Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Cette masse de cavalerie conduite avec une précision et une vigueur admirables, s'avance sous une horrible mitraille, que vomit l'artillerie placée entre les carrés anglais. Arrivés à portée de l'ennemi, les hussards et les chasseurs partent au trot, puis chargent au galop. En un clin d'œil le carré de gauche est enfoncé. Fournier pénètre lui-même dans celui du centre avec ses deux régiments. Quinze cents hommes de l'infanterie anglaise se rendent, et le colonel Hill remet son épée. Les carrés anglais enfoncés par la cavalerie de Montbrun. Le carré de droite, protégé par un pli du terrain, échappe seul à ce désastre, et ne peut être entamé par le général Wathier. En ce moment de nouvelles décharges de mitraille pleuvent comme de la grêle sur nos cavaliers. Le général Fournier, dont le cheval est tué, tombe à la vue de ses soldats, ce qui produit quelque émotion parmi eux. Les Anglais en profitent; une partie de ceux qui s'étaient rendus s'enfuient, et recommencent le feu; les autres, cependant, au nombre de quatre ou cinq cents, restent prisonniers. Montbrun, apercevant les ravages de la mitraille, et voyant venir sur lui toute la cavalerie anglaise, fait replier ses chevaux-légers, de crainte de n'avoir pas assez de monde pour les soutenir. Il demande à grands cris la cavalerie de la garde, et en outre l'appui de l'infanterie.
Témoin de ce spectacle, Masséna a déjà envoyé un officier pour faire avancer les 800 cavaliers de la garde: même réponse qu'à Wagram!... La cavalerie comme l'artillerie de la garde ne peut agir que sur un ordre du maréchal Bessières, qu'il faut aller chercher on ne sait où, sur ce vaste champ de bataille. La garde demeure donc immobile. La garde ne voulant obéir qu'au maréchal Bessières, et le 6e corps s'étant trompé dans la direction à suivre, laissent Montbrun sans appui. L'infanterie, mal dirigée par Loison, a donné trop à droite, comme si son unique but était de prendre à revers Fuentès d'Oñoro, et si elle ne devait pas se lier aussi par sa gauche à Montbrun, afin d'embrasser dans son mouvement toute la ligne de l'ennemi. Elle pénètre dans les bois qui entourent Fuentès d'Oñoro; elle s'y enfonce, en chasse les Anglais, arrive au bord d'un ravin qui la sépare de Fuentès d'Oñoro, et se met à tirailler inutilement contre les troupes de Picton, tandis que Ferrey renouvelle son attaque de l'avant-veille.
Profitant du temps perdu par les Français, la droite des Anglais se reforme. Cependant les heures s'écoulent. Montbrun, resté sans l'appui de la garde, sans celui de l'infanterie, n'a pu renouveler son attaque contre l'infanterie anglaise, qui a profité de ce répit pour se reformer et se remettre en ligne. Spencer, avec la première division, ralliant les Portugais, est venu se placer à côté de Crawfurd, et présente un front imposant, appuyé par une nombreuse artillerie et par toute la cavalerie anglaise. Par sa gauche, il se lie à Picton qui défend toujours Fuentès d'Oñoro, et par sa droite à la division Houston qui est de l'autre côté du Turones.
À cet aspect, Montbrun, après avoir longtemps supporté les boulets et la mitraille, abrite ses cavaliers derrière un repli du terrain, et attend ainsi la reprise de la bataille pour renouveler ses exploits du matin. Si dans ce moment Reynier, qui n'a qu'une division devant lui, celle de Campbell, attaquait fortement Alaméda, si Ferrey franchement secondé par Drouet avec tout le 9e corps, pouvait arracher Fuentès d'Oñoro à la division Picton, déjà fort réduite en nombre, la bataille serait gagnée, bien que le mouvement de la gauche des Français contre la droite des Anglais ait été ralenti. Mais Reynier croyant avoir devant lui des masses ennemies qu'il n'a pas, regardant la tâche de gagner la bataille comme réservée à d'autres, se livre à d'insignifiantes tirailleries. Ferrey attaque avec violence Fuentès d'Oñoro, et secondé par deux régiments de la division Claparède enlève les hauteurs au-dessus du village, mais, faute d'être soutenu par le reste du 9e corps, est obligé de les abandonner. Loison, plein de bonne volonté, mais égaré dans sa marche, et ayant tendu à droite au lieu de tendre à gauche, est inutilement arrêté par un ravin qui le sépare de Fuentès d'Oñoro.
C'est ainsi que s'écoule une bonne partie de la journée, et que les brillants succès de la cavalerie et de la brigade Maucune demeurent sans résultat. Masséna, réparant les fautes commises, prépare contre la droite des Anglais une nouvelle attaque qui doit être décisive. Mais l'invincible obstination de Masséna est là pour tout réparer. Courant de Montbrun à Loison, il a reconnu la faute commise. Il ordonne à Loison d'appuyer à gauche, vers Montbrun; il fait avancer Solignac entre Loison et Montbrun, et se propose d'attaquer à fond la droite anglaise, composée des divisions Spencer et Crawfurd, des Portugais et de la cavalerie. Bien que cette ligne soit formidable, il ne désespère pas de l'enfoncer avec les divisions Marchand, Mermet et Solignac, avec l'héroïque cavalerie de Montbrun, surtout l'ordre étant donné à Drouet de tenter un effort désespéré sur Fuentès d'Oñoro, et à Reynier d'attaquer Alaméda sérieusement. L'ardeur de Masséna est partagée par les troupes toujours confiantes dans la victoire, et voulant à tout prix en finir avec cette armée anglaise, qui depuis si longtemps, tantôt derrière les rochers de Busaco, tantôt derrière les redoutes de Torrès-Védras, a réussi à déjouer leurs efforts.
C'est dans ces occasions que le jugement sûr, l'opiniâtre caractère de Masséna déploient toute leur puissance. Montbrun, Loison, Marchand, Mermet ne demandent qu'à le seconder. Au moment de commencer la nouvelle attaque, le général Éblé vient annoncer que les munitions manquent. Mais au moment de renouveler l'attaque, et de décider la victoire par un dernier coup de vigueur, le général Éblé vient annoncer avec douleur qu'il reste très-peu de cartouches, Bessières n'en ayant point apporté, et ses trente attelages n'ayant servi qu'à conduire sur le champ de bataille quelques bouches à feu de plus. On estime qu'en réunissant tout ce qu'il y a encore de cartouches chaque soldat en aura à peine trente. Or ce n'est pas assez pour un combat qui sera désespéré de la part des Anglais, surtout si, la journée n'étant pas décisive, il faut continuer à combattre, ou pour se retirer, ou pour suivre l'ennemi. Devant cette difficulté déterminante pour tout autre, Masséna ne se décourage pas; il se résigne à attendre jusqu'au lendemain matin, comptant que les Anglais n'auront pas changé de position, et certain qu'ils n'auront pas pu se renforcer, car Picton avec la 3e division est indispensable à Fuentès d'Oñoro, Campbell avec la 6e à Alaméda, Dunlop avec la 5e au fort de la Conception. Nécessité de se procurer des munitions avant de reprendre la bataille. Il n'aura le lendemain matin devant lui que Crawfurd, Spencer et les Portugais, et il est résolu à leur porter un de ces coups terribles, comme il en porta jadis à Rivoli, à Zurich, à Caldiéro[26]. Il consent donc à ces quelques heures de repos qui lui procureront des munitions. Le maréchal Bessières alléguant l'épuisement de ses attelages, on remet au lendemain pour aller chercher des munitions à Ciudad-Rodrigo. En conséquence, il ordonne d'envoyer en toute hâte les attelages de Bessières à Ciudad-Rodrigo pour aller chercher des cartouches et des vivres, et de distribuer aux troupes une partie du convoi destiné à Alméida. Mais Bessières alléguant la triste raison de l'épuisement de ses attelages, qui ont marché sans relâche depuis plusieurs jours, qui ne pourront pas traîner le fardeau dont on les chargera, résiste à Masséna jusqu'à l'emportement. La fortune du vieux guerrier semblait avoir un peu fléchi depuis la retraite du Portugal; on ne lui aurait pas résisté il y a six mois, on lui tient tête aujourd'hui! Que faire? Masséna doit-il encore briser l'épée de Bessières, après avoir brisé celle de Ney? Il y a des difficultés devant lesquelles les plus grands caractères sont obligés de plier. Masséna, pour prévenir de nouveaux éclats, consent à remettre au lendemain matin l'envoi de ses caissons à Ciudad-Rodrigo, et couche sur le champ de bataille avec ses troupes, bivouaquant à portée de fusil des Anglais, et mangeant les vivres qu'on avait préparés pour Alméida.
Caractère de la bataille de Fuentès d'Oñoro; ce qu'elle aurait pu être, et ce qu'elle fut. Telle fut cette bataille de Fuentès d'Oñoro, que tant d'obstacles, de contrariétés imprévues, d'actes de mauvaise volonté, rendirent indécise, et que la bravoure des troupes, les habiles dispositions de Masséna, si elles avaient été secondées, auraient convertie en une victoire éclatante, décisive pour l'Espagne, et probablement pour l'Europe! Le lendemain 6, Masséna, toujours résolu à recommencer la lutte, employa sa journée à parcourir le champ de bataille, tandis qu'on allait lui chercher des munitions à Ciudad-Rodrigo. En ce moment la position des deux armées était singulière. D'Alaméda en remontant jusqu'à Fuentès d'Oñoro les corps de Reynier et de Drouet formaient une ligne continue, opposée de front à l'armée anglaise le long du Dos-Casas. À Fuentès d'Oñoro notre ligne s'était ployée, et, formant un angle presque droit, tenait bloquée au delà du Dos-Casas l'aile droite des Anglais repliée sur leur centre. Lord Wellington avait accumulé sur ce dernier point ses meilleures troupes, et avait suppléé à la force des lieux par celle de l'art. Bien que ses soldats fussent très-fatigués, il les avait occupés toute la nuit à élever des retranchements. Il avait fait barricader la partie haute de Fuentès d'Oñoro. Entre Fuentès d'Oñoro et Villa Formosa, village situé sur le ravin du Turones, il avait remplacé les obstacles naturels qui n'existaient pas par des levées de terre, par des abatis, et par une immense quantité d'artillerie. Enfin il avait à Villa Formosa, comme à Fuentès d'Oñoro, multiplié les barricades, les canons, les défenses de tout genre. Derrière cette ligne transversale, qui allait du Dos-Casas au Turones, et qui était tout au plus de trois quarts de lieue, il avait quatre divisions, les 7e, 1re et 3e, la division légère et les Portugais, et une innombrable artillerie. Masséna vit avec douleur que le temps consacré à faire reposer les attelages de Bessières était beaucoup plus utilement employé par l'ennemi, et que la ligne artificielle créée pendant la nuit allait devenir aussi formidable que celle que la nature avait créée sur le front de Fuentès d'Oñoro à Alaméda, en creusant le lit profond du Dos-Casas. Pourtant il était bien déterminé à recommencer le combat, se fiant sur le zèle des troupes. Mais les généraux Fririon, Lazowski, Éblé, qui étaient dévoués à lui autant qu'à l'honneur des armes, lui révélèrent de tristes vérités qu'il cherchait en vain à se dissimuler, et lui répétèrent que beaucoup d'officiers, les uns fatigués, les autres appelés à servir dans des armées différentes, ou prêts à prendre leur congé, n'étaient pas assez résolus à faire leur devoir pour qu'on pût tenter avec sûreté une attaque désespérée. Reynier, qui avait tant de savoir et de courage véritable, ne valait plus rien dès que l'inquiétude l'avait saisi, et il croyait en ce moment avoir l'armée anglaise tout entière sur les bras. Drouet, à la veille de partir pour l'armée d'Andalousie, croyait avoir largement payé sa dette à l'armée de Portugal en engageant deux régiments sous le brave général Gérard. Bessières était indéfinissable, et se conduisait devant Masséna comme les ambitieux devant une fortune qui fléchit. On dissuada donc le général en chef, en faisant agir sur lui la seule influence qui puisse vaincre un grand caractère, le conseil de céder donné par des amis éclairés, dévoués et unanimes.
Masséna se décide à battre en retraite en faisant sauter Alméida. Destiné à n'emporter de cette campagne que des chagrins, Masséna se décida pour l'un des deux partis entre lesquels Napoléon lui avait laissé le choix, celui qui lui plaisait le moins, et qui consistait à faire sauter la place d'Alméida au lieu de la ravitailler. Au surplus, le convoi qu'on devait y transporter était à moitié consommé par ceux qui étaient chargés de l'introduire, et ils avaient besoin d'en dévorer le reste pour se retirer. Il n'y avait donc plus qu'à détruire Alméida, où tout était préparé pour l'entière destruction des ouvrages. Il suffisait d'un ordre, mais il fallait porter cet ordre à travers l'armée anglaise. Ordres secrets envoyés au général Brenier pour faire sauter Alméida. Masséna demanda des hommes de bonne volonté; il s'en présenta trois dont l'histoire doit conserver les noms, ce furent Zaniboni, caporal au 76e de ligne, Noël Lami, soldat cantinier de la division Ferrey, et André Tillet, chasseur au 6e léger. Ils portaient chacun l'ordre au général Brenier de faire sauter la place, et puis de s'ouvrir un passage à travers la ligne des postes anglais jusqu'au pont de Barba del Puerco sur l'Aguéda. (Voir la carte no 53.) Le 2e corps, formant l'extrême droite de l'armée française, devait être en avant de ce pont pour recueillir la garnison fugitive. Il était enjoint au général Brenier de tirer cent coups de canon du plus gros calibre, pour annoncer qu'il avait reçu l'ordre du général en chef.
Le lendemain 7, Masséna ne pouvant se décider à quitter le champ de bataille, et toujours méditant d'y recommencer l'attaque si l'occasion s'en offrait, resta en position devant les Anglais. Ceux-ci, terrifiés par le formidable combat qu'ils avaient soutenu, par celui qu'ils prévoyaient, se tenaient immobiles derrière leurs retranchements; et Masséna courant à cheval devant ces retranchements, comme un lion devant des clôtures qu'il ne peut franchir, Masséna semblait le vainqueur. Le 7 au soir on entendit les cent coups de canon qui attestaient la transmission de l'ordre envoyé à Alméida. Des trois messagers, André Tillet, le seul parti sans déguisement, avec son uniforme et son sabre, était arrivé auprès du général Brenier et avait pu remplir sa mission.
Le 8, Masséna, pour donner au général Brenier le temps de consommer la destruction d'Alméida, affecta de serrer les lignes anglaises de plus près, et reporta la division Solignac derrière le corps de Drouet, comme s'il allait exécuter une attaque sur le centre de l'ennemi. Le 9 il resta encore en position, simulant toujours un mouvement offensif, et les Anglais se tenant soigneusement dans leurs lignes, y accumulant les moyens de défense, et ne se doutant nullement du calcul du général français.
Mouvement rétrograde de l'armée commencé le 10 mai. Le 10 enfin l'armée, d'après l'exemple de quelques-uns de ses chefs, commençant à murmurer de ce qu'on la retenait inutilement devant l'ennemi (elle ignorait l'intention du maréchal), et tout annonçant d'ailleurs que le général Brenier avait eu le temps de terminer ses dispositions, Masséna consentit à la retraite sur l'Aguéda. L'armée faisant volte-face, Drouet à droite se dirigea sur Espeja, les 8e et 6e corps au centre marchèrent directement sur Ciudad-Rodrigo, Reynier vers la gauche se rabattit sur le pont de Barba del Puerco, où il devait recueillir la garnison d'Alméida si elle réussissait à se faire jour, Montbrun enfin couvrit la retraite avec sa cavalerie. Les Anglais ne nous suivirent qu'avec une extrême circonspection, toute leur attention restant fixée sur le gros de l'armée, et nullement sur Alméida qu'ils croyaient définitivement abandonnée à ses propres forces, et condamnée à une prompte reddition. Le général Campbell seul, chargé d'observer Reynier, le suivit de loin, et sans veiller au pont de Barba del Puerco.
Explosion qui apprend la destruction d'Alméida. À minuit, l'armée entendit pendant sa marche une sourde explosion, et apprit ainsi que la place d'Alméida avait été détruite. Reynier laissa le général Heudelet en avant du pont de Barba del Puerco pour recueillir la garnison. On l'attendit le lendemain avec une vive anxiété, car elle avait huit ou neuf lieues à parcourir pour gagner l'Aguéda, et c'était dans la journée du 11 qu'elle devait rejoindre. Son histoire mérite d'être connue: elle présente une des aventures les plus extraordinaires de nos longues guerres.
Évasion héroïque de la garnison d'Alméida. Le général Brenier avait depuis longtemps miné les principaux ouvrages de la place, et n'attendait qu'un ordre pour y mettre le feu. L'ordre lui étant parvenu le 7 au soir, il fit jeter toutes les cartouches dans les puits, scier les affûts, tirer à boulet sur la bouche des pièces pour les mettre hors de service, et enfin charger les fourneaux de mine. Le 10 au soir tous ses préparatifs étant achevés, il assembla sa petite garnison, qui était d'environ 1,500 hommes, lui annonça qu'on allait abandonner la place, et se sauver en perçant à travers les masses ennemies. Cette nouvelle plut fort à la témérité de nos soldats, qui s'ennuyaient de tenir garnison dans un pays lointain et hostile, sous la menace continuelle de mourir de faim ou de devenir prisonniers de guerre, et tous se préparèrent à opérer des prodiges. À dix heures du soir on prit les armes. Le général Brenier laissa le chef de bataillon du génie Morlet en arrière avec 200 sapeurs pour mettre le feu aux mines, et le rejoindre par un sentier détourné. On sortit de la place par la partie la moins observée, celle qui conduisait aux bords de l'Aguéda. On parcourut plus de deux lieues sans apercevoir l'ennemi, puis on rencontra les avant-postes de la division Campbell et de la brigade portugaise Pack, et on leur passa sur le corps. Le général Brenier avait eu l'ingénieuse idée de se faire suivre par un convoi, au pillage duquel les Portugais s'acharnèrent en nous laissant passer. Pourtant le général Pack nous suivit avec la cavalerie anglaise du général Cotton. Au jour on arriva à Villa de Cuervos, pas loin de Barba del Puerco, et on rallia le brave Morlet et ses sapeurs, qui après avoir mis le feu aux mines étaient parvenus aussi à forcer la ligne des postes ennemis. En approchant de Barba del Puerco, Pack d'un côté se mit à tirailler contre notre brave garnison fugitive, et Cotton de l'autre à la charger à coups de sabre. Elle fit face à toutes ces attaques, et atteignit enfin l'entrée d'un défilé qui était pratiqué entre les profondes excavations d'une carrière de pierres. Là elle réussit à se sauver, en se jetant dans les bras des troupes du général Heudelet accourues à sa rencontre. Par malheur la colonne avait dû s'allonger pour traverser le défilé, et sa queue était restée en prise aux cavaliers du général Cotton. Deux ou trois cents hommes furent coupés, mais se jetèrent sur les côtés pour gagner par d'autres chemins les bords de l'Aguéda. Quelques-uns tombèrent dans un précipice et y entraînèrent les Portugais acharnés à les poursuivre. Quelques autres restés en arrière furent ramassés par les Anglais. Ainsi, sauf deux cents hommes au plus, cette héroïque garnison se sauva en trompant le calcul des Anglais, et en leur livrant une place détruite. On dit que lord Wellington en apprenant ce fait extraordinaire s'écria que l'acte du général Brenier valait une victoire. On conçoit cette exagération inspirée par le dépit, car il était souverainement désagréable et même humiliant de laisser détruire sous ses yeux et presque dans ses mains une place qu'on était près de recouvrer, et dont la possession eût annulé la valeur de Ciudad-Rodrigo. Lord Wellington, avec une injustice peu digne de lui, s'en prit au général Campbell, qui n'avait pas été plus coupable que le reste de l'armée, pas plus que le général en chef lui-même, car personne dans le camp britannique n'avait prévu que telle serait l'issue de cette courte campagne, et pour l'excuse de tout le monde il faut ajouter qu'elle était difficile à prévoir.
Retour de l'armée aux environs de Salamanque. Masséna continuant sa retraite, laissa dans Ciudad-Rodrigo le reste du convoi destiné à Alméida, plus quelques grains ramassés pendant le mouvement de l'armée, assura ainsi à cette place quatre mois de vivres, renouvela et renforça sa garnison, rentra enfin à Salamanque, pour y donner du repos à l'armée, et pour la réorganiser. Avec son obstination ordinaire, et en conformité de ses instructions, il voulait ne pas perdre les Anglais de vue, et descendre sur le Tage avec eux s'ils faisaient mine de se diriger sur Badajoz. Pour le moment, bien que très-peu secondé par ses lieutenants, il avait atteint son but, qui était de sauver les places de la frontière espagnole en les ravitaillant ou en les détruisant, de retenir et de contenir l'armée anglaise, de l'empêcher d'envoyer la plus grande partie de ses forces en Estrémadure, et, tout en l'attirant dans le haut Beira, de lui ôter le désir de pénétrer en Espagne. Ce but si compliqué, le maréchal Masséna l'avait en effet atteint, car Ciudad-Rodrigo qui nous suffisait était approvisionné pour quatre mois, Alméida qui nous était inutile ne rentrait aux mains de l'ennemi que démantelé, et les deux journées de Fuentès d'Oñoro avaient causé aux Anglais une telle impression, qu'ils ne songeaient guère, du moins tant que le défenseur de Gênes et d'Essling était présent, à pénétrer en Vieille-Castille. Le but principal de cette courte campagne est atteint, et si on n'a pas obtenu un résultat décisif la faute n'en est pas au maréchal Masséna. Quant à la bataille de Fuentès d'Oñoro elle-même, acte principal de cette dernière période, ce qu'on en peut dire, c'est que si Masséna avait vu trop tard le côté faible de la position de l'ennemi, s'il avait perdu la journée du 3 mai en attaques inutiles sur Fuentès d'Oñoro, celle du 4 en reconnaissances tardives, il avait enfin discerné le vrai point d'attaque, chose que tant de généraux n'aperçoivent ni au commencement ni à la fin des batailles, c'est que le 5 il avait agi avec une justesse de vues et une vigueur de caractère admirables, et que si dans cette troisième journée Reynier avait été plus entreprenant devant Alaméda, si Drouet eût voulu emporter Fuentès d'Oñoro en y employant tout son corps d'armée, si Loison eût marché plus vite et plus directement au véritable but de ses mouvements, si les misères de l'étiquette n'avaient retenu la garde impériale, les Anglais auraient essuyé un sanglant désastre! Il faut ajouter que malgré toutes ces faiblesses, malgré tous ces mauvais vouloirs, si le maréchal Bessières n'eût pas apporté au dernier instant de nouveaux obstacles au succès, si Masséna eût obtenu pour le lendemain 6 à la pointe du jour les munitions dont il avait besoin, il pouvait encore, surmontant par sa constance la constance anglaise, détruire la fortune de lord Wellington, devant lequel devait succomber plus tard la fortune de Napoléon!
Masséna rentra donc à Salamanque pour attendre le jugement qu'on porterait à Paris de ses opérations. Il ne lui manquait plus après toutes les bassesses dont il avait été témoin que d'encourir la disgrâce de son maître. Il n'en savait rien, mais il n'était pas loin d'y compter. L'amertume de son cœur et sa connaissance des hommes ne le disposaient pas à espérer beaucoup de justice.
Événements qui se passent en Andalousie pendant que le maréchal Masséna livre la bataille de Fuentès d'Oñoro. Dans ce moment, le compagnon d'armes auquel il venait de rendre un grand service sans en avoir reçu aucun, qu'il avait délivré de la présence de lord Wellington et de celle d'une ou deux divisions anglaises, le maréchal Soult était beaucoup moins heureux encore, et recueillait le prix des fautes commises par tout le monde dans les funestes campagnes de 1810 et de 1811. Lord Wellington, à peine la retraite du maréchal Masséna commencée, avait d'abord envoyé le corps de Hill vers l'Estrémadure, et puis y avait ajouté divers détachements dans l'intention de secourir la place de Badajoz, ou de la reprendre par un nouveau siége, si les Français l'avaient prise. L'ensemble des forces réunies de ce côté se composait de deux divisions anglaises d'infanterie, de plusieurs régiments de cavalerie également anglais, de plusieurs brigades portugaises, et enfin de troupes espagnoles, les unes échappées de la Gevora, les autres sorties de Cadix. On pouvait évaluer cette armée à trente mille hommes environ, dont 12 à 13 mille Anglais, 6 mille Portugais de ligne, et 11 à 12 mille Espagnols. Elle avait passé la Guadiana à Jurumenha, avait arraché la place d'Olivença aux Français qui venaient de la conquérir, mais qui n'avaient pas eu le temps de la mettre en état de défense, et qui s'en étaient retirés en soutenant des combats d'arrière-garde désespérés, pour regagner Badajoz. Armée anglo-espagnole envoyée en Estrémadure pour reprendre Badajoz. Une division anglaise avait investi Badajoz, où le général Philippon s'était enfermé avec des vivres, des munitions, une garnison dévouée de 3 mille hommes, et la résolution de ne rendre la place que lorsque l'ennemi y serait entré de vive force. Le reste de l'armée anglo-portugaise et espagnole, après avoir battu la campagne pour en chasser les Français, avait pris position sur l'Albuera afin de couvrir le siége. Triste état du 5e corps réduit à quelques mille hommes après avoir mis une garnison dans Badajoz. Le 5e corps, dont le maréchal Mortier, rappelé en France, avait laissé le commandement au général Latour-Maubourg, s'était posté un peu en arrière, attendant avec impatience un secours de Séville, car resté tout au plus à 8 ou 9 mille hommes après le départ du maréchal Soult, il se réduisait presque à rien depuis qu'il avait fourni une garnison à Badajoz.
Tels étaient les événements qui s'étaient passés en Andalousie pendant que le maréchal Masséna livrait la bataille de Fuentès d'Oñoro et faisait sauter Alméida. Le maréchal Soult retourne en Estrémadure pour recueillir le 5e corps et combattre les Anglais. Le maréchal Soult ayant trouvé la sécurité rétablie devant Cadix par la vigueur avec laquelle le maréchal Victor avait repoussé les Anglais, et par le retour d'une partie du 4e corps dans la province de Séville, avait prêté l'oreille aux cris de détresse de la garnison de Badajoz, qui se défendait avec le plus rare courage, et s'était décidé à revenir vers elle. Après avoir donné quelques soins aux affaires de son armée, attiré à lui une partie du 4e corps, mis le maréchal Victor non pas en état de prendre Cadix, mais de conserver ses lignes si on venait les attaquer, et fait connaître de nouveau tant à Madrid qu'à Paris le besoin qu'il avait d'être promptement secouru, il était parti le 10 mai avec 11 ou 12 mille hommes pour se réunir aux restes du 5e corps sur la route de Séville à Badajoz. Il s'était mis en route à l'instant même où, comme on vient de le voir, le maréchal Masséna rentrait à Salamanque.
Après avoir rallié le 5e corps qui l'attendait sous les ordres du général Latour-Maubourg, le maréchal Soult se trouva à la tête d'environ 17 mille hommes de troupes excellentes, parfaitement disposées, et dans lesquelles il y avait 2,500 hommes de la meilleure cavalerie. Il arriva le 15 mai à Santa-Martha en vue de l'armée anglaise, qui s'était postée à quelques lieues en avant de Badajoz sur les coteaux qui bordent l'Albuera. Quoique les Anglo-Espagnols comptassent trente et quelques mille hommes et qu'il n'en comptât que 17 mille, le maréchal Soult n'hésita pas à les attaquer, car c'était le seul moyen de sauver Badajoz, et de s'épargner l'humiliation de voir tomber sous ses yeux cette place qui était son unique conquête.
Situation de l'armée anglaise sur les hauteurs de l'Albuera. Le maréchal Béresford commandait l'armée combinée, comprenant la division anglaise Stuart, les trois brigades portugaises du général Hamilton, et les troupes détournées du siége de Badajoz. Ces dernières se composaient de la division anglaise Cole, et des troupes espagnoles venues de Cadix sous les généraux Blake et Castaños. Dix-sept mille Français de choix pouvaient bien tenir tête à 30 mille ennemis parmi lesquels il n'y avait que 12 à 13 mille Anglais.
L'armée anglo-espagnole était établie derrière le petit ruisseau de l'Albuera, très-facile à franchir. Elle avait sa gauche au village d'Albuera, son centre, formé surtout d'Anglais et de Portugais, sur des mamelons peu élevés, et sa droite, comprenant tous les Espagnols, sur le prolongement de ces mamelons, mais un peu sur leurs revers, de manière à être à peine aperçue. Les troupes tirées du siége de Badajoz passant actuellement derrière la ligne anglaise, venaient lui servir de prolongement et d'appui.
Bataille de l'Albuera livrée le 16 mai. Le maréchal Soult prit le parti d'attaquer les Anglais le lendemain 16 mai au matin. Il plaça devant le village d'Albuera qui formait sa droite et la gauche de l'ennemi, le 16e léger, avec une batterie de gros calibre, pour canonner fortement ce village et y feindre une attaque sérieuse. Mais c'est par sa gauche et contre la droite de l'ennemi qu'il était décidé à tenter son principal effort. Il résolut de porter deux divisions d'infanterie, les divisions Girard et Gazan, au delà du ruisseau de l'Albuera, de leur confier la tâche d'enlever rapidement les mamelons sur le revers desquels on commençait à découvrir la droite des Anglais, de faire ensuite tourner ces mamelons par sa cavalerie postée à son extrême gauche sous le général Latour-Maubourg, de soutenir ce mouvement avec une réserve d'infanterie sous le général Werlé, et quand on aurait ainsi culbuté la droite des Anglais, d'emporter d'assaut le village d'Albuera, qui était l'appui de leur gauche et que notre artillerie aurait d'avance mis en ruines, et rendu presque impossible à défendre.
Le maréchal Soult espérait que les Anglais, attaqués surtout par leur droite qui couvrait leur communication avec Badajoz, seraient plus faciles à alarmer et à battre, et que battus dans cette direction leur revers pourrait avoir de plus grandes conséquences.
Dès le matin du 16 le maréchal mit ses troupes en action. Malheureusement il ne vint pas faire exécuter lui-même ses dispositions sur le terrain, et il retint trop longtemps auprès de lui le général Gazan, qui, tout en commandant une division, remplissait les fonctions de chef d'état-major, et était l'un des officiers d'infanterie les plus fermes et les plus expérimentés de l'armée. Il y eut donc peu d'ensemble et de précision dans les mouvements. Le détachement qui devait à notre droite inquiéter et canonner le village d'Albuera se mit de bonne heure en position le long du ruisseau, et commença un feu destructeur pour le village et pour les Anglais eux-mêmes. Les deux divisions Girard et Gazan, formant une masse de huit mille hommes d'infanterie, entrèrent aussi en action de bonne heure, s'avancèrent en colonnes serrées, et passèrent le ruisseau, qui n'était pas un obstacle pour elles, tandis que la cavalerie du général Latour-Maubourg, opérant un mouvement allongé sur leur gauche, menaçait la droite de l'ennemi. Par malheur, en l'absence des chefs, un certain défaut d'entente dans les mouvements amena une heure d'immobilité au delà du ruisseau, et laissa aux Anglais le temps de porter le gros de leurs forces vers le lieu du péril. Enfin, le signal de l'attaque étant donné, la division Girard gravit rapidement les mamelons, suivie de la division Gazan, qui, au lieu d'être disposée un peu en arrière de manière à pouvoir se déployer, était trop serrée contre celle qui la précédait. La division Girard arrivait à peine sur la hauteur qu'elle trouva l'ennemi y arrivant en même temps qu'elle. Elle essuya de la part des Anglais et des Espagnols un feu si meurtrier, que dans le 40e de ligne, qui formait son extrême gauche, 300 hommes furent atteints avec les trois chefs de bataillon, dont l'un fut depuis le général Voirol. Néanmoins cette brave division continua de se porter vigoureusement en avant, et renversa la première ligne, composée d'Espagnols et d'Anglais. Une charge vigoureuse de notre cavalerie déployée à la gauche de notre infanterie acheva de culbuter cette première ligne. On y recueillit un millier de prisonniers et plusieurs drapeaux. Mais au même instant le maréchal Béresford avait porté vers sa droite tout le reste de la division Stuart, et de plus la division Cole. Ces troupes s'avançaient les unes déployées et en ligne, les autres formant potence afin de prendre nos troupes en flanc. La division Girard se trouva ainsi accueillie de front et de côté par les feux justes et bien nourris des Anglais. En quelques minutes presque tous les officiers furent tués ou blessés. Il eût fallu se déployer pour répondre à des feux par des feux, mais les deux divisions françaises trop rapprochées étaient dans l'impossibilité de manœuvrer, et elles furent obligées de se replier pour ne pas essuyer une fusillade aussi destructive qu'inutile. Le général Gazan était survenu, le maréchal Soult également, et ils essayèrent l'un et l'autre de rallier les troupes, mais il était trop tard, et il fallut revenir en deçà du ruisseau. Par bonheur la cavalerie Latour-Maubourg, accourant avec ensemble, et se déployant de la manière la plus menaçante sur le flanc droit des Anglais, les arrêta court. De son côté, le général Ruty ayant habilement disposé son artillerie sur des mamelons qui faisaient face à ceux qu'occupait l'armée ennemie, couvrit celle-ci de projectiles, qu'elle endura froidement et longtemps sans oser nous poursuivre.
Fâcheux résultat de la bataille de l'Albuera. Les alliés perdirent par les boulets de notre artillerie presque autant de monde que nous en avions perdu par leur feu de mousqueterie, et virent le terrain presque autant couvert de leurs morts que des nôtres. On se sépara donc après un seul choc, mais des plus sanglants, les Anglo-Espagnols ayant près de 3 mille hommes hors de combat, et nous environ 4 mille. Ainsi, depuis la bataille de Vimeiro, une sorte de fatalité rendait la bravoure héroïque de nos troupes, leur habileté manœuvrière, impuissantes contre le froid courage des Anglais. Caractère de toutes les batailles livrées contre les Anglais. Ceux-ci prenaient position sur un terrain bien choisi, se bornaient à y tenir avec fermeté, sans exécuter d'autre mouvement que de porter sur le point menacé les forces que nos attaques décousues laissaient disponibles; et nous, les abordant avec une vigueur incomparable, mais sans ensemble, surtout sans suite, nous nous retirions sans bataille perdue, mais sans autre résultat que des pertes d'hommes considérables, et une sorte de dépit chez nos soldats qui pouvait bien finir par se changer en découragement. Les batailles de Vimeiro, de Talavera, de Fuentès d'Oñoro, d'Albuera, n'avaient pas présenté d'autres vicissitudes. À Fuentès d'Oñoro toutefois les Anglais avaient été bien attaqués, quoique tard, mais le génie du général ne faisant pas défaut, c'était la bonne volonté des lieutenants qui avait failli. Il n'y avait que deux combats, celui de Rolica, livré par le général Delaborde, celui de Redinha par le maréchal Ney, où, sachant laisser aux Anglais le désavantage de l'offensive, on les avait rudement traités. Dans toutes les autres occasions, le défaut de calcul et de suite avait rendu inutiles le courage, l'intelligence et l'expérience de nos troupes. La fortune ne nous donnerait-elle pas un jour où le mérite de nos soldats, secondé par les habiles calculs du général en chef, nous vaudrait enfin la victoire si impatiemment attendue, et si chèrement achetée? C'était là ce qui faisait tant désirer que Napoléon vînt en personne commander l'armée française contre les Anglais. Qui pouvait prévoir alors dans quelle occasion il les rencontrerait? Les esprits clairvoyants, tout en commençant à concevoir de tristes pressentiments, ne prévoyaient pas que ce serait dans un jour funeste, où tout son génie ne pourrait pas suppléer à nos ressources entièrement détruites!
Le maréchal Soult prend position à quelque distance de Badajoz, de manière à soutenir par sa présence le courage de la garnison. Le maréchal Soult, privé de 4 mille hommes sur 17, ne devait pas songer à se mesurer une seconde fois avec les Anglais. Il ramassa ses blessés, et alla prendre position à quelque distance en arrière, de manière à rester toujours une espérance pour la garnison de Badajoz. Il écrivit sur-le-champ à Madrid, à Salamanque, à Paris, pour faire connaître ses embarras au roi Joseph, au maréchal Masséna, à Napoléon. Cependant bien qu'il n'eût pas débloqué la garnison de Badajoz, il lui avait procuré un ou deux jours de répit, il lui avait donné la preuve qu'on songeait à elle, et la confiance qu'elle serait secourue à temps si elle se défendait bien. La mauvaise direction des attaques commencées par les Anglais contre Badajoz ajoutait aux espérances fondées qu'inspiraient le courage de la garnison, la fermeté et l'habileté de ses chefs.
Résumé des événements d'Espagne, et triste résultat des campagnes de 1810 et 1811, sur lesquelles on avait d'abord fondé tant d'espérances. Telle était la situation des affaires d'Espagne au mois de mai 1811, à la suite des grands efforts tentés par Napoléon le lendemain de la paix de Vienne. En Portugal, le maréchal Masséna, après la conquête des places frontières, après une pointe jusqu'à Lisbonne, après six mois passés devant les lignes de Torrès-Védras, avait été obligé de battre en retraite, et pour ne pas laisser prendre sous ses yeux les deux places qui étaient le seul trophée de cette campagne, venait de livrer à Fuentès d'Oñoro une bataille sanglante et indécise, qui avait suffi tout juste pour arrêter les Anglais, que d'abord on s'était flatté de chasser du Portugal. De 70 mille hommes qu'il aurait dû avoir, et qu'il n'avait pas eus, de 55 mille qu'il avait possédés véritablement, il était réduit à 30 mille soldats, épuisés, irrités, et ayant besoin d'une organisation entièrement nouvelle.
Au midi de l'Espagne, le maréchal Soult, après avoir envahi l'Andalousie, occupé Cordoue, Grenade, Séville, presque sans coup férir, était depuis quinze mois devant Cadix, où il n'avait fait autre chose que d'élever quelques batteries autour de la rade, avait conquis, il est vrai, la place de Badajoz en Estrémadure, mais, comme le maréchal Masséna, était contraint à livrer une bataille sanglante pour sauver cette unique conquête, qu'il courait le danger de voir enlever sous ses yeux. De 80 mille hommes, il était réduit par les chaleurs, par des marches incessantes, à 36 mille hommes au plus, aussi fatigués que ceux de l'armée de Portugal, mais moins en désordre parce qu'ils faisaient la guerre dans un pays riche où ils avaient essuyé moins de privations, parce qu'ils avaient reçu aussi de moins mauvais exemples de la part de leurs chefs immédiats.
L'armée du centre, sous Joseph, très-peu nombreuse, n'avait rien exécuté de considérable, et avait suffi tout juste à maintenir les communications avec l'Andalousie, à disperser vers Guadalaxara les bandes de l'Empecinado, et à tenir en état de tranquillité la province de Tolède. L'armée du nord n'avait cessé d'être tourmentée par les guérillas des deux Castilles. Le général Bonnet avait combattu avec une infatigable activité, avec une rare énergie les montagnards des Asturies, et avait vu souvent toutes ses communications interrompues tant avec les Castilles qu'avec la Biscaye. Le général Reille perdait son temps et ses forces à courir après Mina dans la Navarre, et ne parvenait pas même à protéger les convois. Une seule province offrait des apparences de soumission, d'ordre, de repos, c'était l'Aragon, où la longue résistance de Saragosse semblait avoir épuisé la haine des habitants, et où la sagesse du général Suchet avait ramené les cœurs fatigués par un grand désastre. Ce général, maître chez lui pour ainsi dire, dans une province fermée où ne passaient pas les armées pour se rendre en Espagne, avait pu régulariser l'administration, ménager le pays, et satisfaire aux besoins de ses soldats. Ayant à vaincre non les Anglais, mais les Espagnols, dans le genre de guerre, il est vrai, qu'ils savaient le mieux faire, celui des siéges, il avait conduit sa conquête pas à pas, et après s'être emparé de Lerida, de Mequinenza, de Tortose, il se disposait à attaquer Tarragone, la plus difficile à conquérir des places d'Espagne: mais toutes ses mesures étaient si bien prises, qu'on était fondé à compter sur le succès. Cependant, même dans cette région, un incident fâcheux venait de mêler quelque amertume à la satisfaction qu'on éprouvait, c'était la surprise de Figuères, qu'un commis aux vivres, Espagnol de naissance, avait livrée à l'ennemi. La division de réserve destinée à la Catalogne avait été envoyée sur-le-champ devant Figuères pour essayer de reprendre cette forteresse.
Malheureux état de la cour de Madrid, et voyage de Joseph à Paris. Au triste tableau que présentent les événements militaires il faut en ajouter un autre non moins affligeant, c'est celui de la cour de Madrid. Joseph, enfermé dans sa capitale, n'ayant d'autorité que sur l'armée du centre composée seulement d'une dizaine de mille hommes valides, traité plus que légèrement par les commandants d'armée, surtout par le maréchal Soult, qu'il accusait, à tort ou à raison, de la plus noire ingratitude, Joseph, réduit à une sorte d'indigence faute de finances, n'ayant pas même la consolation de pouvoir rendre ses favoris heureux, car il n'avait plus rien à leur donner, désolé par les rapports qu'il recevait de ses deux ministres envoyés à Paris, entendant jusqu'à Madrid même l'écho des railleries de son frère, qui, trop sévère pour ses faiblesses, ne lui tenait pas assez compte de ses qualités réelles, Joseph, livré à un sombre désespoir, songeait quelquefois à abdiquer comme son frère Louis, et flottant tour à tour entre le dégoût de régner de la sorte, et la crainte aussi de ne plus régner, avait demandé à se rendre à Paris, sous le prétexte des couches de l'Impératrice. Napoléon, despote inflexible mais frère affectionné, y avait consenti, en lui destinant un rôle honorable pendant le séjour qu'il devait faire dans la capitale de la France, celui de parrain de l'héritier de l'Empire, attendu en ce moment avec une entière confiance dans la fortune. Joseph était parti en avril, presque aussi affligé que si l'ennemi l'eût pour toujours chassé de sa capitale. Voilà où en était au mois de mai 1811 l'œuvre de Napoléon en Espagne: c'était bien la peine de bouleverser l'Europe pour y étendre son autorité par la main esclave et tourmentée de ses frères!
Pourquoi donc ces deux campagnes de 1810 et de 1811, desquelles on s'était tant promis, avaient-elles si peu répondu aux espérances qu'on avait conçues? Il est presque inutile de le dire après le sincère exposé des faits que nous venons de présenter, et tout le monde le comprend sans que nous ayons rien à ajouter à notre récit; pourtant nous résumerons ici les réflexions que ce récit inspire, afin de rendre la lumière plus vive en la concentrant!
Causes générales et particulières de nos malheurs en Espagne. La faute de vouloir dominer, asservir, transformer le monde en quelques années, une fois commise, Napoléon y avait ajouté toutes les fautes découlant de la première; il y avait ajouté le goût de tout faire à la fois en Espagne, comme il voulait tout faire à la fois en Europe, puis, ce qui suit ordinairement les entreprises exorbitantes, le besoin de se faire illusion, de se tromper lui-même pour s'excuser ou s'étourdir, puis après les illusions, les ordres vagues, sans accord avec les faits, puis enfin des négligences, presque des distractions, trahissant le génie épuisé de fatigue, qui succombe sous les efforts d'une ambition déréglée. Ainsi après la faute de vouloir asservir une nation comme la nation espagnole, que cependant on aurait pu dompter si on y avait employé le temps et les forces nécessaires, après cette faute il aurait fallu au moins que l'exécution ne ressemblât pas à la conception, et qu'on ne voulût pas soumettre tout à la fois, le Nord et le Midi, Valence, l'Andalousie et le Portugal! En 1810, avec les forces dont la paix de Vienne permettait de disposer, il aurait fallu d'abord courir aux Anglais, tourner contre eux toutes les armées de la Péninsule, et les poursuivre en Portugal jusqu'à ce qu'on les eût précipités à la mer. Mais l'espoir d'enlever l'Andalousie, tandis qu'on allait envahir le Portugal, et de conquérir ainsi tout le midi d'un seul coup, fut cause qu'on dispersa de Grenade à Badajoz 80 mille hommes, les meilleurs que la France possédât, et que l'armée de Portugal, privée des secours sur lesquels elle avait compté, ne put accomplir sa tâche. Bientôt à cette dispersion de ressources se joignirent les illusions, car le premier besoin qu'on éprouve après les fautes, c'est de ne pas se les avouer, et aux illusions s'ajouta inévitablement le défaut d'à-propos dans des ordres donnés de trop loin et en dehors de la réalité des choses. Certes avec sa profonde expérience, avec son pénétrant génie, Napoléon savait bien l'effroyable déchet que subissent les armées par suite des marches, des fatigues, des combats, des chaleurs de l'été, des froids de l'hiver, il le savait parce qu'il en avait été témoin sous des climats moins dévorants cependant que ceux de l'Espagne, et néanmoins il ne voulait pas admettre que les 80 mille hommes du maréchal Soult fussent réduits à 36 mille; il ne voulait pas admettre qu'au lieu de 70 mille hommes, Masséna n'en eût que 50 mille d'abord, puis 45, puis 30. Il le croyait quelquefois, puis cessait de le croire, et soit par besoin de se tromper, soit pour s'autoriser à exiger davantage de ses lieutenants, il prenait pour base de ses plans des nombres qu'il savait ou qu'il soupçonnait être faux d'un quart ou d'un tiers, et il n'en ordonnait pas moins comme si les moyens qu'il supposait avaient véritablement existé! Et encore s'il eût ordonné avec son énergie ordinaire, peut-être l'exigence même injuste de ses ordres eût quelquefois vaincu certains obstacles, ceux par exemple qui venaient de la mauvaise volonté, de la faiblesse ou de l'extrême prudence. Ainsi, s'il avait prescrit formellement au général Drouet de marcher avec ses deux divisions au secours de l'armée de Portugal, s'il avait prescrit au maréchal Soult de tout sacrifier, même l'Andalousie, pour secourir cette armée sur laquelle reposait le destin de l'Espagne et de l'Europe, peut-être le grand but de la guerre, celui d'expulser les Anglais de la Péninsule, eût été atteint. Mais avec les doutes qu'il avait conservés sur la réalité des forces qu'il attribuait à ses généraux, à la distance où il était d'eux, Napoléon n'osait pas donner des ordres absolus, sachant que peut-être il commanderait des désastres en ordonnant de loin ce qui sur les lieux serait reconnu impossible. Il recommandait alors à Drouet de secourir Masséna, mais sans perdre ses communications; il recommandait au maréchal Soult de secourir Masséna, mais sans le lui imposer sous peine de désobéissance, sans l'autoriser surtout aux sacrifices qui auraient rendu ce secours possible, et alors il laissait à la mauvaise volonté ou à la timidité le moyen d'éluder des ordres trop peu formels, donnés à travers le vague des distances et du temps écoulé; car ces ordres, quand ils arrivaient à cinq cents lieues, et à deux mois de leur date, portaient le plus souvent avec eux la dispense de leur exécution. C'est ainsi que ce génie si net, si précis, si vaste, se complaisait lui-même dans des incertitudes qui lui étaient pourtant antipathiques, qui ruinaient ses affaires, et dont il sortait par des emportements contre ses généraux, que bien des fois au fond de son âme il savait fort innocents de ce qu'il leur reprochait.
Maintenant, qu'aux fautes du maître se joignissent souvent les fautes des lieutenants, qui peut s'en étonner, qui aurait le droit de s'en plaindre? Ainsi Masséna manqua de suite, de tenue dans le commandement, commit une faute à Busaco qu'il aurait pu tourner, une faute sur le Tage qu'il aurait pu franchir; ainsi encore il n'aperçut pas assez tôt à Fuentès d'Oñoro le vrai point d'attaque; ainsi le maréchal Ney fit manquer l'établissement sur le Mondego, après avoir contribué à faire abandonner celui de Santarem; ainsi Drouet fut méticuleux et plus nuisible qu'utile; ainsi le maréchal Soult ne sut pas dégarnir Grenade au profit de l'Estrémadure, et fut compagnon d'armes peu dévoué en ne voulant pas braver un péril pour aller au secours du maréchal Masséna: mais quel miracle que des hommes même distingués, même bons citoyens, même courageux, fussent quelquefois ou insouciants, ou inattentifs, ou désunis, ou jaloux! Napoléon, dans son âme si grande, n'avait-il pas vu se produire ces choses, la jalousie, la rancune, la colère, l'ébranlement, l'erreur! et comment pouvait-il trouver étonnant que toutes ces misères du cœur et de l'esprit se rencontrassent chez d'autres? Bien aveugle, bien imprévoyant, bien sévère, est celui qui ne sait pas deviner ces faiblesses, et baser même sa conduite sur leur certitude. Une politique est jugée lorsqu'elle ne peut supporter les fautes de ses agents sans périr.
Si donc la grande question européenne, qu'il était souverainement imprudent d'avoir transportée en Espagne, mais qu'il était possible d'y résoudre, ne fut pas résolue en 1810 et 1811, malgré d'immenses moyens, il faut en accuser non pas le génie, mais la politique de Napoléon, qui engendra les fautes militaires de ses agents et les siennes. Après avoir manqué cette solution en Espagne, il voulut la chercher au Nord (ce qui sera le sujet de nos récits dans les volumes suivants), et on verra quelle solution Napoléon y trouva. Mais comme à toutes ses fautes le génie ajoute souvent celle de ne pas vouloir les reconnaître, et de les rejeter sur autrui, Napoléon s'en prit à Masséna, et le rappela, en frappant d'une sorte de disgrâce ce vieux compagnon d'armes, qui lui avait rendu tant de services, qui devait lui faire faute un jour, et qui dans cette campagne, quoique malheureuse, avait déployé de rares qualités de caractère et d'esprit, et n'avait succombé que devant la force des choses, soulevée contre l'entreprise dont il s'était fait l'instrument trop passif.
Injuste disgrâce de Masséna. Le vieux guerrier rentra en France l'âme navrée, sentant sa gloire obscurcie, et voyant les lâches flatteurs de sa prospérité s'éloigner de lui, pour aller répéter partout qu'il était usé, privé d'énergie, incapable désormais de commander. Napoléon, juge infaillible quand il voulait être juste, au lieu de le frapper, aurait dû le regarder avec attendrissement, et dans sa destinée lire la sienne, car Masséna était la première victime de la fortune, et il devait, lui, être la seconde, avec cette différence que Masséna n'avait pas mérité son sort, et que Napoléon allait bientôt mériter le sien. En effet, ces desseins gigantesques qui devaient attirer sur leur auteur une si terrible punition de la fortune, Masséna n'en était que l'instrument, et l'instrument improbateur, Napoléon, au contraire, en était l'auteur véritable, qui, sans les approuver tout à fait, s'y laissait entraîner par une complaisance fatale pour ses propres passions. Cependant ajoutons que Masséna aussi avait mérité une partie de ce châtiment, non pour quelques fautes légères, mais pour avoir consenti à exécuter ce que son bon sens lui faisait désapprouver. Mais tel est l'ordinaire inconvénient du pouvoir illimité et non contredit: par l'habitude de la soumission il supprime jusqu'à la pensée de la résistance, même chez les esprits les plus éclairés et les plus fermes.
FIN DU LIVRE QUARANTIÈME
ET DU DOUZIÈME VOLUME.