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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.

LIVRE TRENTE-HUITIÈME.
BLOCUS CONTINENTAL.

Situation de l'Empire après le mariage qui unit les cours de France et d'Autriche. — Napoléon veut profiter de la paix pour apaiser les esprits en Europe, et pour terminer en même temps la guerre avec l'Espagne et avec l'Angleterre. — Il se hâte de distribuer à ses alliés les territoires qui lui restent entre le Rhin et la Vistule, afin d'évacuer prochainement l'Allemagne. — Répartition des armées françaises en Illyrie, en Italie, en Westphalie, en Hollande, en Normandie, en Bretagne, dans le triple intérêt du blocus continental, de la guerre d'Espagne, et de l'économie. — Difficultés financières. — Napoléon veut faire supporter à l'Espagne une partie des dépenses dont elle est l'occasion. — Le projet de Napoléon est de forcer les Anglais à la paix par un grand revers dans la Péninsule et par le blocus continental. — État de la question maritime, et rôle difficile des Américains entre l'Angleterre et la France. — Loi américaine de l'embargo, et arrestation de tous les navigateurs de l'Union dans les ports de l'Empire. — Mesures de Napoléon pour fermer à l'Angleterre les rivages du continent. — Ses exigences à l'égard de la Hollande, des villes anséatiques, du Danemark, de la Suède, de la Russie. — Résistance de la Hollande. — Tout en se livrant à ces divers travaux, Napoléon s'occupe de mettre fin aux querelles religieuses. — Faute de quelques cardinaux à l'occasion de son mariage, et rigueurs qui en sont la suite. — Situation du clergé et du Pape. — Efforts pour créer une administration provisoire des églises, et résistance du clergé à cette administration. — Caractère et conduite du cardinal Fesch, du cardinal Maury, et de MM. Duvoisin et Émery. — Établissement que Napoléon destine à la papauté au sein du nouvel empire d'Occident. — Envoi de deux cardinaux à Savone pour négocier avec Pie VII, et, en cas de trop grandes difficultés, projet d'un concile. — Suite des affaires avec la Hollande. — Napoléon veut que la Hollande ferme tout accès au commerce britannique, et qu'elle lui prête plus efficacement le secours de ses forces navales. — Le roi Louis se refuse à tous les moyens qui pourraient assurer ce double résultat. — Ce prince songe un moment à se mettre en révolte contre son frère, et à se jeter dans les bras des Anglais. — Mieux conseillé, il y renonce, et se rend à Paris pour négocier. — Vaines tentatives d'accommodement. — Napoléon n'espérant plus rien ni de la Hollande ni de son frère, est disposé à la réunir à l'Empire, et s'en explique franchement. — Cependant arrêté par le chagrin de son frère, il imagine un plan de négociation secrète avec le cabinet britannique, consistant à proposer à ce dernier de respecter l'indépendance de la Hollande s'il consent à traiter de la paix. — M. Fouché intervient dans ces diverses affaires, et indique M. de Labouchère comme l'intermédiaire le plus propre à remplir une mission à Londres. — Voyage de M. de Labouchère en Angleterre. — Le cabinet britannique ne veut point agiter l'opinion publique par l'ouverture d'une négociation qui ne serait pas sérieuse, et renvoie M. de Labouchère avec la déclaration formelle que toute proposition équivoque restera sans réponse. — La négociation, à demi abandonnée, est reprise secrètement par M. Fouché sans la participation de Napoléon. — Le roi Louis se soumet aux volontés de son frère, et signe un traité en vertu duquel la Hollande cède à la France le Brabant septentrional jusqu'au Wahal, consent à laisser occuper ses côtes par nos troupes, abandonne le jugement des prises à l'autorité française, et s'engage à réunir une flotte au Texel pour le 1er juillet. — Retour du roi Louis en Hollande. — Voyage de Napoléon avec l'Impératrice en Flandre, en Picardie et en Normandie. — Grands travaux d'Anvers. — Napoléon découvre en route que la négociation avec l'Angleterre a été reprise en secret et à son insu par M. Fouché. — Disgrâce et destitution de ce ministre. — Conduite du roi Louis après son retour en Hollande. — Au lieu de chercher à calmer les Hollandais, il les excite par l'expression publique des sentiments les plus exagérés. — Son opposition patente à la livraison des cargaisons américaines, à l'établissement des douanes françaises, à l'occupation de la Nort-Hollande, et à la formation d'une flotte au Texel. — Fâcheux incident d'une insulte faite à l'ambassade française par le peuple d'Amsterdam. — Napoléon, irrité, ordonne au maréchal Oudinot d'entrer à Amsterdam enseignes déployées. — Le roi Louis, après avoir fait de vains efforts pour empêcher l'entrée des troupes françaises dans sa capitale, abdique la couronne en faveur de son fils, et place ce jeune prince sous la régence de la reine Hortense. — À cette nouvelle Napoléon décrète la réunion de la Hollande à l'Empire, et convertit ce royaume en sept départements français. — Ses efforts pour rétablir les finances et la marine de ce pays. — Vaste développement du système continental à la suite de la réunion de la Hollande. — Nouveau régime imaginé pour la circulation des denrées coloniales, et permission de les faire circuler accordée à tous les détenteurs moyennant un droit de 50 pour 100. — Perquisitions ordonnées pour les soumettre à ce droit. — Invitation aux États du continent d'adhérer au nouveau système. — Tous y adhèrent, excepté la Russie. — Immenses saisies en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne. — Terreur inspirée à tous les correspondants de l'Angleterre. — Rétablissement des relations avec l'Amérique à condition que celle-ci interrompra ses relations avec l'Angleterre. — Situation du commerce général à cette époque. — Efficacité et péril des mesures conçues par Napoléon.

Avril 1810. Éclat extérieur de l'Empire français après le mariage de Napoléon avec Marie-Louise. Napoléon, vainqueur à Wagram de l'Autriche et des derniers soulèvements de l'Allemagne, enrichi de nouvelles dépouilles territoriales en Gallicie, en Bavière, en Illyrie, prodiguant à ses alliés polonais, allemands, italiens, les provinces enlevées à ses ennemis, ayant poussé encore plus loin vers l'orient son empire déjà si étendu au nord, à l'ouest et au midi, époux sans en être le ravisseur d'une archiduchesse, semblait replacé à ce faîte des grandeurs humaines, duquel ses ennemis avaient espéré et ses amis avaient craint un moment de le voir descendre. Le monde, qui juge des choses par le dehors, était encore une fois ébloui, et avait motif de l'être, car excepté la Russie où d'ailleurs on témoignait à Napoléon beaucoup de déférence, excepté l'Espagne où une vaste insurrection populaire lui disputait les extrémités de la Péninsule, le continent entier se montrait profondément soumis, et l'humilité des peuples comme celle des rois paraissait sans bornes. L'Angleterre seule, protégée par l'Océan, continuait d'échapper à cette prodigieuse domination; et si en France on était fatigué de la guerre maritime, on n'en était ni surpris, ni effrayé, et on se flattait que la mer ne serait pas toujours invincible pour la terre.

Frappé de ce spectacle, le parti royaliste et religieux, de tous le plus lent à s'éclairer et à se soumettre, sentait ses forces défaillir. Il tendait à se rattacher à la dynastie impériale, et beaucoup de ses membres jusqu'ici les plus dédaigneux, les plus médisants, venaient d'accepter des places de cour. Ils répandaient même, soit qu'ils y crussent, soit qu'ils voulussent y chercher une excuse à leur faiblesse, les bruits les plus étranges. Napoléon, suivant eux, allié de Marie-Antoinette depuis son mariage avec Marie-Louise, allait revenir aux errements du passé, réhabiliter glorieusement la mémoire de Louis XVI, écarter les régicides du gouvernement, peut-être même du territoire, et s'entourer enfin de l'ancienne cour. On ajoutait à ces bruits une nouvelle plus singulière, c'est que Moreau, qui était fort populaire parmi les amis des Bourbons, allait être rappelé de l'exil, et élevé à la dignité de maréchal avec le titre de duc de Hohenlinden[2]. Quant aux républicains, il eût été difficile de recueillir quelque chose de leur bouche, car ils semblaient ne plus exister. Quelques-uns d'entre eux survivaient à peine, cachant leurs erreurs et leurs excès dans l'ombre et l'oubli. Mais à leur place surgissait une certaine disposition à l'examen et au blâme, qui présageait dans un temps assez prochain un tout autre état des esprits que celui qui se manifestait alors. Toutefois ces commencements d'indépendance étaient à peine sensibles, et le prestige qui avait longtemps entouré Napoléon paraissait entièrement rétabli.

Dangers cachés sous de brillantes apparences. Pourtant sous des apparences encore éblouissantes, les esprits réfléchis entrevoyaient certaines réalités fâcheuses. Napoléon en épousant une princesse autrichienne avait beaucoup ôté de sa vraisemblance au projet supposé de détrôner les vieilles dynasties, et quelque peu amorti la haine violente qu'il inspirait à l'Autriche; mais il ne l'avait pas dédommagée des pertes qu'elle avait essuyées depuis quinze ans; il n'avait pas consolé la Prusse de ses revers, ni distrait l'Allemagne de sa profonde humiliation. Il avait blessé irrémédiablement la Russie par ses procédés à l'occasion de son mariage, et par le refus loyal mais altier de la convention relative à la Pologne; il lui avait préparé une source de défiances en s'alliant avec l'Autriche; il avait blessé l'Italie en s'appropriant successivement la Toscane, les Légations et Rome; il avait dans la guerre d'Espagne une plaie toujours saignante, dans la haine de l'Angleterre une cause d'hostilités dont on ne voyait pas le terme. De plus, pour parer à ces difficultés de tant d'espèces il fallait entretenir au nord, à l'est, au midi, des armées innombrables, dont la paix du continent allait faire peser l'entretien sur la France seule, et dont le recrutement était devenu pour les familles éplorées une source incessante de douleurs. Napoléon avait enfin dans les querelles avec le Pape non pas encore un schisme, mais un enchaînement de contestations presque inextricable. Toutes ces choses aperçues par les ennemis, qui découvrent le mal parce qu'ils le souhaitent, méconnues par les amis, qui se le cachent parce qu'ils en sont importunés, presque entièrement dévoilées aux esprits sages toujours si rares et si peu écoutés, souvent très-bien discernées par Napoléon lui-même, ne constituaient pas sans doute des dangers insurmontables pour lui, si une modération étrangère à son caractère altier et passionné, si une application patiente et soutenue à terminer certains desseins avant d'en entreprendre de nouveaux, venaient l'aider à résoudre les nombreuses difficultés dans lesquelles il s'était engagé.

Si, par exemple, il s'appliquait à tirer de sa récente union les avantages qu'elle pouvait offrir, en rassurant peu à peu l'Autriche, en lui faisant espérer et en lui restituant, pour prix d'une alliance sincère, les provinces illyriennes dont il n'avait que faire; s'il apaisait l'Allemagne, en l'évacuant entièrement; s'il restreignait, au lieu de les étendre, les adjonctions continuelles au territoire de l'Empire; si en s'appliquant à rendre le blocus continental plus rigoureux il n'en faisait pas un prétexte pour de nouveaux envahissements; s'il portait en Espagne une masse accablante de forces, et la plus grande de toutes les forces, sa personne elle-même; s'il renonçait à toute guerre avant d'avoir fini celle-là; s'il préparait dans la Péninsule de tels échecs à l'Angleterre qu'elle fût contrainte à la paix; s'il savait ménager les croyances religieuses qu'il avait tant flattées à ses débuts, en amenant Pie VII à un arrangement que ce pontife désirait au fond du cœur; si en assurant ainsi au dehors l'établissement de l'Empire par la paix générale, il savait au dedans accorder quelque liberté aux esprits prêts à se réveiller, il était possible de prévenir une grande catastrophe, ou du moins de prolonger l'existence du trop vaste édifice qu'il avait élevé; nous disons prolonger, car, pour l'éterniser, il eût fallu renoncer courageusement à des acquisitions que la nature des choses condamnait, il eût fallu renoncer à avoir des préfets à Rome, à Florence, à Laybach, il eût fallu se restreindre aux Alpes, au Rhin, aux Pyrénées, que l'Europe alors ne songeait plus à nous disputer: et quel magnifique empire que celui qui, même renfermé dans ces limites, aurait compris Gênes, le mont Cenis, le Simplon, Genève, Huningue, Mayence, Wesel, Anvers, Flessingue!

On dirait qu'avant de perdre les hommes, la Providence, en mère indulgente, les avertisse plusieurs fois, et les invite en quelque sorte à réfléchir afin de s'amender! À Eylau, à Baylen, à Essling, la Providence avait clairement indiqué à Napoléon les bornes qu'il ne devait pas essayer de franchir, et en lui accordant la victoire de Wagram après la difficile campagne d'Autriche, en lui donnant une épouse du sang des Césars pour servir de mère à l'héritier du nouvel empire, elle semblait lui accorder un délai pour revenir sur ses pas et pour se sauver! Lui-même, avec sa rare pénétration, en fut frappé, y pensa, voulut en profiter, et depuis son retour à Paris se montra tout occupé du soin de rassurer l'Europe, d'apaiser l'Allemagne, de finir la guerre d'Espagne, de désarmer ou de vaincre l'Angleterre, de ménager les finances de la France, de terminer les querelles religieuses, et de rendre enfin le repos au monde épuisé de fatigue. Malheureusement il mit à résoudre ces difficultés le caractère qu'il avait mis à les créer: au lieu d'en dénouer le nœud il voulut le briser, et dès lors, toujours vaste, son génie ne fut plus heureux, et sembla moins habile.

Politique pacifique de Napoléon après son mariage avec Marie-Louise. L'un de ses premiers actes après son mariage fut d'adresser une circulaire aux agents diplomatiques de l'Empire, pour qu'ils en tirassent la matière de leurs entretiens: «Cette circulaire, écrivait Napoléon au ministre des affaires étrangères chargé de la rédiger, ne sera point imprimée, mais elle servira de langage à mes agents. Vous y direz qu'un des principaux moyens dont se servent les Anglais pour rallumer la guerre du continent, c'est de supposer qu'il est dans mon intention de détruire les dynasties. Les circonstances m'ayant mis dans le cas de choisir une épouse, j'ai voulu leur ôter le prétexte funeste d'agiter les nations et de semer les discordes qui ont ensanglanté l'Europe. Rien ne m'a paru plus propre à calmer les inquiétudes que de demander en mariage une archiduchesse d'Autriche. Les brillantes et éminentes qualités de l'archiduchesse Marie-Louise, dont il m'avait été particulièrement rendu compte, m'ont mis à même d'agir conformément à ma politique. La demande en ayant été faite et consentie par l'empereur d'Autriche, le prince de Neufchâtel est parti, etc. J'ai été bien aise de cette circonstance pour réunir deux grandes nations, et donner une preuve de mon estime pour la nation autrichienne et les habitants de la ville de Vienne. Vous ajouterez que je désire que leur langage soit conforme aux liens de parenté qui m'unissent à la maison d'Autriche, sans cependant rien dire qui puisse altérer mon intime alliance avec l'empereur de Russie[3]

Toute la politique de Napoléon en ce moment se trouvait contenue dans ces lignes. S'attacher l'Autriche à laquelle l'unissaient des liens de parenté, sans s'aliéner la Russie sur laquelle il n'avait pas cessé de fonder son système d'alliance, fut pour quelque temps sa principale étude. Il hâta en effet l'évacuation des États autrichiens, il se montra facile dans le payement des contributions de guerre, il consentit à un emprunt que l'Autriche voulait ouvrir à Amsterdam, et le favorisa même par une intervention directe; il écouta complaisamment quelques paroles vagues sur la destination définitive des provinces illyriennes, récemment données à la France, et dont la restitution eût été un beau présent de noces pour la cour de Vienne. Il fit le meilleur accueil à M. de Metternich, que l'empereur François avait envoyé à Paris pour y établir les relations toutes nouvelles qui devaient être la suite du mariage.

Relations avec l'Autriche, et motifs du voyage de M. de Metternich à Paris. M. de Metternich en entrant dans le cabinet autrichien, où il est demeuré près de quarante années, inaugurait une politique très-différente de celle de ses prédécesseurs, celle de la bonne entente avec la France. Afin de la préparer, il voulut venir à Paris, d'abord pour guider les premiers pas de la jeune Impératrice dans une cour dont il connaissait tous les détours; secondement pour s'assurer si le conquérant allait contracter des habitudes plus pacifiques dans les douceurs d'une brillante union, ou bien s'en faire un point de départ pour de nouvelles et plus vastes entreprises. Quelques semaines consacrées à ce double objet n'étaient point un temps perdu, et l'empereur François avait consenti à ce que son futur ministre, avant d'entrer en fonctions, allât remplir à Paris cette dernière et utile mission.

Napoléon, qui avait eu longtemps M. de Metternich auprès de lui, l'accueillit avec empressement, et s'appliqua fort à lui plaire. Il voulait surtout le rendre témoin du bonheur de la jeune Impératrice, afin qu'il pût tranquilliser l'empereur François sur le sort de sa fille. Un jour, en effet, M. de Metternich ayant demandé à voir l'Empereur pendant que celui-ci était chez l'Impératrice, on introduisit immédiatement le ministre autrichien dans l'intérieur du palais. Napoléon, le conduisant dans la chambre même de Marie-Louise, lui dit: Venez voir de vos yeux combien votre jeune archiduchesse est malheureuse, et surtout dans quel effroi continuel elle passe sa vie. Puis le quittant après quelques instants, il ajouta: Je vous laisse avec madame, vous aurez ses confidences, vous entendrez ses plaintes, et vous pourrez les rapporter à l'empereur François!—M. de Metternich surpris, presque embarrassé de tant d'abandon, resta cependant auprès de Marie-Louise, qui parut parfaitement heureuse de son nouvel état, et lui dit avec plus d'esprit qu'elle n'en montrait ordinairement: Probablement on croit à Vienne que j'ai grand'peur de mon redoutable époux. Eh bien, dites à mes anciens compatriotes qu'il a plus peur de moi que je n'ai peur de lui.—En effet, quand Marie-Louise commettait quelque inadvertance fort excusable au milieu d'hommes et de choses qui lui étaient étrangers, Napoléon osait à peine l'en avertir, et lui faisait parvenir par M. de Meneval ou par l'archichancelier les avis qu'il hésitait à lui adresser directement.

La conversation de M. de Metternich avec Marie-Louise avait duré près d'une heure, lorsqu'il entendit frapper à la porte, et vit entrer Napoléon, qui lui dit avec la même gaieté: Eh bien, madame vous a-t-elle tout raconté, vous a-t-elle ouvert son cœur? Y a-t-il grand regret à avoir de ce mariage pour le bonheur de la femme qu'on m'a confiée? Écrivez tout ce que vous avez appris à l'empereur François sans ménagement et sans réticence.—Il emmena ensuite M. de Metternich pour l'entretenir des graves sujets qui naturellement devaient remplir les entretiens de Napoléon et d'un personnage destiné à devenir bientôt le premier ministre de la cour de Vienne. Malheureusement, au milieu de tout ce déploiement de grâces, Napoléon, lorsqu'on arrivait aux affaires sérieuses, lorsqu'il parlait de telle puissance ou de telle autre, de l'avenir et de ses projets, laissait échapper des saillies d'audace, de rancune, d'orgueil, d'ambition, qui épouvantaient celui que pourtant il voulait rassurer. Ainsi ce lion un moment endormi sous la main qui le flattait, se réveillait tout à coup en frémissant, si quelque image inattendue avait excité ses instincts redoutables.

Relations avec la Russie, et premiers symptômes de refroidissement à l'égard de cette puissance. Les relations étaient plus difficiles avec la Russie, qui était blessée de la précipitation que Napoléon avait mise à rompre le mariage un moment projeté avec la grande-duchesse Anne, qui de plus était inquiète de la manière dont il se comporterait envers elle lorsqu'il croirait pouvoir compter sur l'Autriche, et troublée du refus qu'il avait fait de signer la convention relative à la Pologne. Quant au mariage presque aussitôt rompu que proposé, Napoléon avait chargé M. de Caulaincourt de dire à Saint-Pétersbourg que les hésitations de la cour de Russie, mais surtout l'extrême jeunesse de la princesse russe, l'avaient contraint d'accepter l'archiduchesse d'Autriche, qui réunissait toutes les conditions d'âge, de santé, de naissance, de bonne éducation désirables, qu'il en était résulté déjà, et qu'il en résulterait encore des rapports plus affectueux entre les cours de Vienne et de Paris, mais aucun changement dans le système des alliances politiques, que ce système restait le même, qu'il reposait toujours sur l'intime union des deux empires d'Orient et d'Occident; que Napoléon souhaitait les succès des Russes sur les Turcs, et la conclusion de la paix qui devait assurer à l'empereur Alexandre la rive gauche du Danube, c'est-à-dire la Moldavie et la Valachie, conformément aux stipulations secrètes de Tilsit; que, relativement à la Pologne, il était toujours prêt à signer l'engagement de ne favoriser aucune tentative qui tendrait au rétablissement de l'ancien royaume de Pologne, se contentant à cet égard du grand-duché de Varsovie récemment agrandi, mais qu'il ne pouvait prendre l'engagement général, absolu, et trop présomptueux, de ne jamais rétablir la Pologne.—Ceci, disait Napoléon, ne dépend ni de l'empereur Alexandre ni de moi, quelque puissants que nous soyons, mais de Dieu, plus puissant que nous deux. Je puis m'engager à ne pas provoquer, à ne pas seconder les desseins de Dieu, je ne puis promettre de les enchaîner!—Modestie rare, qui lui venait fort en aide cette fois, et dont il usait habilement pour combattre les raisonnements de ses adversaires! Mais comme s'il n'avait jamais pu s'empêcher de faire sentir la pointe de son épée au milieu même des démonstrations les plus amicales, il ajoutait que, tout en désirant beaucoup la continuation de son intimité avec la Russie, il verrait cependant avec peine qu'elle voulût outre-passer la ligne du Danube et demander aux Turcs tout ou partie de la Bulgarie; qu'en retour des concessions faites au czar, en retour de la Finlande récemment adjointe à son territoire, de la Moldavie et de la Valachie qui devaient lui échoir prochainement, il espérait et voulait une persévérante continuation de rigueurs à l'égard de l'Angleterre, la clôture absolue des ports russes, en un mot le fidèle concours qu'on lui avait promis une première fois à Tilsit, une seconde fois à Erfurt, et qu'il avait payé des plus grands sacrifices. Tout cela était dit avec un mélange de courtoisie, d'amitié, de hauteur, qui n'aurait point blessé sans doute une puissance entièrement satisfaite, mais qui ne suffisait pas pour ranimer l'amitié d'un allié déjà sensiblement refroidi.

Soin de l'empereur Alexandre à cacher l'altération de ses sentiments envers Napoléon. M. de Romanzoff à Saint-Pétersbourg, M. de Kourakin à Paris, écoutèrent ces explications avec une apparence de grande satisfaction, car Alexandre, avec un orgueil très-bien entendu, s'il ressentait des déplaisirs ne les voulait pas manifester en ce moment, de peur qu'on ne les attribuât au dépit d'un mariage manqué, mariage du reste qu'il avait peu désiré, et dont il n'avait écouté la proposition que pour être plus sûr d'acquérir la rive gauche du Danube. Aussi pour mieux remplir ses intentions M. de Kourakin, atteint de la goutte le jour de la cérémonie nuptiale, s'était-il fait porter tout couvert d'or, de pierreries et de dentelles, à la chapelle du Louvre, montrant au milieu de douleurs aiguës une joie risible, ne tarissant pas de louanges sur le maintien et la beauté de la nouvelle Impératrice, jusqu'à embarrasser M. de Metternich lui-même, qui, ne sachant plus que répondre aux compliments réitérés du diplomate russe, lui dit: Oui, elle est bien belle, mais elle n'est pas jolie[4].

Toujours ardent à la besogne, Napoléon s'occupa ensuite de terminer les diverses affaires qu'il avait avec l'Allemagne, dans l'intention fort sage de l'évacuer. Distributions territoriales en Allemagne, dans l'intention de l'évacuer. Par le dernier traité de paix, il avait conservé les deux Tyrol, l'allemand et l'italien, qu'on avait achevé de soumettre pendant les négociations d'Altenbourg; il avait acquis Salzbourg et quelques districts sur la droite de l'Inn. Il lui restait de ses conquêtes antérieures la principauté de Bayreuth dans le haut Palatinat, Hanau et Fulde en Franconie, Erfurt et plusieurs autres enclaves en Saxe, Magdebourg en Westphalie, enfin le Hanovre dans le nord de l'Allemagne. Il résolut de distribuer sur-le-champ ces divers territoires, et, après avoir exigé une partie de leur valeur en argent ou en dotations au profit de ses généraux, de retirer successivement ses troupes, sauf celles qui seraient nécessaires pour garder le nouveau royaume de Westphalie. Quoiqu'il fût regrettable de demeurer en Westphalie, en présence des haines allemandes, et des inquiétudes européennes qu'il aurait fallu s'attacher à calmer le plus tôt possible, c'était déjà cependant un utile changement, après avoir disposé de tous les territoires qui restaient à donner, de ramener cent ou deux cent mille hommes en deçà du Rhin, et de ne laisser de troupes françaises qu'auprès d'une royauté française, ou sur le littoral des villes anséatiques, que celles-ci n'étaient ni capables ni empressées de fermer au commerce britannique.

Territoires concédés à la Bavière, au Wurtemberg et à Baden. Napoléon, comme il était naturel, transmit à la Bavière tout ce qu'il avait acquis sur l'Inn et dans la haute Autriche. Il n'en pouvait faire un usage plus convenable et mieux entendu. Il lui abandonna l'Innviertel, Salzbourg, le Tyrol allemand, et une partie du Tyrol italien. Mais il réserva au royaume d'Italie la partie du Tyrol italien qui était nécessaire à la bonne délimitation de ce royaume. Il accorda en outre à la Bavière la principauté de Ratisbonne, qu'il enleva au prince primat (lequel devait, ainsi qu'on va le voir, être doté autrement), enfin la principauté de Bayreuth, jadis conquise sur la Prusse. Il y avait là de quoi dédommager largement la Bavière de ses efforts et de ses dépenses pendant la dernière guerre. Napoléon pouvait même, sans diminuer beaucoup la valeur de ce dédommagement, lui demander encore d'abandonner 150,000 âmes de population au Wurtemberg, qui en céderait 25,000 à Baden et 15,000 à Darmstadt. Moyennant ces divers échanges, les territoires de ces alliés devaient être suffisamment agrandis et plus convenablement limités. Ulm devait échoir au Wurtemberg, tandis que Ratisbonne et Bayreuth seraient transférés à la Bavière.

Napoléon exigea, bien entendu, que pour prix de ces concessions de territoire on ne lui demandât rien pour les consommations de ses armées pendant leur séjour dans les pays de la Bavière, du Wurtemberg, de Baden. C'était le maréchal Davout, dont l'esprit d'ordre et la probité offraient toutes garanties, qui était chargé de diriger l'évacuation. Ce maréchal avait fait successivement passer les troupes françaises de Vienne à Salzbourg, de Salzbourg à Ulm, d'Ulm en Westphalie, et ce qu'elles avaient consommé pendant cette marche rétrograde de plusieurs mois se trouvait acquitté. Napoléon exigea de la Bavière qu'elle ratifiât les donations accordées aux officiers français de tous grades, dans les provinces cédées, à moins qu'elle ne préférât les racheter à des taux déterminés. Il voulut en outre qu'elle versât une somme de 30 millions, payable en bons à longue échéance, afin de dédommager le trésor extraordinaire des charges que cette campagne avait fait peser sur lui. Même à ces conditions le lot de la Bavière était fort beau, et de beaucoup supérieur à ses sacrifices. Napoléon recommanda à la Bavière, en lui assurant de nouveau le Tyrol, de donner à ce pays une constitution qui pût le satisfaire, de même qu'en cédant à Baden diverses parties du Palatinat, il exigea des traitements convenables pour les catholiques, car il est remarquable que chez lui, lorsque les passions n'égaraient plus le conquérant, l'homme d'État sage et humain reparaissait sur-le-champ.

Nouvelle dotation accordée au prince primat, et réversibilité de cette dotation réservée au prince Eugène. Nos alliés de l'Allemagne méridionale étant satisfaits et leurs territoires évacués, Napoléon s'occupa du centre et du nord de cette contrée. Il fallait fixer le sort du prince primat, ancien électeur et archevêque de Mayence, devenu chancelier et président de la Confédération du Rhin, et dont la dotation reposait partie sur la principauté de Ratisbonne qui avait été récemment accordée à la Bavière, partie sur l'octroi de navigation du Rhin qui offrait un revenu variable pour le présent, et sujet à bien des vicissitudes pour l'avenir. Napoléon, qui voulait bien traiter ce prince dévoué à ses volontés, disposa en sa faveur des principautés de Fulde et de Hanau restées entre ses mains, à condition qu'il céderait quelques portions de territoire aux duchés de Hanau et de Hesse-Darmstadt, Ratisbonne à la Bavière, et l'octroi du Rhin au trésor extraordinaire. Cet octroi devait concourir à former la dotation des principautés d'Essling, de Wagram, d'Eckmühl, attribuées aux maréchaux Masséna, Berthier, Davout, en récompense de leurs services dans la dernière guerre.

Napoléon trouva dans cette disposition un nouvel avantage, ce fut celui d'assurer l'avenir du prince Eugène, resté sans dotation princière par suite du mariage avec Marie-Louise. Il n'y avait plus en effet d'espérance d'adoption en faveur du vice-roi depuis que tout faisait présager que Napoléon aurait des enfants. En outre la séparation du royaume d'Italie d'avec l'Empire français n'entrait pas dans les vues de Napoléon, et tout au plus admettait-il que l'héritier direct de l'Empire fût passagèrement vice-roi d'Italie, sous la suzeraineté de l'Empereur, pendant qu'il ne serait qu'héritier présomptif. Dans toutes ces suppositions, le prince Eugène, doté pour sa vie de la vice-royauté d'Italie, n'avait rien à transmettre à sa descendance. Ce prince doux et soumis, tout en commettant des fautes à Sacile, avait cependant acquis de véritables titres militaires pendant la dernière campagne; il était cher à Napoléon, qui voulait d'autant moins le maltraiter qu'il venait déjà de lui causer une vive peine en répudiant sa mère l'impératrice Joséphine. La princesse Auguste de Bavière, devenue épouse du vice-roi, princesse digne de son rang et douée d'une remarquable force de caractère, aborda résolûment Napoléon, lui rappela les devoirs qu'il avait contractés envers elle, en allant la chercher sur l'un des plus vieux trônes de l'Europe, pour la donner à un époux sans naissance princière et sans patrimoine, et lui fit sentir combien il lui devait de ne pas la laisser, au milieu de ce perpétuel remaniement des couronnes, sans dotation pour ses enfants. Napoléon, touché des remontrances de la princesse, du chagrin secret du prince Eugène, leur accorda la réversibilité de la nouvelle dotation qu'il venait de créer en faveur du prince primat, sous le titre de principauté de Francfort. À cette belle dotation se trouvait jointe une charge importante, celle de président de la Confédération du Rhin, à la condition, bien entendu, que tout cet édifice durât, supposition qu'il faut toujours admettre quand on rapporte les faits de cette époque pour apprécier les choses à leur juste valeur. Du reste la faible santé du prince primat ne devait pas condamner la famille du prince Eugène à une longue attente.

Arrangements territoriaux et financiers avec le roi Jérôme. Dans le désir qu'il éprouvait de hâter la distribution et l'évacuation des territoires allemands, Napoléon s'occupa ensuite de régler avec le roi Jérôme diverses contestations territoriales et financières encore pendantes, et fort désagréables pour les deux frères. Le roi Jérôme n'avait point satisfait Napoléon pendant la guerre qui venait de finir, non pas que lorsqu'il avait paru au feu il s'y fût montré faible, loin de là; mais il était entré tard en campagne, il avait dans son administration plus accordé aux dépenses de luxe qu'aux dépenses d'utilité; il ne gouvernait pas son royaume de manière à plaire aux Allemands, et il avait laissé susciter aux donataires français qui avaient reçu des dotations territoriales en Westphalie, des contrariétés que, dans son zèle pour le sort de ses soldats, Napoléon n'entendait pas souffrir. Pourtant ne voyant parmi ses frères que le roi Jérôme qui fût vraiment militaire, l'ayant toujours trouvé soumis et dévoué, il continuait à être indulgent à son égard, tout en le traitant quelquefois, comme les autres membres de sa famille, avec une extrême dureté.

Il résolut de lui céder définitivement Magdebourg, et de plus le Hanovre, qui formait en Allemagne un vaste et beau territoire resté en suspens. Ce n'était pas ajouter beaucoup à la difficulté de la paix avec l'Angleterre, car si depuis plusieurs années cette puissance s'était habituée à considérer les îles Ioniennes, Malte, le Cap, et plusieurs autres conquêtes, comme des propriétés anglaises, bien qu'aucun traité général ne les lui eût définitivement attribués, elle semblait avoir contracté aussi une sorte d'habitude d'esprit à l'égard du Hanovre, et ne plus le regarder comme anglais. La famille royale, il est vrai, y tenait toujours comme à son patrimoine personnel; mais on eût dit que la nation envisageait cette perte comme un soulagement. Pour prix de cette cession, le roi Jérôme dut prendre pour toute la durée de la guerre l'engagement de solder une armée de 18,500 hommes de troupes françaises, destinées à résider en Westphalie. Il dut en outre payer en bons portant intérêt, et remboursables en quelques années, les contributions extraordinaires de guerre non acquittées par le Hanovre, et reconnaître toutes les donations faites sur ce pays aux militaires français, lesquelles montaient à près de onze millions de revenu. Moyennant ces conditions, le roi Jérôme fut déclaré souverain de la Hesse, de la Westphalie, du Hanovre, eut Cassel pour capitale, Magdebourg pour citadelle, et devint après le roi de Prusse le premier des souverains germaniques.

Ces arrangements terminés, il ne restait en notre possession que la ville d'Erfurt avec quelques enclaves destinées au roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, après quoi l'état de l'Allemagne devait être définitivement constitué pour une durée de temps qui serait celle de l'Empire français lui-même.

Mesures arrêtées pour obliger la Prusse à solder ses dettes envers la France. Dans les arrangements qui précèdent, l'entretien d'un corps de troupes françaises formait, comme on vient de le voir, le prix assigné à la cession du Hanovre. Cette condition n'était pas d'accord avec la pensée que Napoléon avait conçue d'évacuer l'Allemagne, pour y apaiser les haines nationales, mais deux motifs l'empêchaient en ce moment de persister entièrement dans ce sage dessein: c'étaient l'état de la Prusse d'abord, et ensuite l'exécution des décrets de Berlin et de Milan, qui constituaient ce qu'on appelle le blocus continental. La Prusse s'était conduite en puissance à la fois malheureuse et inconséquente, car rien ne rend plus inconséquent que l'agitation du malheur. Tout en protestant de sa soumission aux dures conditions souscrites à Tilsit, tout en affectant une grande résignation, tout en montrant un extrême empressement à réprimer la révolte du partisan Schill, elle avait au fond du cœur complétement partagé les sentiments du patriotique insurgé qu'elle faisait poursuivre, et un moment nourri et laissé voir l'espérance d'être délivrée du joug qui pesait sur l'Allemagne. Rien n'était plus naturel, et, ajoutons, plus légitime, car il faut savoir approuver partout la haine de l'étranger, même quand on est cet étranger détesté. Malheureusement pour elle, la Prusse avait joint à ces sentiments bien naturels d'assez graves imprudences. Elle avait recruté ses régiments, acheté des chevaux, opéré certains rassemblements de troupes, sous prétexte de préparer le contingent promis à la France. Un pareil prétexte ne pouvait tromper un esprit aussi pénétrant que celui de Napoléon, et de plus il en avait coûté beaucoup aux finances prussiennes. Il était résulté de cette conduite de la Prusse, outre de fâcheux symptômes de ses dispositions secrètes, un grand retard dans l'acquittement des contributions qu'elle nous devait encore, car, à peine la guerre de 1809 commencée, elle avait laissé protester 22 millions de lettres de change souscrites au profit du trésor extraordinaire. Napoléon n'avait rien témoigné d'abord, mais après la paix de Vienne il avait réclamé avec la vigueur qui lui était ordinaire, et avec un ton tellement péremptoire, qu'il était devenu impossible de désobéir. Bien que la cour de Prusse s'obstinât à demeurer à Kœnigsberg par tristesse et par calcul, elle n'en était pas moins sous la main de Napoléon, et si elle ne payait pas tout, il fallait au moins qu'elle payât quelque chose.—Vous avez encore manqué l'occasion, lui disait Napoléon, de vous relever, en montrant à propos votre bonne foi à la France. Si vous aviez su prévoir que la dernière levée de boucliers de l'Autriche ne pouvait la conduire qu'à des défaites et à de nouvelles pertes de territoire, vous auriez dû, sans augmenter vos troupes, sans accroître vos dépenses, vous unir à moi, me donner le contingent de quinze mille hommes que vous étiez engagée à me fournir, faire honneur à votre signature, payer vos 22 millions de lettres de change, et me prouver que vous reveniez franchement à la politique qui aurait toujours dû être la vôtre, celle de l'alliance française. Probablement alors je vous aurais tenue quitte du reste de vos contributions, et je vous aurais relevée, agrandie, replacée bien près du degré de grandeur d'où vous êtes descendue. Peut-être Magdebourg, peut-être le Hanovre auraient récompensé ce retour à de meilleurs sentiments. Mais au lieu de me seconder vous m'avez menacé, au lieu de dépenser pour me payer, vous avez dépensé pour armer contre moi: je suis victorieux, il faut expier vos fautes, non par de nouvelles pertes de territoire, mais par l'acquittement au moins de vos engagements. Vous m'obligez, en différant de vous acquitter, à laisser des garnisons dans les places de l'Oder, et pour soutenir ces garnisons de l'Oder à entretenir des troupes sur l'Elbe. Cette occupation m'expose à des dépenses, et, ce que je regrette bien plus, à des démonstrations militaires au sein de l'Allemagne, qui contrarient mes vues politiques. Vous empêchez donc le calme de renaître dans les esprits, et vous me causez ainsi autant de dommage moral que de dommage matériel. Il faut que cet état de choses finisse, finisse d'ici à un an, ou je me payerai de mes mains, je prendrai une de vos provinces, la Silésie peut-être, et je la donnerai à qui me payera.—

Tel était le langage tenu sérieusement à la Prusse, et que Napoléon accompagna de comptes détaillés dont il demandait l'acquittement. La Prusse, même depuis la réduction de sa dette, était restée débitrice de 86 millions. Napoléon exigea qu'elle les fournît à raison de 4 millions par mois, ce qui, en un an, devait produire 48 millions. Restaient 38 millions, dont Napoléon entendait être payé au moyen d'un emprunt de pareille somme qui devait être contracté en Hollande. Il se chargeait pour la Prusse de faire remplir cet emprunt par les Hollandais, en employant divers moyens à sa disposition. La Prusse épouvantée avait promis tout ce qu'il avait voulu, mais toujours avec l'arrière-pensée d'éluder l'exécution de ses engagements.

Napoléon sentant bien que s'il abandonnait les places de l'Oder, Glogau, Custrin, Stettin, retenues à titre de gages, sa créance ne lui serait point payée, résolut de continuer à les occuper par des garnisons composées de troupes françaises et polonaises. Les troupes polonaises, aguerries à notre école, étaient devenues excellentes, et elles avaient toujours été dévouées. Quoique appartenant nominalement au roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, elles se trouvaient en réalité à la disposition de la France. Occupation militaire des places de Glogau, Custrin, Stettin, Dantzig, et motifs de cette occupation. Les places de Glogau, Custrin, Stettin, reçurent chacune un régiment saxon-polonais. L'artillerie et le génie de ces places furent composés avec des troupes françaises, et comme ces armes ne formaient pas le cinquième de l'effectif, les garnisons ne semblaient pas être françaises. Napoléon fit davantage pour Stettin, qui avait plus d'importance, et qui touchait à la mer Baltique; il y ajouta un régiment d'infanterie emprunté au corps du maréchal Davout. Dantzig était devenue une sorte de ville anséatique, dotée d'une indépendance fictive, et destinée par les traités, quand la guerre maritime l'exigerait, à recevoir garnison française. Sous le prétexte, très-spécieux et assez fondé, que les Anglais pourraient être tentés d'occuper une ville précieuse par son port, par sa situation sur la Vistule, par son étendue, il y établit une garnison semblable à celles de l'Oder, mais plus forte. Outre le général Rapp qui en fut nommé gouverneur, Napoléon y plaça deux régiments polonais, deux régiments français, l'un d'infanterie, l'autre de cavalerie, plus les troupes d'artillerie et du génie, qui furent également françaises comme à Stettin, Custrin et Glogau. Ce fut donc en réalité une force française, qui, sous une apparence polonaise, occupa ces places importantes, au moyen desquelles Napoléon était maître en pleine paix de l'Oder et de la Vistule.

Ces occupations militaires étaient sans doute en contradiction avec le système d'apaisement, qui constituait pour le moment la politique de Napoléon; mais elles étaient un moyen de contenir la Prusse, d'en exiger le payement de ce qu'elle nous devait, et elles préparaient une base d'opération formidable contre la Russie, si jamais la guerre recommençait avec cette puissance, de manière que, tout en projetant la paix, Napoléon ne pouvait s'empêcher de prévoir et de préparer la guerre. Au surplus les dettes de la Prusse, la présence menaçante des Anglais dans la Baltique, la nécessité d'occuper le littoral de cette mer pour veiller à l'exécution des lois du blocus, expliquaient suffisamment la présence des troupes françaises, et empêchaient que le bien produit par l'évacuation du reste de l'Allemagne ne fût entièrement perdu.

Il fallait d'ailleurs non-seulement appuyer les garnisons laissées sur la Vistule et sur l'Oder, mais obliger les villes anséatiques à renoncer au commerce britannique, et y contraindre la Hollande elle-même, qui ne se prêtait pas plus au blocus continental que si elle avait été régie par un prince allemand, ou par un prince anglais. Lors même que les gouvernements étaient de bonne foi, les peuples n'entrant pas facilement dans les vues qui avaient inspiré l'idée du blocus continental, se livraient à une contrebande qu'on avait la plus grande peine à empêcher, tout en y apportant une extrême rigueur. Ce qui se passait en Hollande, devenue une monarchie française, et où cependant le commerce anglais était fort peu gêné, prouvait assez la difficulté de l'entreprise. Napoléon était décidé à mettre la main à l'exécution du blocus continental, maintenant surtout qu'il avait du loisir et des troupes disponibles, et à faire en personne ce genre de guerre, certainement l'un des plus efficaces qu'il pût employer contre l'Angleterre. Toutes les puissances liées par traité à cette partie de sa politique ne pouvaient donc pas raisonnablement s'opposer à ce qu'il eût des troupes à Hambourg, Brême, Embden, comme il en avait déjà à Stettin et à Dantzig.

Habile répartition des troupes françaises, dans le triple intérêt de l'économie, du blocus continental, et de la guerre d'Espagne. La plus large part possible ayant été faite à la politique d'évacuation, Napoléon distribua ses troupes avec une profonde habileté, dans les vues diverses de soulager l'Allemagne, d'appuyer ses garnisons de la Vistule et de l'Oder, d'occuper les côtes de la Baltique, de la mer du Nord et de la Hollande, de recommencer les rassemblements du camp de Boulogne, d'expédier des renforts considérables en Espagne, et enfin d'obtenir les économies dont ses finances avaient un urgent besoin. Il avait renvoyé à Laybach l'armée de Dalmatie, qui était venue de Zara à Vienne sous la conduite du maréchal Marmont, et il décida qu'elle serait entretenue par les provinces illyriennes, qui devaient produire annuellement environ 12 ou 13 millions, sans compter une somme de 6 à 7 millions en domaines aliénables. Il avait renvoyé l'armée d'Italie dans les plaines du Frioul, de la Vénétie et de la Lombardie, où elle avait toujours été entretenue par le trésor français, moyennant un subside annuel de 30 millions fourni par l'Italie, porté tous les ans en recettes au budget de l'Empire, et ne représentant du reste qu'une partie de la dépense. Il avait successivement fait refluer vers l'Espagne tous les renforts qui avaient été d'abord dirigés sur le Danube, pendant les négociations qui devaient mettre fin à la guerre d'Autriche. Il restait les trois corps des maréchaux Davout, Masséna, Oudinot, qui constituaient la force de la grande armée à Ratisbonne, Essling et Wagram. Ramenés successivement de la basse Autriche en Bavière, en Souabe, ils avaient vécu pendant le trajet sur les provinces destinées aux monarques alliés, où leur écot se trouvait payé d'avance en beaux territoires cédés à ces monarques. Napoléon adopta définitivement la distribution suivante. Le corps du maréchal Oudinot, qui se composait d'une division de vieux régiments, sous le brave général Saint-Hilaire tué à Essling, et de deux divisions de quatrièmes bataillons, fut dissous et réparti sur les côtes de France. Les régiments de la division Saint-Hilaire furent partagés entre Cherbourg, Saint-Malo, Brest, afin de menacer l'Angleterre. Les deux divisions de quatrièmes bataillons, qui appartenaient à des régiments faisant la guerre en Espagne, furent placées sur les côtes de Rochefort à Bordeaux pour se porter sur les Pyrénées, si le supplément de cent mille hommes qu'on venait d'y envoyer ne suffisait pas. Le corps du maréchal Masséna, composé des vieilles divisions Molitor, Legrand, Boudet, Carra Saint-Cyr, plus vaillantes que nombreuses, passa de Souabe en Franconie, et descendit le Rhin pour occuper le camp de Boulogne, le Brabant et les frontières de la Hollande. De ces quatre divisions la principale fut placée à Embden, pour former liaison avec les villes anséatiques.

Rôle assigné au corps du maréchal Davout, dans l'exécution des lois du blocus continental. C'était le corps du maréchal Davout, le plus beau, le plus solide, le plus fortement organisé, qui devait fournir les troupes d'occupation pour le nord de l'Allemagne. Napoléon avait eu plusieurs raisons pour se déterminer à ce choix. Il voulait en faisant toujours vivre ce corps dans les contrées septentrionales, lui conserver son tempérament vigoureux, ses mœurs guerrières, et lui inspirer presque l'oubli du sol natal. De plus, les troupes dont il se composait, sages et probes comme leur chef, convenaient à un genre de service qui exposait ceux qui en étaient chargés à une dangereuse corruption, car les contrebandiers pour violer le blocus ne ménageaient pas les sacrifices. Enfin s'il devenait indispensable un jour de donner encore un coup de bélier au grand empire du Nord, l'invincible troisième corps serait la tête du bélier, car, il faut malheureusement le répéter, Napoléon au milieu de projets de paix sincères, nourrissait cependant, par prévoyance soit de lui-même soit des autres, des pensées de guerre qui devaient faire avorter tôt ou tard ses résolutions les plus pacifiques.

Les trois divisions Morand, Friant, Gudin, bien que leur organisation fût à peu près parfaite, subirent encore quelques remaniements. On les compléta avec un des régiments de la division Saint-Hilaire, et on les porta toutes à cinq régiments d'infanterie de quatre bataillons chacun, sans compter les troupes d'artillerie, qui servaient plus de quatre-vingts bouches à feu. Il leur fut adjoint la division de cuirassiers du général Bruyère, la division de cavalerie légère du général Jacquinot, et un vaste parc de siége. La dépense de ce superbe corps d'armée fut répartie entre le royaume de Westphalie, les villes anséatiques et les places retenues en gage. Le général Gudin dut garder le Hanovre, le général Morand les villes anséatiques, le général Friant Magdebourg et l'Elbe. Le maréchal Davout, résidant à Hambourg, devait, pendant que ses collègues iraient jouir du repos de la paix, s'occuper sous le rude climat du Nord de l'éducation des troupes, et de la rigoureuse application des lois du blocus.

Les divisions de grosse cavalerie qui avaient habituellement servi auprès du maréchal Davout, rentrèrent en France, à l'exception de la division Bruyère, laissée dans le Nord. Les cuirassiers Espagne, devenus cuirassiers de Padoue, furent mis sur le pied de paix, et cantonnés en Normandie, où abondaient les fourrages. Les carabiniers et les cuirassiers, anciennement Saint-Germain, furent répandus en Lorraine, en Alsace. Mesures pour diminuer la dépense des nombreuses troupes que Napoléon garde sur pied. Les hommes hors de service rentrèrent dans leurs foyers avec des récompenses. Les jeunes soldats, dont l'éducation était à peine achevée, furent reconduits au dépôt, pour être bientôt dirigés dans des cadres de marche vers la Péninsule. Les régiments de cavalerie furent ainsi ramenés de l'effectif moyen de 1000 cavaliers, auquel Napoléon avait voulu les porter, à celui d'environ 600. On suspendit les marchés pour les remontes, et ceux que des engagements pris ne permettaient pas de rompre, servirent à fournir des chevaux à l'Espagne. Les chevaux d'artillerie, toujours si coûteux à nourrir, furent envoyés, partie en Illyrie où ils vivaient aux dépens d'une province conquise, partie en Alsace et en Lorraine où l'on avait le projet de les confier aux paysans (essai que Napoléon, en quête d'économies, venait d'imaginer), partie en Espagne où il fallait traîner de vastes parcs de siége afin de prendre les places. Enfin les états-majors inutiles furent dissous, et on ne conserva entier que celui du corps de Davout, seul maintenu, comme on vient de le dire, sur le pied de guerre.

Napoléon, pour procurer un peu de repos à la population de l'Empire, et lui faire sentir les douceurs de la paix, avait résolu de ne pas lever de conscription en 1810. Il comptait y trouver une double économie, par la réduction de l'effectif, et par la suppression pour cette année des dépenses de premier équipement. Il avait projeté, indépendamment de la garde qu'il voulait diriger tout entière vers les Pyrénées, d'envoyer en Espagne un renfort de cent mille hommes, suivi bientôt d'une réserve de trente mille. Renforts destinés à l'Espagne. Les levées de l'année précédente et de l'année actuelle pouvaient suffire à ce double envoi. On a vu que les demi-brigades provisoires, formées de quatrièmes et de cinquièmes bataillons, acheminées d'abord vers la Souabe, la Franconie et la Flandre, et reportées ensuite vers l'Espagne, avaient été dirigées définitivement sur les Pyrénées. Napoléon les remplit de tout ce qui était disponible dans les dépôts, afin que les cadres arrivassent bien complets dans la Péninsule. Il prit dans la grosse cavalerie les hommes qui n'avaient pas fait campagne pour accroître le 13e de cuirassiers qui servait en Aragon. Il prit en outre tous ceux qui étaient disponibles dans les dépôts de la cavalerie légère pour recruter les douze régiments de chasseurs et de hussards restés en Espagne. Il avait pendant la campagne d'Autriche distrait des vingt-quatre régiments composant l'arme des dragons, les troisièmes et quatrièmes escadrons, afin de les conduire en formations provisoires sur le Danube. La paix conclue, il les renvoya vers les Pyrénées, en versant dans leurs cadres tous les conscrits des dernières levées qui étaient propres à servir dans cette arme. De cette manière tous les dragons furent rendus à l'Espagne.

Par ces divers moyens, dans l'emploi desquels il excellait, Napoléon, tout en conservant au nord un fort noyau d'armée, en enveloppant les villes anséatiques et la Hollande d'un réseau de troupes d'observation, avait allégé autant que possible la dépense de ses armements, et acheminé sur la Péninsule toutes ses forces disponibles. C'était, selon lui, à l'Espagne à payer la guerre dont elle était le théâtre et la cause. Napoléon avait conçu de cette guerre, de tout ce qu'elle lui coûtait, une humeur qui retombait non-seulement sur le pays, mais sur son frère lui-même. Joseph, toujours humilié de l'état de sujétion dans lequel il vivait, mécontent des généraux français, de leur arrogance envers lui, de leurs excès envers les Espagnols, affectant de croire, ou croyant même que si on le laissait conduire à son gré la pacification de l'Espagne, il ferait plus par la persuasion que Napoléon par la force brutale, avait fini par devenir suspect à celui-ci, et par s'attirer de vertes réprimandes. Napoléon, irrité de dépenses immenses qui n'empêchaient pas nos armées de manquer de tout, écrivit à Joseph et lui fit écrire par ses ministres les lettres les plus dures et les plus péremptoires.—«À l'impossible, disait-il, nul n'est tenu. Le revenu entier de la France ne suffirait pas aux dépenses de l'armée d'Espagne si je n'y mettais un terme. Mon empire s'épuise d'hommes et d'argent, et il y a urgence à m'arrêter. La dernière guerre d'Autriche m'a coûté plus qu'elle ne m'a rapporté; l'expédition de Walcheren a fait sortir de mon trésor des sommes considérables, et si je persiste mes finances auront bientôt succombé. Il faut donc qu'en Espagne la guerre nourrisse la guerre, et que le roi fournisse aux principales dépenses du génie, de l'artillerie, des remontes, des hôpitaux et de la nourriture des troupes. Tout ce que je puis faire, c'est d'envoyer pour la solde un supplément de deux millions par mois. Je ne puis rien au delà. L'Espagne est très-riche et peut payer les dépenses qu'elle coûte. Le roi trouve bien à doter à Madrid des favoris auxquels il ne doit rien, qu'il songe à nourrir mes soldats auxquels il doit sa couronne. S'il ne le peut pas, je m'emparerai de l'administration des provinces espagnoles, je les ferai administrer par mes généraux, et je saurai bien en tirer les ressources nécessaires, comme j'ai su le faire dans tous les pays conquis où mes troupes ont séjourné. Qu'on se conduise d'après ces données, car ma volonté, ajoutait-il, est irrévocable, et elle est irrévocable parce qu'elle est fondée sur des nécessités invincibles[5]

État des finances de l'Empire en 1810. Napoléon avait raison de s'inquiéter de ses finances, car pour conserver bien organisées et bien entretenues les armées nombreuses qui lui servaient à contenir l'Europe de la Vistule au Tage, du détroit de Calais aux bords de la Save, il lui fallait autant d'argent qu'il lui fallait d'hommes, et en persévérant dans sa marche actuelle, il s'exposait à épuiser son trésor autant que sa population. En effet, d'après le produit des impôts existants, qu'on ne pouvait augmenter sans les rendre onéreux, il était obligé de se renfermer dans un chiffre de 740 millions de dépenses, lequel avec 40 millions consacrés au service départemental, et 120 de frais de perception, composait approximativement un total de 900 millions, ainsi que nous l'avons dit plusieurs fois. Tous les ans il dépassait ce total de 30 à 40 millions quand il ne faisait pas la guerre, de 80 ou 100 quand il la faisait. La dernière campagne d'Autriche avait même coûté fort au delà de cette somme, et c'était toujours le trésor de l'armée (qualifié désormais du titre de trésor extraordinaire) qui avait dû y suffire. Or, quoique considérable, ce trésor se trouvait déjà fort amoindri, car il était la caisse où Napoléon puisait tantôt pour récompenser ses soldats, tantôt pour achever les grands monuments de la capitale et les canaux, tantôt pour secourir les villes obérées ou les populations souffrantes. Ce trésor, comme il a été dit précédemment, était réduit à 292 millions au moment de la guerre d'Autriche. Cette guerre l'avait accru de 170 millions[6], la vente des laines d'Espagne de 10 autres millions, une cession du trésor sur le mont Napoléon de 10 encore, ce qui l'avait reporté à 482 millions. Napoléon lui avait emprunté 84 millions pour la guerre d'Autriche, 28 pour le Louvre et divers monuments, 12 pour dotations, 4 pour quelques dépenses extraordinaires de la couronne, ce qui le ramenait à 354 millions.

Il faut ajouter que cette somme n'était pas entièrement liquide, car elle comprenait un grand nombre de créances sur les États vaincus, notamment une créance de 86 millions sur la Prusse, que Napoléon, ainsi qu'on l'a vu, avait beaucoup de peine à se faire payer. Les 84 millions empruntés à ce trésor pour la campagne d'Autriche ne représentaient pas tout l'excédant de dépense que cette guerre avait coûté, il s'en fallait, car sur les lieux mêmes les troupes avaient fait des consommations considérables non portées en compte, et le budget de l'État, dans lequel 350 millions étaient consacrés aux frais ordinaires de la guerre, avait dû fournir en outre un excédant de 46 millions, ce qui composait un total de 480 millions pour la campagne, sans les consommations locales.

Il fallait donc ménager ce trésor extraordinaire qui avait reçu des cinq guerres dont il était le produit 805 millions, et qui était déjà réduit à 354 par les dépenses de ces mêmes guerres. Aussi Napoléon avait-il la résolution bien prise de ne pas y puiser tous les ans. En 1810 comme en 1809, il avait présenté au Corps législatif, assemblé fort obscurément, un budget limité provisoirement à 740 millions de dépenses générales, à 40 millions de dépenses départementales mentionnées pour mémoire, à 120 millions connus, mais non mentionnés, de frais de perception, formant le total de 900 millions de dépenses prévues, et toujours dépassées, même sous un maître absolu et fort ordonné dans ses comptes. Napoléon savait bien qu'avec les armées qu'il entretenait en Illyrie, en Italie, en Allemagne, en Hollande, en Espagne, quoiqu'une partie de ces armées vécussent aux dépens des pays occupés, la somme de 350 millions, accordée aux deux ministères de la guerre, serait certainement insuffisante. Il se doutait qu'un excédant de 30 ou 40 millions, peut-être 50, viendrait troubler l'équilibre fictif de ses revenus et de ses dépenses de paix, et il avait préparé plus d'une ressource pour y faire face, sans toucher au trésor extraordinaire. Ces ressources se composaient d'abord des biens des grandes familles espagnoles poursuivies comme coupables de haute trahison, et possédant près de 200 millions de patrimoine, et ensuite des nombreuses saisies qu'il exécutait ou sollicitait contre les faux neutres qui s'étaient introduits dans tous les ports soit de l'Empire, soit des pays alliés. Ces saisies pouvaient également s'élever à plusieurs centaines de millions. Napoléon se flattait donc, en observant un ordre sévère dans ses dépenses, de pouvoir suffire aux vastes armements que la situation de l'Europe pacifiée mais non résignée, que la guerre d'Espagne mieux conduite mais non terminée, l'obligeaient à maintenir.

Napoléon, pour contraindre l'Angleterre à la paix, veut diriger en personne la guerre d'Espagne et amener le blocus continental au dernier degré de rigueur. On peut, d'après ce qui précède, se former déjà une idée des projets que Napoléon avait conçus pour achever enfin sa longue lutte avec l'Europe. Tandis que ses troupes, tout en évacuant l'Allemagne, tenaient cependant le nord du continent en respect, et en gardaient les côtes contre le commerce britannique, il voulait porter vers la Péninsule les jeunes recrues que la guerre d'Autriche ne réclamait plus, et qui, versées dans les vieux cadres de l'armée d'Espagne, devaient les compléter et les rajeunir. Il venait d'y joindre sa propre garde qu'il avait mise en route dès le printemps de 1810, après lui avoir donné quelques mois de repos, et il se proposait de se transporter lui-même au sein de la Péninsule, d'y réunir 100 mille hommes dans sa main, d'y pousser les Anglais à la mer, et en leur faisant essuyer un grand désastre, de faire pencher la balance dans le parlement britannique en faveur du parti qui voulait la paix.

Moyens de rendre efficace le blocus continental. À ce moyen énergique d'un grand échec infligé à l'armée anglaise, Napoléon, pour obtenir la paix, projetait d'en ajouter un autre non moins efficace, c'était de rendre sérieux enfin le blocus continental, qui n'avait été exécuté avec rigueur que dans les ports de la vieille France, qui ne l'avait presque pas été dans ceux de la France nouvelle, comme la Belgique, et nullement dans les États parents ou alliés, comme la Hollande, le Hanovre, les villes anséatiques, le Danemark. Son ardeur pour ce genre de guerre n'était pas moindre que pour celui qu'il faisait si bien sur les champs de bataille. Ce n'étaient pas seulement les tissus de coton ou les divers produits de la métallurgie qu'il s'agissait d'écarter du continent, si on voulait porter un grand préjudice aux Anglais, c'étaient surtout leurs marchandises coloniales, telles que le sucre, le café, le coton, les teintures, les bois, etc., qui constituaient la monnaie dont on payait dans les Indes occidentales et orientales les produits manufacturés de Manchester et de Birmingham. Non-seulement leurs colonies, mais les colonies françaises et hollandaises qu'ils avaient successivement conquises, mais les colonies espagnoles qu'ils avaient réussi à s'ouvrir depuis la guerre d'Espagne, ne les payaient qu'en denrées coloniales, qu'ils étaient réduits à vendre ensuite en Europe pour réaliser le prix de leurs opérations industrielles et commerciales. Ruses employées par les Anglais pour introduire leurs produits sur le continent. Ils avaient imaginé pour parvenir à introduire ces denrées sur le continent, divers moyens fort ingénieux. Ainsi, outre le grand dépôt de Londres, où tous les neutres étaient obligés de venir toucher pour prendre une partie de leur cargaison, ils avaient établi d'autres dépôts aux Açores, à Malte, à Héligoland, où se trouvaient accumulées des masses énormes de marchandises, et où les contrebandiers allaient puiser la matière de leur trafic clandestin. À Héligoland, par exemple, ils avaient créé un établissement singulier, et qui prouve où en était venu, dans ce temps de violences commerciales, l'art du commerce interlope. Héligoland est un îlot situé dans la mer du Nord, vis-à-vis de l'embouchure de l'Elbe, divisé en partie basse, où les navires pouvaient aborder, et en partie haute, avec laquelle on ne pouvait communiquer que par un escalier en bois de deux cents marches, qu'il était facile de rompre en quelques instants. Six cents Anglais, pourvus d'une nombreuse artillerie, défendaient cette partie haute, ainsi que les vastes magasins qu'on y avait construits, et qui contenaient pour trois ou quatre cents millions de marchandises. Une flottille anglaise croisant sans cesse autour de la partie basse en défendait les approches. C'est là que les contrebandiers venaient puiser les marchandises qu'ils parvenaient à introduire sur le continent malgré les lois de Napoléon. Les fermiers qui cultivaient les terres le long des côtes, étaient les premiers entrepositaires de ces marchandises; c'était chez eux qu'on allait les prendre pendant la nuit pour les répandre ensuite en tous lieux, et ce genre de fraude était établi non-seulement dans les villes anséatiques, mais encore dans toute la Hollande, malgré ses liens avec la France. La population de ces divers pays secondait avec empressement les contrebandiers, et se joignait à eux pour assaillir les douaniers, les désarmer, les égorger ou les séduire.

Indépendamment de ces contrebandiers clandestins, il y avait les faux neutres pratiquant l'interlope presque ouvertement, et introduisant en abondance les produits interdits dans les ports français ou alliés.

Rôle des faux neutres à cette époque, et leur manière de faire la contrebande. Pour comprendre le rôle de ces faux neutres, il faut se rappeler les décrets anglais et français, si souvent cités dans cette histoire, et composant alors la législation maritime. Les Anglais par un premier acte de violence avaient, en 1806, déclaré bloqués tous les ports de France, depuis Brest jusqu'aux bouches de l'Elbe, bien qu'ils n'eussent pas, conformément aux règles du droit des gens, une force effective pour en fermer l'entrée. Napoléon en vertu de ses décrets de Berlin, avait immédiatement répondu à ce blocus fictif par le blocus général des îles Britanniques, avait défendu de communiquer avec elles par lettres ou par bâtiments, et interdit l'accès de ses ports à tout navire non-seulement anglais, mais ayant touché au sol et aux colonies de l'Angleterre. À ce décret, l'Angleterre avait répliqué par ses fameux ordres du conseil de 1807, d'après lesquels aucun bâtiment neutre ne pouvait circuler sur les mers, quelles que fussent son origine et sa destination, s'il ne venait toucher à Londres, à Malte ou dans certains lieux de la domination britannique, pour y faire vérifier sa cargaison, payer des droits énormes, et prendre licence de naviguer. C'est à cet acte extraordinaire de souveraineté sur les mers que Napoléon avait répondu en novembre 1807, par son décret de Milan, qui déclarait dénationalisés et de bonne prise, partout où l'on pourrait les atteindre, les bâtiments qui se seraient soumis à cette odieuse législation.

C'est entre ces deux tyrannies que se débattaient les malheureux navigateurs neutres, obligés d'aller prendre à Londres la licence de naviguer, et exposés pour l'avoir prise à être capturés par les Français. On ne peut rien dire pour la justification de ces deux tyrannies, tout au plus peut-on alléguer pour excuser la seconde qu'elle avait été provoquée par la première. Les Anglais poussaient l'exigence à ce point que tout le monde dans la Méditerranée devait passer à Malte, et dans l'Océan à Londres, pour payer la licence sans laquelle on ne pouvait naviguer, ou pour charger des marchandises anglaises. Par exemple, les Hollandais, qui pour leurs salaisons venaient chercher du sel sur les côtes de France, étaient obligés d'aller payer à Londres la permission d'emporter cette matière première de leur principale industrie.

Loi américaine de l'embargo. Les Américains révoltés de cette double violation du droit des neutres, qu'ils imputaient surtout aux Anglais comme provocateurs, avaient rendu un acte, dit loi d'embargo, par lequel ils avaient défendu à leurs bâtiments de naviguer entre la France et l'Angleterre, de venir même en Europe. Ils leur avaient prescrit de se consacrer exclusivement au trafic des rivages américains, et avaient résolu d'employer leur propre coton en devenant eux-mêmes manufacturiers. En retour, ils avaient déclaré saisissable tout bâtiment anglais ou français qui oserait toucher aux côtes d'Amérique, après l'abstention des rivages anglais et français qu'ils avaient eu le courage de s'imposer à eux-mêmes.

Violation par les Américains de leur acte d'embargo. Cependant les armateurs américains, moins fiers que leur gouvernement, avaient pour la plupart enfreint ces lois plus honorables que bien calculées. Ainsi, comme l'embargo n'atteignait que ceux qui étaient rentrés dans les ports, la plupart étaient restés en aventuriers sur les mers, pensant bien que de telles mesures ne dureraient pas plus d'une ou deux années, et vivaient en allant de ports en ports pour le compte des maisons qui les avaient expédiés. Presque tous se rendaient en Angleterre, y chargeaient les denrées coloniales dont regorgeaient les magasins de Londres, les transportaient quelquefois pour leur compte, plus souvent pour le compte des négociants anglais, hollandais, anséates, danois ou russes, prenaient des licences, se faisaient de plus convoyer par les flottes britanniques, entraient à Kronstadt, Riga, Dantzig, Copenhague, Hambourg, Amsterdam, s'introduisaient même à Anvers, au Havre, à Bordeaux, se présentaient dans tous ces ports comme neutres puisqu'ils étaient Américains, affirmaient n'avoir pas communiqué avec l'Angleterre, étaient crus facilement en Russie, en Prusse, à Hambourg, en Hollande, où l'on ne demandait qu'à être trompé, un peu plus difficilement à Anvers, au Havre, à Bordeaux, mais là même trouvaient souvent le moyen de mettre en défaut la vigilance de l'administration impériale, presque toujours impuissante, après les plus minutieuses recherches, à constater les communications avec l'Angleterre et les actes de soumission à ses lois.

Dans la Méditerranée, les Grecs, qui alors commençaient leur fortune commerciale sous le pavillon ottoman, allaient chercher à Malte des sucres, des cafés, des cotons anglais, et les portaient à Trieste, à Venise, à Naples, à Livourne, à Gênes, à Marseille, en se donnant pour neutres, puisqu'ils étaient Ottomans, et il y avait à leur égard aussi bien qu'à l'égard des Américains grande peine à démontrer la fraude.

Grand intérêt de la France à empêcher le trafic des faux neutres. La France avait un intérêt capital à empêcher ce vaste commerce interlope. Si en effet les Anglais ne pouvaient plus vendre en Europe ces denrées coloniales qui étaient ou le produit de leurs nombreuses colonies, ou le prix dont on avait payé leurs produits manufacturés dans les colonies des autres nations, leur immense négoce était arrêté tout court. L'énorme quantité de papier fondée sur ces valeurs, et déposée à la banque d'Angleterre par la voie de l'escompte, était protestée en plus ou moins grande partie; le crédit de la banque se trouvait atteint, et ses billets, qui formaient (depuis la suppression des payements en argent) l'unique ou la principale monnaie de l'Angleterre, étaient frappés d'un discrédit immédiat. Déjà ils perdaient 20 pour cent par rapport à l'argent; le change anglais qui était fort bas, car la livre sterling qui vaut ordinairement 25 francs se vendait à peine 17 francs sur le continent, devait baisser davantage, et il pouvait arriver bientôt que le billet de banque perdant 30 pour cent, la livre sterling tombât à 15 et 14 francs sur le continent, et que dans ce cas toutes les affaires de l'État et des particuliers devinssent presque impossibles. Comment faire alors pour se procurer au dehors tant de produits dont le luxe anglais ne voulait pas se passer même en temps de guerre? comment surtout payer l'entretien des armées anglaises dans la Péninsule, lesquelles ne pouvaient obtenir chez leurs alliés le pain, la viande, le vin que contre de l'or ou de l'argent? Si on songe en outre qu'en Angleterre deux partis politiques, dont les forces ordinairement inégales se balançaient pourtant quelquefois dans certaines questions, voulaient l'un la guerre, l'autre la paix, on comprendra qu'ajouter à de grands échecs militaires une nouvelle dépréciation des valeurs commerciales, c'était donner des armes au parti de la paix, et approcher du terme où la mer et le continent étant pacifiés à la fois, l'œuvre de Napoléon serait enfin accomplie.

Quelque violents que fussent les moyens que Napoléon était réduit à employer, l'importance du but à atteindre était si grande, qu'on ne peut s'empêcher d'excuser ce qu'il fit pour arriver à ses fins. On se convaincra même que son principal tort fut bientôt de n'avoir pas été assez persévérant dans ses vues. Sentant tout d'abord la difficulté de discerner si les prétendus neutres avaient, oui ou non, consenti à subir les lois anglaises, il prit une décision radicale qui coupait court à la difficulté. Napoléon se décide à arrêter les Grecs et les Américains, qui se sont fait les intermédiaires du commerce britannique. Il ne voulut plus qu'on reçût ni Ottomans, ni Américains dans les ports français ou alliés, et se fonda pour en agir ainsi sur des raisons très-soutenables. Pour les Ottomans, peu surveillés par leur gouvernement, et surtout ne touchant qu'aux ports français ou presque français, comme ceux de Marseille, de Gênes, de Livourne, de Naples, de Venise, de Trieste, il décida qu'on les recevrait provisoirement, que leurs papiers seraient envoyés à Paris, vus par le directeur des douanes et par lui-même, et qu'on ne les exempterait de la confiscation (peine infligée à toute fraude) qu'après cet examen rigoureux. L'inconvénient de maltraiter ces Grecs prétendus Ottomans n'était pas grand, car la Porte s'intéressait peu à eux, et de plus on ne se souciait pas beaucoup d'elle.

Efforts de Napoléon pour obtenir des États alliés la saisie des Américains. Quant aux Américains, la difficulté d'en agir rigoureusement avec eux était plus grave. Ils venaient non-seulement en France, mais en Hollande, en Allemagne, en Prusse, en Russie, pays où il ne suffisait pas pour être obéi d'intimer un ordre, mais où il fallait présenter des raisons plausibles, appuyées sur une grande influence. En outre ces Américains appartenaient à un gouvernement puissant, qu'il importait de ménager, car il y avait chance en le ménageant de l'amener prochainement à déclarer la guerre à la Grande-Bretagne. Napoléon défendit de recevoir les Américains dans les ports français ou quasi-français, et insista pour qu'on refusât de les recevoir en Prusse et en Russie, en alléguant la raison très-fondée qu'ils ne pouvaient être que de faux Américains. Certains d'entre eux en effet usurpaient la qualité qu'ils prenaient; les autres étaient des expatriés qui, ayant renoncé à leur pays pour plus ou moins longtemps, et ayant adopté pour unique patrie les entrepôts britanniques, n'avaient plus droit à l'appui de leur gouvernement. On pouvait donc leur contester la protection du pavillon américain, et se dire qu'en les arrêtant on arrêtait le commerce anglais lui-même, et qu'on le réduisait à la contrebande nocturne qui se faisait en détail le long des côtes mal surveillées.

Napoléon alla même plus loin à leur égard, et ne se bornant pas à leur fermer l'entrée des ports du continent, il ordonna leur saisie dans les ports français ou dépendants de la France, et la réclama énergiquement en Prusse, en Danemark, en Russie. Pour exécuter cette mesure chez lui il alléguait une raison dont il se montrait plus touché qu'il ne l'était véritablement, c'était la saisie ordonnée en Amérique contre les bâtiments français qui avaient violé en touchant aux ports de l'Union la loi de l'embargo. Il y en avait en effet trois ou quatre qui, ayant eu la hardiesse de s'aventurer sur l'océan Atlantique, avaient violé, sciemment ou non, la loi américaine, et avaient été saisis; il y en avait trois ou quatre, disons-nous, contre des centaines de vaisseaux américains entrés dans les ports de France, et frappés de séquestre.—C'est bien du dommage, disait le ministre américain chargé de défendre à Paris ses compatriotes, et avouant du reste leurs torts, c'est bien du dommage pour un imperceptible dommage causé aux Français.—L'étendue du dommage n'est rien, répondait Napoléon, l'honneur du pavillon est tout. Vous avez mis la main sur des bâtiments français couverts de mes couleurs, et un seul atteint suffirait pour que j'arrêtasse toute la marine américaine, si je la tenais.—C'était là une raison d'apparat, et Napoléon n'était pas si courroucé qu'il affectait de l'être. Il cherchait un prétexte spécieux pour saisir en Hollande, en France, en Italie, la masse des bâtiments américains qui faisaient la fraude pour les Anglais, et qui se trouvaient à sa portée. Il en avait effectivement séquestré un nombre considérable, et il y avait dans leurs riches cargaisons de quoi fournir à son trésor des ressources presque égales à celles que lui procuraient les contributions de guerre imposées aux vaincus. Du reste, sentant parfaitement l'intérêt qu'il avait à se rapprocher des Américains pour les brouiller avec les Anglais, il ouvrit une négociation avec le général Armstrong, représentant à Paris le gouvernement de l'Union, et n'hésita pas à reconnaître en termes formels que ses décrets de Berlin et de Milan étaient une violence, mais une violence appelée par la violence. Il soutint qu'il n'avait pas eu d'autre moyen de répondre à l'insolente prétention britannique de lever un octroi sur les mers, et déclara qu'il était prêt cependant à renoncer à ses décrets en faveur des Américains, à une condition, c'est que ceux-ci résisteraient à la tyrannie britannique, et qu'ils obligeraient le cabinet anglais à rapporter les fameux ordres du conseil, ou bien lui déclareraient la guerre. À cette condition, disait-il, il était tout prêt à restituer aux Américains le droit entier des neutres.

Cette saisie des Américains n'était pas difficile à exécuter en France; elle ne l'était pas même dans les villes anséatiques, aux bouches de l'Elbe et du Weser, où les troupes françaises se trouvaient campées; mais elle l'était en Hollande, où le roi Louis résistait aux volontés de son frère, et où l'on avait vu s'abattre un grand nombre de navires fraudeurs; elle l'était dans le Danemark, qui servait volontiers d'entrepôt aux marchandises prohibées, et les répandait sur le continent par la frontière du Holstein; dans les ports de la Prusse, qui n'avait pas grand intérêt ni grand goût à tourmenter ses populations pour assurer le triomphe de Napoléon sur l'Angleterre; et enfin dans les ports de la Russie, qui, ayant un extrême besoin du commerce britannique pour vendre ses produits agricoles, unique fortune de ses grands seigneurs, se dédommageait de la clôture des mers en faisant sous le pavillon américain une partie du trafic dont elle avait promis à Tilsit et à Erfurt de se priver complétement.

Résistances que Napoléon rencontre en Hollande relativement à la saisie des Américains. Qu'il essuyât des résistances en Danemark, en Prusse, en Russie, Napoléon l'admettait, avec dépit, il est vrai, avec colère même, et en se plaignant de ces résistances avec une vivacité peu conforme à sa politique actuellement conciliatrice: mais qu'en Hollande, pays conquis par les armes de la France, donné en royaume à l'un de ses frères, il trouvât une mauvaise volonté plus prononcée qu'en aucune partie du littoral européen, il ne pouvait le supporter, et à chaque instant il menaçait d'un coup de foudre les téméraires qui osaient ainsi le braver. On devine au simple énoncé de ces griefs le motif qui, dans la récente distribution de ses troupes, l'avait porté à placer une partie des anciennes divisions Masséna autour des frontières de Hollande. Voyant qu'il ne pouvait parvenir à empêcher les Hollandais de se livrer à la contrebande, il avait d'abord rendu un décret pour interdire toute communication commerciale avec eux. C'était les frapper de mort, car à moitié séparés de l'Angleterre par l'état de guerre, s'ils étaient encore séparés du continent par nos lois, ils allaient être condamnés à mourir de faim. Le roi Louis s'était alors jeté aux pieds de son frère, et, en promettant de changer de conduite, avait obtenu que le décret fût rapporté. Menaces de Napoléon contre la Hollande, et voyage du roi Louis à Paris, pour aplanir les difficultés survenues. Bientôt ses promesses étaient devenues vaines, et les Américains, malgré nos réclamations, avaient été admis dans tous les ports de la Hollande. À ce nouvel acte de désobéissance, Napoléon, ne se contenant plus, avait rétabli le décret de séparation, et annoncé tout haut le projet de réunir la Hollande à la France.

Depuis quelque temps en effet cette pensée commençait à le préoccuper. S'apercevant qu'il ne pouvait tirer de la Hollande, même sous la royauté d'un frère, ni un concours efficace de forces navales, ni un concours sincère de restrictions commerciales, il se préparait, quoi qu'on pût en penser, à la réunir à l'Empire. Le langage triste et amer du roi Louis n'était pas de nature à le faire changer d'avis. Pourtant sa famille, un reste d'affection, l'Europe, l'arrêtaient encore. Un personnage dont il avait fort remarqué le mérite, qui lui en était très-reconnaissant sans être moins attaché à sa patrie, l'amiral Verhuel, s'efforçait de prévenir un éclat fâcheux et pressait les deux frères de se voir. Napoléon n'en avait guère le désir, craignant de se laisser fléchir quand il se trouverait en présence de son frère; et le roi Louis ne s'en souciait pas davantage, craignant de tomber à Paris sous une main trop puissante, craignant aussi de rencontrer la reine Hortense, son épouse, de laquelle il vivait éloigné. Toutefois, sur les instances de l'amiral Verhuel, qui avait fait pour chacun des deux frères les pas que l'autre ne voulait pas faire, le roi Louis avait quitté la Haye, et venait d'arriver à Paris afin d'y régler un différend d'où pouvaient sortir les plus graves événements de l'époque. On était en pourparlers au moment dont nous traçons le tableau, et pour premier acte de soumission le roi Louis avait consenti à laisser arrêter les Américains qui s'étaient introduits dans les ports de Hollande.

Napoléon s'était occupé ensuite de l'exécution de ses décrets dans les autres États du Nord. Admettre les faux neutres pour les séquestrer ensuite, plaisait fort à son esprit rusé, et peu scrupuleux dans le choix des moyens, surtout à l'égard de fraudeurs effrontés, qui violaient à la fois les lois de leur pays et celles des pays qui consentaient à les admettre. Difficultés avec la Prusse et avec le Danemark, relativement à la saisie des Américains. Il les avait fait saisir par ses propres agents dans les villes anséatiques, et conseillait au Danemark ainsi qu'à la Prusse de les laisser entrer, pour les arrêter ensuite, certain qu'on serait de n'arrêter que des Anglais sous le faux nom d'Américains. Le Danemark, la Prusse se défendaient timidement, en alléguant que si beaucoup d'Américains étaient des fraudeurs, d'autres pouvaient ne pas l'être, et qu'on surveillait très-activement leurs papiers pour s'assurer s'ils avaient touché aux ports britanniques. Mais Napoléon niait qu'on pût établir une distinction entre eux, car le moins coupable n'avait pu naviguer sans violer au moins la loi américaine qui défendait de venir en Europe. On balbutiait d'assez mauvaises raisons en réponse; on promettait d'obtempérer à ses lois, sauf à s'en écarter beaucoup dans l'exécution, et à frauder soi-même pour protéger les fraudeurs. Le Danemark était peu excusable, car l'Angleterre l'avait traité en ennemie implacable, et la France au contraire en amie sûre et fidèle; en outre, il s'agissait de ses droits les plus précieux, car aucun État n'était aussi intéressé à résister au régime que les Anglais voulaient établir sur les mers. Mais la Prusse, qui était vaincue et opprimée, qui n'avait pas d'intérêt dans les questions maritimes, était fort excusable de ne pas se prêter volontiers au triomphe des combinaisons politiques de son vainqueur, et de ne pas aimer à y contribuer par de cruels sacrifices. Néanmoins elle ne refusait pas absolument de se conformer aux désirs de Napoléon, mais elle éludait les explications, et en fait elle admettait les Américains sans les arrêter. Napoléon, qui lisait lui-même la correspondance de ses consuls, et soutenait la querelle en personne, avait proposé à la Prusse une combinaison digne des fraudeurs auxquels il faisait la guerre. On annonçait dans le moment de nombreux convois qui, sous le pavillon menteur des Américains, devaient entrer dans les ports de la Vieille-Prusse, notamment à Colberg, où nous n'avions pas un soldat.—Laissez-les entrer, avait dit Napoléon, arrêtez-les après; vous me livrerez les cargaisons, et je les prendrai en déduction de la dette prussienne.—Il était sur le point de réussir dans cette étrange négociation.

De tout ce littoral du Nord, il ne restait d'ouvert aux prétendus Américains que la Poméranie suédoise, que Napoléon venait de rendre à la Suède, à la suite d'une révolution soudaine, mais facile à prévoir sous un roi dont les extravagances continuelles compromettaient à la fois la dignité et la sûreté de son pays.

Révolution en Suède, et avénement d'un nouveau roi, auquel Napoléon accorde la paix, à condition d'en être secondé dans son système maritime. On a vu la folle direction que Gustave IV avait donnée à ses forces pendant la triste guerre de Finlande. Acharné contre le Danemark au lieu de s'occuper de la Russie, à laquelle il aurait pu disputer longtemps la Finlande, il avait porté une partie notable de ses forces vers la Norvége pour l'envahir, et vers le Sund pour menacer Copenhague. Les Suédois, exaspérés de se voir enlever la Finlande par un emploi malheureux de leurs braves troupes, s'étaient révoltés contre un roi en démence. C'est dans l'armée de Norvége qu'avait éclaté la révolte. Conduite par un officier remuant et hardi, cette armée s'était portée sur Stockholm. De fidèles serviteurs du roi Gustave IV s'efforçant de l'éclairer, l'avaient supplié vainement de faire à la nation justement soulevée des sacrifices nécessaires. Il était alors tombé dans une sorte de frénésie, s'était jeté sur l'épée d'un aide de camp, on ne sait dans quel but, avait été enfin désarmé, et gardé à vue comme un malade atteint de folie furieuse. Dans cette extrémité, les États assemblés extraordinairement l'avaient déclaré incapable de régner, et avaient appelé au trône son oncle, le duc de Sudermanie, prince doux et sage, qui pendant la minorité du roi détrôné avait déjà gouverné le royaume avec beaucoup de prudence. C'était pour prévenir de plus grands malheurs que le nouveau monarque venait de conclure la paix avec la Russie et la France.

Difficultés avec le nouveau gouvernement suédois comme avec l'ancien, relativement à la saisie des faux neutres. La paix avec la Russie avait coûté à la Suède la Finlande; la paix avec la France lui avait valu au contraire la restitution de la Poméranie et du port de Stralsund, pris par les Français en 1807, et occupé par eux jusqu'en 1810. Mais Napoléon avait accordé cette restitution à la condition d'une interdiction absolue des ports suédois aux Anglais, surtout de celui de Stralsund, le plus important de tous, puisqu'il était placé sur le continent allemand, et pouvait à lui seul rendre nul le vaste appareil du blocus continental. Malheureusement, après la perte de la Finlande, il n'y avait pas de plus dur sacrifice pour les Suédois que celui du commerce britannique. À cette époque presque tous les peuples de la Baltique, riches en produits agricoles, en matières navales, telles que fers, bois, chanvres, goudrons, ne pouvaient se passer ou de l'Angleterre ou de la France, et jamais de toutes les deux à la fois. Être brouillés avec la France leur laissait l'accès de l'Angleterre, et de plus les rendait les instruments d'une profitable contrebande. Mais être brouillés avec l'Angleterre leur fermait les ports britanniques sans leur ouvrir les ports de France qui étaient étroitement bloqués, de manière que la brouille avec l'Angleterre équivalait à la rupture avec les deux puissances. Les Suédois, après avoir promis à Napoléon de rompre avec les Anglais, leur avaient effectivement fermé le grand entrepôt de Gothembourg, si commodément situé pour la contrebande. Mais ils leur avaient immédiatement permis de transférer cet entrepôt dans les îles voisines de Gothembourg, et à l'exemple de tous les petits riverains de la Baltique ils se tiraient d'embarras à l'égard de la France avec force promesses toujours violées.

Napoléon, exactement informé par ses consuls, fut très-mécontent d'apprendre qu'on le trompait en Suède comme ailleurs, rappela les motifs qui lui avaient fait déclarer la guerre à Gustave IV et conclure la paix avec le duc de Sudermanie, et annonça qu'il allait réoccuper la Poméranie suédoise, recommencer même la guerre contre la Suède, quoi qu'on pût en penser dans les cabinets du Nord, si les prescriptions à l'égard du commerce britannique n'étaient pas rigoureusement observées.

Démêlés avec la Russie au sujet de la saisie des vaisseaux américains. Parmi ces cabinets du Nord un seul, celui de Russie, avouait à moitié sa résistance. Ce cabinet, dissimulant le déplaisir qu'il avait ressenti des procédés de Napoléon dans la question du mariage, et du refus que celui-ci avait fait de se lier à l'égard de la Pologne, dissimulant aussi les ombrages que pouvait lui inspirer la récente intimité de la France avec l'Autriche, avait une raison de tout supporter dans le moment, c'était le désir de terminer la guerre avec les Turcs, afin de leur arracher la Moldavie et la Valachie. Un tel motif valait bien en effet qu'on souffrît sans se plaindre beaucoup de désagréments. D'ailleurs l'idée d'une nouvelle guerre avec la France ne souriait alors à aucun homme sensé en Russie. Néanmoins, quoique résolu à beaucoup endurer, Alexandre conservait, outre sa fierté personnelle, la fierté d'un grand empire.

Motifs que fait valoir la Russie pour ne pas arrêter indistinctement tous les bâtiments américains. Offensé de la domination que Napoléon prétendait exercer sur toutes les côtes du Nord, depuis Amsterdam, Brême, Hambourg jusqu'à Riga, et même jusqu'à Saint-Pétersbourg, Alexandre s'y résignait toutefois, en considération du but qu'il poursuivait en Orient; mais il voulait que dans ses propres États Napoléon y mît quelque réserve; il le voulait par un sentiment de dignité qui était fort avouable, et par un intérêt agricole et commercial qui l'était un peu moins. En conséquence il opposa au cabinet français la raison alléguée en ce moment par tous les autres États, raison qui ne valait rien tant qu'existait la loi américaine de l'embargo, c'est que les Américains n'étaient pas tous des fraudeurs, que parmi eux il y en avait de sincères pratiquant un commerce légitime, qu'il n'admettrait que ceux-là, qu'il arrêterait avec soin tous les autres, et que, privé de commerce avec l'Angleterre, il voulait absolument conserver celui de l'Amérique. L'argumentation était mauvaise, car la loi de l'embargo constituait en état de fraude tout Américain naviguant en Europe, et de plus on savait avec certitude que les Anglais ne laissaient pas passer un seul navire sans qu'il payât leur octroi de navigation, ou chargeât des marchandises anglaises.

Origine des licences, et arguments qu'elles fournissent à tous ceux qui ne veulent pas se soumettre au blocus continental. Malheureusement Napoléon, par le désir immodéré de cumuler tous les avantages à la fois, venait, en permettant par les licences certaines communications avec la Grande-Bretagne, de fournir contre lui des arguments très-plausibles à tous ceux que froissait le blocus continental. Voici comment il avait été amené à ces exceptions à son propre système, qui le plaçaient dans un état de contradiction avec lui-même extrêmement embarrassant.

Les Anglais avaient eu besoin de blé vers la fin de 1809, et à toutes les époques des matières navales du Nord. Ils avaient donc permis à tous les bâtiments, même ennemis, de leur apporter des blés, des bois, des chanvres, des goudrons, se gardant de leur faire payer un octroi qui serait retombé sur eux-mêmes, puisqu'il aurait fait renchérir les matières dont ils voulaient se pourvoir. Par suite de cette tolérance intéressée, on avait vu sur les quais de la Tamise des bâtiments belges, hollandais, anséates, danois, russes, tous en état de guerre avec la Grande-Bretagne. Napoléon s'apercevant du besoin que les Anglais éprouvaient des matières qu'ils laissaient introduire d'une manière si exceptionnelle, avait imaginé d'en profiter pour leur faire accepter des produits français, et avait accordé le libre passage aux bâtiments qui en portant du bois, du chanvre, des blés, formeraient en même temps une partie de leur cargaison avec des soieries, des draps, des vins, des eaux-de-vie, des fromages, etc. Il permettait d'apporter en retour certaines matières déterminées, non pas des tissus de Manchester ou des quincailleries de Birmingham, non pas des cafés ou des sucres, mais quelques objets dont nos manufactures manquaient, tels que des indigos, des cochenilles, des huiles de poisson, du bois des Îles, des cuirs, etc. De même qu'on avait vu des vaisseaux français en Angleterre, on avait vu en revanche des vaisseaux anglais en France, naviguant les uns et les autres avec des passe-ports appelés licences, mentant dans les deux pays sur leur origine, et servant singulièrement à propager la fraude. Les Français en effet obligés de porter avec du blé des soieries, les confiaient à l'entrée de la Tamise à des contrebandiers qui se chargeaient de leur introduction clandestine. Les Anglais à leur tour, obligés pour sortir librement de chez eux d'exporter des tissus de coton non admis en France, les livraient près de nos côtes aux contrebandiers qui se chargeaient de les introduire, et ne se présentaient dans nos ports qu'avec des matières permises. C'était un trafic qui corrompait le commerce en l'habituant au mensonge et même au crime de faux, car il y avait à Londres des fabricateurs de papiers de bord falsifiés, exerçant leur industrie publiquement. C'étaient du reste de grands inconvénients pour de médiocres avantages, car en France le commerce par licences ne s'était pas élevé à plus de 20 millions, exportations et importations comprises, de l'année 1809 à l'année 1810. Mais le plus grand danger de ce commerce, c'était de placer la France dans un état de contradiction avec elle-même vraiment insoutenable, surtout devant ceux auxquels elle demandait l'observation rigoureuse des lois du blocus continental.

Argumentation pour et contre le blocus continental tirée des licences. —Vous exigez, lui disait la Russie, que j'interdise à mes sujets toute communication avec l'Angleterre, que je les prive de vendre leurs céréales et leurs matières navales dont ils ne peuvent trouver l'emploi qu'auprès des négociants anglais, que je les condamne à ne pas recevoir en échange des sucres, des cafés, des tissus, dont ils ont indispensablement besoin, Dire de la Russie. et vous, vous n'hésitez pas à porter vos soieries, vos draps, vos vins en Angleterre, et à en rapporter les sucres, les cafés, si sévèrement exclus par vos lois de tout le reste du continent. Ne soyez donc pas si rigoureux pour les autres en étant si faciles pour vous-mêmes, surtout lorsque les autres n'ont qu'un intérêt presque nul, et que vous avez au contraire un intérêt immense à ce que le système de rigueur soit universellement admis et pratiqué!—

Cet argument avait une valeur que Napoléon s'efforçait en vain de méconnaître, et il le repoussait avec courroux, ne pouvant pas le combattre avec de bonnes raisons.—Tout ce qu'on dit de mes licences est faux, Dire de la France. répondait-il à la Russie; je n'introduis pas moi-même des sucres et des cafés en France, mais les Anglais ayant besoin de nos blés, j'en profite pour les obliger à recevoir quelques soieries, quelques draps, quelques vins, et je me paye avec des matières indispensables à l'industrie française, surtout avec des guinées qui sortent de la Tamise par les smogleurs, et dont la sortie contribue à ruiner le change de l'Angleterre.—

Cette réponse ne manquait pas de vérité, mais ce qu'elle en contenait suffisait pour prouver combien était insignifiant ce commerce par licences, à la fois corrupteur et inconséquent, produisant peu de bénéfices, beaucoup d'immoralités, et fournissant d'embarrassantes raisons aux adversaires nombreux du blocus continental.

Résultats obtenus du blocus continental, malgré quelques infractions inévitables. Cependant Napoléon en persistant dans son système, en surveillant lui-même les côtes de France et des pays alliés, en lisant chaque jour les états d'entrée et de sortie des navires, en exigeant l'introduction des douanes et des troupes françaises en Hollande, en chargeant le maréchal Davout du soin de garder Brême, Hambourg et Lubeck, en se préparant à réoccuper la Poméranie suédoise, en forçant la Prusse à fermer Colberg et Kœnigsberg, en pressant la Russie, sans toutefois la pousser à bout, de fermer Riga et Saint-Pétersbourg, était près d'obtenir de grands résultats. Sans doute il pouvait rester quelques issues à demi ouvertes aux produits de l'industrie britannique; mais ces produits, obligés de remonter aux extrémités du nord sur des vaisseaux, pour redescendre ensuite au midi sur des chariots russes, devaient arriver aux lieux de consommation chargés de tels frais, que le débit en serait impossible. Le blocus continental, ainsi pratiqué, s'il était maintenu avec persévérance, mais aussi sans provoquer une guerre avec le Nord, ne pouvait manquer, ainsi qu'on le verra bientôt, d'amener la Grande-Bretagne à un état de détresse insoutenable.

Attention donnée aux affaires ecclésiastiques au milieu des autres soins dont Napoléon est chargé. Tandis qu'il cherchait à contraindre les Anglais à la paix par un grand revers dans la Péninsule, et par un système ruineux de gênes commerciales, Napoléon s'occupait en même temps et avec une activité égale des affaires intérieures de l'Empire. Il s'était enfin emparé de la grande affaire des cultes, qui n'était pas la moindre de celles que lui avait attirées la fougue impétueuse de son caractère.

Le Pape transporté à Savone y était prisonnier, et se refusait obstinément à remplir les fonctions de la chaire apostolique. Il n'y avait pas schisme, comme dans les derniers temps de la révolution, où le clergé divisé, divisant les fidèles, se vengeait en troublant l'État des persécutions qu'on lui avait fait essuyer. État du clergé en France en 1810. Le clergé à cette époque était uni, tranquille, soumis, célébrait partout le culte de la même manière, ignorait ou feignait d'ignorer la bulle d'excommunication lancée contre Napoléon, blâmait assez généralement le Pape d'avoir recouru à cette extrémité, et de s'être ainsi exposé, ou à révéler la faiblesse de ses armes spirituelles, ou à ébranler un gouvernement que, malgré ses fautes, on regardait comme nécessaire encore au salut de tous. Cependant, ceux même qui pensaient de la sorte désapprouvaient fortement l'enlèvement du Pape, déploraient sa prison, désiraient la fin d'un état de choses affligeant pour les bons catholiques, et pouvant tôt ou tard dégénérer en schisme. On souhaitait presque unanimement que le Pape s'entendît avec l'Empereur, qu'il en obtînt un établissement convenable pour le chef de l'Église, sans espérer, sans désirer même qu'il pût obtenir le rétablissement de la puissance temporelle, regardée alors comme irrévocablement détruite. Chose singulière! sous la pression d'un gouvernement tout-puissant, l'Église, oubliant en ce moment à quel point la puissance temporelle des pontifes était nécessaire à l'indépendance de leur puissance spirituelle, l'Église, depuis si exigeante, penchait à admettre que le Pape devait renoncer à ses États, et se contenter d'un établissement considérable, qui, quelque magnifique qu'on l'imaginât, ne pouvait être, après tout, que celui des anciens patriarches résidant auprès des empereurs de Constantinople.

Opinions de la minorité du clergé. Tel était l'avis de la grande majorité du clergé. Mais une minorité ardente, celle qui avait repoussé le concordat, partageant toutes les haines des anciens royalistes, traçait de désolantes peintures des souffrances du Pape, répandait activement la bulle d'excommunication, et provoquait ouvertement au schisme. Elle soutenait que prendre le domaine de Saint-Pierre c'était attaquer la foi, que le Pape prisonnier devait se refuser à tout acte pontifical, que le clergé catholique privé de communication avec son chef devait bientôt se refuser lui-même à administrer les sacrements. En un mot, de même qu'autrefois les parlements pour vaincre la royauté prétendaient arrêter le cours de la justice, ces prêtres pour embarrasser Napoléon voulaient aller jusqu'à suspendre l'exercice du culte.

Le jour même de son mariage, Napoléon venait d'avoir un exemple des obstacles que pouvaient lui créer des prêtres mécontents ligués avec les anciens royalistes. Il avait, comme nous l'avons dit ailleurs, appelé à Paris la plupart des dignitaires du gouvernement pontifical, et il avait déjà réuni auprès de lui vingt-huit cardinaux de toutes nations, qui assistaient presque tous les dimanches à la messe de sa chapelle, bien qu'il fût excommunié. Imprudente démonstration de treize cardinaux à l'occasion du mariage de Napoléon. Le jour de son mariage, treize cardinaux sur vingt-huit manquèrent à la cérémonie. Le motif qu'on n'osait pas donner, mais qu'on désirait faire comprendre au public, c'est que sans le Pape, Napoléon n'avait pas pu divorcer, et que dès lors le premier mariage subsistant, le second n'était pas régulier. Le motif était sans fondement, puisqu'il n'y avait pas eu divorce (lequel en effet étant repoussé par l'Église n'aurait pu être prononcé que par le Pape), mais annulation du mariage avec Joséphine, prononcée par la juridiction de l'ordinaire, après que tous les degrés de la juridiction ecclésiastique avaient été épuisés. Quoique faux, le motif, indiqué plutôt qu'allégué, ne tendait à rien moins qu'à faire passer pour une concubine la princesse auguste que la cour d'Autriche avait donnée en mariage à Napoléon, en croyant la donner d'une manière régulière, et pour un enfant adultérin l'héritier de l'Empire, que la France alors attendait avec impatience!

Peines infligées à ces cardinaux. Napoléon, dont l'œil saisissait tout, s'était aperçu pendant la cérémonie nuptiale que les robes rouges, comme il les appelait, n'étaient pas toutes présentes.—Comptez-les, avait-il dit à un prélat de sa chapelle; et ayant obtenu la certitude que treize manquaient sur vingt-huit, il s'était écrié à demi-voix, avec une violence dont il n'était pas maître:—Les sots! ils sont toujours les mêmes! ostensiblement soumis, secrètement factieux!... mais ils vont voir ce qu'il en coûte de jouer avec ma puissance!...—À peine sorti de la cérémonie, il avait mandé auprès de lui le ministre de la police, et avait ordonné d'arrêter les treize cardinaux, de les dépouiller de la pourpre (d'où ils furent depuis désignés sous le nom de cardinaux noirs), de les disperser dans différentes provinces, de les y garder à vue, et de séquestrer non-seulement leurs revenus ecclésiastiques, mais leurs biens personnels.

On ne pouvait répondre par plus de violence à une plus imprudente et plus condamnable opposition. Dans le nombre des treize cardinaux se trouvait le cardinal Oppizoni, que Napoléon, malgré beaucoup de nuages répandus sur la vie privée de ce prince de l'Église, avait nommé archevêque de Bologne, cardinal, et sénateur. Il le fit appeler chez le vice-roi d'Italie, et menacer des plus sévères châtiments s'il ne donnait immédiatement sa démission de toutes ses dignités ecclésiastiques. Le prélat ingrat, frappé de terreur, avait remis la démission demandée en versant des torrents de larmes, et avait sur-le-champ quitté Paris pour la retraite, moitié exil, moitié prison, qui lui était assignée.

Chagrin du clergé sage à l'aspect des fautes de certains ecclésiastiques, et du châtiment qui en est la suite. Le lendemain de ces déplorables violences, les secrets instigateurs qui les avaient provoquées se réjouissaient fort de l'accusation d'adultère lancée contre un mariage d'où devait naître l'héritier de l'Empire, des excès de pouvoir dont cette accusation avait été la cause, et s'applaudissaient de semer ainsi une infinité de maux sur les pas d'un gouvernement détesté, dont malheureusement la sagesse n'égalait plus la gloire. Le clergé, que l'esprit de parti n'aveuglait point, déplorait à la fois la faute et le châtiment, et appelait de tous ses vœux la fin d'un état de choses qui pouvait entraîner les conséquences les plus graves. Mais il était difficile d'amener l'Empereur à se modérer, le Pape à se résigner, seul moyen pourtant de négocier un accord entre les deux puissances spirituelle et temporelle!

Inertie calculée du Pape à Savone. Le Pape, à Savone, quoique entouré d'une extrême surveillance, cachée sous de grands égards, communiquait avec la portion remuante des catholiques, et comprenant aussi bien qu'eux la tactique du moment, se refusait avec constance à tous les actes du pontificat. Il ne voulait ni instituer les nouveaux évêques nommés par Napoléon, ce qui laissait déjà vingt-sept siéges vacants, ni continuer aux évêques la faculté de distribuer certaines dispenses, notamment pour les mariages. Il interrompait ainsi autant qu'il était en lui l'exercice du culte en France, ce qui pouvait tourner ou contre le culte lui-même, ou contre le gouvernement, suivant que les populations prendraient parti pour le Pape ou pour l'Empereur. Pie VII, vivant dans le palais épiscopal de Savone, y disant tous les jours la messe, et y donnant la bénédiction à des fidèles souvent venus de loin pour la recevoir, accueillait les autorités poliment mais avec tristesse, et répondait, quand on lui demandait de se prêter aux fonctions les plus indispensables du pontificat, qu'il n'était pas libre, surtout qu'il n'avait pas de conseils, puisque les cardinaux étaient ou prisonniers, ou réunis à Paris autour du trône impérial, et que dans cet isolement il ne pouvait faire aucun acte qui fût valable, qui fût même exempt d'erreur, n'ayant auprès de lui aucune des lumières de l'Église.

Napoléon oppose inertie à inertie, et passe une année entière sans faire attention aux affaires ecclésiastiques. Napoléon, informé de ce que faisait et disait le Pape par les rapports d'ailleurs bienveillants et conciliateurs du préfet de Montenotte, M. de Chabrol, ne restait pas en arrière de finesse, et disait que lui non plus n'était pas pressé, qu'en attendant que le Pape devînt raisonnable, il continuerait à administrer l'Église par certains moyens, provisoires il est vrai, mais suffisants pour un temps même assez long. Napoléon oppose inertie à inertie, et passe une année entière sans faire attention aux affaires ecclésiastiques. Il avait donc prescrit le silence sur les affaires ecclésiastiques, et s'était abstenu depuis une année de prendre un parti, non pas seulement par calcul, mais aussi par impossibilité de suffire à tout, car les affaires se multipliaient incessamment sous sa main, même depuis que la guerre d'Autriche était finie. Cependant il désirait mettre un terme à la querelle avec le Pape, voulant étendre à l'Église la paix qu'il venait de donner à l'Europe.

Le Pape commence à perdre patience, et à demander lui-même qu'on s'occupe des affaires de l'Église. Le Pape, qui, tout en priant avec ferveur sentait le poids de ses fers, qui voyait tous les jours se résoudre une foule d'importantes questions, se succéder des traités, des divorces, des mariages, et qui ne trouvait jamais dans la bouche du préfet, avec de grands respects, que des conseils sans espérance d'arrangement, finissait par s'impatienter, presque par s'emporter.—On songe à tout, disait-il, excepté à Dieu! On s'occupe de toutes les affaires, excepté de celles de l'Église. Elles ont pourtant leur importance même temporelle, et on le sentira si jamais la chaîne des prospérités vient à s'interrompre. On veut me pousser à bout! eh bien, j'userai de nouvelles armes, je ferai un nouvel éclat, j'aurai recours aux moyens que Dieu a mis en mes mains pour sauver son Église!...—Et sans s'expliquer davantage, l'infortuné pontife, passant comme les caractères doux et vifs de la patience à l'exaltation, donnait à entendre, en termes menaçants, qu'il provoquerait un schisme par un appel solennel aux consciences, et replacerait le gouvernement impérial dans les embarras où s'étaient trouvés les gouvernements révolutionnaires, car le schisme est toujours bien voisin de la guerre civile. Après ces menaces il retombait dans son abattement et sa douceur, se répandait en longs entretiens avec le préfet, et lui demandait sans cesse comment il se faisait que ce général Bonaparte, qu'il avait tant aimé, dont il avait tant favorisé l'élévation, pour lequel il avait bravé tant d'opposition afin de venir le sacrer à Paris, pouvait le payer de tant d'ingratitude, et opprimer, abaisser, ébranler l'Église, après l'avoir si habilement, si courageusement rétablie par l'acte glorieux du concordat?... Et il se montrait confondu d'étonnement, de douleur, à l'aspect de si étranges contradictions.—M. de Chabrol le consolait, le calmait, et lui faisait espérer que tout s'arrangerait, sans lui dire précisément à quelle condition, mais en lui laissant deviner que ce serait au prix de sa puissance temporelle. À cela le Pape ne répondait rien, affectant de n'être soucieux que des intérêts de la puissance spirituelle.

Napoléon prend enfin le parti de mettre un terme aux difficultés avec le Saint-Siége. Il fallait pourtant en finir, et arriver à un arrangement quelconque. Napoléon le sentait bien, car les moyens provisoires employés pour gouverner l'Église sans la participation de son chef étaient fort insuffisants, fort contestés, fort contrariés, surtout dans leur application. Vingt-sept siéges étaient devenus vacants dans l'Empire, depuis la querelle avec Rome: or chacun sait que sans son évêque ou un représentant de son évêque tout diocèse est arrêté dans sa marche, que le clergé n'est plus gouverné, que certains actes de la vie civile sont suspendus, parce que chez les catholiques la vie civile s'accomplit sous les yeux, avec la consécration de la religion. Embarras qui le forcent à prendre ce parti. Ce qui est plus grave peut-être que la privation d'un évêque, c'est l'existence d'un évêque non accepté des fidèles, parce qu'il veut commander et n'est pas obéi, et qu'au lieu d'être en attente l'Église est en révolte. Et c'était là en effet le péril dans les vingt-sept diocèses vacants, car Napoléon, qui n'était pas homme à laisser chômer sa prérogative, avait eu hâte de les pourvoir de nouveaux titulaires. Vacance de vingt-sept siéges, et difficulté d'y organiser une administration provisoire. Il avait proposé au Pape de conférer aux prélats nommés l'institution canonique, en consentant que dans les bulles d'institution le pontife ne fit pas mention du souverain temporel dont il confirmait les actes. Napoléon pouvait avoir cette modestie sans danger pour son autorité; mais il ne voulait pas, et avec raison, qu'on employât une forme dont le Pape fait usage pour les siéges à l'égard desquels il réunit le double pouvoir de nommer et d'instituer, forme qualifiée de proprio motu. C'était justement celle que le Pape avait employée, notamment pour M. de Pradt, transféré du siége de Poitiers à celui de Malines. Napoléon avait rejeté ces bulles, qui étaient non pas l'omission, mais la négation de son autorité, et avait voulu que les vingt-sept prélats nommés par lui, quoique non institués, s'emparassent du gouvernement de leurs diocèses. Pour leur en fournir le moyen il avait eu recours à un expédient indiqué par les anciens usages de l'Église, et il leur avait fait attribuer la qualité de vicaires capitulaires.

Lorsque en effet un siége devient vacant par la mort de son pasteur, le chapitre du diocèse élit sous le titre de vicaire capitulaire un administrateur provisoire du siége, qui remplit les fonctions de l'épiscopat jusqu'à l'installation du nouveau titulaire, mais qui se borne toutefois à remplir les fonctions indispensables et ne jouit d'aucun des honneurs de l'épiscopat. Jadis les évêques nommés étaient quelquefois élus vicaires capitulaires, et entraient ainsi en possession immédiate de leurs siéges. Napoléon ne pouvant pas obtenir l'envoi des bulles telles qu'il les désirait, avait voulu que les sujets nommés par lui fussent investis de la qualité de vicaires capitulaires, mais il avait rencontré presque partout les plus vives résistances. Les chapitres avaient en général élu leur administrateur provisoire avant la nomination par l'Empereur des nouveaux évêques. Ils alléguaient donc l'élection déjà faite pour n'en pas faire une seconde, ou bien quand ils étaient plus hardis, ils osaient soutenir que cette façon de procéder n'était qu'une manière détournée d'annuler l'institution canonique appartenant au Pape, et niaient que les règles de l'Église permissent de déférer aux évêques nommés la qualité de vicaires capitulaires.

Vraie ou non, la doctrine leur convenait, car ils s'étaient bientôt aperçus qu'en se prêtant à l'administration provisoire des églises, ils ôtaient au Pape le moyen le plus sûr d'arrêter Napoléon dans sa marche. Mais le moyen était dangereux, car arrêter un homme comme Napoléon n'était pas facile, et, pour y parvenir, interrompre le culte lui-même n'était pas très-pieux. Vainement quelques prêtres éclairés se rappelant que Henri VIII avait pu, pour des motifs honteux, faire sortir de l'Église catholique l'une des plus grandes nations du globe, se disaient que Napoléon, bien autrement puissant que Henri VIII, appuyé sur des motifs bien autrement avouables, pourrait causer à la foi de plus grands maux que le monarque anglais, surtout dans un siècle indifférent, beaucoup plus à craindre qu'un siècle hostile. Mais les instigateurs de l'opposition cléricale, aveuglés par leurs passions, s'inquiétaient peu du danger de la religion, et avaient porté à Paris même le théâtre de cette guerre périlleuse. Ce qui s'était passé dans ce siége important offrait le tableau le plus frappant de l'état de l'Église française à cette époque, et des rapports de Napoléon avec elle.

État particulier du diocèse de Paris. L'archevêché de Paris étant devenu vacant, Napoléon y avait nommé le cardinal Fesch, son oncle. Celui-ci à peine nommé se conduisant au sein du clergé comme les frères de Napoléon dans leurs royaumes, avait songé non pas à payer sa dette de reconnaissance, mais à se populariser. Le cardinal Fesch, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, de fournisseur d'armée devenu tout à coup catholique fervent, prélat austère, avait voulu se rendre l'idole du clergé, comme Louis des Hollandais, Joseph des Espagnols, Murat des Napolitains, et, se montrant soumis en présence de son terrible neveu, ne manquait jamais hors de sa présence de gémir hypocritement sur les maux de l'Église, jurait de braver le martyre plutôt que de se soumettre à la tyrannie, et affectait de dédaigner une parenté dont il était plus orgueilleux et dont le clergé faisait plus de cas que de ses équivoques vertus. Le cardinal Fesch, l'abbé Émery, M. Duvoisin. Napoléon, indigné de tant d'orgueil et d'ingratitude, le traitait durement, surtout quand il venait étaler devant lui un savoir théologique de fraîche date, et lui demandait où il avait appris ce qu'il savait, si c'était en spéculant sur le pain des soldats!—Amenez-moi, lui disait-il, l'abbé Émery ou bien M. Duvoisin; ceux-là savent ce qu'ils disent, et valent la peine d'être écoutés.—L'abbé Émery, savant prêtre, plein d'une ferveur qui n'excluait pas les lumières, ayant refusé tous les diocèses pour demeurer supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, était le chef adoré d'un établissement qui avait fourni des prêtres et des prélats à presque toute la France. Il était royaliste secret, et ennemi de Napoléon, qui le savait sans trop s'en émouvoir. M. Duvoisin, évêque de Nantes, était un prélat fidèle à ses devoirs, profondément instruit, et doué d'une grande sagesse. Il croyait qu'au lieu de miner le pouvoir du grand Empereur, on devait au contraire le modérer, le diriger et le ramener à l'Église. Napoléon voulait entendre M. Émery, mais ne déférait qu'à l'avis de M. Duvoisin, et quant à son oncle, n'écoutait pas plus ses discours qu'il ne suivait ses conseils.

Le cardinal Fesch, déjà titulaire de l'archevêché de Lyon, est nommé archevêque de Paris. Après avoir nommé archevêque de Paris le cardinal Fesch, déjà archevêque de Lyon, il avait voulu que son oncle se saisît du siége, et le gouvernât comme titulaire définitif. Le cardinal avait résisté, d'abord pour ne point déplaire au clergé, secondement pour rester en même temps archevêque de Lyon et archevêque de Paris, c'est-à-dire pourvu des deux plus grands siéges de l'Empire. Ses efforts pour conserver les deux siéges. Ce cumul de deux siéges n'était pas sans exemple, mais le Pape consulté s'y était refusé comme à un abus emprunté mal à propos aux temps anciens, avait exigé que le cardinal optât entre Lyon et Paris, et du reste ne voulait pas plus l'instituer que les autres nouveaux titulaires.

Le cardinal tenant à conserver le siége de Lyon, dont il était à la fois titulaire nommé et institué, persistait à s'appeler cardinal archevêque de Lyon, simple administrateur du diocèse de Paris. Pour rendre plus visible la situation qu'il avait prise, il n'habitait point l'archevêché de Paris, mais un hôtel qu'il possédait rue du Mont-Blanc. Napoléon avait d'abord supporté cette conduite équivoque pendant qu'il laissait languir les affaires de l'Église. Mais arrivé au moment de s'en occuper sérieusement, et s'étant par hasard transporté à Notre-Dame pour faire on ne sait quelle visite des lieux, il n'y avait point rencontré le cardinal Fesch. Cette circonstance lui avait fait sentir vivement l'inconvenance de la position prise par son oncle, et il avait dit que lorsqu'il honorait de sa visite le clergé de la métropole, il voulait trouver l'archevêque de Paris au pied des tours de Notre-Dame.—Après Forcé d'opter, le cardinal Fesch se prononce pour l'archevêché de Lyon, et renonce à l'archevêché de Paris. cette apostrophe, transmise par le ministre des cultes, il lui avait fait demander son option immédiate entre les deux siéges. Obligé de choisir, le cardinal oncle avait jugé plus sûr, plus conforme à sa politique ordinaire, de se prononcer pour le clergé orthodoxe, et avait opté pour Lyon, siége dont il était canoniquement investi. Aussitôt un cri s'était élevé dans toutes les sacristies de France en faveur du prélat si désintéressé, si fidèle à l'Église, qui faisait pour elle de si nobles sacrifices, et on avait partout exalté son courage et son abnégation. Nomination du cardinal Maury à l'archevêché de Paris. Napoléon avait répliqué par un choix éclatant, et qui devait exciter au plus haut degré la jalousie de son oncle, il avait nommé le cardinal Maury archevêque de Paris.

Cet illustre défenseur de l'Église, qui dans l'Assemblée constituante avait déployé tant d'éloquence, d'esprit et de courage, qui, par ses saillies, son sang-froid, avait défendu le clergé comme un gentilhomme formé à l'école de Voltaire aurait pu défendre l'aristocratie, retiré depuis à Rome où il avait vécu quinze années dans l'exil et la consolation des beaux livres, avait enfin accepté avec empressement l'occasion de rentrer dans sa patrie, et parce qu'il s'était montré reconnaissant envers Napoléon, auquel il devait son retour, il avait perdu en un jour le fruit de la plus glorieuse lutte, et d'idole du clergé et des royalistes était devenu l'objet de leur dédain, presque de leur haine. Ce personnage avait quelques-uns des défauts qui suivent parfois le talent, même la piété, il aimait la table, les propos familiers, ne s'était pas corrigé de ces défauts en Italie, et fournissait ainsi aux hypocrites médiocrités de l'Église des prétextes pour le dénigrer. Aussi malgré son esprit et sa gloire n'avait-il pas grande influence sur le clergé. Le cardinal Fesch en particulier nourrissait contre lui la plus ardente jalousie, et Napoléon, qui n'avait pas été fâché de causer à son oncle le double chagrin de nommer au siége de Paris, et d'y nommer un personnage célèbre, n'avait guère réussi à lui opposer un contre-poids, car tous les talents du cardinal Maury ne pouvaient lutter d'influence avec l'hypocrisie, le pédantisme, l'ingratitude, et la parenté elle-même du cardinal Fesch.

Difficultés qu'on suscite au cardinal Maury dans l'administration du diocèse de Paris. Cette nomination à peine signée, Napoléon avait exigé que le cardinal Maury fût investi de l'administration du diocèse, ce que le chapitre n'avait pas osé refuser, mais ce qui était devenu l'occasion de tracasseries continuelles, et vraiment dégradantes pour le cardinal, pour son clergé, pour l'autorité impériale. On laissait bien le cardinal Maury administrer le diocèse, et présider aux cérémonies ordinaires, mais si, dans certaines solennités, il faisait, suivant un privilége de sa dignité, porter la croix devant lui, une partie du chapitre s'enfuyait de l'autel, laissant là les clercs inférieurs et les fidèles stupéfaits. Le soir on se réjouissait dans les cercles dévots et royalistes des échecs essuyés par l'ancien défenseur de l'Église et de l'aristocratie, devenu l'élu de la faveur impériale.

Le cardinal Maury s'était hâté d'écrire au Pape pour faire appel à son ancien attachement, et en obtenir, à défaut de bulles, l'entrée en possession provisoire du diocèse de Paris. On attendait la réponse du pontife, sans espérer qu'elle fût favorable.

Napoléon se hâte d'organiser par une suite de décrets le nouvel établissement pontifical, afin de l'imposer au Pape comme chose accomplie dans un prochain concordat. On voit quelles difficultés de tout genre suscitait cette administration provisoire des diocèses, mais Napoléon ne s'en inquiétait guère, dans la croyance où il était de conclure un arrangement prochain avec le Pape. Afin de le vaincre par des résolutions déjà prises, sur lesquelles personne ne pût se flatter de revenir, il s'était hâté de convertir en statut organique la réunion des États romains. Déjà il avait prononcé la réunion des duchés de Parme et de Plaisance sous le titre de département du Taro, et celle de la Toscane sous les titres de départements de l'Arno, de l'Ombrone et de la Méditerranée. Cette fois il réunit la province romaine sous les titres de départements de Trasimène et du Tibre. Rome déclarée seconde ville de l'Empire; l'héritier du trône qualifié roi de Rome; les papes appelés à résider tour à tour à Rome, à Paris et à Avignon. Dans le sénatus-consulte, l'un des plus célèbres du temps et des plus remarqués, il déclara Rome la seconde ville de l'Empire; il statua que l'héritier du trône, dont on annonçait la naissance comme si on avait eu le secret de la nature, porterait le titre de roi de Rome, et serait sacré successivement à Notre-Dame et à Saint-Pierre. Il décida en outre qu'un prince du sang tiendrait toujours une cour à Rome, que les papes résideraient auprès des empereurs, siégeraient alternativement à Rome et à Paris, jouiraient d'une riche dotation, prêteraient serment à l'Empire, et auraient autour d'eux les tribunaux de la pénitencerie, de la daterie, le sacré collége, tous les établissements en un mot de la chancellerie romaine, lesquels devaient être transportés à Paris et devenir dépenses impériales. À la suite de ces décisions, Napoléon ordonna immédiatement des travaux à l'archevêché de Paris, au Panthéon, à Saint-Denis, pour y recevoir le gouvernement pontifical et le Pontife lui-même. Il projeta également des travaux à Avignon, pour que le Pape, vivant habituellement à Paris auprès de lui, pût néanmoins se montrer aussi dans les diverses et antiques résidences de la papauté.

On se croit placé sous l'illusion d'un songe lorsqu'on entend raconter ces choses, que l'Église elle-même était loin alors de considérer comme impossibles! Mais Napoléon pensait qu'après quelques jours d'étonnement on s'habituerait à cet état nouveau, que le Pape résidant auprès de lui deviendrait plus traitable, que les cardinaux vivant en France prendraient un peu d'esprit français, et qu'enfin devant ce prodigieux spectacle, qui rappelait d'une manière si frappante l'ancien empire d'Occident, les contemporains ébahis laisseraient échapper de leur bouche vaincue le titre si envié d'Empereur d'Occident, titre auquel Napoléon a tout sacrifié, tout, jusqu'à son empire même!

Dans la persuasion où il s'entretenait complaisamment, Napoléon n'avait qu'un souci, c'était de se hâter, pour que l'arrangement avec le Pape, qu'il regardait comme prochain, embrassât tout ce qui pouvait toucher au régime de l'Église. Il s'occupa en effet de régler sur-le-champ l'établissement ecclésiastique qu'il faudrait laisser à Rome, de disloquer l'ancien, de reconstituer le nouveau, de manière que le Pape trouvant tout consommé quand on arriverait à des pourparlers, fût obligé d'accepter comme irrévocablement accomplis les changements qui lui déplairaient le plus.

Nouvelle organisation du clergé dans les anciens États pontificaux, et aliénation des biens de l'Église romaine. Il existait dans la Province romaine trente diocèses pour une population de 800 mille habitants, dont plusieurs sous le nom de siéges suburbicaires fournissaient des titres et des dotations aux principaux membres du sacré collége. Il existait en outre une innombrable quantité de couvents et de cures richement pourvus, et absorbant le revenu de biens considérables. Sans hésiter Napoléon abolit tous les siéges de l'État romain, à l'exception de trois qui furent dotés chacun de 30 mille francs de revenu, supprima les couvents d'hommes et de femmes, en allouant des pensions viagères aux membres des ordres supprimés, fit demander le serment à tous les curés, ordonna l'exil en Corse de ceux qui le refuseraient, et arrêta une nouvelle circonscription des cures, moins divisée et plus économique. Il ordonna également la suppression des ordres religieux en Toscane, dans Parme et Plaisance, ne laissa subsister que quelques couvents de femmes et quelques ordres voués à la bienfaisance, fit séquestrer tous les biens ecclésiastiques montant à Rome à 250 millions, en consacra 100 à la dette romaine, aux hospices, aux nouveaux siéges, aux cures conservées, et disposa des 150 restants au profit du domaine de l'État, auquel il les déclara réunis.

Ces décrets, rendus avec une incroyable promptitude, furent immédiatement expédiés à Rome pour être mis tout de suite à exécution. Trois colonnes d'infanterie furent dirigées d'Ancône, de Bologne, de Pérouse, sur Rome, pour apporter au général Miollis un renfort de neuf à dix mille hommes, en cas qu'il en eût besoin contre une population fort influencée par les moines. Ce général reçut l'ordre, au premier mouvement, de ne pas traiter les Romains avec plus de ménagements que des Espagnols.—Grâce à la paix, écrivait Napoléon, j'ai du temps, j'ai des troupes disponibles, et il faut en profiter pour terminer toutes les affaires en suspens. D'ailleurs dans deux mois je traiterai avec le Pape, et il faudra bien ou qu'il résiste, ce qui lui est impossible, ou qu'il s'arrange, ce qui le forcera d'accepter comme accomplis les changements que j'ai apportés à l'État de l'Église.—

Députation de cardinaux et d'évêques à Savone, pour faire accepter au Pape les nouveaux arrangements décrétés par Napoléon. Le projet de Napoléon était d'envoyer à Savone quelques cardinaux et quelques évêques, pour faire sentir au Pape qu'il était temps de s'entendre, car les intérêts les plus sacrés souffraient de ces longues dissensions; pour lui dire qu'après tout on ne touchait en rien aux dogmes de la religion, qu'on ne s'en prenait qu'à l'État temporel du pape, et qu'un pape vraiment attaché à la foi ne pouvait en compromettre le sort pour des intérêts purement temporels; que la France et l'Europe voyaient clairement ce dont il s'agissait; que l'on ne pouvait méconnaître dans Napoléon l'homme providentiel qui après avoir relevé l'Église, ne cessait de la protéger tous les jours, et d'étendre son action soit par la création de nouvelles cures, soit par l'établissement de l'influence religieuse dans l'éducation; que dans sa lutte avec le Pape on voyait non une querelle de religion, mais une querelle d'État; Langage que doivent tenir au Pape les députés qu'on lui envoie. que Napoléon voulant constituer l'Italie, avait comme tous les empereurs rencontré les papes pour adversaires, et qu'en politique prévoyant il avait voulu, dans la personne de Pie VII, se débarrasser non du pontife, mais du souverain temporel; que ce n'était pas en France apparemment que son ambition rencontrerait des improbateurs, que là même où elle pourrait en trouver, le Pape serait blâmé de sacrifier la foi à sa souveraineté princière; qu'il ferait donc mieux, avant que Napoléon fût amené peut-être à jouer le rôle de Henri VIII, d'accepter d'être le chef de l'Église, aux mêmes conditions que ses prédécesseurs l'avaient été sous les empereurs d'Occident, de sacrifier sa puissance temporelle désormais perdue à sa puissance spirituelle qui n'était pas menacée, et de ne pas s'exposer par une obstination folle à voir retrancher les deux tiers au moins du territoire européen de la communion romaine.—Telles étaient les raisons que Napoléon voulait faire parvenir au Saint-Père, et elles paraissaient d'autant plus plausibles, que la plus grande partie du clergé européen, placé comme tous les hommes sous l'impression du présent, qui agit sur les esprits avec la puissance des effets physiques, les jugeait soutenables et même concluantes. Napoléon choisit les cardinaux Spina et Caselli, qu'on supposait agréables au Pape, pour aller le visiter, l'entretenir, et lui faire une première ouverture s'ils le trouvaient bien disposé. Projet d'un concile. Si le Pape au contraire se montrait inabordable, Napoléon songeait à un autre moyen fort ordinaire dans l'ancien empire d'Occident, c'était de convoquer un concile, et d'y réunir l'Église chrétienne, dont il avait la presque totalité sous son autorité ou sous son influence, et qu'il se flattait de diriger à son gré. Il donnerait ainsi la paix à l'Église, comme il l'avait donnée à l'Europe, en traçant les conditions de cette paix avec la pointe de son épée.

Tels étaient en ce moment les efforts de Napoléon pour imprimer une plus grande activité à la guerre d'Espagne et au blocus continental, pour obtenir au moyen de l'une et de l'autre la paix maritime, complément si désiré de la paix continentale, pour apaiser les querelles religieuses, pour terminer sous tous les rapports l'organisation de son vaste empire, et s'asseoir enfin, la couronne de Charlemagne en tête, sur le trône de l'Occident pacifié.

Suites des affaires de Hollande. Au milieu de ces travaux si divers son frère Louis était arrivé à Paris, et la grave question de la Hollande, laquelle fut bientôt pour l'Europe la goutte d'eau qui fait déborder le vase, commença à s'agiter. Arrivée du roi Louis à Paris. Le roi Louis arrivait en France avec des dispositions fâcheuses, que rien de ce qu'il allait y trouver n'était propre à dissiper. Caractère personnel du roi Louis. Ce prince singulier, doué d'un esprit distingué, mais plus actif que juste, aimant le bien, mais s'en faisant une fausse idée, libéral par rêverie, despote par tempérament, brave, mais point militaire, simple et en même temps dévoré du désir de régner, se défiant de lui-même et plein pourtant de l'amour-propre le plus irritable, renfermant dans son âme l'ardeur naturelle des Bonaparte, et employant cette ardeur à se tourmenter sans cesse, se croyant voué au malheur, se plaisant à supposer que sa famille entière était conjurée contre lui, confirmé dans ces idées désolantes par une santé des plus mauvaises, appelé enfin à régner sur un pays qui, par son ciel et sa prospérité présente, n'était pas fait pour le distraire, devait tôt ou tard être amené à un éclat, et devenir pour l'Empire l'occasion des plus fatales résolutions. Du reste, le pays dont il était roi se trouvait dans une situation aussi triste que lui-même. Mais les malheurs de la Hollande étaient antérieurs à la révolution française, à l'Empire et au blocus continental.

Situation de Hollande, et révolutions anciennes qui l'avaient amenée à son état présent. Les Hollandais, placés aux confins de la mer et de la terre, sur quelques plages de sable dont ils avaient éloigné les eaux avec un art admirable, et sur lesquelles ils avaient fait naître de gras pâturages, étaient devenus tour à tour pêcheurs, cultivateurs, éleveurs de bétail, et commerçants. Faisant saler le poisson qu'ils pêchaient sur leurs côtes, le laitage qu'ils recueillaient de leur bétail, allant offrir en tous lieux ces précieux aliments au moyen de leurs vaisseaux, ils s'étaient mis en rapport avec les contrées les plus diverses, et bientôt s'étaient constitués les commissionnaires de toutes les nations, transmettant aux unes les produits des autres, allant chercher au Nord les bois, les fers, les blés, les chanvres, pour les fournir au Midi, d'où ils rapportaient les vins, les huiles, les soies, les draps, et enfin depuis que la navigation avait embrassé toutes les mers, allant verser dans les Indes les industries de l'Europe, et reverser en Europe les épices de l'Inde. Ils étaient devenus ainsi les premiers navigateurs, et en même temps les plus adroits, les plus riches négociants du globe. Braves et sachant défendre leur prospérité sur terre et sur mer, républicains, libres, divisés, éloquents, mais capables de contenir leurs passions, aimant les arts, les pratiquant avec une originalité due à leur sol et à leurs mœurs, ils avaient donné tous les spectacles, ceux de la guerre, de la liberté, de la civilisation; et après avoir secoué le joug de l'Espagne, empêché la domination de la France de s'étendre sur l'Europe, lutté d'influence avec Louis XIV qui les avait humiliés, et qu'ils avaient humilié à leur tour, ils avaient fini par donner pour rois à l'Angleterre des princes dont ils n'avaient daigné faire chez eux que des stathouders.

Mais tout passe, la jeunesse, la gloire, la fortune, la puissance, chez les peuples comme chez les individus. Les poissons salés, les fromages, première origine de l'immense négoce des Hollandais, ne pouvaient en être un fondement durable. La plus grande de leurs industries c'était de porter aux uns l'industrie des autres, et Cromwell, qui s'en était aperçu, leur avait causé un dommage mortel, en introduisant dans le monde, par son acte de navigation, le principe qu'on ne doit porter chez autrui que ce qu'on a produit soi-même. Le principe ayant bientôt été adopté partout, les Hollandais, qui ne se présentaient dans les ports du globe qu'avec des produits étrangers, avaient vu décliner rapidement leur prospérité commerciale. Tandis que l'Angleterre leur était ainsi fermée, la cherté des commissions dans leurs ports faisait passer aux villes de Brême, de Hambourg, moins exigeantes et heureusement situées sur le Weser et l'Elbe, le négoce de l'Allemagne. Enfin les guerres du dix-huitième siècle se passant entre le grand Frédéric et ses puissants voisins sans que la Hollande eût aucun rôle à y jouer, son importance en avait été fort diminuée, et elle avait vu déchoir ainsi sa puissance politique après sa puissance commerciale.

Mais si tout passe, rien ne passe vite. Il était resté aux Hollandais, comme à ces anciens riches dont la fortune ne décroît pas sans les laisser encore fort opulents, d'abondantes sources de prospérité. Ils conservaient de nombreuses colonies, un grand commerce de denrées coloniales, et d'immenses capitaux, fruit de l'économie. Ils faisaient, par exemple, un commerce tout particulier sur les sucres et les cafés. Quiconque avait à en vendre, et ne pouvait s'en procurer le débit immédiat, était assuré de trouver dans les vastes entrepôts de Rotterdam et d'Amsterdam un marché où on les payait comptant, et où l'on savait attendre le jour du renchérissement pour les revendre avec avantage. Les Hollandais étaient ainsi devenus les plus grands spéculateurs de denrées coloniales du monde entier. Ils s'étaient mis de plus à manipuler les matières qu'ils avaient en si grande quantité sous la main, et ils s'étaient faits raffineurs de sucre et préparateurs de tabac très-habiles. Enfin regorgeant de capitaux lentement économisés et supérieurs aux besoins de leur commerce, ils prêtaient à tous les gouvernements, et les emprunts avaient fini par être la principale de leurs industries.

Par ces divers moyens ils avaient réussi à se maintenir dans une grande opulence, jusqu'à l'époque de la révolution française, qui les avait trouvés partagés entre une haute bourgeoisie toute dévouée au stathoudérat et aux Anglais dont elle avait les mœurs, pleine aussi contre la France de préjugés qui remontaient au temps de Louis XIV, et une bourgeoisie inférieure qui détestait les stathouders, aimait peu les Anglais, et penchait pour les Français, surtout depuis que ceux-ci avaient échappé en 1789 au double joug de la royauté et de l'Église.

État commercial et politique de la Hollande depuis sa soumission à la France. Mais la faveur dont les Français jouissaient auprès de la démocratie hollandaise avait été de courte durée, et elle s'était totalement évanouie quand on les avait vus passer si vite d'une liberté sanguinaire au despotisme d'un soldat, et surtout quand la Hollande était devenue leur sujette. Toutes les industries du pays avaient presque succombé à la fois. La navigation s'était trouvée à peu près interdite par la guerre maritime. Les immenses magasins d'Amsterdam et de Rotterdam ne pouvant s'approvisionner que par les Anglais, et les communications avec les Anglais n'étant possibles que par la contrebande, les spéculations sur les denrées coloniales et la raffinerie avaient été frappées du même coup. Le trafic des tabacs avait éprouvé un dommage non moins grand par l'établissement de la régie française, qui s'attribuait la fabrication et la vente exclusives des tabacs. La pêche, déjà ruinée par les Anglais, avait manqué de sel pour la salaison de ses produits, depuis que le sel était obligé d'aller payer à Londres un octroi de navigation. Et si, malgré tant d'entraves, quelques bâtiments neutres, ou soi-disant neutres, apportaient en Hollande les produits des colonies hollandaises, les corsaires français embusqués à l'entrée des passes de l'Escaut, de la Meuse et du Zuyderzée, les arrêtaient, et privaient le peuple affamé d'Amsterdam ou de Rotterdam de gagner un reste de salaire sur le déchargement, le transport et la manipulation des rares marchandises échappées au blocus britannique. Enfin l'industrie des emprunts avait également souffert par suite de la détresse universelle. L'Espagne avait fait banqueroute. L'Autriche ne servait qu'avec beaucoup de peine les intérêts de sa dette; l'Angleterre y suffisait avec un papier déprécié. La Prusse payait difficilement; la Russie exactement, mais non sans dommage pour ses créanciers. Il n'y avait pas un Hollandais qui ne perdît 50 pour 100 des capitaux placés sur les gouvernements étrangers.

Les finances de l'État, non moins obérées que celles des particuliers, et obérées pour le service de la France, présentaient 110 millions de ressources par rapport à 155 millions de dépenses, dans lesquelles la dette seule figurait pour 80. Afin de se procurer ces 110 millions de ressources, pourtant si insuffisantes, il avait fallu recourir aux impôts les plus durs et les plus vexatoires. Aussi les travaux des chantiers étaient-ils abandonnés, les ouvriers et les matelots en fuite vers l'Angleterre, les officiers de marine dans l'indigence. En présence d'un tel état de choses, on conçoit comment avaient pu se réveiller tout à coup ces vieilles haines, qui, depuis Louis XIV, représentaient les Français comme politiques inconséquents et légers, catholiques intolérants, marins malheureux, dont l'alliance ne pouvait exposer qu'à des défaites, voisins incommodes, aussi envahissants sur terre que les Anglais sur mer, et méritant une défiance au moins égale.

Prétentions du roi Louis en montant sur le trône de Hollande. À peine arrivé en Hollande, le roi Louis avait fait comme tous les frères de Napoléon récemment élevés au trône, il avait voulu régner pour lui et pour ses peuples, et non pour la France et pour Napoléon; il s'était appliqué à donner le moins possible de soldats et de vaisseaux, et surtout à supporter le moins possible aussi de restrictions commerciales. C'était naturel, et Murat à Naples, Jérôme à Cassel, Joseph à Madrid, Louis à Amsterdam, disaient avec un certain fondement à Napoléon: Contestation de Napoléon avec tous ses frères. Si vous nous avez faits rois, c'est sans doute pour que nous vous fassions honneur, pour que nous rendions nos peuples heureux, pour que nous fondions des dynasties durables, car autrement vous seriez engagé, afin de nous soutenir, dans des guerres ruineuses et sans terme.—Sans doute, répondait Napoléon, dans des lettres dont nous reproduisons le sens mais non l'amertume, je vous ai faits rois pour que vous régniez dans l'intérêt de vos peuples, mais aussi pour que vous compreniez l'intérêt de ces peuples comme il doit être compris, pour qu'élevés par le sang de mes soldats, non par vos services, vous soyez les alliés fidèles de la France et non ses ennemis.—Tout par la France et pour la France, leur répétait-il sans cesse. Vous avez tous un intérêt suprême à vaincre la domination anglaise, car vous perdriez, vous Murat la Sicile, vous Joseph l'Amérique, vous Louis les Indes, si la France ne l'emportait pas sur l'Angleterre dans cette lutte décisive. Vous y perdriez en outre la liberté de naviguer et l'honneur de votre pavillon! Il faut donc entendre l'intérêt de vos peuples dans le sens de ma politique, le leur faire entendre de même, vous populariser non par votre condescendance à leurs faiblesses, mais par votre économie, votre sobriété, votre application au travail, votre courage à la guerre, par vos vertus enfin, et aussi par vos ménagements pour le parti français, qui en tout pays est le parti de la démocratie, et qu'il faudrait partout chercher à s'attacher. Mais pressé de vous entourer de grands seigneurs qui détestent la France, les Bonaparte, et moi surtout, vous avez éloigné le parti qui seul pouvait nous aimer, et qui, grâce à vos maladresses, nous hait maintenant à l'égal de tous les autres! Aussi n'y a-t-il pas un de vous qui se soutiendrait un jour, une heure, si je perdais une bataille!—

Napoléon aurait eu raison sans doute, s'il n'avait exigé des peuples alliés confiés à ses frères que des sacrifices modérés, proportionnés à leur force, et calculés exclusivement dans l'intérêt évident de la politique commune; mais quand, pour une ambition de monarchie universelle, il les condamnait à une guerre éternelle, à la privation indéfinie de tout commerce, à une conscription de terre et de mer dont ils n'avaient pas l'habitude, et qu'ils auraient difficilement supportée pour eux-mêmes, à des dépenses écrasantes, il demandait l'impossible, et ayant raison contre les faiblesses de ses frères, il leur donnait raison contre sa politique. Il n'est déjà que trop difficile en tout temps, en tous lieux, d'obtenir de peuples alliés les efforts nécessaires à la cause qui leur est commune! Mais défigurer cette cause par une ambition sans frein, imposer des sacrifices sans bornes, charger des royautés étrangères, désagréables au moins quand elles ne sont pas odieuses, d'exiger ces sacrifices, c'était aggraver au delà de toute mesure la difficulté ordinaire des alliances, c'était convertir les amitiés nationales les plus naturelles en haines ardentes, c'était enfin se préparer de cruels mécomptes, dont on allait avoir le triste prélude dans les querelles de Napoléon et de son frère Louis, à l'occasion de la Hollande.

Griefs de Napoléon contre la Hollande et contre son frère Louis. Les griefs de Napoléon contre son frère Louis étaient les suivants. Il se plaignait de ce que la Hollande ne lui était d'aucune utilité ni pour la guerre maritime, ni pour la répression de la contrebande; qu'elle lui rendait beaucoup moins de services sous la royauté de son frère que sous la république et sous le grand pensionnaire Schimmelpenninck. Il rappelait qu'à cette dernière époque elle entretenait à Boulogne une flottille de 50 chaloupes canonnières et de 150 bateaux canonniers, une escadre de ligne au Texel, et une armée sur les côtes; tandis qu'aujourd'hui n'ayant point de flotte au Texel, elle avait à peine 70 bateaux canonniers dans l'Escaut oriental, et tout au plus quelques mille soldats insuffisants pour garder son propre littoral. Il se plaignait de ce que la Hollande était pour le commerce anglais un vaste port, ouvert comme en pleine paix; de ce que les Américains étaient reçus malgré ses ordres formels, sous le prétexte mensonger d'être des neutres; de ce qu'il régnait dans toutes les classes un esprit hostile à la France aussi peu dissimulé qu'à Londres même; de ce qu'on avait développé imprudemment cet esprit en favorisant le parti aristocratique, en éloignant de soi le parti libéral, en rétablissant l'ancienne noblesse, en y ajoutant la nouvelle, en chargeant le trésor de dépenses onéreuses pour la formation d'une garde royale, inutile en Hollande, pour une création de maréchaux tout aussi inutile, pour l'institution de dotations sans motifs dans un pays où personne n'avait remporté de victoire.

Réparations que Napoléon exige de la Hollande, sous peine, si elle refuse, de réunion à la France. S'appuyant sur ces griefs, Napoléon dissimulait peu la disposition où il était de réunir la Hollande à l'Empire, à moins qu'on ne lui donnât pleine satisfaction. Or il déclarait ne pouvoir être satisfait qu'à la condition qu'on entretînt, outre une flottille considérable dans les deux Escaut, une escadre de ligne au Texel, et 25 mille hommes de troupes de terre sur le littoral; qu'on supprimât la garde royale, les maréchaux, les dotations nobiliaires, et qu'à ces économies on en ajoutât une qu'il regardait comme indispensable, la réduction de la dette au tiers du capital existant, car cette dette étant de 80 millions sur un budget de 150, rendait tout service public impossible. Mais ce n'était pas tout: il demandait encore qu'on admît un système de répression énergique contre la contrebande, que pour assurer l'action des corsaires français on déférât le jugement des prises à son propre tribunal, qu'on lui livrât enfin pour en disposer à son profit tous les vaisseaux américains entrés dans les ports de la Hollande. Sans s'expliquer clairement, Napoléon ajoutait que la récente expédition des Anglais dans l'île de Walcheren révélait dans le tracé des frontières de la France et de la Hollande des défectuosités qui exigeraient certaines rectifications vers les deux Escaut, et peut-être vers le Rhin lui-même.

Réponse du roi Louis aux griefs de Napoléon. Le roi Louis répondait aux griefs de son frère, complétement sur quelques points, très-incomplétement sur quelques autres. Il soutenait que sa flottille n'était pas moindre qu'au temps dont Napoléon rappelait le souvenir; que la plus grande partie de cette flottille gardait l'Escaut oriental qu'il était indispensable de surveiller, si on ne voulait pas que les troupes françaises stationnées dans l'Escaut occidental fussent tournées, et que le reste occupait les nombreux golfes de la Hollande. Il ne faisait aucune réponse satisfaisante relativement au désarmement de la flotte du Texel. Quant à l'armée de ligne, il prétendait avoir plus que le chiffre exigé de 25,000 hommes, car outre 3 mille envoyés en Espagne, outre plusieurs mille enfermés dans les places fortes, et plusieurs autres mille atteints des fièvres de Walcheren, il lui en restait environ 15 mille employés à garder l'immense ligne de côtes qui s'étend des bouches de l'Escaut à celles de l'Ems. Il n'alléguait rien qui fût même spécieux pour justifier la dépense d'une garde royale, d'une nomination de maréchaux, et de quelques autres créations du même genre. Quant au rétablissement de l'ancienne noblesse, et à la création de la nouvelle, il répondait que toute l'ancienne aristocratie s'étant rattachée à son gouvernement, il avait dû la récompenser en lui rendant ses titres, qu'il avait imaginé la nouvelle pour se ménager quelques créatures qui lui fussent personnellement dévouées, que les dotations accordées entraînaient une trop faible aliénation du domaine public pour en tenir compte; que s'il s'était éloigné de ce qu'on appelait le parti français, et rapproché du parti prétendu anglais, c'était simplement parce qu'il avait cherché à rallier à lui tout ce qu'il y avait de plus considérable dans le pays.

Le roi Louis aurait pu ajouter qu'il n'avait pas agi autrement que ses frères à Cassel, à Naples, à Madrid, et son oncle le cardinal Fesch dans le clergé, pas autrement que Napoléon lui-même en France. Mais de ces contestations il ressortait évidemment que ce que Napoléon voulait faire lui-même, il n'entendait pas le laisser faire à ses frères, parce qu'à la vérité il le faisait mieux, plus grandement, à sa manière enfin, parce que après tout il s'appelait lion, voulait et pouvait être le maître.

Que les raisons de l'un ou l'autre frère fussent bonnes ou mauvaises, peu importait: il s'agissait de savoir si l'on obéirait, oui ou non, aux volontés formellement exprimées du plus fort des deux. Concessions que le roi Louis est prêt à faire. Le roi Louis se résignait bien à concéder, ou du moins à promettre, outre le maintien de la flottille, l'équipement d'une escadre de ligne au Texel, la répression rigoureuse de la contrebande, l'exclusion des Américains des ports hollandais, un retour de faveur pour les démocrates bataves, sauf à tenir ces promesses comme il pourrait. Concessions qu'il ne peut se décider à consentir. Mais réduire la dette au tiers, rapporter les décrets déjà exécutés relativement à la noblesse, retirer des titres conférés, révoquer des maréchaux déjà nommés, abandonner les droits de la souveraineté hollandaise jusqu'à renvoyer le jugement des prises à Paris, livrer enfin au séquestre les Américains entrés dans ses ports sous la foi de son autorité, lui semblait une suite d'humiliations pires que la mort, et il faut reconnaître qu'il avait raison. Pourtant Napoléon insistait avec de grandes menaces, et l'infortuné roi de Hollande, déjà porté aux pensées sombres, s'exaltait peu à peu jusqu'au point de ne voir dans son frère qu'un tyran, dans tous ses proches que des parents égoïstes agenouillés devant le chef de leur famille, et dans sa femme qu'une épouse infidèle complice de tous les maux qu'on lui faisait essuyer. Les éloges des Hollandais qui connaissaient sa résistance, l'excitaient encore, et il roulait dans sa tête fiévreuse les projets les plus extrêmes. Quelquefois il ne songeait à rien moins qu'à lever l'étendard de la révolte contre son propre frère[7], à plonger la Hollande sous les eaux en rompant les digues, et à se jeter en un mot dans les bras des Anglais, sans le secours desquels toute résistance à Napoléon eût été évidemment impossible. Il était même, en quittant son royaume, convenu secrètement avec le ministre de la guerre, M. de Krayenhoff, de préparer les moyens de résister à la France, si on voulait lui forcer la main à Paris, et il avait donné l'ordre aux commandants des places frontières du Brabant, telles que Bois-le-Duc, Breda, Berg-op-Zoom, d'en refuser l'entrée aux troupes françaises, si elles se présentaient pour les occuper.

En arrivant à Paris le roi Louis n'avait voulu résider ni chez la reine sa femme, ni aux Tuileries, ni même chez aucun des membres de sa famille, et il avait manifesté l'intention de descendre simplement à l'hôtel de la légation hollandaise. Premiers actes du roi Louis à Paris. Cependant comme on lui démontra que cette conduite ajouterait fort à l'irritation de Napoléon, il consentit à recevoir l'hospitalité chez sa mère, qui occupait un vaste hôtel du faubourg Saint-Germain. À peine arrivé, son premier acte fut de demander sa séparation d'avec sa femme, et de réclamer un conseil de famille pour en décider. On lui fit entendre raison à cet égard, et il fut convenu que les deux époux vivraient éloignés l'un de l'autre, sans l'éclat fâcheux d'une séparation. Ces questions de famille écartées, on s'entretint des graves affaires de la Hollande.

Soin qu'on met à empêcher des discussions directes entre Napoléon et son frère Louis. La famille du roi Louis, sa mère, ses sœurs surtout, occupées les unes et les autres de calmer sa sombre défiance, et de le rapprocher de Napoléon, veillaient à ce que les questions difficiles qui l'appelaient à Paris ne fussent pas traitées directement entre les deux frères. Louis était triste, agité, opiniâtre; Napoléon vif, impérieux par caractère, et devenu tellement absolu par habitude de commander, qu'on n'osait déjà plus lui résister. Un violent éclat était donc à craindre si on les mettait tous deux en présence. Aussi avait-on disposé les choses de manière que Napoléon vît son frère en famille, lui parlât peu d'affaires, et que tout se traitât entre M. Roell, ministre des affaires étrangères de Hollande, homme éclairé, excellent patriote quoique orangiste, et le duc de Cadore (M. de Champagny), ministre des affaires étrangères de France, homme aussi doux que sage.

Indiscrète intervention de M. Fouché dans l'affaire de Hollande. Un personnage considérable dont ces événements allaient interrompre la carrière, et dont l'habileté, avons-nous dit, était sans cesse compromise par la manie de se mêler de tout, M. Fouché, ministre de la police, rencontrant ici une occasion de s'immiscer dans les démêlés intérieurs de la famille impériale, et dans les plus graves affaires d'État, fréquenta beaucoup la demeure de l'impératrice mère pour y voir le roi Louis, et pour devenir son intermédiaire auprès de Napoléon. Mais il n'avait pas grande chance de se faire accepter comme tel, car le roi Louis se défiant même des hommes les plus dignes de confiance, n'inclinait guère à s'ouvrir à M. Fouché, et Napoléon, quoique au-dessus de la défiance, encourageait peu l'activité officieuse d'un ministre qu'on voyait à tout instant intervenir dans les affaires où on ne l'appelait pas.

Toutefois le roi Louis par besoin d'avoir un appui, et Napoléon par une sorte de laisser aller que le dédain amène presque aussi souvent que l'estime, avaient fini par accepter ce négociateur si obstiné à s'offrir. M. Fouché devint avec M. de Champagny l'intermédiaire quotidien de cette longue négociation, traitée tantôt de vive voix, tantôt par lettres, bien que les personnages qui s'y trouvaient mêlés fussent tous à Paris[8].

Napoléon fut comme de coutume très-net dans l'expression de ses volontés, et manifesta tout de suite la résolution d'exiger de la Hollande trois choses surtout: la répression énergique de la contrebande, la coopération sérieuse à la guerre maritime, et la réduction de la dette. Il ajouta, ce qui devenait alarmant, que d'après sa conviction jamais il n'obtiendrait ni ces trois choses, ni d'autres fort importantes, de son frère; que celui-ci n'oserait jamais se brouiller avec le commerce hollandais, seul moyen d'empêcher la contrebande, ni se brouiller avec les capitalistes, seul moyen de réduire la dette et de faire face aux dépenses de la flotte; qu'il promettrait tout, puis rentré en Hollande recommencerait comme par le passé; qu'il faudrait alors reprendre ces pénibles explications, pour aboutir tôt ou tard au même résultat; Napoléon, préférant en arriver tout de suite à une solution sérieuse, propose de réunir la Hollande à la France. que mieux vaudrait en finir sur-le-champ, et réunir la Hollande à la France; que puisque son frère parlait toujours des ennuis du trône, des charmes de la retraite, il ferait bien de céder à ses goûts, et de choisir dès à présent cette retraite que l'empereur des Français était assez puissant, assez riche pour lui procurer belle, opulente et douce; que relativement au sort de la Hollande, il pouvait être tranquille, que Napoléon se chargerait bien de la faire revivre en l'administrant, de la tirer tout armée et toute pavoisée de ses eaux aujourd'hui languissantes, de lui donner une existence entièrement nouvelle en l'affiliant à la France, et de lui assurer ainsi un rôle glorieux pendant la guerre, immensément prospère pendant la paix; que par toutes ces raisons, il vaudrait mieux traiter tout de suite de la réunion elle-même, seule solution qui fût simple, sérieuse, et non exposée à de pénibles retours.

Désespoir du roi Louis en apprenant que son frère pourrait bien en arriver à le détrôner. L'expression ferme et tranquille de ces volontés transmise au roi Louis, le plongea dans une véritable consternation. Bien qu'il répétât sans cesse que le trône le fatiguait, et qu'il n'aspirait qu'à en descendre honorablement, il avait le désir ardent d'y rester. Il y tenait non-seulement par l'ambition fort naturelle de régner, mais par un sentiment d'amour-propre fort naturel aussi, c'était de n'en pas descendre comme un préfet destitué, après épreuve faite de son incapacité ou de son infidélité envers la France. Se regardant toujours comme un être sacrifié, comme seul malheureux au sein de la plus heureuse famille de l'univers, il voyait dans ce projet de le détrôner un affreux complément de destinée; il y voyait surtout une condamnation flétrissante prononcée par son frère, juge que le monde devait croire aussi juste que bien informé. Cette humiliation lui était insupportable, et il n'était point d'extrémité qu'il ne fût prêt à braver plutôt que de la subir.

Après un premier accès de désespoir, le roi Louis se décide à se soumettre à son frère, et à faire ce qu'on exigera de lui. Aussi dans le premier moment, déplorant d'être venu à Paris s'y engager dans une sorte de guet-apens, il voulait repartir soudainement pour la Hollande, et y déclarer la guerre à son frère en appelant les Anglais à son secours. Mais il se croyait fort surveillé, beaucoup plus qu'il ne l'était véritablement, et désespérait de pouvoir arriver aux frontières de l'Empire sans tomber dans les mains d'un frère irrité, que sa fuite aurait éclairé sur ses projets de résistance. Il revint donc à d'autres idées, et, se jetant en quelque sorte aux pieds de Napoléon, il se déclara prêt à faire tout ce que celui-ci exigerait, à céder sur tous les points contestés, pourvu qu'on lui laissât son trône, promettant, si son frère consentait à le mettre à une nouvelle épreuve, de lui donner toute espèce de satisfactions.

Napoléon répondait que Louis ne tiendrait pas sa parole, qu'après avoir fait les plus belles promesses et les plus sincères, il retomberait, une fois rentré à Amsterdam, dans les mains des fraudeurs et des capitalistes hollandais, et n'aurait la force de remplir aucun de ses engagements. Ému néanmoins en voyant son frère si malheureux, sensible aux prières de sa mère et de ses sœurs qui toutes sollicitaient pour Louis, rendant justice à l'honnêteté de celui-ci, malgré quelques pensées coupables qu'il discernait bien, Napoléon se relâcha de ses vues absolues, et se montra disposé, moyennant des conditions qui remettraient tout le pouvoir en ses mains et rendraient la royauté de Louis presque nominale au moins pendant la guerre, à le renvoyer à Amsterdam pour y régner quelque temps encore.

Entrevue de Napoléon et de Louis à la suite du rapprochement qui s'est opéré. Un certain rapprochement étant résulté des dernières explications, les relations devinrent un peu moins indirectes entre les deux frères, et ils se virent. Napoléon reçut Louis aux Tuileries, lui expliqua ses desseins, lui répéta que le premier de ses vœux, parce que c'était le premier de ses besoins, c'était d'arracher la paix à l'Angleterre; que sans cette paix il n'avait rien fait, que son établissement et celui de sa famille restaient en suspens, et la grandeur de la France en question; mais que pour arracher la paix à l'Angleterre il n'y avait pas d'allié plus utile, plus nécessaire que la Hollande; qu'il se reprochait tous les jours d'avoir cette contrée à sa disposition et de ne pas savoir s'en servir; que ne voulant plus mériter ce reproche il était résolu à en tirer toutes les ressources qu'elle contenait, ou par les mains de son frère ou directement par les siennes; que ce motif seul le portait quelquefois à la pensée de la réunion, mais que l'ambition d'agrandir un empire déjà trop vaste n'y entrait pour rien. Napoléon imagine de tirer de la menace de réunion de la Hollande une occasion de négocier avec l'Angleterre en proposant de ne pas opérer cette réunion si l'Angleterre consent à traiter. Développant ce thème avec sa vigueur d'esprit accoutumée, et même avec bonne foi, car dans le moment il était bien plus occupé à vaincre l'Angleterre qu'à s'agrandir, il dit dans un de ses entretiens à Louis: Tenez, j'attache tant d'importance à la paix maritime et si peu à la Hollande, que si les Anglais voulaient ouvrir une négociation, et traiter sérieusement avec moi, je ne songerais ni à réunir votre territoire, ni à vous imposer des gênes dont je reconnais la dureté; je laisserais la Hollande tranquille, indépendante et intacte.—Puis, comme entraîné par son sujet, Napoléon ajouta: Ce sont les Anglais qui m'ont obligé à m'agrandir sans cesse. Sans eux, je n'aurais pas réuni Naples, l'Espagne, le Portugal à mon empire. Mais j'ai voulu lutter et étendre mes côtes pour accroître mes moyens. S'ils continuent, ils m'obligeront à joindre la Hollande à mes rivages, puis les villes anséatiques elles-mêmes, enfin la Poméranie et peut-être même Dantzig. Voilà ce qu'il faut qu'ils sachent bien, et voilà ce que vous devriez vous attacher à leur faire comprendre. Vous en avez la possibilité, car vous avez à Amsterdam des négociants qui sont associés des maisons anglaises: eh bien, profitez-en pour apprendre aux Anglais de quoi ils sont menacés; informez-les qu'il ne s'agit de rien moins que de la réunion de la Hollande, ce qui pour l'Angleterre sera un immense dommage, et ajoutez que s'ils veulent ouvrir une négociation et faire la paix, ils sauveront votre indépendance et s'épargneront un grave danger.—Là-dessus Napoléon imagina, séance tenante, d'ouvrir une négociation avec l'Angleterre, fondée sur l'imminence même de la réunion de la Hollande. Plan de la nouvelle négociation. Le continent était pacifié, devaient dire les Hollandais; Napoléon venait de prendre définitivement place parmi les princes légitimes en épousant une archiduchesse d'Autriche; il avait couvert de ses troupes tous les rivages du Nord; il allait reformer le camp de Boulogne, porter en Espagne une masse de forces écrasante, probablement jeter les Anglais à la mer, resserrer le blocus continental jusqu'à le rendre impénétrable, peut-être conquérir la Sicile, et par une suite naturelle de son plan occuper la Hollande, la réunir même à l'Empire français, pour s'emparer plus complétement des ressources qu'elle contenait. Avertis de ces périls par la franche déclaration qu'il leur en avait faite, les Hollandais avaient demandé quelques jours pour aller à Londres s'en ouvrir avec le cabinet britannique, et le supplier de mettre fin à une lutte qui désolait le monde, de mettre surtout par la paix des bornes à une puissance qui grandissait en proportion même des efforts qu'on faisait pour la restreindre.—Après avoir conçu l'idée de ce discours, Napoléon forma le projet de renvoyer sur-le-champ M. Roell à Amsterdam, d'y convoquer les ministres, de leur adjoindre quelques membres du Corps législatif hollandais, de les faire délibérer tous ensemble sur la situation, et puis d'expédier en leur nom un homme sûr à Londres pour avertir de ce qui se passait le cabinet britannique, et le supplier d'épargner à l'Europe le malheur de la réunion de la Hollande à la France.

Empressement de M. Fouché à se mêler de la négociation projetée. Louis, ébloui par le projet de son frère, voulut le mettre à exécution sans aucune perte de temps. Il n'était pas possible de tenir ces détails cachés au duc d'Otrante, devenu par son obstination à s'y mêler le confident de toute l'affaire hollandaise, et on fut obligé de les lui confier. Aussitôt l'esprit de ce ministre prenant feu comme celui de Napoléon, il imagina de contribuer lui aussi à la paix, en y travaillant pour son propre compte, et en y forçant même un peu Napoléon s'il le fallait. Tout fier de l'initiative récente qu'il avait prise en armant les gardes nationales lors de l'expédition de Walcheren, flatté des bruits qui avaient couru à cette époque et qui le représentaient comme un génie audacieux, dont la puissance personnelle s'était maintenue même à côté de Napoléon, il croyait qu'il ajouterait beaucoup à son importance si, la paix générale survenant, on pouvait lui attribuer une part de cet immense bienfait, objet des vœux du monde entier.

Depuis quelque temps M. Fouché s'était fait le protecteur de M. Ouvrard, lui avait permis de sortir de Vincennes pour arranger ses affaires financières, et avait la faiblesse de l'écouter sur tous les sujets. Ses relations avec M. Ouvrard et avec quelques écrivains royalistes; idées qu'il puise dans ces relations; influence que ces idées ont sur sa conduite. Il écoutait non-seulement M. Ouvrard, mais certains écrivains royalistes, qui alors lui adressaient des plans[9], en offrant de se dévouer au grand homme appelé par la Providence à changer la face de l'univers. Il fallait, disaient-ils, profiter de l'occasion du mariage avec Marie-Louise pour conclure une paix qui embrasserait la mer et la terre, le nouveau monde et l'ancien, qui, en laissant la dynastie napoléonienne sur les trônes qu'elle occupait, ferait la part de la maison de Bourbon elle-même, de la branche qui avait régné en Espagne comme de celle qui avait régné en France, pacifierait ainsi les nations, les dynasties, les partis, et permettrait aux habiles inventeurs de cette combinaison de se rattacher au pouvoir réparateur qui aurait donné satisfaction à tous les intérêts, même à ceux des Bourbons.

Pour arriver à ces merveilles il fallait partager la Péninsule, en laisser la plus grande partie à Joseph, rendre le reste à Ferdinand VII, qu'on aurait soin de marier à une princesse Bonaparte; il fallait en outre consentir à la séparation déjà opérée des colonies espagnoles, leur accorder définitivement l'indépendance qu'elles allaient conquérir elles-mêmes si on la leur refusait, mais la leur accorder sous forme monarchique, en leur donnant pour roi (le croirait-on?) Louis XVIII, alors héritier légitime de la couronne de France aux yeux des royalistes, et bien heureux, on n'en doutait pas, de sortir de sa retraite pour monter sur le trône du nouveau monde.

Voilà quelles étaient les inventions des financiers et des écrivains oisifs que M. Fouché écoutait. Nous ne citerions pas ces puérilités si elles n'avaient eu d'assez graves conséquences.

Tout plein de ces inspirations, et impatient de contribuer à la paix, M. Fouché avait déjà envoyé un agent secret à Londres pour sonder le cabinet britannique, et l'avait envoyé sans en rien dire à Napoléon. Dès qu'il eut entendu parler du nouveau projet, il se hâta d'y mettre la main, et chercha lui-même l'intermédiaire de la négociation secrète qu'il s'agissait d'ouvrir. M. Fouché propose et fait adopter M. de Labouchère pour l'envoyer à Londres. M. de Labouchère, chef respectable de la première maison de banque de Hollande, associé et gendre de M. Baring, qui était de son côté chef de la première maison de banque d'Angleterre, se trouvait alors à Paris pour affaires de finance. M. Ouvrard, qui lui avait vendu des piastres lors de ses grandes spéculations avec l'Espagne, et s'était même servi de son entremise pour en réaliser quelques millions en Amérique, l'avait mis en rapport avec le duc d'Otrante, et celui-ci l'avait accueilli avec les égards dus à un banquier riche, habile et probe. À peine eut-on parlé de la négociation à entamer avec l'Angleterre, que M. Fouché pensa à M. de Labouchère, et le proposa. M. de Labouchère fut accepté comme parfaitement choisi, et comme très-propre à une communication de ce genre, car il fallait un agent non officiel qui n'attirât pas l'attention, et qui eût cependant assez de poids pour être accueilli et écouté avec attention.

On fit donc partir M. Roell et M. de Labouchère pour Amsterdam, et en attendant on suspendit toutes les résolutions dont la Hollande pouvait être l'objet. Louis aurait désiré profiter de l'occasion pour retourner dans son royaume; mais Napoléon, qui ne voulait pas le laisser partir tant qu'il n'y aurait rien de convenu sur les affaires de Hollande, le retint à Paris, et l'obligea d'y attendre les premières réponses de M. de Labouchère.

On avait eu quelques difficultés à s'entendre sur les formes à suivre dans cette négociation, sur l'autorité au nom de laquelle on se présenterait à Londres, et sur l'étendue qu'on donnerait aux ouvertures pacifiques qu'on allait essayer. Après de plus mûres réflexions il avait paru difficile de réunir les ministres hollandais et les membres du Corps législatif sans ébruiter toute l'affaire, et peu convenable aussi de présenter les principaux membres du gouvernement hollandais parlant de la suppression de leur patrie comme d'une mesure inévitable et presque naturelle, si l'Angleterre ne se hâtait de la prévenir par des sacrifices. Au nom de quelle autorité, et dans quelle forme, M. de Labouchère doit se présenter au cabinet britannique. On avait donc jugé plus expédient d'envoyer M. de Labouchère, non pas au nom du roi Louis, qui ne pouvait guère entrer en rapports directs avec les Anglais, mais au nom de deux ou trois des principaux ministres, tels que MM. Roell, Vander Heim, Mollerus, qui se disaient initiés par leur roi à tous les secrets du cabinet français. Il était impossible qu'un homme tel que M. de Labouchère ne fût pas écouté, quand il viendrait de leur part déclarer que le mariage de Napoléon changeant sa position, on pouvait obtenir de lui la paix, si on la désirait sincèrement, et empêcher ainsi de nouveaux envahissements, malheureux pour l'Europe, et très-regrettables pour l'Angleterre elle-même. M. de Labouchère, sans articuler aucune condition, était autorisé à déclarer que si l'Angleterre se montrait disposée à quelques sacrifices, la France de son côté se hâterait d'en accorder qui seraient de nature à satisfaire la dignité et l'intérêt des deux pays.

Départ de M. de Labouchère, et son arrivée en Angleterre. Tout ayant été définitivement convenu, M. de Labouchère s'embarqua clandestinement à Brielle, en usant des moyens dont se servaient les Anglais et les Hollandais pour communiquer entre eux, arriva bientôt à Yarmouth, et se rendit immédiatement à Londres. Nous venons de dire que M. de Labouchère était tout à la fois associé et gendre de M. Baring; il faut ajouter que M. Baring, le plus influent des membres de la Compagnie des Indes, s'était lié d'une étroite amitié avec le marquis de Wellesley, ancien gouverneur des Indes et frère de sir Arthur Wellesley qui commandait les armées anglaises en Espagne. M. de Labouchère n'avait donc qu'à se montrer pour être accueilli, écouté et cru. Quant au fond de la mission elle-même, le succès dépendait et de la nature des offres qu'il serait chargé de faire, et de la situation dans laquelle se trouvait alors le cabinet britannique. Cette situation était en ce moment assez difficile.

Composition et situation du cabinet britannique au moment des ouvertures pacifiques dont la Hollande est l'occasion. Après la retraite des lords Grenville et Grey, continuateurs de l'alliance opérée entre M. Fox et M. Pitt, retraite qui avait eu pour cause la question des catholiques, les exagérateurs de la politique de M. Pitt leur avaient succédé, sous la présidence du vieux duc de Portland, et tout en se maintenant ils avaient subi de nombreux échecs. D'abord lord Castlereagh et M. Canning, le premier ferme, appliqué, habile, mais point éloquent, le second au contraire ayant en talents oratoires toute la supériorité qu'avait le premier dans le maniement des affaires, s'étaient jalousés, desservis, offensés, et retirés du cabinet pour se battre en duel. Ils n'y étaient pas rentrés. Depuis, lord Chatham avait succombé à la suite de l'expédition de Walcheren, et le duc de Portland était mort. Deux personnages avaient hérité de l'influence dans le cabinet, M. Perceval et le marquis de Wellesley. M. Perceval et le marquis de Wellesley. M. Perceval était un avocat habile, doué d'une certaine éloquence, d'un caractère inflexible, et imbu des plus aveugles préjugés du parti tory. Le marquis de Wellesley, au contraire, appelé à remplacer M. Canning au Foreign-Office, joignait à l'esprit le plus éclairé, le plus libre de préjugés, un rare talent de s'exprimer simplement et élégamment. Il avait moins d'empire sur le parti tory que M. Perceval parce qu'il avait moins de passion, mais il jouissait d'une considération immense que la gloire de son frère augmentait chaque jour.

La position des ministres anglais, bien que la majorité leur fût acquise dans le parlement, n'était pas parfaitement solide. Ils avaient éprouvé une alternative de succès et de revers. Quoique la victoire de Talavera fût une victoire douteuse et qu'elle eût été suivie d'une retraite en Estrémadure, elle avait eu néanmoins pour les Anglais deux avantages, d'abord celui de tenir l'armée française éloignée du Portugal, et secondement celui de leur permettre de se maintenir dans la Péninsule en face de toute la puissance de Napoléon. C'était en revanche un grand revers pour eux que d'avoir, avec quarante mille soldats, échoué devant Anvers, en y sacrifiant quinze mille hommes, les uns morts, les autres atteints de fièvres presque incurables. Aussi la situation des ministres restait-elle incertaine, comme le jugement du pays sur leur politique. Opinion pour et contre la guerre en Angleterre. L'opposition, ayant à sa tête deux personnages éminents, lord Grenville et lord Grey, plus la faveur très-avouée du prince de Galles, que la santé chancelante du roi pouvait à tout moment porter au trône ou à la régence, soutenait que la guerre était continuée au delà de toute raison, que chaque année de prolongation avait fait grandir le colosse dont on poursuivait la destruction, qu'on y avait perdu sinon le Portugal, du moins l'Espagne et Naples, qu'en continuant on y perdrait tous les rivages du Nord jusqu'aux bouches de l'Oder, que la guerre de la Péninsule en particulier était bien dangereuse, car si Napoléon allait avec cent mille hommes se jeter sur l'armée anglaise, il ne reviendrait pas un soldat de cette armée, que la seule force capable de défendre le territoire serait ainsi détruite; que tous les jours on perdait quelque nouvel allié, que récemment on avait perdu la Suède, et qu'on était menacé bientôt de perdre l'Amérique; que les finances se chargeaient d'un fardeau énorme, que le papier-monnaie s'avilissait chaque jour davantage, que le change suivait le sort du papier; qu'on approchait du moment où les relations avec le dehors seraient ruineuses, que persister, uniquement pour n'en avoir pas le démenti, dans une pareille politique, n'était ni sage, ni prudent.—Telle était la substance des discours quotidiens des lords Grenville et Grey, et il faut reconnaître que pour tous ceux qui ne prévoyaient pas alors les égarements auxquels Napoléon serait bientôt entraîné, il y avait bien des raisons d'incliner vers la paix. La guerre devenue chez les Anglais une sorte d'habitude. Pourtant, sauf les millions qu'il en coûtait tous les ans pour soutenir cette longue lutte, sauf les hommes en petit nombre qui périssaient dans l'armée de lord Wellington, laquelle n'était pas très-considérable et se recrutait par des volontaires, la population britannique sentait peu l'état de guerre, et s'y était pour ainsi dire habituée. Elle ne souffrait pas beaucoup encore dans son commerce, car si elle avait perdu des débouchés sur le continent, elle en avait trouvé de considérables dans les colonies espagnoles qui venaient de s'ouvrir à ses produits. Elle n'était menacée de sérieux dommages que dans le cas où Napoléon parviendrait à fermer rigoureusement aux denrées coloniales les avenues du continent. Jusque-là, malgré le désavantage du change, elle entretenait au dehors d'immenses relations; ses manufactures avaient reçu un développement prodigieux; le peuple espagnol lui était devenu cher; elle commençait à n'avoir plus d'inquiétude pour ses troupes en les voyant se maintenir si bien dans la Péninsule, et enfin, sauf quelques plaintes poussées de temps en temps plutôt contre les gênes que contre l'élévation de l'income-tax, elle approuvait de son silence la politique du gouvernement, sans trouver néanmoins que l'opposition eût tort de demander la paix. Le moindre événement pouvait ainsi la faire pencher dans un sens ou dans un autre.

Le marquis de Wellesley penche pour la paix, mais craint d'agiter l'opinion publique par une négociation qui ne serait pas sérieuse. Il en était autrement des ministres, et parmi eux notamment M. Perceval s'était opiniâtré à poursuivre la guerre avec l'aveugle fureur d'un tory. Le marquis de Wellesley, au contraire, plein de lumières et de modération, n'apportait aucun entêtement dans la politique du cabinet, et bien que la continuation de la guerre procurât beaucoup de gloire à sa famille, elle lui faisait courir tant de dangers et en faisait tant courir aussi à l'Angleterre, qu'il ne cessait d'en avoir grand souci. Il aurait donc incliné à la paix, si on lui eût apporté une offre sérieuse de négocier, et surtout un arrangement acceptable relativement à l'Espagne. Mais agiter l'opinion publique pour des pourparlers insignifiants, détourner les esprits du courant qu'ils suivaient paisiblement pour les jeter dans un courant opposé sans être certain d'atteindre un résultat utile, les détourner de la guerre pour les pousser vers la paix sans être assuré de la leur donner, lui semblait une grave imprudence qu'il était décidé à ne pas commettre. Il s'était déjà conduit conformément à ces idées envers l'agent secret récemment envoyé par M. Fouché, et lui avait fait une réponse évasive comme la mission dont cet agent était chargé. Ancien officier dans l'armée de Condé, ayant quelques relations en Angleterre, l'envoyé du duc d'Otrante s'était fait présenter par lord Yarmouth, qu'il connaissait. Le marquis de Wellesley l'avait reçu poliment, et lui avait répondu que l'Angleterre, sans avoir le parti pris d'une guerre éternelle, écouterait des paroles de paix quand elles seraient portées par des agents ostensibles, suffisamment accrédités, et chargés de propositions conciliables avec l'honneur des deux nations.

Accueil obligeant fait à M. de Labouchère, mais réponse insignifiante à ses communications, jugées trop vagues pour qu'on puisse les examiner sérieusement. M. Baring ayant annoncé l'arrivée de M. de Labouchère comme porteur de communications importantes, lord Wellesley se hâta de le recevoir, l'accueillit avec beaucoup d'égards, et l'écouta avec grande attention. Mais après l'avoir entendu il montra une extrême réserve, et se renferma dans des assurances générales et vagues de dispositions pacifiques, répétant que si la France inclinait sincèrement à la paix, l'Angleterre de son côté s'y prêterait volontiers. Mais il exprima les plus grands doutes sur les sentiments véritables du cabinet français, et donna pour raison de ses doutes l'obscurité même de cette mission, entièrement secrète dans sa forme, extrêmement vague dans ses propositions, et laissant toutes choses dans une profonde incertitude. Il ne dissimula point qu'il avait déjà reçu une ouverture de la même nature, apportée il est vrai par un personnage beaucoup moins respectable que M. de Labouchère, mais exactement pareille pour le fond et la forme, car elle n'énonçait que des dispositions pacifiques sans en offrir aucune preuve tant soit peu significative. Le marquis de Wellesley répéta que toute mission clandestine, toute proposition incertaine, qui ne donnerait pas l'espoir fondé d'arriver à un arrangement honorable pour l'Angleterre, n'obtiendrait aucun accueil. Quant à la Hollande et au danger de la voir bientôt réunie à la France, le marquis de Wellesley s'en montra médiocrement affecté. Tandis que Napoléon trouvait la Hollande trop anglaise, le ministre britannique la trouvait trop française, lui en voulait d'avoir si peu secondé les Anglais pendant l'expédition de Walcheren, et semblait croire qu'entre son état actuel et la réunion à la France la différence n'était pas grande. Quant aux gênes commerciales dont on menaçait l'Angleterre, il ne s'en faisait pas une idée bien claire, n'en prévoyait pas l'étendue, et en tout cas, répétait qu'on s'attendait depuis longtemps à tous les actes de tyrannie imaginables le long du littoral européen, et qu'on s'y était résigné d'avance.

Ces explications, incertaines comme les ouvertures dont M. de Labouchère était chargé, étaient accompagnées de témoignages affectueux pour lui et de l'assurance réitérée pour le gouvernement français, que si un personnage quelconque porteur de pouvoirs ostensibles et de propositions acceptables se présentait à Londres, il serait sûr d'être accueilli et admis à négocier.

Le marquis de Wellesley, si discret avec M. de Labouchère, s'ouvrit davantage avec M. Baring, et lui dit la vérité presque tout entière. Lui et ses collègues, affirmait-il, ne s'étaient pas fait de la guerre éternelle un système; ils se souciaient peu de rétablir les Bourbons de France sur le trône de Louis XIV, et ils étaient prêts à traiter avec Napoléon, mais ils se défiaient de la sincérité de ce dernier; ils croyaient à un piége de sa part, au désir d'agiter l'opinion publique en Angleterre par une négociation simulée, et ils étaient décidés à ne pas se prêter à ce calcul. Par tous ces motifs ils ne voulaient admettre qu'une négociation officielle et solennelle. Résolus en outre à ne pas abandonner l'Espagne à Joseph, la Sicile à Murat, et à ne jamais se dessaisir de Malte, ils voulaient préalablement que tout négociateur fût muni de pouvoirs tels qu'on pût sur ces points essentiels espérer un accord.

Conjectures sur les conditions auxquelles la paix eût été possible. Devinant ce qu'on ne lui avouait pas, M. Baring, qui était fort sagace, fit part de ses observations personnelles à M. de Labouchère, et lui dit que l'Angleterre s'était résignée à la guerre, qu'elle s'y était même habituée, qu'elle n'en souffrait pas encore assez pour céder; qu'avec une grande inquiétude sur le sort de son armée elle avait pourtant fini par se rassurer en voyant cette armée se maintenir au milieu de la Péninsule, qu'il faudrait pour la décider à la paix un revers, actuellement peu probable; que pour le moment, elle ne consentirait point à céder l'Espagne à un prince de la maison Bonaparte; qu'il fallait être bien fixé à cet égard et ne nourrir aucune illusion. Parlant en toute liberté et cherchant les diverses combinaisons imaginables, M. Baring présenta comme possible, non comme certain, et uniquement comme émanant de lui seul, un arrangement qui, en laissant Malte à l'Angleterre, attribuerait Naples à Murat, la Sicile aux Bourbons de Naples, et rendrait l'Espagne à Ferdinand, sauf l'abandon à la France, pour frais de la guerre, des provinces de la Péninsule jusqu'à l'Èbre.

Bien convaincu qu'un plus long séjour à Londres ne lui procurerait aucune lumière nouvelle, M. de Labouchère repartit pour la Hollande, y arriva par les voies qu'il avait déjà suivies, et fit parvenir au roi Louis à Paris le résultat de sa démarche, restée absolument secrète pour tout le monde. L'Espagne est l'obstacle insurmontable à tout rapprochement. Il devenait évident après ces communications que l'Espagne était le véritable obstacle à un rapprochement, et qu'ayant déjà obscurci la gloire de Napoléon, ayant fort épuisé ses finances et ses armées, elle serait dans toute négociation ultérieure un empêchement insurmontable à la paix, à moins qu'on ne parvînt à obtenir sur les Anglais un triomphe décisif dans la Péninsule.

Malheureusement Napoléon s'était habitué à la guerre d'Espagne, comme l'Angleterre à la guerre maritime qu'elle soutenait contre tout l'univers. Il s'y résignait comme à l'un de ces maux graves qu'on supporte grâce à une forte constitution, dont on souffre dans certains moments, dont on se distrait dans d'autres, et avec lesquels on vit, en cherchant à se faire illusion sur leur gravité. Dès qu'il eut la réponse de M. de Labouchère, il cessa de croire qu'on pût ébranler les résolutions de l'Angleterre en la menaçant de réunir la Hollande à la France, et il prit le parti de traiter à part, et de terminer tout de suite l'affaire de ses démêlés avec son frère. Napoléon, tout en renonçant pour le moment à la paix, ne veut pas rompre entièrement les relations commencées par M. de Labouchère, et fait adresser quelques réflexions indirectes au marquis de Wellesley. Cependant, ne voulant pas laisser tomber entièrement les relations indirectes commencées par M. de Labouchère, il dicta une note à remettre, dont le sens était le suivant:—Si l'Angleterre, disait-il, était habituée à la guerre et en souffrait peu, la France y était habituée tout autant, et en souffrait moins encore. La France était victorieuse, riche, prospère, condamnée, il est vrai, à payer cher le sucre et le café, mais non pas condamnée à s'en passer. En effet, elle était fort dédommagée par les nouveaux sucres que la chimie moderne avait inventés. La cherté des produits manufacturés avait procuré à ses fabriques un essor immense, et une souffrance passagère était ainsi devenue le gage assuré d'un progrès inouï. Naples, l'Espagne, le Levant, lui apportaient pour ses manufactures des cotons en suffisante quantité, et si la mer était fermée à ses vaisseaux, le continent entier offrait un vaste débouché à ses soieries, à ses draps, à ses mousselines, à ses toiles peintes. Elle pouvait par conséquent supporter longtemps encore une pareille situation. Quant à l'Espagne, la guerre y avait duré deux ans et demi, parce que Napoléon, obligé de marcher encore une fois à Vienne, n'avait pas pu s'en occuper suffisamment. Mais il en avait fini avec l'Autriche, et il préparait aux Espagnols, aux Portugais et aux Anglais de cruelles surprises. À considérer les choses dans leur ensemble, il n'était donc pas fâché d'une interruption de relations maritimes qui développait les manufactures françaises, et de la continuation d'une guerre qui, en attirant les Anglais sur le continent, allait lui fournir l'occasion ardemment désirée de les joindre corps à corps. Si, dans de telles occurrences, il songeait à la paix, c'est que, marié avec une archiduchesse, tendant à se rapprocher de la vieille Europe, il inclinait à terminer la lutte de l'ancien ordre de choses contre le nouveau. Quant aux royaumes créés par lui, il ne fallait pas attendre qu'il en sacrifiât aucun. Jamais il ne détrônerait ses frères Joseph, Murat, Louis, Jérôme. Mais le sort du Portugal et de la Sicile était en suspens: ces deux pays, le Hanovre, les villes anséatiques, les colonies espagnoles, pouvaient offrir la matière de larges compensations. D'ailleurs s'il était difficile de s'entendre sur ces divers points, il était au moins possible d'imprimer tout de suite un caractère plus humain à la guerre. Les Anglais avaient rendu les ordres du conseil, auxquels Napoléon avait répondu par les décrets de Berlin et de Milan, et on avait ainsi converti la mer en un théâtre de violences. L'Angleterre plus que la France avait intérêt à mettre un terme à cet état de choses, car la guerre avec l'Amérique pouvait en résulter pour elle. Si elle pensait ainsi, elle n'avait qu'à se désister de ses lois de blocus; la France, de son côté, se désisterait des siennes; la Hollande, les villes anséatiques resteraient alors indépendantes et libres; les mers seraient rouvertes aux neutres, la guerre perdrait son caractère acerbe, et il était possible que ce premier retour à des procédés plus modérés fût suivi bientôt d'un entier rapprochement entre les deux nations dont la lutte divisait, agitait, tourmentait le monde.—

Telles étaient les considérations que M. de Labouchère fut chargé de présenter à M. Baring, M. Baring au marquis de Wellesley, en suivant, pour les faire parvenir, les voies que l'un et l'autre jugeraient convenables. M. de Labouchère était autorisé ou à correspondre, ou, s'il le croyait nécessaire, à faire à Londres un nouveau voyage.

Il fallait en revenir à la Hollande, et prendre un parti à son égard, car la négociation dont elle avait suggéré l'idée, remise indéfiniment, ne pouvait pas fournir le moyen de résoudre par la paix les différends qui étaient survenus. Napoléon, ne pouvant traiter avec l'Angleterre à l'occasion de la Hollande, songe à terminer ses démêlés avec celle-ci. Napoléon voulait une solution immédiate pour opérer sur-le-champ la clôture complète des rivages de la mer du Nord, et, bien qu'il persistât à regarder la réunion de la Hollande à la France comme le moyen le plus sûr d'arriver à ce résultat, cependant en voyant le chagrin de son frère, en écoutant les instances de sa mère et de ses sœurs, il était disposé à se désister d'une partie de ses exigences. Il avait déjà, par affection pour la reine Hortense et pour l'impératrice Joséphine, assuré le sort du fils aîné de Louis, et transféré à cet enfant le beau duché de Berg, devenu vacant par l'avénement de Murat au trône de Naples. Louis, loin d'y voir une preuve d'affection, s'était persuadé au contraire qu'on avait voulu l'offenser en lui ôtant l'éducation de son fils, qui, devenu souverain mineur d'une principauté dépendante de l'Empire, passait sous la tutelle du chef commun de la famille impériale, c'est-à-dire de Napoléon lui-même. Malgré ces folles interprétations, Napoléon, touché de l'état de son frère, consentit à entendre parler d'un arrangement autre que la réunion, arrangement qui, en changeant la frontière, en attribuant à l'autorité française la garde des côtes de la Hollande, en obligeant celle-ci à certains armements, pût produire quelques-uns des grands résultats qu'il avait en vue.

Conditions que Napoléon exige de Louis en lui laissant le trône de Hollande. Jusqu'ici la France ayant eu la Belgique sans la Hollande, la frontière avait quitté les bords du Rhin au-dessous de Wesel, passé la Meuse entre Grave et Venloo, laissé en dehors le Brabant septentrional, et rejoint l'Escaut au-dessous d'Anvers, en attribuant par conséquent à la Hollande non-seulement le Wahal, mais la Meuse et l'Escaut oriental lui-même, qui lui avaient toujours appartenu. Napoléon voulait, tout en laissant la Hollande à son frère, rectifier la frontière, prendre le Wahal pour ligne de séparation (on sait que c'est le nom du bras principal du Rhin une fois que ce fleuve est entré en Hollande); adopter ensuite le Hollands-Diep et le Krammer pour limite extrême, ce qui faisait passer sous la souveraineté de la France la Zélande, les îles de Tholen et de Schouwen, le Brabant septentrional, une partie de la Gueldre, l'île de Bommel, les importantes places de Berg-op-Zoom, Breda, Gertruidenberg, Bois-le-Duc, Gorcum, Nimègue, c'est-à-dire un cinquième de la population de la Hollande, à peu près 400 mille âmes sur 2 millions, et des positions plus importantes encore que les peuples qu'on faisait sujets de l'Empire.

Indépendamment de ce changement de frontières, Napoléon voulait que jusqu'à la fin de la guerre maritime le commerce hollandais se fît avec des licences délivrées par lui, que toutes les embouchures de la Hollande fussent gardées par une armée de dix-huit mille hommes, dont six mille Français et douze mille Hollandais commandés par un général français, que toute prise fût jugée à Paris, qu'une escadre de 9 vaisseaux et 6 frégates se trouvât sous voiles au Texel le 1er juillet de l'année courante (1810), que toutes les cargaisons américaines introduites en Hollande fussent livrées au fisc français, que les mesures imprudentes décrétées à l'égard de la noblesse fussent immédiatement rapportées, qu'il n'y eût plus de maréchaux, et que l'armée de terre ne fût jamais au-dessous de vingt-cinq mille hommes présents sous les armes.

Parmi ces conditions, au moins aussi douloureuses que la privation du trône, il y en avait plusieurs qui affectaient plus particulièrement l'infortuné frère de Napoléon, bien puni aujourd'hui d'être devenu roi pour quelques années: c'était d'abord la perte des territoires à la gauche du Wahal, qui allait désoler le patriotisme des Hollandais, et fort appauvrir leurs finances déjà si obérées; c'était la juridiction des prises attribuée à l'autorité française, qui entraînait une sorte de déplacement de souveraineté, et enfin le commandement de l'armée hollandaise déféré à un général français, qui était à la fois un déplacement de souveraineté et une cruelle humiliation. Les conditions exigées de Louis lui paraissent si dures, qu'il revient encore une fois à l'idée de résister. Louis priait, suppliait qu'on ne lui rendît pas son trône à des conditions si dures, et, dans son chagrin, revenant à l'idée d'une résistance désespérée, il avait envoyé sous main aux ministres Krayenhoff et Mollerus l'avis de fortifier Amsterdam et les parties de la Hollande les plus susceptibles d'être défendues. Il avait renouvelé aussi l'ordre de refuser aux Français l'entrée des places fortes hollandaises.

Mais pendant les agitations de ce malheureux prince, les troupes de l'ancien corps de Masséna, commandées par le maréchal Oudinot, avaient descendu le Rhin et envahi le Brabant sous prétexte de garder le pays contre les Anglais. Le général Maison s'étant présenté aux portes de Berg-op-Zoom les avait trouvées fermées, et avant insisté pour qu'on les lui ouvrit, avait amené le gouverneur à lui montrer la lettre du roi qui prescrivait d'en refuser l'entrée aux Français. Craignant d'outre-passer les intentions du gouvernement en allant jusqu'à une collision, le général Maison s'était arrêté sous le canon de la place pour attendre de nouveaux ordres. En même temps des avis venus d'Amsterdam annonçaient qu'on remuait de la terre autour de cette ville, qu'on y construisait des redoutes, et qu'on les armait d'artillerie.

Ces faits, dès qu'il les connut, remplirent Napoléon de colère. Il envoya coup sur coup le duc d'Otrante et le duc de Feltre chez son frère, pour demander qu'on lui ouvrît toutes les portes de la Hollande, déclarant que si on hésitait à le faire il allait les forcer. Il rendit Louis et ses ministres responsables du sang qui coulerait, et exigea même qu'on lui livrât les ministres qui avaient donné de tels ordres[10].

Les ducs d'Otrante et de Feltre (ce dernier inspirait une assez grande confiance à Louis) peignirent en de tels traits l'irritation de Napoléon, que le malheureux roi de Hollande épouvanté céda sur tous les points, donna l'ordre de recevoir les troupes françaises dans ses places, et consentit à la destitution des deux ministres accusés de pousser à la résistance. «Sire, écrivit-il à son frère, j'expédie cette nuit un courrier portant la destitution du ministre Mollerus et du ministre de la guerre de Krayenhoff; ce sont les seuls qui ont été cause des préparatifs et de la note dont Votre Majesté a parlé. Si elle veut la destitution de quelque autre, je suis prêt à obéir à sa volonté dès que je la connaîtrai.»

Soumission du roi Louis. Brisé par le chagrin et la souffrance, le roi Louis adressa encore à son frère la lettre suivante, qui révèle bien quelle était la situation des choses à cette époque. «Il n'y a point eu, écrivait-il, d'empire d'Occident jusqu'ici... Il va y en avoir un bientôt vraisemblablement... Alors, Sire, Votre Majesté sera bien sûre que je ne pourrai plus me tromper et l'indisposer.» (Louis faisait ici allusion à l'état de vassalité bien définie qui en résulterait, et qui rendrait à chacun l'obéissance facile.) «Veuillez considérer que j'étais sans expérience, dans un pays difficile, vivant au jour le jour. Permettez-moi, puisque je suis au moment de perdre tout à fait votre amitié et votre soutien, de vous conjurer de tout oublier. Je vous promets de suivre fidèlement tous les engagements que vous m'imposerez. Je vous donne ma parole d'honneur de les suivre fidèlement et loyalement dès que je m'y serai engagé...»

Traité par lequel Napoléon enlève le Brabant septentrional à la Hollande, exige d'elle certains armements, et une soumission complète au nouveau régime commercial. La soumission de Louis étant complète, il ne pouvait plus y avoir de difficulté sur l'arrangement des affaires de Hollande. Ligne du Wahal jusqu'au Krammer, c'est-à-dire ligne du Rhin dans sa plus grande extension possible; occupation des côtes par une armée partie hollandaise, partie française, commandée par un général français; jugement des prises transporté à Paris; saisie et abandon à la France de tous les bâtiments américains; armement d'une flotte de 9 vaisseaux et 6 frégates au 1er juillet; abolition de la dignité de maréchal et de certaines institutions nobiliaires; enfin éloignement des ministres qui avaient encouragé le roi dans la politique antifrançaise, tout fut admis et renfermé dans un traité, par lequel Napoléon s'engagea, de son côté, à maintenir l'intégrité de la Hollande, du moins l'intégrité de ce qui en restait. On n'avait épargné au roi Louis que la réduction de la dette publique au tiers. Seulement, pour le ménager aux yeux des Hollandais, on eut soin de consigner dans un procès-verbal diplomatique, destiné à rester secret, ce qui était relatif au commandement de l'armée par un général français, à la saisie des bâtiments américains, à l'abolition de certaines dignités, au renvoi de certains ministres. Il fut ajouté à ce procès-verbal une condition singulière, c'est que le roi Louis n'aurait plus d'ambassadeurs ni à Vienne ni à Saint-Pétersbourg. Napoléon, se défiant des relations que ses frères pourraient nouer dans ces capitales, au fond ennemies, avait imposé la même condition à Murat sous prétexte d'économie.

Ces sacrifices une fois consentis, Napoléon écrivit à Louis une lettre qui indique parfaitement sa vraie pensée.

AU ROI DE HOLLANDE.

«Paris, le 13 mars 1810.

Lettre de Napoléon à son frère Louis sur le dernier arrangement des affaires de Hollande. »Toutes les raisons politiques voulaient que je réunisse la Hollande à la France; la mauvaise conduite des hommes qui appartiennent à l'administration m'en faisait une loi; mais je vois que cela vous fait tant de peine, que, pour la première fois, je fais plier ma politique au désir de vous être agréable. Toutefois, partez bien de l'idée qu'il faut que les principes de votre administration changent, et qu'au premier sujet de plainte que vous me donnerez, je ferai ce que je ne fais pas aujourd'hui. Ces plaintes sont de deux natures, et ont pour objet, ou la continuation des relations de la Hollande avec l'Angleterre, ou des discours et édits réacteurs, contraires à ce que je dois attendre de vous. Il faut à l'avenir que toute votre conduite tende à inculquer dans l'esprit des Hollandais l'amitié de la France, et non à leur présenter des tableaux propres à exciter leur inimitié, et à fomenter leur haine nationale. Je n'aurais pas même pris le Brabant, et j'aurais augmenté la Hollande de plusieurs millions d'habitants, si vous aviez tenu la conduite que j'avais droit d'attendre de mon frère et d'un prince français. Mais le passé est sans remède. Que ce qui est arrivé vous serve pour l'avenir. Ne croyez pas qu'on me trompe, et n'en voulez à personne. Je lis moi-même toutes les pièces, et probablement vous supposez que je connais la force des idées et des phrases.

»Vous m'avez écrit pour l'île de Java. C'est une question bien prématurée, et dans l'état de puissance où sont les Anglais sur mer, il faut, avant de se livrer à des entreprises, augmenter ses forces. Je compte que vous pourrez bientôt m'aider, et que votre escadre pourra concourir avec les miennes.»

Après l'accord dont nous venons d'exposer les conditions, il y eut entre les deux frères une sorte de rapprochement. Napoléon aimait Louis dont il avait soigné la jeunesse, et en était aimé quand de sombres visions ne troublaient pas l'esprit défiant de son frère. Retour du roi Louis en Hollande. Ils passèrent ensemble tout le temps des fêtes du mariage, puis Louis partit en avril pour aller expliquer aux Hollandais les derniers arrangements, et leur faire comprendre qu'il avait été placé entre les sacrifices auxquels il s'était résigné et la perte totale de l'indépendance nationale, que dès lors il n'avait pas dû hésiter. Pour eux, autant et plus que pour lui, il avait bien fait, car tant qu'il restait à la Hollande le principe de son existence, elle pouvait conserver l'espoir d'être dédommagée un jour de ses pertes actuelles. D'ailleurs, la plupart des conditions stipulées, sauf celles qui concernaient les frontières, ne devaient avoir de durée que jusqu'à la paix. Relativement aux pertes territoriales, Louis avait supplié son frère de le dédommager en Allemagne, et Napoléon n'avait pas refusé, laissant toujours entrevoir que la Hollande serait récompensée selon sa conduite. Pour que l'apparence de la réconciliation fût plus complète, Napoléon exigea que la reine Hortense conduisît son fils aîné, le grand-duc de Berg, en Hollande, et y passât quelque temps auprès de son mari. Sa présence, quoique momentanée, devait tendre à persuader au public que toutes les difficultés étaient aplanies. Plus tard, quand elle s'éloignerait de nouveau, ce qui ne tarda pas en effet, sa santé fort affaiblie serait l'explication de son absence.

Ordres pour l'entrée en possession des provinces hollandaises cédées à la France, et pour l'occupation militaire des côtes bataves. Louis partit donc de Paris pour la Haye, ainsi qu'il en avait le vif désir. Napoléon, de son côté, se hâta de donner les ordres que comportait le nouvel arrangement. Il prescrivit au maréchal Oudinot d'occuper le Brabant septentrional, et la Zélande jusqu'au Wahal, de prendre possession définitive de ces provinces, et d'y enlever sur-le-champ, avec l'aide d'un détachement de douaniers, toutes les marchandises anglaises et les denrées coloniales qu'il serait possible de saisir. La Hollande en étant devenue l'entrepôt, et les provinces frontières surtout qu'on venait d'acquérir servant à les introduire en France, il y avait chance d'en trouver une grande quantité.

Napoléon ordonna ensuite au maréchal Oudinot de passer le Wahal et de pénétrer avec trois régiments d'infanterie et deux régiments de cavalerie dans le nord de la Hollande laissé à Louis, tandis que le général Molitor, concentrant sa division vers l'Ost-Frise, serait prêt à y entrer par l'est, si les événements l'exigeaient. Le maréchal Oudinot devait avoir son quartier général à Utrecht, être rejoint par une légion de douaniers français, et occuper sur-le-champ les passes navigables. Il lui était recommandé de requérir la livraison des cargaisons américaines, et de les acheminer par les eaux intérieures sur Anvers, où allaient être établis l'entrepôt et le marché des marchandises saisies. Outre l'effet que Napoléon par ces mesures espérait produire en Angleterre sur le crédit, et par le crédit sur l'opinion publique, il comptait obtenir une large addition au domaine extraordinaire, et joindre ainsi les avantages financiers aux avantages politiques.

Malgré son désir de partir pour l'Espagne, Napoléon, retenu par divers motifs, est obligé de se faire remplacer à la tête de ses armées. Au milieu de ces occupations diverses, Napoléon avait atteint la fin d'avril (1810), époque la plus favorable pour les opérations militaires en Espagne, et c'était le moment pour lui de partir, s'il persistait à diriger en personne la campagne décisive qu'il voulait faire cette année dans la Péninsule. Malgré le désir qu'il en avait, désir tellement réel qu'il avait envoyé au delà des Pyrénées presque toute sa garde, une foule de raisons le retenaient au sein de l'Empire. Marié le 2 avril, il n'était pas convenable qu'il quittât sitôt sa jeune épouse pour aller commander des armées. Le blocus continental, dont il se promettait de grands résultats s'il réussissait à le rendre rigoureux, ne pouvait le devenir qu'à la condition d'y veiller lui-même. Les démêlés avec son frère Louis, provisoirement terminés, exigeaient une vigilance et une fermeté soutenues, pour empêcher que les eaux de la Hollande ne fussent bientôt rouvertes au commerce britannique. Le système commercial, très-compliqué depuis les licences, réclamait nécessairement de nouveaux règlements dont Napoléon était fort occupé, et dont il n'eût confié la rédaction à personne, car c'était par le commerce autant que par les armes qu'il se flattait de vaincre l'Angleterre. Enfin, bien qu'il espérât peu de la négociation confiée à M. de Labouchère, pourtant il n'en désespérait pas assez pour l'abandonner entièrement en s'éloignant de Paris. On venait, en effet, de voir arriver à Morlaix un commissaire britannique pour l'échange des prisonniers, et ce commissaire apportait des instructions qui révélaient un notable changement de dispositions dans le cabinet de Londres. On pouvait croire que les dernières ouvertures n'avaient pas dû être étrangères à ce changement.

C'étaient là bien des raisons pour retenir Napoléon à Paris, sans compter que cette funeste guerre d'Espagne, qu'il voulait seul, malgré tous, il voulait que tous la fissent, excepté lui; non pas qu'il craignît un coup de poignard ou de fusil, comme l'en menaçaient beaucoup de rapports de police, mais parce qu'il ne voyait pas dans la Péninsule, ainsi qu'en Prusse, en Pologne, en Autriche, le moyen de tout terminer par une savante manœuvre ou par une grande bataille, parce qu'il y apercevait au contraire une série interminable de petits combats livrés à la suite d'un ennemi insaisissable, des siéges plutôt que des batailles, une guerre méthodique, comportant plus de patience que de génie, et facile à diriger de loin aussi bien que de près. Choix du maréchal Masséna pour commander l'armée de Portugal, et départ de ce maréchal. Les Anglais seuls pouvaient offrir l'occasion d'opérations importantes; mais parmi les maréchaux il y en avait un qui, joignant à une rare énergie les hautes lumières d'un général en chef, et s'étant couvert d'une nouvelle gloire dans la dernière campagne, semblait propre à une pareille tâche, c'était le maréchal Masséna. Napoléon fixa son choix sur lui pour l'opposer aux Anglais. D'ailleurs, cette campagne allait s'ouvrir par le siége des places qui séparent l'Espagne du Portugal, et plusieurs mois devaient s'écouler avant le commencement des opérations offensives. Napoléon serait donc toujours le maître de se porter plus tard sur les lieux, s'il le jugeait nécessaire. Il obligea le vieux guerrier, fatigué, souffrant, mais reconnaissant des magnifiques récompenses qui venaient de lui être prodiguées, de partir pour le Portugal, afin d'aller diriger les opérations contre l'armée anglaise. Il lui composa le meilleur état-major qu'on pût alors réunir, mit sous ses ordres le savant Reynier, le brave Junot, l'intrépide Ney; il lui donna pour commander sa cavalerie le premier officier de cette arme alors vivant, le général Montbrun. Outre ces brillants lieutenants, il lui promit quatre-vingt mille hommes, et le fit partir à peine remis de ses fatigues, en le comblant de caresses, en le suivant de ses vœux et de ses plus légitimes espérances. Qui pouvait supposer, en effet, que Masséna, le premier de nos généraux après Napoléon, avec une superbe armée, ne viendrait pas à bout d'une poignée d'Anglais, inférieurs en nombre à nos soldats, inférieurs même en qualités militaires, quoique égaux en bravoure? On verra bientôt ce qu'en décida la destinée.

Projet de voyage pour montrer à la nouvelle impératrice la Belgique, le Brabant, la Picardie et la Normandie. Après avoir arrêté ces dispositions, Napoléon imagina de faire un voyage en Belgique, en profitant du printemps, qui était fort beau cette année, pour montrer sa jeune femme aux populations impatientes de la voir, pour agir par sa présence sur les Belges, qu'il importait de rattacher à l'Empire français en les flattant, pour aller reconnaître de ses yeux le théâtre de la dernière expédition anglaise, pour ordonner des ouvrages qui rendissent impossible une expédition du même genre, pour revoir les grands travaux d'Anvers, pour inspecter la flotte de l'Escaut, pour observer de plus près la nouvelle marche de son frère, et se rapprocher plutôt que s'éloigner de la négociation avec l'Angleterre. On ordonna les apprêts de ce voyage de manière à y consacrer la fin d'avril et toute la durée du mois de mai.

Continuation par M. Fouché de la négociation Labouchère, à l'insu de Napoléon. La négociation avec l'Angleterre venait de prendre en ce moment une direction singulière, et à laquelle on se refuserait à croire, si des documents incontestables n'en fournissaient la preuve authentique[11].

Napoléon avait indiqué avec beaucoup de réserve le sens dans lequel M. de Labouchère était autorisé à continuer les ouvertures commencées auprès du cabinet britannique. Il avait montré combien de temps la France pouvait encore soutenir la guerre sans en souffrir, signalé fortement les points sur lesquels elle ne transigerait pas, et laissé entrevoir sur quels points elle serait disposée à des sacrifices. Dans l'état des esprits en Angleterre, ces indications ne fournissaient pas de grands moyens de continuer la négociation, encore moins de la faire réussir. M. Fouché, avec raison, le pensait ainsi; il avait le bon sens de vouloir la paix, et de la trouver fort acceptable aux conditions qu'on jugeait admissibles à Londres. Mais au bon sens de la désirer, il joignait la folie de vouloir la faire lui-même, sinon malgré Napoléon, du moins à son insu, se promettant, après l'avoir secrètement préparée, de venir la lui offrir toute faite, et de l'entraîner par le prestige de ce grand résultat à peu près obtenu. C'était une entreprise insensée sous tout gouvernement, plus insensée encore sous un maître aussi absolu, aussi vigilant que Napoléon, et qui n'est explicable de la part d'un homme habile comme M. Fouché que par cette passion de se mêler de tout, accrue chez lui avec l'âge, avec l'importance acquise, et il faut le dire aussi pour son excuse, avec l'évidence des périls de l'Empire. M. Fouché était secondé ou poussé dans cette voie par les auteurs de projets dont il s'était entouré, et dont nous avons déjà fait connaître quelques idées, comme de restituer une portion de la Péninsule aux Bourbons d'Espagne, comme d'attribuer les colonies espagnoles aux Bourbons de France, etc... À ces idées ils en avaient ajouté quelques autres. Si par exemple Napoléon ne voulait pas dépouiller son frère Joseph, et rendre l'Espagne même morcelée à Ferdinand, ils avaient imaginé de donner à Ferdinand les colonies espagnoles, sauf à réserver aux Bourbons de France un dédommagement certes bien étrange, car ce dédommagement n'était pas moins que l'Amérique du Nord, les États-Unis eux-mêmes! Or voici l'origine de cette conception fabuleuse. Les États-Unis, par leur loi d'embargo, s'étaient brouillés tout à la fois avec la France et avec l'Angleterre; c'étaient des républicains ingrats envers la France et odieux à l'Angleterre, que Louis XVI avait eu le tort d'affranchir, et que Napoléon, réparateur de toutes les fautes de la révolution, devait replacer sous une autorité monarchique et européenne. Il n'était pas possible que l'Angleterre ne tressaillît pas de joie en voyant les États-Unis restreints dans leur territoire, contenus dans leur essor, punis de leur révolte!

M. Fouché avait trop de bon sens pour croire à de pareilles chimères, mais il trouvait Napoléon beaucoup trop absolu dans ses conditions, et pensait qu'il fallait donner à M. de Labouchère des instructions toutes différentes de celles qu'on lui avait adressées jusqu'ici, sans quoi la négociation allait être rompue dès le début, et la paix rester impossible. Pressé par M. Ouvrard, qu'il avait eu le tort d'initier à une affaire aussi grave, il consentit à le laisser partir pour Amsterdam, afin de voir M. de Labouchère, et de diriger la correspondance de ce dernier avec Londres, de manière à continuer la négociation, non de manière à la rompre. M. Fouché était persuadé qu'à la longue, en insistant avec douceur et patience, et la guerre d'Espagne n'offrant pas de meilleurs résultats, on amènerait Napoléon à faire le sacrifice de la royauté de Joseph dont il était fort désenchanté, peut-être de la royauté de Louis dont il était plus désenchanté encore, et que si on avait eu soin, en même temps, de ménager les Anglais de façon à ne pas rompre, on finirait par rencontrer le point où un rapprochement avec eux serait possible, où la paix deviendrait négociable, mais tout cela, selon lui, il fallait le préparer sans Napoléon, quoiqu'on ne pût pas, bien entendu, le conclure sans lui.

M. Ouvrard partit donc, tout plein non-seulement des idées de M. Fouché, mais, ce qui était bien pis, des siennes, tout enchanté d'être mêlé à une si grande affaire, et se flattant de recouvrer par un service signalé la faveur de Napoléon depuis longtemps perdue. Communications établies avec l'Angleterre par suite de la négociation clandestine entreprise par M. Fouché. À peine arrivé à Amsterdam, il parla au nom de M. Fouché dont il avait en main plusieurs lettres, fut considéré par M. de Labouchère comme le représentant direct et accrédité de ce ministre, et par suite comme le représentant de Napoléon lui-même. Dès lors M. de Labouchère se trouva encouragé par ce qu'il entendit et par ce qu'il lut, à envoyer à Londres de nouvelles communications d'une nature beaucoup plus satisfaisante pour la politique britannique que celles qu'on avait adressées jusque-là. M. Ouvrard en effet lui avait dit que sur la Sicile, l'Espagne, les colonies espagnoles, le Portugal, la Hollande, Napoléon ne serait point absolu dans ses volontés, qu'il ne fallait point le dépeindre ainsi à Londres, qu'il voulait la paix, la voulait sincèrement, qu'on se trompait en Angleterre sur ses dispositions, qu'il y avait d'ailleurs en ce moment un point commun entre lui et le cabinet britannique, et que c'était le désir de punir les Américains de leur conduite. M. Ouvrard toucha à tous ces sujets d'une manière plus ou moins précise, écrivit plusieurs notes, pressant sans cesse M. de Labouchère de les transmettre à Londres. M. Fouché, ayant l'imprudence de seconder cette extravagante négociation, eut recours à un moyen étrange, et tel que la police peut les imaginer, pour donner crédit à M. de Labouchère auprès du gouvernement britannique. Un inconnu, qui se faisait appeler baron de Kolli, et qui paraissait appartenir à la police anglaise, s'était présenté à Valençay pour ménager au prince Ferdinand des moyens d'évasion. On l'avait arrêté, et on avait cru faire ainsi une capture importante, qui devait contrarier fort le cabinet britannique, dont les menées allaient être publiquement dévoilées. M. Fouché autorisa M. de Labouchère à écrire au marquis de Wellesley que, s'il le désirait, ce personnage lui serait rendu. Ce devait être à la fois une preuve de bonne volonté envers le cabinet britannique, et une manière d'accréditer puissamment M. de Labouchère.

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