Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le roi, sans le dire, partageait ce sentiment. On convoqua donc le 5 octobre, à Erfurt, un dernier conseil de guerre, auquel assistèrent le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf, plusieurs officiers d'état-major, les chefs de corps, le roi lui-même et ses ministres. Ce conseil dura deux jours entiers. Le duc y proposa la question suivante: était-il prudent d'aller chercher Napoléon dans une position inattaquable, quand on n'avait plus, comme dans le premier projet d'offensive, l'espoir de le surprendre?—On disputa sur ce sujet longuement et violemment. Le prince de Hohenlohe fit encore surgir, par le moyen de son chef d'état-major, l'idée d'opérer par la haute Saale, et de franchir les défilés, au débouché desquels Napoléon avait rassemblé ses troupes. On combattit cette idée du côté du duc de Brunswick, et on fit de nouveau sentir les avantages de la position prise derrière la forêt de Thuringe. Les deux généraux en chef soutinrent ainsi une lutte opiniâtre par l'intermédiaire de leurs officiers d'état-major. Il n'y eut, au reste, d'accord nulle part. Tandis que le duc de Brunswick était en vive contestation avec le prince de Hohenlohe, M. d'Haugwitz disputait avec M. de Lucchesini, et soutenait, à propos des dispositions pacifiques prêtées à Napoléon, qu'il n'était plus temps d'y compter. Au choc des idées vint se joindre le choc des passions, et le général Ruchel se permit une nouvelle offense envers M. d'Haugwitz. Chacun n'emporta de ce débat qu'une plus grande confusion d'esprit, et une plus profonde amertume de cœur. Le roi surtout, qui cherchait avec bonne foi à s'éclairer, qui n'osait se fier à ses lumières, et qui sentait l'imminence du danger, le roi avait l'âme navrée. Le conseil de guerre tenu à Erfurt aboutit à l'idée d'une reconnaissance sur la route d'Eisenach à Schweinfurt. Dans l'impossibilité de se fixer, le conseil, éprouvant le besoin de mieux connaître les véritables résolutions de Napoléon, s'était arrêté au projet d'une reconnaissance générale, exécutée simultanément par les trois principaux corps d'armée du prince de Hohenlohe, du duc de Brunswick, et du général Ruchel. Le roi fit modifier cette singulière conclusion, en réduisant les trois reconnaissances à une seule, qui serait dirigée par le colonel de Muffling, officier d'état-major du duc de Brunswick, sur cette même route d'Eisenach à Schweinfurt, vers laquelle Napoléon semblait faire quelques préparatifs de défense. Ordre fut donné au prince de Hohenlohe de continuer la concentration de l'armée de Silésie sur la haute Saale, en laissant le général Tauenzien avec le détachement de Bayreuth, en observation vers les défilés de la Franconie. Dernière note diplomatique adressée à Napoléon. À cette mesure militaire on ajouta une mesure politique, ce fut d'envoyer à Napoléon une note définitive, pour lui signifier les résolutions irrévocables de la cour de Prusse. On devait exposer dans cette note les rapports qui avaient existé entre les deux cours, les mauvais procédés dont la France avait payé les bons procédés de la Prusse, l'obligation où était le cabinet de Berlin d'exiger une explication qui portât sur tous les intérêts en litige, et qui fût précédée par une démarche rassurante pour l'Allemagne, c'est-à-dire par la retraite immédiate des troupes françaises en deçà du Rhin. On demandait cette retraite à jour fixe, et on voulait qu'elle commençât le 8 octobre.
Assurément si on souhaitait encore la paix, la note projetée était un moyen fort mal imaginé pour la maintenir, car c'était méconnaître étrangement le caractère de Napoléon, que de lui adresser une sommation de se retirer à jour fixe. Mais tandis que le duc de Brunswick et le roi cherchaient à se ménager une dernière chance de paix, en restant derrière la forêt de Thuringe, ils étaient forcés, pour contenter les furieux qui poussaient à la guerre, de faire quelques démonstrations apparentes de fierté, se soumettant ainsi aux caprices d'une armée qui s'était transformée en multitude populaire, et qui criait, exigeait, ordonnait, comme fait la multitude quand on lui livre les rênes.
Voilà comment les Prussiens avaient dépensé le temps que Napoléon employait de son côté en préparatifs si actifs et si bien conçus. Ne s'arrêtant pas à Wurzbourg, il s'était rendu à Bamberg, où il différait son entrée en Saxe jusqu'à un dernier mot de la Prusse, qui fit peser sur elle, et non sur lui, le tort de l'agression. Sa droite, composée des corps des maréchaux Soult et Ney, était en avant de Bayreuth, prête à déboucher par le chemin de Bayreuth à Hof, sur la haute Saale. (Voir la carte no 34.) Son centre, formé des corps des maréchaux Bernadotte et Davout, précédé de la réserve de cavalerie, et suivi de la garde à pied, se trouvait à Kronach, n'attendant qu'un ordre pour s'avancer par Lobenstein sur Saalbourg et Schleitz. Sa gauche, consistant dans les corps des maréchaux Lannes et Augereau, faisant vers Hildburghausen des démonstrations trompeuses, devait au premier signal se reporter de gauche à droite, de Cobourg vers Neustadt, afin de déboucher par Grafenthal sur Saalfeld. Ces trois colonnes avaient à parcourir les défilés étroits, bordés de bois et de rochers, qui mettent en communication la Franconie avec la Saxe, et qui viennent aboutir sur la haute Saale. Toutefois la frontière de la Saxe n'était pas encore franchie, et on se tenait sur le territoire franconien, le pied levé pour marcher. La garde impériale n'était pas, il est vrai, réunie tout entière; il manquait la cavalerie et l'artillerie de cette garde, qui n'avaient pu voyager en poste comme l'infanterie; il manquait aussi les compagnies d'élite et le grand parc. Mais Napoléon avait sous la main environ 170 mille hommes, et c'était plus qu'il n'en fallait pour accabler l'armée prussienne.
En recevant le 7 la note de la Prusse, il fut extrêmement courroucé. Le major général Berthier se trouvait auprès de lui.—Prince, lui dit-il, nous serons exacts au rendez-vous; et le 8, au lieu d'être en France, nous serons en Saxe.—Il adressa sur-le-champ la proclamation suivante à son armée:
«Soldats,
»L'ordre pour votre rentrée en France était parti; vous vous étiez déjà rapprochés de plusieurs marches; des fêtes triomphales vous attendaient! Mais lorsque nous nous abandonnions à cette trop confiante sécurité, de nouvelles trames s'ourdissaient sous le masque de l'amitié et de l'alliance! Des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent renverser jusque dans ses fondements, ce sont aujourd'hui leurs drapeaux qu'ils se vantent de planter dans les capitales de nos alliés, ce sont nos lauriers qu'ils veulent arracher de notre front! Ils veulent que nous évacuions l'Allemagne à l'aspect de leur armée..... Soldats, il n'est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que celui de l'honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe. Aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts, vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous, porté notre gloire de l'orient à l'occident, pour retourner aujourd'hui dans notre patrie comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour entendre dire que l'aigle française a fui épouvantée à l'aspect des aigles prussiennes? Malheur donc à ceux qui nous provoquent! Que les Prussiens éprouvent le même sort qu'ils éprouvèrent il y a quatorze ans! Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un accroissement de domaines et de puissance avec l'amitié du grand peuple, son inimitié est plus terrible que les tempêtes de l'Océan!»
Le lendemain 8 octobre, Napoléon donna l'ordre à toute l'armée de franchir la frontière de la Saxe. Les trois colonnes dont elle se composait, s'ébranlèrent à la fois. Murat, qui précédait le centre, entra le premier à la tête de la cavalerie légère et du 27e léger, et lança ses escadrons par le défilé du milieu, celui de Kronach à Lobenstein. À peine arrivé au delà des hauteurs boisées qui séparent la Franconie de la Saxe, il envoya sur la droite vers Hof, sur la gauche vers Saalfeld, divers détachements, afin de dégager l'issue des débouchés, par lesquels devaient pénétrer les autres colonnes de l'armée. Murat entre le premier en Saxe à la tête de la cavalerie. Ensuite il marcha droit de Lobenstein sur Saalbourg. Il y trouva postée sur la Saale une troupe d'infanterie et de cavalerie, appartenant au corps du général Tauenzien. L'ennemi fit mine d'abord de défendre la Saale, qui est un faible obstacle dans cette partie de son cours, et envoya plusieurs volées de canon à nos cavaliers. On lui riposta avec quelques pièces d'artillerie légère, attachées ordinairement à la réserve de cavalerie; puis on lui montra plusieurs compagnies d'infanterie du 27e léger. Il ne défendit ni le passage de la Saale, ni Saalbourg, et se retira vers Schleitz, à quelque distance du lieu de cette première rencontre. Du côté de Hof, sur notre droite, la cavalerie ne découvrit rien qui pût gêner la marche des maréchaux Soult et Ney, assez forts d'ailleurs pour se faire jour. À gauche au contraire, vers Saalfeld, elle aperçut au loin un gros rassemblement, commandé par le prince Louis. Ces deux corps du général Tauenzien et du prince Louis faisaient partie de l'armée du prince de Hohenlohe, qui, malgré l'ordre formel qu'il avait reçu de passer sur la rive gauche de la Saale, et de venir s'appuyer au duc de Brunswick, différait d'obéir, et restait dispersé dans le pays montueux que la Saale traverse à son origine.
Les trois colonnes de l'armée française continuèrent à s'avancer simultanément par les défilés indiqués, celle de gauche demeurant toutefois un peu en arrière, parce qu'elle avait à se reporter de Cobourg sur Grafenthal, ce qui l'obligeait à faire douze lieues par des routes peu praticables à l'artillerie. Du reste nul obstacle sérieux n'arrêtait la marche de nos troupes. L'esprit de l'armée était excellent; le soldat manifestait la plus grande gaieté, et ne paraissait tenir aucun compte de quelques souffrances, inévitables dans un pays pauvre et difficile. La victoire dont il ne doutait pas, était pour lui le dédommagement à tous les maux.
Le lendemain 9 octobre, le centre quitta Saalbourg, et s'avança sur Schleitz, après avoir franchi la Saale. Murat, avec deux régiments de cavalerie légère, et Bernadotte, avec la division Drouet, marchaient en tête. On arriva devant Schleitz vers le milieu du jour. Schleitz est un bourg, situé sur un petit cours d'eau qu'on appelle le Wiesenthal, et qui se jette dans la Saale. (Voir la carte no 34.) Au pied d'une hauteur au delà de Schleitz et du Wiesenthal, on apercevait rangé en bataille le corps du général Tauenzien. Il était adossé à cette hauteur, son infanterie déployée, sa cavalerie disposée sur ses ailes, l'artillerie sur son front. Il paraissait fort de 8 mille hommes d'infanterie et de 2 mille de cavalerie. Napoléon, qui avait couché dans les environs de Saalbourg, accourut sur les lieux dès le matin, et à la vue de l'ennemi il ordonna l'attaque. Le maréchal Bernadotte dirigea quelques compagnies du 27e léger, commandées par le général Maison, sur Schleitz. Le général Tauenzien, averti que le gros de l'armée française suivait cette avant-garde, ne songea pas à défendre le terrain qu'il occupait. Il se contenta de renforcer le détachement qui gardait Schleitz, afin de gagner par un petit combat d'arrière-garde le temps de se retirer. Le général Maison entra dans Schleitz, avec le 27e léger, et en repoussa les Prussiens. Au même instant, les 94e et 95e régiments de ligne, de la division Drouet, passaient le Wiesenthal, l'un au-dessous de Schleitz, l'autre dans Schleitz même, et contribuaient à précipiter la retraite de l'ennemi, qui se porta vers les hauteurs en arrière de Schleitz. On le poursuivit rapidement sur ces hauteurs, et, arrivé sur leur sommet, on en descendit le revers à sa suite. Murat, accompagné du 4e de hussards et du 5e de chasseurs (celui-ci resté un peu en arrière), serra de près l'infanterie ennemie, qui était escortée par 2 mille chevaux. En voyant le peu de forces dont Murat disposait, quelques escadrons prussiens se jetèrent sur lui. Murat les prévint, les chargea, le sabre à la main, à la tête du 4e de hussards, et les repoussa. Mais ramené bientôt par une cavalerie plus nombreuse, il manda en toute hâte le 5e de chasseurs, ainsi que l'infanterie légère du général Maison, qui n'avaient pas encore pu le joindre. Il eut dans l'intervalle plusieurs charges à supporter, et les soutint avec sa vaillance accoutumée. Heureusement le 5e de chasseurs accourut au galop, rallia le 4e de hussards, et fournit à son tour une charge vigoureuse. Mais le général Tauenzien, voulant se débarrasser de ces deux régiments de cavalerie légère, lança sur eux les dragons rouges saxons ainsi que les hussards prussiens. Dans ce moment arrivaient cinq compagnies du 27e léger, conduites par le général Maison. Celui-ci, n'ayant pas le temps de les former en carré, les arrêta sur place, de manière à couvrir le flanc de notre cavalerie, puis fit exécuter à bout portant un feu si juste, qu'il renversa sur le carreau deux cents dragons rouges. Alors toute la cavalerie prussienne prit la fuite. Murat, avec le 4e de hussards et le 5e de chasseurs, courut après elle, et refoula pêle-mêle dans les bois la cavalerie et l'infanterie du général Tauenzien. L'ennemi se retira en toute hâte, jetant sur les routes beaucoup de fusils et de chapeaux, et laissant dans nos mains environ 400 prisonniers, indépendamment de 300 morts ou blessés. Mais l'effet moral de ce combat fut plus grand que l'effet matériel, et les Prussiens purent voir dès lors à quels soldats ils avaient affaire. Si Murat, comme Napoléon lui en fit la remarque, avait eu sous la main un peu plus de cavalerie, il n'aurait pas été autant obligé de payer de sa personne, et les résultats eussent été plus considérables[4].
Napoléon fut extrêmement satisfait de ce premier combat, qui lui prouvait combien la cavalerie prussienne, quoique très-bien montée et très-habile à manier ses chevaux, était peu à craindre pour ses solides fantassins et ses hardis cavaliers. Il établit son quartier général à Schleitz, afin d'y attendre le reste de la colonne du centre, afin surtout de donner à sa droite, conduite par les maréchaux Ney et Soult, à sa gauche, conduite par les maréchaux Lannes et Augereau, le temps de franchir les défilés, et de venir prendre sur ses ailes une position de bataille. D'après ce qu'il voyait, et d'après ce que lui rapportaient ses espions, qui avaient trouvé le pays couvert de colonnes détachées, il jugeait qu'il venait de surprendre l'ennemi dans un mouvement de concentration, et qu'il allait lui causer un grand trouble. Les rapports de l'aile droite envoyés par les maréchaux Soult et Ney, apprenaient qu'ils n'avaient rien devant eux, et qu'ils apercevaient à peine quelques détachements de cavalerie s'éloignant à leur approche. Au contraire, les nouvelles de la gauche parlaient d'un corps à Saalfeld, devant lequel le maréchal Lannes devait arriver le lendemain 10. Napoléon en concluait que l'ennemi se retirait vers la Saale, et laissait ouverte la grande route de Dresde. Il était résolu, non pas à s'y engager avant d'avoir battu les Prussiens, mais à les battre sans retard, soit qu'ils vinssent à sa rencontre pour lui barrer le chemin, soit qu'il fallût aller les chercher derrière les bords escarpés de la Saale[5].
Le prince de Hohenlohe, toujours persuadé que lui seul avait deviné les projets de Napoléon, que lui seul avait imaginé le vrai moyen de les déjouer, en proposant de le devancer dans les défilés de la Franconie, flottait entre mille pensées diverses. Tantôt il inclinait à exécuter les ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale, tantôt il formait la folle résolution de se porter vers Mittel-Pöllnitz, pour y livrer bataille, et donnait ainsi à ses troupes peu propres à la marche, chargées de bagages, mal approvisionnées, des ordres et contre-ordres qui les désespéraient. Sur ces entrefaites, le prince Louis, impatient de rencontrer les Français, et voulant à tout prix devenir l'avant-garde de l'armée prussienne, avait obtenu qu'on le laissât à Saalfeld, où il était encore le 10 octobre au matin.
C'est vers ce point que la colonne française de gauche devait marcher, aussitôt qu'elle aurait débouché de Grafenthal. Parvenu le 9 à Grafenthal, Lannes qui formait la tête de cette colonne, se dirigea sur Saalfeld dès le matin du 10. Il y fut rendu de très-bonne heure. Les coteaux boisés qui bordent ordinairement la Saale, s'éloignent en ce point de son lit, et y laissent une plaine marécageuse, au milieu de laquelle la petite ville de Saalfeld s'élève, entourée de murs, et assise au bord même de la rivière. Arrivé sur le pourtour de ces hauteurs, d'où l'on plonge sur Saalfeld, Lannes aperçut en avant de la ville le corps du prince Louis, qui consistait en 7,000 fantassins et 2,000 cavaliers. Le prince avait pris une position peu militaire. Sa gauche composée d'infanterie s'appuyait à la ville et à la rivière, sa droite composée de cavalerie s'étendait dans la plaine. Dominé sur son front par le cercle des hauteurs, d'où l'artillerie française pouvait le mitrailler, il avait sur ses derrières un petit ruisseau marécageux, la Schwartza, qui vient se jeter dans la Saale au-dessous de Saalfeld, et qui est assez difficile à traverser. Sa retraite était donc fort mal assurée. S'il eût été capable de quelque sagesse, et moins obligé par ses bravades antérieures de se montrer téméraire, il aurait dû se retirer au plus tôt, et descendre la Saale jusqu'à Rudolstad ou Iéna. Malheureusement il n'était ni dans son caractère, ni dans son rôle, de reculer à la première rencontre des Français. Lannes n'avait sous la main ni le corps d'Augereau, formant avec lui la colonne de gauche, ni même son corps tout entier. Il était réduit à la simple division Suchet et à deux régiments de cavalerie légère, les 9e et 10e de hussards. Il n'en commença pas moins l'attaque tout de suite. Il disposa d'abord son artillerie sur les hauteurs d'où l'on dominait la ligne de bataille du prince Louis, et se mit à la canonner vivement. Puis il jeta sur sa gauche une partie de la division Suchet, avec ordre de filer le long des bois qui couronnaient les hauteurs, et de tourner la droite du prince Louis, en descendant sur les bords du ruisseau de la Schwartza. En peu d'instants ce mouvement fut exécuté. Tandis que l'artillerie placée en batterie sur le front des Prussiens, les occupait en leur tuant du monde, nos tirailleurs se glissant à travers les bois, commençaient sur leurs derrières un feu imprévu et d'une justesse meurtrière. Lannes, alors, fit descendre son infanterie en masse dans la plaine, pour culbuter l'infanterie ennemie. Le prince Louis, quand même il aurait eu de la guerre une expérience qui lui manquait, n'avait dans cette position aucun bon parti à prendre. Il commença par se porter vers son infanterie, afin de soutenir le choc de la division Suchet. Mais, après des efforts de bravoure dignes d'un meilleur emploi, il vit ses bataillons rompus, et poussés confusément sur les murs de Saalfeld. Ne sachant où donner de la tête, il courut à sa cavalerie, pour charger les deux régiments de hussards, qui avaient suivi le mouvement de nos tirailleurs. Il les chargea avec impétuosité, et parvint d'abord à les repousser. Mais ces deux régiments ralliés, et ramenés vigoureusement en avant, rompirent sa nombreuse cavalerie, et la poursuivirent avec une telle ardeur, que réduite à l'impossibilité de se reformer, elle se jeta en désordre dans les marécages de la Schwartza. Mort du prince Louis et dispersion de son corps d'armée. Le prince, revêtu d'un brillant uniforme, paré de toutes ses décorations, se comportait dans la mêlée avec la vaillance qui convenait à sa naissance et à son caractère. Deux de ses aides-de-camp se firent tuer à côté de lui. Bientôt entouré, il voulut se sauver; mais son cheval se trouva embarrassé dans une haie, et il fut obligé de s'arrêter. Un maréchal des logis du 10e de hussards, croyant avoir affaire à un officier d'un grade élevé, mais nullement à un prince de sang royal, courut à lui, en criant: Général, rendez-vous!—Le prince répondit à cette sommation par un coup de sabre. Le maréchal des logis, lui portant alors un coup de pointe au milieu de la poitrine, le renversa mort à bas de son cheval. On entoura le corps du prince, qui fut reconnu, et déposé, avec tous les égards dus à son rang et à son infortune, dans la ville de Saalfeld. Les troupes prussiennes et saxonnes, car il y avait sur ce point des unes et des autres, privées de chef, enfermées dans un coupe-gorge, s'échappèrent comme elles purent, nous abandonnant 20 bouches à feu, 400 morts ou blessés, et un millier de prisonniers.
Tel fut le début de la campagne. Les premiers coups de la guerre, comme le dit le lendemain Napoléon dans le bulletin de la journée, venaient de tuer l'un de ses auteurs. On était si près les uns des autres, que Napoléon à Schleitz entendait le canon de Saalfeld, que le prince de Hohenlohe l'entendait de son côté sur les hauteurs de Mittell-Pöllnitz, et que vers Iéna, sur la ligne occupée par la grande armée prussienne, on percevait distinctement ses roulements lointains. Tous les hommes sensés dans l'armée prussienne en frémissaient comme d'un signal qui annonçait de tragiques événements. Napoléon, discernant le point d'où partaient ces détonations, envoya un renfort à Lannes, et une foule d'officiers pour chercher des nouvelles. De son côté, le prince de Hohenlohe rôdait à cheval, sans donner d'ordres, et en questionnant les allants et venants sur ce qui se passait. Triste spectacle que de voir tant d'incapacité et d'imprudence, en lutte avec tant de vigilance et de génie!
Quelques heures après, les fuyards apprenaient aux deux armées le résultat de la première rencontre, et la fin tragique du prince Louis, fin bien digne de sa vie, sous le double rapport de l'imprudence et du courage. Les Prussiens purent juger ce qu'il fallait attendre de leur savante tactique, opposée à la manière de faire, simple, pratique et rapide, des généraux français.
La consternation se répandit de Saalfeld à Iéna et à Weimar. Le prince de Hohenlohe, instruit déjà par ses propres yeux du découragement qui s'était emparé des troupes du général Tauenzien, l'esprit frappé de l'échauffourée de Saalfeld, se porta de sa personne à Iéna, et fit circuler dans tous les sens l'ordre de rebrousser chemin vers la Saale, afin de se couvrir de cette rivière, si toutefois, après tant de mouvements contradictoires, on pouvait se flatter d'y arriver à temps! C'était le troisième contre-ordre donné à ces malheureux soldats, qui ne savaient plus ce qu'on voulait d'eux, et qui n'étaient pas habitués, comme les Français, à faire plusieurs marches en un jour, et à vivre de ce qu'ils se procuraient en marchant. Quelques fuyards du corps battu à Saalfeld, courant vers Iéna, et tirant sans motif, comme des soldats s'en allant à la débandade, furent pris pour des tirailleurs français. À leur aspect, une terreur indicible se répandit parmi les troupes qui se dirigeaient sur Iéna, et parmi les nombreux conducteurs de bagages. Tous se mirent à fuir en désordre, à se précipiter vers les ponts de la Saale, et de ces ponts dans les rues d'Iéna. En peu d'instants ce fut une affreuse confusion, fâcheux présage des événements qui allaient suivre.
Napoléon, informé du combat de Saalfeld, et pressé de ramener ses ailes vers son centre, à mesure qu'il sortait des défilés par lesquels il était entré en Saxe, prescrivit à Lannes, non pas de descendre la Saale, ce qui l'aurait trop éloigné de lui, et trop rapproché de l'ennemi, mais de faire un mouvement à droite, et de se porter par Pösneck et Neustadt, vers Auma, où était fixé le quartier général. (Voir la carte no 34.). Augereau devait remplir le vide laissé entre la Saale et le corps de Lannes. Ordonnant à sa droite un même mouvement de concentration, Napoléon avait dirigé le maréchal Soult sur Weida et Géra, le long de l'Elster, et appelé le maréchal Ney à occuper Auma, lorsque le quartier général en serait parti. De la sorte il avait 170 mille hommes sous la main, à la distance de sept à huit lieues, avec la faculté d'en réunir 100 mille en quelques heures, et tout en se concentrant il s'avançait, prêt à franchir la Saale s'il fallait y forcer la position de l'ennemi, ou à courir sur l'Elbe s'il fallait l'y prévenir. Du reste, il n'avait guère fait plus de quatre à cinq lieues par jour, afin de donner à ses corps le temps de rejoindre, car ses réserves étaient encore en arrière, notamment l'artillerie et la cavalerie de la garde, ainsi que les bataillons d'élite. Bien qu'il sût, depuis les deux combats des jours précédents, ce qu'il devait penser des troupes prussiennes, il marchait avec la prudence des grands capitaines, en présence d'une armée qui aurait pu lui opposer de 130 à 140 mille hommes réunis en une seule masse. Le 12 au soir il quitta Auma pour Géra.
La cavalerie, circulant dans tous les sens au milieu des colonnes de bagages des malheureux Saxons, faisait de riches et nombreuses prises. On enleva d'un seul coup cinq cents voitures. La cavalerie, ainsi que l'écrivait Napoléon, était cousue d'or. Dispositions de Napoléon pour s'emparer des passages principaux de la Saale. Enfin les lettres interceptées, les rapports des espions, commençaient à s'accorder, et à présenter la grande armée prussienne comme changeant de position, et s'avançant d'Erfurt sur Weimar, pour se rapprocher des bords de la Saale. (Voir la carte no 34.) Elle pouvait y venir dans l'une des deux intentions suivantes: ou d'occuper le pont de la Saale à Naumbourg, sur lequel passe la grande route centrale d'Allemagne, afin de se retirer sur l'Elbe, en couvrant Leipzig et Dresde, ou de se rapprocher du cours de la Saale, pour en défendre les bords contre les Français. En face de cette double éventualité, Napoléon prit une première précaution, ce fut d'acheminer immédiatement le maréchal Davout sur Naumbourg, avec ordre d'en barrer le pont avec les 26 mille hommes du troisième corps. Il lança Murat avec la cavalerie le long des rives de la Saale, pour en surveiller le cours, et pousser des reconnaissances jusqu'à Leipzig. Il dirigea le maréchal Bernadotte sur Naumbourg, avec mission d'appuyer au besoin le maréchal Davout. Il envoya les maréchaux Lannes et Augereau sur Iéna même. Son but était de s'emparer tout de suite des deux principaux passages de la Saale, ceux de Naumbourg et d'Iéna, soit pour y arrêter l'armée prussienne, si elle voulait les franchir et se retirer sur l'Elbe, soit pour aller la chercher sur les hauteurs qui bordent cette rivière, si elle voulait y rester sur la défensive. Quant à lui, il se tint avec les maréchaux Ney et Soult, à portée de Naumbourg et d'Iéna, prêt à marcher sur l'un ou l'autre point, suivant les circonstances.
Le 13 au matin, des avis plus circonstanciés lui apprirent que l'ennemi se rapprochait définitivement de la Saale, avec la résolution encore incertaine de livrer sur ses bords une bataille défensive, ou de la passer pour courir à l'Elbe. C'était dans la direction de Weimar à Iéna que se montrait le plus gros rassemblement. Sans perdre un instant, Napoléon monta à cheval pour se rendre à Iéna. Sur l'avis que l'armée prussienne se rapproche de la Saale, Napoléon se rend à Iéna. Il donna lui-même ses instructions aux maréchaux Soult et Ney, et leur prescrivit d'être dans la soirée à Iéna, ou au plus tard dans la nuit. Il enjoignit à Murat de ramener sa cavalerie vers Iéna, et au maréchal Bernadotte de prendre à Dornbourg une position intermédiaire entre Iéna et Naumbourg. Il partit immédiatement, envoyant des officiers pour arrêter tout ce qui était en marche vers Géra, et le faire refluer sur Iéna.
La veille au soir, le maréchal Davout était entré à Naumbourg, avait occupé le pont de la Saale, et enlevé des magasins considérables, avec un bel équipage de pont. Le maréchal Bernadotte s'était joint à lui. Murat avait envoyé sa cavalerie légère jusqu'à Leipzig, et surpris les portes de cette grande cité commerçante. Lannes s'était porté sur Iéna, petite ville universitaire, située sur les bords mêmes de la Saale, et y avait refoulé pêle-mêle les troupes ennemies restées en deçà de la rivière, ainsi que les bagages qui encombraient la route. Il s'était emparé d'Iéna, et avait aussitôt poussé ses avant-postes sur les hauteurs qui la dominent. De ces hauteurs, il avait aperçu l'armée du prince de Hohenlohe, qui après avoir repassé la Saale campait entre Iéna et Weimar, et il avait pu soupçonner qu'un grand rassemblement se préparait en cet endroit.
Effectivement l'armée prussienne y était réunie, et prête à prendre ses dernières déterminations. Le prince de Hohenlohe s'était décidé à obéir aux ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale, pour se joindre à la grande armée prussienne. Il aurait atteint cette position en meilleur ordre, et sans perdre ses bagages, s'il avait obéi plus tôt. Ses troupes y étaient rassemblées confusément, et sans vivres, ne sachant pas s'en procurer, en demandant vainement à l'armée principale, qui en possédait tout juste assez pour elle-même. Les Saxons, dont la conduite avait été honorable, mais que le hasard des événements avait fait figurer dans les deux premières rencontres, et qui voyaient leur pays livré sans défense aux Français, se plaignaient amèrement d'être peu ménagés, mal nourris, et entraînés dans une guerre qui s'annonçait de la manière la plus sinistre. On fit de son mieux pour les calmer, et cette fois on les établit en seconde ligne derrière les Prussiens.
Cependant, malgré ces tristes débuts, on était rassemblé le long de la forêt de Thuringe, ayant la Saale pour arrêter les Français s'ils voulaient la franchir, ou pour descendre en sûreté vers l'Elbe s'ils se hâtaient d'y courir. C'était le cas, puisqu'on avait attaché tant de prix à cette position, de persévérer dans l'idée qu'on s'en était faite, et de profiter des avantages qu'elle offrait. La Saale, en effet, quoique guéable, coule dans un lit qui présente une sorte de gorge continuelle. La rive gauche, sur laquelle étaient campés les Prussiens, est couverte de hauteurs abruptes, dont la rivière baigne le pied, dont une suite de bois couvre le sommet. Au delà se trouvent des plateaux ondulés, très-propres à recevoir une armée. En descendant d'Iéna jusqu'à Naumbourg (voir la carte no 35), les obstacles au passage deviennent plus grands que partout ailleurs. Il n'y avait, outre Iéna et Naumbourg, que trois issues par lesquelles on pût pénétrer, celles de Löbstedt, de Dornbourg et de Cambourg, éloignées de deux lieues les unes des autres, et très-faciles à défendre. Puisqu'au lieu de s'établir derrière l'Elbe, on avait voulu se porter à la rencontre des Français, et combattre en masse, il n'y avait pas un site plus avantageux que la rive gauche de la Saale pour engager une action générale. On s'était privé à la vérité des dix mille hommes composant l'avant-garde du duc de Weimar, et envoyés en reconnaissance au delà de la forêt de Thuringe; on en avait perdu cinq ou six mille en morts, prisonniers et fuyards, dans les combats de Schleitz et Saalfeld; mais il restait encore 50 mille hommes au prince de Hohenlohe, 66 mille au duc de Brunswick, 17 ou 18 mille au général Ruchel, c'est-à-dire 134 mille hommes, armée fort redoutable derrière une position comme celle de la Saale, depuis Iéna jusqu'à Naumbourg. En plaçant de gros détachements devant les principaux passages, et la masse un peu en arrière, dans une position centrale, de manière à pouvoir courir en force sur le point attaqué, on était en mesure de livrer à l'armée française une bataille dangereuse pour elle, et sinon de lui arracher la victoire, du moins de la lui disputer tellement, que la retraite devînt facile, et le sort de la guerre incertain.
Mais le désordre d'esprit ne faisait que s'accroître dans l'état-major prussien. Le duc de Brunswick, qui avait montré jusque-là une assez grande justesse de raisonnement, et qui avait paru apprécier les avantages de la position occupée, dans les divers cas possibles, le duc de Brunswick maintenant que l'un de ces cas, et le plus prévu, se réalisait, semblait avoir subitement perdu le sens, et voulait décamper en toute hâte. Le mouvement du maréchal Davout sur Naumbourg avait été pour lui un trait de lumière. Il avait conclu de l'apparition de ce maréchal sur Naumbourg, que Napoléon voulait, non pas livrer bataille, mais précipiter sa marche vers l'Elbe, couper les Prussiens de la Saxe, et même de la Prusse, comme il avait coupé le général Mack de la Bavière et de l'Autriche. La crainte d'être enveloppé, ainsi que l'avait été le général Mack, et réduit comme lui à poser les armes, troublait l'esprit ordinairement juste de ce malheureux vieillard. Il voulait donc partir à l'instant pour gagner l'Elbe. En Prusse on s'était raillé avec si peu de pitié, avec si peu de justice, de l'infortuné Mack, qu'on perdait la raison à la seule idée de se trouver dans la même position, et que, pour l'éviter, on s'exposait à tomber dans d'autres positions qui ne valaient pas mieux. Cependant la situation actuelle était loin de ressembler à celle du général autrichien. Le duc de Brunswick pouvait bien être débordé, séparé de la Saxe, par un mouvement rapide de Napoléon sur l'Elbe, peut-être devancé sur Berlin, mais il était impossible qu'il fût enveloppé et obligé de capituler. Soit qu'il perdît une bataille sur la Saale, soit qu'il fût prévenu sur l'Elbe, il avait une retraite assurée vers Magdebourg et le bas Elbe, et bien qu'il fût exposé à y arriver en mauvais état, il ne pouvait être pris dans les vastes plaines du Nord, comme les Autrichiens dans le coupe-gorge de la vallée du Danube. D'ailleurs, tandis que l'armée du général Mack comptait tout au plus 70 mille hommes, celle du duc de Brunswick en comptait 144 mille, en ralliant le duc de Weimar, et une telle armée n'est pas facile à envelopper, au point d'être réduite à poser les armes. Mais puisqu'on avait tant voulu combattre, tant désiré rencontrer les Français, songé même à passer les montagnes afin d'aller les chercher en Franconie, pourquoi, lorsqu'on les rencontrait enfin sur un terrain excellent pour soi, très-difficile pour eux, pourquoi ne pas s'y établir en masse, afin de les précipiter dans le lit profond et rocailleux de la Saale, à l'instant où ils tenteraient de s'élever sur les hauteurs? Mais tout sang-froid avait disparu, depuis que l'ennemi qu'on bravait de loin, était si près, depuis qu'à Schleitz et Saalfeld, la qualité de l'armée prussienne s'était montrée si peu supérieure à celle des armées autrichiennes et russes.
Le duc de Brunswick, impatient de se dérober au sort tant redouté du général Mack, prit le parti de décamper immédiatement, et de se porter sur l'Elbe à marches forcées, en se couvrant de la Saale, ce qui entraînait l'abandon de Leipzig, de Dresde, et de toute la Saxe aux Français. Le prince de Hohenlohe, après s'être tardivement décidé à repasser la Saale, campait sur les hauteurs d'Iéna. (Voir la carte no 34.) Le duc de Brunswick lui enjoignit d'y rester pour fermer ce débouché, pendant que l'armée principale, filant derrière l'armée de Silésie, irait joindre la Saale à Naumbourg, et la descendrait jusqu'à l'Elbe.
Il ordonna au général Ruchel de s'arrêter à Weimar le temps nécessaire pour rallier l'avant-garde, engagée dans une reconnaissance inutile au delà de la forêt de Thuringe, et quant à lui, emmenant les cinq divisions de l'armée principale, il résolut de décamper le 13, de suivre la grande route de Weimar à Leipzig jusqu'au pont de Naumbourg, de laisser à ce pont trois divisions pour le garder, tandis qu'avec deux autres il irait s'assurer du passage de l'Unstrut, l'un des affluents de la Saale, puis cet obstacle franchi de replier les trois divisions postées à Naumbourg, d'attirer à lui le prince de Hohenlohe et le général Ruchel demeurés en arrière, et de longer ainsi les bords de la Saale jusqu'à la jonction de cette rivière avec l'Elbe, aux environs de Magdebourg.
Tel fut le plan de retraite adopté par le duc de Brunswick. Ce n'était pas la peine de quitter la ligne défensive de l'Elbe, dont on n'aurait jamais dû s'écarter, pour la rejoindre sitôt, et avec de si grands dangers.
En conséquence, l'armée principale reçut l'ordre de se mettre en mouvement dans la journée même du 13 octobre. Le prince de Hohenlohe reçut celui d'occuper les hauteurs d'Iéna, et de fermer ce passage tandis que les cinq divisions du duc de Brunswick, quittant Weimar, iraient coucher le soir à Naumbourg. Ces cinq divisions devaient se suivre à une lieue les unes des autres, et faire six lieues dans la journée. Ce n'est pas ainsi que marchaient les Français quand ils avaient un but important à atteindre. Weimar évacué, le général Ruchel devait s'y porter immédiatement. Toutes ces dispositions étant arrêtées et communiquées à ceux qui étaient chargés de les exécuter, l'armée du duc de Brunswick se mit en marche, ayant en tête le roi, les princes, la reine elle-même, et suivie d'une masse de bagages à rendre toute manœuvre impossible. Le canon se faisant entendre de si près, on ne pouvait plus souffrir la reine au quartier général. Sa présence, après avoir été une inconvenance, devenait un péril pour elle, un sujet d'inquiétude pour le roi. Il fallut une injonction formelle de celui-ci pour la décider à partir. Elle s'éloigna enfin les yeux pleins de larmes, ne doutant plus depuis les combats de Schleitz et de Saalfeld, des funestes suites d'une politique, dont elle était la malheureuse instigatrice.
Pendant que le duc de Brunswick marchait ainsi sur Naumbourg, le prince de Hohenlohe resté sur les hauteurs d'Iéna avec 50 mille hommes, et ayant en arrière-garde le général Ruchel avec 18 mille, s'occupa de rétablir un peu d'ordre dans ses troupes, de faire battre la campagne par des chariots afin de recueillir des vivres, de procurer surtout quelque soulagement aux Saxons, dont le mécontentement était extrême. Partageant l'opinion du duc de Brunswick que les Français couraient vers Leipzig et vers Dresde, pour être rendus les premiers sur l'Elbe, il ne s'occupait guère de la ville d'Iéna, et prenait peu de soin des hauteurs situées en arrière de cette ville.
Durant cette même après-midi du 13 octobre, Napoléon, comme on l'a vu, s'était rapidement transporté de Géra sur Iéna, en se faisant suivre de toutes ses forces. Il y arriva de sa personne vers le milieu du jour. Le maréchal Lannes, qui l'avait devancé, l'y attendait avec impatience. Sans perdre un moment, ils montèrent tous deux à cheval pour aller reconnaître les lieux. (Voir la carte no 35.) À Iéna même la vallée de la Saale commence à s'élargir. La rive droite sur laquelle nous cheminions est basse, humide, couverte de prairies. La rive gauche au contraire, celle qu'occupaient les Prussiens, présente des hauteurs escarpées, qui dominent à pic la ville d'Iéna, et qu'on gravit par des ravins étroits, tortueux, ombragés de bois. À gauche d'Iéna, une gorge plus ouverte, moins abrupte, qu'on appelle le Mühlthal, est devenue le passage à travers lequel on a pratiqué la grande route d'Iéna à Weimar. Cette route suit d'abord le fond du Mühlthal, puis s'élève en forme de colimaçon, et se déploie sur les plateaux en arrière. Il aurait fallu un rude assaut pour forcer ce passage, plus ouvert à la vérité, mais gardé par une grande partie de l'armée prussienne. Aussi n'était-ce point par là qu'on pouvait songer à gravir les plateaux, afin d'y livrer bataille aux Prussiens.
Mais une autre ressource venait de s'offrir. Les hardis tirailleurs de Lannes, s'engageant dans les ravins qu'on rencontre au sortir d'Iéna, avaient réussi à s'élever sur la hauteur principale, et ils avaient aperçu tout à coup l'armée prussienne campée sur les plateaux de la rive gauche. Suivis bientôt de quelques détachements de la division Suchet, ils s'étaient fait place en repoussant les avant-postes du général Tauenzien. Ainsi, grâce à la hardiesse de nos soldats, les hauteurs qui dominent la rive gauche de la Saale étaient conquises, mais par une route malheureusement peu accessible à l'artillerie. C'est là que Lannes conduisit Napoléon, au milieu d'un feu de tirailleurs qui ne cessait pas, et qui rendait les reconnaissances fort dangereuses.
La principale des hauteurs qui dominent la ville d'Iéna, s'appelle le Landgrafenberg, et depuis les événements mémorables dont elle a été le théâtre, elle a reçu des habitants le nom de Napoléonsberg. Elle est la plus élevée de la contrée. (Voir la carte no 35.) Napoléon et Lannes, en contemplant de cette hauteur la campagne environnante, le dos tourné à la ville d'Iéna, voyaient à leur droite la Saale couler dans une gorge sinueuse, profonde, boisée, jusqu'à Naumbourg, qui est à six ou sept lieues d'Iéna. Ils voyaient devant eux des plateaux ondulés, s'étendant au loin, et s'inclinant par une pente insensible vers la petite vallée de l'Ilm, au fond de laquelle est située la ville de Weimar. Ils apercevaient à leur gauche la grande route d'Iéna à Weimar, s'élevant par une suite de rampes de la gorge du Mühlthal sur ces plateaux, et courant en ligne droite sur Weimar. Ces rampes qui présentent, comme nous l'avons dit, une sorte de colimaçon, en ont reçu le nom allemand, et s'appellent la Schnecke. Sur cette même route d'Iéna à Weimar se trouvait échelonnée l'armée prussienne du prince de Hohenlohe, sans qu'on pût en préciser le nombre. Quant au corps du général Ruchel posté à Weimar, la distance ne permettait pas de le découvrir. Il en était de même pour la grande armée du duc de Brunswick, qui marchant de Weimar sur Naumbourg, était cachée dans les enfoncements de la vallée de l'Ilm.
Napoléon ayant devant lui une masse de troupes dont on ne pouvait guère apprécier la force, supposa que l'armée prussienne avait choisi ce terrain comme champ de bataille, et fit tout de suite ses dispositions, de manière à déboucher avec son armée sur le Landgrafenberg, avant que l'ennemi accourût en masse pour le jeter dans les précipices de la Saale. Il fallait se hâter, et profiter de l'espace conquis par nos tirailleurs pour s'établir sur la hauteur. On n'en avait, il est vrai, que le sommet, car à quelques pas seulement se trouvait le corps du général Tauenzien, séparé de nos troupes par un léger pli de terrain. (Voir la carte no 35.) Ce corps était appuyé à deux villages, l'un sur notre droite, celui de Closewitz, entouré d'un petit bois, l'autre sur notre gauche, celui de Cospoda, entouré également d'un bois de quelque étendue. Napoléon voulait laisser les Prussiens tranquilles dans cette position jusqu'au lendemain, et en attendant, conduire une partie de son armée sur le Landgrafenberg. Napoléon porte le corps de Lannes et la garde sur le Landgrafenberg. L'espace qu'il occupait pouvait contenir le corps de Lannes et la garde. Il ordonna de les amener sur-le-champ par les ravins escarpés, qui servent à monter d'Iéna au Landgrafenberg. À gauche il plaça la division Gazan, à droite la division Suchet, au milieu et un peu en arrière la garde à pied. Il fit camper celle-ci en un carré de quatre mille hommes, et il établit son propre bivouac au centre de ce carré. C'est depuis lors que les habitants du pays ont appelé cette hauteur le Napoléonsberg, en marquant par un amas de pierres brutes l'endroit où ce personnage, populaire partout, même dans les lieux où il ne s'est montré que terrible, passa cette nuit mémorable.
Mais ce n'était pas tout que d'amener l'infanterie sur le Landgrafenberg, il fallait y transporter l'artillerie. Napoléon courant à cheval dans tous les sens, trouva un passage moins escarpé que les autres, et par lequel l'artillerie traînée avec grand effort pouvait passer. Malheureusement la voie était trop étroite. Napoléon manda sur-le-champ un détachement de soldats du génie, et la fit élargir en taillant le roc. Lui-même, dans son impatience, dirigeait les travaux une torche à la main. Il ne s'éloigna que bien avant dans la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de canon. Il fallut douze chevaux pour traîner chaque voiture d'artillerie jusqu'au sommet du Landgrafenberg. Napoléon se proposait d'attaquer le général Tauenzien à la pointe du jour, et de conquérir en le poussant brusquement, l'espace nécessaire au déploiement de son armée. Le maréchal Augereau chargé d'attaquer à gauche, par le vallon du Mühlthal. Craignant toutefois de déboucher par une seule issue, voulant aussi diviser l'attention de l'ennemi, il prescrivit vers la gauche à Augereau de s'engager dans la gorge du Mühlthal, de porter sur la route de Weimar l'une de ses deux divisions, et de gagner avec l'autre le revers du Landgrafenberg, afin de tomber sur les derrières du général Tauenzien. Le maréchal Soult chargé d'attaquer à droite par Löbstedt et Closewitz. À droite, il ordonna au maréchal Soult, dont le corps parti de Géra devait arriver dans la nuit, de gravir les autres ravins, qui de Löbstedt et de Dornbourg débouchent sur Closewitz, afin de tomber également sur les derrières du général Tauenzien. Avec cette double diversion à gauche et à droite, Napoléon ne doutait pas de forcer les Prussiens dans leur position, et de se procurer la place qu'il fallait à son armée pour se déployer. Le maréchal Ney et Murat devaient s'élever sur le Landgrafenberg par la route que Lannes et la garde avaient suivie.
La journée du 13 s'était écoulée; une obscurité profonde enveloppait le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre du carré formé par sa garde, et n'avait laissé allumer que quelques feux. Mais l'armée prussienne avait allumé tous les siens. On voyait les feux du prince de Hohenlohe sur toute l'étendue des plateaux, et au fond de l'horizon à droite, sur les hauteurs de Naumbourg, que surmontait le vieux château d'Eckartsberg, ceux de l'armée du duc de Brunswick, devenue tout à coup visible pour Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et même de le franchir s'il était possible, pour tomber sur les derrières des Prussiens, pendant qu'on les combattrait de front. Il ordonna au maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout, s'il était près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des Prussiens, s'il avait déjà pris à Dornbourg une position plus rapprochée d'Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d'arriver le plus tôt qu'il pourrait avec sa cavalerie.
Pendant que Napoléon faisait ces dispositions, le prince de Hohenlohe était dans une complète ignorance du sort qui l'attendait. Toujours persuadé que le gros de l'armée française, au lieu de s'arrêter devant Iéna, courait sur Leipzig et Dresde, il supposait qu'il aurait tout au plus affaire aux corps des maréchaux Lannes et Augereau, lesquels, ayant passé la Saale, après le combat de Saalfeld, devaient, selon lui, se montrer entre Iéna et Weimar, comme s'ils fussent descendus des hauteurs de la forêt de Thuringe. Dans cette idée, ne songeant pas à faire front vers Iéna, il n'avait opposé de ce côté que le corps du général Tauenzien, et avait rangé son armée le long de la route d'Iéna à Weimar. Sa gauche composée des Saxons gardait le sommet de la Schnecke, sa droite s'étendait jusqu'à Weimar, et se liait au corps du général Ruchel. Cependant le feu de tirailleurs qu'on entendait sur le Landgrafenberg ayant répandu une sorte d'émoi, et le général Tauenzien demandant du secours, le prince de Hohenlohe fit prendre les armes à la brigade saxonne de Cerrini, à la brigade prussienne de Sanitz, à plusieurs escadrons de cavalerie, et dirigea ces forces vers le Landgrafenberg, pour en chasser les Français, qu'il croyait à peine établis sur ce point. Au moment où il allait exécuter cette résolution, le colonel de Massenbach lui apporta de la part du duc de Brunswick l'ordre réitéré de n'engager aucune action sérieuse, de se borner à bien garder les passages de la Saale, et surtout celui de Dornbourg qui inspirait des inquiétudes, parce qu'on y avait aperçu quelques troupes légères. Le prince de Hohenlohe, devenu le plus obéissant des lieutenants, lorsqu'il aurait fallu ne pas l'être, s'arrêta tout à coup devant ces injonctions du quartier général. Il était singulier néanmoins, pour obtempérer à l'ordre de ne pas engager une bataille, d'abandonner le débouché par lequel on devait le lendemain en recevoir une désastreuse. Quoi qu'il en soit, renonçant à reprendre le Landgrafenberg, il se contenta d'envoyer la brigade saxonne Cerrini au général Tauenzien, et de placer à Nerkwitz, en face de Dornbourg, sous les ordres du général Holzendorf, la brigade prussienne Sanitz, les fusiliers de Pelet, un bataillon de Schimmelpfennig, enfin plusieurs détachements de cavalerie et d'artillerie. Il expédia quelques chevaux-légers à Dornbourg même, pour savoir ce qui s'y passait. Le prince de Hohenlohe s'en tint à ces dispositions; il revint à son quartier général de Capellendorf, près de Weimar, se disant qu'avec 50 mille hommes, et même 70 mille en comptant le corps de Ruchel, gardé vers Dornbourg par le général Holzendorf, vers Iéna par le général Tauenzien, faisant front vers la chaussée d'Iéna à Weimar, il punirait les deux maréchaux Lannes et Augereau de leur audace, s'ils osaient l'attaquer avec les 30 ou 40 mille Français dont ils pouvaient disposer, et rétablirait l'honneur des armes prussiennes gravement compromis à Schleitz et à Saalfeld.
Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à ses lieutenants, et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit était froide, la campagne couverte au loin d'un brouillard épais, comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille d'Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats, leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l'année précédente, que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de l'Elbe et de l'Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux Français la monarchie prussienne tout entière; que, dans une telle situation, le corps français qui se laisserait battre, ferait échouer les plus vastes desseins, et se déshonorerait à jamais. Les divisions Suchet et Gazan s'avancent à travers un brouillard épais, et s'emparent des villages de Closewitz et de Cospoda. Il les engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris: En avant! Vive l'Empereur! accueillirent partout ses paroles. Quoique le brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie de nos soldats, et allèrent donner l'alarme au général Tauenzien. Le corps de Lannes s'ébranlait en ce moment au signal de Napoléon. La division Suchet, partagée en trois brigades, s'avançait la première. La brigade Claparède, composée du 17e léger et d'un bataillon d'élite, marchait en tête, déployée sur une seule ligne. Sur les ailes de cette ligne, et pour la garantir des attaques de la cavalerie, les 34e et 40e régiments, formant la seconde brigade, étaient disposés en colonne serrée. La brigade Vedel déployée fermait cette espèce de carré. À gauche de la division Suchet, mais un peu en arrière, venait la division Gazan, rangée sur deux lignes, et précédée par son artillerie. On s'avança ainsi en tâtonnant dans le brouillard. La division Suchet se dirigeait sur le village de Closewitz qui était à droite, la division Gazan se dirigeait sur le village de Cospoda qui était à gauche. Les bataillons saxons de Frédéric-Auguste et de Rechten, le bataillon prussien de Zweifel, apercevant à travers le brouillard une masse en mouvement, firent feu tous ensemble. Le 17e léger supporta ce feu, et le rendit immédiatement. On se fusilla ainsi quelques instants, voyant la lueur, entendant le bruit de la fusillade, mais sans se distinguer les uns les autres. Les Français, en s'approchant, finirent par découvrir le petit bois qui entourait le village de Closewitz. Le général Claparède s'y jeta vivement, et, à la suite d'un combat corps à corps, l'eut bientôt emporté, ainsi que le village de Closewitz lui-même. Après avoir privé de cet appui la ligne du général Tauenzien, on continua de marcher sous les balles qui partaient du sein de cette brume épaisse. La division Gazan, de son côté, déborda le village de Cospoda, et s'y établit. Entre ces deux villages, mais un peu plus loin, se trouvait un petit hameau, celui de Lutzenrode, occupé par les fusiliers d'Erichsen. La division Gazan l'enleva également, et on put alors se déployer plus à l'aise. En ce moment, les deux divisions de Lannes essuyèrent de nouvelles décharges d'artillerie et de mousqueterie. C'étaient les grenadiers saxons de la brigade Cerrini, qui, après avoir recueilli les avant-postes du général Tauenzien, se reportaient en avant, et exécutaient leurs feux de bataillon avec autant d'ensemble que s'ils avaient été sur un champ de manœuvre. Le 17e léger, qui tenait la tête de la division Suchet, ayant épuisé ses cartouches, on le fit passer sur les derrières. Le 34e prit sa place, entretint le feu quelque temps, puis joignit les grenadiers saxons à la baïonnette, et les rompit. La déroute ayant bientôt gagné le corps entier du général Tauenzien, les divisions Gazan et Suchet ramassèrent une vingtaine de canons et beaucoup de fuyards. Défaite du corps du général Tauenzien. À partir du Landgrafenberg, les plateaux ondulés sur lesquels on venait de se déployer, allaient, comme nous l'avons dit, en s'inclinant vers la petite vallée de l'Ilm. On marchait donc vite, sur un terrain en pente, et à la suite d'un ennemi en fuite. Dans ce mouvement rapide on déborda deux bataillons de Cerrini, ainsi que les fusiliers de Pelet, restés aux environs de Closewitz. Ces troupes furent rejetées pour le reste de la journée vers le général Holzendorf, commis la veille à la garde du débouché de Dornbourg.
Cette action n'avait pas duré deux heures. Il en était neuf, et Napoléon avait dès lors réalisé la première partie de son plan, qui consistait à s'emparer de l'espace nécessaire au déploiement de son armée. Au même instant, ses instructions s'exécutaient sur tous les points avec une ponctualité remarquable. Vers la gauche, le maréchal Augereau, après avoir dirigé la division Heudelet ainsi que son artillerie et sa cavalerie dans le fond du Mühlthal, sur la grande route de Weimar, gravissait avec la division Desjardins les revers du Landgrafenberg, et venait former sur les plateaux la gauche de la division Gazan. Vers la droite, le maréchal Soult, dont une seule division était arrivée, celle du général Saint-Hilaire, s'élevait de Löbstedt sur les derrières de Closewitz, en face des positions de Nerkwitz et d'Alten-Göne, occupées par les débris du corps de Tauenzien, et par le détachement du général Holzendorf. Le maréchal Ney, impatient d'assister à la bataille, avait détaché de son corps un bataillon de voltigeurs, un bataillon de grenadiers, le 25e léger, deux régiments de cavalerie, et avec cette troupe d'élite il avait pris les devants. Il entrait dans Iéna à l'heure même où s'achevait le premier acte de la journée. Murat enfin, revenant au galop avec les dragons et les cuirassiers des reconnaissances exécutées sur la basse Saale, remontait vers Iéna à perte d'haleine. Napoléon résolut donc de s'arrêter quelques instants sur le terrain conquis, pour laisser à ses troupes le temps d'arriver en ligne.
Sur ces entrefaites, les fuyards du général Tauenzien avaient donné l'éveil au camp entier des Prussiens. Au bruit du canon, le prince de Hohenlohe était accouru sur la route de Weimar, où campait l'infanterie prussienne, ne croyant pas encore à une action générale, et se plaignant de ce qu'on fatiguât les troupes par une prise d'armes inutile. Bientôt détrompé, il prit ses mesures pour livrer bataille. Sachant que les Français avaient passé la Saale à Saalfeld, il s'était attendu à les voir paraître entre Iéna et Weimar, et il avait rangé son armée le long de la route qui va de l'une à l'autre de ces villes. Cette conjecture ne se réalisant pas, il fallait changer ses dispositions: il le fit avec promptitude et résolution. Il envoya le gros de l'infanterie prussienne, sous les ordres du général Grawert, pour occuper les positions abandonnées du général Tauenzien. Il laissa vers la Schnecke, qui allait former sa droite, la division Niesemeuschel, composée des deux brigades saxonnes Burgsdorf et Nehroff, du bataillon prussien Boguslawski, et d'une nombreuse artillerie, avec ordre de défendre jusqu'à la dernière extrémité les rampes par lesquelles la route de Weimar s'élève sur les plateaux. Il leur donna, pour les seconder, la brigade Cerrini ralliée et renforcée de quatre bataillons saxons. En arrière de son centre, il plaça une réserve de cinq bataillons sous le général Dyherrn, pour appuyer le général Grawert. Il fit rallier à quelque distance du champ de bataille et pourvoir de munitions les débris du corps de Tauenzien. Quant à sa gauche, il prescrivit au général Holzendorf de se porter en avant, s'il le pouvait, pour tomber sur la droite des Français pendant qu'il s'efforcerait lui-même de les arrêter de front. Il adressa au général Ruchel l'avis de ce qui se passait, et la prière d'accélérer sa marche. Enfin il courut de sa personne avec la cavalerie prussienne et l'artillerie attelée, à la rencontre des Français, afin de les contenir, et de protéger la formation de l'infanterie du général Grawert.
Il était environ dix heures, et l'action du matin, interrompue depuis une heure, allait recommencer plus vivement. Tandis qu'à droite, le maréchal Soult, débouchant de Löbstedt, gravissait les hauteurs avec la division Saint-Hilaire, tandis qu'au centre le maréchal Lannes, avec les divisions Suchet et Gazan, se déployait sur les plateaux conquis le matin, et qu'à gauche, le maréchal Augereau, s'élevant du fond du Mühlthal, avait gagné le village d'Iserstedt, le maréchal Ney, dans son ardeur de combattre, s'était avancé avec ses trois mille hommes d'élite, caché par le brouillard, et avait pris place entre Lannes et Augereau, en face du village de Vierzehn-Heiligen, qui occupait le milieu du champ de bataille. Il arrivait au moment même où le prince de Hohenlohe accourait à la tête de la cavalerie prussienne. Le maréchal Ney s'engage avant l'ordre de l'Empereur, et se trouve aux prises avec une grande partie de l'armée prussienne. Se trouvant tout à coup en face de l'ennemi, il s'engage avant que l'Empereur ait ordonné la reprise de l'action. L'artillerie à cheval du prince de Hohenlohe s'étant déjà mise en batterie, Ney lance sur cette artillerie le 10e de chasseurs. Ce régiment profitant d'un petit bouquet de bois pour se former, en débouche au galop, s'élève par sa droite sur le flanc de l'artillerie prussienne, sabre les canonniers, et enlève sept pièces de canon, sous le feu de toute la ligne ennemie. Mais une masse de cuirassiers prussiens fond sur lui, et il est obligé de se retirer précipitamment. Ney lance alors le 3e de hussards. Ce régiment manœuvre comme avait fait le 10e de chasseurs, profite du bouquet de bois pour se former, s'élève sur le flanc des cuirassiers, puis se rabat soudainement sur eux, les met en désordre, et les force à se retirer. Ce n'était pas assez toutefois de deux régiments de cavalerie légère pour tenir tête à trente escadrons de dragons et de cuirassiers. Nos chasseurs et nos hussards sont bientôt obligés de chercher un abri derrière notre infanterie. Le maréchal Ney porte alors en avant le bataillon de grenadiers et le bataillon de voltigeurs qu'il avait amenés, les forme en deux carrés, puis, se plaçant lui-même dans l'un des deux, les oppose aux charges de la cavalerie prussienne. Il laisse approcher les cuirassiers ennemis jusqu'à vingt pas de ses baïonnettes, et les terrifie par l'aspect d'une infanterie immobile qui a réservé ses feux. À son signal, une décharge à bout portant couvre le terrain de morts et de blessés. Plusieurs fois assaillis, ces deux carrés demeurent inébranlables.
Napoléon, sur la hauteur du Landgrafenberg, avait été fort étonné d'entendre recommencer le feu sans son ordre. Il avait appris avec plus d'étonnement encore que le maréchal Ney, qu'il supposait en arrière, était aux prises avec les Prussiens. Contenance héroïque du maréchal Ney. Il accourt fort mécontent, et arrivé près de Vierzehn-Heiligen aperçoit de la hauteur le maréchal Ney qui se défendait, au milieu de deux faibles carrés, contre toute la cavalerie prussienne. Cette contenance héroïque était faite pour dissiper tout mécontentement. Napoléon envoie le général Bertrand avec deux régiments de cavalerie légère, les seuls qu'il eût sous la main en l'absence de Murat, pour contribuer à dégager le maréchal Ney, et ordonne à Lannes d'avancer avec son infanterie. Lannes avec son corps arrive au secours du maréchal Ney. L'intrépide Ney, en attendant qu'on le dégage, ne se déconcerte pas. Tandis qu'il renouvelle avec quatre régiments à cheval les charges de sa cavalerie, il porte le 25e d'infanterie légère à sa gauche, afin de s'appuyer au bois d'Iserstedt, qu'Augereau s'efforçait d'atteindre de son côté; il fait avancer le bataillon de grenadiers jusqu'au petit bois qui avait protégé ses chasseurs, et lance le bataillon de voltigeurs sur le village de Vierzehn-Heiligen, pour s'en emparer. Mais au même instant Lannes venant à son secours, jette dans ce village de Vierzehn-Heiligen le 21e régiment d'infanterie légère, et, se mettant de sa personne à la tête des 100e, 103e, 34e, 64e, 88e de ligne, il débouche en face de l'infanterie prussienne du général Grawert. Celle-ci se déploie devant le village de Vierzehn-Heiligen, avec une régularité de mouvement due à de longs exercices. Elle se range en bataille, et commence un feu de mousqueterie régulier et terrible. Les trois petits détachements de Ney souffrent cruellement; mais Lannes, s'élevant sur la droite de l'infanterie du général Grawert, tâche de la déborder, malgré les charges répétées de la cavalerie du prince de Hohenlohe qui vient l'assaillir dans sa marche.
Le prince de Hohenlohe soutient bravement ses troupes au milieu du danger. Le régiment de Sanitz se débande, il le reforme sous le feu. Il veut ensuite faire enlever à la baïonnette par le régiment de Zastrow le village de Vierzehn-Heiligen, espérant par là décider la victoire. Cependant on lui annonce que d'autres colonnes ennemies commencent à paraître, que le général Holzendorf, aux prises avec des forces supérieures, ne se trouve pas en mesure de le seconder, que le général Ruchel toutefois est près de le joindre avec son corps d'armée. Il juge alors qu'il convient d'attendre ce puissant secours, et fait couvrir d'obus le village de Vierzehn-Heiligen, voulant l'attaquer par les flammes, avant de l'attaquer avec ses baïonnettes. Il envoie en même temps officiers sur officiers au général Ruchel, pour le presser d'accourir, et lui promettre la victoire s'il arrive en temps utile, car, selon lui, les Français sont sur le point de reculer. Vaine illusion d'un courage bouillant mais aveugle! À cette heure, la fortune en décide autrement. Augereau débouche enfin à travers le bois d'Iserstedt avec la division Desjardins, dégage la gauche de Ney, et commence à échanger des coups de fusil avec les Saxons, qui défendent la Schnecke, tandis que le général Heudelet les attaque en colonne, sur la grande route d'Iéna à Weimar. De l'autre côté du champ de bataille le corps du maréchal Soult, après avoir chassé du bois de Closewitz les restes de la brigade Cerrini, ainsi que les fusiliers de Pelet, et rejeté au loin le détachement de Holzendorf, fait entendre son canon sur le flanc des Prussiens. Napoléon, en voyant arriver le reste de ses colonnes, ébranle la garde, et donne l'impulsion décisive. Napoléon, voyant le progrès de ses deux ailes, et apprenant l'arrivée des troupes restées en arrière, ne craint plus d'engager toutes les forces présentes sur le terrain, la garde comprise, et donne l'ordre de se porter en avant. Une impulsion irrésistible se communique à la ligne entière. Déroute de l'armée prussienne. On pousse devant soi les Prussiens rompus; on les culbute sur ce terrain incliné, qui descend du Landgrafenberg vers la vallée de l'Ilm. Le régiment de Hohenlohe et les grenadiers de Hahn de la division Grawert, sont presque entièrement détruits par le feu ou par la baïonnette. Le général Grawert lui-même est gravement blessé, pendant qu'il dirige son infanterie. Aucun corps ne tient plus. La brigade Cerrini mitraillée recule sur la réserve Dyherrn, qui oppose en vain ses cinq bataillons au mouvement des Français. Bientôt découverte, cette réserve se voit abordée, enveloppée de toutes parts et réduite à se débander. Le corps de Tauenzien, rallié un instant et ramené au feu par le prince de Hohenlohe, est entraîné comme les autres dans la déroute générale. La cavalerie prussienne, profitant de l'absence de la grosse cavalerie française, fournit des charges pour couvrir son infanterie rompue; mais nos chasseurs et nos hussards lui tiennent tête, et, bien que ramenés plusieurs fois, reviennent sans cesse à la charge, soutenus, enivrés par la victoire. Un affreux carnage suit cette retraite en désordre. On fait à chaque pas des prisonniers; on enlève l'artillerie par batteries entières.
Dans ce grand péril survient enfin, mais trop tard, le général Ruchel. Il marche sur deux lignes d'infanterie, ayant à gauche la cavalerie appartenant à son corps, et à droite la cavalerie saxonne, commandée par le brave général Zeschwitz, qui était venu spontanément prendre cette position. Il gravit au pas ces plateaux, inclinés du Landgrafenberg à l'Ilm. Tandis qu'il monte, autour de lui descendent comme un torrent les Prussiens et les Français, les uns poursuivis par les autres. Il est ainsi accueilli par une sorte de tempête, dès son apparition sur le champ de bataille. Pendant qu'il s'avance, le cœur navré à la vue de ce désastre, les Français se précipitent sur lui avec l'impétuosité de la victoire. Désastre du corps du général Ruchel. La cavalerie qui couvrait son flanc gauche est dispersée la première. Cet infortuné général, ami peu sage mais ardent de son pays, s'offre de sa personne au premier choc. Il est frappé d'une balle au milieu de la poitrine, et emporté mourant dans les bras de ses soldats. Son infanterie, privée de la cavalerie qui la couvrait, se voit attaquée en flanc par les troupes du maréchal Soult, et menacée de front par celles des maréchaux Lannes et Ney. Les bataillons placés à l'extrême gauche de la ligne, saisis de terreur, se débandent, et entraînent dans leur fuite le reste du corps d'armée. Pour surcroît d'infortune, les dragons et les cuirassiers français arrivent au galop, sous la conduite de Murat, impatients de prendre part à la bataille. Ils entourent ces malheureux bataillons débandés, sabrent ceux qui essayent de tenir, et poursuivent les autres jusqu'aux bords de l'Ilm, où ils font une grande quantité de prisonniers.
Il ne restait sur le champ de bataille que les deux brigades saxonnes Burgsdorf et Nehroff, lesquelles, après avoir honorablement défendu la Schnecke, contre les divisions Heudelet et Desjardins du corps d'Augereau, avaient été forcées dans leur position par l'adresse des tirailleurs français, et opéraient leur retraite, disposées en deux carrés. Ces carrés présentaient trois faces d'infanterie et une d'artillerie, celle-ci formant la face en arrière. Les deux brigades saxonnes se retiraient, tour à tour s'arrêtant, faisant feu de leurs canons, et puis reprenant leur marche. L'artillerie d'Augereau les suivait en leur envoyant des boulets; une nuée de tirailleurs français, courant après elles, les harcelait à coups de fusil. Murat, qui venait de culbuter les restes du corps de Ruchel, se rejette sur les deux brigades saxonnes, et les fait charger à outrance par ses dragons et ses cuirassiers. Les dragons abordent la première sans y entrer; mais ils reviennent à la charge, y pénètrent et l'enfoncent. Le général d'Hautpoul avec les cuirassiers attaque la seconde, la rompt, et y commet les ravages qu'une cavalerie victorieuse exerce sur une infanterie rompue. Ces infortunés n'ont d'autre ressource que de se rendre prisonniers. Le bataillon prussien Boguslawski est enfoncé à son tour, et traité comme les autres. Le brave général Zeschwitz, qui était accouru avec la cavalerie saxonne au secours de son infanterie, fait de vains efforts pour la soutenir; il est ramené, et forcé de céder à la déroute générale.
Murat rallie ses escadrons, et court vers Weimar pour recueillir de nouveaux trophées. À quelque distance de cette ville se trouvaient réunis pêle-mêle, des détachements d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie, au sommet d'une descente longue et rapide, que forme la grande route, pour joindre le fond de la vallée de l'Ilm. Ces troupes, confusément accumulées, étaient appuyées à un petit bois, qu'on appelle le bois de Webicht. Tout à coup apparaissent les casques brillants de la cavalerie française. Quelques coups de fusil partent instinctivement de cette foule éperdue. Affreuse déroute de l'armée prussienne. À ce signal, la masse, saisie de terreur, se précipite sur la descente qui aboutit à Weimar: fantassins, cavaliers, artilleurs, tous se jettent les uns sur les autres dans ce gouffre. Nouveau désastre, et bien digne de pitié! Murat lance une partie de ses dragons, qui poussent à coups de pointe cette cohue épouvantée, et la poursuivent jusque dans les rues de Weimar. Avec les autres, il fait un détour, dépasse Weimar, et coupe la retraite aux fuyards, qui se rendent par milliers.
Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de bataille, il n'y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde, cinquante mille au plus avaient combattu, et suffi pour culbuter l'armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée d'une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni drapeaux, ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe. Environ douze mille Prussiens et Saxons, morts ou blessés, environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la campagne d'Iéna à Weimar. On voyait étendus sur la terre, et en nombre plus qu'ordinaire, une quantité d'officiers prussiens, qui avaient noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille prisonniers, 200 pièces de canon, étaient aux mains de nos soldats, ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville d'Iéna, et des plateaux où l'on avait combattu, on voyait des colonnes de flammes s'élever du sein de l'obscurité. Les obus des Français sillonnaient la ville de Weimar, et la menaçaient d'un sort semblable. Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans pitié tout ce qui n'était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient rempli d'effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et théâtre paisible du plus beau commerce d'esprit qui fût alors au monde! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui. Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s'occupait, suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les cris de Vive l'Empereur! se mêler aux gémissements des mourants. Scènes terribles, dont l'aspect serait intolérable, si le génie, si l'héroïsme déployés, n'en rachetaient l'horreur, et si la gloire, cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses rayons éblouissants!
Mais quelque grands que fussent les résultats déjà obtenus, Napoléon ne connaissait pas encore toute l'étendue de sa victoire, ni les Prussiens toute l'étendue de leur malheur. Tandis que le canon retentissait à Iéna, on l'entendait aussi dans le lointain à droite, vers Naumbourg. Napoléon avait souvent regardé de ce côté, se disant que les maréchaux Davout et Bernadotte, qui réunissaient à eux deux cinquante mille hommes, n'avaient guère à craindre le reste de l'armée prussienne, dont il croyait avoir eu la plus forte partie sur les bras. Il leur avait renouvelé plusieurs fois l'ordre de se faire tuer jusqu'au dernier, plutôt que d'abandonner le pont de Naumbourg. Le prince de Hohenlohe, qui se retirait l'âme remplie de douleur, avait entendu lui aussi le canon du côté de Naumbourg, et il inclinait à s'y porter, attiré, repoussé tour à tour, par les nouvelles venues d'Awerstaedt, lieu où était campée l'armée du duc de Brunswick. Des coureurs disaient que cette armée avait remporté une victoire complète, d'autres au contraire qu'elle avait essuyé un désastre plus éclatant que celui de l'armée de Hohenlohe. Bientôt le prince apprit la vérité. Voici ce qui s'était passé encore dans cette journée mémorable, marquée par deux sanglantes batailles, livrées à quatre lieues l'une de l'autre.
L'armée royale avait marché la veille en cinq divisions sur la grande route de Weimar à Naumbourg. Parcourant ces plateaux, ondulés comme les vagues de la mer, qui forment le sol de la Thuringe, et viennent se terminer en côtes abruptes vers les rives de la Saale, elle s'était arrêtée à Awerstaedt, un peu avant le défilé de Kösen, position militaire fort connue. Elle avait fait cinq ou six lieues, et on estimait que c'était beaucoup pour des troupes peu habituées aux fatigues de la guerre. Elle avait donc bivouaqué le 13 au soir, en avant et en arrière du village d'Awerstaedt, et très-mal vécu, faute de savoir subsister sans magasins. Description du terrain entre Awerstaedt et Naumbourg. Comme le prince de Hohenlohe, le duc de Brunswick paraissait donner peu d'attention aux débouchés par lesquels il était possible que les Français survinssent. (Voir la carte no 35.) Au delà d'Awerstaedt, et avant d'arriver au pont de Naumbourg sur la Saale, se rencontre une espèce de bassin, assez vaste, coupé par un ruisseau, qui va rejoindre après quelques détours l'Ilm et la Saale. Ce bassin, dont les deux plans sont inclinés l'un vers l'autre, semble un champ de bataille fait pour recevoir deux armées, en n'opposant à leur rencontre que le faible obstacle d'un ruisseau facile à franchir. La route de Weimar à Naumbourg le parcourt tout entier, descend d'abord vers le ruisseau, le passe sur un petit pont, s'élève ensuite sur le plan opposé, traverse un village qu'on nomme Hassenhausen, et qui est le seul point d'appui existant au milieu de ce terrain découvert. Après Hassenhausen, la route, parvenue sur le bord extérieur du bassin dont il s'agit, s'arrête tout à coup, et descend par des contours rapides sur les rives de la Saale. C'est là ce qu'on appelle le défilé de Kösen. Au-dessous se trouve un pont auquel on a donné le nom de pont de Kösen, ou de Naumbourg.
Puisqu'on savait les Français de l'autre côte de la Saale à Naumbourg, il était naturel d'aller prendre position, au moins avec une division, sur le sommet des rampes de Kösen, non pour franchir le passage, qu'il s'agissait de masquer seulement, mais pour en interdire l'accès aux Français, pendant que les autres divisions poursuivraient, couvertes par la Saale, leur mouvement de retraite. Personne n'y songea dans l'état-major prussien. Négligence de l'armée prussienne à l'égard du défilé de Kösen. On se contenta d'envoyer en reconnaissance quelques patrouilles de cavalerie, qui se retirèrent après avoir fait le coup de pistolet avec les avant-postes du maréchal Davout. On apprit par ces patrouilles que les Français ne s'étaient point établis au défilé de Kösen, et on se crut en sûreté. Le lendemain, trois divisions devaient traverser le bassin que nous venons de décrire, occuper les rampes par lesquelles on descend sur les bords de la Saale, et les deux autres divisions, sous le maréchal Kalkreuth, cheminant derrière les trois premières, avaient ordre de s'emparer du pont de Freybourg sur l'Unstrut, pour assurer à l'armée le passage de cet affluent de la Saale.
C'est en vain qu'à la guerre on pense à beaucoup de choses, si on ne pense pas à toutes: le point oublié est justement celui par lequel l'ennemi vous surprend. Il était aussi grave en ce moment de négliger le défilé de Kösen, que d'abandonner le Landgrafenberg à Napoléon.
Le maréchal Davout, que Napoléon avait placé à Naumbourg, joignait au sens le plus droit une fermeté rare, une sévérité inflexible. Il était porté à la vigilance autant par l'amour du devoir, que par le sentiment d'une infirmité naturelle, qui consistait dans une très-grande faiblesse de la vue. Cet homme de guerre illustre devait ainsi à un défaut physique une qualité morale. Ayant de la peine à discerner les objets, il s'appliquait à les observer de très-près: quand il les avait vus lui-même, il les faisait voir par d'autres; il accablait sans cesse de questions ceux qui étaient autour de lui, ne prenait aucun repos, n'en laissait à personne, qu'il ne se crût suffisamment informé, et ne se résignait jamais à vivre dans l'incertitude où tant de généraux s'endorment, en livrant au hasard leur gloire et la vie de leurs soldats. Le soir il était allé de sa personne reconnaître ce qui se passait au défilé de Kösen. Quelques prisonniers faits à la suite d'une escarmouche, lui avaient appris que la grande armée prussienne s'approchait, conduite par le roi, les princes et le duc de Brunswick. Sur-le-champ il avait envoyé un bataillon au pont de Kösen, et prescrit à ses troupes d'être sur pied dès le milieu de la nuit, afin d'occuper avant l'ennemi les hauteurs qui dominent la Saale. Dans le moment le maréchal Bernadotte se trouvait à Naumbourg, avec l'ordre de se porter là où il croirait être le plus utile, et notamment de seconder le maréchal Davout, si celui-ci en avait besoin. Le maréchal Davout se rendit à Naumbourg, fit part au maréchal Bernadotte de ce qu'il venait d'apprendre, lui proposa de combattre ensemble, lui offrit même de se placer sous son commandement, car ce n'était pas trop des 46 mille hommes qu'ils avaient à eux deux, pour tenir tête aux 80 mille hommes que la renommée attribuait à l'armée prussienne. Le maréchal Bernadotte refuse de seconder le maréchal Davout, et le laisse seul en présence de l'armée prussienne. Le maréchal Davout insista, au nom des plus graves considérations. Si le maréchal Lannes, ou tout autre, eût été à la place du maréchal Bernadotte, on n'aurait pas eu beaucoup de temps à perdre en vaines explications. Le généreux Lannes, en voyant apparaître l'ennemi, eût embrassé même un rival détesté, et eût combattu avec le dernier dévouement. Mais le maréchal Bernadotte, interprétant les ordres de l'Empereur de la manière la plus fausse, voulut absolument quitter Naumbourg pour se porter sur Dornbourg, où l'ennemi n'était point signalé[6]. D'où pouvait provenir une aussi étrange résolution? Elle provenait de ce sentiment détestable, qui souvent fait sacrifier le sang des hommes, le salut de l'État, à la haine, à l'envie, à la vengeance. Le maréchal Bernadotte éprouvait pour le maréchal Davout une aversion profonde, conçue sur les plus frivoles motifs. Il partit, laissant le maréchal Davout réduit à ses propres forces. Ce dernier restait avec trois divisions d'infanterie et trois régiments de cavalerie légère. Le maréchal Bernadotte emmenait même une division de dragons, qui avait été détachée de la réserve de cavalerie, pour seconder le premier et le troisième corps, et dont il ne lui appartenait pas de disposer exclusivement.
Cependant le maréchal Davout n'hésita pas sur le parti qu'il avait à prendre. Il résolut de barrer le chemin à l'ennemi, et de se faire tuer avec le dernier homme de son corps d'armée, plutôt que de laisser ouverte une route que Napoléon mettait tant de prix à fermer. Dans la nuit du 13 au 14, il était en marche vers le pont de Kösen, avec les trois divisions Gudin, Friant et Morand, formant 26 mille hommes présents au drapeau, la plus grande partie en infanterie, heureusement la meilleure de l'armée, car la discipline était de fer sous cet inflexible maréchal. C'est avec ces 26 mille hommes qu'il s'attendait à en combattre 70 suivant les uns, 80 suivant les autres, en réalité 66 mille. Quant aux soldats, ils n'étaient pas habitués à compter avec l'ennemi, quelque nombreux qu'il fût. En toute circonstance ils se tenaient pour obligés, et pour certains de vaincre.
Le maréchal après avoir fait prendre les armes long-temps avant le jour, franchit le pont de Kösen, qu'il avait occupé la veille au soir, gravit avec la division Friant les rampes de Kösen, et déboucha vers six heures du matin sur les hauteurs qui forment l'un des côtés du bassin de Hassenhausen. Peu d'instants après, les Prussiens paraissaient sur le côté opposé, de façon que les deux armées auraient pu s'apercevoir aux deux extrémités de cette espèce d'amphithéâtre, si le brouillard qui à cette heure enveloppait le champ de bataille d'Iéna, n'eût enveloppé aussi celui d'Awerstaedt. La division prussienne Schmettau marchait en tête, précédée d'une avant-garde de cavalerie de 600 chevaux, aux ordres du général Blucher. Un peu en arrière venait le roi, avec le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf. Le général Blucher était descendu jusqu'au ruisseau fangeux qui traverse le bassin, avait passé le petit pont, et montait au pas la grande route, quand il rencontra un détachement français de cavalerie, commandé par le colonel Bourke et le capitaine Hulot. Rencontre des deux avant-gardes aux environs de Hassenhausen. On se tira des coups de pistolet à travers le brouillard, on fit de notre côté quelques prisonniers aux Prussiens. Le détachement français, après cette reconnaissance hardie, exécutée au milieu d'un brouillard épais, vint se ranger sous la protection du 25e de ligne, que conduisait le maréchal Davout. Celui-ci fit placer quelques pièces d'artillerie sur la chaussée même, et tirer à mitraille sur les 600 chevaux du général Blucher, lesquels furent bientôt mis en désordre. Une batterie attelée qui suivait ces 600 chevaux, fut enlevée par deux compagnies du 25e, et amenée à Hassenhausen. Cette première rencontre révélait toute la gravité de la situation. On allait avoir une grande bataille à livrer. Dispositions du maréchal Davout. Toutefois l'incertitude produite par le brouillard devait retarder l'engagement, car on ne pouvait, de part ni d'autre, tenter aucun mouvement sérieux, en présence d'un ennemi pour ainsi dire invisible. Le maréchal Davout, venant de Naumbourg pour fermer la retraite aux Prussiens, tournait le dos à l'Elbe et à l'Allemagne. Il avait la Saale à sa gauche, à sa droite des hauteurs boisées: les Prussiens venant de Weimar avaient la position contraire. Le maréchal Davout, grâce au retard causé par le brouillard, eut le temps de poster convenablement la division Gudin arrivée la première, et composée des 25e, 85e, 12e, 21e de ligne, et de six escadrons de chasseurs. Il plaça le 85e dans le village de Hassenhausen, et comme à la droite de Hassenhausen (droite des Français), mais un peu en avant, se trouvait un petit bois de saules, il dispersa dans ce bois un grand nombre de tirailleurs, qui ouvrirent un feu meurtrier sur la ligne prussienne, que l'on commençait à discerner. Les trois autres régiments furent disposés à droite du village, deux d'entre eux déployés, et rangés de manière à présenter une double ligne, le troisième en colonne, prêt à se former en carré sur le flanc de la division. Le terrain à la gauche de Hassenhausen fut réservé pour recevoir les troupes du général Morand. Quant à celles du général Friant, leur position devait être déterminée par les circonstances de la bataille.
Le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf, qui avaient franchi le ruisseau avec la division Schmettau, délibérèrent à la vue des dispositions qu'ils apercevaient en avant de Hassenhausen, s'il fallait attaquer sur-le-champ. Le duc de Brunswick voulait attendre la division Wartensleben, pour agir avec plus d'ensemble, mais le roi et le maréchal de Mollendorf étaient d'avis de ne pas différer le combat. Du reste la fusillade devint si vive qu'il fallut y répondre, et s'engager tout de suite. On se déploya donc avec la division Schmettau, en face du terrain occupé par les Français, ayant devant soi Hassenhausen, qui, au milieu de ce terrain découvert, allait devenir le pivot de la bataille. On essaya de riposter aux tirailleurs français, embusqués derrière les saules, mais ce fut sans effet, car outre leur adresse, ces tirailleurs avaient un abri, et alors on se porta un peu sur la droite de Hassenhausen (droite pour les Français, gauche pour les Prussiens), afin de se garantir d'un feu plongeant et meurtrier. Attaque de la division Schmettau contre la division Gudin, à la droite de Hassenhausen. La division Schmettau s'approcha des lignes de notre infanterie pour la fusiller, et le brouillard commençant à se dissiper, elle découvrit l'infanterie de la division Gudin rangée à la droite de Hassenhausen. Le général Blucher à cet aspect réunit sa nombreuse cavalerie, et, décrivant un détour, vint pour charger en flanc la division Gudin. Mais celle-ci ne lui en laissa pas le temps. Le 25e qui était en première ligne, disposa sur-le-champ en carré son bataillon de droite; le 21e qui était en seconde ligne, suivit cet exemple; enfin le 12e régiment qui était en arrière-garde, forma un seul carré de ses deux bataillons, et ces trois masses hérissées de baïonnettes attendirent avec une tranquille assurance les escadrons du général Blucher. Les généraux Petit, Gudin, Gauthier avaient pris place chacun dans un carré. Le maréchal allait de l'un à l'autre. Le général Blucher, que distinguait un bouillant courage, exécuta une première charge, qu'il eut soin de diriger en personne. Inutiles assauts de la cavalerie de Blucher contre l'infanterie du général Gudin. Mais ses escadrons n'arrivèrent pas jusqu'à nos baïonnettes, une grêle de balles les arrêtant sur place, et les forçant à se détourner brusquement. Le général Blucher avait eu son cheval tué; il prit celui d'un trompette, recommença la charge jusqu'à trois fois, mais toujours sans succès, et fut bientôt entraîné lui-même dans la déroute de sa cavalerie. Nos escadrons de chasseurs, soigneusement gardés en réserve sous la protection d'un petit bois, se lancèrent à la suite de cette cavalerie fugitive, et l'obligèrent à disparaître plus vite en lui tuant quelques hommes.
Jusqu'ici le troisième corps conservait son terrain, sans aucun ébranlement. La division Friant, celle qui s'était si bien conduite à Austerlitz, parut en cet instant sur le lieu du combat. Le maréchal Davout, voyant que les efforts de l'ennemi se dirigeaient sur la droite de Hassenhausen, porta la division Friant vers cet endroit, et concentra la division Gudin autour de Hassenhausen, qui, d'après toutes les apparences, allait être attaquée violemment. Il envoya en même temps l'ordre au général Morand de hâter le pas, pour venir se placer à la gauche du village.
Du côté des Prussiens, la seconde division, celle de Wartensleben, arrivait tout essoufflée, retardée qu'elle avait été par un encombrement de bagages qui s'était produit sur les derrières. La division Orange arrivait aussi à perte d'haleine, long-temps retenue par la même cause. Le défaut d'habitude de la guerre rendait chez cette armée les mouvements lents, décousus, embarrassés.
Le moment était venu où le combat devait s'engager avec fureur. La division Wartensleben se dirigea vers la gauche de Hassenhausen, tandis que la division Schmettau, conduite avec vigueur par les officiers prussiens, s'avança devant Hassenhausen même, puis replia ses deux ailes autour de ce village, afin de l'envelopper. Heureusement trois des régiments du général Gudin s'y étaient jetés. Le 85e, qui en occupait le front, se comporta dans cette journée avec une valeur héroïque. Refoulé dans l'intérieur du village, il en barrait le passage avec une invincible fermeté, répondant par un feu continu et adroitement dirigé à la masse épouvantable des feux prussiens. Ce régiment avait déjà perdu la moitié de son effectif qu'il tenait ferme sans s'ébranler. Pendant ce temps, la division Wartensleben profitant de ce que la division Morand n'avait pas encore occupé la gauche de Hassenhausen, menaçait de tourner le village en se faisant précéder par une immense cavalerie. À cette vue, le général Gudin avait déployé le quatrième de ses régiments, le 12e, à la gauche de Hassenhausen, pour empêcher qu'il ne fût débordé. Il était évident à tous les yeux que, sur ce terrain découvert, le village de Hassenhausen étant le seul appui des uns, le seul obstacle des autres, on devait se le disputer avec acharnement. Le brave général Schmettau, à la tête de ses fantassins, reçut un coup de feu qui l'obligea de se retirer. Le duc de Brunswick, en voyant l'opiniâtre résistance des Français, éprouvait un secret désespoir, et croyait toucher à la catastrophe, dont le pressentiment assiégeait depuis un mois son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens, et les conduire à l'assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain, qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir plus sûrement au village. Le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf mortellement blessés à l'attaque de Hassenhausen. Tandis qu'il les exhorte et leur montre le chemin, un biscaïen l'atteint au visage, et lui fait une blessure mortelle. On l'emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure, pour que l'armée ne reconnaisse pas l'illustre blessé. À cette nouvelle, une noble fureur s'empare de l'état-major prussien. Le respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée: il s'avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a un cheval tué sans quitter le feu. Arrivée en ligne de la division Orange. La division Orange arrive enfin. On la partage en deux brigades, l'une va soutenir la division Wartensleben à la gauche de Hassenhausen (gauche des Français), pour essayer de faire tomber la position, en la tournant; l'autre va remplir à droite l'espace que la division Schmettau a laissé vacant, pour se jeter sur Hassenhausen. Cette seconde brigade doit surtout arrêter la division Friant, qui commence à gagner du terrain sur le flanc de l'armée prussienne.
Le maréchal Davout, présent sans cesse au plus fort du danger, pousse à droite la division Friant, laquelle échange une vive fusillade avec la brigade de la division Orange qui lui est opposée. Au centre, à Hassenhausen même, il soutient les cœurs en annonçant l'arrivée de Morand. Arrivée en ligne de la division Morand. À gauche, où Morand paraît enfin, il court ranger cette division, non pas la plus brave des trois, car toutes trois l'étaient également, mais la plus nombreuse. L'intrépide Morand amenait cinq régiments, le 13e léger, et les 61e, 51e, 30e, 17e de ligne. Ces cinq régiments présentaient neuf bataillons, le dixième ayant été laissé à la garde du pont de Kösen. Ils viennent occuper le terrain uni qui est à la gauche de Hassenhausen. Les Prussiens avaient braqué sur ce terrain une nombreuse artillerie, prête à foudroyer les troupes qui se montreraient. Chacun des neuf bataillons, après avoir gravi les rampes de Kösen, devait déboucher sur le plateau sous la mitraille de l'ennemi. Rude engagement de la division Morand contre une grande partie de l'armée prussienne. Ils se déploient néanmoins les uns à la suite des autres, se formant à l'instant même où ils arrivent en ligne, malgré les décharges répétées de l'artillerie prussienne. Le 13e léger paraît le premier, se forme, et se porte rapidement en avant. Mais s'étant trop avancé, il est obligé de se replier sur les autres régiments. Le 61e qui vient après, accueilli comme le 13e, n'en est point ébranlé. Un soldat, que ses camarades avaient surnommé l'Empereur, à cause d'une certaine ressemblance avec Napoléon, apercevant dans sa compagnie quelque flottement, court en avant, se place en jalon, et s'écrie: Mes amis, suivez votre Empereur!—Tous le suivent, et se serrent sous cette grêle de mitraille. Les neuf bataillons achèvent leur déploiement, et marchent en colonnes, ayant leur artillerie dans l'intervalle d'un bataillon à l'autre. Le maréchal Davout, pendant qu'il conduit ses bataillons, reçoit un biscaïen à la tête, qui perce son chapeau à la hauteur de la cocarde, et lui enlève des cheveux sans entamer le crâne. Les neuf bataillons se posent en face de la ligne ennemie, et font reculer la division Wartensleben, ainsi que la brigade d'Orange, venue à l'appui. Elles dégagent en gagnant du terrain le flanc de Hassenhausen, et obligent la division Schmettau à reployer ses ailes, qu'elle avait étendues autour du village. Après une assez longue fusillade, la division Morand voit s'amasser sur sa tête un nouvel orage: c'est une masse énorme de cavalerie, qui paraît se réunir derrière les rangs de la division Wartensleben. Attaque de toute la cavalerie prussienne contre la division Morand. L'armée royale menait avec elle la meilleure et la plus nombreuse portion de la cavalerie prussienne. Elle pouvait présenter 14 à 15 mille cavaliers, supérieurement montés, et formés aux manœuvres par de longs exercices. Les Prussiens veulent, avec cette masse de cavalerie, tenter un effort désespéré contre la division Morand. Ils se flattent, sur le terrain uni qui sépare Hassenhausen de la Saale, de la fouler sous les pieds de leurs chevaux, ou de la précipiter de haut en bas, le long des rampes de Kösen. S'ils réussissent, la gauche de l'armée française étant culbutée, Hassenhausen enveloppé, Gudin pris dans le village, la division Friant n'a plus qu'à battre en retraite au pas de course. Mais le général Morand, à l'aspect de ce rassemblement, dispose sept de ses bataillons en carrés, et en laisse deux déployés pour se lier à Hassenhausen. Il s'établit dans l'un de ces carrés, le maréchal Davout s'établit dans un autre, et ils se disposent à recevoir de pied ferme la masse d'ennemis qui s'apprête à fondre sur eux. Fermeté de l'infanterie du général Morand. Tout à coup les rangs de l'infanterie de Wartensleben s'ouvrent, et vomissent les torrents de la cavalerie prussienne, qui, sur ce point, ne compte pas moins de dix mille chevaux, conduits par le prince Guillaume. Elle entreprend une suite de charges qui se renouvellent à plusieurs reprises. Chaque fois, nos intrépides fantassins, attendant avec sang-froid l'ordre de leurs officiers, laissent venir les escadrons ennemis à trente ou quarante pas de leurs lignes, puis exécutent des décharges si justes, si meurtrières, qu'ils abattent des centaines d'hommes et de chevaux, et se créent ainsi un rempart de cadavres. Dans l'intervalle de ces charges, le général Morand et le maréchal Davout passent d'un carré dans un autre, pour donner à chacun d'eux l'encouragement de leur présence. Les cavaliers prussiens réitèrent avec fureur ces rudes assauts, mais n'arrivent pas même jusqu'à nos baïonnettes. La division Morand, en se portant en avant, décide un mouvement général de retraite dans toute l'armée prussienne. Enfin, après une fréquente répétition de cette scène tumultueuse, la cavalerie prussienne découragée se retire derrière son infanterie. Alors le général Morand, rompant ses carrés, déploie ses bataillons, les forme en colonnes d'attaque, et les pousse sur la division Wartensleben. L'infanterie prussienne, abordée avec vigueur, recule devant nos soldats, et descend en rétrogradant jusqu'au bord du ruisseau. En même temps, le général Friant à droite, force la première brigade de la division Orange à se retirer, et, par suite de ce double mouvement, la division Schmettau, débordée sur ses deux ailes, horriblement décimée, est réduite à lâcher pied, et à s'éloigner de ce village de Hassenhausen, disputé avec tant de violence à la division Gudin.
Les trois divisions prussiennes sont ainsi ramenées au delà du ruisseau marécageux, qui traverse le champ de bataille. L'armée française s'y arrête un instant, pour reprendre haleine, car ce combat inégal durait depuis six heures, et nos soldats expiraient de fatigue. La division Gudin, chargée de défendre Hassenhausen, avait essuyé des pertes énormes; mais la division Friant avait médiocrement souffert; la division Morand, peu maltraitée par la cavalerie, comme toute infanterie qui n'a pas été rompue, atteinte plus gravement par l'artillerie, se trouvait cependant très en état de combattre, et toutes trois étaient prêtes à recommencer, s'il le fallait, pour tenir tête aux deux divisions prussiennes de réserve, restées spectatrices du combat, sur le bord opposé du bassin où se livrait la bataille. Ces deux divisions de réserve, Kuhnheim et d'Arnim, sous le maréchal Kalkreuth, attendaient le signal pour entrer en ligne à leur tour, et renouveler la lutte.
Pendant ce temps on délibérait autour du roi de Prusse. Le général Blucher était d'avis de réunir la masse entière de la cavalerie aux deux divisions de réserve, et de se jeter sur l'ennemi en désespérés. Le roi avait partagé d'abord cette opinion; mais on faisait valoir auprès de lui, que, si l'on différait seulement d'une journée, on serait rejoint par le prince de Hohenlohe et par le corps du général Ruchel, et qu'on écraserait les Français au moyen de cette réunion de forces. La supposition n'était pas très-fondée, car, s'il était permis de compter sur la jonction des corps de Hohenlohe et de Ruchel, les Français, qu'on avait devant soi, devaient être rejoints aussi par la grande armée. Aucune chance ne valait donc celle qu'on pouvait trouver dans un dernier effort, tenté tout de suite, et avec la volonté de vaincre ou de mourir, bien que cette chance elle-même ne fût pas grande, vu l'état des divisions Friant et Morand. Cependant la retraite fut ordonnée. Le roi avait montré une bravoure rare, mais la bravoure n'est pas le caractère. D'ailleurs les âmes autour de lui étaient profondément abattues.
On commença dans l'après-midi le mouvement de retraite. Le maréchal Kalkreuth s'avança pour le couvrir avec ses deux divisions fraîches. Le général Morand avait profité d'un accident de terrain qu'on appelle le Sonnenberg, et qui était situé à la gauche du champ de bataille, pour placer des batteries qui faisaient sur la droite des Prussiens un feu des plus incommodes. Le maréchal Davout ébranla ses trois divisions, et les porta vivement au delà du ruisseau. On marcha malgré le feu des divisions de réserve, on les joignit à portée de fusil, et on les força de battre en retraite, sans désordre, il est vrai, mais précipitamment. Si le maréchal Davout avait eu les régiments de dragons emmenés la veille par le maréchal Bernadotte, il aurait fait des milliers de prisonniers. Il en prit cependant plus de 3 mille, outre 115 pièces de canon, capture énorme pour un corps qui n'en possédait lui-même que 44. Arrivé sur l'autre côté du bassin où l'on avait combattu, il arrêta son infanterie, et apercevant aux environs d'Apolda les troupes du maréchal Bernadotte, il invita celui-ci à tomber sur l'ennemi, et à ramasser les vaincus, que son corps épuisé de fatigue ne pouvait suivre plus long-temps. Les soldats du maréchal Bernadotte, qui mangeaient la soupe autour d'Apolda, étaient indignés, et se demandaient ce qu'on faisait de leur courage dans un pareil moment.
L'armée prussienne avait perdu 3 mille prisonniers, 9 ou 10 mille hommes tués ou blessés, plus le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général Schmettau, frappés mortellement, et surtout un nombre immense d'officiers, qui avaient bravement fait leur devoir. Le corps du maréchal Davout avait essuyé des pertes cruelles. Sur 26 mille hommes il en comptait 7 mille hors de combat. Les généraux Morand et Gudin étaient blessés; le général de Billy était tué; la moitié des généraux de brigade et des colonels étaient morts ou atteints de blessures graves. Jamais journée plus meurtrière, depuis Marengo, n'avait ensanglanté les armes françaises, et jamais aussi un plus grand exemple de fermeté héroïque n'avait été donné par un général et ses soldats.
L'armée royale se retira, sous la protection des deux divisions de réserve, que conduisait le maréchal Kalkreuth. Le rendez-vous, assigné à tous les corps désorganisés par la bataille, était Weimar, derrière le prince de Hohenlohe, qu'on supposait encore sain et sauf. Le roi y marcha, fort triste sans doute, mais comptant, sinon sur un retour de fortune, au moins sur une retraite en bon ordre, grâce aux 70 mille hommes du prince de Hohenlohe et du général Ruchel. Il cheminait, accompagné d'un fort détachement de cavalerie, lorsqu'on découvrit sur les derrières du champ de bataille d'Iéna, les troupes du maréchal Bernadotte. À leur vue on ne douta plus qu'il ne fût arrivé quelque accident à l'armée du prince de Hohenlohe. La seule vue du corps de Bernadotte, quoique inactif, jette en désordre l'armée prussienne qui se retire. On quitta précipitamment la route de Weimar, pour se jeter à droite sur celle de Sommerda. (Voir la carte no 34.) Mais bientôt la vérité fut connue tout entière, car l'armée du prince de Hohenlohe cherchait dans le moment auprès de l'armée du roi, l'appui que l'armée du roi cherchait auprès d'elle. On se rencontra par mille bandes détachées qui fuyaient dans toutes les directions, et les uns et les autres apprirent qu'ils avaient été vaincus, chacun de leur côté. À cette nouvelle le désordre, moins grand d'abord dans l'armée du roi, parce qu'elle n'était pas poursuivie, y fut porté au comble. Horrible déroute de l'armée prussienne. Une terreur subite s'empara de toutes les âmes; on se mit à courir confusément sur les routes, sur les sentiers, voyant partout l'ennemi, et prenant des fuyards pleins d'effroi eux-mêmes, pour les Français victorieux. Par surcroît de malheur, on trouva sur les chemins cette masse énorme de bagages, que l'armée prussienne, amollie par une longue paix, traînait à sa suite, et dans le nombre une quantité de bagages royaux, qui n'étaient pas en rapport avec la simplicité personnelle du roi Frédéric-Guillaume, mais que la présence de la cour avait rendus nécessaires. Pressés de se soustraire au péril, les soldats des deux armées prussiennes regardaient comme une calamité ces obstacles à la rapidité de leur fuite. La cavalerie se détournait, et se jetait à travers la campagne, se sauvant par escadrons isolés. L'infanterie rompait ses rangs, ravageant, culbutant ces bagages incommodes, et laissant au vainqueur le soin de les piller, parce qu'avant tout elle voulait fuir. Bientôt les deux divisions du maréchal Kalkreuth, restées seules en bon ordre, furent atteintes du désespoir général, et, malgré l'énergie de leur chef, commencèrent à se dissoudre. Les cadres se dégarnissaient d'heure en heure, et les soldats, qui n'avaient point partagé les passions de leurs officiers, trouvaient plus simple, en abandonnant leurs armes, et en se cachant dans les bois, de se dérober aux conséquences de la défaite. Les routes étaient jonchées de sacs, de fusils, de canons. C'est ainsi que se retirait l'armée prussienne, à travers les plaines de la Thuringe, et vers les montagnes du Hartz, présentant un spectacle bien différent de celui qu'elle offrait peu de jours auparavant, lorsqu'elle promettait de se conduire devant les Français tout autrement que les Autrichiens ou les Russes[7].
L'armée de Hohenlohe fuyait partie à droite vers Sommerda, partie à gauche vers Erfurt, au delà de Weimar. Une moitié de l'armée royale, celle qui avait quitté le champ de bataille la première, avec ordre de se diriger sur Weimar, trouvant cette ville dans les mains de l'ennemi, allait à Erfurt, portant avec elle ses chefs mortellement blessés, le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général Schmettau. Le reste de l'armée royale marchait vers Sommerda, non que cela fût ordonné, mais parce que Sommerda, Erfurt, étaient les villes qui se rencontraient sur les derrières du pays où l'on avait combattu. Personne n'avait pu donner un ordre depuis que ce délire de terreur s'était emparé de toutes les têtes. Le roi, entouré de quelque cavalerie, marchait vers Sommerda. Le prince de Hohenlohe, qui s'était retiré avec 12 ou 15 cents chevaux, n'en avait pas 200, quand il arriva le lendemain matin 15 à Tennstädt. Il demandait des nouvelles du roi, qui en demandait de lui. Aucun chef ne savait où étaient les autres.
Pendant cette terrible nuit, les vainqueurs ne souffraient pas moins que les vaincus. Ils étaient couchés sur la terre, bivouaquant par la nuit la plus froide, n'ayant presque rien à manger, à la suite d'une journée de combat, naturellement peu productive en vivres. Beaucoup d'entre eux, atteints plus ou moins gravement, gisaient sur la terre, à côté des blessés ennemis, confondant leurs gémissements, car ce n'est pas dans un si court intervalle que l'ambulance la mieux organisée aurait pu ramasser douze ou quinze mille blessés. Napoléon, par bonté autant que par calcul, avait, durant plusieurs heures, veillé de sa personne à leur enlèvement, et il était rentré ensuite à Iéna, où il avait trouvé, lui aussi, un redoublement de nouvelles, c'est-à-dire l'annonce d'une seconde victoire, plus glorieuse encore que celle qui avait été remportée sous ses yeux. Satisfaction de Napoléon en apprenant la bataille d'Awerstaedt. Son indignation contre le maréchal Bernadotte. Il se refusait d'abord à croire tout ce qu'on lui mandait, parce qu'une lettre du maréchal Bernadotte, pour excuser par un mensonge une conduite impardonnable, lui disait que le maréchal Davout avait à peine neuf à dix mille hommes devant lui. Un officier du maréchal Davout, le capitaine Trobriand, étant venu lui apprendre qu'on avait eu 70 mille hommes à combattre, il ne put ajouter foi à ce rapport, et lui répondit: Votre maréchal y voit double.—Mais quand il sut tous les détails, il ressentit la joie la plus vive, et combla d'éloges, bientôt après de récompenses, l'admirable conduite du troisième corps. Il fut indigné contre le maréchal Bernadotte, et peu surpris. Dans le premier moment il voulut sévir avec éclat, et songea même à ordonner un jugement devant un conseil de guerre. Mais la parenté, une sorte de faiblesse à sévir autrement qu'en paroles véhémentes, firent bientôt dégénérer sa résolution de sévérité en un mécontentement, qu'il ne prit du reste aucun soin de cacher. Le maréchal Bernadotte en fut quitte pour des lettres du prince Berthier et de Napoléon lui-même, lettres qui durent le rendre profondément malheureux, s'il avait le cœur d'un citoyen et d'un soldat.
Le lendemain matin Duroc fut envoyé à Naumbourg. Il portait au maréchal Davout une lettre de l'Empereur, et des témoignages éclatants de satisfaction pour tout le corps d'armée.—Vos soldats et et vous, monsieur le maréchal, disait Napoléon, avez acquis des droits éternels à mon estime et à ma reconnaissance.—Duroc devait se rendre dans les hôpitaux, visiter les blessés, leur apporter la promesse de récompenses éclatantes, et prodiguer l'argent à tous ceux qui en auraient besoin. La lettre de l'Empereur fut lue dans les chambrées où l'on avait entassé les blessés, et ces malheureux, criant Vive l'Empereur! au milieu de leurs souffrances, exprimaient le désir de recouvrer la vie pour la lui dévouer encore.
Napoléon, dès le lendemain 15 octobre, se mit en mesure de profiter de la victoire, avec cette activité qu'aucun capitaine, ancien ou moderne, n'égala jamais. Il prescrivit d'abord aux maréchaux Davout, Lannes et Augereau, dont les corps avaient beaucoup souffert dans la journée du 14, de se reposer deux ou trois jours à Naumbourg, à Iéna, à Weimar. Mais le maréchal Bernadotte, dont les soldats n'avaient pas tiré un coup de fusil, les maréchaux Soult et Ney, qui n'avaient eu qu'une partie de leurs troupes engagées, Murat, dont la cavalerie n'avait eu à essuyer que des fatigues, furent portés en avant, pour harceler l'armée prussienne, et en ramasser les débris, faciles à capturer dans l'état de désorganisation où elle était tombée. Murat, qui avait couché à Weimar, eut ordre de courir avec ses dragons à Erfurt le 15 au matin, et Ney de le suivre immédiatement. (Voir la carte no 34.) Le maréchal Soult dut, par Sommerda, Greussen, Sondershausen, Nordhausen, marcher à la suite de l'armée ennemie, et la poursuivre à travers la Thuringe, vers ces montagnes du Hartz, où elle semblait, dans son désordre, chercher un refuge. Il fut enjoint au maréchal Bernadotte de se diriger le jour même sur l'Elbe, en se portant vers la droite de l'armée par Halle et Dessau. On remarquera que Napoléon, soigneux de se concentrer la veille d'une grande bataille, le lendemain, quand il avait frappé l'ennemi, divisait ses corps, comme un vaste réseau, pour prendre tout ce qui fuyait, habile ainsi à modifier l'application des principes de la guerre, selon les circonstances, et toujours avec la justesse et l'à-propos qui assurent le succès.
Ces ordres donnés, Napoléon accorda quelques soins à la politique. La direction que suivaient les Prussiens en se retirant, les éloignait de la Saxe. De plus, Napoléon tenait en son pouvoir une bonne partie des troupes saxonnes, qui avaient honorablement combattu, quoique fort peu satisfaites, tant de la guerre à laquelle on avait entraîné leur pays, que des mauvais procédés dont elles croyaient avoir à se plaindre de la part des Prussiens. Napoléon fit assembler à Iéna, dans une salle de l'Université, les officiers des troupes saxonnes. Se servant d'un employé des affaires étrangères, appelé auprès de lui, il leur adressa des paroles qui furent immédiatement traduites. Il leur dit qu'il ne savait pas pourquoi il était en guerre avec leur souverain, prince sage, pacifique, digne de respect; qu'il avait même tiré l'épée pour arracher leur pays à la dépendance humiliante dans laquelle le tenait la Prusse, et qu'il ne voyait pas pourquoi les Saxons et les Français, avec si peu de motifs de se haïr, persisteraient à combattre les uns contre les autres; qu'il était prêt, quant à lui, à leur donner un premier gage de ses dispositions amicales, en leur rendant la liberté, et en respectant la Saxe, pourvu qu'ils lui promissent, de leur côté, de ne plus porter les armes contre la France, et que les principaux d'entre eux allassent à Dresde proposer et faire accepter la paix. Les Saxons délivrés par Napoléon acceptent avec transport ses propositions pacifiques. Les officiers saxons, saisis d'admiration à la vue du personnage extraordinaire qui leur parlait, touchés de la générosité de ses propositions, répondirent par le serment unanime de ne plus servir, ni eux ni leurs soldats, pendant cette guerre. Quelques-uns s'offrirent à partir sur-le-champ pour Dresde, assurant qu'avant trois jours ils auraient apporté le consentement de leur souverain.
Par cet acte habile, Napoléon voulait désarmer le patriotisme germanique, si fort excité par les soins de la Prusse, et en traitant avec cette douceur un prince justement respecté, s'acquérir le droit de traiter avec rigueur un prince qui n'était estimé de personne. Ce dernier était l'électeur de Hesse, qui avait contribué par ses mensonges à provoquer la guerre, et qui, depuis la guerre, cherchait à trafiquer de son adhésion, résolu de se donner à celle des deux puissances que la victoire favoriserait. C'était un ennemi secret, dévoué aux Anglais, chez lesquels il avait déposé ses richesses. Napoléon n'avait garde en s'avançant en Prusse, de laisser un tel ennemi sur ses derrières. Les principes de la guerre commandaient de s'en débarrasser, et ceux d'une loyale politique ne le défendaient pas, car ce prince avait été pour la Prusse et pour la France un voisin sans foi. Napoléon exécute ses desseins à l'égard de l'électeur de Hesse, et envoie le 8e corps pour s'emparer de ses États. Sur-le-champ, avant d'aller plus loin, Napoléon ordonna au huitième corps de quitter Mayence, et de se porter sur Cassel, bien que ce corps ne dût pas compter encore plus de 10 à 12 mille hommes. Il prescrivit à son frère Louis de marcher par la Westphalie sur la Hesse, et de se joindre au maréchal Mortier avec 12 ou 15 mille hommes, pour concourir à exécuter les arrêts de la victoire. Toutefois, ne jugeant pas convenable de charger l'un de ses frères d'une commission aussi rigoureuse, il conseilla au roi Louis d'envoyer ses troupes au maréchal Mortier, et d'abandonner à celui-ci le soin d'opérer l'expropriation de la maison de Hesse, avec l'obéissance et la probité qui le distinguaient. Le maréchal Mortier devait déclarer que l'électeur de Hesse avait cessé de régner (forme déjà adoptée à l'égard de la maison de Naples), s'emparer de ses États au nom de la France, et licencier son armée, en offrant à ceux des soldats hessois qui voudraient encore servir de se rendre en Italie. C'étaient pour la plupart des hommes robustes, bien disciplinés, fort habitués à porter les armes hors de leur patrie, pour le compte de ceux qui les payaient, notamment pour le compte des Anglais, qui les employaient dans l'Inde avec beaucoup d'avantage. L'armée hessoise se composait de 32 mille soldats de toutes armes. C'était un précieux résultat que de ne plus laisser derrière soi cette force redoutable, surtout en voulant se porter au nord, aussi loin que le projetait Napoléon.
Avec ces divers ordres, Napoléon envoya sur le Rhin la nouvelle de ses éclatants succès, nouvelle qui devait dissiper les espérances de ses ennemis, les craintes de ses amis, et accroître chez les soldats restés à l'intérieur le zèle à rejoindre la grande armée. Suivant son usage, il y ajouta une multitude d'instructions pour l'appel des conscrits, pour l'organisation des dépôts, pour le départ des détachements destinés à recruter les cadres, et pour le règlement des affaires civiles, qui, sous son règne, ne souffraient jamais des préoccupations de la guerre.
D'Iéna, Napoléon se rendit à Weimar. Il y trouva toute la cour du grand-duc, compris la grande-duchesse sœur de l'empereur Alexandre. Il n'y manquait que le grand-duc lui-même, chargé du commandement d'une division prussienne. Cette cour polie et savante avait fait de Weimar l'Athènes de la moderne Allemagne, et sous sa protection Goëthe, Schiller, Wieland, vivaient honorés, riches et heureux. La grande-duchesse, qu'on accusait d'avoir contribué à la guerre, accourut au-devant de Napoléon, et troublée du tumulte qui régnait autour d'elle, s'écria en l'approchant: Sire, je vous recommande mes sujets.—Vous voyez, Madame, ce que c'est que la guerre, lui répondit froidement Napoléon.—Du reste, il s'en tint à cette vengeance, traita cette cour ennemie mais lettrée, comme Alexandre eût traité une ville de la Grèce, se montra plein de courtoisie envers la grande-duchesse, ne lui exprima aucun déplaisir de la conduite de son mari, fit respecter la ville de Weimar, et ordonna qu'on eût les soins convenables pour les généraux blessés, dont cette ville était remplie. De Weimar il prit à droite, et se dirigea sur Naumbourg, pour féliciter lui-même le corps du maréchal Davout, pendant que ses lieutenants poursuivaient à outrance l'armée prussienne.
L'infatigable Murat, dans cet intervalle, avait galopé avec ses escadrons jusqu'à Erfurt, et investi la place, qui, quoique de force médiocre, était cependant entourée d'assez bonnes murailles, et pourvue d'un matériel considérable. Elle regorgeait de blessés et de fuyards. On y avait transporté le maréchal de Mollendorf, pour lequel Napoléon avait recommandé les plus grands égards. Murat somma Erfurt, en faisant appuyer sa sommation par l'infanterie du maréchal Ney. Il n'y avait parmi les fuyards prussiens personne qui fût capable de tenir tête aux Français, et de répondre par une résistance énergique à l'impétuosité de leur poursuite. D'ailleurs quatorze à quinze mille fuyards, dont six mille blessés, la plupart mourants, un désordre inouï, n'étaient guère des éléments de défense. La place capitula le soir même du 15. On y recueillit, outre les six mille blessés prussiens, neuf mille prisonniers et un butin immense. Murat et Ney en partirent immédiatement pour suivre le gros de l'armée prussienne.
Murat avait envoyé à Weissensée les dragons de Klein, pour intercepter les corps qui fuyaient isolément. (Voir la carte no 34.) Cette ville était entre Sommerda où le roi avait passé la première nuit, et Sondershausen où il devait passer la seconde. Le général Klein y devança les Prussiens. Le général Blucher, arrivé avec sa cavalerie, fut fort étonné de rencontrer déjà sur son chemin les dragons de Murat. Ayant demandé à parlementer, il engagea une sorte de négociation avec le général Klein, et s'appuyant d'une lettre écrite par Napoléon au roi de Prusse, lettre qui contenait, disait-on, des offres de paix, il affirma sur sa parole qu'un armistice venait d'être signé. Le général Klein crut le général Blucher et ne mit aucun obstacle à sa retraite. Cette ruse de guerre sauva les restes de l'armée prussienne. Le général Blucher et le maréchal Kalkreuth purent ainsi se rendre à Greussen. Mais le maréchal Soult suivait ces corps d'armée sur la même route. Le lendemain matin 16, il atteignit à Greussen l'arrière-garde du maréchal Kalkreuth, lequel, voulant gagner du temps, fit valoir à son tour la fable d'un armistice. Le maréchal Soult ne s'y laissa pas prendre; il déclara ne pas croire à l'existence d'un armistice, et, après avoir employé quelques instants en pourparlers, afin de donner à son infanterie le temps de rejoindre, attaqua Greussen, l'emporta de vive force, et ramassa encore beaucoup de prisonniers, de chevaux et de canons. Le jour suivant 17, poursuivis et poursuivants s'acheminèrent sur Sondershausen et Nordhausen, les uns abandonnant aux autres des bagages, des canons, des bataillons entiers. On avait déjà recueilli plus de 200 bouches à feu sur toutes les routes, et plusieurs milliers de prisonniers.
Le roi de Prusse arrivé à Nordhausen, y trouva le prince de Hohenlohe. Croyant encore aux talents de ce général, qui avait été battu comme le duc de Brunswick, mais qui avait aux yeux de l'armée, le mérite d'avoir blâmé le plan du généralissime, il le chargea du commandement en chef. Toutefois il laissa le commandement des deux divisions de la réserve au vieux Kalkreuth, lequel avait aussi le mérite d'avoir beaucoup blâmé tout ce qui s'était fait. Le roi de Prusse, après avoir déféré le commandement au prince de Hohenlohe, part pour Berlin. Cette mesure fut la seule que prit le roi après ce grand désastre. Triste, silencieux, montrant un visage sévère aux insensés qui avaient voulu la guerre, mais leur épargnant des reproches qu'ils auraient pu lui rendre, car s'ils avaient eu le tort de la folie, il avait eu celui de la faiblesse, il s'achemina vers Berlin, dans un moment où ce n'eût pas été trop de sa présence à l'armée pour remettre les esprits abattus, divisés, aigris, pour faire de tous ces débris un corps qui retardât le passage de l'Elbe, couvrît quelque temps Berlin, et en se retirant sur l'Oder, apportât aux Russes un contingent d'une certaine valeur. Ce départ était une faute grave, et peu digne du courage personnel que Frédéric-Guillaume avait montré pendant la bataille. Ce monarque n'ajouta qu'un acte à la nomination du prince de Hohenlohe, ce fut d'écrire à Napoléon, pour lui exprimer son regret d'être en guerre avec la France, et lui proposer d'ouvrir sur-le-champ une négociation.
Le roi ayant quitté le quartier général sans donner aucune instruction militaire à ses généraux, ceux-ci agirent sans le moindre concert. Le prince de Hohenlohe réunit les débris des deux armées, moins la réserve confiée au maréchal Kalkreuth, et en forma trois détachements, deux de troupes conservant quelque organisation, un troisième comprenant la masse des fuyards. Il les dirigea tous les trois, par un mouvement à droite, sur l'Elbe, en les faisant marcher par trois lignes d'étapes différentes, mais placées sur la même direction, de Nordhausen à Magdebourg. Il y aurait eu peu d'avantage à se jeter dans le Hartz, car, outre le défaut de ressources en vivres, cette chaîne montagneuse n'offrait ni assez d'éloignement, ni assez de profondeur, pour servir d'asile à l'armée fugitive. On y aurait été poursuivi par les Français, très-alertes dans les montagnes, et, peut-être la chaîne traversée, on les eût trouvés encore au delà, barrant la route de l'Elbe. C'était donc une détermination bien conçue que de se détourner à droite, pour se porter directement sur l'Elbe et Magdebourg. Cependant on traînait après soi un parc de grosse artillerie, qui ralentissait beaucoup la marche. On imagina de le confier au général Blucher, qui, tournant par le côté opposé les montagnes du Hartz, par Osterode, Seesen, Brunswick, devait descendre dans les plaines du Hanovre, sans être suivi par les Français, car il était à présumer que ceux-ci se jetteraient en masse sur les pas de la grande armée prussienne, et n'iraient pas courir après un détachement à travers les difficiles routes de la Hesse. En conséquence le général Blucher, avec deux bataillons et un gros corps de cavalerie, se chargea d'escorter le grand parc. Le duc de Weimar, qui s'était enfoncé avec l'avant-garde dans la forêt de Thuringe, en était bientôt revenu au bruit des deux batailles perdues. Il longeait le pied des montagnes, côtoyant du plus loin qu'il pouvait les deux armées française et prussienne. Il reçut à temps l'avis du mouvement que devait exécuter le général Blucher, et résolut de se joindre à lui par Osterode et Seesen. Le maréchal Kalkreuth, après avoir séjourné quelques heures à Nordhausen pour couvrir la retraite, se dirigea droit sur l'Elbe, au-dessous de Magdebourg, aimant à marcher seul, et mécontent d'avoir passé successivement sous les ordres de deux généraux qu'il estimait peu, tandis qu'il croyait, non sans raison, avoir mérité le commandement en chef.
Les maréchaux Ney, Soult et Murat se mirent à la poursuite de la grande armée prussienne, forçant de marche pour la rejoindre, et lui enlevant à chaque pas des prisonniers et du matériel. Mais la route de Nordhausen à Magdebourg n'était pas assez longue pour qu'ils eussent le temps de gagner les Prussiens de vitesse. Ils atteignaient toutefois le but principal, en ne leur laissant pas un jour de repos, et en leur ôtant ainsi tout moyen de se réorganiser, et de former encore sur l'Elbe un rassemblement de quelque consistance.
Pendant ce temps, le maréchal Bernadotte avait marché sur Halle pour y passer la Saale, et gagner l'Elbe vers Barby ou Dessau. (Voir la carte no 34.) Halle est sur la basse Saale, au-dessous du point où cette rivière reçoit l'Elster, et au-dessus du point où elle se réunit à l'Elbe. À son départ de Weimar pour se retirer sur l'Elbe en se couvrant de la Saale, le duc de Brunswick avait ordonné au prince Eugène de Wurtemberg de se porter sur Halle, à la rencontre de la grande armée prussienne. Ce prince y était venu avec un corps d'environ 17 à 18 mille hommes, formant la dernière ressource de la monarchie. Il s'y était établi pour recueillir dans un bon poste l'armée battue. Mais elle ne se dirigeait pas vers lui, puisqu'elle avait pris la route de Magdebourg, et à sa place on vit paraître, le 17 octobre au matin, un détachement de troupes françaises. C'était la division Dupont, qui, pour le moment, suivait le corps du maréchal Bernadotte. À peine arrivé en vue de Halle, le général Dupont, qui avait ordre d'attaquer, se hâta de reconnaître lui-même la position de l'ennemi. La Saale se divise en plusieurs bras devant la ville de Halle. On la passe sur un pont d'une grande longueur, qui traverse à la fois des prairies inondées et plusieurs bras de rivière. Ce pont était garni d'artillerie, et en avant se trouvait une troupe d'infanterie. Dans les îles qui séparent la rivière en plusieurs bras, on avait disposé des batteries, qui enfilaient la route par laquelle arrivaient les Français. À l'extrémité du pont se présente la ville, dont les portes étaient barricadées. Enfin au delà sur les hauteurs qui dominent le cours de la Saale, on apercevait le corps d'armée du prince de Wurtemberg rangé en bataille. Il fallait donc franchir le pont, forcer les portes de Halle, pénétrer dans la ville, la traverser, et enlever les hauteurs en arrière. C'était une suite de difficultés presque insurmontables. À cette vue, le général Dupont, qui avait livré les beaux combats de Haslach et de Dirnstein, arrête sa résolution sur-le-champ. Il se décide à culbuter les troupes postées aux avenues du pont, puis à enlever le pont, la ville et les hauteurs. Le pont de Halle enlevé par une audacieuse tentative du général Dupont. Il revient, reprend des mains du maréchal Bernadotte sa division, que celui-ci avait mal à propos disséminée[8], et la dispose de la manière suivante. Il place en colonne sur la route le 9e léger, sur la droite le 32e de ligne (celui qui s'était rendu si fameux en Italie et que commandait toujours le colonel Darricau), puis le 96e en arrière pour appuyer tout le mouvement. Cela fait, il donne le signal, et conduisant ses troupes lui-même, les lance au pas de course sur le poste d'infanterie établi à la tête du pont. On essuie d'horribles décharges de mousqueterie et de mitraille, mais on arrive avec la rapidité de l'éclair; on refoule sur le pont les troupes qui le gardent, on les y poursuit, malgré le feu qui part de tous les côtés, et qui atteint Français et Prussiens. Après une mêlée de quelques instants, on parvient à l'autre bout du pont, on entre pêle-mêle dans la ville avec les fuyards. Là, une vive fusillade s'engage au milieu des rues avec les Prussiens; bientôt cependant on les expulse de la ville, et on en ferme les portes sur eux.
Le général Dupont avait éprouvé des pertes, mais il avait pris presque toutes les troupes qui défendaient le pont, ainsi que leur nombreuse artillerie. Toutefois l'opération n'était pas terminée. Le corps d'armée du prince de Wurtemberg se tenait de l'autre côté de la ville, sur les hauteurs en arrière. Il fallait l'en déloger, si on voulait demeurer maître de Halle et du pont de la Saale. Le corps du prince Eugène de Wurtemberg mis en déroute par la division Dupont. Le général Dupont laisse à ses troupes le temps de reprendre haleine; puis, faisant ouvrir les portes de la ville, il dirige sa division vers le pied des hauteurs. Le feu de douze mille hommes bien postés accueille les trois régiments français, qui ne comptaient pas plus de cinq mille combattants. Ils s'avancent néanmoins en plusieurs colonnes, avec la vigueur de troupes habituées à ne reculer devant aucun obstacle. En même temps le général Dupont porte l'un de ses bataillons sur le flanc de la position, la tourne, puis, quand il aperçoit l'effet produit par cette manœuvre, donne l'impulsion à ses colonnes d'attaque. Ses trois régiments s'élancent malgré le feu de l'ennemi, escaladent les hauteurs, et, parvenus sur le sommet, en délogent les Prussiens. Un nouveau combat s'engage avec le corps entier du duc de Wurtemberg sur le terrain placé au delà. Mais la division Drouet arrive dans le moment, et sa présence, ôtant tout espoir à l'ennemi, met fin à ses efforts.
Ce brillant combat coûta aux Français 600 morts ou blessés, et environ mille aux Prussiens. On fit à ceux-ci 4 mille prisonniers. Le duc de Wurtemberg se retira en désordre sur l'Elbe, par Dessau et Wittenberg, se hâtant de détruire tous les ponts. Un de ses régiments, celui de Trescow, qui venait de Magdebourg le rejoindre par la rive gauche de la Saale, fut surpris et enlevé presque tout entier. Ainsi la réserve même des Prussiens était en fuite, et aussi désorganisée que le reste de leur armée.