nuit du 3 au 4, soit qu'il jugeât imprudent de combattre dans une position où l'on courait le danger d'être tourné, soit qu'il n'entrât pas dans ses vues d'accepter une bataille décisive. Ainsi cet entreprenant général, qui devait, par une seule manœuvre, nous enlever Varsovie et la Pologne, était déjà en retraite sur Kœnigsberg. Il rebroussa chemin vers la Prégel, par la route d'Arensdorf et d'Eylau, parallèle au cours de l'Alle.

Napoléon se résout à poursuivre les Russes.

Mais Napoléon que la fortune, deux fois inconstante en si peu de temps, avait privé du fruit des plus belles combinaisons, ne voulait pas avoir quitté ses cantonnements en pure perte, et sans faire payer à ceux qui l'avaient troublé dans son repos, leur téméraire tentative. La gelée, bien qu'elle ne fût pas très-forte, était suffisante néanmoins pour rendre les routes solides, sans rendre la température insupportable. Il se décida donc à mettre de nouveau la célérité de ses soldats à l'épreuve, et à essayer encore de déborder le flanc des Russes, pour leur livrer dans une position bien choisie, une bataille qui pût terminer la guerre.

Il prit en toute hâte le chemin d'Arensdorf, marchant au centre et sur la principale route avec Murat, le maréchal Soult, le maréchal Augereau et la garde, ayant à sa droite vers l'Alle le corps du maréchal Davout, à sa gauche vers la Passarge le corps du maréchal Ney. Prévoyant avec une merveilleuse sagacité, que les Russes, quoique ralliés à propos par un coup de la fortune, l'avaient été cependant trop à l'improviste, pour n'avoir pas laissé des détachements en arrière, il poussa le maréchal Ney un peu à gauche vers la Passarge, et lui ordonna de couper le pont de Deppen, lui prédisant qu'il y ferait quelque bonne prise, s'il pouvait intercepter les routes qui conduisent de la Passarge à l'Alle. Il prescrivit enfin au maréchal Bernadotte de quitter immédiatement les bords de la Vistule, et puisqu'il n'y avait plus à ruser avec l'ennemi, de rejoindre la grande armée le plus tôt possible.

On s'avança en suivant l'ordre indiqué. Dans cette même journée du 4 février, les Russes s'arrêtèrent un instant à Wolfsdorf, à égale distance de l'Alle et de la Passarge, pour prendre quelque repos, et voir si le corps prussien du général Lestocq, qui était en retard, réussirait à les rejoindre. Mais ce corps était encore trop loin pour qu'ils pussent le recueillir, et pressés par les Français, ils continuèrent leur marche, abandonnant Guttstadt, les ressources qu'ils y avaient réunies, des blessés, des malades, et 500 hommes qui furent faits prisonniers.

Quoique les magasins de Guttstadt ne fussent pas très-considérables, ils étaient précieux pour les Français, qui, devançant leurs convois, n'avaient pour vivre que ce qu'ils se procuraient en route.

Rencontre du corps de Ney avec le corps prussien de Lestocq à Waltersdorf.

Le lendemain 5 février, on marcha dans le même ordre, les Français ayant leur droite à l'Alle, les Russes y ayant leur gauche, les uns et les autres cherchant à se gagner de vitesse. Pendant ce temps, Ney s'étant avancé par le pont de Deppen au delà de la Passarge, afin d'y couper la retraite des troupes ennemies en retard, rencontra en effet les Prussiens sur la route de Liebstadt. Le général Lestocq, n'espérant pas s'ouvrir une issue en passant sur le corps de Ney, se résigna à un sacrifice qui était devenu nécessaire. Il présenta aux Français une forte arrière-garde de trois à quatre mille hommes, et tandis qu'il la livrait à leurs coups, il tâcha de se dérober en descendant le cours de la Passarge, pour la traverser plus bas. Ce calcul, qui est souvent une des cruelles nécessités de la guerre, sauva sept à huit mille Prussiens, par le sacrifice de trois à quatre mille. Ney fondit sur ceux qu'on lui opposait à Waltersdorf, en sabra une partie, et prit le reste. Il avait à la fin du combat deux mille cinq cents prisonniers. Le sol était couvert d'un millier de morts et de blessés, d'une nombreuse artillerie et d'une immense quantité de bagages. Napoléon, qui attachait plus de prix à battre les Russes par la réunion de toutes leurs forces, qu'à ramasser des prisonniers prussiens sur les routes, recommanda au maréchal Ney de ne pas trop s'obstiner à la poursuite du général Lestocq, et d'avoir soin de ne pas se séparer de la grande armée. En conséquence de ces instructions, le maréchal Ney abandonna la poursuite des Prussiens, et toutefois tâcha de ne pas les perdre de vue, afin d'empêcher leur jonction avec les Russes.

Le 6 février, les Russes, forçant de marche, atteignirent Landsberg, sans cesse harcelés par les Français, et abandonnant sur l'Alle la petite ville de Heilsberg, où ils avaient encore des magasins, des malades et des traînards. Leur arrière-garde ayant essayé de s'y maintenir, le maréchal Davout la fit pousser vivement, et comme il s'avançait en occupant les deux bords de l'Alle, la division Friant rencontra cette arrière-garde qui s'échappait par la rive droite, la dispersa, lui tua ou lui prit quelques centaines d'hommes.

Combat de Hoff.

Les Russes voulurent s'arrêter pendant la nuit du 6 au 7 à Landsberg. En conséquence ils se couvrirent par un gros détachement placé à Hoff. Au milieu d'un pays accidenté, une forte masse d'infanterie, ayant à sa droite un village, à sa gauche des bois, protégée de plus par une cavalerie nombreuse, barrait la route. Murat, arrivé le premier, lança ses hussards et ses chasseurs, puis ses dragons sur la cavalerie des Russes, et la culbuta, mais ne put entamer leur solide infanterie. Les cuirassiers du général d'Hautpoul, survenus dans le moment, furent lancés à leur tour. Le premier régiment chargea d'abord, mais en vain, arrêté qu'il fut dans son élan par une charge de la cavalerie ennemie. Murat ralliant alors la division de cuirassiers, la jeta tout entière sur l'infanterie russe. Un cri de Vive l'Empereur! parti des rangs, accompagna et excita le mouvement de ces braves cavaliers. Ils rompirent la ligne ennemie, et sabrèrent un grand nombre de fantassins foulés sous les pieds de leurs chevaux. Au même instant paraissait la division Legrand du corps du maréchal Soult. Un de ses régiments marcha sur le village à gauche, et l'enleva. Les Russes, attachant beaucoup de prix à cette position, qui assurait la tranquillité de leur nuit, tentèrent encore un effort sur le village. Surpris au plus fort de leur lutte avec l'infanterie française, par une nouvelle charge de nos cuirassiers, ils furent définitivement culbutés, et battirent en retraite après une perte de deux mille hommes, sacrifiés dans ce combat d'arrière-garde.

Le général Benningsen, poursuivi de la sorte, ne crut pas qu'il y eût sûreté à passer la nuit dans la ville de Landsberg, et se retira sur Eylau, où il entra dans la journée du 7 février.

Retraite des Russes sur Eylau.

Il plaça une nombreuse arrière-garde sur un plateau qu'on appelle plateau de Ziegelhoff (voir la carte no 40), et devant lequel on arrive au sortir des bois dont la route de Landsberg à Eylau est couverte. Les généraux Bagowout et Barklay de Tolly étaient en position sur ce plateau, prêts à renouveler le combat de la veille. Le général Benningsen, sentant bien qu'il était serré de trop près pour ne pas être amené à une bataille, tenait beaucoup à occuper ce plateau, sur lequel on pouvait recevoir avec avantage l'armée française débouchant de la région boisée. Il tenait de plus à protéger l'arrivée de sa grosse artillerie, à laquelle il avait ordonné de faire un détour. Par tous ces motifs sa résistance sur ce point devait être opiniâtre.

Combat de Ziegelhoff, livré le 7 février au soir.

La cavalerie de Murat, secondée par l'infanterie du maréchal Soult, déboucha des bois avec sa hardiesse accoutumée, et s'avança sur le plateau de Ziegelhoff. La brigade Levasseur, composée des 46e et 28e régiments de ligne, la suivit résolument, pendant que la brigade Viviès, filant à droite, essayait à travers des lacs gelés de tourner la position. La brigade Levasseur, que le feu d'une nombreuse artillerie excitait à brusquer l'attaque, hâta le pas. Une première ligne d'infanterie ennemie fut d'abord repoussée à la baïonnette. Mais la cavalerie russe, chargeant à propos sur la gauche de la brigade, renversa le 28e, avant qu'il eût le temps de se former en carré. Elle sabra beaucoup de nos fantassins, et enleva une aigle.

Combat dans l'intérieur de la ville d'Eylau.

Le combat bientôt rétabli, se continua de part et d'autre avec acharnement. Cependant la brigade Viviès ayant débordé la position des Russes, ceux-ci la quittèrent pour se retirer dans la ville même d'Eylau. Le maréchal Soult y pénétra en même temps qu'eux. Napoléon ne voulait pas qu'on leur laissât la ville d'Eylau, pour le cas incertain, mais probable, d'une grande bataille. On entra donc baïonnette baissée dans Eylau. Les Russes s'y défendirent opiniâtrement de rue en rue. On tourna la ville, et on trouva une de leurs colonnes établie dans un cimetière, devenu fameux depuis par de terribles souvenirs, et qui était situé en dehors à droite. La brigade Viviès emporta ce cimetière après un combat des plus rudes. Les Russes se replièrent au delà d'Eylau. De toutes les rencontres d'arrière-garde, celle-ci avait été la plus sanglante, et elle avait coûté au corps du maréchal Soult des pertes considérables. On se jeta un peu en désordre dans la ville d'Eylau, les soldats se dispersant pour vivre, et surprenant dans les maisons beaucoup de Russes qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir.

Les Russes s'arrêtent le 7 au soir au delà d'Eylau, et paraissent disposés à livrer bataille.

La première opinion que conçut Murat, et qu'il transmit à Napoléon, c'est que les Russes, ayant perdu le point d'appui d'Eylau, iraient en chercher un plus éloigné. Cependant quelques officiers égarés dans cette mêlée, avaient aperçu les Russes établis un peu au delà d'Eylau, et allumant leurs feux de bivouac pour y passer la nuit. Cette observation, confirmée par de nouveaux rapports, ne permit aucun doute sur l'importance de la journée du lendemain 8 février; et en effet, elle en a acquis une qui lui assure l'immortalité dans les siècles.

État de l'armée française la veille de la bataille d'Eylau.

Il devenait évident que les Russes, s'arrêtant cette fois après le combat du soir, et n'employant pas la nuit à marcher, étaient résolus à engager le lendemain une action générale. L'armée française était harassée de fatigue, fort réduite en nombre par la rapidité des marches, travaillée par la faim, et transie de froid. Mais il fallait livrer bataille, et ce n'était pas en semblable occasion, que soldats, officiers, généraux, avaient coutume de sentir leurs souffrances.

Napoléon se hâta de dépêcher le soir même plusieurs officiers aux maréchaux Davout et Ney pour les ramener, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Le maréchal Davout avait continué de suivre l'Alle jusqu'à Bartenstein, et il ne se trouvait plus qu'à trois ou quatre lieues. Il répondit qu'il arriverait dès la pointe du jour vers la droite d'Eylau (droite de l'armée française), prêt à donner dans le flanc des Russes. Le maréchal Ney, qu'on avait dirigé sur la gauche, de façon à tenir les Prussiens à distance, et à pouvoir fondre sur Kœnigsberg dans le cas où les Russes se jetteraient derrière la Prégel, le maréchal Ney était en marche sur Kreutzbourg. On fit courir après lui, sans être aussi assuré de l'amener à temps sur le champ de bataille, qu'on l'était d'y voir paraître le maréchal Davout.

Effectif des corps composant l'armée française à la bataille d'Eylau.

Privée du corps de Ney, l'armée française s'élevait tout au plus à cinquante et quelques mille hommes, bien que les Russes l'aient portée à 80 mille dans leurs relations, et un historien français, ordinairement digne de foi, à 68[19]. Le corps du maréchal Davout, dont l'effectif présentait 26 mille hommes à Awerstaedt, sensiblement diminué par les combats livrés depuis, par les maladies, par la dernière marche de la Vistule à Eylau, par les détachements laissés sur la Narew, était fort de 15 mille hommes environ. Le corps du maréchal Soult, le plus nombreux de toute l'armée, très-réduit également par la dyssenterie, la marche, les combats d'arrière-garde, ne pouvait pas être évalué à plus de 16 ou 17 mille hommes. Celui du maréchal Augereau, affaibli d'une quantité de traînards et de maraudeurs qui s'étaient dispersés pour vivre, n'en comptait que 6 à 7 mille au bivouac d'Eylau, dans la soirée du 7 février. La garde, mieux traitée, plus retenue par la discipline, n'avait laissé personne en arrière. Toutefois elle ne s'élevait qu'à 6 mille hommes. Enfin la cavalerie de Murat, composée d'une division de cuirassiers et de trois divisions de dragons, ne présentait guère que 10 mille cavaliers dans le rang. C'était donc une force totale de 53 à 54 mille combattants, capables de tout, il est vrai, quoique accablés de fatigue, et épuisés par la faim. Si le maréchal Ney arrivait à temps, il devenait possible d'opposer 63 mille hommes à l'ennemi, tous présents au feu. Il ne fallait pas espérer de voir arriver le corps de Bernadotte, demeuré à une distance de trente lieues.

Napoléon, qui pendant cette nuit dormit à peine trois ou quatre heures sur une chaise, dans la maison du maître de poste, plaça le corps du maréchal Soult à Eylau même, partie dans l'intérieur, partie à droite et à gauche de la ville, le corps d'Augereau et la garde impériale un peu en arrière, toute la cavalerie sur les ailes, attendant qu'il fît jour pour arrêter ses dispositions.

Raisons qui décident le général Benningsen à livrer bataille.

Le général Benningsen s'était enfin déterminé à livrer bataille. Il se trouvait en plaine, ou à peu près, terrain excellent pour ses fantassins, peu manœuvriers mais solides, et pour sa cavalerie qui était nombreuse. Sa grosse artillerie, à laquelle il avait fait faire un détour, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements, venait de le rejoindre. C'était un précieux renfort. De plus il était tellement poursuivi, qu'il se voyait forcé d'interrompre sa marche pour tenir tête aux Français. Il faut, à une armée qui bat en retraite, un peu d'avance, afin qu'elle puisse dormir et manger. Il faut aussi qu'elle n'ait pas l'ennemi trop près d'elle, car essuyer une attaque en route, le dos tourné, est la plus dangereuse manière de recevoir une bataille. Il est donc un moment où ce qu'il y a de plus sage est de choisir son terrain et de s'y arrêter pour combattre. C'est la résolution que prit le général Benningsen le 7 au soir. Il fit halte au delà d'Eylau, résolu à soutenir une lutte acharnée. Force de l'armée russe. Son armée, qui s'élevait à 78 ou 80 mille hommes, et à 90 mille avec les Prussiens, lors de la reprise des hostilités, avait fait des pertes assez notables dans les derniers combats, mais fort peu dans les marches, car une armée qui se retire sans être en déroute, est ralliée par l'ennemi qui la poursuit, tandis que l'armée poursuivante, n'ayant pas les mêmes motifs de se serrer, laisse toujours une partie de son effectif en arrière. En défalquant les pertes essuyées à Mohrungen, à Bergfried, à Waltersdorf, à Hoff, à Heilsberg, à Eylau même[20], on peut dire que l'armée du général Benningsen était réduite à 80 mille hommes environ, dont 72 mille Russes et 8 mille Prussiens. Ainsi en attendant l'arrivée du général Lestocq et du maréchal Ney, 72 mille Russes allaient combattre 54 mille Français. Les Russes avaient de plus une artillerie formidable, évaluée à 4 ou 500 bouches à feu. La nôtre montait tout au plus à 200, la garde comprise. Il est vrai qu'elle était supérieure à toutes les artilleries de l'Europe, même à celle des Autrichiens. Le général Benningsen se décida donc à attaquer dès la pointe du jour. Le caractère de ses soldats était énergique, comme celui des soldats français, mais conduit par d'autres mobiles. Il n'y avait chez les Russes ni cette confiance dans le succès, ni cet amour de la gloire, qui se voyait chez les Français, mais un certain fanatisme d'obéissance, qui les portait à braver aveuglément la mort. Quant à la dose d'intelligence chez les uns et les autres, il n'est pas nécessaire d'en faire remarquer la différence.

Champ de bataille d'Eylau.

Depuis qu'on avait débouché sur Eylau, le pays se montrait uni et découvert. La petite ville d'Eylau, située sur une légère éminence, et surmontée d'une flèche gothique, était le seul point saillant du terrain. À droite de l'église, le sol, s'abaissant quelque peu, présentait un cimetière. En face, il se relevait sensiblement, et sur ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d'eau au printemps, desséchés en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant à parquer le bétail, formaient-elles un point d'appui ou un obstacle, sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles en une neige épaisse, ajoutait sa tristesse à celle des lieux, tristesse qui saisit les yeux et les cœurs, dès que la naissance du jour, très-tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.

Ordre de bataille adopté par les Russes.

Les Russes étaient rangés sur deux lignes, fort rapprochées l'une de l'autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne de bataille, semblaient destinées à la soutenir, et à l'empêcher de plier sous le choc des Français. Une forte réserve d'artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement dispersés, tenaient cette fois au corps même de l'armée. Il était évident qu'à l'énergie, à la dextérité des Français, les Russes avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte, défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feux. Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s'était établi de sa personne dans le cimetière à la droite d'Eylau. Là, protégé à peine par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes, lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade, qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le canon serait l'arme de cette journée terrible.

Disposition opposée par Napoléon à celle des Russes.

Grâce à la position d'Eylau, qui s'allongeait en face des Russes, Napoléon pouvait donner moins de profondeur à sa ligne de bataille, moins de prise par conséquent aux coups de l'artillerie. Deux des divisions du maréchal Soult furent placées à Eylau, la division Legrand en avant et un peu à gauche, la division Leval partie à gauche de la ville, sur une éminence que surmontait un moulin, partie à droite au cimetière même. La troisième division du maréchal Soult, la division Saint-Hilaire, fut établie plus à droite encore, à une assez grande distance du cimetière, au village de Rothenen, qui formait le prolongement de la position d'Eylau. Dans l'intervalle qui séparait le village de Rothenen de la ville d'Eylau, intervalle laissé ouvert pour y faire déboucher le reste de l'armée, se tenait un peu en arrière le corps d'Augereau, rangé sur deux lignes, et formé des divisions Desjardins et Heudelet. Augereau, tourmenté de la fièvre, les yeux rouges et enflés, mais oubliant ses souffrances au bruit du canon, était monté à cheval pour se mettre à la tête de ses troupes. Plus en arrière de ce même débouché, venaient l'infanterie et la cavalerie de la garde impériale, les divisions de dragons et de cuirassiers, prêtes les unes et les autres à se présenter à l'ennemi par la même issue, et en attendant un peu abritées du canon par l'enfoncement du terrain. Enfin à l'extrême droite de ce champ de bataille, au delà et en avant de Rothenen, au hameau de Serpallen, devait entrer en action le corps du maréchal Davout, de manière à donner dans le flanc des Russes.

Napoléon étant donc sur un ordre mince, et sa ligne ayant l'avantage d'être couverte à gauche par les bâtiments d'Eylau, à droite par ceux de Rothenen, le combat d'artillerie par lequel il voulait démolir l'espèce de muraille que lui opposaient les Russes était beaucoup moins redoutable pour lui que pour eux. Il avait fait sortir des corps et mettre en bataille toutes les bouches à feu de l'armée, il y avait joint les quarante pièces de la garde, et il allait ainsi riposter à la formidable artillerie des Russes par une artillerie très-inférieure en nombre, mais très-supérieure en habileté.

La bataille d'Eylau commence par un violent combat d'artillerie.

Les Russes avaient commencé le feu. Les Français leur avaient répondu presque aussitôt par une violente canonnade, exécutée à demi-portée de canon. La terre tremblait sous cette détonation épouvantable. Les artilleurs français, non-seulement plus adroits, mais tirant sur une masse vivante, qui leur servait de but, y exerçaient d'horribles ravages. Nos boulets emportaient des files entières. Les boulets des Russes, au contraire, lancés avec moins de justesse, et frappant sur des bâtiments, ne nous causaient pas un dommage égal à celui que l'ennemi éprouvait. Bientôt le feu prit à la ville d'Eylau, et au village de Rothenen. Les lueurs de l'incendie vinrent joindre leur horreur à l'horreur du carnage. Quoiqu'il tombât beaucoup moins de Français que de Russes, il en tombait beaucoup encore, surtout dans les rangs de la garde impériale, immobile dans le cimetière. Les projectiles, passant par-dessus la tête de Napoléon, et quelquefois bien près de lui, perçaient les murs de l'église ou brisaient les branches des arbres au pied desquels il s'était placé pour diriger la bataille.

Cette canonnade durait depuis long-temps, et les deux armées la supportaient avec une tranquillité héroïque, ne faisant aucun mouvement, et se bornant à serrer les rangs à mesure que le canon y produisait des vides. Les Russes parurent les premiers éprouver une sorte d'impatience[21]. Désirant accélérer le résultat par la prise d'Eylau, ils s'ébranlèrent, pour enlever la position du moulin, située à la gauche de la ville. Une partie de leur droite se forma en colonne, et vint nous attaquer. La division Leval, composée des brigades Ferey et Viviès, la repoussa vaillamment, et par sa contenance ne permit pas aux Russes d'espérer un succès s'ils renouvelaient leurs efforts.

Quant à Napoléon, il ne tentait rien de décisif, ne voulant pas compromettre, en le portant en avant, le corps du maréchal Soult, qui faisait bien assez de tenir Eylau sous une affreuse canonnade, ne voulant pas non plus hasarder ni la division Saint-Hilaire, ni le corps d'Augereau, contre le centre de l'ennemi, car c'eût été les exposer à se briser contre un rocher brûlant. Il attendait pour agir que le maréchal Davout, dont le corps arrivait sur la droite, se fit sentir dans le flanc des Russes.

Arrivée du maréchal Davout à Serpallen.

Ce lieutenant, exact autant qu'intrépide, était parvenu en effet au village de Serpallen. La division Friant marchait en tête. Elle déboucha la première, rencontra les Cosaques, qu'elle eut bientôt ramenés, et occupa le village de Serpallen par quelques compagnies d'infanterie légère. (Voir la carte no 40.) À peine était-elle établie dans le village et dans les terrains à droite, que l'une des masses de cavalerie qui étaient placées sur les ailes de l'armée russe, se détacha pour venir à elle. Le général Friant, usant avec intelligence et sang-froid des avantages que lui offrait le hasard des lieux, rangea les trois régiments dont se composait alors sa division, derrière les longues et solides barrières en bois employées à parquer les troupeaux. Abrité derrière ce retranchement naturel, il fusilla à bout portant les escadrons russes, et les força de se retirer. Ils se replièrent, mais ils revinrent bientôt, accompagnés d'une colonne de neuf à dix mille hommes d'infanterie. C'était l'une des deux colonnes serrées qui servaient d'arcs-boutants à la ligne de bataille des Russes, qui se portait maintenant à la gauche de cette ligne pour reprendre Serpallen. Le général Friant n'avait pas plus de cinq mille hommes à lui opposer. Toujours abrité derrière les barrières en bois dont il s'était couvert, et maître de se déployer sans craindre d'être chargé par la cavalerie, il accueillit les Russes par un feu si nourri et si bien dirigé, qu'il leur fit essuyer une perte considérable. Leurs escadrons ayant voulu le tourner, il forma le 33e en carré sur sa droite, et les arrêta par la contenance inébranlable de ses fantassins. Ne pouvant se servir de sa cavalerie, qui consistait en quelques chasseurs à cheval, il y suppléa par une nuée de tirailleurs, qui, profitant avec adresse des moindres accidents du terrain, allèrent fusiller les Russes sur leurs flancs, et les obligèrent à se retirer vers les hauteurs en arrière de Serpallen, entre Serpallen et Klein-Sausgarten. En se retirant sur ces hauteurs, les Russes se couvrirent par une nombreuse artillerie, dont le feu plongeant était malheureusement très-meurtrier. La division Morand, à son tour, était arrivée sur le champ de bataille. Le maréchal Davout s'emparant de la première brigade, celle du général Ricard, vint la placer au delà et à gauche de Serpallen, puis il disposa la seconde, composée du 51e et du 61e, à droite du village, de manière à soutenir ou la brigade Ricard, ou la division Friant. Celle-ci s'était portée à droite de Serpallen, vers Klein-Sausgarten. Dans ce même moment la division Gudin forçait le pas pour entrer en ligne. Ainsi les Russes, par le mouvement de notre droite, avaient été contraints de replier leur gauche, de Serpallen sur Klein-Sausgarten.

L'effet attendu dans le flanc de l'armée ennemie était donc produit. Napoléon, de la position qu'il occupait, avait vu distinctement les réserves russes se diriger vers le corps du maréchal Davout. L'heure d'agir était venue, car si on n'intervenait pas, les Russes pouvaient se jeter en masse sur le maréchal Davout, et l'écraser. Napoléon donna sur-le-champ ses ordres. Le corps du maréchal Davout ayant produit sur la gauche des Russes l'effet attendu, Napoléon fait attaquer leur centre par la division Saint-Hilaire et le corps d'Augereau. Il prescrivit à la division Saint-Hilaire, qui était à Rothenen, de se porter en avant, pour donner la main, vers Serpallen, à la division Morand. Il commanda aux deux divisions Desjardins et Heudelet du corps d'Augereau, de déboucher par l'intervalle qui séparait Rothenen d'Eylau, de se lier à la division Saint-Hilaire, et toutes ensemble de former une ligne oblique du cimetière d'Eylau à Serpallen. Le résultat de ce mouvement devait être de culbuter les Russes, en renversant leur gauche sur leur centre, et d'abattre ainsi, en commençant par son extrémité, la longue muraille qu'on avait devant soi.

Il était dix heures du matin. Le général Saint-Hilaire s'ébranla, quitta Rothenen, et se déploya obliquement dans la plaine, sous un terrible feu d'artillerie, sa droite à Serpallen, sa gauche vers le cimetière. Augereau s'ébranla presque en même temps, non sans un triste pressentiment du sort réservé à son corps d'armée, qu'il voyait exposé à se briser contre le centre des Russes, solidement appuyé à plusieurs mamelons. Tandis que le général Corbineau lui transmettait les ordres de l'Empereur, un boulet perça le flanc de ce brave officier, l'aîné d'une famille héroïque. Le maréchal Augereau se mit immédiatement en marche. Les deux divisions Desjardins et Heudelet débouchèrent entre Rothenen et le cimetière, en colonnes serrées, puis le défilé franchi, se formèrent en bataille, la première brigade de chaque division déployée, la seconde en carré. Tandis qu'elles s'avançaient, une rafale de vent et de neige vint frapper tout à coup la face des soldats et leur dérober la vue du champ de bataille. Les deux divisions, au milieu de cette espèce de nuage, se trompèrent de direction, donnèrent un peu à gauche, et laissèrent à leur droite un large espace entre elles et la division Saint-Hilaire. Les Russes, peu incommodés de la neige qu'ils recevaient à dos, et voyant s'avancer les deux divisions d'Augereau sur les mamelons auxquels ils appuyaient leur centre, démasquèrent à l'improviste une batterie de 72 bouches à feu qu'ils tenaient en réserve. Destruction presque totale du corps d'Augereau. La mitraille vomie par cette redoutable batterie était si épaisse, qu'en un quart d'heure la moitié du corps d'Augereau fut abattue. Le général Desjardins, commandant la première division, fut tué; le général Heudelet, commandant la seconde, reçut une blessure presque mortelle. Bientôt l'état-major des deux divisions fut mis hors de combat. Tandis qu'elles essuyaient ce feu épouvantable, obligées de se reformer en marchant, tant leurs rangs étaient éclaircis, la cavalerie russe, se précipitant dans l'espace qui les séparait de la division Morand, fondit sur elles en masse. Ces braves divisions résistèrent toutefois, mais elles furent obligées de rétrograder vers le cimetière d'Eylau, cédant le terrain sans se rompre, sous les assauts répétés de nombreux escadrons. Tout à coup la neige, ayant cessé de tomber, permit d'apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la terre. Augereau, atteint lui-même d'une blessure, plus touché au reste du désastre de son corps d'armée que du péril, fut porté dans le cimetière d'Eylau aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non sans amertume, de n'avoir pas été secouru à temps. Une morne tristesse régnait sur les visages, dans l'état-major impérial. Napoléon, calme et ferme, imposant aux autres l'impassibilité qu'il s'imposait à lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le dommage. Lançant d'abord les chasseurs de sa garde, et quelques escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un effort décisif sur la ligne d'infanterie qui formait le centre de l'armée russe, et qui profitant du désastre d'Augereau, commençait à se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au galop.—Eh bien, lui dit Napoléon, nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là?—Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que pouvait l'élan d'une pareille masse d'hommes à cheval, chargeant avec fureur une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la cavalerie de l'armée. Le moment était critique, car si l'infanterie russe n'était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de la position, et Napoléon n'avait pour le défendre que les six bataillons à pied de la garde impériale.

Charge de toute la réserve de cavalerie sur l'infanterie russe.

Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le corps d'Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine. Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le terrain, et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier, renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui précédaient l'infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général d'Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté consommée dans l'art de manier une cavalerie nombreuse, se présente avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes, s'ébranlent, et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et se repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin l'une d'elles, lancée avec plus de violence, renverse sur un point l'infanterie ennemie, et y ouvre une brèche, à travers laquelle cuirassiers et dragons pénètrent à l'envi les uns des autres. Comme un fleuve qui a commencé à percer une digue, l'emporte bientôt tout entière, la masse de nos escadrons ayant une fois entamé l'infanterie des Russes, achève en peu d'instants de renverser leur première ligne. Murat culbute l'infanterie russe, et hache le centre de leur ligne. Nos cavaliers se dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s'engage entre eux et les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d'infanterie est ainsi culbutée, et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière réserve d'artillerie. Les Russes la mettent en batterie, et tirent confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s'inquiétant peu de mitrailler amis et ennemis, pourvu qu'ils se débarrassent de nos redoutables cavaliers. Le général d'Hautpoul est frappé à mort par un biscaïen. Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la seconde ligne de l'infanterie russe, quelques parties de la première se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l'un des héros de l'armée, s'élancent à leur tour, pour seconder les efforts de Murat. Ils partent au galop, chargent les groupes d'infanterie qu'ils aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent la destruction du centre de l'armée russe, dont les débris achèvent de s'enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d'asile.

Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste ligne d'infanterie, s'était avancé jusqu'au cimetière même. Trois ou quatre mille grenadiers russes, marchant droit devant eux, avec ce courage aveugle d'une troupe plus brave qu'intelligente, viennent se heurter contre l'église d'Eylau, et menacent le cimetière occupé par l'état-major impérial. La garde à pied, immobile jusque-là, avait essuyé la canonnade sans rendre un coup de fusil. C'est avec joie qu'elle voit naître une occasion de combattre. Un bataillon est commandé: deux se disputent l'honneur de marcher. Le premier en ordre, conduit par le général Dorsenne, obtient l'avantage de se mesurer avec les grenadiers russes, les aborde sans tirer un coup de fusil, les joint à la baïonnette, les refoule les uns sur les autres, tandis que Murat, apercevant cet engagement, lance sur eux deux régiments de chasseurs sous le général Bruyère. Les malheureux grenadiers russes, serrés entre les baïonnettes des grenadiers de la garde, et les sabres de nos chasseurs, sont presque tous pris ou tués, sous les yeux de Napoléon, et à quelques pas de lui.

Le combat étant rétabli au centre, Napoléon attend le résultat de l'action engagée sur les ailes.

Cette action de cavalerie, la plus extraordinaire peut-être de nos grandes guerres, avait eu pour résultat de culbuter le centre des Russes, et de le repousser à une assez grande distance. Il aurait fallu avoir sous la main une réserve d'infanterie, afin d'achever la défaite d'une troupe qui, après s'être couchée à terre, se relevait pour faire feu. Mais Napoléon n'osait pas disposer du corps du maréchal Soult, réduit à une moitié de son effectif, et nécessaire à la garde d'Eylau. Le corps d'Augereau était presque détruit. Les six bataillons de la garde à pied restaient seuls comme réserve, et au milieu des chances si diverses de cette journée, fort éloignée encore de sa fin, c'était une ressource qu'il fallait conserver précieusement. À gauche le maréchal Ney, marchant depuis plusieurs jours côte à côte avec les Prussiens, pouvait les devancer, ou en être devancé sur le champ de bataille, et huit ou dix mille hommes, survenant à l'improviste, devaient apporter à l'une des deux armées un renfort peut-être décisif. À droite, le maréchal Davout se trouvait engagé avec la gauche des Russes dans un combat acharné, dont le résultat était encore inconnu.

Napoléon, immobile dans ce cimetière où l'on avait accumulé les cadavres d'un grand nombre de ses officiers, plus grave que de coutume, mais commandant à son visage comme à son âme, ayant sa garde derrière lui, et devant lui les chasseurs, les dragons, les cuirassiers reformés, prêts à se dévouer de nouveau, Napoléon attendait l'événement, avant de prendre une détermination définitive. Jamais, ni lui, ni ses soldats n'avaient assisté à une action aussi disputée.

Vaillante conduite de la division Saint-Hilaire et du corps du maréchal Davout.

Mais le temps des défaites n'était pas venu, et la fortune, rigoureuse un moment pour cet homme extraordinaire, le traitait encore en favori. À cette heure, le général Saint-Hilaire, avec sa division, le maréchal Davout avec son corps, justifiaient la confiance que Napoléon avait mise en eux. La division Saint-Hilaire, accueillie comme le corps d'Augereau, et au même instant, par un horrible feu de mitraille et de mousqueterie, avait eu cruellement à souffrir. Aveuglée aussi par la neige, elle n'avait point aperçu une masse de cavalerie accourant sur elle au galop, et un bataillon du 10e léger, assailli avant d'avoir pu se former, avait été renversé sous les pieds des chevaux. La division Morand, extrême gauche de Davout, découverte par l'accident arrivé au bataillon du 10e léger, s'était vue ramenée en arrière, pendant deux ou trois cents pas. Mais bientôt Davout et Morand l'avaient reportée en avant. Dans cet intervalle, le général Friant soutenait à Klein-Sausgarten une lutte héroïque, et, secondé par la division Gudin, il occupait définitivement cette position avancée sur le flanc des Russes. Il venait même de pousser des détachements jusqu'au village de Kuschitten, situé sur leurs derrières. C'était le moment où, la journée étant presque achevée, et l'armée russe presque à moitié détruite, la bataille semblait devoir se terminer en notre faveur.

Subite apparition du général prussien Lestocq sur le champ de bataille.

Mais l'événement que redoutait Napoléon s'était réalisé. Le général Lestocq, poursuivi à outrance par le maréchal Ney, paraissait sur ce champ de carnage, avec 7 ou 8 mille Prussiens, jaloux de se venger du dédain des Russes. Le général Lestocq, devançant à peine d'une heure ou deux le corps du maréchal Ney, avait tout juste le temps de porter un coup, avant d'être atteint lui-même. Il débouche sur le champ de bataille à Schmoditten, passe derrière la double ligne des Russes, maintenant brisée par le feu de nos artilleurs, par le sabre de nos cavaliers, et se présente à Kuschitten, en face de la division Friant, qui, dépassant Klein-Sausgarten, avait déjà refoulé la gauche de l'ennemi sur son centre. Le village de Kuschitten était occupé par quatre compagnies du 108e, et par le 51e, qui avait été détaché de la division Morand, pour aller au soutien de la division Friant. Friant et Gudin arrêtent les Prussiens. Les Prussiens, ralliant les Russes autour d'eux, fondent impétueusement sur le 51e et sur les quatre compagnies du 108e ne parviennent pas à les rompre, mais les ramènent fort en arrière de Kuschitten. Après ce premier avantage, les Prussiens se portent au delà de Kuschitten afin de ressaisir les positions du matin. Ils marchent déployés sur deux lignes. Les réserves russes ralliées, forment sur leurs ailes deux colonnes serrées. Une nombreuse artillerie les précède. Ils s'avancent ainsi en traversant les derrières du champ de bataille, pour regagner le terrain perdu, et ramener le maréchal Davout sur Klein-Sausgarten, et de Klein-Sausgarten sur Serpallen. Mais les généraux Friant et Gudin, ayant le maréchal Davout à leur tête, accourent. La division Friant tout entière, les 12e, 21e, 25e régiments appartenant à la division Gudin se placent en avant, couverts par toute l'artillerie du troisième corps. Vainement les Russes et les Prussiens veulent-ils renverser cet obstacle formidable, ils n'y peuvent réussir. Les Français, appuyés à des bois, à des marécages, à des monticules, ici déployés en ligne, là dispersés en tirailleurs, opposent une opiniâtreté invincible à ce dernier effort des coalisés. Le maréchal Davout, parcourant les rangs jusqu'à la fin du jour, contient ses soldats en leur disant: Les lâches iront mourir en Sibérie; les braves mourront ici en gens d'honneur.—L'attaque des Prussiens et des Russes ralliés s'arrête, le terrain perdu sur leur flanc gauche n'est pas reconquis. Le corps du maréchal Davout reste ferme dans cette position de Klein-Sausgarten, d'où il menace les derrières de l'ennemi.

Les deux armées étaient épuisées. Ce jour si sombre devenait à chaque instant plus sombre encore, et allait se terminer en une affreuse nuit. Le carnage était horrible. Horrible état de l'armée russe à la fin du jour. Près de 30 mille Russes, atteints par les projectiles ou le sabre des Français, jonchaient la terre, les uns morts, les autres blessés plus ou moins gravement. Beaucoup de leurs soldats commençaient à s'en aller à la débandade[22]. Le général Benningsen délibère s'il doit tenter un dernier effort. Le général Benningsen, entouré de ses lieutenants, délibérait s'il fallait reprendre l'offensive, et tenter un nouvel effort. Mais, d'une armée de 80 mille hommes, il ne lui en restait pas 40 mille en état de combattre, les Prussiens compris. S'il avait succombé dans cet engagement désespéré, il n'aurait pas eu de quoi couvrir la retraite. Néanmoins il hésitait encore, lorsqu'on vint lui annoncer un dernier et grave incident. La subite arrivée du maréchal Ney décide la retraite des Russes. Le maréchal Ney, qui avait suivi de près les Prussiens, arrivant le soir sur notre gauche comme le maréchal Davout était arrivé le matin sur notre droite, débouchait enfin vers Althof.

Ainsi les combinaisons de Napoléon, retardées par le temps, n'en avaient pas moins amené sur les deux flancs de l'armée russe les forces qui devaient décider la victoire. L'ordre de retraite ne pouvait plus dès lors être différé, car le maréchal Davout, s'étant maintenu à Klein-Sausgarten, n'avait pas beaucoup à faire pour rencontrer le maréchal Ney, qui s'était avancé jusqu'à Schmoditten, et la jonction de ces deux maréchaux aurait exposé les Russes à être enveloppés. L'ordre de se retirer fut donné à l'instant même par le général Benningsen. Toutefois pour assurer la retraite il voulut contenir le maréchal Ney, et essayer de lui enlever le village de Schmoditten. Les Russes marchèrent sur ce village, à la faveur de la nuit, et en grand silence, pour surprendre les troupes du maréchal Ney, arrivées tard sur ce champ de bataille où l'on avait de la peine à se reconnaître. Mais celles-ci étaient sur leurs gardes. Le général Marchand, avec le 6e léger et le 39e de ligne, laissant approcher les Russes, puis les accueillant par un feu à bout portant, les arrêta net. Il courut ensuite sur eux à la baïonnette, et les fit renoncer à toute attaque sérieuse. Dès ce moment ils se mirent définitivement en retraite.

Napoléon discernant à la direction des feux du maréchal Davout et du maréchal Ney, le véritable état des choses, se savait maître du champ de bataille, mais il n'était pas assuré cependant de ne pas avoir une seconde bataille à livrer, la nuit ou le lendemain. Position occupée par l'armée française le soir de la bataille d'Eylau. Il occupait cette plaine légèrement relevée, qui s'étendait au delà d'Eylau, ayant devant lui et au centre sa cavalerie et sa garde, à gauche en avant d'Eylau les deux divisions Legrand et Leval du corps du maréchal Soult, à droite la division Saint-Hilaire qui se liait avec le corps du maréchal Davout porté au delà de Klein-Sausgarten, l'armée française décrivant ainsi une ligne oblique sur le terrain que les Russes avaient possédé le matin. Fort au delà, sur la gauche, le maréchal Ney isolé, se trouvait sur les derrières de la position que l'ennemi abandonnait en toute hâte.

Napoléon, certain d'être victorieux, mais triste au fond du cœur, était demeuré au milieu de ses troupes, ordonnant qu'on allumât des feux, et qu'on ne quittât pas les rangs, même pour aller chercher des vivres. On distribuait aux soldats un peu de pain et d'eau-de-vie, et, quoiqu'il n'y en eût pas assez pour tous, on ne les entendait pas se plaindre. Disposition morale de l'armée. Moins joyeux qu'à Austerlitz ou à Iéna, ils étaient pleins de confiance, fiers d'eux-mêmes, prêts à recommencer cette lutte terrible, si les Russes en avaient le courage et la force. Quiconque, en ce moment, leur eût donné le pain et l'eau-de-vie dont ils manquaient, les eût retrouvés aussi gais que de coutume. Deux artilleurs du corps du maréchal Davout ayant été absents de leur compagnie pendant cette journée, et étant arrivés trop tard pour assister à la bataille, leurs camarades s'assemblèrent le soir au bivouac, les jugèrent, et n'ayant pas goûté leurs raisons, leur infligèrent sur ce terrain glacé et sanglant, le châtiment burlesque que les soldats appellent la savate[23].

Il n'y avait en grande abondance que des munitions. Le service de l'artillerie, exécuté avec une activité rare, avait déjà remplacé les munitions consommées. Le service des ambulances se faisait avec non moins de zèle. On avait ramassé un grand nombre de blessés, et on administrait aux autres quelques secours sur place, en attendant qu'on pût les transporter à leur tour. Napoléon, accablé de fatigue, debout cependant, présidait aux soins donnés à ses soldats.

Sur les derrières de l'armée tout n'offrait pas une contenance aussi ferme. Beaucoup de traînards qui manquaient à l'effectif le matin, par suite de la rapidité des marches, avaient entendu le retentissement de cette épouvantable bataille, avaient aperçu quelques houras de Cosaques, et s'étaient repliés, répandant sur les routes des nouvelles fâcheuses. Les braves accouraient se ranger auprès de leurs camarades, les autres s'en allaient dans les diverses directions qu'avait parcourues l'armée.

Journée qui suit la bataille d'Eylau.

Le lendemain le jour commençant à luire, on découvrit cet affreux champ de bataille, et Napoléon lui-même fut ému, au point de le laisser apercevoir dans le bulletin qu'il publia. Sur cette plaine glacée, des milliers de morts et de mourants cruellement mutilés, des milliers de chevaux abattus, une innombrable quantité de canons démontés, de voitures brisées, de projectiles épars, des hameaux en flammes, tout cela se détachant sur un fond de neige[24], présentait un spectacle saisissant et terrible. «Ce spectacle, s'écriait Napoléon, est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix, et l'horreur de la guerre!»—Singulière réflexion dans sa bouche, et sincère au moment où il la laissait échapper.

Une particularité frappa tous les yeux. Soit penchant à revenir aux choses du passé, soit aussi économie, on avait voulu rendre l'habit blanc aux troupes. On en avait fait l'essai sur quelques régiments, mais la vue du sang sur les habits blancs décida la question. Napoléon rempli de dégoût et d'horreur déclara qu'il ne voulait que des habits bleus, quoi qu'il pût en coûter.

Pertes des Russes et des Français à la bataille d'Eylau.

L'aspect de ce champ de bataille abandonné par l'ennemi rendit à l'armée le sentiment de sa victoire. Les Russes s'étaient retirés, laissant sur le terrain 7 mille morts, et plus de 5 mille blessés, que le vainqueur généreux se hâta de relever après les siens. Outre les 12 mille morts ou mourants abandonnés à Eylau, ils emmenaient avec eux environ 15 mille blessés, plus ou moins gravement atteints. Ils avaient eu par conséquent 26 ou 27 mille hommes hors de combat. Nous tenions 3 à 4 mille prisonniers, 24 pièces de canon, 16 drapeaux. Leur perte totale était donc de 30 mille hommes. Les Français avaient eu environ 10 mille hommes hors de combat, dont 3 mille morts et 7 mille blessés[25], perte bien inférieure à celle de l'armée russe, et qui s'explique par la position de nos troupes rangées en ordre mince, par l'habileté de nos artilleurs et de nos soldats. Ainsi dans cette journée fatale, près de 40 mille hommes des deux côtés avaient été atteints par le feu et le fer. C'est la population d'une grande ville détruite en un jour! Triste conséquence des passions des peuples! passions terribles, qu'il faut s'appliquer à bien diriger, mais non pas chercher à éteindre!

Napoléon pousse les Russes jusqu'à Kœnigsberg.

Napoléon, dès le 9 au matin, avait porté ses dragons et ses cuirassiers en avant, afin de courir après les Russes, de les jeter sur Kœnigsberg, et de les refouler pour tout l'hiver au delà de la Prégel. Le maréchal Ney, qui n'avait pas eu beaucoup à faire dans la journée d'Eylau, fut chargé de soutenir Murat. Les maréchaux Davout et Soult devaient suivre à peu de distance. Napoléon resta de sa personne à Eylau pour panser les plaies de sa brave armée, pour la nourrir, et mettre tout en ordre sur ses derrières. Cela importait plus qu'une poursuite, que ses lieutenants étaient très-capables d'exécuter eux-mêmes.

En marchant on acquit plus complétement encore la conviction du désastre essuyé par les Russes. À mesure qu'on avançait, on trouvait les villages et les bourgs de la Prusse orientale remplis de blessés; on apprenait le désordre, la confusion, le triste état enfin de l'armée fugitive. Néanmoins les Russes, en comparant cette bataille à celle d'Austerlitz, étaient fiers de la différence. Ils convenaient de leur défaite, mais ils se dédommageaient de cet aveu, en ajoutant que la victoire avait coûté cher aux Français.

On ne s'arrêta que sur les bords de la Frisching, petite rivière qui coule de la ligne des lacs à la mer, et Murat poussa ses escadrons jusqu'à Kœnigsberg. Les Russes réfugiés en toute hâte, les uns au delà de la Prégel, les autres à Kœnigsberg même, faisaient mine de vouloir s'y défendre, et avaient braqué sur les murs une nombreuse artillerie. Les habitants épouvantés se demandaient s'ils allaient éprouver le sort de Lubeck. Heureusement pour eux Napoléon voulait mettre un terme à ses opérations offensives. Il avait envoyé les cavaliers de Murat jusqu'aux portes de Kœnigsberg, mais il ne se proposait pas d'y conduire son armée elle-même. Il n'aurait pas fallu moins que cette armée tout entière, pour tenter avec espoir de succès une attaque de vive force, sur une grande ville, pourvue de quelques ouvrages, et défendue par tout ce qui restait de troupes russes et prussiennes. Une attaque même heureuse sur cette riche cité, ne valait pas les chances qu'on aurait courues, si la tentative eût échoué. Napoléon ayant poussé ses corps jusqu'aux bords de la Frisching, tint à les y laisser quelques jours, pour bien constater sa victoire, et puis songea à se retirer pour reprendre ses cantonnements. Sans doute il n'avait pas obtenu l'immense résultat dont il s'était d'abord flatté, et qui ne lui aurait certainement point échappé, si une dépêche interceptée n'avait révélé ses desseins aux Russes; mais il les avait menés battant pendant cinquante lieues, leur avait détruit neuf mille hommes dans une suite de combats d'arrière-garde, et les trouvant à Eylau formés en une masse compacte, couverts d'artillerie, résolus jusqu'au désespoir, forts avec les Prussiens de 80 mille soldats, sur une plaine où aucune manœuvre n'était possible, il les avait attaqués avec 54 mille, les avait détruits à coups de canon, et avait paré à tous les accidents de la journée avec un imperturbable sang-froid, pendant que ses lieutenants s'efforçaient de le rejoindre. Les Russes ce jour-là avaient eu tous leurs avantages, la solidité, l'immobilité au feu; lui n'avait pas eu tous les siens, sur un terrain où il était impossible de manœuvrer; mais il avait opposé à leur ténacité un invincible courage, une force morale au-dessus des horreurs du plus affreux carnage. L'âme de ses soldats s'était montrée dans cette journée aussi forte que la sienne! Assurément il pouvait être fier de cette épreuve. D'ailleurs pour 12 ou 13 mille hommes qu'il avait perdus pendant ces huit jours, il en avait détruit 36 mille à l'ennemi. Mais il devait sentir en ce moment ce que c'était que la puissance du climat, du sol, des distances, car, possédant plus de 300 mille hommes en Allemagne, il n'avait pas pu en réunir plus de 54 mille sur le lieu de l'action décisive. Il devait après une telle victoire faire de graves réflexions, compter davantage avec les éléments et la fortune, et moins entreprendre à l'avenir sur l'invincible nature des choses. Ces réflexions il les fit, et elles lui inspirèrent, comme on va en juger bientôt, la conduite la mieux calculée, la plus admirablement prévoyante. Plût au ciel qu'elles fussent restées pour toujours gravées dans sa mémoire!

Quoique victorieux et garanti pour plusieurs mois de toute tentative contre ses cantonnements, il avait cependant une chose à craindre, c'étaient les récits mensongers des Russes, l'effet de ces récits sur l'Autriche, sur la France, sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Europe en un mot, qui, voyant depuis trois mois sa marche deux fois arrêtée, tantôt par les boues, tantôt par les frimas, serait portée à le croire moins irrésistible, moins fatalement heureux, tiendrait pour douteuse la victoire pourtant la plus incontestable, la plus cruellement efficace, et pourrait enfin être tentée de méconnaître sa fortune.

Il résolut de montrer ici le caractère qu'il avait déployé pendant la journée même d'Eylau, et, certain de sa force, d'attendre que l'Europe, mieux éclairée, la sentît comme lui. Napoléon quitte les environs de Kœnigsberg, et les bords de la Prégel, pour reprendre ses cantonnements de la Vistule. Après avoir passé quelques jours sur la Frisching, l'ennemi ne sortant pas de ses lignes, il prit le parti de rétrograder pour rentrer dans ses cantonnements. La température était toujours froide, mais sans descendre à plus de 2 ou 3 degrés au-dessous de la glace. Il en profita pour évacuer ses blessés en traîneau. Plus de six mille subirent, sans en souffrir sensiblement, ce singulier voyage de quarante à cinquante lieues, jusqu'à la Vistule. Un soin extrême apporté à les rechercher tous dans les villages environnants, permit d'en constater le véritable nombre. Il était conforme à celui que nous avons mentionné plus haut. Quand tout fut évacué, blessés, malades, prisonniers, artillerie prise à l'ennemi, Napoléon commença, le 17 février, son mouvement rétrograde, le maréchal Ney avec le sixième corps, Murat avec la cavalerie faisant l'arrière-garde, les autres corps conservant leur position accoutumée dans l'ordre de marche, le maréchal Davout à droite, le maréchal Soult au centre, le maréchal Augereau à gauche, enfin le maréchal Bernadotte, qui avait rejoint, formant l'extrême gauche, le long du Frische-Haff.

Napoléon ayant remonté l'Alle jusque près des lacs d'où elle sort, et d'où sort aussi la Passarge, changea de direction, et, au lieu de prendre la route de Varsovie, prit celle de Thorn, Marienbourg et Elbing, voulant désormais s'appuyer à la basse Vistule. Les derniers événements avaient modifié ses idées quant au choix de sa base d'opération. Voici les motifs de ce changement.

Motifs qui décident Napoléon à changer la position de ses cantonnements.

La position entre les branches de l'Ukra, de la Narew, du Bug, qu'il avait d'abord adoptée, était une conséquence de l'occupation de Varsovie. Elle avait l'avantage de couvrir cette capitale, et, si l'ennemi se portait le long du littoral, de permettre plus aisément de le déborder, de le tourner, de l'acculer à la mer, ce que Napoléon venait d'essayer, et ce qu'il aurait certainement exécuté, sans l'enlèvement de ses dépêches. Mais, cette manœuvre une fois dévoilée, il n'était pas probable que les Russes avertis s'exposassent à un danger qu'ils venaient d'éviter par une sorte de miracle. La position choisie en avant de Varsovie ne présentait donc plus le même avantage, et elle offrait un inconvénient grave, celui d'obliger l'armée à s'étendre démesurément, pour couvrir à la fois Varsovie et le siége de Dantzig, siége qui devenait l'opération urgente, à laquelle il fallait consacrer les loisirs de l'hiver. En se plaçant, en effet, à Varsovie, on était obligé de laisser le corps de Bernadotte à grande distance, avec peu de chances de le rallier au gros de l'armée; et si on marchait en avant, on était forcé en outre de laisser le cinquième corps, celui de Lannes, à la garde de Varsovie. On agissait par conséquent avec deux corps de moins. L'éloignement du corps de Bernadotte serait devenu à l'avenir d'autant plus regrettable, qu'on allait être contraint de lui adjoindre de nouvelles forces, pour seconder et couvrir le siége de Dantzig.

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