Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Investissement de Ciudad-Rodrigo par les troupes du maréchal Ney. Vers le commencement de juin, le maréchal Ney investit Ciudad-Rodrigo. Cette place est située sur l'Aguéda, petite rivière qui descend de la Sierra de Gata (laquelle fait partie de la Sierra de l'Estrella) pour se jeter dans le Douro. (Voir la carte no 52.) Cette petite rivière était alors très-grossie par la pluie. Description de Ciudad-Rodrigo. La ville est construite sur une hauteur taillée presque à pic du côté de l'Aguéda qui la baigne au sud, et suffisamment défendue de ce côté par l'escarpement du lit de la rivière. À l'est et au nord elle domine également le terrain environnant, mais s'y rattache par une pente assez douce, ce qui la rend naturellement accessible vers ces deux côtés. Aussi était-ce à l'est et au nord que l'art avait jadis multiplié les défenses. À une ancienne enceinte du moyen âge, consistant en un gros mur flanqué de tours carrées, on avait joint dans les temps modernes une enceinte bastionnée, à fronts inégaux, avec terrassement et fossé revêtu des deux côtés. Au sud-est se trouvait un faubourg, celui de San-Francisco, flanqué de gros couvents qu'on avait retranchés en les liant par des ouvrages. Au nord-ouest se rencontrait un autre gros couvent, celui de Santa-Cruz, bien défendu, et pouvant résister au canon. La place avait un excellent gouverneur, vieux mais plein de savoir et d'énergie, le général Herrasti. Averti par les préparatifs des Français, il avait pris toutes ses précautions de longue main. Il avait mis à couvert sous des blindages, les vivres, les munitions dont la place était abondamment pourvue, et revêtu de terre plusieurs édifices afin de les garantir de la bombe. Il comptait 4,000 hommes de garnison, plus une population fanatique de six mille âmes, accrue des riches propriétaires du pays, qui, ayant cherché asile dans la place pour eux et pour leurs biens transportables, avaient fourni un beau bataillon de milice de 800 hommes. Son artillerie était nombreuse et bien servie, et le brave partisan don Julian s'était réuni à lui avec quelques centaines d'hommes à cheval dans l'intention de le seconder de son mieux. Tout était donc disposé à Ciudad-Rodrigo pour une longue et vigoureuse résistance.
Plan d'attaque. Le général Lazowski, commandant du génie, n'était point encore arrivé, et le général de l'artillerie Éblé étant retenu à Salamanque afin de préparer le gros matériel, le maréchal Ney se servit des officiers du génie et d'artillerie de son corps pour commencer le siége. Après s'être consulté avec eux, il discerna très-bien le vrai point d'attaque, et choisit le côté nord pour commencer les travaux, c'est-à-dire le côté où il n'y avait que des défenses artificielles qu'on pouvait abattre avec du canon. Au midi la place, comme nous venons de le dire, était inabordable à cause de l'escarpement de l'Aguéda; mais il y avait de ce côté un pont de pierre sur la rivière, et un faubourg non défendu, qu'on appelait le faubourg de Puente. Ney jeta sur l'Aguéda, un peu au-dessus de la ville, deux ponts de chevalets pour le service de l'armée, porta sur l'autre rive, outre sa cavalerie, une brigade d'infanterie, et fit enlever le faubourg de Puente et le pont de pierre, de manière à rendre l'investissement complet, et les communications avec les Anglais impossibles.
Après ces opérations préliminaires, le maréchal fit commencer les travaux d'approche. Au nord de la place se trouvait un large plateau, nommé le Teso, à bonne portée de canon. (Voir la carte no 52.) De ce terrain élevé on pouvait voir les deux enceintes, la nouvelle qui était bastionnée, et l'ancienne qui était flanquée par de grosses tours, et il était possible de faire brèche dans l'une et l'autre, même à une assez grande distance. On espérait ainsi abréger beaucoup les travaux du siége, et, la brèche devenue praticable, emporter la place par une de ces attaques audacieuses dont les soldats de Ney étaient plus que tous autres capables de donner l'exemple.
Ouverture de la tranchée. Les assiégeants attaquant par le nord, sur le terrain élevé du Teso, avaient la droite au couvent de Santa-Cruz, la gauche au couvent de San-Francisco, et au faubourg de ce nom. Dans la nuit du 15 au 16 juin, sans s'inquiéter du clair de lune, on ouvrit la tranchée à 500 mètres de la place, sur un développement de 1,300. Le maréchal Ney, pour détourner l'attention de l'ennemi, avait ordonné une fausse attaque vers le pont de pierre de l'Aguéda, et au couvent de San-Francisco. Grâce à cette double diversion, le clair de lune nous fut peu nuisible, et l'ennemi ne s'aperçut des travaux que lorsque nos soldats eurent assez creusé la terre pour se mettre à couvert. Pourtant nous eûmes 80 hommes hors de combat, dont 10 morts et 70 blessés. Les jours suivants on continua les cheminements avec activité, étendant la tranchée à droite vers le couvent de Santa-Cruz, et à gauche vers le couvent et le faubourg de San-Francisco. L'ennemi chercha à interrompre nos travaux par des sorties répétées, mais ces sorties n'avaient pas grand succès contre les soldats du 6e corps. Toutes les fois qu'il parut devant nos tranchées, il fut repoussé à la baïonnette, et rejeté avec grande perte dans la place.
La pluie, qui avait duré tout le mois de mai, et qui se renouvela encore dans la première quinzaine du mois de juin, nous causa plus de dommages que les sorties de l'ennemi. Même sur le sol élevé du Teso elle rendit quelquefois nos tranchées inhabitables, et il fallut, sous le feu des Espagnols, creuser des canaux pour les dessécher. L'état des routes ayant ralenti l'arrivée du gros canon, nos soldats étaient exposés à travailler sans la protection de l'artillerie. Le maréchal Ney y suppléa en formant pour la durée du siége six compagnies des meilleurs tireurs de son armée, et en les distribuant en avant des tranchées dans de gros trous qu'on avait creusés pour les mettre à l'abri. Ces trous avaient été disposés de manière à pouvoir contenir trois hommes avec des vivres et des cartouches pour vingt-quatre heures. De cet abri nos tirailleurs faisaient un tel feu sur les canonniers ennemis, qu'ils diminuèrent beaucoup pour nous l'inconvénient de travailler devant une artillerie qui n'était pas contre-battue.
Les travaux de tranchée ayant été poussés assez loin, et les emplacements pour les batteries étant prêts, on commença à y placer l'artillerie, dont une partie était arrivée, c'était celle de 12 et de 16; quant à celle de 24, elle se trouvait encore en arrière. Pourtant à ce point d'avancement des travaux, le maréchal Ney et les officiers du génie attachés à son corps furent d'avis d'enlever le couvent de Santa-Cruz, qui par sa position gênait beaucoup la droite de notre attaque. Attaque du couvent de Santa-Cruz.En conséquence, dans la nuit du 21 au 22 juin, trois cents grenadiers, formés en deux colonnes, furent lancés sur le couvent. L'une, dirigée par le capitaine du génie Maltzen, et vingt sapeurs armés de sacs à poudre, devait essayer de pénétrer par une porte de derrière, tandis qu'avec l'autre le capitaine d'infanterie François attaquerait de front. À la nuit, ces deux colonnes s'avancèrent hardiment. Le capitaine Maltzen fit sauter une première porte, puis une seconde, au moyen des sacs à poudre, et vint donner la main au capitaine François, qui avait abordé le couvent directement. Après des efforts héroïques, on ne peut en conquérir que la moitié. Tous deux ayant franchi les murs extérieurs, poursuivirent les Espagnols, qui, voyant les portes forcées, s'étaient enfuis dans les parties les plus reculées et les plus élevées du bâtiment. Marchant à la tête de leurs soldats sous un feu meurtrier, le capitaine Maltzen et le capitaine François reçurent l'un et l'autre des blessures mortelles. Mais leurs soldats, loin de se rebuter, continuèrent à disputer ce couvent, un bâtiment après l'autre, aux Espagnols furieux. Le capitaine du génie Treussart vint lui-même, sous une grêle de balles, placer au pied de l'un des murs un baril de poudre, qui produisit une horrible explosion sans ouvrir de brèche. N'ayant plus d'autre ressource, le brave capitaine Treussart tenta de mettre le feu. Une scène épouvantable s'ensuivit. Une partie des Espagnols périrent au milieu des flammes. Les autres éteignirent l'incendie, et se maintinrent sur quelques points de ces décombres fumants. Nous avions ainsi une moitié du couvent, les Espagnols une autre moitié. Mais il était évident que la constance de nos soldats ne pouvait pas contre de gros murs suppléer au canon. On ajourna donc l'achèvement de cette conquête jusqu'au moment où l'on serait en mesure de faire brèche.
Arrivée de Masséna devant Ciudad-Rodrigo. Sur ces entrefaites, le général en chef était arrivé au camp des assiégeants le 24 juin au soir. Après avoir vu et approuvé les travaux, il pressa vivement l'établissement des batteries, afin qu'on pût sur-le-champ essayer d'ouvrir la brèche. Le lendemain, 25, on commença la canonnade. Quarante-six bouches à feu, les unes tirant de droite et de gauche pour ricocher les défenses de la place, les autres tirant de front pour abattre le mur d'enceinte, causèrent d'assez grands dégâts aux ouvrages de l'ennemi. On vit sauter plusieurs dépôts de munitions, l'incendie éclater dans quelques maisons, et la crête des deux enceintes s'abattre dans les fossés. Néanmoins l'artillerie de la place répondit à la nôtre, et nous causa même quelque dommage. Nous eûmes plusieurs pièces démontées, et bon nombre d'artilleurs hors de combat. Le feu fut continué le 26, et ce même jour on voulut se débarrasser du couvent de Santa-Cruz, qui, bien que conquis en partie, incommodait toujours la droite de nos tranchées. On essaya donc de l'enlever définitivement. Conquête définitive du couvent de Santa-Cruz. Trois cents grenadiers s'y jetèrent par une ouverture qu'avaient pratiquée nos sapeurs du génie, et en expulsèrent les Espagnols, qui furent forcés enfin de se retirer dans l'enceinte de la ville. À gauche on chercha à en faire autant au couvent de San-Francisco, mais ce couvent, lié au faubourg du même nom, composait un ensemble d'ouvrages qui ne permettait pas qu'on en brusquât l'attaque. Il fallut y renoncer.
Pendant ce temps notre feu n'avait pas cessé: le maréchal Masséna ne le trouvant pas assez nourri, et se plaignant des officiers du 6e corps, ordonna impérieusement au général Éblé de prendre le commandement direct de l'artillerie. Ce fut un nouveau déplaisir pour le maréchal Ney, qui prenait grand soin de compter tous ceux qu'il endurait, inévitables ou non. Le général Éblé apporta quelques changements à la disposition des batteries, réussit à rendre notre feu plus destructeur, et le 28, grâce à ses efforts, les deux enceintes qu'on avait pu battre de loin, par suite de la position dominante du Teso, ne présentèrent plus que des décombres qui remplissaient le fossé. À en juger du point où l'on se trouvait, les deux brèches étaient praticables. Le maréchal Masséna voulut immédiatement donner l'assaut, car l'encombrement des troupes sur ce terrain ingrat les exposait à des maladies, et les Anglais, malgré l'invraisemblance d'une opération offensive de leur part, avaient passé la Coa, petite rivière parallèle à l'Aguéda, et menaçaient de s'approcher. La brèche semblant praticable, Masséna fait sommer le gouverneur de Ciudad-Rodrigo. On somma le général Herrasti, en lui disant qu'il avait assez fait pour son honneur, qu'il ne pouvait avoir la prétention d'arrêter sur une brèche la bravoure de l'armée de Portugal, et que s'il persistait il exposerait sa garnison à être passée au fil de l'épée.
Les troupes de la garnison commençaient en effet à se décourager, mais les moines continuaient à exciter le peuple, et les réfugiés du pays, qui avaient apporté dans la ville ce qu'ils possédaient de plus précieux, ne voulaient pas qu'on se rendît. Une circonstance favorisait leur intention de résister. La brèche ayant été ouverte de loin, avant que les Français eussent conduit leurs travaux d'approche jusqu'au bord du fossé, la contrescarpe (on appelle ainsi le mur du fossé opposé à la place) était intacte. Dès lors la brèche, praticable du côté de la ville, ne l'était pas du côté de la campagne, car on ne pouvait se jeter dans le fossé pour monter à l'assaut qu'en se précipitant de la hauteur d'un mur. La défense pouvait donc, d'après les règles de l'art, se prolonger encore. Le général Herrasti résiste à la sommation de Masséna, parce que les Français n'ont pas encore détruit la contrescarpe. Le général Herrasti, qui tenait, non par fanatisme mais par honneur militaire, à remplir son devoir dans toute son étendue, fit valoir cette raison pour repousser la sommation du maréchal Masséna, et expédia à lord Wellington un émissaire pour le supplier de venir à son secours.
Cette résistance inattendue causa au maréchal Masséna le plus vif déplaisir. On assembla l'état-major du maréchal Ney et celui du maréchal Masséna, on disputa comme d'usage sur la cause du mal, on le rejeta les uns sur les autres. Les officiers du 6e corps dirent pour s'excuser qu'on avait voulu aller trop vite, et qu'ayant essayé de faire brèche avant d'avoir abattu la contrescarpe, on se trouvait n'avoir pas gagné beaucoup de temps. Ils avaient raison, mais il n'en était pas moins vrai qu'il fallait reprendre les travaux d'approche, et les diriger du Teso sur la crête du glacis et sur le bord du fossé.
Masséna confie la direction du génie au colonel Valazé. Le général en chef, impatienté, choisit dans le 8e corps un officier de grand mérite, le colonel Valazé, qui s'était déjà distingué au siége d'Astorga, et le chargea de diriger la suite des travaux, afin d'arriver le plus tôt possible à ce bord si désiré du fossé. On parlait de douze jours; le maréchal Masséna demandait avec instance qu'on tâchât d'en finir en sept ou huit, car les vivres manquaient, et le 6e corps avait été mis à la demi-ration.
À peu près à cette époque du siége on eut une fausse alerte, qui retarda la concentration du 8e corps sur la droite du 6e, concentration que le voisinage des Anglais rendait chaque jour plus désirable. On était venu dire qu'un détachement de troupes anglaises débarqué à la Corogne attaquait Astorga, et le général Junot s'était vu obligé d'allonger sa droite afin de secourir cette place, qui fermait les avenues du royaume de Léon aux insurgés de la Galice. Heureusement cette nouvelle se trouva fort exagérée. C'étaient les Galiciens, dont quelques-uns portaient des habits rouges fournis par les Anglais, qui menaçaient Astorga. On les eut bientôt reconnus et repoussés, et le 8e corps enfin put se porter sur la droite du 6e, à San-Felices el Chico.
Juillet 1810. Lord Wellington, malgré les instances des Espagnols, refuse de secourir Ciudad-Rodrigo. Du reste cette concentration, dictée par la prudence, était moins urgente qu'elle n'avait paru l'être. Lord Wellington s'était bien avancé jusqu'aux bords de la Coa, mais il ne voulait pas combattre. Vainement les émissaires du général Herrasti étaient-ils venus le presser de secourir Ciudad-Rodrigo, vainement le marquis de La Romana était-il venu de Badajoz pour le supplier d'interrompre les opérations des Français, il avait répondu qu'on ne pouvait sauver la forteresse espagnole sans livrer bataille, et qu'il était bien résolu à ne pas risquer le sort de l'armée anglaise pour conserver une place à peu près perdue. Cette dure réponse, quoique appuyée sur des motifs très-sensés, désespéra les Espagnols, et les remplit de colère contre ce qu'ils appelaient le froid égoïsme des Anglais.
Les nouveaux travaux ordonnés par le maréchal Masséna étaient presque achevés, mais ils avaient coûté les dix ou douze jours d'abord demandés, et malgré tous les efforts du colonel Valazé on n'avait pas pu parvenir avant le 5 ou le 6 juillet sur le bord du fossé. Quoique le général Simon eût enlevé à la baïonnette, et avec une rare bravoure, le faubourg et le couvent de San-Francisco, pour dégager la gauche de nos tranchées, la place n'en avait point paru ébranlée, et il avait fallu arriver par des zigzags continus, et sous un feu qui ne se ralentissait pas, jusqu'à la contrescarpe. Enfin, dans la nuit du 6 au 7 juillet on entra en galerie couverte pour aller joindre la contrescarpe. Le 8 on y appliqua une mine de 400 kilogrammes de poudre, et on renversa la maçonnerie dans le fossé. Malheureusement le colonel Valazé, atteint d'une grenade à la tête pendant qu'il dirigeait les travaux, fut réputé mort quelques heures. Mais le travail n'en souffrit point, et bientôt la brèche se trouva praticable des deux côtés du fossé, c'est-à-dire à la descente et à la montée.
Le 9 juillet au matin, le général en chef disposa tout pour l'assaut. Il avait ordonné que l'artillerie se préparât à une dernière journée de feu, afin d'aplanir encore les brèches et de bouleverser l'artillerie de la place. Préparatifs de l'assaut. Dès quatre heures du matin nos batteries, qu'on avait portées au nombre de douze, vomirent sur la malheureuse ville de Ciudad-Rodrigo une grêle de boulets, de bombes et d'obus. L'ennemi répondit d'abord avec quelque vivacité, mais bientôt son artillerie, battue par des feux de front et de ricochet, fut obligée de se taire. Les deux brèches, labourées en tous sens par nos projectiles, ne présentèrent plus que des talus de décombres accessibles à l'agilité de nos soldats. Entre trois et quatre heures de l'après-midi, le génie ayant déclaré les brèches parfaitement praticables, Masséna ordonna l'assaut. Le maréchal Ney forma deux colonnes d'élite, sous les généraux Simon et Loison, et les plaça, musique en tête, dans les tranchées, prêtes à déboucher au premier signal. Suivant l'usage, il demanda quelques hommes de bonne volonté pour aller sous le feu de l'ennemi, et en face des deux armées, faire l'épreuve des brèches. Dans ces moments solennels, surtout parmi les troupes chez lesquelles le sentiment de l'honneur est vif, le courage est porté à son comble. Il fallait trois hommes, il s'en offrit une centaine. Ney envoya sur la brèche les nommés Thirion, caporal de grenadiers, Bombois, carabinier, Billeret, chasseur. Ces trois braves gens gravirent au pas de course la brèche de la première enceinte, puis celle de la seconde, et, arrivés au sommet, firent feu au cri de Vive l'Empereur! Ils revinrent, sans avoir été atteints, au milieu des acclamations de l'armée. Au moment où nos colonnes allaient franchir la première brèche, la place arbore le drapeau blanc, et fait sa reddition. Ney donna alors le signal. Les deux colonnes s'élancèrent jusqu'au pied de la première brèche, et tandis qu'elles s'apprêtaient à la franchir, le drapeau blanc, indice de la reddition, parut sur la seconde. Un vieillard en cheveux blancs, le général Herrasti, se présenta pour traiter. Il s'aboucha avec le maréchal Ney sur les ruines mêmes de ses murailles, et y discuta avec lui les conditions de la capitulation. Entrée des Français dans Ciudad-Rodrigo. Ney lui serra la main comme à un brave homme, lui accorda les honneurs dus à une belle défense, et décida que les officiers espagnols garderaient leur épée, et les soldats leur sac. Ces conditions arrêtées, nos troupes entrèrent dans la place. Le général Loison, avec ses colonnes d'assaut, y pénétra par la brèche. Le reste du 6e corps fut introduit par les portes de la ville, livrées immédiatement à nos troupes.
Résultats du siége. Il était temps que cette longue résistance fût vaincue, car nos soldats commençaient à manquer du nécessaire. On trouva dans Ciudad-Rodrigo bien moins de ressources qu'on ne l'avait espéré. Pourtant on y recueillit des farines, du biscuit, des viandes salées, des liquides, en un mot de quoi nourrir l'armée pendant plusieurs jours. On y prit cent et quelques bouches à feu, beaucoup de cartouches, de poudre et de fusils anglais. On y fit 3,500 prisonniers. La garnison avait perdu près de 500 hommes. Le siége ne nous en avait pas coûté moins de 1200, dont 200 morts et 1000 blessés, quelques-uns très-grièvement, comme le sont presque toujours les hommes atteints dans les siéges. Malheureusement les chaleurs ayant immédiatement succédé aux pluies, nous avaient valu un grand nombre de malades. On en comptait déjà trois à quatre mille.
Ce premier acte de la campagne de Portugal s'était bien passé. Les troupes, malgré l'esprit indocile des chefs, malgré l'indiscipline produite par la misère, avaient montré leur vigueur accoutumée. On pouvait tout attendre d'elles en présence de l'ennemi. Le colonel Valazé avait réparé les premières fautes commises dans la direction des travaux, et si l'on n'avait pas plus tôt surmonté la résistance des Espagnols, c'était justement pour avoir voulu la surmonter trop tôt, car l'histoire de la guerre de siéges prouve que tout travail qu'on veut s'épargner, s'il est nécessaire, reste à exécuter plus tard avec une plus grande perte de temps et d'hommes.
Masséna diffère de quelques jours l'attaque d'Alméida, afin de se donner le temps de préparer le matériel du siége. Ciudad-Rodrigo pris, il fallait attaquer Alméida. Mais cette fois le maréchal Masséna était décidé à ne rien brusquer, et à ne pas perdre du temps à force de vouloir en économiser. Ciudad-Rodrigo était tombé le 9 juillet; on ne pouvait pas commencer les opérations offensives avant la fin des chaleurs, c'est-à-dire avant le mois de septembre. On avait donc les mois de juillet et d'août pour assiéger Alméida, et il résolut de retourner de sa personne à Salamanque, afin d'achever la formation de ses magasins, la réunion de ses moyens de transport, et la création d'un parc de grosse artillerie plus complet que celui dont on s'était servi contre Ciudad-Rodrigo. On disait Alméida encore mieux fortifié et mieux armé que Ciudad-Rodrigo, et il ne voulait en entreprendre le siége qu'après avoir réuni tous les moyens de le conduire rapidement.
Avant de quitter Ciudad-Rodrigo il ordonna la réparation des brèches et la mise en état de défense de la place. La ville contenait les habitants les plus riches de la contrée réfugiés dans ses murs. Masséna frappa sur eux une contribution de 500 mille francs, dont il avait un urgent besoin pour payer les dépenses de l'artillerie et du génie, et immédiatement après il retourna à Salamanque, où, en son absence, les choses les plus pressantes avaient fait peu de progrès, non pas que ses agents eussent manqué d'activité, mais parce qu'ils avaient manqué d'autorité pour lever les obstacles. Ses troupes, par suite de la concentration autour de Ciudad-Rodrigo, ayant été remplacées à Léon par celles du général Kellermann, et à Valladolid par celles de la garde, on ne voulait pas lui livrer le produit des contributions perçues au nom de l'armée de Portugal. Il fallut faire acte d'autorité si on voulait assurer la rentrée des fonds qui appartenaient à cette armée, et le maréchal Masséna se vit contraint de forcer la caisse des payeurs pour en tirer les fonds qu'on y avait déposés indûment. Le maréchal Masséna avait de la répugnance à se compromettre dans des affaires de ce genre, depuis les rudes leçons que Napoléon lui avait données en Italie, et cette violation obligée des caisses du payeur fut pour lui une nouvelle cause de dégoût. Il s'y résigna cependant, et grâce à ce qu'il obtint par ce moyen, grâce à un envoi de fonds de Paris, il fit acquitter quelques mois de la solde arriérée, sans pouvoir néanmoins l'acquitter en entier. Le 2e corps resta encore créancier de trois mois de solde, le 6e et le 8e de deux. Masséna parvint ensuite à rassembler des grains, des bœufs, des mulets, surtout des ânes, et put espérer d'entrer en Portugal avec vingt jours de vivres, dont moitié sur le dos des soldats, moitié sur des bêtes de somme, en laissant les places de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida approvisionnées pour plusieurs mois. Il réunit en outre une soixantaine de pièces de grosse artillerie, et les achemina de Ciudad-Rodrigo sur Alméida. Les blés étant mûrs, il se procura des faucilles dans le pays, et fit faire la moisson par les 6e et 8e corps. Ce genre d'occupation ne déplaisait pas au soldat, et devait lui valoir quelque abondance, car cette année la moisson était en Espagne de la plus grande beauté. Malheureusement il y avait moitié des terres ou demeurée sans semence, ou dévastée d'avance par la pâture en vert à laquelle on avait eu recours afin de nourrir les chevaux. Cependant ce qui restait devait fournir outre l'alimentation présente, un utile complément pour les magasins.
Le matériel du siége étant prêt, on se porte sur Alméida. Pendant ce temps le général en chef avait ordonné qu'on procédât à l'investissement d'Alméida. Le maréchal Ney s'était avancé avec le 6e corps, suivi du 8e, pour refouler les Anglais sur la Coa, petite rivière qui, comme l'Aguéda, coule de la Sierra de Gata (ou Estrella) dans le Douro, en passant à une portée de canon d'Alméida. (Voir la carte no 53.) Alméida est sur la droite de la Coa, et par conséquent se trouvait de notre côté. Lord Wellington, persistant dans son immobilité malgré les cris de malédiction des Espagnols, qui étaient irrités au point de ne plus communiquer avec lui, était campé à Alverca, sur le penchant des hauteurs qui forment l'enceinte de la vallée du Mondego, et de là observait froidement ce qui se passait. Il avait seulement une avant-garde de troupes légères sur la droite de la Coa. Cette avant-garde, forte de six mille hommes d'infanterie et d'un millier de chevaux, était sous les ordres du général Crawfurd. Le général en chef enjoignit au maréchal Ney d'éloigner cette avant-garde, et de le prévenir à l'instant même si les Anglais paraissaient disposés à tenir, ce qui n'aurait guère concordé avec leur attitude actuelle. Voyant approcher le moment des opérations offensives, il avait prescrit à Reynier de passer le Tage avec le 2e corps et de venir prendre position sur le revers de la grande chaîne, qui, comme nous l'avons dit, s'appelle Guadarrama entre Ségovie et Madrid, Sierra de Gata entre Ciudad-Rodrigo et Alcantara, et Sierra de l'Estrella quand elle a pénétré en Portugal. Il lui ordonna d'avoir ses avant-postes vers Alfayates et Sabugal au débouché des montagnes, tout en restant encore à Coria pour observer la vallée du Tage.
Les chaleurs, les travaux du dernier siége avaient fatigué le 6e corps, et mis beaucoup de ses soldats à l'hôpital. Par ce motif le maréchal Ney aurait voulu aller chercher la fraîcheur dans la partie montagneuse de la contrée, y attendre en repos la fin des chaleurs, pour agir ensuite vers l'automne contre Alméida, et Alméida pris, contre l'armée anglaise. Le général en chef, après avoir accordé un repos de quinze ou vingt jours en juillet, voulait qu'Alméida tombât en août pour prendre l'offensive en septembre. Il ordonna donc l'investissement d'Alméida.
Le maréchal Ney exécuta les ordres qu'il avait reçus, et avec une rare énergie, comme on va le voir. Il obligea les arrière-gardes anglaises à se replier précipitamment, et les chassa devant lui jusqu'à un fort dit de la Conception, ouvrage régulier établi sur la route de Ciudad-Rodrigo à Alméida, et au sommet d'un plateau qui commandait cette route. Les Anglais avaient miné ce fort, ne voulant ni se priver d'une garnison pour le défendre, ni le livrer à nos troupes. Mais notre cavalerie s'avança si vite qu'ils ne purent faire sauter que deux bastions. L'ouvrage pouvait être facilement réparé; on s'en garda bien, car on ne se souciait pas plus que les Anglais d'y laisser une garnison. Beau combat de la Coa livré par le maréchal Ney à l'arrière-garde des Anglais. Le maréchal Ney avec la cavalerie de Montbrun, et l'infanterie de la division Loison, arriva le 24 juillet devant Alméida, serrant de très-près le général Crawfurd, qui était, avons-nous dit, en avant de la Coa avec cinq à six mille fantassins et un millier de chevaux. Ce général se retirait en une ligne brisée, dont la droite s'appuyait à la Coa, et la gauche à Alméida, sous la protection des feux de la place. Le maréchal Ney, dont l'ardeur bouillonnait à la vue des Anglais, se proposait de couper d'abord les Anglais d'Alméida, et puis de les précipiter dans le ravin profond de la Coa. Il les fit charger sur leur gauche, vers Alméida, par Montbrun avec la cavalerie légère, avec un régiment de dragons et les compagnies de tirailleurs formées pendant le dernier siége. Il fit en même temps aborder vivement leur centre et leur droite par l'infanterie du général Loison. Quoique les Anglais ne fussent pas de grands marcheurs, ils pouvaient néanmoins forcer le pas pendant quelques heures, et ils ne perdirent pas de temps pour se rapprocher de la Coa, en tâchant de se tenir à portée des feux de la place qui les couvrait, et du pont de la Coa qu'ils avaient à franchir. Le maréchal Ney les poursuivit aussi vite qu'ils se retiraient. Montbrun avec sa cavalerie et ses tirailleurs les chargea sous le feu même des canons d'Alméida, et les obligea à s'en éloigner, tandis que Loison, enfonçant leur infanterie, les rejetait sur le pont. S'ils avaient eu moins d'avance, il ne se serait pas échappé un seul homme de ce corps. Néanmoins on leur tua ou prit 7 à 800 soldats, perte très-sensible pour les Anglais qui étaient en petit nombre, et qui avaient la prétention de ne se laisser jamais entamer. Après ce brillant coup de main on investit Alméida, et on commença les établissements nécessaires pour le 6e corps, qui allait être chargé de ce siége comme il l'avait été du précédent. Le général Junot aurait voulu que cet honneur appartînt au 8e corps, mais il eût fallu changer l'ordre de bataille pour qu'il en fût ainsi, et le général en chef s'y refusa.
Août 1810. Le maréchal Ney sachant qu'on aurait à passer deux mois dans ces cantonnements, y fit construire des baraques pour ses troupes, et puis envoya les soldats à la moisson. Le blé était superbe, le bétail ne manquait pas, et l'armée put séjourner en cet endroit sans essuyer aucune privation. En même temps elle s'étendit au loin, afin de couper les fascines dont on allait avoir grand besoin pour les travaux du siége, surtout à cause de la nature du sol.
Investissement d'Alméida. Alméida était un pentagone régulier, parfaitement fortifié, complétement armé, pourvu d'une garnison de 5,000 Portugais, et établi sur un sol de roc, dans lequel il était très-difficile d'ouvrir la tranchée. Il fallait donc, pour se couvrir, beaucoup de sacs à terre, beaucoup de fascines et de gabions. On employa la première quinzaine d'août à moissonner, à se procurer le matériel indispensable, et à attendre la grosse artillerie. Ouverture de la tranchée le 15 août. Le 15, jour de la Saint-Napoléon, on ouvrit la tranchée. Masséna s'était transporté sur les lieux, et on avait choisi pour point d'attaque le front du sud, ainsi que le bastion de San-Pedro, qui semblait moins défendu que les autres. La nature pierreuse du sol ne permit pas d'abord de s'y enfoncer profondément, et il fallut se couvrir avec des sacs à terre. Les jours suivants on approfondit la tranchée, on la prolongea à droite et à gauche, afin d'occuper des positions d'où il était possible d'établir des feux de ricochet sur le bastion attaqué. Ces travaux coûtèrent des hommes et du temps, car on était mal abrité, et on avait résolu de n'employer l'artillerie que lorsqu'on pourrait déployer tous ses feux à la fois. Afin d'y suppléer on plaça dans des trous, comme à Ciudad-Rodrigo, des tirailleurs qui étaient chargés de tirer sur les canonniers ennemis. Cependant on cheminait lentement, car à tout moment on trouvait la roche vive, et il fallait recourir à la mine pour creuser les tranchées. À peine la première parallèle était-elle ouverte sur toute son étendue, qu'on déboucha en zigzag pour procéder à l'ouverture de la seconde, et on la conduisit très-près du bastion de San-Pedro sans avoir tiré un coup de canon.
Tandis qu'on exécutait les travaux d'approche, on avait construit onze batteries, et on les avait armées de 64 pièces de gros calibre, amenées de Ciudad-Rodrigo et de Salamanque. Le 26 août au matin, l'artillerie étant prête, le maréchal Masséna ordonna d'ouvrir le feu. Les projectiles tombant dans tous les sens sur une petite place, qui, quoique bien fortifiée, pouvait être presque enveloppée par les batteries des assiégeants, y causèrent de grands dommages. L'ennemi répondit avec vigueur, mais sans pouvoir tenir tête à notre artillerie, qui était servie avec autant de précision que de vivacité. Plusieurs édifices se trouvaient en flammes. Effroyable explosion qui amène la reddition d'Alméida. Vers la nuit une bombe heureusement dirigée, tombant sur le magasin à poudre qui était au centre même de la ville et dans le château, y détermina une explosion effroyable. Une partie des maisons furent renversées, et près de 500 hommes périrent, soldats ou habitants. Il y eut même des pièces de canon précipitées dans les fossés, et des portions de rempart entr'ouvertes. Nos tranchées avaient été remplies de terre, de cailloux, de débris de tout genre, au point d'exiger d'assez grands travaux pour les déblayer.
Ce fut surtout le lendemain 27, quand il fit jour, que le désastre de la ville parut dans toute son horreur. Les habitants consternés demandaient qu'on ne les exposât pas davantage à ces ravages de la foudre. Les troupes de la garnison, indignées, comme les défenseurs de Ciudad-Rodrigo, de l'immobilité persévérante des Anglais, disaient qu'on ne devait pas les sacrifier plus longtemps à l'égoïsme d'un allié impitoyable, et parlaient aussi de se rendre. Masséna, jugeant très-bien du désordre qui devait régner dans la place, la fit sommer dans la journée du 27, en écrivant au gouverneur qu'après un accident comme celui qui venait de le frapper, il était impossible qu'il poussât plus loin la résistance. Le gouverneur se mit à parlementer et à disputer sur les conditions. Pendant ce temps, un général portugais, le marquis d'Alorna, qu'on menait avec soi, ainsi que plusieurs autres officiers de la même nation, afin d'essayer de leur influence sur l'armée portugaise, se montra sur le rempart, s'aboucha avec quelques officiers de la garnison, et fut accueilli très-amicalement. Tout prouvait que cette garnison ne voulait plus se défendre. Pourtant le gouverneur ayant encore disputé toute la journée, Masséna fit recommencer le feu, mais n'eut que quelques coups de canon à tirer, car à onze heures du soir la capitulation fut acceptée aux conditions que nous avions dictées.
Sept. 1810. Résultats de la prise d'Alméida. Le lendemain 28 août le 6e corps, qui avait eu la gloire de ce second siége comme du premier, entra dans Alméida, et commença ainsi par deux faits d'armes glorieux l'invasion du Portugal. On trouva près de 5 mille hommes dans la place, d'assez grands approvisionnements en vivres, et une belle artillerie. Les 5 mille prisonniers de la garnison se composaient du 24e régiment de ligne portugais et de miliciens. Masséna était assez embarrassé de ces prisonniers, particulièrement des derniers. Les Anglais avaient cherché à persuader aux habitants du Portugal que les Français avaient la coutume de tuer tout ce qu'ils prenaient. Il pensa que c'était un démenti utile à donner à ces bruits que de renvoyer ces miliciens, paysans pour la plupart, en les chargeant de dire à leurs compatriotes que ceux qui ne se défendraient pas seraient traités avec la même indulgence. Quant au 24e portugais, sur l'avis du marquis d'Alorna, Masséna lui proposa d'entrer au service de la France, à l'exemple d'autres Portugais déjà enrôlés dans l'armée française, et le trouva disposé à accueillir cette proposition. Tous, soldats et officiers, acceptèrent, les uns pour déserter bientôt, les autres par ressentiment contre les Anglais, qui les laissaient battre sans les secourir. Masséna fit ensuite réparer Alméida pour le remettre en état de défense.
La première partie du plan de campagne, celle qui consistait dans la conquête des forteresses de la frontière, était donc heureusement accomplie. On avait une bonne base d'opération, bonne toutefois si on pouvait approvisionner les places conquises, y créer des hôpitaux, des magasins, et y mettre des forces suffisantes pour couvrir les communications. Seulement on avait trop de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida, car c'étaient deux garnisons au lieu d'une à laisser en arrière, c'était double approvisionnement à se procurer, double soin de défense pour un même objet, car les deux places étaient si voisines, que l'une servait au même usage que l'autre. Masséna aurait voulu détruire Alméida; mais il ne l'ose pas, dans l'ignorance où il est des intentions de Napoléon. Aussi Masséna voulait-il détruire Alméida, ce qui eût été fort heureux; mais, ignorant que Napoléon à Paris pensait comme lui à cet égard, et ne l'ayant su que plus tard, il décida la réparation et la mise en état de défense de ce poste, et il commença enfin ses dernières dispositions pour l'entrée en Portugal.
On était en septembre, et il se proposait de franchir la frontière du 10 au 15. Napoléon, après l'avoir beaucoup félicité de la prise de Ciudad-Rodrigo et de celle d'Alméida, l'avait vivement pressé d'entrer enfin en action, et, une fois en marche, de se jeter à corps perdu sur les Anglais.—Ils ne sont pas plus de 25 mille, lui écrivait-il; vos soldats doivent, même après les siéges et les maladies de l'été, s'élever au nombre d'environ 60 mille; et comment vingt-cinq mille Anglais pourraient-ils résister à soixante mille Français commandés par vous? Hésiter serait un scandale de faiblesse qui n'est pas à craindre d'un général tel que le duc de Rivoli et le prince d'Essling.—Masséna n'avait pas besoin qu'on le pressât d'aborder franchement les Anglais quand il les rencontrerait sur ses pas, mais il voyait avec douleur les illusions que se faisait Napoléon sur la force des deux armées, et avait le vague pressentiment qu'il serait, lui, la première victime de ces illusions, en attendant que Napoléon le devînt à son tour, ce que personne ne prévoyait alors, excepté peut-être le général britannique, seul bien placé en Europe pour en juger sainement.
Forces comparées de lord Wellington et du maréchal Masséna, et infériorité des forces de celui-ci. Masséna n'avait malheureusement pas tout ce que supposait Napoléon, et les Anglais étaient autrement forts que celui-ci ne l'imaginait. Les trois corps réunis de Reynier, Ney et Junot, qui ne comptaient pas 80 mille hommes, comme on le croyait à Paris, mais 66,000, pouvaient tout au plus en réunir 50,000 en entrant en Portugal. En effet, les siéges avaient coûté au moins 2 mille hommes au corps du maréchal Ney. La saison ayant rapidement passé de pluies continuelles à des chaleurs étouffantes, avait enlevé au corps de Ney, et surtout à celui de Junot qui était composé de jeunes gens, au moins 7 à 8 mille hommes. Il fallait laisser dans les places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo des garnisons qui ne pouvaient pas être moindres de 1200 hommes dans l'une, de 1800 dans l'autre, ce qui faisait 3 mille. Il fallait enfin quelques troupes valides sur les derrières, et le général en chef, malgré son désir de ne pas disséminer ses forces, avait résolu, indépendamment des garnisons d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, de laisser au général Gardanne une colonne de trois mille hommes, composée d'un millier de dragons et de deux mille soldats d'infanterie, pour rendre les routes praticables entre les diverses places qui formaient notre base d'opération, pour achever les vastes magasins qu'il importait d'avoir sur nos derrières, pour recueillir enfin les hommes sortant des hôpitaux. Par ces divers motifs, Masséna, dans le moment, ne pouvait partir qu'avec 50 mille hommes tout au plus. C'était bien peu contre lord Wellington, qui venait de ramener le général Hill sur Abrantès, dès qu'il avait aperçu le mouvement du général Reynier vers la Sierra de Gata, et qui, avec les 20 mille Anglais, les 15 mille Portugais qu'il avait déjà, possédait ainsi un total de 50 mille hommes d'excellente qualité. Contre les positions défensives, qui en Portugal se rencontraient à chaque pas, et que lord Wellington savait si bien choisir et défendre, il nous aurait fallu au moins un tiers de plus pour lutter avec un avantage égal. En se retirant, lord Wellington allait voir son armée augmenter encore par le ralliement des Portugais, par la jonction des Espagnols de Badajoz, par l'arrivée à Lisbonne des renforts de Cadix. Il devait donc avoir sous les murs de Lisbonne, indépendamment des lignes de Torrès-Védras dont l'existence était ignorée des Français, une force d'environ 80 mille hommes. Arrivés devant ces lignes, à quel nombre seraient réduits les 50 mille hommes de Masséna, obligés de tout porter avec eux, ayant eu beaucoup de combats à soutenir, et probablement même quelque grande bataille à livrer? Ce n'était pas faire une supposition bien exagérée que de les croire réduits à 40 mille, mourants de faim devant les 80 mille Anglais, Espagnols, Portugais, de lord Wellington, qui seraient eux bien pourvus de tout, et retranchés dans quelque forte position défensive, avec la mer et les escadres britanniques pour appui. Ce n'est pas tout encore. Masséna devait arriver par la gauche du Tage, qui entre Abrantès et Lisbonne est un vaste fleuve, et se trouver sans moyen de passage en présence des Anglais, que leur matériel maritime mettrait en possession des deux rives. Il aurait donc fallu que 25 ou 30 mille Français, partant de l'Andalousie avec un équipage de pont qu'on aurait pu faire descendre d'Alcantara, vinssent donner la main à Masséna sous Abrantès, que Masséna lui-même eût 70 mille combattants au lieu de 50, et alors, en déduisant les pertes, il y aurait eu chance de succès contre lord Wellington, sauf toujours la difficulté de vivre, laquelle eût été fort diminuée toutefois par l'occupation des deux rives du Tage, car l'Alentejo présentait des ressources dont les Français venus de Badajoz pouvaient s'emparer avant que les Anglais eussent le temps de les détruire.
Le maréchal Masséna écrit de nouveau à l'Empereur pour lui signaler toutes les difficultés de l'expédition de Portugal. Le maréchal Masséna, tout en se résignant à obéir, écrivit de nouveau à Napoléon pour lui dire que ses forces étaient insuffisantes par rapport à celles des Anglais, que les routes étaient épouvantables, qu'il ne trouverait rien pour vivre, qu'à peine parti toutes ses communications seraient interceptées, que c'est à peine s'il serait possible de communiquer de Salamanque à Ciudad-Rodrigo, qu'il ne pourrait rien recevoir, que c'était donc un grand problème de savoir comment il parviendrait à subsister devant les Anglais pourvus de tout, fort accrus en nombre, tandis que lui serait fort réduit, et qu'il n'avait aucune chance de succès si on ne faisait pas arriver promptement sur ses derrières un corps considérable, qui apporterait non-seulement un secours d'hommes, mais des vivres, des munitions de guerre et des chevaux pour les traîner. Ce que Masséna découvrait dans sa prévoyance, ses lieutenants le découvraient comme lui. Ney, Junot, Reynier, sur qui ne pesait pas, il est vrai, la charge difficile de contredire l'Empereur, déclaraient chaque jour que l'entreprise n'était pas sage avec les moyens dont on disposait, qu'il était facile de rédiger des plans à Paris, et de donner loin de la réalité des choses des ordres qui sur les lieux étaient inexécutables, qu'il fallait oser faire de sérieuses représentations à l'Empereur, et refuser de marcher tant qu'il n'aurait pas envoyé ce qui était nécessaire pour réussir. Malheureusement Masséna, qui, nous l'avons déjà dit, venait d'être comblé de faveurs, et qui craignait de passer pour timide aux yeux d'un maître très-exigeant en fait d'énergie, Masséna eut un tort, le seul grave de cette campagne, tort que partagent souvent même les caractères les plus indépendants sous des maîtres non contredits, celui d'accepter une mission déraisonnable, et il se décida à marcher en avant. D'ailleurs il comptait sur la prochaine arrivée du général Drouet avec 20 mille hommes, sur celle du général Gardanne avec 8 ou 9 mille, et même sur le concours probable des troupes d'Andalousie; il comptait sur cette fortune qui depuis vingt ans ne l'avait jamais trahi, et enfin, tout fatigué qu'il était, il sentait dans le fond de son âme la confiance que, s'il pouvait joindre l'ennemi quelque part, il lui ferait éprouver un tel échec, que la guerre serait peut-être terminée en une bataille, et qu'il n'aurait plus que des débris à poursuivre jusqu'au bord de l'Océan.
Malgré les objections du maréchal Masséna, Napoléon persiste à ordonner l'expédition de Portugal. Quant à Napoléon, malgré les lettres qu'il reçut, il persista, s'étant accoutumé depuis longtemps à entendre les généraux exagérer les ressources de l'ennemi et diminuer les leurs, ne tenant compte dans l'armée anglaise que des Anglais, qu'il évaluait sur de faux rapports à 25 mille hommes tout au plus, considérant comme rien les Espagnols et les Portugais, se figurant dès lors que 50 mille Français viendraient facilement à bout de 25 mille Anglais, ignorant l'existence des lignes de Torrès-Védras, n'imaginant pas tout ce que l'ennemi trouverait de ressources dans la distance, le climat, la stérilité des lieux, ayant enfin contracté l'habitude qui semblerait ne devoir être que celle de la médiocrité, mais qui grâce à la flatterie devient quelquefois celle du génie lui-même, l'habitude de croire à l'accomplissement de tout ce qu'il désirait. Il répondit à toutes les objections qu'il fallait marcher, et ne pas marchander les Anglais quand on les rencontrerait. Masséna se décida donc à partir, espérant qu'on lui enverrait ce qu'on lui avait promis, et que la fortune et son grand courage ne lui feraient pas défaut. Il avait fixé le 10 septembre pour le passage de la frontière; il ajourna jusqu'au 16, afin d'être mieux préparé, et de laisser passer les chaleurs, qui étaient encore très-fortes à cette époque. Il s'était flatté de pouvoir amasser six mois de vivres à Ciudad-Rodrigo et Alméida, avec des approvisionnements suffisants pour le cas d'une retraite de l'armée; il s'était promis aussi de transporter avec lui vingt jours de subsistances, ce qui, pour cinquante mille hommes, supposait un million de rations. En ceci comme dans tout le reste, la réalité se trouva bien au-dessous de l'espérance. Le moment du départ venu, il n'avait pu introduire que quatre mois de vivres dans les deux places; il avait dû renoncer à la formation de magasins sur les derrières de l'armée, et n'était parvenu à réunir que pour seize jours de vivres, même après avoir ruiné tous les moyens de transport du pays, depuis Burgos jusqu'à Salamanque. Il est vrai que des marchés passés, des réquisitions ordonnées devaient procurer encore 1,200 mille rations de grains, et qu'il laissait à ses agents à Salamanque le soin de s'entendre avec le général Gardanne pour continuer en son absence l'exécution de ses ordres. De seize jours de vivres qu'il avait réunis, le soldat en portait six dans son sac, et dix devaient suivre sur des mulets, des ânes et des bœufs. Au lieu de 100 bouches à feu, qui n'auraient représenté que deux pièces par mille hommes, il pouvait à peine en atteler 72, par la nécessité où il se trouvait de porter des munitions de guerre pour toute la campagne. Ses chevaux d'artillerie étaient déjà très-fatigués par les deux siéges auxquels on les avait employés, mais deux mille bœufs les aidaient à traîner le gros matériel. Des troupeaux de moutons enlevés à la contrée suivaient chaque corps d'armée; en un mot tout était disposé comme pour la traversée du désert. L'armée, malgré l'humeur chagrine de quelques chefs, voyait approcher avec plaisir le moment où elle allait sortir de sa longue inaction, et aborder enfin les Anglais. Les deux corps de Ney et de Reynier étaient formés de soldats éprouvés. Le corps de Junot seul était jeune, mais instruit, et avait déjà reçu la flamme de l'esprit militaire au contact des deux autres. Il était, en outre, débarrassé de tout ce qui était faible et malingre, ayant laissé aux hôpitaux cinq mille hommes sur vingt mille. L'infanterie mal vêtue, mais bien chaussée et bien armée, mûre d'âge et d'expérience, respirait la confiance. Les dragons, formant la principale force de la cavalerie, étaient noircis au soleil, rompus à l'exercice du cheval, armés de longs sabres de Tolède, qui causaient à chaque atteinte des blessures mortelles. Si jamais la valeur avait pu vaincre la nature des choses, cette armée était digne de le tenter! Masséna, Ney, Junot, Reynier, s'ils avaient été d'accord, n'auraient pas été au-dessous d'une pareille tâche, et, à la tête de pareils soldats, ils n'étaient pas sans chance de l'accomplir!
Passage de la frontière de Portugal le 16 septembre. Ses derniers préparatifs achevés, Masséna ébranla son armée le 16 septembre au matin. Avant de monter à cheval, il expédia encore un aide de camp à l'Empereur, pour lui redire tout ce que nous venons de rapporter des difficultés de l'entreprise, et pour demander instamment de prompts secours en hommes et en matériel, puis il se mit immédiatement en route. L'armée déboucha sur trois colonnes au delà des frontières du Portugal. (Voir la carte no 53.) Le corps de Reynier (le 2e), amené du versant sud de l'Estrella sur le versant nord, devait joindre l'armée à Celorico, et former la gauche. Ney, avec le 6e, marchant par la voie directe sur le même point de Celorico, formait le centre. Junot, avec le 8e corps formant la droite, devait passer par Pinhel, et se tenir un peu en arrière, afin de protéger l'énorme convoi de bœufs, de mulets, d'ânes, dont on était suivi, et qui portait ce dont on avait le plus besoin, du pain et des cartouches.
Difficultés de la marche. Les premiers pas faits dans ce funeste pays justifièrent tout ce qu'on avait craint. On s'était attendu à le trouver aride, car beaucoup de soldats l'avaient déjà traversé, mais on le trouva de plus dévasté par le fer et le feu. Partout les villages étaient déserts, les moulins hors de service, les meules de grain ou de paille en flammes. Tout ce que la population n'avait pas détruit, les Anglais s'étaient chargés de le détruire eux-mêmes. Il ne se présentait pas un guide dont il fût possible de se servir. À peine rencontra-t-on quelques vieillards qui n'avaient pu suivre la population fugitive, et desquels on ne tira pas de grandes informations. On y suppléa avec trois ou quatre officiers portugais attachés à l'armée, et avec quelques hommes du 24e portugais, les seuls qui n'eussent pas déserté. On s'éclaira comme on put au moyen de ces guides, sur des chemins à peine propres aux plus mauvais charrois de l'agriculture. Toutefois au milieu de ce désert pierreux, desséché par le ciel, incendié par les hommes, s'il ne restait ni blé ni bétail, il restait des pommes de terre, des haricots, des choux de très-bonne qualité, dont le soldat eut grand plaisir à remplir sa soupe.
Le 17, Masséna ralentit un peu la marche du 6e corps, qui était le plus alerte, pour donner au 2e le temps de rejoindre. Il arrêta le gros de l'armée à Juncaïs, sur la route de Viseu. Junot avait suivi péniblement, et était encore en arrière avec la masse des bagages.
Description de la vallée du Mondego. Obstacles qu'elle présente à une armée qui veut déboucher sur Coimbre. Il s'agissait de savoir quelle route on suivrait dans cette vallée du Mondego, qui porte à l'Océan les eaux du versant septentrional de l'Estrella. Le Mondego, descendu du nord de l'Estrella, irait se confondre avec le Douro, si une chaîne secondaire, appelée Sierra de Caramula, ne venait l'arrêter, le détourner vers l'ouest, et le contraindre à se jeter dans l'Océan après avoir traversé Coimbre. Ce fleuve coule donc entre les contre-forts de l'Estrella et les pentes moins abruptes de la Sierra de Caramula, enfermé ainsi dans une espèce de bassin arrondi, jusqu'à ce qu'il en sorte par une ouverture étroite qu'il s'est violemment ouverte un peu avant Coimbre.
Que Masséna passât à droite, qu'il passât à gauche du Mondego, pour se rendre à Coimbre, où il devait trouver d'abondantes ressources et la grande route d'Oporto à Lisbonne, il avait de nombreuses difficultés à vaincre. À gauche il devait rencontrer les contre-forts escarpés de l'Estrella, à droite les fortes ondulations de la Sierra de Caramula, les uns et les autres faciles à défendre, et dans tous les cas, au fond même de la vallée, à son débouché sur Coimbre, une sorte de gorge que les Anglais ne manqueraient pas de fermer. Ayant donc les mêmes obstacles à surmonter de l'un comme de l'autre côté, il préféra la rive droite à la rive gauche, parce que sur les pentes moins abruptes de la Sierra de Caramula il avait chance de trouver plus de culture et plus de ressources pour son armée. Or tout ce qu'on pouvait recueillir de vivres en route était une économie faite sur ceux qu'on portait avec soi. Par ce motif, arrivé à Celorico, Masséna quitta la rive gauche pour la rive droite du Mondego, et se dirigea sur Viseu, petite ville de sept à huit mille âmes, où se tenait un grand marché de bestiaux[21].
Arrivée de l'armée à Viseu. Le 2e et le 6e corps arrivèrent le 19 à Viseu, dont toute la population était en fuite, à l'exception seulement de quelques impotents, hommes ou femmes, qui n'avaient pu s'en aller. Quoique les Anglais eussent détruit les fours, les moulins, les greniers, et mis le feu aux meules de grains, pourtant on recueillit beaucoup de légumes, même assez de bétail, et les soldats qui avaient cru ne rien trouver que ce qu'ils apportaient sur leur dos, se montrèrent satisfaits et confiants. Quelques-uns même eurent l'imprudence de jeter sur les routes le biscuit dont leur sac était rempli, se disant qu'ils sauraient bien vivre partout.
La partie de l'armée la plus à plaindre était l'artillerie, et principalement le corps chargé d'escorter les bagages. Les chemins étaient presque impraticables, et trois jours de marche avaient suffi pour épuiser les chevaux, et mettre dans le plus mauvais état le charronnage de l'artillerie. La colonne des convois avait même essuyé une vive alerte. Le colonel Trent, partisan très-hardi, suivi de quelques Anglais et Portugais, avait profité d'un moment où l'escorte était éloignée pour assaillir la colonne des bagages; mais l'escorte étant revenue sur lui, il avait été obligé de lâcher sa proie. On n'avait perdu que quelques traînards surpris isolément sur la route.
Séjour de l'armée à Viseu. Masséna que rien ne pressait, et qui, tout en désirant joindre les Anglais, aimait mieux les rencontrer dans un pays plus découvert, accorda deux jours à l'armée afin de rallier le 8e corps, et de faire réparer les charrois de l'artillerie.
Le maréchal Ney, qui n'était pas plus facile pour ses inférieurs que pour ses supérieurs, s'étant brouillé avec le vieux général Loison, Masséna avait composé à celui-ci une division d'avant-garde avec des troupes légères, et il la faisait marcher en tête de l'armée, à côté de la cavalerie de Montbrun. L'avant-garde portée jusqu'aux environs de Busaco. Il leur ordonna à tous deux de se porter en avant, tandis que la masse des troupes se reposerait à Viseu, et les chargea de rétablir les ponts détruits par les Anglais sur les deux petites rivières du Dao et du Criz, qui descendent de la Sierra de Caramula dans le Mondego. Montbrun et Loison employèrent le 22 et le 23 à réparer les ponts et à traverser les rivières sur lesquelles ces ponts étaient jetés, livrant à chaque pas de petits combats d'arrière-garde qui furent tous à leur avantage.
Le 25, le corps de Reynier à gauche, celui de Ney au centre, passèrent la petite rivière du Criz. Junot à droite quitta Viseu. Montbrun et Loison se portèrent sur la rivière de Mortao, la dernière à franchir avant d'être au fond de la vallée du Mondego, et trouvèrent les Anglais plus résistants cette fois; mais ils les obligèrent à se replier et à leur abandonner le lit escarpé de cette petite rivière.
L'armée tout entière vient, à la suite de l'avant-garde, prendre position devant Busaco. Arrivé à cet endroit, on se trouvait au fond du bassin dans lequel coule le Mondego, et dont il ne sort, avons-nous dit, que par une gorge étroite, pour traverser la ville de Coimbre. C'était là évidemment que les Anglais devaient essayer de nous combattre, car sur l'une et l'autre rive ils avaient des positions également fortes à nous opposer. Si nous passions le Mondego pour nous porter sur la rive gauche, nous rencontrions un contre-fort détaché de l'Estrella, et qui, sous le nom de Sierra de Murcelha, se dressait devant nous comme un obstacle presque insurmontable. En restant sur la rive droite, nous avions en face la Sierra de Caramula, qui, en se recourbant pour fermer le bassin du Mondego, et prenant ici le nom de Sierra d'Alcoba, nous présentait un obstacle moins élevé, mais non moins difficile à vaincre. Deux chemins, presque parallèles, permettaient de franchir cette Sierra d'Alcoba, pour descendre ensuite sur Coimbre et rejoindre la grande route d'Oporto à Lisbonne. Sur l'un comme sur l'autre on voyait des postes nombreux qui les barraient, et au-dessus, sur des sommets couverts de bruyères, d'oliviers, de pins, on distinguait des troupes qui semblaient aller de notre gauche à notre droite. Les paysans disaient qu'au delà il y avait une plaine. Était-ce un plateau couronnant la chaîne, duquel il fallait descendre ensuite dans la plaine de Coimbre, ou bien était-ce la plaine de Coimbre elle-même? Avait-on devant soi l'armée anglaise, voulant disputer le Portugal sur ces hauteurs si bien appropriées à sa manière de combattre, ou seulement deux fortes arrière-gardes n'ayant d'autre désir que celui de disputer le passage, pour retarder notre marche et se donner le temps d'évacuer Coimbre?
Ney et Reynier, à l'aspect de la position, seraient d'avis d'assaillir l'ennemi sur-le-champ, mais ils attendent Masséna qui n'arrive que dans la soirée. D'après ce qu'on avait sous les yeux, ces deux suppositions étaient également vraisemblables. Reynier et Ney après s'être communiqué leurs impressions, furent du même avis. Quoi que voulussent faire les Anglais, ils ne paraissaient pas encore bien établis sur le terrain où on les apercevait, et il fallait les assaillir sur-le-champ, pour les refouler brusquement s'ils étaient en retraite, pour les forcer dans leur position avant qu'ils y fussent solidement assis, s'ils voulaient combattre. Ney et Reynier avaient raison. Par malheur Masséna n'était pas encore sur le terrain. Il n'arriva que dans la soirée, soit que la fatigue à laquelle il commençait à être fort sensible eût ralenti sa marche, soit qu'il eût été occupé de faire avancer la queue de son armée, qui était toute composée de charrois très-embarrassants. Ses lieutenants n'ayant pas osé en son absence engager une action générale, avaient attendu sa présence, et lorsqu'il fut rendu sur les lieux, il restait tout au plus le temps d'exécuter une reconnaissance, pour délibérer sur la conduite à tenir le lendemain.
Arrivée de Masséna, et délibération sur la question de savoir s'il faut livrer bataille. Le général en chef, après avoir reconnu la position de l'ennemi, conçut la même opinion que ses lieutenants, et pensa que les Anglais se préparaient à livrer bataille sur ce terrain. Éviter cette bataille était difficile. Si on s'était porté sur la gauche du Mondego, qu'il aurait fallu, faute de ponts, passer à gué pour aller ensuite gravir la Sierra de Murcelha, on y aurait probablement trouvé les Anglais, qui découvrant tous nos mouvements des hauteurs qu'ils occupaient, n'auraient pas manqué de les suivre, peut-être de se jeter sur nous pendant cette marche de flanc. S'enfoncer dans la gorge même du Mondego, pour la passer en longeant le fleuve, et déboucher au delà sur Coimbre, était impossible, les hauteurs en cet endroit serrant tellement le Mondego qu'il n'y avait aucune route praticable, ni à droite ni à gauche. Il ne restait donc que les deux chemins qu'on avait devant soi, traversant directement l'un et l'autre la Sierra d'Alcoba, à moins qu'on ne cherchât à passer sur la droite, vers le point où cette sierra se rattache à celle de Caramula, dont elle est le prolongement. En cet endroit, en effet, on apercevait un abaissement du terrain qui pouvait donner passage à une armée. Mais les gens du pays, sans doute mal questionnés, affirmaient qu'il n'existait de ce côté aucun chemin praticable aux voitures. On n'avait donc pas le choix, et il fallait ou emporter la position qui nous faisait obstacle, ou nous retirer. Les opinions furent cependant partagées. Le maréchal Ney qui tout à l'heure était d'avis de combattre, n'était plus de cet avis maintenant. Ney n'est point d'avis de livrer bataille. Il dit qu'il aurait fallu assaillir les Anglais sur-le-champ, et avant qu'ils se fussent établis dans leur position, qu'à présent il était trop tard, qu'il valait mieux rétrograder que de perdre une bataille dans ces gorges affreuses, sans savoir comment on se retirerait en ayant à sa suite un ennemi victorieux. À ces raisons il ajouta diverses considérations, désormais intempestives, sur une campagne commencée avec des moyens trop peu proportionnés aux difficultés qu'elle présentait.
Masséna repoussa vivement la proposition de se retirer, qu'il était facile au maréchal Ney de faire parce qu'il n'en devait pas porter la responsabilité. Il dit qu'un tel conseil n'était pas digne du maréchal, et soutint qu'il fallait livrer bataille. Reynier est d'avis contraire. Reynier, ordinairement circonspect, opinant cette fois au rebours de son caractère, comme Ney au rebours du sien, appuya l'avis de Masséna. Il affirma qu'après avoir bien étudié la position, il croyait pouvoir l'enlever. Résolution de livrer bataille, et plan adopté pour la livrer. Masséna accueillit cette opinion, et la bataille fut résolue pour le lendemain. Reynier s'étant fait fort d'emporter la position, c'était à lui de l'aborder le premier, et il fut convenu qu'il essayerait de très-bonne heure de percer par le chemin de gauche, dit de San-Antonio, tandis que Ney essayerait de percer par celui de droite, dit de Moira (celui-ci aboutissait à la chartreuse de Busaco), que Junot qui était arrivé très-tard dans la soirée, resterait en arrière-garde pour protéger la retraite si on n'avait pas réussi, que Montbrun avec toute sa cavalerie se tiendrait en bataille au pied des hauteurs, pour sabrer les Anglais s'ils cherchaient à en descendre, et que l'artillerie, qu'il était impossible de mener avec soi à l'assaut de ces ravins, serait placée sur plusieurs mamelons, d'où elle pourrait envoyer des boulets à l'ennemi. Masséna devait se tenir de sa personne entre les deux colonnes d'attaque, pour ordonner les dispositions que les événements de la journée rendraient nécessaires.
Motifs du général anglais pour se battre sur la position de Busaco. Les généraux français ne se trompaient point en supposant que lord Wellington était décidé à combattre sur ces hauteurs. Le général anglais en effet, quoique très-prudent, ne voulait pas rentrer dans ses lignes en fugitif, et il était bien résolu lorsqu'il rencontrerait l'une de ces positions contre lesquelles l'impétueuse bravoure des Français semblait devoir échouer, de livrer une bataille défensive, qui lui permettrait de se retirer plus tranquillement, qui raffermirait le moral de ses troupes pour le cas où elles auraient à défendre les lignes de Torrès-Védras, qui même, si elle tournait tout à fait à son avantage, le dispenserait de se replier sur Lisbonne. Dans cette pensée, il avait jugé que la Sierra de Murcelha et celle d'Alcoba, qui viennent, avons-nous dit, se joindre sur le bord du Mondego au-dessus de Coimbre, lui offriraient l'une ou l'autre le champ de bataille désiré. Ignorant laquelle des deux les Français essayeraient d'emporter, il avait placé sur la Sierra de Murcelha le corps du général Hill, qu'il avait récemment appelé à lui, et s'était établi de sa personne avec son corps d'armée principal sur celle d'Alcoba. Ayant aperçu de la position dominante qu'il occupait la marche des Français, et leur réunion sur la rive droite du Mondego, au pied de la Sierra d'Alcoba, il avait attiré à lui dans la journée du 26 le corps du général Hill, lui avait fait passer le Mondego et gravir la Sierra d'Alcoba, ce qui avait donné lieu à ces mouvements remarqués par les Français à travers les pins et les bruyères qui couronnaient les hauteurs.
Distribution de l'armée anglaise sur les hauteurs de Busaco. Le 26 au soir l'armée anglo-portugaise était donc à peu près réunie tout entière, au nombre d'environ 50 mille hommes, sur le plateau de la Sierra d'Alcoba, depuis les sommets qui dominaient à pic le Mondego jusqu'à la chartreuse de Busaco. Lord Wellington avait placé à l'extrémité même de la Sierra, contre le Mondego, le détachement portugais qui servait avec le général Hill. Ensuite, en tirant sur sa gauche et sur notre droite, venait la division Hill (la 2e), puis la division Leith (la 5e), celle-ci fermant en partie le chemin principal de San-Antonio que devait attaquer le général Reynier. La division Picton (la 3e) achevait de fermer ce débouché. Puis venait la division Spencer (la 1re), qui, occupant une position intermédiaire entre le chemin de San-Antonio et celui de Moira, pouvait accourir vers l'un ou vers l'autre. La Sierra d'Alcoba se détournant ici pour se relier à celle de Caramula, formait vers la chartreuse de Busaco une ligne courbe, au centre de laquelle aboutissait le chemin de Moira que devait enlever le maréchal Ney. C'était le général Crawfurd qui avec les troupes légères anglaises et le gros des Portugais, occupait cette dernière position, de manière que le chemin de Moira conduisant à la chartreuse de Busaco était battu à la fois par les feux du général Spencer et par ceux du général Crawfurd. Enfin la division Cole (la 4e) formait l'extrême gauche de l'armée britannique, vers le point où la Sierra d'Alcoba se reliait à celle de Caramula. Lord Wellington croyant comme le maréchal Masséna qu'au delà ne se trouvait point de route praticable, avait borné sa surveillance de ce côté à l'envoi de quelque cavalerie légère sous le partisan Trent. Au-dessus de la Sierra régnait un plateau large de cent ou deux cents toises, fort pierreux, mais sur lequel l'espace ne manquait pas pour se déployer. Lord Wellington avait disposé sur ce plateau de fortes réserves d'infanterie et d'artillerie, afin de fondre à l'improviste sur les troupes assez hardies pour gravir le sommet de la position. Il était donc encore plus fortement établi à Busaco qu'à Talavera, et il attendait, non pas sans anxiété, mais sans trouble, la journée du 27.
Distribution des troupes françaises au pied de Busaco. Les Français, vus de tous côtés et voyant à peine leurs adversaires, s'inquiétaient peu des formidables obstacles accumulés sur leurs pas. Ils étaient environ cinquante mille, comme les Anglais, et se sentant supérieurs à ceux-ci en plaine, ils croyaient pouvoir trouver dans leur audace une compensation aux difficultés de terrain qu'ils auraient à vaincre. Le 27, à la pointe du jour, les corps de Reynier et de Ney étaient formés, l'un en avant de San-Antonio, l'autre en avant de Moira, prêts à gravir la sierra: l'artillerie prenait position sur quelques mamelons en face de l'ennemi: la cavalerie et le 8e corps étaient en bataille dans la plaine, pour recueillir l'armée si elle était repoussée. Masséna avait pris place au centre de la ligne, sur un tertre élevé, où, bien qu'exposé à toute l'artillerie ennemie, il pouvait à peine discerner les deux points d'attaque, tant le pays, qui était pour les Anglais d'une clarté parfaite, était pour nous obscur et difficile.
Bataille de Busaco, livrée le 27 septembre 1810. Dès la pointe du jour, Reynier, conformément à ce qu'il avait promis, entra le premier en action. La division Merle marchait en tête, guidée par le capitaine Charlet, qui la veille avait fait au milieu des plus grands périls une soigneuse reconnaissance des lieux. Elle était suivie par la brigade Foy de la division Heudelet. Un brouillard épais protégeait nos deux colonnes.
Attaque énergique, mais sans succès, du général Reynier. Après avoir suivi quelque temps la route de San-Antonio de Cantaro, qui allait et venait en forme de rampes sur le flanc de la montagne, la division Merle se jette à droite de cette route, et s'efforce de gravir la montagne à travers les arbres et les broussailles qui la couvrent. Les 2e léger et 36e de ligne, conduits par le général Sarrut, le 4e léger par le général Graindorge, s'élèvent péniblement, en s'aidant de tous les gros végétaux dont ces hauteurs sont hérissées, tandis que sur la route continuent de marcher en colonne le 31e léger de la division Heudelet, et derrière celui-ci les 17e léger et 70e de ligne de la même division, formant la brigade Foy. Après une heure d'efforts la division Merle, protégée quelque temps par le brouillard, parvient au sommet, essoufflée, épuisée de fatigue. Aussitôt arrivée sur le bord du plateau, elle se jette sur le 8e portugais qu'elle culbute, et à qui elle enlève son artillerie. Mais la division Picton est là tout entière, appuyée d'un côté par la division Leith, de l'autre par une forte batterie et par la division Spencer, qui de la position intermédiaire qu'elle occupe accourt pour se porter au danger. À peine la division Merle essaye-t-elle de se déployer qu'elle est accueillie en flanc par la mitraille de l'artillerie placée à sa droite, et de front par la mousqueterie de la division Picton tirant à quinze pas. Sous ces décharges meurtrières, le général Merle, le colonel Merle du 2e léger, le général Graindorge qui marchait à la tête du 4e léger, et le colonel de ce même régiment, Desgraviers, tombent blessés mortellement. Un grand nombre d'officiers inférieurs et de soldats sont également atteints. Voyant le succès de ses feux, le général Picton qui se sent appuyé de droite et de gauche, porte en avant les 88e et 45e régiments, le 8e portugais rallié, et charge à la baïonnette nos troupes surprises, haletantes encore de leur pénible escalade, et privées de presque tous leurs chefs. Il les oblige à se replier jusqu'à l'extrémité du plateau. À ce même instant le 31e de la division Heudelet, précédant la brigade Foy, débouche par la route sur la gauche de la division Merle, et se hâte de la soutenir. Mais assailli, avant qu'il ait pu se former, par la mitraille et la mousqueterie, privé de son colonel Desmeuniers, il est refoulé jusqu'au débouché de la route. Nos soldats, aussi intelligents que braves, loin de se laisser précipiter du haut en bas de la position, s'arrêtent à la naissance de l'escarpement, et font de tous les points qu'ils peuvent occuper un feu de tirailleurs meurtrier pour l'ennemi. Ils donnent ainsi le temps à la brigade Foy d'arriver. Celle-ci ayant suivi la grande route apparaît enfin sur le plateau, accompagnée du 31e qu'elle a rallié, et ayant à sa droite et à sa gauche les restes de la division Merle reformés par le général Sarrut. Mais en ce moment lord Wellington ayant dirigé la division Leith sur notre gauche, la division Spencer sur notre droite, avec toutes ses réserves d'artillerie, combat avec plus de quinze mille hommes, parfaitement reposés et établis sur un terrain solide, contre sept à huit mille de nos soldats, essoufflés, pouvant à peine se tenir au bord d'un précipice, et totalement dépourvus d'artillerie. Après les avoir criblés de mitraille, lord Wellington les fait aborder à la baïonnette par la masse entière de son infanterie. Nos soldats, assaillis ainsi par des feux épouvantables, poussés sur un terrain en pente par des forces doubles, sont inévitablement culbutés, et se retirent emportant dans leurs bras, outre les généraux que nous avons déjà nommés, le général Foy blessé gravement. Reynier qui suivait l'attaque, avait encore à sa disposition le reste de la division Heudelet; mais, comptant déjà 2,500 hommes hors de combat, il craignait de se trop affaiblir par une obstination imprudente, laquelle d'ailleurs ne pouvait avoir des chances de succès que lorsque le maréchal Ney aurait attiré à lui une partie de l'armée britannique.
L'attaque du maréchal Ney pas plus heureuse que celle du général Reynier. Pendant ce temps, en effet, le maréchal Ney était entré en ligne, malheureusement un peu tard, ce qui s'expliquait par la distance à parcourir, le village de Moira qui lui servait de point de départ étant plus éloigné que celui de San-Antonio d'où le général Reynier s'était mis en marche. Les difficultés n'étaient pas moins grandes de son côté, car vers notre droite la sierra formant une courbe pour rejoindre celle de Caramula, on avait à supporter pour la gravir une redoutable convergence de feux. La route tracée sur la crête d'un contre-fort venait déboucher sur le parc de la chartreuse de Busaco, qui était couvert d'abatis et occupé par la masse entière des troupes portugaises. La division Loison marchait la première, suivie à quelque distance par la division Marchand en colonne serrée. Une troisième division, celle du général Mermet, était tenue en réserve.
Après un combat de tirailleurs assez vif, dans lequel nous avions l'avantage de l'intelligence mais le désavantage des lieux, le maréchal Ney lance ses troupes sur la position. Loison quitte la route avec ses deux brigades, et cherche à escalader le flanc de la sierra, tandis que Marchand continue à suivre la grande route. À ce flanc de la sierra se trouve attaché le village de Sul, bâti le long d'une rampe à mi-côte. Le général Simon s'y précipite audacieusement à la tête du 26e de ligne et de la légion du Midi. Il en chasse les Portugais, y prend du canon, et en fait un point d'appui pour essayer de s'élever jusqu'au sommet de la montagne. Un peu à droite de la brigade Simon et contre le même escarpement, la brigade Ferrey, composée des 32e léger, 66e et 82e de ligne, gravit péniblement la hauteur, sans l'obstacle, mais aussi sans l'appui du village de Sul. Les deux brigades, à force de constance et d'opiniâtreté, s'attachant à chaque rocher, à chaque arbre, parviennent cependant sous le feu meurtrier des Portugais jusqu'au sommet, lorsque tout à coup l'artillerie du général Crawfurd les couvre de mitraille presque à bout portant. Au même instant le général Crawfurd fait croiser la baïonnette à la division légère et à la brigade portugaise de Colman, et culbute nos régiments avant qu'ils aient pu se former et opposer quelque résistance. La brigade Simon s'arrête au village de Sul après avoir perdu son général, resté blessé dans les mains de l'ennemi. La brigade Ferrey, ne trouvant à se cramponner nulle part, est ramenée au pied de la montagne. Dans ce moment la division Marchand, demeurée sur la route, et parvenue au point où la division Loison s'est détournée pour se porter sur le village de Sul, se voit placée au centre d'un demi-cercle de feux partis de toutes les hauteurs. En butte par sa droite à une grêle de balles des troupes portugaises et anglaises du général Crawfurd, elle hésite, et au lieu de s'élancer au pas de course sur la chartreuse de Busaco, elle se jette à gauche de la route, et vient s'abriter contre un escarpement presque à pic. Là, recevant par-dessus sa tête quelques feux de la division Spencer qui revient de combattre Reynier, et en flanc tous les feux du général Crawfurd qu'elle a voulu éviter, elle se trouve dans une impasse, et ne peut ni gravir l'escarpement contre lequel elle est blottie, ni reparaître sur la route qu'elle a quittée et où des milliers de projectiles l'attendent. Le moment d'enlever le parc de la chartreuse par un élan vigoureux est dès lors passé pour cette division. Le maréchal Ney ayant déjà perdu 2 mille hommes, parmi lesquels plusieurs colonels et généraux, et raisonnant comme le général Reynier, remet à une nouvelle tentative de son voisin l'effort désespéré qui pourrait tout décider.
Masséna se décide à suspendre l'attaque pour essayer de tourner la position qu'il ne peut enlever de vive force. Malheureusement il était trop tard pour lancer de nouveau les troupes épuisées de fatigue, et pour essayer d'ébranler un ennemi victorieux, devenu encore plus confiant dans ses forces et dans sa position. Masséna qui, s'il eût commandé une simple division, aurait probablement renouvelé l'attaque, et peut-être triomphé de tous les obstacles par son opiniâtreté sans égale, jugea comme général en chef que c'était assez d'avoir déjà perdu dans une tentative infructueuse 4,500 hommes, morts ou blessés, et sans désespérer de déloger les Anglais, résolut de s'y prendre autrement. Il réunit autour de lui ses lieutenants, auxquels il aurait eu plus d'une observation à adresser sur cette journée. Le général Reynier avait tenu parole et fait ce qu'il avait pu; mais le maréchal Ney avait attaqué tard, et certainement ne s'était pas montré aussi audacieux qu'à Elchingen. Si, en effet, pendant que le général Loison escaladait la hauteur, il eût lancé lui-même la division Marchand sur le parc de la chartreuse, en la faisant appuyer par sa troisième division qu'il était inutile de laisser en réserve, puisque Junot formait la réserve de toute l'armée, il eût peut-être réussi, et en forçant l'un des deux débouchés il eût aidé Reynier à forcer l'autre. Masséna ne leur adressa aucun reproche, et les écouta avec le sang-froid imperturbable qu'il conservait dans les situations difficiles. Reynier exposa sa conduite, et elle était irréprochable. Ney déclara qu'il avait agi de son mieux, et récrimina de nouveau contre une expédition tentée sans moyens suffisants, et contre le tort qu'on avait de ne pas dire la vérité à l'Empereur. Il indiqua clairement que le plus sage serait de rebrousser chemin, et d'attendre entre Alméida et Ciudad-Rodrigo de nouveaux renforts. Masséna ne chercha pas à s'exonérer du résultat de la journée en accusant ses lieutenants, ni à exhaler son chagrin en vaines dissertations sur ce qui aurait pu être fait, genre de plaintes dans lequel les âmes faibles trouvent un soulagement; il se contenta de repousser avec hauteur toute idée de marche rétrograde, puis après avoir ordonné à ses lieutenants de rallier leurs troupes au pied de la sierra, de relever leurs blessés et de se tenir prêts à marcher, il se retira pour arrêter ses résolutions. De pareils moments étaient le triomphe de cette âme forte. Masséna se dit qu'après tout les Anglais avaient dû essuyer aussi des pertes considérables, et que sans doute ils n'oseraient pas descendre des hauteurs dans la plaine, où ils rencontreraient outre notre infanterie toujours parfaitement résolue, notre cavalerie et notre artillerie auxquelles ils n'avaient pas eu affaire sur le sommet de la sierra (et il voyait juste, car les Anglais quoique victorieux craignaient une nouvelle attaque, et n'osaient pas quitter leur position). Reconnaissance envoyée sur la droite pour trouver un passage. Il se dit encore que certainement il devait y avoir quelque issue, surtout vers la droite, sur les croupes abaissées par lesquelles la Sierra d'Alcoba se rattachait à la Sierra de Caramula; qu'on avait cru trop légèrement les premiers rapports recueillis sur les lieux, et qu'il n'était pas possible qu'à droite, là où le terrain devenait plus facile, les habitants n'eussent pas établi des communications. Il envoya donc le général Montbrun et un officier d'un rare mérite, le colonel Sainte-Croix, courir avec les dragons vers la droite de l'armée, pour employer la nuit à chercher une communication. Quant à la gauche, il ne songeait pas à y passer, car il aurait fallu franchir le Mondego devant les Anglais, sans savoir si on trouverait des gués, et emporter des positions tout aussi difficiles que celle de Busaco. Ses résolutions prises, il attendit patiemment le résultat des investigations ordonnées.
Heureuse découverte d'un chemin au moyen duquel on peut tourner la position de Busaco. Le général Montbrun et le colonel Sainte-Croix coururent vers les coteaux moins élevés qui rattachaient les deux sierras, s'enfoncèrent dans leurs sinuosités avec cette sagacité que développe l'habitude de la guerre, découvrirent un chemin qui n'était ni plus mauvais ni meilleur que tous ceux du Portugal, et qui de plus était praticable à l'artillerie. Il s'agissait de savoir jusqu'où il les conduirait. Arrivés presque au sommet de ces coteaux, à un point d'où l'on pouvait apercevoir la plaine de Coimbre et la grande route de Lisbonne, ils rencontrèrent un paysan qui leur dit que ce chemin s'étendait jusque dans la plaine, et allait rejoindre la grande route de Coimbre près d'un lieu nommé Sardao. (Voir la carte no 53.) Ils étaient parvenus en ce moment à un village appelé Boïalva, qui était un peu sur le revers de la sierra, et que le brigadier Trent n'avait pas songé à occuper. Montbrun et Sainte-Croix y laissèrent un régiment de dragons avec de l'artillerie, en échelonnèrent trois autres en arrière avec ordre de défendre le village de Boïalva à tout prix, puis descendirent au galop jusqu'à Sardao pour s'assurer que le paysan avait dit vrai, reconnurent l'exactitude de son rapport, et revinrent en toute hâte apporter à Masséna la nouvelle de leur heureuse découverte.
Masséna décampe dans la nuit du 28 pour tourner la position des Anglais. Masséna la reçut le lendemain de la bataille, c'est-à-dire le 28 à midi. Les Anglais, contenus par la présence de l'armée française, inquiets de ce qu'elle pouvait tenter, n'avaient pas remué, et semblaient presque aussi paralysés que s'ils n'avaient pas été victorieux. Masséna, sans perdre de temps, ordonna à Junot, dont le corps était intact et plus rapproché que les autres de la route de Boïalva, de décamper en silence à la chute du jour, de se porter, guidé par les dragons de Montbrun, sur la route qu'on venait de reconnaître, et d'aller occuper la plaine au delà. Il enjoignit à Ney de suivre Junot, à la colonne des bagages qui était chargée de trois mille blessés, mais déchargée des vivres consommés, de suivre Ney, et à Reynier de fermer la marche avec son corps. La moitié des dragons qui n'avaient pas accompagné Montbrun à Boïalva devait former l'extrême arrière-garde.
Heureuse marche de l'armée française dans la nuit du 28 au 29 septembre. Dans la soirée du 28 en effet, quand l'obscurité fut complète, on décampa sans bruit. Junot par la position de son corps était tout porté sur la route de Boïalva. Il marcha pendant la nuit entière, arriva sans obstacle à Boïalva, où il rencontra les dragons que l'ennemi n'avait pas songé à troubler, et le 29 au point du jour descendit dans la plaine de Coimbre, qui devenait en ce moment une sorte de terre promise, eût-elle été aussi dénuée qu'elle était fertile et riche. Ney eut quelque peine à suivre Junot, car les bagages et les blessés, n'observant pas exactement l'ordre de marche indiqué de peur de rester en arrière, interrompaient à chaque instant l'écoulement des colonnes. Néanmoins dans la journée du 29, le corps de Ney se trouva tout entier au delà de Boïalva, et à la fin de cette journée Reynier s'engagea sur la même route, sans être poursuivi par un piquet anglais. Nos dragons purent ramener à petits pas tous les traînards et tous les blessés, dont il n'y eut pas un seul de perdu.
Surprise du général anglais en voyant les Français dans la plaine de Coimbre, et sa retraite précipitée de cette ville. Ce fut dans cette soirée du 29 que le général anglais s'aperçut enfin du mouvement de l'armée française. Il était resté deux jours immobile dans sa position, se demandant ce que faisait son adversaire, et ne cherchant pas à le découvrir au moyen de reconnaissances bien dirigées. Il ne le devina que lorsque les casques des dragons français remplirent de leur éclat la plaine de Coimbre. Vainqueur le 27 au soir, il était pour ainsi dire vaincu le 29, et tandis qu'on illuminait à Coimbre pour la prétendue victoire de Busaco, il fallut se préparer à fuir cette cité malheureuse, en détruisant tout ce qu'on ne pouvait pas sauver. Lord Wellington s'empressa en effet de décamper, et de traverser Coimbre en toute hâte, forçant les habitants à quitter la ville et à détruire ce qu'ils n'emportaient pas. Montbrun et Sainte-Croix poursuivant à outrance les traînards anglais et portugais en sabrèrent un certain nombre.
Quel jugement on peut porter sur la conduite de lord Wellington et du maréchal Masséna dans les journées des 27, 28 et 29 septembre. Telle fut, sous le commandement du maréchal Masséna, cette première rencontre de l'armée française avec l'armée anglaise. On a souvent blâmé ce maréchal d'avoir livré bataille sans chance suffisante de vaincre, et d'avoir ainsi compromis inutilement la vie de beaucoup de ses soldats, et jusqu'à un certain point on a eu raison. Mais on a trop oublié que sans ce combat meurtrier de Busaco, qui retint dans leur position les Anglais intimidés, Masséna n'aurait pas pu exécuter tranquillement le mouvement de flanc sur Boïalva, au moyen duquel il fit tomber la position de son adversaire. Il eût été mieux sans doute de ne pas attendre, pour reconnaître la route de droite, un échec qui obligeait à la trouver à tout prix, de la rechercher à l'avance, car le seul aspect des lieux en indiquait l'existence, et, après l'avoir trouvée, de faire sur Busaco une simple démonstration pour tromper les Anglais, pendant que le gros de l'armée aurait défilé sur Boïalva. On aurait pu ainsi occuper lord Wellington sans grande effusion de sang, le devancer dans la plaine de Coimbre, et l'y rencontrer sur un terrain découvert où toutes les chances étaient pour les Français. Mais pour être juste il faut se garder de ces jugements fondés sur des circonstances qu'on a connues après l'événement, et que le général dont on apprécie la conduite ne connaissait pas, et pouvait difficilement connaître. Quoi qu'il en soit, si Masséna n'obtint pas le résultat qu'il poursuivait le jour de la bataille, il l'obtint le lendemain, et, quant au général anglais, il fut gravement en faute, car établi depuis longtemps sur les lieux, entouré de tous les renseignements du pays, posté sur des hauteurs d'où l'on découvrait la contrée entière, il est surprenant qu'au seul aspect du sol et de la position des villages, il n'ait pas compris que des communications devaient exister entre la vallée du Mondego et la plaine de Coimbre, par la partie abaissée des sierras d'Alcoba et de Caramula. Et comme à la guerre on est souvent puni de ses fautes dans la journée même, il perdit en quelques heures le fruit de ses sages dispositions, et fut obligé d'abandonner le Portugal jusqu'à Lisbonne, mais jusqu'à Lisbonne seulement, ainsi qu'on le verra bientôt par la suite de ce récit.
Entrée des Français à Coimbre. Lorsque les Français entrèrent dans Coimbre, ils trouvèrent la plus grande partie de la population en fuite, et tous les habitants riches embarqués avec ce qu'ils avaient de plus précieux sur des bâtiments dont on coupait les câbles pour descendre par le Mondego jusqu'à la mer. La plupart des maisons avaient été dévastées par les Anglais et non par les habitants, qui n'avaient pas la moindre envie de ravager leurs propriétés pour affamer les Français. Masséna, désirant leur faire comprendre que c'était duperie à eux de suivre le conseil de lord Wellington, aurait voulu ne rien détruire, afin de les convaincre qu'en conservant leurs villes ils les conservaient pour eux-mêmes bien plus que pour les Français. Il avait donc ordonné à tous les généraux de respecter les propriétés, mais la discipline était difficile à imposer à des soldats affamés, et habitués à voir les Portugais ruiner eux-mêmes leurs propres habitations. Vains efforts de Masséna pour empêcher des ravages dont le signal est donné par les Portugais eux-mêmes. Entrant dans des maisons vides ou déjà pillées, trouvant les grains épars, les tonneaux de vin enfoncés, ils ne se faisaient aucun scrupule d'achever un ravage commencé par les propriétaires eux-mêmes, ou par leurs alliés. De plus il faut répéter qu'ils avaient faim, et que beaucoup d'entre eux ayant jeté leur charge de biscuit dans l'espérance de vivre sur le pays, ils tâchaient de réaliser cette espérance aux dépens des lieux qu'ils traversaient. Ils auraient pu très-bien vivre à Coimbre, car la ville était trop considérable pour qu'en quelques heures les Anglais fussent parvenus à emporter ou à détruire tout ce qu'elle contenait. Il y avait en effet des subsistances dans les maisons et dans les magasins. Malheureusement le général Junot eut le tort de ne pas s'occuper assez de réprimer les désordres, et les magasins furent inutilement gaspillés. D'autres magasins formés par les Anglais sur le bas Mondego, à Montemor, ne furent pas mieux conservés. On y envoya les dragons de Montbrun; mais le défaut de moyens de transport ne permit pas de les utiliser; on consomma ce qu'on put, et on anéantit le reste.
Masséna s'apercevant qu'avec des précautions on pourrait trouver des denrées alimentaires en Portugal, et surtout intéresser les Portugais à ne pas les détruire, réprimanda vivement ses lieutenants, particulièrement Junot, et par cette réprimande ne les disposa pas mieux en faveur du commandant en chef. Il tâcha néanmoins d'arrêter le ravage, de rassurer les habitants, de les ramener dans Coimbre. Il parvint effectivement à en apprivoiser un grand nombre, et à les faire rentrer dans leurs maisons abandonnées.
Après avoir remis quelque ordre dans la ville, il songea à lui confier un dépôt bien précieux, celui de ses blessés ramassés sur le champ de bataille de Busaco. Il en avait environ trois mille transportés sur des mulets et sur des ânes. Il fit disposer un hôpital spacieux, approvisionné de tout ce qui était nécessaire, y plaça une partie des officiers de santé de l'armée, et une garde d'une centaine de marins attachés à l'expédition de Portugal. Cette garde était suffisante pour garantir la sûreté de l'hôpital contre un désordre intérieur, mais point pour défendre la ville elle-même contre une attaque du dehors. Pour parer à un tel danger, il n'aurait pas fallu moins de trois mille hommes. Or Masséna avait déjà perdu plus de quatre mille hommes à Busaco en morts ou blessés, et près d'un millier depuis Alméida, en hommes tombés malades en route. Il ne lui restait donc guère que 45 mille combattants en arrivant à Coimbre. S'il avait fallu se priver de trois mille encore, et se réduire à 42 mille contre les Anglais qui en s'approchant de Lisbonne allaient s'augmenter d'un tiers au moins, et avec lesquels il se flattait d'avoir bientôt une nouvelle rencontre, c'eût été trop donner au hasard, et il aima mieux s'en remettre pour ses blessés à la foi des habitants, que s'exposer à perdre une bataille par insuffisance de forces.
Octob. 1810. Résolution que prend Masséna de déposer ses blessés à Coimbre, sans y laisser une garnison. Il assembla donc les principaux habitants de Coimbre, leur recommanda ses blessés, promit de payer les soins qu'on aurait pour eux en ménagements envers le pays, et menaça la ville d'un châtiment terrible s'il arrivait quelque malheur aux soldats impotents qu'il confiait à son humanité. Ces dispositions achevées dans le moins de temps possible, c'est-à-dire en trois jours, Masséna continua sa route sur Lisbonne. Il avait formé sous Montbrun une nouvelle avant-garde, composée de toute la cavalerie légère et d'une partie des dragons, et laissé à l'arrière-garde le reste des dragons sous le général Treilhard. Il fit talonner vivement les Anglais par cette avant-garde, renforcée de quelque infanterie légère, afin de leur ôter le temps de tout détruire en se retirant. Marche sur Lisbonne. En effet, en quittant Coimbre pour se porter à Condeixa, on trouva des magasins que les Anglais n'avaient pas détruits et qu'on eut le temps de sauver. Mais Junot eut encore le tort de les laisser gaspiller par ses soldats, ce qui lui attira de nouvelles remontrances du général en chef. On continua la poursuite de l'ennemi par Pombal et Leyria. (Voir la carte no 53.)
Routes suivies par l'armée anglaise dans sa retraite sur Lisbonne. En marchant du nord au sud vers Lisbonne, le long de cette chaîne abaissée qui est, avons-nous dit, le prolongement de l'Estrella, comme l'Estrella n'est elle-même que le prolongement du Guadarrama, et qui en s'abaissant toujours va finir entre la mer et l'embouchure du Tage, on avait trois routes à suivre: la route du Tage, qu'on gagnait en traversant la chaîne des hauteurs entre Pombal et Thomar, et en longeant ensuite le fleuve d'Abrantès à Santarem, de Santarem à Lisbonne; la route du milieu, tracée près de la crête des hauteurs par Pombal, Leyria, Moliano, Candieros, et descendant aussi sur le bord du Tage par Alcoentre et Alenquer; la route enfin du bord de la mer, qui passait par Alcobaça, Obidos et Torrès-Védras. Arrivé à Pombal, le général anglais se débarrassa du corps de Hill, lui confia ce qu'il avait de plus encombrant, et le dirigea sur Thomar, en lui ordonnant de ne pas perdre un instant pour arriver sur le Tage, y embarquer ses plus lourds équipages, et se couvrir de ce fleuve s'il était poursuivi par les Français. Il lui réitéra l'ordre de tout détruire, et plus particulièrement les barques qui auraient pu servir à jeter des ponts sur le Tage. Avec la partie la plus solide de ses troupes, il prit les deux autres routes, les divisions Spencer et Leith marchant sur celles du milieu, les divisions Cole et Picton sur celle de la mer, les unes et les autres se hâtant le plus possible pour échapper aux vives poursuites de notre avant-garde.
Montbrun, en effet, avec le brave Sainte-Croix, qui avait autant d'esprit que de bravoure, était sur les traces des Anglais, et en sabrait tous les soirs quelques-uns. Le 6 octobre ils avaient atteint Leyria, serrant l'ennemi de près, pas assez toutefois pour sauver les approvisionnements que renfermait cette ville. L'armée, marchant à une journée de distance, y arriva le lendemain. Masséna, incertain de la direction suivie par les Anglais, car on les apercevait sur les trois routes à la fois, avait adopté la route du milieu, qui était la plus courte, point la plus mauvaise, et qui, dans le doute, l'éloignait le moins possible de l'ennemi.
Le 8, l'avant-garde, toujours conduite par Sainte-Croix, franchit les hauteurs pour descendre sur le Tage, heurta de nouveau les Anglais, et recueillit à leur suite quelques barils de biscuit et de poudre. Le 9 elle se porta sur Alenquer, y prit une centaine d'hommes, et en mit hors de combat un nombre égal. Elle envoya une reconnaissance sur l'importante ville de Santarem, qui est en arrière sur le Tage, et où l'on apprit que le général Hill en était parti l'avant-veille. On disait que tout y était détruit. Le lendemain 10, l'avant-garde entra à Villa-Nova, qu'elle trouva bien fournie de toutes sortes d'approvisionnements, et elle poursuivit jusqu'au pied des hauteurs d'Alhandra les arrière-gardes des généraux Crawfurd et Hill, qui disparurent derrière des retranchements d'un aspect imposant.
Arrivée de l'armée devant les lignes de Torrès-Védras, et sa surprise à l'aspect de ces lignes, dont l'existence était ignorée. Le lendemain 11 l'armée rejoignit successivement et vint prendre position devant Alhandra et Sobral, en face des ouvrages que l'armée anglaise avait occupés la veille. De quelque côté que la vue se portât on découvrait des hauteurs couronnées de redoutes; on en voyait sur le versant qui vient aboutir au Tage, et, en passant sur le versant opposé, on en apercevait également jusqu'à la mer. En route, on avait bien entendu dire que les Anglais avaient exécuté des travaux en avant de Lisbonne, mais on ignorait quels étaient ces travaux, et on était loin de supposer qu'ils fussent de force à nous retenir longtemps. Les très-rares habitants qu'on avait arrêtés en arrivant devant Alhandra, Sobral, Torrès-Védras, parlaient d'une première ligne de redoutes armées de plusieurs centaines de pièces de canon, puis d'une seconde encore plus forte, qu'il faudrait emporter si on était venu à bout de la première, et enfin d'une troisième fort resserrée, laquelle couvrait un port d'embarquement où toute la flotte anglaise était constamment prête à recevoir lord Wellington et ses soldats. Ce fut pour l'armée, qui arrivait pleine d'ardeur et de confiance, nullement démoralisée par Busaco, convaincue au contraire de sa supériorité sur les Anglais, demandant à grands cris qu'ils s'arrêtassent pour se mesurer avec elle, et leur prodiguant mille épithètes injurieuses quand ils se retiraient, ce fut, disons-nous, pour l'armée une pénible surprise que de voir l'ennemi qu'elle poursuivait lui échapper subitement et s'enfermer dans un asile d'un aspect si formidable! Confiante, du reste, en elle-même, dans Masséna, dans la réunion de forces qui ne pouvait manquer de s'opérer devant Lisbonne, elle ne vit dans cet obstacle qu'une difficulté passagère dont elle triompherait bientôt en versant un sang dont elle n'était pas avare.—Nous en viendrons à bout, disaient les soldats, comme nous serions venus à bout de Busaco, si on n'eût pas fait cesser l'attaque.—C'était un admirable esprit que celui de cette armée, si malheureusement sacrifiée à une politique dénuée de toute raison! Mais l'obstacle dont elle parlait si légèrement était plus difficile à vaincre qu'elle ne le supposait.
Description des lignes de Torrès-Védras. C'est ici le lieu de faire connaître ces fameuses lignes de Torrès-Védras, dont nous n'avons indiqué plus haut que l'objet, le site, et le nom. Comme il a été déjà dit, c'est vers le mois d'octobre de l'année précédente que lord Wellington avait songé à s'assurer aux extrémités de la Péninsule une position retranchée, autant que possible inexpugnable, dans laquelle il pût résister aux forces accumulées des Français, et attendre la décadence du système impérial, qui, selon lui, était prochaine. Le promontoire formé par l'extrémité abaissée de l'Estrella, s'avançant entre l'Océan et les eaux épanchées du Tage (appelées la mer de la Paille), lui avait semblé le site le mieux adapté à son projet. (Voir la carte no 53.) D'abord les diverses lignes d'ouvrages par lesquelles il voulait barrer ce promontoire étant à quelques lieues en avant de Lisbonne, et les routes qui les liaient entre elles ne passant point par Lisbonne même, il devait s'y trouver tout à fait indépendant de la population de cette capitale, la plus nombreuse de la Péninsule, la plus agitée, voulant tantôt une chose et tantôt une autre, et rarement ce que voulait le général anglais. Lord Wellington, habitué aux institutions de son pays, ayant la sagesse rare de les aimer quoiqu'il eût souvent à en souffrir, haïssait les agitations populaires par lesquelles la liberté commençait à se produire sur le continent. Homme de sens, allant impitoyablement à son but, n'hésitant jamais à immoler à ses plans les peuples dont il venait défendre l'indépendance, il n'entendait pas qu'un certain jour on l'obligeât à livrer bataille pour mettre fin aux souffrances d'un blocus, ou qu'un autre jour une populace ameutée l'empêchât de lever l'ancre, si la sûreté de son armée lui commandait de s'embarquer. Par ces motifs, il avait voulu être indépendant du peuple de Lisbonne, et n'avoir pas même à s'inquiéter de le faire vivre, bien résolu à nourrir d'abord son armée, puis l'armée portugaise dont il tirait grand parti, et enfin la population de paysans qu'il avait entraînée à sa suite, et qui lui fournissait d'utiles travailleurs. Cette population, qui dépassait en nombre les deux armées anglaises et portugaises réunies, qu'il avait entièrement ruinée, et dont les bras robustes et patients lui servaient tour à tour à élever des montagnes ou à les abaisser, était devenue l'objet de ses soins les mieux calculés. Au lieu de la laisser accumulée dans les rues de Lisbonne, exposée à la contagion, à la faim, à la révolte, il la tenait en plein air dans ses lignes, où elle était distraite par le travail, nourrie par la marine anglaise, et occupée à construire tous les jours de nouveaux ouvrages sur les pas des Français. Voici quel était le plan de ces ouvrages.
Première ligne de retranchements depuis Alhandra sur le Tage, jusqu'à Torrès-Védras vers l'Océan. À neuf ou dix lieues en avant de Lisbonne, entre Alhandra sur le Tage, et Torrès-Védras vers l'Océan, il avait songé à créer une première ligne de retranchements, qui devait couper le promontoire à douze lieues au moins de son extrémité dans la mer. Cette première ligne se composait des ouvrages suivants. Sur le versant du Tage, les hauteurs d'Alhandra, d'un côté tombant à pic dans le fleuve, de l'autre remontant jusque vers Sobral, formaient sur un espace de quatre à cinq lieues des escarpements presque inaccessibles, et baignés dans toute leur étendue par la petite rivière d'Arruda. On avait coupé par des barricades armées de canons la route qui passait entre le pied de ces hauteurs et le Tage, et qui conduisait à Lisbonne par le bord du fleuve. De ce point en remontant jusqu'à Sobral on avait escarpé de main d'homme toutes les collines qui n'offraient pas un accès assez difficile. Dans les enfoncements formés par le lit des ravins et présentant des petits cols accessibles, on avait établi tantôt des redoutes, tantôt des abatis qui fermaient tout à fait les passages. Enfin sur les sommets principaux on avait élevé des forts, armés de grosse artillerie, se flanquant les uns les autres, et commandant au loin les avenues par lesquelles l'ennemi aurait pu se présenter.
À Sobral même, qui formait le point de partage entre les deux versants, se trouvait un plateau, et là le terrain offrant moins de relief, on y avait suppléé par une multitude d'ouvrages de la plus grande force, et on avait même construit sur une éminence qu'on appelle le Monte-Agraça, une véritable citadelle, dont il n'aurait été possible de triompher que par un siége en règle. Au delà commençait le versant maritime, sur lequel s'étendait une nouvelle chaîne de hauteurs qui se prolongeait jusqu'à la mer, et qui était baignée par le Zizambro. Cette petite rivière dans ses détours passe à Torrès-Védras, d'où les lignes dont il s'agit ont reçu le nom désormais immortel de lignes de Torrès-Védras. Là, comme du côté d'Alhandra, on avait tantôt escarpé à la pioche le flanc des hauteurs, tantôt fermé les gorges par des abatis ou des redoutes, couronné et lié entre eux les sommets par des forts, et surtout rendu presque impraticable le cours du Zizambro, en construisant dans son lit des barrages qui retenaient les eaux, et entretenaient les marécages en toute saison.
Nature des ouvrages composant les lignes de Torrès-Védras. Les ouvrages de fortification étaient les uns ouverts à la gorge (c'était le moindre nombre), les autres fermés. Tous avaient glacis en terre, fossé, escarpes en pierre sèche, magasins en bois pour les vivres et les munitions. Il y en avait qui étaient armés de six bouches à feu; il y en avait qui en contenaient cinquante, depuis les calibres de 6 et de 8 jusqu'à ceux de 16 et de 24. Ces bouches à feu étaient toutes montées sur affûts de position, de manière à ne pouvoir servir à l'ennemi en cas de mouvement rétrograde d'une ligne sur l'autre. On avait vidé le riche arsenal de Lisbonne pour fournir cette artillerie, et employé tous les bœufs du pays pour la mettre en place. Les garnisons étaient permanentes, et quelques-unes s'élevaient jusqu'à mille hommes. Des routes larges et faciles avaient été pratiquées entre ces divers ouvrages de manière à y conduire les renforts avec une extrême rapidité. Un système de signaux empruntés à la marine (le télégraphe était alors dans son enfance) pouvait en quelques minutes apporter au centre de la ligne la nouvelle précise de ce qui se passait à ses extrémités. À son entrée même, c'est-à-dire vis-à-vis Sobral, se trouvait une sorte de champ de bataille, préparé à l'avance pour que l'armée anglaise pût accourir tout entière vers la partie la plus accessible, et joindre sa force propre aux mille feux des ouvrages environnants. Naturellement on avait placé les Portugais dans les fortifications, et on leur avait adjoint trois mille canonniers, Portugais aussi, longuement formés à la manœuvre du canon, et tirant juste. L'armée anglaise avec ce qu'il y avait de plus disponible, de plus manœuvrier dans l'armée de ligne portugaise, était destinée à occuper les campements principaux, qu'on avait habilement disposés près des points supposés d'attaque. Tout avait été soigneusement préparé pour qu'elle y fût bien abritée, bien nourrie, et qu'elle pût y partager son temps entre le repos et les manœuvres.
Le général Hill, qui en se retirant avait suivi le bord du Tage, avait pris position derrière les hauteurs d'Alhandra; le général Crawfurd s'était établi avec la division légère entre Alhandra et le plateau vis-à-vis Sobral. Le général Picton, qui avait suivi la route de la mer, occupait les bords du Zizambro et les hauteurs en arrière, jusqu'à Torrès-Védras. Le général Leith gardait l'entrée même de cet immense camp retranché, et avait pour soutien les divisions Spencer, Cole, Campbell, qui avaient opéré leur retraite par la route du milieu, et devaient se présenter en masse si l'ennemi tentait d'assaillir les lignes par leur partie la moins escarpée.
Lord Wellington ayant demandé au marquis de La Romana de laisser Badajoz, dont la défense importait moins que celle des lignes de Torrès-Védras, et de venir le joindre à Lisbonne, celui-ci lui avait amené environ 8 mille Espagnols, excellents pour le rôle défensif auquel on les destinait. Le général anglais avait donc 30 mille Anglais, 30 et quelques mille Portugais, 8 mille Espagnols, ce qui faisait 70 mille hommes de troupes régulières pour défendre ces positions; il avait en outre beaucoup de milices et une nombreuse population de paysans, qui sans doute coûtait à nourrir, mais travaillait sans cesse à de nouveaux ouvrages.
Seconde et troisième ligne de retranchements en arrière de Torrès-Védras. Il faut ajouter qu'à trois ou quatre lieues en arrière se déployait une seconde ligne d'ouvrages, barrant également le promontoire, du Tage à l'Océan, sur une longueur de sept à huit lieues, dominée par les sommets de Mafra et de Montachique, et accessible en un seul endroit, le défilé de Buccellas, dont on avait fait un vrai coupe-gorge pour quiconque voudrait s'y engager. Enfin, derrière cette seconde et formidable ligne, à l'extrémité même du promontoire, se trouvait un dernier abri, espèce de réduit qui consistait dans un demi-cercle de montagnes escarpées et hérissées de canons, inabordable du côté de la terre, et offrant dans sa concavité tournée vers la mer un mouillage sûr, où toute la flotte anglaise pouvait s'abriter. Ce dernier réduit, en supposant que les deux premières lignes d'ouvrages eussent été emportées, devait tenir encore plusieurs jours, c'est-à-dire le temps nécessaire pour embarquer les troupes et les soustraire à la poursuite d'un ennemi victorieux.
Tel était ce système colossal de lignes défensives, digne de la nation qui l'avait conçu, et de l'ennemi dont il s'agissait d'arrêter la puissance. Des milliers d'ouvriers y travaillaient depuis plus d'un an, sous la conduite des ingénieurs anglais et sous la police de deux régiments de ligne portugais. Presque achevé à l'époque de l'entrée des Anglais, il ne le fut tout à fait que quelques mois après, et il ne compta pas moins de 152 redoutes, et environ 700 bouches à feu en batterie. Il avait fallu abattre cinquante mille oliviers, qui formaient avec la vigne la principale végétation du pays. On avait assez bien payé les paysans qui avaient prêté leurs bras, mais fort mal les propriétaires dont on avait coupé les arbres. Les Anglais pensaient que ce n'était rien que de ravager le Portugal, pourvu que l'on parvînt à le disputer aux Français, et leur protection lui était certainement plus dommageable que ne l'eût été notre invasion. Quant à l'indépendance, nous ne lui en aurions pas laissé moins qu'il n'en avait sous lord Wellington.
Ouvrages projetés à la gauche du Tage. Les ouvrages que nous venons de décrire étaient sur la droite du Tage. Sur la gauche il avait été exécuté quelques travaux, mais de peu d'importance, malgré les vives instances de la régence portugaise. Ici encore s'était révélée dans sa cruelle simplicité la politique militaire du général britannique. Vers l'embouchure du Tage dans l'Océan, la rive gauche se rapproche de la rive droite, et forme en se rapprochant cette entrée du fleuve, si célèbre dans les récits des voyageurs par son aspect pittoresque, par la multitude et la beauté des palais qui la décorent. De la rive gauche on pouvait bombarder Lisbonne, incendier l'église et le palais de Belem, le palais de Queluz, et tous les édifices de cette capitale, renouveler ainsi de main d'homme les horreurs du tremblement de terre du dernier siècle! Mais ce point si vulnérable éveillait médiocrement la sollicitude de lord Wellington. Qu'on jetât des bombes sur la belle ville de Lisbonne, c'était fâcheux sans doute, mais peu grave, selon lui, pour la défense du précieux promontoire de la rive droite, d'où il pouvait tenir en échec la puissance de Napoléon, et provoquer les nations européennes à un soulèvement général. Or, pour défendre la rive gauche, il aurait fallu s'affaiblir considérablement sur la rive droite, ce qu'il ne voulait faire à aucun prix. On lui proposait, il est vrai, de construire sur cette rive gauche, entre Aldéa-Gallégo et Setubal, un camp retranché, où l'on attirerait toutes les populations de l'Alentejo; mais lord Wellington les regardait comme incapables de le défendre, et il craignait, si le camp, comme il n'en doutait pas, était enlevé, qu'il n'en résultât un ébranlement moral parmi les défenseurs des lignes de Torrès-Védras. Contestation entre la régence portugaise et lord Wellington au sujet des ouvrages à construire sur la rive gauche du Tage. Il disait encore avec beaucoup de sens que les Français n'avaient pas assez de forces en Andalousie pour opérer une invasion dans l'Alentejo, que s'ils s'y présentaient ce serait pour venir se joindre vers Abrantès à l'armée du maréchal Masséna, et s'acharner avec celui-ci contre les lignes de Torrès-Védras; que Lisbonne ne courait donc aucun danger sérieux de ce côté; que si elle recevait quelques boulets, il n'y savait que faire, qu'il fallait le laisser tranquille, et libre de s'occuper exclusivement d'une tâche déjà bien assez difficile, celle de défendre la rive droite, de laquelle dépendait le salut du Portugal et de l'Europe. Cependant, pour répondre aux criailleries des habitants de la capitale, il avait consenti à élever quelques ouvrages sur les hauteurs d'Almada, vis-à-vis de Lisbonne, bien certain du reste qu'ils seraient pris à la première attaque sérieuse. Mais tous les palais de Lisbonne ne valaient pas à ses yeux une seule des redoutes de Torrès-Védras, et militairement il avait raison.
Confiance de lord Wellington dans la force des lignes qui lui ont servi de refuge. Lord Wellington ainsi appuyé sur trois lignes de retranchements formidables, qu'il défendait avec 70 mille hommes et une nombreuse population de paysans réfugiés, pouvait considérer avec quelque sécurité la brave armée française qu'il avait devant lui, bien que d'après toutes les probabilités elle dût s'accroître considérablement. Aussi, consulté par son gouvernement sur sa situation, au moment même où il prenait position derrière ces lignes, et sur la possibilité de rappeler la flotte de transport, qui coûtait à elle seule plus de 75 millions par an à l'Angleterre, il répondit qu'il se regardait comme en parfaite sûreté à Torrès-Védras, que si on voulait absolument lui enlever la flotte de transport, on était libre de le faire, qu'il ne se croirait pas perdu par suite d'une telle mesure, mais que ce ne serait pas conforme aux règles de la prudence, car à tout moment l'armée française pouvait être renforcée par des troupes venues de la Vieille-Castille, et par d'autres troupes détachées de l'Andalousie; que si un ordre partait de Paris le maréchal Masséna attaquerait, et qu'en présence d'un pareil général et de pareils soldats, il fallait, malgré toutes les probabilités, se garder de répondre du résultat; qu'on ferait donc bien, quelque coûteuse qu'elle fût, de lui laisser la flotte de transport, bien qu'il espérât n'en pas avoir besoin. Il ajoutait enfin, ce qui honore infiniment son intelligence politique, que probablement le maréchal Masséna serait faiblement secouru du côté de la Castille, et aucunement du côté de l'Andalousie.
Tel était l'obstacle imprévu devant lequel le général en chef Masséna venait de se trouver arrêté avec son armée. Personne ne se doutait de l'existence de cet obstacle avant de l'avoir aperçu, et même après l'avoir vu, il fallut une reconnaissance de plusieurs jours pour en apprécier toute la force. Dès le 12 octobre le corps de Junot était arrivé sur le plateau de Sobral: le 13 Masséna voulant juger de la situation et des intentions de l'ennemi, fit attaquer par ce corps le village de Sobral, qui était en dehors des lignes, et en quelque sorte aux sources des deux petites rivières de l'Arruda et du Zizambro. Les Anglais disputèrent ce village avec vigueur, mais uniquement pour l'honneur des armes, car il n'était pas dans l'enceinte des retranchements qu'ils avaient un intérêt absolu à défendre. Les troupes de Junot le leur enlevèrent à la baïonnette, et leur tuèrent environ deux cents hommes. La perte fut à peu près égale de notre côté. Mais à peine étions-nous maîtres de Sobral, qu'en voulant déboucher au delà un feu violent parti de tous les forts nous indiqua la ligne des ouvrages ennemis, leur force et leur liaison. On ne pouvait plus conserver de doute sur l'existence d'un vaste camp retranché, embrassant le promontoire entier de Lisbonne de l'un à l'autre versant, de l'embouchure de l'Arruda dans le Tage, à l'embouchure du Zizambro dans l'Océan.
Position d'attente prise par le maréchal Masséna devant les lignes anglaises. Masséna avant de rien décider fit prendre à ses troupes une position d'attente. Junot resta à Sobral et sur les coteaux environnants, vis-à-vis des avant-postes des Anglais; Reynier s'établit près du Tage à Villa-Nova, Ney en arrière vers Alenquer. (Voir la carte no 53.) Les Anglais n'étant pas obéis aux portes de Lisbonne comme dans les provinces du nord qu'ils occupaient militairement, et ayant d'ailleurs traversé le pays au pas de course, n'avaient pu ni détruire eux-mêmes ni faire détruire les ressources de cette province du Portugal, qui était l'une des plus riches de tout le royaume. On pouvait donc y subsister quelques semaines, et se donner le temps de réfléchir avant d'arrêter un parti sur la conduite qu'il convenait de tenir. Masséna se mit donc à reconnaître lui-même la position des Anglais sur l'un et l'autre versant, et employa plusieurs jours à opérer cette reconnaissance de ses propres yeux. Reconnaissance des lignes opérée par Masséna. Le 16, se trouvant sous l'une des batteries ennemies, qu'il observait avec une lunette appuyée sur un petit mur de jardin, les officiers anglais, qui apercevaient distinctement l'illustre maréchal, éprouvèrent à son aspect un sentiment digne des nations civilisées, quand elles sont réduites au malheur de se faire la guerre. Ils pouvaient en faisant feu de toutes leurs pièces, cribler de boulets l'état-major du général en chef, et probablement l'atteindre lui-même. Ils tirèrent un seul coup pour l'avertir du péril, et avec tant de justesse qu'ils renversèrent le mur qui servait d'appui à sa lunette. Masséna comprit le courtois avertissement, salua la batterie, et remontant à cheval se mit hors de portée. Il en savait assez, après tout ce qu'il avait vu, pour n'avoir plus de doutes sur la valeur des vastes ouvrages élevés devant lui. Quelques paysans ramassés dans les environs, quelques individus attirés hors de Lisbonne par les officiers portugais qui suivaient l'armée, affirmèrent unanimement qu'après cette première ligne de retranchements il en existait une seconde, puis une troisième, les trois armées de 700 bouches à feu, gardées par 70 mille hommes au moins de troupes régulières, sans compter les milices et les paysans réfugiés. Ce n'était donc plus un simple camp retranché dont on pouvait brusquer l'attaque avec de l'audace, c'était une suite d'obstacles naturels dont l'art avait singulièrement augmenté la difficulté, qui étaient liés en outre par des fortifications fermées la plupart à la gorge, impossibles à enlever dans un moment d'élan, et tout aussi difficiles à surprendre, car tandis que les Anglais, grâce aux routes qu'ils avaient construites, aux signaux qu'ils avaient établis, pouvaient se porter en quelques heures d'un versant à l'autre, et réunir la masse entière de leurs forces sur le point attaqué, les Français rencontraient de leur côté un accident de terrain qui leur interdisait toute manœuvre de ce genre. En effet, sur la partie du promontoire qu'ils occupaient, une montagne élevée, appelée le Monte-Junto, dépourvue de toute route, séparait les deux versants, et ne permettait pas qu'en feignant d'attaquer sur l'un on pût soudainement se transporter sur l'autre. Le versant sur lequel ils se déploieraient serait forcément celui par lequel ils devraient attaquer, et ils seraient dès lors assurés d'y trouver réunis les 70 mille hommes de l'armée anglaise.
Impossibilité reconnue d'enlever les lignes de Torrès-Védras, à moins de renforts considérables et d'une attaque combinée sur les deux rives du Tage. Tout considéré, la position parut inattaquable, au moins pour le moment, et le jugement qu'en porta Masséna prouve que chez lui l'énergie n'excluait pas la prudence. Certes, rien n'aurait mieux convenu à son caractère et à sa situation qu'une tentative audacieuse, dont l'heureuse issue eût terminé la guerre, mais il eut le bon sens de comprendre que cette tentative ne présentait pas assez de chances de réussite pour qu'il dût la faire, tandis que l'insuccès, qui était très-probable, l'exposait à une perte infaillible. Il était loin d'avoir alors les 50 mille hommes avec lesquels il était entré en Portugal. L'attaque de Busaco lui avait coûté 4,500 morts ou blessés; la marche lui avait valu 2 mille malades ou écloppés. Quelques blessés de Busaco, légèrement atteints, avaient, il est vrai, rejoint l'armée; les malades de la marche devaient être bientôt rétablis, au moins en partie, et lorsque les uns et les autres seraient rentrés dans les rangs, il pouvait compter sur environ 45 mille soldats vraiment en état de combattre. C'étaient sans doute des troupes excellentes, capables de tout tenter: que pouvaient-elles cependant contre 70 mille ennemis, qui, en plaine, n'auraient certainement pas tenu devant elles, mais qui, dans des positions défensives, valaient les meilleures troupes du monde? Pour enlever ces lignes, il aurait fallu avoir 90 ou 100 mille hommes, en porter 20 mille sur la rive gauche du Tage, 70 ou 80 mille sur la droite, attaquer non-seulement sur les deux rives, mais sur les deux versants de la rive droite, troubler l'ennemi par la simultanéité de ces attaques, l'obliger au moins à se diviser, prendre, s'il le fallait, par des siéges réguliers quelques-uns des principaux ouvrages, escalader les autres, faire ainsi une trouée en forçant l'entrée de la ligne à coups d'hommes, et, en cas de revers, être assez fort pour ne pas craindre le lendemain. Mais si avec 45 mille hommes, avec la possession d'une seule rive du Tage, Masséna eût attaqué les lignes, et qu'il y eût inutilement sacrifié 10 mille hommes en morts ou blessés, ce qui était inévitable, comment aurait-il pu le lendemain, réduit à 35 mille hommes, se retirer devant un ennemi enhardi par le succès, le poursuivant sans relâche au milieu de populations furieuses, et à travers un pays déjà ravagé, où il ne trouverait ni un jour de repos, ni un morceau de pain? Probablement il n'aurait pas regagné Alméida sans avoir perdu presque toute son armée, et sa campagne, qui devait être une conquête, serait devenue un vrai désastre. Ajoutons que Masséna obligé de tout porter avec lui, vivres et munitions, avait bien encore assez de munitions pour livrer une bataille, mais pas assez pour en livrer deux, et qu'après ce qu'il aurait consommé devant les lignes, il n'aurait probablement pas eu de quoi se défendre dans sa retraite.
Il n'y avait donc point à hésiter, et il fallait renoncer à attaquer immédiatement les lignes de Torrès-Védras. Mais de ce qu'on ne les attaquait pas immédiatement, il n'en résultait pas qu'on ne les attaquerait pas plus tard, et qu'en attendant on n'aurait rien à faire sur les bords du Tage, entre Abrantès, Santarem et Alhandra. D'abord on obtenait en restant sur place un premier résultat, c'était de tenir les Anglais bloqués, dans des perplexités continuelles que leur gouvernement ne tarderait pas à partager; on en obtenait un second si on les bloquait longtemps, c'était de les priver de subsistances, non-seulement pour eux mais pour l'immense population de Lisbonne, qui, ne recevant plus rien de l'intérieur du pays, ne pourrait vivre que par la mer, et bientôt à des prix qui rendraient l'alimentation du peuple portugais impossible. Or, quelque dédaigneux que fût lord Wellington des mouvements populaires, il était impossible qu'il résistât à un peuple affamé, demandant ou qu'on le nourrît, ou qu'on laissât entrer les Français; et ce peuple vaincu par la faim ouvrant les portes de Lisbonne du côté de la rive gauche, les lignes de Torrès-Védras devaient bientôt tomber d'elles-mêmes. Ce qu'il y avait à faire en restant devant les lignes de Torrès-Védras. Il y avait donc bien des chances favorables pour nous en restant devant les lignes anglaises. Mais il fallait d'abord y rester longtemps, et en cherchant à affamer les Anglais, ne pas commencer par mourir de faim nous-mêmes. Il était indispensable pour cela d'occuper les deux rives du Tage, afin de fermer à l'ennemi toutes les sources d'approvisionnement, et de se procurer à soi toutes les subsistances de la fertile province de l'Alentejo, ce qui n'était possible que si un fort détachement de l'armée d'Andalousie, après avoir pris Badajoz, se portait, par la rive gauche du Tage, sur Lisbonne. Il fallait donc auparavant s'établir solidement sur le Tage entre Alhandra, Santarem et Abrantès, se procurer les moyens d'y vivre, jeter un pont sur le fleuve afin de manœuvrer sur les deux rives, faire en même temps connaître sa position à Napoléon, pour qu'il envoyât de la Vieille-Castille tous les renforts dont il pourrait disposer, et pour qu'il ordonnât à l'armée d'Andalousie de se porter sur Lisbonne, attendre ainsi l'effet de ces mesures, et puis, quand les renforts seraient arrivés, tenter avec des forces considérables une attaque furieuse sur les lignes anglaises, si le blocus n'avait pas suffi pour en amener la chute.
Sang-froid et constance du maréchal Masséna. Masséna, placé à cinq cents lieues de Paris, à cent lieues de Salamanque, dans un pays affreux, au milieu de populations féroces, tellement coupé de ses communications qu'il n'avait pas reçu une seule dépêche depuis son départ d'Alméida, incertain de ses moyens de vivre, arrêté devant un obstacle réputé presque insurmontable, au delà duquel il ne pouvait pas aller chercher l'ennemi, et d'où l'ennemi pouvait toujours fondre sur lui avec des forces supérieures, Masséna ne se troubla point, imposa à tout le monde la résolution qui était dans son âme, s'appliqua, malgré ses lieutenants qui parlaient encore de se retirer, à persuader à toute l'armée qu'il fallait savoir prendre patience, rester où l'on était, attendre les renforts qui ne tarderaient pas d'arriver, et, loin de considérer les lignes comme invincibles, préparer au contraire son courage à les affronter, dès qu'on aurait le nombre d'hommes et la quantité de munitions nécessaires pour les assaillir avec chance de succès.
Son premier soin fut de se choisir un champ de bataille, en cas que les Anglais vinssent l'attaquer. Junot à Sobral était toujours exposé à une irruption de l'ennemi. Masséna lui traça sa ligne de retraite vers des coteaux situés en arrière, ceux d'Aveyras, sur lesquels Ney était déjà établi, où Reynier pouvait se porter rapidement, et où l'armée entière, concentrée en quelques heures, serait en mesure de recevoir les Anglais, et de les accabler s'ils osaient prendre l'offensive. Cela fait, il se mit à la recherche des subsistances.
La ville la plus importante sur la partie du Tage qu'on occupait, était celle de Santarem. On l'avait trouvée abandonnée et à demi dévastée. Les soldats affamés avaient ajouté aux ravages de l'ennemi. Masséna, afin d'arrêter les dégâts, y envoya l'administrateur en chef de l'armée et le général d'artillerie Éblé. Après quelques recherches on reconnut qu'il restait dans l'intérieur de Santarem des ressources assez considérables, qu'il y en avait dans les villages environnants, et qu'en les recueillant avec soin, en les distribuant avec ordre, on pourrait nourrir l'armée pendant quelque temps. On y établit un hôpital pour deux ou trois mille malades, et on réunit, soit en meubles, soit en linge et literie, de quoi pourvoir cet hôpital de tout ce qui lui était nécessaire. Soins à recueillir les vivres existants sur les bords du Tage, de Santarem à Abrantès. On découvrit encore d'autres denrées dont les Portugais avaient l'habitude de se nourrir, telles que lard, poisson salé, huile, légumes secs, sucre, café, rhum, vins excellents. Au dehors on ramassa un peu de froment, beaucoup de maïs, et dans les îles du Tage du bétail en assez grande quantité. Les petites îles environnantes renfermaient aussi des vivres, que les Anglais n'avaient eu ni le pouvoir ni le temps de faire disparaître. Il n'y avait d'entièrement dévastés que les moulins, et encore leur mécanisme fort simple était plutôt disloqué que détruit. On avait parmi les soldats de l'artillerie et du génie des ouvriers ayant depuis longtemps négligé leur métier, mais prêts à le reprendre pour les besoins de l'armée. Avec leur secours, le général Éblé répara les moulins, et parvint bientôt à moudre les grains qu'on avait trouvés. On fit dès lors des distributions régulières, et Masséna ordonna de former dans chaque corps, avec les excédants de l'approvisionnement quotidien, un approvisionnement de réserve. De Santarem, en remontant vers le Zezère et vers Abrantès, s'étendait une riche plaine, celle de Golgao, dans laquelle le corps de Ney s'était déjà répandu, et où l'on avait la certitude de se procurer de grandes ressources. On commença donc à se rassurer sur les subsistances, et, malgré le pain de maïs dont nos soldats n'avaient pas l'habitude, l'abondance de la viande, du poisson salé, du vin, du sucre, du café, des liqueurs, leur rendait la vie supportable. Ils ne manquaient que de souliers, mais heureusement on trouva du cuir dans Santarem, et tant bien que mal on répara les chaussures. À peine sur cette rive, peuplée de petites villes et de villages, restait-il quelques centaines d'habitants. On vivait de tout ce qu'avaient abandonné les autres.
Masséna aurait voulu que l'administration centrale de l'armée recueillît ces ressources, et les administrât dans l'intérêt commun de l'armée. Mais il y avait contre cette administration un cri général, comme si elle eût été coupable de toutes les privations qu'on endurait. Il fallut donc laisser chaque corps s'administrer lui-même, soit par son général, soit par son chef d'état-major. Chacun dès lors s'arrangea du mieux qu'il put pour vivre suivant les lieux et les circonstances. Mais ce n'étaient pas les subsistances qui constituaient la plus grande des difficultés du moment. Nécessité de jeter un pont sur le Tage pour s'ouvrir l'Alentejo, et pour manœuvrer sur les deux rives du fleuve. Il fallait avant peu, soit pour bloquer Lisbonne sur les deux rives, soit pour s'ouvrir l'Alentejo, soit pour donner la main à l'armée d'Andalousie si elle venait, soit enfin pour prendre l'importante ville d'Abrantès, passer le Tage au-dessus ou au-dessous de cette ville. C'était là l'opération capitale qu'on devait se proposer, mais qui sans un équipage de pont était inexécutable. Or pour unique ressource on avait trouvé deux barques dans Santarem, l'ennemi ayant détruit ou emmené toutes les autres. Il en fallait cependant beaucoup, car le Tage, inégal comme la Loire en France, comme tous les cours d'eau qui ne prennent pas leur source dans des montagnes neigeuses, et qui vivant de pluies, sont tour à tour ou desséchés ou torrentueux, le Tage s'élevait ou s'abaissait alternativement de plusieurs pieds, et il ne fallait pas moins d'une centaine de grosses barques pour en embrasser la largeur. Le Zezère qui vient s'y réunir, et qui nous séparait du gros village de Punhète et de la ville d'Abrantès, méritait aussi qu'on y établît un pont, surtout afin de s'ouvrir la route de Castel-Branco, l'une de celles par lesquelles on pouvait communiquer avec la frontière d'Espagne. On avait besoin de cent vingt barques pour ces deux ponts.
Le général Montbrun, malgré son savoir-faire, venait de manquer vingt-cinq grosses barques dans une île, près de Chamusca. Il ne restait donc aucun moyen de s'en procurer dans le pays. Beaux travaux du général Éblé pour rendre possible l'établissement d'un pont sur le Tage. Le général Éblé, vieux général d'artillerie, distingué par une haute intelligence autant que par un dévouement et une activité sans bornes, se chargea de construire des barques pourvu qu'on lui donnât des ouvriers. Il existait des forges dans Santarem, du fer qu'on pouvait retirer des démolitions, et même du bois. Mais on avait peu d'outils. Le général Éblé, après avoir réuni les ouvriers de l'artillerie, fit fabriquer des haches, des scies, des marteaux. Puis il fit démolir des maisons pour avoir des bois, mais ces bois ne pouvaient pas fournir de grosses planches. Ayant découvert une assez belle forêt à quelque distance de Santarem, on y coupa des arbres, qu'on transporta en les fixant par l'une de leurs extrémités sur un avant-train de canon, et en les traînant ainsi jusqu'à la ville. Malheureusement on usait par ce travail fatigant les hommes et les chevaux. On avait de la peine à trouver des ouvriers, parce qu'on ne vivait passablement que dans l'intérieur des corps, où la maraude était régulièrement organisée. Les soldats travaillant pour tout le monde dans les chantiers, et n'ayant pas le temps d'aller à la maraude, étaient exposés à manquer du nécessaire. Aussi venaient-ils peu volontiers aux chantiers de Santarem, ou s'en échappaient dès qu'ils en avaient l'occasion. Les punir légèrement n'eût servi de rien. Les punir sévèrement dans la position où l'on était, personne n'en avait le cœur. Restait à les payer, mais on n'avait point d'argent. Masséna fit une collecte parmi les officiers supérieurs et les employés, qui se cotisèrent pour prêter 20 ou 25 mille francs à la caisse de l'armée. Grâce à ces efforts les constructions commencèrent, et on ne désespéra pas de posséder bientôt les moyens de franchir le Tage.
Translation des chantiers de Santarem à Punhète. Tandis qu'on se livrait à ces travaux sous la direction du général Éblé, Masséna voulut s'étendre jusqu'à Punhète et Abrantès, où l'on se flattait de trouver de grandes ressources. Loison et Montbrun, en effet, passèrent le Zezère à force d'audace et d'adresse, y jetèrent un pont de chevalets, et finirent par s'établir sur l'autre bord de cette rivière, malgré de sérieux dangers, car le pont était si fragile et le Zezère si torrentueux, que la communication pouvait à tout moment être interrompue. Pourtant on finit par consolider les chevalets, et en pénétrant dans Punhète on y découvrit des approvisionnements. Bientôt même on pensa qu'il fallait y transférer l'établissement et les chantiers de Santarem, parce que le pont sur le Tage, dont on avait tant de peine à réunir les matériaux, serait plus facile à jeter vis-à-vis de Punhète, le Tage en cet endroit n'ayant pas encore reçu les eaux du Zezère. On décida donc que les chantiers y seraient transportés. Les barques déjà construites pouvaient remonter par eau, et rien de ce qu'on avait fait ne devait être perdu.
Punhète conquis, le général Montbrun poussa des reconnaissances jusqu'aux portes d'Abrantès. Mais le peuple de cette ville, nombreux et fougueux, soutenu par des troupes de l'armée anglo-portugaise, avait élevé des défenses tout autour de ses murs, et il fallait pour en venir à bout une attaque en règle, exécutée avec du gros calibre. Cette attaque d'ailleurs n'avait pas chance de réussir tant que les assiégés pourraient recevoir par la gauche du Tage les secours de lord Wellington. On différa donc cette conquête importante jusqu'au jour où l'on serait en mesure d'agir sur les deux rives du Tage.
Masséna, résolu à bloquer les lignes anglaises jusqu'à l'arrivée des renforts, songe à prendre une position plus sûre et plus tranquille que celle de Sobral. Lorsque le maréchal Masséna eut aperçu la possibilité de s'établir solidement sur ce fleuve, d'y vivre, de le franchir, et d'attendre ainsi en sûreté les résolutions ultérieures de Napoléon, il mit ses soins à rechercher un campement plus sûr, plus tranquille, mieux adapté à ses deux opérations essentielles, qui consistaient, comme on vient de le voir, dans la création d'un équipage de pont et dans la conquête d'Abrantès.
Nov. 1810. Obligée en ce moment de toucher par sa tête à Sobral, par sa queue à Abrantès, notre armée s'était trop étendue, et se trouvait exposée chaque jour à des combats inutiles et meurtriers. D'ailleurs le terrain qu'elle occupait devant les lignes anglaises avait été déjà dévoré, et il était devenu impossible d'y subsister. Masséna fait choix de la position de Santarem, s'étendant de Santarem à Thomar. Masséna songea donc à se replier à quelques lieues en arrière, et à s'établir le long du Tage, depuis Santarem jusqu'à Thomar, avec une division à Leyria, pour surveiller le revers de l'Estrella, et garder la grande route de Coimbre, soit contre un retour offensif des Anglais, soit contre les irruptions des insurgés espagnols et portugais qui devenaient fort incommodes, car ils avaient envahi Coimbre depuis le départ de l'armée, et fait prisonniers, sans toutefois les égorger, les blessés que nous avions laissés dans cette ville. La nouvelle position qu'il s'agissait de prendre entre Santarem et Thomar en nous plaçant à quelques lieues des lignes anglaises, ne nous empêchait nullement de les bloquer rigoureusement, du moins sur la rive droite du Tage, la seule en notre possession, et en même temps nous procurait un établissement plus paisible et plus assuré. Les petits combats de tous les jours qu'une armée inaguerrie peut souhaiter, mais qui fatiguent inutilement une armée éprouvée, nous étaient épargnés; et quant à une attaque sérieuse, la seule que nous dussions désirer, elle ne pouvait, à cause de la distance qui allait nous séparer, être tentée sans que l'ennemi démasquât ses intentions, ce qui rendait les surprises impossibles. Enfin cette position nous reportait plus près de Punhète où étaient nos chantiers, et d'Abrantès dont il importait de s'emparer.
L'armée décampe dans la nuit du 14 novembre. En conséquence, le 14 novembre, après un mois de séjour devant les lignes anglaises, Masséna ramena son armée en arrière, et mit beaucoup d'art dans cette opération. Il fallait en effet dérober le mouvement de Junot aux Anglais, avec lesquels il était tous les jours aux prises; sans quoi ils auraient pu se jeter sur lui en masse, et lui faire essuyer un grave échec. Pour les tromper Masséna répandit partout le bruit qu'il allait attaquer les lignes, ce qui réjouit nos soldats, et inquiéta les Anglais au point de les retenir immobiles dans leurs ouvrages. Puis il ordonna à Junot qui était à Sobral sur le plateau central, et à Reynier qui était à Villa-Nova sur le Tage, d'expédier d'avance leurs malades, leurs blessés et la partie embarrassante de leur artillerie. À la nuit le maréchal Masséna fit décamper Junot en toute hâte, en retenant sous les armes Reynier qui avait des troupes plus aguerries, et qui occupait d'ailleurs la large route du Tage, sur laquelle la retraite était facile. Au jour Junot se trouvait hors d'atteinte, et Reynier à son tour commençait à décamper, tandis que les Anglais attachés à la garde de leurs retranchements ne songeaient nullement à nous poursuivre.
Ney avait déjà gagné Thomar. Junot le suivit en passant par Santarem, et le lendemain Reynier suivit Junot en prenant la même route. Au moment de son entrée dans Santarem, Reynier eut une fausse alerte. Les Anglais s'apercevant enfin de leur méprise s'étaient mis sur nos traces, préoccupés de l'idée que nous voulions emporter Abrantès d'assaut, et naturellement très-pressés de nous en détourner. Parvenu à Santarem, position dominante sur le Tage, à laquelle on arrive par une route tracée au milieu des marécages du fleuve, et qui peut être tournée parce qu'elle ne se relie pas étroitement à l'Estrella, Reynier se vit poursuivi par des forces considérables, et craignit un instant d'être enveloppé. Il se troubla et demanda du secours à Masséna, qui, dédaignant trop ses terreurs, ne le secourut que fort tard. L'alerte n'eut pas de suite, et même deux régiments anglais qui avaient voulu gagner du terrain sur le flanc de Reynier faillirent être enlevés. La seule conséquence fâcheuse de cette aventure fut que beaucoup de blessés et de malades de l'hôpital de Santarem, émus par les alarmes de Reynier, sortirent précipitamment de leur lit, et que parmi eux quelques-uns moururent dans les rues.
Bientôt on s'assit solidement dans la nouvelle position qu'on était venu prendre. Reynier s'établit sur les hauteurs de Santarem, où il était couvert par des marécages, des escarpements, des abatis, par le cours du Rio-Mayor, et relié avec la chaîne principale de l'Estrella par une brigade de Junot cantonnée de Trèmes à Alcanhède. Il n'était mal partagé que sous le rapport des vivres, mais pour le dédommager on lui abandonna une portion de la riche plaine de Golgao. Junot campa au centre de cette plaine à Torrès-Novas. Ney plaça son quartier général à Thomar: il avait une division, celle de Loison, à Punhète, deux à Thomar même, et une brigade d'infanterie avec toute sa cavalerie à Leyria, sur le revers de l'Estrella, de manière à occuper la route de Torrès-Védras à Coimbre. Il pouvait ainsi couvrir les chantiers de Punhète, menacer Abrantès, et se porter par un mouvement de gauche à droite sur Leyria, si lord Wellington essayait de nous tourner.
Avantages de la nouvelle position prise par Masséna. Cette position était inexpugnable, et en même temps adaptée aux divers objets qu'on avait en vue, lesquels consistaient à préparer le passage du Tage, à prendre Abrantès, à bloquer enfin les lignes anglaises, en attendant l'arrivée des renforts demandés à Napoléon. Le maréchal Ney, habituellement mécontent de ce qu'ordonnait le quartier général, aurait voulu que l'armée fût réunie tout entière entre Leyria et Coimbre. Mais s'écarter à ce point de Lisbonne, c'était commencer une sorte de retraite, c'était abandonner les bords du Tage, et renoncer au passage de ce fleuve, ainsi qu'à tout projet sur Abrantès, sans se procurer ni plus de sécurité, ni plus de chances de communiquer avec Alméida. Au contraire en tenant seulement la cavalerie et une brigade d'infanterie à Leyria, on était sûr de regagner la route de Coimbre et d'Alméida quand on le voudrait, sans renoncer à aucun des objets essentiels qu'on devait se proposer. D'ailleurs, en ayant des postes sur le Zezère on se trouvait plus près d'Alméida qu'à Leyria même, car on était en mesure de communiquer avec la frontière espagnole par une route moins infestée par les bandes de Trent, vu qu'elle passait au sud de l'Estrella.
L'armée dans cette nouvelle position parut confiante, assez satisfaite de sa manière de vivre, et pleine de l'espérance de reprendre bientôt sa tâche, lorsque des renforts venus de la Vieille-Castille par la route d'Alméida, ou de l'Andalousie par celle de Badajoz, se seraient joints à elle. En attendant, les préparatifs pour passer le Tage et pour attaquer Abrantès occupaient ses bras et son esprit. Masséna s'était hâté d'employer les moyens nécessaires pour faire arriver à Paris la connaissance de sa situation et de ses besoins. S'il n'eût été que devant une armée espagnole, il n'aurait pas eu fort à s'inquiéter, mais ayant affaire à une armée anglaise commandée par un sage et habile capitaine, placé à une grande distance de sa base d'opération, condamné à vivre de maraude pendant l'hiver qui s'approchait, campé près d'un fleuve dont il n'avait qu'une rive, tandis que son adversaire les possédait toutes deux, comptant en fait de forces un tiers de moins que l'ennemi, n'ayant de munitions que pour une seule bataille, entouré de tous côtés de partisans qui ne laissaient passer aucun courrier, le moins qui pût lui arriver c'était de manquer le but de la campagne, et de se retirer sans avoir forcé les lignes anglaises, tandis qu'il pouvait à tout moment essuyer un désastre, si à force de vigilance, de fermeté et de discernement dans le choix de ses positions, il ne savait se rendre inattaquable. Envoi du général Foy à Paris pour faire connaître à Napoléon la situation de l'armée, et en obtenir le secours que cette situation exige. Il se décida donc à expédier vers Paris un officier intelligent et brave, en le faisant accompagner par un petit corps de troupes, car ce n'était qu'à cette condition qu'on avait chance de rejoindre la frontière espagnole. Il désigna pour cette mission le général Foy, qu'il avait sous ses ordres depuis Zurich, qui était vif, attachant, doué du talent de bien exprimer sa pensée, et décoré d'une blessure reçue à Busaco. Il lui confia le soin d'exposer les opérations de l'armée depuis le départ d'Alméida jusqu'à l'établissement à Santarem. Indépendamment des dépêches qu'il lui remit, il le chargea de tout expliquer verbalement à l'Empereur, et de demander dans un délai très-rapproché des munitions, des vivres, des renforts, soit par Alméida, soit par Badajoz, promettant de finir bientôt la guerre contre les Anglais si ces secours arrivaient à temps, et pronostiquant de grands malheurs si on les lui faisait attendre.
Grandeur de la question que le maréchal Masséna et lord Wellington sont chargés de résoudre. Les deux hommes de guerre supérieurs que la destinée venait de placer en présence l'un de l'autre aux extrémités du Portugal ne pouvaient guère tenir une autre conduite que celle qu'ils tenaient en ce moment. L'un ne pouvait pas mieux défendre cette extrémité du Portugal, seule portion qui lui restât du sol de la Péninsule, l'autre ne pouvait pas mieux se préparer à l'attaquer. De ce promontoire extrême allait dépendre le sort des nations européennes, car les Anglais une fois expulsés du Portugal, tout devait tendre en Europe à la paix générale, et au contraire leur situation consolidée en ce pays, Masséna obligé de rebrousser chemin, la fortune de l'Empire commençait à reculer devant la fortune britannique, pour s'abîmer peut-être au milieu d'une catastrophe prochaine. La question était donc d'une immense gravité. La solution de cette question dépendant plus des deux gouvernements que des deux généraux. Mais elle dépendait moins des deux généraux chargés de la résoudre par les armes, que des deux gouvernements chargés de leur en fournir les moyens. À ces derniers était reportée la solution de cette grande question, qui n'était pas moins que celle de l'empire du monde. On va voir quel concours ces deux généraux reçurent, l'un d'une patrie agitée par les partis, l'autre d'un maître aveuglé par la prospérité.
Quelque sérieux que soient à la guerre les embarras d'un chef d'armée, il faut se garder de croire que son adversaire n'ait pas aussi les siens. Napoléon, qui avait acquis au plus haut point la philosophie de la guerre, comme les hommes qui ont beaucoup vécu finissent par acquérir la philosophie de la vie, Napoléon aimait à dire qu'après une bataille chacun avait son compte, et que si les généraux étaient bien convaincus de cette vérité, ils ne se laisseraient pas si facilement décourager par les apparences ou même par la réalité d'un revers, et qu'en persévérant ils auraient souvent l'occasion de ramener la fortune. Si en effet le maréchal Masséna se trouvait dans une situation grave, lord Wellington de son côté n'était pas dans une situation exempte d'embarras. Tandis que le général français considérait comme difficile d'emporter les lignes de Torrès-Védras, le général anglais de son côté considérait comme très-difficile de les défendre, si les Français tenaient la conduite la plus naturellement indiquée. Difficultés de la situation de lord Wellington. Ainsi lord Wellington avait deux dangers à courir: c'était d'abord que les Français ne réunissent leurs forces vers Lisbonne pour l'en accabler, c'était ensuite que le gouvernement britannique, divisé comme devait l'être tout gouvernement libre en présence d'une question si importante, ne le rappelât du Portugal, ou ne prît des mesures qui rendraient sa persévérance impossible. Ces deux dangers également graves, mais point également probables, se présentaient cependant chacun avec assez de vraisemblance pour inquiéter profondément son âme, quelque forte qu'elle fût.
Ses craintes relativement aux projets des Français. Quant à la concentration des forces des Français devant Lisbonne, qui pouvait résulter à la fois de l'envoi des troupes réunies dans la Castille sous le général Drouet, et du refluement des armées d'Andalousie vers le Portugal, elle était fort à prévoir, et tellement indiquée, qu'il eût fallu être aveugle pour ne pas la craindre. On parlait beaucoup, en effet, de l'arrivée des fameuses divisions d'Essling (celles qui des mains du maréchal Oudinot avaient passé aux mains du général Drouet) et de leur influence probable sur le sort de la guerre; on parlait aussi de l'apparition du 5e corps sous le maréchal Mortier, qui s'était porté, comme on l'a vu, de Séville sur Badajoz. Relativement aux divisions d'Essling, récemment entrées sur le sol de la Vieille-Castille, lord Wellington, ordinairement bien renseigné, pensait qu'elles n'étaient pas aussi nombreuses qu'on le prétendait, qu'elles auraient beaucoup d'occupation dans le nord de la Péninsule, qu'au surplus elles viendraient renforcer Masséna par la rive droite du Tage, et ne lui apporteraient pas un moyen de plus de passer sur la rive gauche. Quoique l'arrivée de ces deux divisions fût un fait inquiétant, il y en avait un autre bien plus alarmant à redouter, c'était le refluement des troupes de l'Andalousie vers Lisbonne, lesquelles, partiellement ou en masse, pouvaient venir tendre la main au maréchal Masséna par la rive gauche du Tage, lui en assurer dès lors les deux rives, et lui procurer les moyens d'attaquer les lignes de Torrès-Védras avec des forces formidables. C'était là le principal souci du général anglais, qui craignait par-dessus toutes choses que les Français, négligeant les siéges de Cadix et de Badajoz, ne se portassent en masse sur Lisbonne, pour aider le maréchal Masséna à enlever les lignes de Torrès-Védras. Aussi pressait-il vivement la régence espagnole de donner aux Français le plus d'occupation qu'elle pourrait devant Cadix, de couper tous les ponts de la Guadiana afin qu'ils trouvassent de grandes difficultés à franchir cette rivière, et de faire d'Elvas, de Campo-Major, de Badajoz, des forteresses tellement importantes, qu'ils n'osassent pas les négliger pour marcher sur Lisbonne. Et comme lord Wellington doutait fort que ses conseils fussent exactement suivis, il aurait voulu transformer la belle province de l'Alentejo en un désert, comme il avait fait de la province de Coimbre, afin de mettre les Français, s'ils l'envahissaient, dans l'impossibilité d'y vivre. Mais il le demandait sans l'obtenir de la régence de Portugal, qui n'entendait pas, pour affamer les Français, s'affamer elle-même, et qui lui disait souvent avec aigreur qu'au lieu de combattre les Français par la famine, moyen également funeste aux deux partis, il ferait bien mieux de les combattre par les armes, et de délivrer le Portugal au lieu de le ruiner.
Déc. 1810. Ces réponses irritaient le général anglais sans ébranler sa sage résolution, qui était toujours de ne pas risquer le sort d'une bataille contre les Français, car il était beaucoup plus sûr de les détruire par la misère que par des actions au moins douteuses s'il prenait l'offensive. Mais ce n'était pas sans peine qu'il persistait dans son plan, quelque bien conçu que ce plan pût paraître. Grande détresse dans l'intérieur de Lisbonne. Les vivres coûtaient prodigieusement cher dans Lisbonne, quoique la mer fut ouverte et protégée par le pavillon britannique. Le blé ne manquait pas, le poisson salé non plus, mais la viande était devenue fort rare; les légumes frais avaient disparu, et tous les aliments, quels qu'ils fussent, n'étaient accessibles qu'à l'opulence, à ce point qu'au lieu de payer au peuple de Lisbonne ses journées en argent, il avait fallu les lui payer avec des rations. On avait même été obligé de tarifer le prix des logements pour les malheureux qui avaient reflué des provinces dans la capitale. À ces vives souffrances se joignaient des anxiétés incessantes, car à chaque mouvement des Français on annonçait une attaque, et on en prédisait le succès. Souffrances de l'armée anglaise dans les lignes de Torrès-Védras. Dans l'armée anglaise elle-même, malgré sa rigoureuse discipline, malgré l'estime qu'elle avait pour son chef, il s'élevait plus d'un murmure, même parmi les officiers. Au lieu de marcher et de combattre, ce qui est pour l'homme de guerre la meilleure distraction des souffrances, rester sous toile, exposés sur ce promontoire élevé de Lisbonne à tous les vents de l'Océan et à des pluies continuelles, ne convenait guère aux soldats de lord Wellington et aux nombreux réfugiés couchés à terre au milieu des lignes de Torrès-Védras. Beaucoup d'officiers se plaignaient hautement, écrivaient à leurs compatriotes des lettres fâcheuses, et contribuaient à accroître les inquiétudes que l'on avait conçues en Angleterre sur le sort de l'armée britannique.
Grandes craintes en Angleterre sur le sort de l'armée anglaise. À Londres, peu de personnes, même parmi les membres du gouvernement, croyaient à la possibilité de se maintenir en Portugal. À tout moment on craignait d'apprendre que l'armée s'était embarquée, et on désirait qu'elle le fît spontanément, au lieu d'attendre qu'elle y fût contrainte par les Français. Aussi le ministère, plus vivement attaqué que jamais, ne cessait-il de recommander la prudence à lord Wellington, et de la lui recommander jusqu'à l'importuner, jusqu'à lui faire redouter un prochain abandon, ou du moins un très-faible concours. Un accident fâcheux arrivé en Angleterre avait tout à coup aggravé la situation du cabinet, et par suite rendu plus difficile encore celle de lord Wellington lui-même. Une rechute de George III, atteint d'aliénation mentale, amène le prince de Galles à la régence. Le roi George III venait d'éprouver une rechute dans sa santé, et d'être une seconde fois atteint d'aliénation mentale. On avait d'abord voulu se faire illusion, se persuader que l'atteinte ne serait que passagère, et gagner un mois avant de proposer au parlement les mesures que réclamait une telle défaillance de l'autorité royale. Le parlement et le public s'y étaient prêtés volontiers par respect pour George III, par éloignement pour le prince de Galles, appelé à exercer l'autorité royale sous le titre de régent. Cependant, après avoir attendu le plus longtemps possible, il avait fallu s'adresser enfin au parlement, et lui demander de déférer la régence au prince de Galles. Efforts du ministère pour limiter les pouvoirs du régent. Celui-ci était l'ami de tous les chefs de l'opposition, et on ne doutait pas alors qu'il ne leur confiât le pouvoir. Aussi le vieux parti de M. Pitt, resté le parti ministériel à travers toutes les transformations du cabinet britannique, et resté surtout le parti de la guerre, avait tout fait pour limiter les pouvoirs du régent, et l'opposition, au contraire, tout fait pour les étendre. Efforts de l'opposition pour faire déférer au régent la plénitude de l'autorité royale. Par une sorte de contradiction qui se rencontre souvent chez les partis, c'était l'opposition qui professait la doctrine la plus monarchique, et le gouvernement celle qui l'était le moins. L'opposition prétendait qu'il n'y avait pas de loi à rendre, car une loi, d'après la constitution anglaise, supposait l'action des trois pouvoirs, et notamment la sanction royale, qui était impossible ici, puisque le roi était incapable d'aucun acte. En conséquence de ces principes, elle voulait qu'on se bornât à présenter une adresse au régent pour qu'il se saisît de l'autorité royale, qui lui revenait de plein droit pendant l'incapacité de son auguste père, et pour qu'en la saisissant il l'exerçât tout entière, car l'autorité royale était une, indivisible, et ne devait, dans aucun cas, subir d'amoindrissement, si on tenait à conserver intact l'équilibre des pouvoirs. Le ministère, au contraire, soutenait qu'il fallait un bill, que la sanction royale serait suppléée par un ordre du parlement enjoignant aux dépositaires du sceau royal de sanctionner le bill; que l'autorité du régent devant être temporaire (on l'espérait du moins), ne pouvait être aussi entière que si elle avait dû être définitive; qu'il serait inconvenant de lui donner la faculté d'intervertir l'état de choses à ce point que le roi, s'il revenait à la santé, trouvât la marche du gouvernement tellement changée qu'il ne pût reprendre la politique de son règne. Cette argumentation était singulièrement sophistique, et prouvait que l'intérêt égarait le ministère dans sa logique, comme l'intérêt avait éclairé l'opposition dans la sienne. L'autorité royale déférée au régent avec de certaines limites. Mais la majorité faisant naturellement la loi, on avait déféré par un bill la régence au prince de Galles, et on la lui avait déférée incomplète, avec interdiction de nommer des pairs, de proposer certains bills, de s'occuper de la garde du roi, de choisir les officiers de sa maison. On n'avait pu cependant lui ôter la nomination des ministres, et on s'attendait à le voir appeler au ministère lord Holland, lord Grey, lord Grenville, parents ou anciens collègues de M. Fox. Toutefois le régent, quoiqu'il n'aimât point les ministres actuels, et en particulier M. Perceval, craignait d'opérer en ce moment un changement trop considérable en appelant ses amis de l'opposition, et de prendre une trop grande responsabilité en passant du système de la guerre à celui de la paix. Il voulait savoir, avant de se décider, si l'infirmité du roi serait assez longue pour qu'il valût la peine d'apporter une modification notable à la politique de l'État. Il avait à cet effet consulté les médecins, et fait part de ses doutes aux lords Holland, Grey et Grenville.
Cette crise dans les affaires intérieures de l'Angleterre avait lieu en décembre 1810, à l'époque même où le maréchal Masséna et lord Wellington étaient en présence l'un de l'autre devant les lignes de Torrès-Védras. C'est ordinairement l'espérance qui redouble l'ardeur et l'activité des partis. L'opposition anglaise, sentant que d'un succès au parlement, ou même d'un demi-succès, dépendrait la conduite du prince régent, multipliait ses attaques contre le cabinet, et il faut reconnaître que les événements donnaient une valeur véritable à ses critiques, qu'ils les auraient même rendues complétement vraies si on s'était conduit en France comme on aurait dû le faire.
Tentatives répétées de l'opposition pour amener un vote du parlement en faveur de la paix. Indépendamment des inquiétudes incessantes qu'excitait la guerre et des charges accablantes qui en résultaient, l'opposition anglaise avait à faire valoir les souffrances d'une crise commerciale des plus graves et des plus étranges. Les mesures de Napoléon, jointes à certaines circonstances, en étaient la cause. Les colonies espagnoles ayant refusé de reconnaître l'autorité de Joseph, et profité de l'occasion pour se déclarer indépendantes, avaient ouvert leurs ports au commerce britannique. Raisons sur lesquelles elle s'appuie. À cette nouvelle les manufacturiers anglais, se conduisant avec l'aveuglement de l'avidité, qui n'est pas moins grand que celui de l'ambition, avaient fabriqué bien au delà de ce que toutes les Amériques auraient pu consommer, et surtout payer. Ils avaient envoyé des masses immenses de marchandises dans les colonies espagnoles, et une partie de ces marchandises était revenue sans avoir pu être vendue. Celle qui avait trouvé des acheteurs avait été payée en denrées coloniales, qui transportées à Londres avaient ajouté à l'encombrement du marché. Tandis que ces choses se passaient en Amérique, les six à sept cents bâtiments partis de la Tamise pour porter dans la Baltique une portion du trop-plein, ayant été, comme on l'a vu, ramenés pour la plupart en Angleterre, l'avilissement des marchandises coloniales était devenu extrême. De plus, la faculté de déposer leurs denrées à Londres ayant été accordée aux colons espagnols et portugais, même aux colons français dont les possessions avaient été envahies, la masse des marchandises exotiques invendues s'était accrue au point que beaucoup de cargaisons en sucre, cafés, cotons, tabacs, bois, indigos, ne valaient plus les frais de magasin. Le papier émis sur ces valeurs était sans gage, la plupart du temps protesté, et la Banque qui l'avait dans son portefeuille se trouvait dans le plus sérieux embarras. Le billet de banque avait essuyé une nouvelle dépréciation, et le change anglais, déjà si abaissé, était descendu de 16 ou 17 pour cent de perte à plus de 20, de façon que l'Angleterre, obligée cette année de payer à l'étranger plusieurs centaines de millions afin d'entretenir son armée et sa marine, ne savait plus comment s'y prendre pour exécuter ces payements. On venait de voter un secours de 5 à 6 millions sterling au commerce et à l'industrie, faible soulagement dans une situation si fâcheuse. Les uns s'en prenaient à l'imprudence des manufacturiers, les autres à la Banque, et presque tous au gouvernement, qui, par son obstination à continuer la guerre, et surtout par ses ordres du conseil, était l'auteur de tous les maux qu'on déplorait.
On comprend tout ce qu'une opposition près de saisir le pouvoir, et sincère d'ailleurs dans ses critiques, trouvait à dire au milieu de telles circonstances. Voilà, s'écriaient les lords Grenville, Holland, Grey, les députés des communes Tierney, Burdet, Brougham, Huskisson, voilà où nous a conduits une guerre prolongée au delà de toute raison. Pour avoir voulu humilier la France on l'a poussée de grandeurs en grandeurs à la domination de l'Europe, on l'a rendue souveraine d'une partie de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne, tout récemment de la Hollande, et, si on continue, qui sait où s'arrêtera l'extension de sa puissance? Nous percevons, ajoutaient ces orateurs, 37 millions sterling d'impôts (925 millions de francs) et nous en dépensons 56 (1,400 millions), ce qui exige 19 millions d'emprunt tous les ans (475 millions de francs). Il est impossible de demander chaque année une telle somme au crédit sans se ruiner, et en même temps on ne peut ajouter ni aux taxes indirectes, les impôts de consommation ayant atteint leur dernière limite, ni aux taxes directes, l'income-taxe étant devenu d'un poids accablant. La masse du papier monnaie sans cesse accrue va bientôt rendre les transactions commerciales impossibles au dedans, et les services de la guerre et de la marine impraticables au dehors. Il faut donc mettre un terme à cette guerre ruineuse par une paix honorable, et facile à conclure si on le veut. Les victoires dont on se flatte sont le plus dangereux de tous les leurres, car quoique l'armée britannique se soit bien conduite, elle est dans une situation alarmante pour les bons citoyens. Tandis qu'on donne à son chef des titres, des pensions, d'ailleurs fort mérités, elle a laissé prendre sous ses yeux deux forteresses importantes, Ciudad-Rodrigo et Alméida; elle a repoussé l'ennemi à Busaco, mais pour perdre le lendemain Coimbre et le reste du Portugal! Reléguée maintenant sur une langue de terre où elle ne vit que du pain apporté par mer, exposée à une attaque des Français, qui seraient bien malavisés s'ils ne réunissaient toutes leurs forces pour l'accabler, elle n'existe que par miracle, et peut à tout instant essuyer un désastre! Que deviendrait l'Angleterre si cette armée, notre unique espoir contre l'invasion, finissait par succomber, ou par signer quelque capitulation qui la constituât prisonnière de guerre? Quels sont les avantages politiques, quelles sont les conquêtes territoriales à mettre en balance avec de pareils dangers?...—Tel était le langage quotidien de l'opposition, et il faut dire que si les Anglais, habitués alors à des impôts écrasants, à un papier-monnaie déprécié, à des emprunts annuels, se résignaient à ces maux, en considération du développement inouï de leur commerce, ils frémissaient en songeant à la situation de leur armée. L'idée de la voir exposée aux coups de Napoléon les faisait trembler, et sous ce rapport ils sympathisaient complétement avec l'opposition. Chaque jour un vote imprévu pouvait donc amener le prince régent à changer le cabinet, et à substituer la politique de la paix à la politique de la guerre.
Le ministère anglais, effrayé par les critiques de l'opposition, fatigue lord Wellington de ses craintes et de ses objections. Le ministère recevant le contre-coup de toutes ces craintes, de toutes ces agitations, ne cessait d'écrire à Lisbonne les dépêches les plus pénibles pour lord Wellington. Son frère lui-même, le marquis de Wellesley, atteint de l'inquiétude générale, se laissait aller à craindre que son frère, par obstination de caractère, par ambition peut-être, ne commît quelque imprudence, et ne compromît l'armée anglaise en restant trop longtemps sur le continent. La correspondance ministérielle avec le général anglais était pleine de ces appréhensions, et pleine aussi de plaintes sur la dépense excessive de cette guerre, dépense qui, indépendamment du subside alloué au gouvernement portugais, n'était pas moindre de 250 millions par an, dont 75 ou 80 pour la flotte de transport. On lui demandait s'il ne lui serait pas possible de suivre l'exemple des généraux français, qui vivaient aux dépens du pays où ils faisaient la guerre, et s'il ne pourrait pas bientôt se passer de cette immense flotte de transport, toujours tenue sous voiles, et qui coûtait si cher; on le suppliait de ne point s'obstiner mal à propos, et de se retirer de la Péninsule plutôt que de faire courir un danger sérieux à cette armée britannique, considérée alors comme le bouclier de l'Angleterre contre une invasion, dont la crainte était fort diminuée sans doute, mais dont le vieux matériel de Boulogne, quoiqu'à moitié pourri, était le fantôme toujours inquiétant.
Réponse de lord Wellington aux inquiétudes exprimées par le cabinet britannique. Ces dépêches inspiraient au chef de l'armée de Portugal un dépit qu'il n'osait pas montrer tout entier, car il n'avait pas acquis encore assez d'ascendant pour se permettre les libertés de langage auxquelles il se livra depuis; mais il en laissait voir une partie, disant qu'il était bien pénible pour lui, malgré sa longue expérience de cette guerre, malgré deux années passées dans la Péninsule à la face des Français, de ne pas inspirer plus de confiance, et de ne pas voir venir un courrier d'Angleterre, pas un officier, pas un curieux, qui ne lui apportât l'expression de ces doutes humiliants; que s'il restait sur le sol du Portugal, c'est parce qu'il croyait pouvoir y demeurer sans péril, du moins d'après tous les calculs de la prudence humaine; que lorsque le danger serait réel, il n'hésiterait pas à se retirer plutôt que de compromettre l'armée britannique et sa propre gloire; que si, malgré cette confiance, il voulait garder la flotte de transport, dont la dépense était si coûteuse, c'est qu'il y aurait vraiment trop de témérité à considérer comme certain ce qui n'était que probable, et à se priver de tout moyen de transport comme s'il n'y avait eu aucune chance d'être expulsé de la Péninsule; qu'il croyait bien entrevoir que Napoléon n'enverrait pas beaucoup plus de forces en Espagne qu'il n'en avait envoyé jusqu'ici, mais qu'enfin ces divisions d'Essling dont on parlait tant pouvaient arriver, que l'Andalousie surtout pouvait détacher une force considérable sur Lisbonne; que si par exemple il venait 15 mille Français de Salamanque sous le général Drouet, 25 mille de Cadix et de Badajoz sous le maréchal Mortier, il aurait bientôt 90 mille hommes à combattre sur les deux rives du Tage; qu'au premier ordre du maréchal Masséna ces 90 mille hommes s'élanceraient comme des furieux sur les lignes de Torrès-Védras, qu'on ne pouvait pas se faire une idée, lorsqu'on ne les avait pas vus, de ce dont ils étaient capables, et que ce serait une grande témérité d'affirmer qu'ils ne viendraient point à bout de la première enceinte; mais que dans ce cas il lui resterait la seconde et la troisième, et que grâce à la triple ligne de ses retranchements il aurait encore le temps de s'embarquer; que c'était la réunion de la flotte et de ces retranchements qui rendait sa sécurité si grande, et ôtait à sa conduite ce caractère d'imprudence qu'on se plaisait à lui prêter trop souvent; que quant à la dépense il lui était impossible de la réduire; que nourrir la guerre par la guerre, chose si facile avec des Français, était une chimère avec des Anglais; que l'armée française n'était pas un ramassis d'hommes pris parmi ce qu'il y avait de pire dans le pays, et domptés par une discipline de fer, mais qu'elle était prise par la loi sur le gros de la nation, le bon et le mauvais mêlés ensemble, et le bon l'emportant de beaucoup; qu'elle allait chercher des vivres à vingt et trente lieues, puis retournait exactement au drapeau sans qu'il y manquât presque un seul homme; que si l'on croyait pouvoir faire avec des Anglais ce que le maréchal Masséna faisait avec des Français, on s'abusait étrangement; qu'après quelques jours de maraude accordés aux soldats anglais pour vivre, il ne reviendrait pas un homme au drapeau; qu'il fallait d'ailleurs qu'on se demandât si le libre pays d'Angleterre souffrirait qu'on traitât la vie de soldats mercenaires comme Napoléon traitait la vie de soldats citoyens, appelés par la loi, et dont il périssait une moitié de misère tous les ans, sans que les journaux de Paris en dissent rien à la nation; qu'il ne pouvait avoir des soldats qu'en les nourrissant, en les payant, en les tenant exactement sous les drapeaux; que s'il quittait la Péninsule, il donnerait le signal de la soumission générale à l'Espagne, peut-être à l'Europe, que la dépense qu'on ne voulait pas faire pour soutenir la guerre à Lisbonne, il faudrait la faire pour la soutenir entre Douvres et Londres; qu'il défendait l'Angleterre de l'invasion à Lisbonne bien plus sûrement qu'entre Londres et Douvres; qu'il fallait, enfin, que l'Angleterre supportât la dépense et l'inquiétude, lorsque lui et son armée supportaient quelque chose de bien pire, c'est-à-dire de formidables combats et d'horribles souffrances.
Il dépend de Napoléon, instruit de ce qui se passe en Espagne et en Angleterre, de réaliser toutes les craintes du gouvernement britannique. Telles étaient les difficultés que rencontrait cet habile et ferme général de la part d'un pays libre, où la pensée de la guerre et celle de la paix incessamment opposées l'une à l'autre, avec une force de raison presque égale, produisaient des tiraillements inévitables dans un ministère qui n'avait plus de chef. Il semble que l'illustre adversaire de lord Wellington, le maréchal Masséna, n'ayant affaire qu'à un homme de génie, à Napoléon, qui n'avait de lutte à soutenir que contre lui-même et en soutenait malheureusement trop peu, aurait dû trouver toute sorte de secours pour la solution d'une question militaire de laquelle dépendait le sort du monde! C'était le cas, en effet, pour Napoléon, instruit de ce qui se passait à Londres et à Lisbonne, c'était le cas de déployer les vastes ressources de son génie administratif afin de réaliser toutes les craintes de lord Wellington, et tous les désirs de son lieutenant, Masséna! On jugera de ce qu'il fit par le récit contenu au livre suivant.
Voyage du général Foy de Santarem à Paris, et sa présentation à l'Empereur. Le général Foy, expédié de Santarem pour porter à Paris les demandes de son général en chef, et répondre de vive voix à toutes les questions de l'Empereur, exécuta la traversée la plus périlleuse, mais en même temps la plus heureuse qui se pût imaginer en Espagne. On lui avait donné quatre cents bons marcheurs et bons tireurs, choisis dans plusieurs régiments, en lui indiquant comme la route la plus sûre la vallée du Zezère, qui passe au sud de l'Estrella, et va, par Sobreira-Formosa, Sarzedas, Belmonte, rejoindre Ciudad-Rodrigo. (Voir la carte no 53.) Le général Loison, des postes duquel il devait partir, dirigea une forte reconnaissance sur Abrantès afin d'en effrayer la garnison et de l'empêcher d'arrêter le détachement du général Foy dès sa première journée. La garnison d'Abrantès épouvantée prit cette petite troupe voyageuse pour l'avant-garde de l'armée française, et en se renfermant dans ses murs lui laissa le passage libre. Le général Foy se hâta de poursuivre sa marche, entre un corps espagnol qui gardait à Villa-Velha les bords du Tage, et les coureurs de Trent et de Silveyra qui rôdaient dans les environs. Il ne rencontra qu'une bande de deux cents hommes de la levée en masse portugaise, appelée l'Ordenanza, lui passa sur le corps, en fut quitte pour la perte de quelques hommes blessés ou fatigués, et après six ou sept jours de hasards et de dangers de tout genre arriva sain et sauf à Ciudad-Rodrigo.
Il y trouva le général Gardanne, que le maréchal Masséna avait laissé sur les derrières, pour nettoyer les routes, pour réunir les hommes sortis des hôpitaux, pour protéger l'arrivée des convois, et qui, assailli de tous les côtés par les bandes, n'avait pu remplir que la moindre partie de sa tâche. Le général Gardanne avait presque autant consommé de vivres qu'il en avait amassé dans les deux places frontières d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, et sur six mille hommes qu'on espérait tirer des hôpitaux, il en avait réuni à peine deux mille. Le général Foy transmit au général Gardanne l'ordre de partir sur-le-champ par la route que lui-même venait de suivre, lui laissa pour guide un de ses officiers qui avait été du voyage, et lui prescrivit en outre d'emmener sous l'escorte des hommes prêts à rejoindre toutes les munitions qu'il pourrait transporter.
Le général Foy traversa ensuite la Vieille-Castille, désolée par les guérillas dont l'audace s'accroissait chaque jour, trouva les Espagnols pleins de confiance et les Français de découragement en voyant la guerre traîner en longueur malgré les nombreux renforts envoyés cette année, en voyant l'expédition d'Andalousie se réduire à la prise de Séville, celle de Portugal à une marche jusqu'au Tage. Il trouva le général Drouet n'ayant encore réuni qu'une de ses deux divisions à Burgos, et attendant la seconde, enfin le général Dorsenne ayant la plus grande peine avec 15 à 18 mille hommes de la garde à protéger la route de Burgos à Valladolid. Il donna à tout le monde des nouvelles de l'armée de Portugal, dont on ne savait rien, que ce qu'en disaient les Espagnols avec leur jactance accoutumée; il pressa le général Drouet de s'acheminer vers Coimbre et Thomar, et se rendit à Paris, en mettant environ vingt jours pour se transporter des bords du Tage à ceux de la Seine. Il y arriva vers les derniers jours de novembre, et fut immédiatement présenté à l'Empereur.
FIN DU LIVRE TRENTE-NEUVIÈME.