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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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La place, outre sa forte garnison, avait un excellent gouverneur, le général Menacho, des vivres et des approvisionnements pour six mois, et des ouvrages en parfait état de défense. Aux 20 mille Espagnols répandus sur les deux rives de la Guadiana et pouvant communiquer librement de l'une à l'autre, l'armée française avait à opposer 9 à 10 mille hommes, en attendant l'arrivée de la division Gazan, qui devait la porter à 15 ou 16 mille. Il faut ajouter qu'elle ne possédait aucun moyen de passage d'une rive à l'autre, si ce n'est un bac qui transportait quelques hommes à la fois.

Heureusement la qualité des soldats compensait largement cette infériorité numérique, et c'est avec un moindre nombre de troupes que le général Suchet avait pris des places infiniment plus fortes en quinze à vingt jours. Si le maréchal Soult prenait Badajoz en un pareil espace de temps, il pouvait être du 15 au 18 février en route pour Abrantès, moment où venaient de se tenir les conférences de Golgao, et où il était fort opportun de déboucher sur la gauche du Tage.

Choix du point d'attaque. La sanglante expérience que nous avons faite des propriétés de Badajoz, qui en deux ans fut pris et repris par les Français et les Anglais, nous a enseigné que vers le sud-ouest, devant un front saillant, peu flanqué, situé sur le côté opposé au château, et assez près de la Guadiana, se trouvait un point d'attaque avantageux pour l'assiégeant, qui, abordant la place par une partie proéminente de son périmètre, n'avait pas à essuyer les feux de flanc de l'assiégé. Il est probable qu'en attaquant résolûment Badajoz de ce côté, qui se présente le premier en venant d'Olivença, on aurait pu réussir assez promptement à s'en emparer, ce qui aurait permis d'arriver en temps utile sur le Tage. Mais à peine rendu devant Badajoz, de peur apparemment de se tromper, on l'attaqua par tous les côtés à la fois, par tous ceux au moins qui regardaient la campagne, et que ne bordait pas la Guadiana. On dirigea une attaque à notre gauche, en s'appuyant à la Guadiana, vers le front qu'il aurait fallu aborder exclusivement, une au centre, en face du fort de Pardaleras, enfin une à droite, au delà du Rivillas, d'où l'on pouvait envoyer quelques projectiles de peu d'effet sur le château et dans l'intérieur de la place. C'eût été bien si on avait eu beaucoup de troupes, beaucoup d'artillerie et de munitions, car on eût divisé la défense, en divisant l'attaque. Mais ayant peu d'artillerie et de munitions, et tout au plus 9 mille hommes d'infanterie, du moins jusqu'à l'arrivée de la division Gazan, c'était s'exposer, qu'on le voulût ou non, à rester quarante jours devant Badajoz au lieu de vingt.

Premiers travaux d'approche autour de Badajoz. On entreprit donc trois attaques assez décousues, et qui étaient tellement distantes les unes des autres, surtout à cause du Rivillas à traverser, qu'il fallait parcourir une lieue et demie pour communiquer de celle de droite à celle de gauche. La tranchée fut ouverte le 28 janvier, à 1000 mètres de l'enceinte vers la droite, à 500 vers le centre, et conduite avec une extrême lenteur, soit parce que l'on manquait de travailleurs, soit parce qu'on ne tenait pas à précipiter le résultat du siége. La tranchée ne fut pas plutôt ouverte qu'on se mit à construire quelques batteries, comme si on avait voulu commencer le feu presque aussitôt que les travaux d'approche. On remuait la terre au bruit d'une faible et lente canonnade, qui n'avait d'autre effet que de consommer inutilement des munitions. Il faut ajouter que les pluies continuelles de la saison ralentissaient encore les cheminements, et rendaient le sort des troupes vraiment digne de pitié, car tous les chevaux ayant été employés à amener la grosse artillerie, on n'avait pu aller fourrager au loin, et on manquait de pain. Pendant plusieurs jours les soldats ne furent nourris qu'avec de la viande, ce qui produisit parmi eux plus d'une maladie. Au lieu de quelques centaines de travailleurs dont on aurait eu besoin, on en avait à peine 150 par attaque, nouvelle preuve qu'il eût bien mieux valu concentrer sur une seule le peu de moyens dont on disposait.

Les premiers jours de travail furent donc peu fructueux, à cause du mauvais temps, de l'absence de la division Gazan, et du défaut d'empressement à accélérer le siége. Le gouverneur Menacho, voulant de son côté employer sa nombreuse garnison à ralentir nos travaux par de vives sorties, résolut de les multiplier et de les exécuter avec de fortes colonnes. Sortie de la garnison. Le 31 janvier il en dirigea une vers notre attaque du centre, en avant du fort de Pardaleras, avec quatre bataillons, deux pièces de canon et deux escadrons de cavalerie. Les Espagnols s'avancèrent si promptement et si résolûment, que nos travailleurs, ayant eu à peine le temps de se réunir et de saisir leurs armes, furent ramenés en arrière. Mais le général Girard, étant accouru avec trois compagnies de sapeurs et un bataillon du 88e, les arrêta brusquement, puis les reconduisit la baïonnette dans les reins jusqu'au chemin couvert de la place. Pendant ce temps la cavalerie espagnole ayant filé au galop le long de la Guadiana, puis s'étant rabattue sur notre attaque de gauche, avait surpris nos travailleurs, et sabré quelques-uns de nos officiers du génie, qui tenaient à honneur de ne pas évacuer leurs tranchées. Le chef de bataillon du génie Cazin avait été tué à coups de sabre. Le capitaine Vainsot de la même arme avait reçu onze blessures. Cette cavalerie fut ramenée à son tour et assez maltraitée. Nous perdîmes dans cette sortie une soixantaine d'hommes, et l'ennemi une centaine. Du reste, nos travaux étaient trop éloignés et trop peu avancés pour en souffrir beaucoup.

Les jours suivants les pluies, les ouragans furent si violents, que tout travail devint impossible. Le ruisseau du Rivillas débordé nous emporta des hommes et des chevaux. Arrivée de la division Gazan. Heureusement la division Gazan arriva enfin avec environ 6 mille fantassins, du gros canon, et des outils. On pouvait dès lors compter sur un peu plus de 12 mille hommes d'infanterie, sur 1200 hommes du génie et d'artillerie, et sur 2,500 cavaliers, faisant en tout environ 16 mille combattants. Difficultés que la saison ajoute à toutes celles que présente le siége. Disposant d'une infanterie plus nombreuse, on apporta un peu plus d'activité dans les travaux. On leur donna vers la droite la forme d'une longue ligne de contrevallation, plutôt pour se couvrir contre les Espagnols du dedans et du dehors que pour entreprendre de ce côté une attaque sérieuse. Au centre on tendit à s'approcher du fort de Pardaleras, qu'on avait l'intention d'enlever afin d'en faire la base de l'attaque principale, et à gauche on enveloppa d'une ligne circulaire un mamelon dit le Cerro del viento, sur lequel s'appuyait l'extrémité de notre ligne. Quelques jours s'écoulèrent à débarrasser nos tranchées de la boue qu'y apportait la pluie, et à repousser les sorties de l'ennemi; pendant ces huit jours on avança peu et on se borna à jeter quelques bombes sur la place pour inquiéter la population.

Arrivée de l'armée espagnole destinée à secourir Badajoz. Le 6 février on apprit l'apparition de l'armée de secours, revenue en partie de Lisbonne, ainsi qu'il a été dit plus haut. En réunissant ce qui arrivait des lignes anglaises à ce qui tenait ordinairement la campagne en dehors de Badajoz, l'ennemi pouvait présenter en troupes actives environ 10 mille hommes d'infanterie, et 2 mille de cavalerie. Les uns et les autres vinrent prendre position sur la droite de la Guadiana, au camp de Santa-Engracia, établi derrière la Gevora contre le fort de Saint-Christoval. Se trouvant en communication avec la place par le pont de pierre de Badajoz, ils pouvaient, joints à la garnison, former une force de 21 mille hommes prêts à se jeter en masse sur l'armée française. En manœuvrant bien et en débouchant vivement sur un seul point, il n'était pas impossible qu'ils arrêtassent le siége, et peut-être même le fissent lever. Il est vrai qu'il leur était difficile de pousser aucune opération à fond, n'ayant point, quoique braves, le talent de tenir en rase campagne.

Grande sortie tentée le 7 février, et repoussée par les Français. Le premier emploi qu'ils firent de leurs forces fut de tenter le 7 février une grande sortie. Après avoir exécuté une fausse démonstration sur notre gauche, ils débouchèrent sur notre droite en passant le Rivillas sous la protection des feux du château. Marchant avec vigueur en une masse compacte de 7 à 8 mille hommes, ils parvinrent jusqu'à nos lignes. Nos détachements accourus sur ce point n'étaient pas assez forts pour résister soit à leur nombre, soit à leur élan. Comme dans presque toutes les sorties, ils tinrent la campagne un instant et bouleversèrent quelques ouvrages de peu de valeur, surtout vers notre attaque de droite, qui, n'ayant pas été entreprise sérieusement, n'offrait rien de bien important à détruire. Mais le maréchal Mortier les arrêta bientôt par le déploiement de plusieurs bataillons qu'il leur présenta de front, et puis profitant de ce qu'ils s'étaient fort avancés, il jeta sur leur flanc deux bataillons, un du 88e, un du 64e, tirés de l'attaque du centre et portés rapidement au delà du Rivillas. Poussés en tête, menacés en flanc, les Espagnols après un premier moment d'impétuosité se replièrent d'abord avec ordre, puis avec confusion, et laissèrent dans nos mains 700 hommes morts ou blessés. Malheureusement la tentation trop ordinaire de les poursuivre jusque sous les feux de la place nous coûta une centaine de morts et environ 300 blessés.

Projet du maréchal Soult de marcher contre l'armée de secours, mais après avoir pris le fort de Pardaleras. Le maréchal Soult conçut alors le projet d'aller les chercher dans le camp de Santa-Engracia, et de leur ôter la possibilité de renouveler de semblables opérations en détruisant l'armée de secours, pensée fort sage, car la garnison recevait de la présence de cette armée une force morale et matérielle considérable. Mais il fallait réunir les moyens de passer la Guadiana, ce qui n'était pas facile, vu l'abondance des eaux, et en attendant il voulut faire un pas vers l'enceinte en enlevant le fort de Pardaleras. Cet ouvrage consistait en un bastion flanqué de deux demi-bastions, et fermé à la gorge par une simple palissade. Il était possible par une surprise de l'enlever, et dès lors d'en faire le point d'appui d'un cheminement presque direct vers le point de l'enceinte qu'on avait le projet d'attaquer. Le chef de bataillon Lamare, officier du génie distingué[24], disposa deux colonnes de deux cents hommes chacune, composées avec des détachements des 21e et 28e léger, des 100e et 103e de ligne, précédées par des sapeurs du génie, et commandées par deux braves officiers, le chef de bataillon Guérin et le capitaine du génie Coste. Attaque et prise du fort de Pardaleras. Conformément au plan arrêté, ces deux colonnes sortirent le 11 février à sept heures du soir de nos tranchées, au milieu d'une obscurité profonde, s'avancèrent directement sur le saillant du fort de Pardaleras, se séparèrent ensuite pour passer l'une à droite, l'autre à gauche, en suivant la crête des glacis, afin d'assaillir l'ouvrage par la gorge. La colonne de droite, quoique égarée dans l'obscurité, trouva le moyen de descendre dans le fossé de la courtine, aperçut une poterne entr'ouverte, et s'y porta vivement. Le capitaine Coste qui la conduisait se jeta sur un officier espagnol accouru pour fermer la poterne, le frappa de son épée, entra audacieusement suivi de ses soldats, et parvint dans l'ouvrage au moment où la colonne de gauche, ayant réussi à le tourner, abattait à coups de hache les palissades qui en fermaient la gorge. Les deux colonnes se joignirent aux cris de Vive l'Empereur, se précipitèrent ensuite à la baïonnette sur les Espagnols, en tuèrent quelques-uns, en prirent un plus grand nombre, et mirent les autres en fuite vers la place. Elles se hâtèrent de commencer un épaulement tourné du côté de l'enceinte, pour se couvrir des feux qui dès ce jour devaient être tous dirigés sur l'ouvrage dont nous étions devenus les maîtres.

Cet acte hardi procurait à notre attaque du centre, la seule sérieuse, un appui solide, et propre à en accélérer le succès.

Toutefois le maréchal Soult songeait plutôt à se débarrasser de l'armée espagnole, campée au delà de la Guadiana, qu'à rendre plus rapides les opérations du siége. La difficulté n'était jamais de battre une armée espagnole en rase campagne. Mais ici il fallait franchir la Guadiana fort grossie par les eaux, aborder ensuite le camp de Santa-Engracia, en traversant à gué la Gevora sous le feu ennemi, sans cependant compromettre le siége, dont les ouvrages ne seraient plus gardés que par fort peu de troupes. Heureusement les Espagnols, malgré les sages conseils de lord Wellington, n'avaient ni élevé une palissade autour de leur camp, ni remué un cube de terre; de plus ils se gardaient mal, et, avec du secret et de la promptitude, il suffisait de 7 à 8 mille hommes pour les surprendre et les culbuter. Il devait en rester autant à la garde de nos tranchées, et c'était assez pour les protéger, l'ennemi n'étant pas prévenu de ce qui le menaçait.

Passage de la Guadiana pour aller attaquer l'armée espagnole. L'opération projetée par le maréchal Soult fut aussi bien exécutée que bien conçue. Le 18 février, il était parvenu à se procurer par les soins du génie un moyen de passage sur la Guadiana, suffisant pour 6 mille hommes d'infanterie et 2 mille de cavalerie. On franchit la Guadiana dans la nuit du 18 au 19, avec des troupes d'élite prises dans les deux divisions Girard et Gazan. Les maréchaux Soult et Mortier marchaient à la tête de leurs soldats. À la pointe du jour du 19 on se trouvait sur l'autre rive de la Guadiana, ayant à droite dans la plaine la cavalerie composée des dragons de Latour-Maubourg et de deux régiments de chasseurs, au centre et à la gauche l'infanterie rangée en colonnes par bataillons. Comme on avait passé la Guadiana au-dessus de Badajoz, il fallait descendre la rive droite de cette rivière pour arriver près de Saint-Christoval et des hauteurs de Santa-Engracia, sur lesquelles était établi le camp espagnol. Un brouillard épais favorisait la marche de notre petite armée.

Bataille de la Gevora et dispersion de l'armée espagnole d'Estrémadure. Bientôt on parvint au bord de la Gevora, avant que les Espagnols eussent songé à nous la disputer. La cavalerie la franchit un peu au loin sur notre droite, et culbuta en un clin d'œil la cavalerie espagnole qui couvrait le camp du côté de la plaine. Notre infanterie, conduite par le maréchal Mortier, entra dans la Gevora, la traversa en ayant de l'eau jusqu'à mi-corps, et arriva ensuite dans le plus bel ordre au pied de l'escarpement de Santa-Engracia, au moment où le brouillard se dissipait.

Le général en chef, avant d'ordonner l'attaque, poussa d'abord sur notre gauche deux bataillons, pour les interposer entre le fort de Saint-Christoval et les Espagnols, et empêcher ceux-ci de se réfugier dans la place. En même temps il prescrivit à la cavalerie d'opérer un mouvement de conversion par notre droite, afin de déborder par ce côté, qui était en pente douce, le camp ennemi. Puis il donna le signal de l'attaque.

Nos soldats, qui craignaient peu les troupes espagnoles, abordèrent hardiment la hauteur de Santa-Engracia, sous un feu plongeant des plus vifs, et non sans faire des pertes. Mais en peu d'instants ils arrivèrent au sommet de l'escarpement, pendant que les deux bataillons envoyés à gauche interceptaient le chemin du fort de Saint-Christoval, et que la cavalerie lancée à droite dans la plaine gagnait les derrières de l'ennemi. Les Espagnols se voyant menacés de front par notre infanterie, de flanc et en queue par notre cavalerie, se formèrent en deux carrés assez gros et assez fermes dans leur attitude. Mais assaillis bientôt par notre infanterie et nos dragons, ils furent rompus, et perdirent ce que perdent des carrés lorsqu'on est parvenu à les rompre. On leur tua ou blessa près de 2 mille hommes. On en prit 5 mille avec toute l'artillerie, et un grand nombre de drapeaux. Des 12 mille hommes qu'ils avaient en bataille, les Espagnols en sauvèrent tout au plus 5 mille, lesquels s'enfuirent dans toutes les directions.

Quoique ce ne fût point une difficulté pour nos troupes de battre douze mille hommes avec huit, quand elles avaient affaire aux Espagnols sans les Anglais, c'était une opération infiniment méritoire que celle qui venait d'être exécutée, à cause de la position de l'ennemi, couverte par les hauteurs de Santa-Engracia et par le lit de la Gevora, à cause de la Guadiana qu'il fallait franchir pour aller livrer bataille au delà, à cause du siége enfin dont il fallait continuer de garder les travaux tout en allant combattre ailleurs. Ce sont toutes ces difficultés que le général en chef avait heureusement surmontées en agissant avec secret, promptitude et vigueur.

La bataille de la Gevora aurait rendu possible un mouvement sur le Tage, pourtant le maréchal Soult reprend lentement le siége de Badajoz. Le maréchal Soult profita de sa victoire pour investir la place sur la droite de la Guadiana, et la priver de toute communication avec le dehors. S'il eût voulu en profiter pour accélérer la reddition de Badajoz, il aurait certainement terminé ce siége avant le 1er mars, et alors les deux places d'Olivença et de Badajoz prises avec les garnisons qu'elles contenaient, toutes les armées espagnoles de l'Estrémadure étant dispersées, il pouvait s'avancer sans grand péril sur le Tage, et avec beaucoup de chances de donner une immense impulsion aux événements. Restait, il est vrai, le danger d'agrandir du double la distance qui le séparait du maréchal Victor. Mais en prenant sur lui d'évacuer Grenade, ou du moins de n'y laisser que très-peu de monde, et de porter le plus gros du 4e corps vers Ronda, entre Grenade et Cadix, de manière que dans une circonstance pressante le 4e corps et le 1er pussent se réunir rapidement, le danger de son mouvement sur Abrantès eût été fort diminué. En tout cas l'effet moral d'un grand succès sur le Tage eût compensé les inconvénients de son absence, tandis qu'en laissant le maréchal Masséna seul, condamné à se retirer, il s'exposait à une cruelle punition, celle d'avoir bientôt sur les bras les Anglais débarrassés du maréchal Masséna. À tout prendre, après le succès qu'il venait d'obtenir, et en considérant l'avenir, il y avait encore moins de périls dans une imprudente générosité, que dans une prudente réserve. On en jugera du reste par les résultats.

Le maréchal Soult, délivré des Espagnols, reprit tranquillement et lentement les travaux du siége de Badajoz. Sentiments divers du maréchal Masséna et de lord Wellington en entendant le canon de Badajoz. Pendant ce temps lord Wellington et Masséna attendaient avec des sentiments bien divers l'issue des opérations autour de cette place. Les Français ayant des troupes en Estrémadure, en ayant aussi en Castille, car la division Claparède était arrivée à Viseu, lord Wellington avait de la peine à comprendre comment ils ne se réunissaient pas en masse sur les deux rives du Tage, à la hauteur d'Abrantès. Il s'y attendait et le redoutait par-dessus tout. Pour ce cas il regardait sa situation comme difficile, car il pouvait avoir 75 mille combattants sur les bras, si la division Claparède et le 5e corps se joignaient au maréchal Masséna, et avec l'énergie de ce dernier il avait beaucoup à craindre, même derrière les lignes de Torrès-Védras. Il semble donc que tout aurait dû engager les Français à se réunir, et lord Wellington, jugeant qu'on ferait contre lui ce qu'il était si raisonnable de faire, ne cessait de presser les Portugais de ravager l'Alentejo, et d'enfermer dans Lisbonne ce qu'on pourrait transporter. Mais il ne réussissait guère à les persuader, les Portugais, quoique fort animés contre les Français, ne voulant pas, pour empêcher qu'on leur prît leur blé ou leur bétail, commencer par le détruire eux-mêmes. Loin de songer à livrer bataille au maréchal Soult, si celui-ci quittait l'Andalousie pour venir au secours de l'armée de Portugal, il avait ordonné au maréchal Béresford, qui commandait à Abrantès, de défendre les affluents du Tage qui traversent l'Alentejo, de les défendre assez pour retarder l'arrivée des Français, point assez pour perdre une bataille, et lui avait surtout recommandé de rentrer entier dans les lignes de Torrès-Védras, devenues son objet unique, et effectivement le plus important. La route se serait ainsi trouvée ouverte devant le maréchal Soult, et il n'aurait couru d'autre danger que celui de s'éloigner de Séville, et de priver ses lieutenants de son appui quelques jours de plus. Tout était donc préparé sur son chemin pour qu'il pût accomplir facilement une grande chose. Il est vrai qu'il l'ignorait, et que le fantôme de l'armée anglaise se dressait devant lui à l'idée de marcher sur Abrantès.

Situation du maréchal Masséna pendant les opérations du maréchal Soult autour de Badajoz. Ce fantôme, Masséna ne le craignait guère, et s'il n'avait eu que cette armée à rencontrer en rase campagne, pourvu qu'on lui eût procuré des munitions, il l'aurait vite assaillie, bien que d'ailleurs il l'estimât comme elle le méritait. Mais il luttait contre la faim, le défaut de munitions, le dégoût croissant de l'armée, et surtout contre la résistance de ses lieutenants, qui prenait dans certains moments la forme d'un désespoir presque factieux. Si lors de l'arrivée du général Foy on avait courbé la tête devant l'ordre impérial de demeurer sur le Tage, on était bientôt revenu, sous l'influence de la tristesse et de la faim, au désir ardent de quitter une terre où l'on se voyait condamné à mourir de besoin, sans avoir rien de grand à exécuter. Lorsque l'on comptait sur le général Drouet d'un côté, sur le maréchal Soult de l'autre, on avait entrevu un grand but, et les moyens de l'atteindre. Le général Drouet n'ayant amené que 7 mille hommes, on avait senti une première atteinte de découragement, mais restait le maréchal Soult. On comptait sur lui; de temps en temps de vives canonnades du côté de Badajoz laissaient arriver de longs échos jusqu'à Punhète, et faisaient tressaillir les cœurs. Mais depuis quelques jours on ne les entendait plus, sans doute par un pur accident atmosphérique, et on en concluait que le maréchal Soult était rentré en Andalousie. On se regardait donc comme tout à fait délaissés, comme désormais impuissants contre les lignes de Torrès-Védras, et comme destinés à mourir de faim sur une plage déserte, sans but sérieux ni même utile à atteindre. Le maréchal Ney, il est vrai, avait fait dans les derniers jours une précieuse trouvaille, c'était celle de 400 bœufs, 2,000 moutons, 4,000 quintaux de maïs. Il en avait pris une portion pour son corps, et avait donné le surplus à ses collègues. Une expédition du général Reynier dans l'île située près de l'Alviela, afin d'y chercher des vivres, prouve qu'on aurait pu y passer le Tage. Mais le 2e corps, celui de Reynier, était réduit à la dernière extrémité, et il n'aurait pas pu subsister, sans une découverte que lui aussi avait faite récemment. C'était dans cette île placée à l'embouchure de l'Alviela et sous les hauteurs de Boavista, dont nous avons dit qu'on aurait pu se servir comme d'une seconde Lobau. En effet, sur ses vives instances, Masséna avait consenti à lui abandonner quelques-uns des bateaux de l'équipage de pont, afin de fouiller cette île, qui semblait contenir d'assez grandes ressources. Le capitaine Parmentier s'était livré au courant du Zezère d'abord, puis à celui du Tage, et, parti de Punhète à la chute du jour, était parvenu le lendemain matin dans l'île dont il s'agit, sans autre accident que de nombreux coups de fusils de la rive gauche, nombreux mais de peu d'effet. On avait trouvé dans cette île, si bien située, des grains, du bétail, dont Reynier avait grand besoin, et la triste conviction qu'on aurait pu en profiter pour passer le Tage. L'ennemi y étant accouru en force, il n'était plus temps d'en tirer parti, et il fallait renoncer à franchir le Tage dans un endroit où l'opération aurait été praticable et sûre. C'était jusqu'ici la principale et presque la seule faute qu'on eût à reprocher à Masséna, faute que l'opinion du général Éblé excuse mais n'efface point, et que Napoléon n'aurait point commise, parce que son esprit propre à tout, aux fonctions de l'ingénieur comme à celles du général en chef, et de plus infatigable, ne se reposait que lorsqu'il avait découvert la solution cherchée. Or il est rare, quelle que soit la situation, que cette solution n'existe pas, à la guerre comme ailleurs. Seulement il faut l'esprit qui la trouve, et de plus l'ardeur de caractère qui ne s'arrête qu'après l'avoir trouvée.

Mars 1811. La détresse croissante de l'armée et l'évanouissement de toutes les espérances de secours rendent la retraite inévitable. Reynier put donc vivre quelques jours de plus, mais à la fin de février il déclara qu'il allait entamer sa réserve de biscuit. Plusieurs fois les chefs de corps avaient parlé de recourir à cette ressource extrême, mais c'était de leur part une menace destinée à ébranler le général en chef, et à laquelle il ne s'était pas laissé prendre. Cette fois il lui était impossible de douter de la réalité des besoins, et il pouvait s'assurer par ses propres yeux, par ses propres oreilles, de la passion de s'en aller qui s'était entièrement emparée de cette armée, privée de tout secours, de toute nouvelle, et abandonnée pendant près de six mois à une extrémité du continent. Depuis surtout que l'espoir d'être renforcée par le maréchal Soult s'était évanoui, on ne pouvait plus la retenir, et on devait même craindre des mouvements d'indocilité, sous l'influence de chefs qui avaient le tort de ne pas mettre un frein à leur langue. Masséna n'avait jamais cru à l'arrivée du maréchal Soult, et il n'avait cessé de le dire secrètement à un officier de sa confiance. S'il avait attendu, c'était pour rendre évidente à tous la nécessité de se retirer, et pour épuiser les dernières chances de la fortune. Masséna se décide à se retirer du Tage sur le Mondego. Le mois de mars étant venu, la présence du maréchal Soult n'étant plus à espérer, le passage du Tage n'offrant plus de chance de succès, puisque la seule chance venait d'être perdue faute d'y avoir cru, l'impossibilité de vivre résultant de l'impossibilité de se transporter au delà du Tage, la précieuse réserve de quinze jours de biscuit, seule ressource de l'armée en cas de retraite, allant être dévorée si on attendait davantage, Masséna prit le parti d'exécuter enfin le mouvement rétrograde sur le Mondego, qu'il avait toujours regardé comme le plus sage, et qu'il eût exécuté dès les conférences de Golgao, s'il n'avait fallu alors obtempérer à l'ordre formel de Napoléon de rester sur le Tage jusqu'à la dernière extrémité. Pourtant il s'agissait de savoir si une fois le mouvement de retraite commencé, on pourrait s'arrêter à mi-chemin, et si on ne serait pas entraîné jusqu'à la frontière d'Espagne. Mais quoi qu'il pût advenir d'un premier mouvement rétrograde, il fallait partir, puisque la famine arrivant à grands pas rendait ce mouvement nécessaire. Il fallait quitter Santarem, comme on ouvre les portes d'une place à sa dernière ration. Masséna donna ses ordres de manière à être en pleine retraite du 4 au 6 mars. Son plan fut conçu avec une prudence et une hardiesse qui décelaient un véritable général en chef, auquel la fortune contraire n'avait rien ôté de son sang-froid et de son intelligence.

Mouvement habilement conçu sur Leyria, pour empêcher l'ennemi de devancer l'armée à Coimbre. Il était indispensable, avant de commencer la retraite de l'armée, de la faire précéder du départ des malades, des blessés et des gros bagages, et ce n'était pas trop de deux jours d'avance, si on ne voulait pas les trouver accumulés sur son chemin, et peut-être se voir réduit à leur passer sur le corps pour échapper aux atteintes de l'ennemi. Pourtant ces mouvements anticipés pouvaient avoir aussi l'inconvénient de donner l'éveil aux Anglais, et de les attirer trop tôt à notre suite. Sur la route du Tage que nous occupions en force, s'ils voulaient nous talonner de trop près, il y avait moyen de les contenir, en s'arrêtant pour leur montrer nos baïonnettes. Mais sur la route de la mer qui longe le revers de l'Estrella, il était à craindre qu'avertis de notre retraite ils ne se portassent rapidement à Leyria, Pombal, Condeixa, et qu'ils ne nous prévinssent ainsi sur Coimbre et sur le Mondego. Dans ce cas, il fallait renoncer à s'établir à Coimbre, peut-être même à suivre la vallée du Mondego, et se résoudre à une retraite courte, mais épouvantable, par la vallée du Zezère, qui est au sud de l'Estrella. On pouvait parer à tous ces inconvénients en occupant Leyria en force, par un mouvement bien combiné, et opéré en temps utile, ni trop tard, ni trop tôt. Masséna le conçut, et il le fit exécuter avec une rare précision.

Il décida que les malades et les gros bagages partiraient le 4 mars, en annonçant que cette évacuation avait lieu pour faciliter la concentration de l'armée sur Punhète, point sur lequel on avait toujours supposé que les Français passeraient le Tage. À la faveur de ce bruit, l'ennemi, sans même y croire entièrement, devait être retenu, dans une incertitude assez grande pour n'oser faire aucun mouvement prononcé. Le 5 au soir, la nuit venue, toute l'armée avait ordre de s'ébranler. Ney, qui n'avait qu'un court espace à franchir pour se porter sur le revers des hauteurs, en passant de Thomar à Leyria par Ourem, devait se rendre à Leyria avec les deux divisions Mermet et Marchand, et avec la cavalerie de Montbrun mise à sa disposition pour cette circonstance. (Voir la carte no 53.) Trouvant à Leyria Drouet avec la division Conroux, mise également à sa disposition, il ne pouvait pas avoir moins de 18 ou 19 mille hommes d'infanterie, de 3 à 4 mille hommes de cavalerie, formant en tout 22 à 23 mille combattants de la première valeur, et tous les Anglais et les Portugais vinssent-ils sur lui, avec ces forces et son caractère il était certain qu'il les arrêterait. Sa troisième division, celle de Loison, devait rester à Punhète pour laisser subsister l'idée du passage. Tandis que Ney franchirait ainsi les hauteurs de Thomar à Leyria, et irait se mettre en travers de la route de la mer, les routes du Tage devenant libres, Reynier et Junot avaient ordre de décamper le même jour, à la même heure, Reynier pour suivre la route qui borde le Tage, de Santarem à Thomar, Junot pour suivre celle qui passe à mi-côte, par Trèmes, Torrès-Novas, Chao de Maçans. Ce dernier devait traverser la ligne des hauteurs vers Ourem, défiler derrière Ney, le devancer à Pombal avec la cavalerie légère, rétablir le pont de Coimbre sur le Mondego, et occuper cette ville, tandis que Reynier ne franchissant les hauteurs qu'à Espinhal, était chargé de descendre par Miranda de Corvo sur le Mondego, et d'occuper Ponte de Murcelha, qui est la clef de la rive gauche de ce fleuve. Quand ils auraient l'un et l'autre exécuté leur mouvement, et laissé les routes libres, Loison après avoir détruit l'équipage de pont, devait quitter Punhète, rejoindre Ney à Leyria par la route de Thomar, et former avec lui l'arrière-garde. Il était peu probable que les Anglais réussissent jamais à entamer une arrière-garde composée de pareilles troupes, et commandées par Loison et Ney.

Masséna eut encore bien des difficultés avec ses lieutenants, notamment avec les généraux Montbrun et Drouet, qui éprouvaient la plus grande répugnance à se trouver sous les ordres du maréchal Ney. Drouet surtout, minutieux, difficile sous des apparences tranquilles, au lieu d'être rendu plus accommodant par la liberté qu'il recouvrait de regagner la frontière d'Espagne, voulait au contraire partir tout de suite, sans être d'aucune utilité à la retraite. Il désobéit même dans plusieurs détails, ce que Masséna eut tort de supporter; pourtant il consentit à marcher quelques jours avec le maréchal Ney, et à seconder la retraite par sa présence, au moins dans les premiers instants.

L'armée commence sa retraite le 4 mars. Le 4 au soir, les malades et les blessés, sauf quelques mourants impossibles à transporter et confiés à la loyauté anglaise, le grand parc d'artillerie, les gros bagages se mirent en mouvement, en répandant la nouvelle d'un prochain passage du Tage. La partie la plus précieuse de ce fardeau, c'est-à-dire la masse des blessés, était portée sur des ânes. On avait, faute de chevaux, réduit l'artillerie à la moindre proportion possible, et on n'avait laissé dans chaque corps que les pièces les plus mobiles, et en quantité indispensable pour combattre. Les gargousses devenues inutiles avaient été par l'industrie du général Éblé converties en cartouches. L'armée quitta ce séjour avec une satisfaction qu'empoisonnait cependant la renonciation forcée à de grands desseins. Masséna au moment de décamper expédia de nouveau le général Foy, pour aller exposer à Paris les motifs qui l'obligeaient à se retirer sur le Mondego, et l'urgente nécessité de lui envoyer immédiatement des secours, si on voulait reprendre l'offensive, ou du moins conserver l'ascendant des armes.

Les malades, les blessés et les gros bagages ayant pris une avance de vingt-quatre heures, l'armée s'ébranla le 5 mars à la chute du jour. Reynier, qui était à Santarem, placé très-près de l'ennemi, fit bonne contenance toute la journée. Le soir il détruisit les ponts du Rio-Mayor, et puis se dirigea en silence sur la route de Golgao. Junot, qui avait sur le cours supérieur du Rio-Mayor de gros détachements, en agit de même, et quitta Torrès-Novas pour suivre la route la plus rapprochée de la chaîne des hauteurs, celle de Torrès-Novas, Chao de Maçans et Ourem. Cet excellent homme, malheureusement moins sensé que brave, avait, dans un combat récent d'avant-postes, reçu au front une blessure qui devait plus tard lui être funeste, et toujours dévoué quoique peu docile, il voulait rester à cheval pendant la retraite. Masséna, pour lui en épargner la fatigue, était venu se mettre personnellement à la tête du 8e corps. Ney de son côté s'était porté sur Ourem et Leyria, pour barrer la grande route de Coimbre sur le versant maritime, et laisser libres Thomar, Chao de Maçans, Ourem, aux corps qui allaient cheminer sur le versant du Tage.

Le premier mouvement rétrograde s'exécute heureusement, sans que les Anglais en aient eu le moindre soupçon. Les dispositions de Masséna s'accomplirent avec une grande précision, nul ne faisant de faute dans l'exécution d'un mouvement qui plaisait à tous. Le 6 l'armée entière se trouva en pleine marche, sans être suivie par les Anglais. Le 7 elle était en ligne de bataille, à cheval sur les deux versants, et pouvant combattre sur l'un ou sur l'autre. Reynier était à Thomar, Junot à Ourem, Ney à Leyria. Loison resté à Punhète attendait la fin du jour pour livrer aux flammes cet équipage de pont, merveilleux et inutile ouvrage de l'industrie du général Éblé. Le soir après avoir tout brûlé il partit pour Thomar en emportant quelques chargements d'outils, et ayant à son extrême arrière-garde le bataillon des marins, qui escortait les blessés ou malades attardés dans leur marche. Le 8 toute l'armée se trouva hors d'atteinte, Reynier à droite gravissant la gorge allongée qui par Thomar, Cabaços et Espinhal, va descendre sur le Mondego, Junot au centre venant franchir la chaîne des hauteurs à Ourem, et passant derrière Ney pour aller avec la cavalerie légère occuper Coimbre et rétablir les ponts du Mondego, Ney enfin ayant ralenti le pas pour laisser écouler tout ce qui devait le précéder, et s'apprêtant à former une arrière-garde invincible avec les trois divisions Marchand, Mermet, Loison, avec la cavalerie de Montbrun, avec l'infanterie de Drouet.

Lord Wellington s'étant enfin aperçu de la retraite des Français, les suit avec circonspection. Ce ne fut que le 6 au matin que lord Wellington fut exactement informé de la retraite de notre armée. Il la prévoyait, d'après les mouvements déjà aperçus le 4, et d'après certains renseignements qui lui avaient été transmis; mais il était resté dans l'incertitude, et avec sa prudence ordinaire il n'avait rien voulu hasarder avant d'être bien assuré de ce qu'allaient tenter les Français. C'était déjà un si grand succès pour lui que leur retraite, qu'il avait parfaitement raison de ne pas compromettre ce succès par un mouvement précipité qui l'eût exposé à quelque grave échec. Il résolut donc de les suivre pas à pas, en les serrant de près, et en se préparant à profiter de la première faute qu'ils commettraient dans cette marche rétrograde. En même temps, comme il avait reçu la nouvelle que Badajoz était réduit à la dernière extrémité, il adressa au commandant de cette place un message pour lui annoncer de prompts secours, et le presser instamment de tenir quelques jours de plus. D'Abrantès il détacha le maréchal Béresford avec les troupes du général Hill, pour joindre les effets aux paroles, et sauver une place qui était la clef de l'Alentejo. Ces dispositions terminées, il se mit en route, couchant tous les soirs à une portée de canon de nos arrière-gardes. Il avait conçu du maréchal Masséna, même d'après cette campagne si blâmée depuis, une estime profonde, et il était décidé, tout en le suivant de près, à se conduire avec la plus extrême circonspection.

L'armée française à Pombal. Le 9 mars, notre corps d'arrière-garde, le 6e, était à Pombal, entre Leyria et Coimbre, sous le maréchal Ney, à qui la présence de l'ennemi rendait ses éminentes qualités. Loison n'avait pas encore rejoint; il était partagé entre les deux versants, vers Anciado, liant Ney qui était au nord de l'Estrella avec Reynier qui était au sud et gravissait la chaîne entre Venda-Nova et Espinhal, pour déboucher dans la vallée du Mondego. Junot avait gagné un jour d'avance, afin d'aller occuper Coimbre et le Mondego. Masséna qui voulait lui en donner le temps résolut de séjourner le 9 et le 10 à Pombal, la position offrant quelques ressources, et étant de défense assez facile. Outre l'avantage de donner du temps à Junot, ce séjour avait celui de laisser défiler les nombreux convois de blessés, de munitions et de biscuit.

Ney établit donc les deux divisions Marchand et Mermet en avant de Pombal, en face de l'armée anglaise, qui s'arrêta aussi, et augmenta bientôt en nombre par l'accumulation de forces qu'un jour de retard suffisait pour amener, comme des eaux qui s'élèvent rapidement devant le premier obstacle qui les empêche de s'écouler.

En voyant les Français ne pas reprendre leur marche accoutumée, et rester en position toute la journée du 9, même celle du 10, lord Wellington conjectura qu'au lieu de se retirer tranquillement ils voulaient se dédommager de leur retraite par une bataille. Le caractère entreprenant des soldats et des chefs autorisait une pareille conjecture. Préoccupé, sinon intimidé par une telle chance, le général anglais envoya contre-ordre à une partie des troupes de Béresford destinées à secourir Badajoz, et amena à lui, par la grande route de Coimbre, la masse principale de ses forces. Il ne laissa que des détachements à la suite de Loison et de Reynier, sur l'autre versant de l'Estrella.

Contestation entre Ney et Masséna sur le danger de l'armée à Pombal. Ney découvrant de Pombal, où il était, la concentration de l'armée anglaise, en avertit Masséna dès le 10 au soir, et demanda ou qu'on lui permît de décamper, ou qu'on le renforçât suffisamment pour qu'il pût tenir tête à l'ennemi. Quoique sur le terrain il fût le plus hardi et le plus habile des manœuvriers, il n'avait pas dans le conseil la tranquillité un peu dédaigneuse que Masséna devait à la trempe de son caractère et à sa vaste expérience. Masséna se rendit à la hâte au quartier général de Ney, s'efforça de le rassurer, l'engagea à tenir devant Pombal, à n'en partir que le lendemain dans la journée, à bien disputer après la position de Pombal celle de Redinha, où il devait se trouver le surlendemain, de façon à donner tout le temps nécessaire à l'occupation de Coimbre et du Mondego par les troupes de Junot. Masséna dit à Ney que les Anglais, circonspects et lents comme ils étaient, ne viendraient pas à bout de quinze mille hommes commandés par lui, sur un terrain aussi propre à la défense que l'étaient les petites vallées qu'on allait traverser successivement jusqu'à Coimbre, et qui toutes formaient des affluents du Mondego. Ney, qui avait vu de près la masse des Anglais, ne se laissa pas aussi facilement convaincre que Masséna l'aurait voulu, mais promit de tenir le plus longtemps possible. Le général Drouet devient l'occasion de nouvelles difficultés. Par surcroît d'embarras, le général Drouet, chargé d'appuyer Ney, était repris du désir de s'en aller, et il annonçait son départ immédiat, ce qui devait réduire Ney à deux divisions. Drouet, appelé devant Ney et Masséna, se défendit comme font les gens de mauvaise volonté, avec embarras et entêtement. L'armée trop peu concentrée à Pombal. Masséna, capable de la plus grande énergie quand il était poussé à bout, mais seulement alors, commit la faute de ne pas commander impérieusement, car, bien que Drouet ne fût qu'auxiliaire, il ne pouvait y avoir en présence de l'ennemi deux généraux en chef, et Masséna ayant seul en Portugal cette qualité, n'avait qu'à donner des ordres formels, sans s'épuiser à persuader un froid entêté qui ne voulait rien entendre. Ney, ne pouvant se défendre d'une certaine sympathie pour ceux qui étaient pressés de quitter le Portugal, n'appuya guère Masséna, et on se sépara sans s'être assez clairement expliqués. Drouet promit de se retirer lentement, mais il ne dit pas le moment de son départ. Ney promit de bien disputer Pombal, mais ne dit pas combien de temps. Masséna était ici dans son tort, et parce qu'il ne commandait pas avec assez de vigueur, et parce qu'il ne songeait pas à profiter de cette position de Pombal pour infliger une rude leçon aux Anglais. La position de Pombal, effectivement, eût été bonne pour leur tenir tête, et leur faire payer cher la gloire qu'ils avaient de nous voir battre en retraite. Pour cela il aurait fallu rassembler beaucoup de forces à son arrière-garde, et malheureusement Masséna n'avait pas été assez occupé de ce soin. Que faisait en effet Loison sur le flanc de Ney, à cheval sur les deux versants? Que faisait surtout Junot, envoyé tout entier sur Coimbre à la recherche des gués du Mondego? On pouvait dire, à la vérité, que Loison était nécessaire pour lier les troupes qui marchaient au sud de l'Estrella avec celles qui marchaient au nord, pour lier Reynier avec Ney. Mais en admettant que Loison pût être utile où il était, bien qu'il fût tout à fait invraisemblable que les Anglais, circonspects et mauvais marcheurs, songeassent à se jeter entre Ney et Reynier, pourquoi employer tout le corps de Junot à occuper Coimbre et à passer le Mondego, besogne à laquelle Montbrun avec une partie de sa cavalerie et deux ou trois bataillons de troupes légères aurait suffi, besogne surtout qui aurait été bien plus naturellement dévolue à Drouet, si pressé de se retirer et de regagner Alméida? C'est dans cet art de distribuer ses forces, loin ou près de l'ennemi, que Napoléon était sans égal, et qu'aucun de ses lieutenants ne pouvait le remplacer, car c'est celle qui exige le plus d'étendue et de profondeur d'esprit. Masséna, il faut le reconnaître, donna prise ici à la mauvaise volonté de ses lieutenants, en les appuyant mal les uns par les autres, et en leur fournissant un prétexte plausible de se retirer plus tôt qu'il ne l'aurait fallu. Ney et Junot réunis, ayant Loison sur leur flanc pour les lier à Reynier, ayant Drouet sur leurs derrières pour occuper Coimbre, auraient été en mesure de donner à lord Wellington un rude choc, et de le punir de ses trop grandes prétentions.

Combat de Pombal. Le lendemain 11 de très-grand matin, Ney placé à Pombal sur la rive droite de la petite rivière de l'Arunça, vit les Anglais la descendre par la rive gauche afin de la passer au-dessous de Pombal, et à cette vue il ordonna brusquement la retraite, sans vouloir entendre le chef d'état-major Fririon qui essayait de le retenir. Cependant celui-ci ayant insisté, et Ney s'apercevant qu'on pouvait jeter un grand désordre parmi les Anglais en leur reprenant Pombal, y lança un bataillon du 69e, un du 2e et un du 6e léger. Ces troupes, conduites par le général Fririon, rentrèrent impétueusement dans Pombal, refoulèrent les Anglais jusqu'au pont de l'Arunça, en précipitèrent quelques-uns dans la rivière, mirent le feu au bourg, où les blessés anglais périrent dans les flammes, et retardèrent ainsi de quelques heures la marche de l'armée britannique.

Après ce coup de vigueur, Ney reprit tranquillement sa retraite, et descendit la rive droite de l'Arunça à la face des Anglais qui en occupaient la rive gauche. La route suivant la vallée pendant une lieue jusqu'à Venda da Cruz, quittait ensuite le bord de la rivière, perçait la berge gauche couverte de bois, et allait en parcourant un terrain tour à tour accidenté ou uni, descendre dans la vallée de la Soure, à un village nommé Redinha. Le maréchal Ney s'arrêta le soir à Venda da Cruz, au point où la route quittait la vallée de l'Arunça pour pénétrer dans celle de la Soure.

Masséna, averti de l'engagement de Ney à Pombal, lui fit dire qu'il allait rapprocher le général Loison, ramener en outre une des divisions de Junot (dispositions bonnes, quoique tardives), et tenter de nouveaux efforts pour retenir le général Drouet, mais qu'il le conjurait, en se repliant le lendemain sur Redinha, de se retirer lentement, car on avait peu de chemin à faire pour se trouver au bord du Mondego, et il ne fallait pas s'y laisser serrer de trop près, si on voulait le passer tranquillement, et avoir le temps de s'y établir.

Retraite du maréchal Ney sur Redinha. Le lendemain 12, Ney décampa avant le jour, pour n'avoir pas l'ennemi à ses trousses dans les défilés qu'il avait à franchir.

Beau combat de Redinha. Il s'engagea ainsi dans un pays accidenté où l'on marchait tantôt en plaine, tantôt sur des collines. Précédé à une assez grande distance par la division Marchand, Ney avait directement sous la main la division Mermet, forte de 6 mille fantassins admirables, ceux d'Elchingen, d'Iéna, de Friedland, n'ayant jamais servi qu'avec lui, le devinant d'un regard, prêts à se précipiter partout à un signe de son épée. Il avait en outre quatorze pièces d'artillerie, deux régiments de dragons, les 6e et 11e, et le 3e de hussards. Avec ces 7 à 8 mille hommes il se retirait lentement, suivi par 25 mille Anglais formés en trois colonnes, l'une à droite composée des troupes du général Picton et des Portugais de général Pack, l'autre au centre composée des troupes du général Cole, la troisième à gauche, de l'infanterie légère du général Erskine. La cavalerie du général Slade, celle des Portugais et les tirailleurs liaient ces trois colonnes entre elles. Ney, comme un lion poursuivi par des chasseurs, tenait les yeux fixés sur ses assaillants pour se jeter sur le plus téméraire. Quand l'une de ces colonnes le serrait de trop près, il la couvrait de mitraille, ou la chargeait à la baïonnette, ou bien enfin lançait sur elle ses dragons, employant chaque arme selon le terrain avec un art admirable et une vigueur irrésistible. Masséna, accouru sur les lieux, ne pouvait s'empêcher d'admirer tant d'aisance, de dextérité et d'énergie. Lorsque les Anglais arrêtés court poussaient leurs ailes en avant, pour forcer les Français à se retirer en les débordant, ce qu'ils faisaient toujours un peu gauchement, n'étant ni adroits, ni agiles, Ney se rabattait sur la colonne qui avait eu la témérité de le déborder, et à son tour la prenant en flanc la renvoyait cruellement maltraitée à son corps de bataille. Il avait employé ainsi une moitié du jour à parcourir tout au plus deux lieues, et préparait aux Anglais, au bord même de la Soure, une dernière et chaude réception qui devait terminer dignement la journée. Masséna, le voyant si bien disposé, lui témoigna sa vive satisfaction, lui dit qu'il comptait sur lui, le pressa de ne pas abandonner les hauteurs qui précédaient Redinha, et le conjura de garder du terrain le plus qu'il pourrait, afin d'en avoir davantage à disputer le lendemain, puis il le quitta pour aller s'occuper du reste de l'armée.

Ney en ce moment était arrivé sur la chaîne des hauteurs qui longent la Soure, et au pied desquelles se trouve, au bord même de la rivière, le village de Redinha. Il était donc adossé au lit de la Soure et à Redinha, et avait devant lui une petite plaine arrondie, au milieu de laquelle cheminaient pesamment les Anglais, cherchant, comme ils avaient fait toute la matinée, à déborder nos ailes soit à droite, soit à gauche. La position était avantageuse à défendre, puisque de tous côtés elle entourait et dominait le petit bassin au fond duquel on apercevait l'ennemi. Elle offrait même l'occasion d'un grand succès, car on pouvait en repoussant les Anglais, les refouler pêle-mêle dans le défilé qu'on avait traversé le matin avec eux, et les précipiter ensuite dans la vallée de l'Arunça. Ney, avec les 12 mille fantassins et les 12 cents chevaux dont il disposait, était presque certain d'obtenir ce succès, mais il était retenu par plus d'une raison de prudence. En effet, il était adossé à un terrain dangereux, d'où il risquait d'être jeté dans la Soure et poursuivi aussi dans un affreux défilé, celui qui va de Redinha à Condeixa. S'il avait eu la division Loison en réserve, et qu'il eût pu la placer sur l'autre rive de la Soure pour le recueillir en cas d'échec, il aurait été en mesure de livrer une vraie bataille avec les divisions Marchand et Mermet, et il l'aurait certainement gagnée. N'ayant pas cette réserve, il n'osa rien hasarder.

Délivré de la présence de Masséna, qui probablement eût voulu engager le combat à fond, il fit défiler devant lui la division Marchand, ordonna à cette division de descendre au bord de la Soure, de traverser la rivière par le pont de Redinha, puis de remonter sur l'autre bord, et d'y prendre position, ce qui lui permettait de se réfugier auprès d'elle s'il était trop vivement poussé. Avec la seule division Mermet, avec ses trois régiments de cavalerie et quelques bouches à feu, il résolut de tenir plusieurs heures en avant de Redinha, comme pour montrer ce qu'il était possible de faire avec sept mille hommes contre vingt-cinq mille, en manœuvrant bien sur un terrain propre à la défensive.

Posé fièrement sur les hauteurs qu'il voulait disputer, il avait ses quatre régiments d'infanterie déployés sur deux rangs, son artillerie un peu en avant, de nombreux pelotons de tirailleurs dispersées à droite et à gauche sur tous les accidents de terrain, et ses trois régiments de cavalerie en arrière au centre, prêts à charger à travers les intervalles de l'infanterie au premier moment favorable. Derrière sa gauche un chemin descendait sur Redinha, et formait sa ligne de retraite, sur laquelle il avait l'œil ouvert. Derrière sa droite il avait reconnu un gué par lequel sa cavalerie pouvait traverser la Soure et se dérober quand il en serait temps. Après s'être ainsi bien assuré ses moyens de retraite, il ne craignait pas de s'engager, étant toujours sûr de se replier à propos.

Les Anglais, déployés dans la plaine, continuaient leur manœuvre de la journée, et cherchaient à déborder nos flancs. Les généraux Picton et Pack essayaient de gravir les hauteurs à notre gauche pour disputer à Ney la retraite sur Redinha, pendant que les généraux Cole et Spencer s'avançaient en masse profonde au centre, et que l'infanterie légère d'Erskine tâchait de franchir la rivière sur notre droite aux gués choisis d'avance pour notre cavalerie. Mais Ney employant toutes ses armes avec la même présence d'esprit, commença par cribler de boulets les troupes de Picton, et leur emportant des files entières, les obligea à un mouvement oblique pour se dérober à ses coups. Parvenues toutefois à gravir les hauteurs après beaucoup de pertes, elles s'avançaient presque de plain-pied sur le flanc de Ney, et en étaient à portée de fusil, lorsque celui-ci réunissant six bouches à feu les couvrit de mitraille à bout portant, puis dirigea sur elles un bataillon du 27e, un du 59e, et tous ses tirailleurs ralliés et formés en un troisième bataillon. Ces trois petites colonnes abordèrent les Anglais de Picton à la baïonnette, les chargèrent vigoureusement, et les précipitèrent au pied des hauteurs, après en avoir tué ou blessé une assez grande quantité. En quelques instants la déroute sur ce point fut complète. Lord Wellington alors porta son centre en avant pour rallier et recueillir sa droite, et attaquer de front la position des Français. Ney laissant avancer cette masse, lui présenta le 25e léger et le 50e de ligne, avec son artillerie dans les intervalles des bataillons, et fit appuyer ces deux régiments par le 6e de dragons et le 3e de hussards. Après avoir accueilli les Anglais d'abord par les feux de son artillerie, puis par ceux de son infanterie, il les fit charger à la baïonnette et pousser vivement sur la pente du terrain. Il lança ensuite sur eux le 3e de hussards, qui rompit leur première ligne et sabra un bon nombre de leurs fantassins. La confusion en cet instant devint extrême dans toute la masse anglaise; et si Ney, ayant gardé là division Marchand auprès de lui, avait pu engager davantage la division Mermet, la déroute serait devenue générale et irrévocable. Pourtant Ney ne voulant pas compromettre ses troupes, les ramena, les remit en bataille, et demeura en position encore plus d'une heure, continuant à envoyer aux Anglais des boulets qui faisaient dans leurs rangs de profondes trouées.

Il était quatre heures de l'après-midi. Lord Wellington, piqué au vif en se voyant ainsi retenu, maltraité par une poignée d'hommes, réunit toute son armée, la forma sur quatre lignes, et s'avança avec la détermination manifeste de forcer la position à tout prix. C'était pour le maréchal Ney le moment de se retirer, car n'ayant pas ses réserves, et voulant non pas conserver le terrain, mais le disputer, il lui était permis de l'abandonner sans regret. Il exécuta sa retraite avec l'aplomb et la vigueur qui avaient caractérisé toute cette belle journée. Tandis que les Anglais s'avançaient lentement, mais résolûment, chaque régiment d'infanterie française défilait successivement devant eux en exécutant des feux de bataillon, puis se reployait à gauche pour descendre sur la Soure par le chemin de Redinha. Les quatre régiments de la division Mermet ayant salué ainsi de leurs feux l'armée anglaise, se retirèrent par la gauche sans être même poursuivis, escortant leur artillerie qui les avait devancés, pendant que notre cavalerie, défilant par la droite, descendait paisiblement sur la Soure pour la passer à gué. Toutes les troupes de Ney vinrent s'établir de l'autre côté de la Soure, derrière la division Marchand, qui s'y trouvait en position. Les Anglais parvenus alors sur les hauteurs que nous leur avions abandonnées, se hâtèrent de descendre sur le bord de la rivière pour essayer de la franchir. Mais ils aperçurent la division Marchand postée sur l'autre rive, et couverte par une nuée de tirailleurs qui ne permettaient pas d'approcher. L'artillerie de cette division incendia le pauvre bourg de Redinha, et le rendit inhabitable. Résultats et caractère du combat de Redinha. Les Anglais durent donc s'arrêter sur la Soure, après une laborieuse journée qui ne leur avait pas coûté moins de 1,800 morts ou blessés, ce qui était considérable pour eux, tandis qu'elle nous en avait à peine coûté 200. L'armée française, sous la main du plus habile de ses manœuvriers, avait montré dans cette occasion tous les genres de perfection auxquels elle arrive quand elle joint l'éducation à la nature, c'est-à-dire la vigueur, l'adresse, l'aplomb, l'art de se ployer et de se déployer sous le feu comme sur un champ d'exercice, la facilité de passer de la défensive à l'offensive, et de celle-ci à celle-là, avec une prestesse et une solidité que rien n'égalait, il faut le dire, dans aucune armée de l'Europe, et que les Anglais ne purent s'empêcher d'admirer. Si Ney dans cette journée avait été aussi hardi comme général en chef qu'il l'avait été comme manœuvrier, il aurait certainement ramené l'armée anglaise bien loin en arrière. Mais dominé par des raisons de prudence qui avaient leur mérite, il se borna à un combat d'arrière-garde, quand il aurait pu livrer et gagner une grande bataille. Quant à Masséna, son tort fut de s'être éloigné, et surtout de n'avoir pas eu là une division de plus. L'armée britannique aurait probablement essuyé une sanglante défaite, et payé cher l'honneur de nous avoir fait évacuer les bords du Tage.

Nécessité de défendre Condeixa le plus longtemps possible, afin de donner à Junot le temps de passer le Mondego et d'occuper Coimbre. Quoi qu'il en soit, les Anglais, après cette journée, avaient de suffisants motifs d'être circonspects, et les Français d'être confiants. Ney s'était replié dans un défilé qui de Redinha conduisait à Condeixa, et aboutissait à des hauteurs de facile défense, après lesquelles on tombait directement sur le Mondego et sur Coimbre. C'était le dernier échelon à parcourir sur la grande route de Lisbonne à Coimbre, et il fallait s'y maintenir vigoureusement, pour donner à Junot le temps d'établir des ponts sur le Mondego et d'occuper Coimbre, qui est sur l'autre rive de ce fleuve. Si on ne disputait pas suffisamment ce dernier point, on était jeté dans le Mondego, ou forcé de le remonter par la rive gauche, à travers une contrée difficile, en abandonnant le projet d'établissement à Coimbre, projet moyen entre le séjour prolongé à Santarem et la retraite complète jusqu'aux frontières d'Espagne. Si en effet on ne tenait pas assez devant Condeixa pour donner à Junot le temps dont il avait besoin, et qu'on fût obligé pour échapper à la poursuite des Anglais de remonter le long de la rive gauche du Mondego (voir la carte no 53), on n'avait d'autre ressource que la position de la Sierra de Murcelha, qui ferme le bassin supérieur du Mondego sur la rive gauche, comme celle d'Alcoba le ferme sur la rive droite. Mais cette position n'était pas longtemps tenable, car les Anglais, maîtres du cours inférieur du Mondego, pouvaient la prendre à revers en remontant la rive droite de ce fleuve, et en venant se placer derrière la Sierra de Murcelha. Il n'y avait donc pas à choisir, il fallait ou s'emparer du cours du Mondego, le passer, entrer dans Coimbre, s'y établir, vivre des ressources de cette ville et de celles qu'on recueillerait dans les environs, ou se retirer sur-le-champ à Alméida et Ciudad-Rodrigo, en avouant l'insuccès complet de la campagne. Il était cependant possible d'éviter encore cette triste extrémité, car Montbrun, que Junot avait chargé de prendre les devants avec sa cavalerie, ayant trouvé une arche du pont de Coimbre coupée, avait découvert un peu au-dessous un endroit où le fleuve guéable en certaines saisons pouvait être franchi sur un simple pont de chevalets. Le général Valazé s'était procuré sur les lieux mêmes les matériaux de ces chevalets, mais il lui fallait trente-six heures pour achever le pont, et alors l'établissement à Coimbre ne faisait plus de doute, car il y avait à peine dans cette ville quelques coureurs de Trent pour nous en disputer l'entrée. En défendant Ponte de Murcelha à gauche, Busaco à droite, et en ayant son centre à Coimbre, il était facile de vivre quelque temps dans cette position, d'où l'on tenait encore les Anglais en échec, et d'où l'on pouvait partir avec avantage pour reprendre tous les projets de la campagne.

Instances de Masséna pour engager le maréchal Ney à disputer Condeixa le plus longtemps possible. Le 12 au soir, après le superbe combat de Redinha, Masséna revint auprès de Ney, le félicita de cette journée, lui témoigna, du reste avec beaucoup de réserve, quelques regrets de ce qu'il n'avait pas voulu conserver la position en avant de la Soure, le supplia de résister en avant de Condeixa, ce qui était fort praticable, grâce à l'avantage des lieux, et grâce aussi à l'ascendant que le 6e corps venait d'acquérir sur les Anglais. Masséna lui répéta que si on ne défendait pas Condeixa, on était ou jeté dans le Mondego, ou forcé de le remonter précipitamment, en abandonnant le projet d'établissement à Coimbre. Par malheur le maréchal Ney, qui paraissait médiocrement touché des raisons du général en chef, promit de faire de son mieux, sans répondre du succès. Il semblait surtout inquiet des démonstrations des Anglais sur sa gauche, démonstrations qui, si elles avaient été sérieuses, auraient pu le séparer de Loison et de Reynier, c'est-à-dire du gros de l'armée. Pour parer à tout danger de ce côté, Masséna avait placé Loison en intermédiaire sur des hauteurs qui couraient entre la vallée de la Soure, où opérait le maréchal Ney, et celle de la Ceyra, où Reynier était descendu après avoir franchi la chaîne de l'Estrella vers Espinhal. Masséna venait en outre de détacher la division Clausel du corps de Junot, et l'avait portée au soutien de Loison, de façon que Ney avait à sa gauche deux divisions pour le lier à Reynier. Masséna aurait dû encore porter la seconde division de Junot au soutien de Ney, en ne laissant qu'un bataillon ou deux à Montbrun afin de terminer l'ouvrage des ponts. Il aurait même dû, si Drouet avait été plus obéissant, l'obliger à demeurer derrière Ney pour lui servir d'appui, et enfin y rester lui-même pour contraindre tout le monde à se conduire selon ses vues. Malheureusement il n'en fit rien, et croyant Ney assez garanti vers sa gauche par la division Clausel ajoutée à celle de Loison, le croyant assez retenu par ses instances et ses ordres, il partit le 13 au matin pour se rendre auprès de Loison, et, de la position qu'occupait celui-ci, juger les vrais projets de l'ennemi.

À peine était-il parti que Ney, resté seul et libre de ses actions devant les Anglais, se mit à observer leurs moindres mouvements avec une étrange défiance de la situation, laquelle pourtant n'avait rien d'alarmant. Les Anglais, fort éprouvés par le combat de la veille, s'avançaient lentement, ce qui, loin de rassurer le maréchal Ney, ne fit que lui inspirer plus d'inquiétude, en le disposant à croire que peut-être ils exécutaient quelque chose ailleurs. Un mouvement du général Picton sur sa gauche, qui tendait à le déborder, lui persuada sur-le-champ que toutes ses craintes étaient près de se réaliser, et qu'il allait être séparé du gros de l'armée, peut-être même enveloppé. Fâcheuse précipitation du maréchal Ney à quitter Condeixa, d'où résulte l'impossibilité de s'établir à Coimbre. Ce héros au cœur infaillible, à la raison quelquefois flottante, inébranlable sur un terrain qu'il pouvait embrasser de ses yeux, moins sûr de lui-même sur un terrain plus vaste qu'il ne pouvait embrasser qu'avec son esprit, ressentit ici une sorte de trouble, et craignant toujours d'être coupé, sans doute aussi trop pressé de quitter cette terre de Portugal qui lui était devenue odieuse, disputa quelques instants les hauteurs de Condeixa, puis se hâta de les quitter, en défilant par sa gauche à travers une gorge étroite qui, par un trajet de trois ou quatre lieues, conduisait sur Miranda de Corvo, et devait le réunir à Loison, à Clausel, à Reynier.

En adoptant une résolution aussi grave, il aurait dû pourtant en référer au général en chef, qui n'était pas loin, car ayant reçu l'ordre formel de tenir, dès lors étant exonéré de la responsabilité générale, il n'avait d'autre devoir à remplir que celui de se défendre à Condeixa même. Or jusqu'à ce moment, loin d'être réduit à l'impuissance de conserver ce poste important, il n'y était pas même attaqué sérieusement. C'était donc prendre beaucoup trop sur soi, et, pour éviter un malheur douteux, même imaginaire, comme on le sut bientôt, exposer l'armée à un malheur certain. Quoi qu'il en soit, le maréchal Ney s'engagea dans le défilé dont il vient d'être parlé; mais sentant qu'il exposait Montbrun, demeuré au bord du Mondego, à être coupé et pris, il lui fit savoir ce qui arrivait, et lui envoya l'ordre de se retirer immédiatement avec sa cavalerie, en remontant au galop les bords du Mondego, par un mouvement parallèle à celui qu'il allait exécuter lui-même avec l'infanterie du 6e corps.

Pendant ce temps Masséna s'était porté à Fuente-Cuberta, où Loison appuyé par Clausel formait la liaison de Ney avec Reynier, et était prêt à faire tourner en déroute toute tentative des Anglais pour s'interposer entre les deux masses principales de l'armée française. Du point élevé où il se trouvait, Masséna pouvait apercevoir les mouvements du général Picton, et en apprécier la portée. Or, d'après ce qu'il voyait, il n'en avait aucune inquiétude. Irritation qu'éprouve le maréchal Masséna, et dont il contient l'expression à cause de la gravité des circonstances. Aussi lorsqu'on vint lui annoncer au milieu du jour que Ney avait évacué Condeixa, et avait ainsi pris sur lui de décider du destin de la campagne, il fut d'abord fort irrité, et en exprima tout haut son extrême mécontentement au chef d'état-major Fririon, qui, par son zèle, son application à rapprocher les divers chefs de l'armée, réparait, autant qu'il était en lui, les fautes commises de toute part. Masséna était même tellement exaspéré qu'il songea un instant à faire un éclat, et à retirer au maréchal Ney son commandement. Mais si près de l'ennemi, ayant besoin du concours de tous les courages, Junot n'étant pas remis de sa blessure, il sentit l'inconvénient de se priver du premier de ses lieutenants, et il s'en tint à la froide expression de son mécontentement, en ordonnant sèchement au maréchal Ney de s'arrêter au sortir du défilé dans lequel il était engagé, car il ne suffisait pas d'avoir sauvé le 6e corps d'un danger imaginaire, il fallait encore sauver Montbrun et les gros bagages d'un danger réel, en leur donnant la possibilité d'opérer un mouvement semblable à celui que venait d'exécuter le 6e corps. Du reste, Masséna, qu'un instinct sûr avertissait presque toujours de ce qu'il pouvait attendre des hommes, avait pressenti ce qui allait lui arriver, et dans cette prévision il avait dirigé d'avance une partie des convois sur la route de Miranda de Corvo. Néanmoins, bien qu'acheminés depuis la veille dans cette direction, ces convois avaient besoin de beaucoup de temps pour gagner la tête de l'armée. La retraite précipitée du maréchal Ney mit Masséna lui-même, qui avait sous la main les divisions Loison et Clausel, dans un certain péril, car découvert par sa droite il aurait pu, si les Anglais avaient été plus lestes, être séparé du 6e corps. Mais il battit promptement en retraite, et marcha toute la nuit avec les deux divisions qui l'accompagnaient, par un fort beau clair de lune. Il déboucha le matin entre Casal-Novo et Miranda de Corvo, derrière le maréchal Ney, sans avoir éprouvé d'accident.

Réunion de l'armée à Casal-Novo. Le maréchal Ney au sortir du défilé qui de Condeixa conduisait dans la direction de Miranda de Corvo, devait s'arrêter d'abord au village de Casal-Novo. Là commençait un terrain plus ouvert, mais inégal, semé de mamelons, allant aboutir à Miranda de Corvo, puis de Miranda de Corvo à Foz d'Arunce sur la Ceyra. C'est sur ce terrain que Ney devait rallier successivement les divisions Loison et Clausel, les corps de Junot, de Reynier et de Drouet. Il s'arrêta à Casal-Novo le soir, se promettant, maintenant qu'il avait rejoint l'armée et qu'il était assuré de sortir du Portugal, de disputer chaque pouce de terrain, et de faire perdre toute la journée aux Anglais, afin de donner aux détachements demeurés en arrière le temps de rejoindre.

Le lendemain 14, malgré un brouillard épais qui permettait à peine de discerner les objets à la plus petite distance, il commença de manœuvrer devant les Anglais avec une précision, une dextérité, un aplomb, qui firent l'admiration générale. Presque toute l'armée anglaise le suivait à travers cette espèce de plaine tourmentée qu'arrosent la Deuça, la Ceyra, affluents du Mondego. Ney avait rangé ses troupes en plusieurs échelons, habilement disposés sur tous les accidents de terrain propres à la défensive. Une arrière-garde sous le général Ferrey, formait le premier échelon à Casal-Novo; la division Mermet formait le second un peu au delà, et la division Marchand le troisième, sur un relief de terrain près de Chao de Lamas. Enfin la division Loison, les divisions Clausel et Solignac du corps de Junot formaient un dernier échelon près de Miranda de Corvo. Bientôt on vit les deux armées se suivre lentement, l'une ne cédant le terrain que pied à pied, après une résistance bien calculée de chacun de ses échelons, l'autre s'avançant difficilement sous des feux meurtriers, et contre des positions où elle était obligée de poursuivre l'ennemi, sans jamais réussir à l'atteindre.

Belle marche de l'armée de Casal-Novo à Miranda de Corvo. Le général Erskine avec les troupes légères ayant voulu déboucher sur Casal-Novo, l'arrière-garde du général Ferrey lui disputa le village à la faveur de quelques enclos, d'où nos tirailleurs tuaient les Anglais à coup sûr, sans pouvoir être atteints eux-mêmes. Il fallut aux troupes du général Erskine deux ou trois heures de cette fusillade si désavantageuse avant d'enlever les enclos. Lorsque les Français s'en retirèrent, et que les Anglais voulurent les poursuivre, le colonel Laferrière avec le 3e de hussards fondit sur eux au galop et sabra les plus téméraires. Les Anglais marchèrent pourtant en avant, et au moment de joindre l'arrière-garde du général Ferrey, ils la virent disparaître derrière la division Mermet, qui les arrêta tout court par son attitude et ses feux, et à son tour alla se retirer derrière la division Marchand, établie sur les hauteurs de Chao de Lamas. Celle-ci était là tout entière, fraîche, impatiente de combattre, car elle ne s'était pas mesurée avec l'ennemi depuis le commencement de la retraite, et elle était de plus très-avantageusement postée. Chaque effort des Anglais pour l'entamer fut vain. Puis à un signal de Ney elle se retira elle aussi, et vint se mettre en ligne avec les divisions Mermet et Loison, avec les divisions Clausel et Solignac du 8e corps, sur les hauteurs de Miranda de Corvo, où les Anglais furent réduits à la suivre, perdant du monde à chaque pas, et ne gagnant que le terrain qu'on leur cédait volontairement. Le jour finissait, et ils furent contraints de s'arrêter devant l'armée française réunie en masse sur une position à peu près inabordable. Celle-ci alla coucher le 14 au soir sur les bords de la Ceyra, qu'elle franchit, sauf deux divisions que le maréchal Ney laissa à Foz d'Arunce. Les deux armées bivouaquèrent l'une à côté de l'autre.

Cette journée du 14 si bien employée par Ney, beaucoup mieux, il faut le dire, que celle du 13, donna à tous les convois le temps de regagner la tête de l'armée, et à Reynier celui de déboucher entre Miranda de Corvo et Foz d'Arunce sur la Ceyra. Montbrun de son côté, averti par Ney, avait eu la possibilité de se retirer, et avait rejoint à toutes jambes le gros de l'armée en remontant le Mondego.

Rien n'était compromis que le plan si sage du général en chef de s'établir sur le Mondego, à la hauteur de Coimbre. Tous les corps de l'armée étaient réunis avec leur matériel, après une perte d'hommes inférieure des trois quarts au moins à celle qu'avaient essuyée les Anglais, et après avoir parcouru la plus difficile partie du chemin qu'ils avaient à faire. Masséna, arrivé sur la Ceyra dans la soirée du 14, était parvenu au pied de la Sierra de Murcelha, et voulait la franchir le lendemain pour aller prendre position à Ponte-Murcelha sur la petite rivière de l'Alva. Le général Drouet, obéissant seulement quand il fallait se mettre en tête de la retraite, s'était porté à Ponte-Murcelha, où il rétablissait les ponts de l'Alva pour lui et pour l'armée, tâche dont au reste il était heureux qu'il pût s'acquitter, car Reynier était si occupé de fourrager qu'on n'en pouvait presque rien obtenir, la moitié de ses soldats étant toujours en maraude.

Le 15 au matin on se trouvait, Junot à gauche sur la basse Ceyra, Ney au centre vers Foz d'Arunce, Reynier à droite sur la haute Ceyra. Les Anglais, si maltraités à Redinha, à Casal-Novo, ne montraient pas grande impatience de nous joindre. Ils semblaient nous escorter plutôt que nous poursuivre. Le grand caractère de Masséna, secondé par les talents de Ney, leur ôtait toute espérance de nous faire subir un échec, ou de nous faire partir une heure plus tôt que nous ne voulions.

Surprise de Foz d'Arunce. Ney, trop confiant cette fois, n'avait pas voulu se hâter de traverser la Ceyra, et il avait permis à deux de ses divisions de passer la nuit en deçà de cette rivière, côte à côte avec les Anglais. Masséna l'avait pourtant averti du péril auquel il s'exposait, mais il n'avait tenu compte de cet avis, ne croyant plus que les Anglais eussent la hardiesse de se mesurer avec lui. Il se trompait, comme on va le voir. Lord Wellington, qui malgré sa circonspection était résolu à ne pas négliger les occasions de nous entamer, si nous avions le tort de les lui offrir, s'aperçut qu'une portion considérable du 6e corps était restée en deçà de la Ceyra, et il s'empressa dès le matin du 15 d'envelopper avec des forces imposantes le terrain dominé de toutes parts au fond duquel avaient bivouaqué les divisions Mermet et Marchand. Les troupes surprises par cette attaque imprévue coururent aux armes, et la division Mermet vint occuper les hauteurs qui entouraient le terrain où l'on avait passé la nuit, afin de contenir l'ennemi tandis que le maréchal Ney dirigerait la retraite de la division Marchand par l'étroit défilé du pont de la Ceyra. Malheureusement la cavalerie légère sous le général Lamotte, obligée pour fourrager de s'établir dans un champ au bord même de la Ceyra, n'avait pu faire la garde en avant de l'infanterie, ni se rallier à temps pour se porter sur les hauteurs où la division Mermet était venue prendre position. Le général Lamotte se mit donc en bataille en avant du pont, afin de laisser écouler l'infanterie qui se retirait, et de charger l'ennemi s'il se présentait jusqu'aux approches de la rivière. Pendant ce temps le maréchal Ney, à cheval dans les rangs de la division Marchand, commença de la faire défiler sur le pont, puis, la voyant se retirer tranquillement, revint auprès de la division Mermet qui contenait les Anglais sur les hauteurs, afin de ramener celle-ci et de lui faire passer le pont à son tour. Dans ce moment une batterie menacée par les Anglais se renversa sur un régiment de la division Mermet qui se reployait, et y produisit une sorte de trouble. Les soldats de ce régiment apercevant la cavalerie en bataille devant le pont, crurent qu'elle allait le traverser, craignirent de le voir obstrué par elle, et s'y précipitèrent pour n'être pas devancés. Bientôt ce ne fut qu'un torrent de fuyards en désordre, qui s'étouffaient sur le pont, et le trouvant encombré par les plus pressés, se jetaient dans la rivière pour essayer de la franchir à gué. Ney voulut en vain les retenir, et ne put jamais faire entendre sa voix. Après quelques instants de ce tumulte, il finit cependant par rallier un bataillon du 27e et quelques compagnies de voltigeurs, remonta avec cette poignée d'hommes sur les hauteurs où le général Mermet, à la tête de sa seconde brigade, soutenait un combat acharné contre les Anglais, devenus à chaque instant plus pressants. La présence de ce faible renfort et du maréchal Ney ranima l'ardeur des troupes; on chargea les Anglais, on les repoussa, et on les obligea de s'éloigner, après leur avoir fait essuyer quelques pertes. Dans cet intervalle, le tumulte avait fini par s'apaiser autour du pont. Les fuyards voyant les hauteurs bien occupées derrière eux, s'étaient rassurés, et avaient défilé avec plus de calme. La seconde brigade de Mermet, après avoir disputé les hauteurs tout le temps nécessaire, en descendit à son tour, passa le pont avec ordre, et vint se réunir sur l'autre rive au reste du 6e corps. Dans le premier moment, le maréchal Ney crut avoir quelques centaines de noyés parmi ceux qui s'étaient jetés dans la rivière dans l'espoir de la traverser à gué. Heureusement le nombre des hommes perdus fut peu considérable. À peine cent cinquante soldats firent-ils défaut à l'appel dans les rangs des deux divisions, et la plupart encore avaient été tués ou blessés dans le combat livré par la seconde brigade du général Mermet contre les Anglais. Le maréchal Ney ne voulant pas s'en prendre à lui-même, s'en prit au général Lamotte, commandant de la cavalerie légère, qu'il renvoya sur les derrières de l'armée, quoique ce général eût bien peu de torts à se reprocher dans cette désagréable échauffourée.

L'armée s'arrête sur l'Alva. Du reste, cet accident était de médiocre importance. L'armée prit position derrière la Ceyra sans être inquiétée, car la résistance du général Mermet en avant de Foz d'Arunce avait de nouveau prouvé à lord Wellington que cette armée, toujours si grande dans les périls, n'était pas facile à entamer. Les ponts de l'Alva, par lesquels on devait passer après avoir franchi la Sierra de Murcelha, n'étant pas rétablis, on séjourna le 16 entre la Ceyra et l'Alva sans être attaqué par les Anglais. Le 17 on se porta sur l'Alva. Le caractère de Masséna, comme il est aisé de le concevoir, souffrait cruellement d'être réduit à une pareille retraite, par la faute de son maître qui lui avait assigné une tâche impossible, par celle de ses lieutenants qui l'avaient contrarié dans tous ses plans, par celle de ses voisins qui ne l'avaient pas secouru, par celle des circonstances enfin qui avaient pour ainsi dire conspiré contre lui; et il aurait voulu donner à son mouvement le caractère d'une manœuvre plutôt que celui d'une retraite. C'est par ce motif qu'il avait projeté un établissement sur le Mondego, à la hauteur de Coimbre, ce qui n'était qu'une position prise un peu en arrière de celle de Santarem, mais point un abandon du Portugal. Privé de cette ressource par la promptitude du maréchal Ney à quitter le poste de Condeixa, il aurait désiré au moins s'arrêter sur l'Alva, qui longe la Sierra de Murcelha, correspondante, avons-nous dit, à la Sierra d'Alcoba. Mais cette position était peu sûre, puisqu'elle pouvait être tournée si les Anglais remontaient la rive droite du Mondego, et de plus elle n'était pas assez offensive pour compenser l'inconvénient d'être à plusieurs jours d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, où étaient réunies les ressources de l'armée, et d'exiger pour vivre des moyens de transport qui n'existaient point. C'était donc plutôt une consolation pour son noble orgueil, qu'une manœuvre dont le succès importât beaucoup. En tout cas, ses lieutenants n'étaient pas juges de cette question, et dès qu'il voulait s'établir sur l'Alva, leur devoir était de concourir à son dessein. Ils ne le servirent pas plus sur l'Alva qu'ils ne l'avaient servi sur le Mondego.

Le 18 on était sur l'Alva, dont les ponts étaient entièrement rétablis. Junot se trouvait à droite (droite en regardant l'ennemi) près de l'embouchure de l'Alva dans le Mondego; Ney au centre derrière Ponte-Murcelha, Reynier à gauche vers les montagnes et sur les flancs de l'Estrella, où l'Alva prend sa source; Drouet enfin, que les ordres de Masséna ne retenaient plus, sur le chemin d'Alméida. Masséna avait expressément recommandé à Ney de bien défendre la position de Ponte-Murcelha, ce qu'il avait promis, et ce qu'il était résolu à faire, pour réparer le désagrément essuyé à Foz d'Arunce.

Un faux mouvement du général Reynier oblige l'armée à abandonner l'Alva. Mais cette fois, tant la fatalité semblait poursuivre l'armée de Portugal, la désobéissance devait venir du plus obéissant des lieutenants de Masséna, de celui au moins qui jusqu'ici s'était montré le moins indocile, du général Reynier. Le maréchal Ney établi sur l'Alva, dans la position de Ponte-Murcelha, cherchait à s'assurer par des reconnaissances si ses ailes étaient bien gardées, et s'il ne courait pas risque d'être de nouveau surpris par l'ennemi. À sa droite il avait trouvé les postes de Junot étroitement liés avec les siens. Mais à sa gauche il ne rencontra point ceux de Reynier, précisément dans la partie où la Sierra de Murcelha, faiblement rattachée à celle de l'Estrella, pouvait être franchie. Ney, inquiet en se voyant presque abandonné sur sa gauche, s'en plaignit vivement à Masséna. Celui-ci envoya officiers sur officiers pour s'enquérir de Reynier, qu'on découvrit très-loin de la Sierra de Murcelha, c'est-à-dire sur la Sierra de Moïta, autre rameau détaché de l'Estrella, et placé fort en arrière de la position actuelle de l'armée. Reynier n'ayant jamais eu à remplir pendant la retraite le rôle d'arrière-garde qui était échu au maréchal Ney, avait pris durant ces quinze jours l'habitude de se répandre au loin pour vivre, et de disperser ses troupes dans les villages, au lieu de les tenir réunies et prêtes à combattre. Il avait donc choisi le campement le plus commode, le plus étendu, et ne s'était nullement inquiété de garder la gauche du 6e corps. Il faut ajouter, pour expliquer cette conduite, que Reynier avait fini par concevoir aussi quelque humeur contre le général en chef. Militaire instruit, fort possédé du goût d'écrire sur les événements auxquels il assistait, il avait rédigé une sorte de procès-verbal de la conférence de Golgao, dans laquelle il avait joué un rôle. Son récit, inexact en plusieurs points, avait déplu à ses collègues, et Masséna avait été obligé de lui en adresser quelques reproches. C'est par suite de ces reproches, et de l'exemple des autres chefs de corps, qu'il avait commencé à s'écarter peu à peu des égards et de la subordination dus au vieux maréchal sous lequel il avait l'honneur de servir. Loin d'obéir à l'ordre de venir se placer à la gauche de l'armée, il répondit par un plan d'attaque contre la droite des Anglais, qui, suivant lui, devait avoir de grandes conséquences. Ce n'était pas là ce qu'on lui demandait, et il aurait fallu d'abord se lier à Ney pour le couvrir; mais tandis que Reynier dissertait sur les opérations qu'on aurait pu entreprendre, Ney, tout à fait découvert, et voyant distinctement les Anglais s'avancer au delà de l'Alva sur sa gauche, fut contraint, par des raisons de prudence très-fondées, d'abandonner Ponte de Murcelha, et de faire ainsi échouer de nouveau, mais involontairement, les projets de Masséna. La position de l'Alva n'était dès lors plus tenable, et du reste elle n'était regrettable que pour Masséna, dont elle eût consolé l'orgueil. Il n'y avait donc plus qu'à rejoindre la frontière d'Espagne, de laquelle on était fort rapproché en ce moment.

Les Anglais de leur côté commençant à manquer de vivres, par la difficulté de les transporter aussi loin de la mer, et désespérant d'ailleurs d'entamer une armée qui défendait si vigoureusement ses derrières, sentaient la nécessité de s'arrêter quelques jours. Les Portugais, qui étaient toujours servis après les Anglais, et que très-souvent on se dispensait de nourrir en célébrant leur sobriété, mouraient de faim, et se plaignaient hautement. Retraite définitive de l'armée, et retour en Espagne après un séjour de six mois en Portugal. Une halte de trois ou quatre jours entre Ponte de Murcelha et Coimbre leur était donc indispensable, et fut résolue par lord Wellington. L'armée française continua sa marche sur trois colonnes sans être poursuivie, parvint vers le 22 mars sur la ligne des hauteurs qui séparent la vallée du Mondego de celle de la Coa, et se trouva en vue des frontières de l'Espagne, d'où elle était partie six mois auparavant pour envahir le Portugal.

Le vieux maréchal rentrait en Espagne le cœur navré. Bien que cette troisième évacuation du Portugal ne ressemblât point aux deux premières, et qu'elle n'eût rien de commun avec celle du général Junot se retirant de Lisbonne après une capitulation, avec celle du maréchal Soult revenant d'Oporto sans artillerie; bien qu'après avoir tenu près de six mois sur le Tage, sans secours, sans vivres, sans communications, sans nouvelles de France, dans une des positions les plus difficiles où un général en chef ait jamais été placé, il y eût déployé toutes les qualités d'un grand caractère; bien qu'il eût exécuté une marche de soixante lieues dans un pays stérile et ruiné, suivi par une armée double de la sienne, sans perdre ni un canon, ni un blessé, ni une voiture de bagages, et eût inspiré tant de respect que l'ennemi avait presque renoncé à le poursuivre; bien qu'il n'eût rien à se reprocher dans ses déterminations principales, qui toutes avaient été aussi fermes que sensées, et qu'il eût commis seulement quelques fautes de détail, fâcheuses assurément, mais fréquentes dans les guerres même les plus vantées, néanmoins il était cruel à son âge, après tant de travaux, après tant de triomphes, d'ajouter à ses nombreuses campagnes une campagne méritoire sans doute aux yeux des juges éclairés et informés, mais se réduisant à un but manqué aux yeux de ce public ignorant et impressionnable qui ne juge que par les résultats. D'ailleurs l'aspect de son armée avait de quoi l'affecter profondément. Le spectacle qu'elle offrait n'était pas moins étrange que la campagne qu'elle venait de faire. Spectacle qu'offre l'armée au moment de sa rentrée en Espagne. Dès que le canon retentissait, les soldats se retrouvaient dans le rang aussi fermes, aussi disciplinés qu'on pouvait le désirer, et manœuvraient à la voix de leurs chefs avec autant de précision que sur un champ d'exercice, surtout dans le corps du maréchal Ney, qui, pendant cette retraite, avait conservé en présence de l'ennemi une tenue admirable. Hors de là ils étaient à moitié dispersés, courant de tout côté pour se procurer des vivres. On les voyait marcher en troupes hors des rangs, chargés du butin qu'ils avaient pu recueillir, mêlés à de longues files de blessés qui étaient portés sur des ânes, à des voitures de bagages ou d'artillerie qui étaient traînées par des bœufs, car la majeure partie des chevaux de trait étaient ou morts ou épuisés faute de nourriture. À peine restait-il assez de chevaux pour manœuvrer quelques pièces de canon devant l'ennemi, et la cavalerie n'osait presque plus se fier aux siens dans l'état d'épuisement où ils étaient. Le soldat noirci par le soleil, maigre, couvert de haillons, dépourvu de souliers, mais vigoureux, rompu à la fatigue, hautain, arrogant, licencieux dans son langage comme dans ses habitudes, ne supportait pas sa détresse avec la résignation qui rend quelquefois si noble la misère du guerrier. Il l'endurait avec une humeur qui approchait de l'insubordination. Il s'en prenait à tout le monde de tant de souffrances inutilement subies; il s'en prenait à ses supérieurs immédiats, au général en chef, à l'Empereur lui-même. Masséna, qui au début de la campagne lui imposait tant par sa gloire, avait malheureusement perdu tout prestige par la faute des chefs de corps, qui ne l'avaient pas assez ménagé dans leurs discours, et malheureusement aussi par sa propre faute. Vieux, fatigué, ayant bien droit au repos, n'en ayant guère goûté depuis vingt ans, il avait eu la faiblesse de chercher un soulagement à ses longs travaux dans quelques plaisirs peu conformes à son âge, et dont surtout il ne faut pas rendre témoins les hommes qu'on est chargé de commander. Il s'était fait suivre par une femme, qui ne l'avait pas quitté pendant la campagne, et dont les soldats avaient dû souvent escorter la voiture au milieu de chemins difficiles et périlleux. Dans la victoire, les soldats rient des travers de leurs chefs; dans la mauvaise fortune, ils leur en font des crimes. Encouragés par le langage inconvenant de plusieurs généraux, les soldats de l'armée de Portugal en étaient venus d'une grande considération pour la vaste carrière de Masséna, à une liberté de propos dégradante pour eux et pour lui. Masséna sentait ce défaut de respect et en était vivement touché. Masséna, pour corriger l'effet moral de sa retraite, voudrait reprendre l'offensive en descendant sur le Tage par Alcantara. Pourtant, loin d'être ébranlé ou déconcerté dans une position où peu d'hommes auraient su se défendre de l'être, il songeait par de nouveaux travaux, dont lui seul voulait encore, à donner une autre signification au mouvement rétrograde qu'il venait d'exécuter. Ainsi, à peine rentré sur la frontière, il se proposait d'accorder trois ou quatre jours de repos à l'armée, de renvoyer dans les places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo les écloppés, les blessés, les malades, de prendre les quelques effets d'habillement qui existaient dans les magasins, de faire acquitter la solde arriérée dont les fonds avaient été retenus à Salamanque, de se procurer quelques chevaux de rechange, et puis, par Guarda et Belmonte, de franchir la Sierra de Gata, qui relie, avons-nous dit, l'Estrella au Guadarrama, de descendre sur le Tage par Alcantara, en suivant la route que Reynier avait suivie pour le joindre au mois de juillet précédent, et de recommencer ainsi sur-le-champ la campagne de Portugal d'après d'autres données. Il lui restait encore, en défalquant les troupes du général Drouet, 40 mille hommes d'une incomparable valeur, parmi lesquels il n'y avait plus un seul soldat accessible à la fatigue ou à la crainte, et avec une pareille force, donnant désormais la main à l'armée d'Andalousie, il se flattait de pénétrer en Portugal par une voie nouvelle. Mais espérer un second effort de cette nature après le mauvais résultat du premier, c'était trop présumer, sinon des soldats, au moins des chefs. Quant aux soldats, avec des souliers, des vivres, quelques jours de repos, on pouvait tout en attendre encore; mais les chefs, désunis, découragés, mécontents d'eux-mêmes et des autres, ne voulant pas devoir à la constance les succès qu'ils n'avaient pas dus au bonheur, ils étaient pour le moment incapables de seconder les projets du maréchal. Aussi dès que ces projets furent indiqués par les ordres émanés du quartier général, ils devinrent l'objet de violentes critiques, et d'un soulèvement d'esprit presque universel.

Chances que présente le projet de marcher sur le Tage par Alcantara. Il est vrai qu'ils étaient critiquables sous beaucoup de rapports. Sans dire, comme les lieutenants de Masséna s'empressèrent de le répandre jusque dans les rangs des soldats, que si on quittait les places de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida, les Anglais, trouvant la Vieille-Castille ouverte, se hâteraient d'y pénétrer, et couperaient de leur base d'opération toutes les armées françaises agissant en Espagne, résolution peu vraisemblable de la part d'un général aussi prudent que lord Wellington, et du reste peu à craindre, car le maréchal Masséna par un prompt retour en arrière l'aurait bientôt forcé de repasser la frontière; sans alléguer ces raisons peu sérieuses, il fallait se demander si en se portant sur le Tage on pourrait y vivre, si, en admettant qu'on pût y vivre, on y atteindrait le but assigné à l'armée de Portugal, qui était de prendre Lisbonne et d'en chasser les Anglais. Or une cruelle expérience venait d'apprendre que sans la possession des deux rives du Tage on ne pouvait pas attaquer Lisbonne avec succès. Si, en effet, on opérait par la gauche du fleuve, on devait ne pas avoir la droite, à moins qu'à partir d'Alcantara on ne descendît en se tenant à cheval sur les deux rives. Pour cela il aurait fallu un équipage de pont, qu'on n'avait point, et en protéger les mouvements par des routes latérales au fleuve, qui n'existaient pas. La possession des deux rives n'était donc pas probable. De plus, avec quarante mille hommes, bien qu'excellents, on n'avait pas assez de forces pour agir offensivement. On aurait toujours eu besoin de la coopération de l'armée d'Andalousie, qu'on n'était pas beaucoup plus fondé à espérer quand on irait la chercher, que lorsqu'on l'avait attendue à Abrantès. Si véritablement elle n'avait pas pu s'éloigner de l'Andalousie à cause des embarras qui l'y retenaient, elle ne le pourrait pas davantage quand on descendrait vers elle; si, au contraire, elle ne l'avait pas voulu, on ne lui inspirerait pas plus de dévouement de près que de loin. Il n'était donc pas à présumer que dans cette nouvelle invasion du Portugal on atteignît le but plus que dans la précédente. Tout ce qu'on pouvait, c'était de donner encore une fois la preuve de l'invincible opiniâtreté du vieux défenseur de Gênes. Cinquante mille hommes de renfort, des vivres, des chevaux, un équipage de pont, une autorité obéie, un temps de repos, voilà ce qui eût été nécessaire pour recommencer avec chance de réussir la campagne de Portugal, toutes choses que ne procurait point la résolution de marcher sur Alcantara.

L'esprit rempli de ce projet qui le consolait de ses chagrins, Masséna en arrivant sur la frontière de la Vieille-Castille dirigea ses trois corps vers la Sierra de Gata, et leur assigna des cantonnements calculés d'après la marche qu'ils auraient à exécuter prochainement. Résistance des lieutenants de Masséna au projet d'une nouvelle marche offensive. Il assigna au corps de Reynier comme lieu de repos Belmonte qui est aux sources du Zezère sur le revers sud de l'Estrella, au corps de Junot, Guarda qui est aux sources du Mondego, et au corps de Ney, Celorico qui est un terrain pierreux, fort aride, fort pauvre, séparant les eaux de la Coa de celles du Mondego. Les instructions de Masséna, en ordonnant de se débarrasser des blessés, des malades, des bagages inutiles, d'accorder un peu de repos aux troupes, de faire venir les objets d'équipement nécessaires et les fonds de la solde, laissaient pressentir ses desseins ultérieurs. Il demandait notamment à Reynier, qui avait vécu plusieurs mois en Estrémadure, de le renseigner sur les ressources de ce pays. Bientôt le projet de Masséna ne fut plus un secret. Sa divulgation ne plut guère dans le corps de Reynier, qui n'avait pas eu lieu d'être satisfait de son séjour en Estrémadure, et qui s'attendait d'ailleurs à trouver le pays totalement épuisé. Elle ne plut pas davantage dans celui de Junot, qui ne connaissait pas l'Estrémadure, mais qui n'avait pas envie de recommencer de sitôt une campagne aussi rude et aussi peu fructueuse. Dans le corps de Ney ce fut bien pis encore. Ce corps venait de supporter toutes les fatigues et tous les dangers de la retraite, ce qui du reste était juste, puisque pendant le séjour à Santarem il avait toujours été loin de l'ennemi et entièrement préservé de la disette. Mais il venait de souffrir beaucoup, ayant été obligé de garder ses rangs pendant la retraite, et ayant été ainsi privé de la liberté de fourrager. De plus, on lui avait donné pour lieu de repos un désert rocailleux, où ne se trouvaient ni pain, ni viande, ni légumes, où pour toute récréation il n'avait que la vue d'un ennemi bien nourri, de continuelles alertes d'arrière-garde, et des pluies torrentielles. Lui annoncer qu'après trois ou quatre jours d'immobilité et de famine dans ce lieu maudit, il serait réputé reposé, et défilerait en vue de la Vieille-Castille pour descendre en Estrémadure, où il avait séjourné un instant à l'époque de la bataille de Talavera, sans y rencontrer l'abondance bien que le pays fût vierge alors, c'était le réduire au désespoir. Les généraux de division au nom de leurs troupes se hâtèrent d'élever la voix auprès du maréchal Ney, qui n'avait pas besoin d'être excité; ils le pressèrent de faire connaître leur détresse au général en chef, de lui montrer l'impossibilité de rester seulement quarante-huit heures dans le lieu où on les avait placés, l'impossibilité également de se remettre en marche sans avoir reçu des vêtements, des souliers, de l'argent, des chevaux. Or, comme les vêtements, les souliers, l'argent, étaient à Salamanque, et les chevaux on ne sait où, il était peu vraisemblable que trois ou quatre jours, même dix, suffissent au ravitaillement de l'armée. Le maréchal Ney surtout était révolté de l'idée de faire une nouvelle campagne sous l'autorité du maréchal Masséna. Encouragé par les plaintes qui s'élevaient autour de lui, par la popularité dont il jouissait dans son corps d'armée, il céda à un mouvement d'indocilité qui rappelait certains temps de la révolution, et qui, sous Napoléon, n'était concevable qu'en Espagne, au milieu de l'anarchie militaire naissant des privations, des revers et des distances. Le maréchal Ney se fait l'interprète des chefs de corps auprès du général en chef, et refuse d'obéir à l'ordre de marcher sur le Tage. Le maréchal écrivit donc au général en chef une lettre dans laquelle, énumérant les souffrances inouïes de son corps d'armée, l'impossibilité où il était de vivre à Celorico, la nécessité de le laisser revenir sur la Coa, les inconvénients d'une nouvelle campagne sur le Tage, il réclamait formellement la production des ordres de l'Empereur, et déclarait que si ces ordres, comme il le croyait, n'existaient pas, il se verrait forcé de désobéir. C'était là un acte fort extraordinaire, et qui prouve à quel point le joug des lois est nécessaire en tout temps pour contenir les militaires dans la ligne du devoir. Le maréchal Ney avait d'excellentes raisons pour improuver le mouvement sur le Tage, bien que dans sa dépêche il ne donnât pas les meilleures; cette improbation il pouvait l'exprimer confidentiellement au général en chef, si ce dernier lui demandait son avis, ou même sans qu'il le demandât, mais exiger la communication des ordres de l'Empereur était une prétention des plus étranges, car il suffisait que le maréchal Masséna fût général en chef pour qu'on dût lui obéir, qu'il eût ou non des instructions de l'Empereur, qu'il y suppléât, ou qu'il les modifiât à son gré. Lui seul en était juge, et n'avait à s'en expliquer qu'avec l'Empereur, sans avoir de compte à rendre aux officiers placés sous son autorité.

Le maréchal Masséna était persuadé que l'indocilité de ses lieutenants, et parfois la tiédeur de leur zèle, l'avaient empêché à Busaco d'emporter la position de l'ennemi, à Punhète de passer le Tage, à Condeixa de s'emparer de la ligne du Mondego, à Ponte-Murcelha enfin de s'arrêter sur la ligne de l'Alva. Il en était exaspéré, et s'il n'avait pas éclaté plus tôt, c'était pour ne pas causer dans l'armée un ébranlement qui eût été dangereux pendant la retraite. Le maréchal Masséna, ne voulant plus supporter les résistances de ses lieutenants, retire au maréchal Ney son commandement. Mais tiré de son laisser-aller habituel par le dernier acte du maréchal Ney, il prit instantanément la résolution de lui arracher son épée en présence de toute l'armée. Il adressa à ce maréchal une dépêche dans laquelle s'étonnant de la lettre qu'il en avait reçue, et ne daignant pas répondre à la prétention de connaître les instructions de l'Empereur, il lui réitérait ses ordres antérieurs, relatifs à un mouvement sur le Tage, et lui demandait s'il persistait dans son refus d'obéir. Le maréchal Ney, apercevant trop tard, d'après cette interpellation péremptoire, à quoi il s'était exposé, aurait voulu revenir sur une démarche irréfléchie, mais se voyant mis à une sorte de défi devant son état-major, la pire espèce des cours, il ne l'osa pas, et insista, en termes qui quoique plus convenables étaient encore inadmissibles, pour obtenir la communication des ordres de l'Empereur.

Devant cette persistance, Masséna ne différa plus. Il enjoignit au maréchal Ney de quitter sur-le-champ le 6e corps et de se rendre dans l'intérieur de l'Espagne pour y attendre ce que l'Empereur statuerait à son égard; il ordonna au général Loison, comme au plus ancien des divisionnaires du 6e corps, d'en prendre le commandement, et défendit, sous la menace des peines attachées à la révolte, d'obéir au maréchal Ney. Les complaisants qui en flattant l'illustre maréchal l'avaient entraîné à une insubordination regrettable, sentant leur misérable coterie brisée par l'énergie du général en chef, auraient voulu maintenant décider le maréchal à céder. Mais la fierté de celui-ci, déplorablement engagée, ne le permettait guère. Une occasion de revenir s'offrait, il est vrai. Les Anglais ayant reçu leurs convois de vivres, s'étaient de nouveau mis en route, et, après avoir abandonné quelques jours les traces de l'armée française, venaient de reparaître avec l'intention apparente de les suivre. La présence de l'ennemi fournissait un prétexte d'honneur de ne pas quitter le commandement du 6e corps. Le maréchal Ney, protestant contre l'ordre qui le frappait, écrivit au maréchal Masséna qu'à l'approche des Anglais il croyait devoir ne pas s'éloigner de l'armée. Le maréchal Ney se soumet et abandonne le commandement du 6e corps. Néanmoins Masséna, devenu inflexible, réitéra l'ordre au général Loison de prendre le commandement du 6e corps. Le maréchal Ney, cette fois, faisant succéder à un moment d'erreur une louable soumission, quitta le 6e corps où il laissait d'universels regrets, mais aucune disposition à la révolte.

Ce sacrifice douloureux ayant été fait à la discipline, on put remarquer chez les troupes moins d'indocilité de langage, mais pas plus de goût pour renouveler sur le Tage des tentatives qu'on regardait comme funestes à l'armée, et inutiles aux desseins de l'Empereur. On était résigné sans doute à obéir, mais avec une véritable haine contre ceux qui exigeraient une telle obéissance. Quoique Masséna, dur pour les autres comme pour lui-même, tînt peu de compte, et même trop peu de ce qu'on appelait la souffrance, il avait pourtant consenti à rapprocher le 6e corps des places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, afin de puiser dans leurs approvisionnements de quoi fournir la ration qui manquait aux soldats. On commença donc à vivre aux dépens de ces places.

Triste état de l'armée. Malheureusement le dénûment du pays dans lequel on arrivait, égalait celui des troupes qui venaient s'y refaire. Le général Gardanne, chargé de veiller sur les derrières de l'armée de Portugal et de réunir des approvisionnements, n'avait pas eu l'autorité suffisante pour s'en procurer. Le général Drouet, commandant du 9e corps (c'était le titre donné aux anciennes divisions d'Essling), n'avait eu que le temps de paraître, puisqu'il était immédiatement entré en Portugal, et n'avait fait que consommer le peu qu'on avait recueilli. À la vérité, quelques-uns des marchés passés à l'époque du départ de l'armée, en septembre dernier, s'étaient exécutés, mais à Salamanque, et une partie des grains achetés ou requis se trouvaient sur des charrettes abandonnées, le long des routes de Salamanque à Ciudad-Rodrigo. Le surplus avait servi à nourrir les divisions Conroux et Claparède. À peine restait-il dans les places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo un faible approvisionnement de siége pour des garnisons de médiocre force, et cet approvisionnement ne pouvait manquer d'être bientôt dévoré par le 6e corps. Une nouvelle mesure que Napoléon venait de prendre avait encore aggravé, en le compliquant, ce triste état de choses. Il avait nommé le maréchal Bessières (duc d'Istrie) commandant de tout le nord de l'Espagne. Voici quels avaient été ses motifs.

Nouvelles complications résultant de la présence du maréchal Bessières, nommé commandant des provinces du nord de l'Espagne. Frappé de l'inconvénient d'avoir des commandants différents à Burgos, à Valladolid, à Léon, à Salamanque, mécontent en particulier du général Kellermann, dont il blâmait l'administration, et dont il ne goûtait pas les critiques trop hardies, Napoléon avait voulu réunir toutes les troupes dispersées dans le nord de l'Espagne sous la main d'un seul commandant en chef, qui devait avoir sous ses ordres les provinces de Biscaye, de Burgos, de Valladolid, de Zamora et de Léon. Il avait choisi pour cette fonction élevée le maréchal Bessières, parce que ce maréchal avait déjà servi dans le nord de la Péninsule, où il avait remporté la brillante victoire de Rio-Seco, et parce qu'il était en outre à la tête de la garde impériale. Le plus gros corps de troupes dans cette région étant celui de la jeune garde, qui était fort de 17 mille hommes environ et résidait à Burgos, Napoléon n'avait pas cru pouvoir mieux faire que d'y renvoyer le commandant supérieur de sa garde. Le duc d'Istrie était déjà installé à Burgos au moment où l'armée de Portugal rentrait en Vieille-Castille. Masséna lui avait écrit pour lui annoncer sa venue, ses besoins, ses projets, son court séjour dans le nord de la Péninsule, et lui demander des secours immédiats en vivres, en munitions et en chevaux.

Promesses nombreuses du maréchal Bessières à Masséna. Le maréchal Bessières était un fort brave homme, un excellent officier de cavalerie, originaire de Gascogne, promettant beaucoup, ne tenant pas autant qu'il promettait, s'agitant volontiers, du reste probe, spirituel, et profitant d'un dévouement connu à Napoléon pour lui dire souvent des vérités utiles. Il n'avait pas manqué, comme tous ceux qui prenaient un commandement en Espagne, de peindre au vrai l'état déplorable des choses, le grand nombre des guérillas, l'extrême souffrance des peuples, leur haine profonde pour nous, les misères de l'armée, et surtout cette circonstance singulière de voitures de blé abandonnées, faute de chevaux, sur la route de Salamanque à Ciudad-Rodrigo. Naturellement il avait accompagné ces vives peintures de l'engagement un peu présomptueux de remettre bientôt l'ordre dans ce chaos. Quoiqu'il témoignât pour Masséna beaucoup de déférence et d'admiration, il avait adressé à Paris des rapports peu avantageux sur ce qui venait de se passer en Portugal, se basant sur le plus trompeur des témoignages, celui d'une armée mécontente; et tandis qu'il écrivait de la sorte à Paris, il avait prodigué personnellement à Masséna les assurances du plus complet dévouement, et lui avait fait espérer des secours, qu'au surplus il lui aurait fournis volontiers, s'il avait eu le talent de se les procurer. Provisoirement il avait commencé par prendre à Salamanque une partie des sommes qui s'y étaient accumulées pour la solde de l'armée, et par les employer en marchés de blé d'un succès douteux, de manière que la dispersion des fonds avait devancé le service annoncé, et qu'au lieu de vivres il n'avait envoyé à l'armée de Portugal que des promesses fort chaleureuses.

Le maréchal Masséna ne recevant que des promesses du maréchal Bessières, et reconnaissant l'impossibilité de se procurer les ressources nécessaires pour un mouvement offensif, renonce à une nouvelle marche sur le Tage. Après quelques jours d'attente sur la frontière de la Vieille-Castille, Masséna ne voyant rien arriver, recevant en même temps de Reynier et de plusieurs autres de ses lieutenants des détails peu rassurants sur les ressources qu'on pouvait se promettre en Estrémadure, voyant diminuer les approvisionnements de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida avec une telle rapidité qu'il y avait danger à s'éloigner de ces places, qui ne pourraient pas vivre au delà de trois ou quatre semaines si on les laissait bloquer par l'ennemi, voyant sa cavalerie et son artillerie sans chevaux, et les esprits toujours plus exaspérés contre la pensée d'une nouvelle campagne sur le Tage, Masséna renonça enfin au projet qui depuis la perte successive des lignes du Mondego et de l'Alva, était devenu le seul adoucissement à ses chagrins. Dès ce moment il n'y avait plus moyen de dissimuler cette douloureuse retraite, ni de lui donner une autre signification en se portant sur Alcantara; il fallait avouer qu'après une marche hardie sur Lisbonne, après un séjour opiniâtre de six mois sur le Tage, on avait été obligé, comme les deux armées qui s'étaient antérieurement avancées en Portugal, d'évacuer cette contrée si peu favorable aux armées françaises.

Le maréchal Masséna fit partir sur-le-champ pour Paris un officier de confiance afin d'exposer à Napoléon les événements de la retraite, les causes qui avaient empêché son établissement sur le Mondego, celles qui empêchaient sa nouvelle marche sur le Tage, et les scènes regrettables qui s'étaient passées entre lui et le maréchal Ney. Cet officier devait demander des secours, des ordres, tout ce qu'il fallait enfin pour recommencer immédiatement la campagne. On n'eût pas dit que cet illustre vétéran, accablé de fatigue, abreuvé d'amertumes, eût éprouvé le moindre dégoût, tant il conservait de fermeté et de résolution. Il réclamait non du repos, mais des moyens d'agir. Il n'avait pas encore alors reçu de réponse à la mission du général Foy, qui avait été chargé d'expliquer le mouvement du Tage sur le Mondego.

Cantonnement de l'armée de Portugal entre Alméida, Ciudad-Rodrigo et Salamanque. En même temps il fit rentrer l'armée en Vieille-Castille. Il la distribua entre Alméida, Ciudad-Rodrigo, Salamanque, Zamora, dans des cantonnements où elle pût se refaire, et ensuite il se rendit de sa personne à Salamanque pour essayer d'imprimer par sa présence quelque activité à l'administration de l'armée. Il espérait, en se rapprochant, obtenir quelque chose de la remuante activité du maréchal Bessières, qui ne cessait de se proclamer son lieutenant très-affectionné et très-soumis.

Événements en Andalousie pendant la retraite de Portugal. Pendant la retraite dont on vient de lire le récit, le maréchal Soult avait continué et achevé le siége de Badajoz, conduit d'abord avec une grande lenteur, et dans les derniers jours avec une remarquable célérité. Le fort de Pardaleras avait été pris le 11 février, et en ayant acquis dès cette époque ce point d'appui si rapproché de l'enceinte, on n'était pas encore parvenu dans les premiers jours de mars au bord du fossé, où, d'après toutes les règles de l'art, et vu la force de la place et de la garnison, on aurait dû être en six ou huit jours. Il est vrai que la bataille de la Gevora avait été livrée dans l'intervalle; mais, d'après le journal du siége, elle n'avait détourné les troupes que pendant trois jours, et encore n'avait-elle fait que ralentir les travaux sans les suspendre. Suite du siége de Badajoz. Si le temps avait été employé devant Badajoz comme il l'avait été dans les autres siéges exécutés en Espagne, si à partir de la prise du fort de Pardaleras la place eût été emportée en douze ou quinze jours, l'armée d'Andalousie aurait pu être libre du 23 au 26 février, et le secours demandé par le maréchal Masséna, ordonné par Napoléon, aurait pu arriver en temps utile, puisque le maréchal Masséna ne quitta les bords du Tage que le 7 mars[25]. Restait toujours, à la vérité, le danger de s'éloigner de l'Andalousie pour s'enfoncer en Portugal, danger cent fois moindre cependant que celui auquel on allait se voir exposé, lorsque les Anglais, débarrassés du maréchal Masséna, pourraient se jeter en masse sur le maréchal Soult.

Le maréchal Soult, alarmé par les nouvelles reçues d'Andalousie et de Portugal, brusque les dernières opérations du siége. Quoi qu'il en soit, le 3 ou le 4 mars on touchait à peine au bord du fossé. En y arrivant on s'aperçut que les assiégés élevaient des retranchements dans l'intérieur des bastions, de manière qu'un bastion pris, on aurait été arrêté par un retranchement en arrière. À cette vue on se hâta de changer la direction de la batterie de brèche, et de la faire porter sur la courtine (la courtine est le mur qui relie les bastions entre eux), en sorte que l'assaut donné on se trouvât dans l'intérieur même de la place. À mesure qu'on approchait de l'enceinte, les feux de l'ennemi, plus concentrés sur le même point, plus faciles à diriger, étaient d'une violence extrême, bouleversaient les têtes de sape, renversaient les épaulements dans les tranchées, et tuaient ou blessaient de 50 à 60 hommes par jour. Mais les nouvelles reçues de divers côtés faisaient une loi de surmonter tous les obstacles. Les unes venues d'Andalousie apprenaient que le maréchal Victor se trouvait dans le plus grand péril, qu'une armée formée en avant de Gibraltar avec des troupes anglaises et espagnoles tirées de Sicile, de Gibraltar, de Cadix, marchait sur ce maréchal, qui n'avait pas plus de 7 à 8 mille hommes à leur opposer; que le général Sébastiani, au lieu de se tenir toujours à portée de secourir le maréchal Victor, avait au contraire dirigé ses principales forces vers le royaume de Murcie, qu'il y avait donc grand danger de voir le siége de Cadix levé, et l'immense matériel réuni pour ce siége détruit. Les autres nouvelles apportées des environs de Lisbonne annonçaient que les Anglais faisaient un mouvement vers les places de l'Estrémadure, que déjà un millier d'hommes avaient paru devant Elvas, et qu'une armée anglaise, probablement celle de lord Wellington lui-même, s'avançait pour interrompre le siége de Badajoz, ce qui, d'accord avec d'autres bruits, donnait lieu de croire que le maréchal Masséna avait enfin été contraint de se retirer du Tage sur le Mondego ou sur la Coa. On était donc menacé de la prochaine défaite du maréchal Victor, de la levée du siége de Cadix, et peut-être même de l'apparition de l'armée anglaise, qui n'ayant plus affaire au maréchal Masséna allait tourner ses forces contre le maréchal Soult réduit à 15 ou 16 mille hommes sous les murs de Badajoz. C'était une première punition de la faute qu'on avait commise en ne réunissant pas le 4e et le 1er corps sous Cadix, et en ne brusquant pas le siége de Badajoz pour courir avec le 5e sur Abrantès. Que la faute fût imputable à l'état-major général de Paris qui avait mal coordonné l'ensemble des mouvements, ou à l'état-major d'Andalousie qui avait mal exécuté les ordres de Paris, les conséquences, comme il arrive toujours à la guerre, où la justice du résultat est si prompte, les conséquences se faisaient déjà cruellement sentir.

Contestations entre le génie et l'artillerie sur l'établissement de la batterie de brèche. À la réception de ces nouvelles, le maréchal Soult se transporta dans les tranchées accompagné du maréchal Mortier et des principaux officiers du génie et de l'artillerie. Il leur déclara à tous qu'il voulait être en quarante-huit heures dans Badajoz. On annonçait que la batterie de brèche serait prête le lendemain, et qu'en quelques heures elle aurait renversé la courtine de manière à rendre l'assaut possible. Mais le général de l'artillerie contredisant, suivant la coutume, celui du génie, prétendit que la batterie de brèche serait exposée à rencontrer le sommet de la contrescarpe, que dès lors elle ne plongerait pas assez pour atteindre le pied du mur qu'il s'agissait d'abattre, et que la brèche pourrait bien n'être pas praticable. Il aurait fallu deux jours pour arriver par un boyau à la contrescarpe, afin d'en démolir le sommet. Le maréchal Soult tranche ces contestations. Une vive discussion s'engagea à ce sujet entre le génie et l'artillerie, et le maréchal Soult la trancha en décidant qu'on irait abattre à la main le sommet du mur de la contrescarpe. Les officiers du génie soutinrent qu'il serait impossible d'exécuter un pareil ouvrage à découvert, sous les feux de la place; mais le maréchal, aiguillonné par les nouvelles reçues, n'admit pas les objections, et décida que le soir même un détachement de soldats du génie, se couvrant de la nuit à défaut d'autre chose, irait abattre une portion du mur, afin que la bouche des canons pût plonger davantage dans le fossé. À sacrifier ainsi la vie des hommes pour aller plus vite, il eût mieux valu le faire huit jours plus tôt.

On se sépara pour procéder à l'exécution de l'ordre donné. Un officier du génie, le capitaine Gillet, mit à exécuter cet ordre l'orgueil que de vaillants militaires mettent quelquefois à faire ressortir au prix de leur sang les erreurs de leurs chefs. À minuit il alla avec vingt-cinq sapeurs du génie se placer à découvert sur la contrescarpe, et en attaquer la crête à coups de pioche. Au premier bruit du fer sur la pierre, l'ennemi, qui était aux écoutes, fit pleuvoir une grêle de balles sur les braves gens qui se dévouaient ainsi à la discipline militaire. En quelques instants seize sapeurs sur vingt-cinq furent tués ou blessés, les autres dispersés. Le capitaine Gillet rentra seul; justement fier d'avoir prouvé au péril de sa vie combien son arme avait eu raison dans cette controverse.

La brèche étant praticable, on prépare l'assaut. Immédiatement après on ouvrit le feu de la batterie de brèche, et la démonstration fut complète. Quoi qu'en eût dit l'artillerie, les canons portaient assez bas pour démolir le mur, et bientôt ils en firent descendre les débris dans le fossé. Malgré un feu terrible de la place, les officiers de l'artillerie, rivalisant de bravoure avec ceux du génie, continuèrent leur œuvre de démolition, et le 10 la brèche fut déclarée praticable. Le maréchal Soult, qui venait de recevoir de l'Andalousie et du Portugal des nouvelles plus inquiétantes encore, ne voulut pas perdre un instant, et fit sommer le gouverneur qui avait succédé au brave Menacho, tué pendant le siége. Ce gouverneur sentait le danger de la résistance, mais cherchait à parlementer, parce qu'il était informé de l'approche de l'armée britannique. Le maréchal Soult, n'entendant pas se laisser abuser, ordonna l'assaut pour quatre heures de l'après-midi. Les colonnes d'attaque furent disposées dans les tranchées, et elles étaient prêtes à s'élancer sur la brèche, quand on vit flotter le drapeau blanc, signe de la reddition de la place.

Reddition de Badajoz. Ne se flattant pas de résister à la vigueur de nos soldats, les Espagnols avaient consenti à se rendre, bien qu'ils comptassent sur de prompts secours. Nos troupes entrèrent le lendemain 11 mars dans Badajoz, ayant les deux maréchaux Soult et Mortier en tête. On fit 7,800 prisonniers, on trouva dans les magasins beaucoup d'artillerie et de poudre, et, ce qui eût été quelques jours auparavant fort précieux pour l'armée, deux équipages de pont. Cette conquête avait coûté 42 jours de tranchée ouverte, temps bien considérable si on le compare à la durée des siéges de Ciudad-Rodrigo, de Lerida, de Tortose, et même à celle du siége de Tarragone, qui eut lieu bientôt après.

Prompt retour du maréchal Soult en Andalousie. À peine le maréchal Soult eut-il consacré deux jours au soin de faire réparer, armer, approvisionner Badajoz, afin de tenir tête aux Anglais, qu'il songea à se reporter vers Cadix, ayant les plus grandes inquiétudes sur ce qui se passait de ce côté. Il laissa au maréchal Mortier environ 7,500 hommes d'infanterie, 600 de cavalerie, quelques centaines d'artillerie et du génie, le tout ne s'élevant pas à plus de 9 mille hommes, avec la mission de mettre Badajoz en complet état de défense, et de garder la frontière d'Estrémadure le mieux qu'il pourrait, sauf à se jeter dans les places espagnoles et portugaises qu'on venait de conquérir, s'il n'avait pas d'autre ressource. Entré dans Badajoz le 11, le maréchal Soult en partit le 13 pour Séville, avec 7 mille hommes à peu près, afin d'aller au secours du maréchal Victor, qui avait eu, disait-on, un combat des plus rudes à soutenir contre les Anglais. Voici en effet ce qui s'était passé dans les environs de Cadix.

Craignant toujours la concentration de nos forces sur le Tage, les Anglais avaient résolu de se donner tant de mouvement entre Murcie, Grenade, Gibraltar et Cadix, que les Français retenus en Andalousie n'osassent pas en sortir, même eussent-ils pris Badajoz. Le plan était fort bien conçu, et des fautes multipliées de notre part leur en avaient singulièrement facilité l'exécution. Murat à Naples, après avoir tout préparé pour une descente en Sicile, ne trouvant pas ses moyens suffisants, avait ajourné l'expédition projetée, ce qui était tout simple; mais, au lieu de tenir son armée toujours rassemblée près du détroit de Messine, il avait eu le tort de la disperser, et de revenir de sa personne à Naples, en annonçant l'abandon du projet de descente, tort que Napoléon avait sévèrement blâmé, et qui avait laissé aux Anglais la liberté de détacher 4 à 5 mille hommes de leurs meilleures troupes pour les envoyer à Gibraltar. Événements survenus devant Cadix. Ces troupes, jointes à quelques autres qui étaient déjà à Gibraltar, à une partie de la garnison de Cadix, s'étaient réunies au camp de Saint-Roch, au nombre de 8 à 9 mille Anglais et de 12 mille Espagnols, ce qui composait une armée de 20 mille hommes environ. S'il n'y avait eu dans ce rassemblement que des Espagnols, si peu redoutables en rase campagne, quoique si braves dans la défense des places, le danger n'eût pas été grand, mais la présence de 8 à 9 mille Anglais rendait la nouvelle armée imposante, et il ne fallait pas moins que la jonction du général Sébastiani avec le maréchal Victor pour lui tenir tête. Par malheur, d'après le plan des Anglo-Espagnols, le général Blake s'était montré fort remuant à Murcie, et y avait attiré le général Sébastiani, qui, se laissant prendre au piége, s'y était dirigé, et n'avait envoyé qu'une faible colonne de quelques centaines d'hommes à Tarifa, une autre de 12 ou 15 cents à Ronda. Ces colonnes isolées, privées de direction, ne pouvaient être d'aucun secours au maréchal Victor. (Voir la carte no 43.)

Armée sortie de Gibraltar et de Cadix. L'armée anglo-espagnole sortie de Gibraltar devait feindre une marche vers Medina-Sidonia, comme si elle avait voulu pénétrer dans l'intérieur de l'Andalousie, puis se rabattre brusquement sur l'île de Léon, et tomber sur les derrières du maréchal Victor, tandis que la garnison restée dans Cadix l'attaquerait de front, et tâcherait d'enlever tous les petits camps qui formaient la ligne d'investissement. La flotte devait en même temps tenter des débarquements dans la rade, pour s'emparer des redoutes élevées par le maréchal Victor le long de la mer.

Ce plan avait été parfaitement suivi, et sans l'énergie du maréchal Victor il aurait pu amener des conséquences extrêmement malheureuses pour nous. Obligé de garder ses principales redoutes, d'échelonner quelques troupes entre Cadix et Séville, affaibli par les maladies de l'été, le maréchal Victor n'avait pas plus de 8 mille hommes disponibles. Il ne laissa dans les divers postes de la ligne d'investissement que le moins de monde possible, dirigea 2,500 hommes de la division Villatte vers Santi-Petri pour refouler dans l'île de Léon la garnison de Cadix qui faisait mine d'en sortir, et avec 5 mille hommes des divisions Leval et Ruffin qui lui restaient, avec 500 chevaux, il marcha par sa gauche, dans la direction de Gibraltar, à la rencontre de l'armée ennemie, dont il ignorait la force.

Pendant ce temps les Anglo-Espagnols, après avoir fait une démonstration vers Caja-Vieja sur la route de Medina-Sidonia, s'étaient rabattus sur le rivage de la mer, et s'étaient portés par Conil et la tour de Barrossa vers Santi-Petri, où ils espéraient donner la main à la garnison de l'île de Léon, pour tomber ensuite sur les Français enfermés dans leurs lignes. Mais les combinaisons du maréchal Victor avaient déjoué tous leurs calculs.

Combat de Barrossa. Le 3 mars, le général Villatte ayant surpris les Espagnols qui venaient de jeter un pont sur l'extrémité du canal de Santi-Petri, et qui avaient déjà passé le canal, les rejeta dans l'île de Léon avec perte d'une centaine de morts, d'une centaine de noyés, et d'environ 400 prisonniers. Il prit ensuite position près du canal, attendant l'apparition de l'armée anglaise, à la recherche de laquelle était allé le maréchal Victor. Le 4, en effet, on avait su qu'elle cheminait le long de la mer, et le 5 on l'avait vue paraître sur des hauteurs sablonneuses, ayant la mer à dos, la gauche vers Santi-Petri, la droite vers la tour de Barrossa. Si les Français avaient disposé en ce moment de forces suffisantes, cette armée eût été enlevée en entier, car attaquée de front par le maréchal Victor et acculée par lui à la mer, n'ayant d'autre issue que le passage du canal gardé par le général Villatte, elle n'aurait eu aucun moyen de retraite, et se serait vue réduite à capituler. Quatre ou cinq mille hommes du général Sébastiani arrivant dans ces circonstances auraient produit d'immenses résultats: la reddition de Cadix aurait pu s'ensuivre immédiatement.

Le maréchal Victor, le 5 au matin, n'hésita pas à prendre l'offensive avec les 5 mille hommes qu'il avait sous ses ordres. Laissant à sa droite le général Villatte, qui en occupant les bords du canal attirait à lui une partie des forces ennemies, il se dirigea vivement sur les hauteurs sablonneuses qu'occupaient les Anglo-Espagnols. Par malheur notre artillerie, mal attelée, et se traînant à peine dans ces sables marécageux, ne put pas rendre tous les services qu'on aurait dû attendre d'elle; quant à l'infanterie, formée en deux colonnes sous les généraux Leval et Ruffin, elle attaqua avec impétuosité les lignes anglaises, après avoir essuyé à bout portant des feux meurtriers. Elle renversa la première ligne sur la seconde, mais elle s'arrêta en voyant trois lignes encore à enfoncer, car les Anglo-Espagnols négligeant le général Villatte étaient venus se masser les uns derrière les autres, et présentaient quatre lignes rangées parallèlement. Il n'y avait pas chance de battre 20 mille hommes avec 5, surtout lorsque dans les 20 mille il y avait 9 mille Anglais. D'ailleurs si l'ennemi avait eu environ 2 mille hommes blessés ou morts, nous en avions près de 1200, et nous courions un grand danger en nous acharnant à continuer ce combat. Le maréchal Victor prit donc position un peu en arrière, attendant le général Villatte qu'il avait ramené à lui, et prêt, malgré tous les périls, à renouveler la lutte, si l'armée débarquée voulait quitter le bord de la mer pour pénétrer dans l'intérieur de l'Andalousie.

Intimidés par l'énergie du maréchal Victor, les Anglais rentrent dans Gibraltar et Cadix. Les ennemis, demeurés deux jours immobiles, n'osaient pas recommencer le rude combat qu'ils avaient eu à soutenir, et ils craignaient en outre s'il arrivait des renforts au maréchal Victor, d'être précipités dans la mer. Ils finirent donc par battre en retraite, renonçant à faire lever le siége de Cadix. Nous avions perdu dans cet étrange événement cinq pièces d'artillerie embourbées au milieu des sables, et privées de leurs chevaux tués à coups de fusil. Du reste, l'ennemi ne les avait point emmenées. La flotte anglaise avait enlevé deux de nos redoutes, gardées chacune par une vingtaine d'hommes; mais deux jours plus tard nous les avions réoccupées.

Quand le maréchal Soult fut de retour en Andalousie il trouva tout réparé, le siége de Cadix maintenu, mais un triomphe des plus décisifs manqué, faute d'avoir su réunir à temps le général Sébastiani au maréchal Victor. Ainsi par une série de fautes, dans laquelle le maréchal Masséna avait certainement la moindre part, bien qu'on fût disposé à jeter sur lui tous les revers de cette campagne, on avait failli prendre, mais on n'avait pas pris Lisbonne et Cadix, et, loin d'avoir expulsé les Anglais de la Péninsule, on les laissait maîtres du Portugal, et en mesure de nous disputer même l'Andalousie.

Situation critique du maréchal Soult depuis la retraite de l'armée de Portugal. Le maréchal Soult, en effet, malgré la conquête de Badajoz, malgré l'énergie déployée dans le combat de Barrossa, se trouvait dans la position la plus critique. Après les combats qu'il avait livrés, le maréchal Victor avait à peine de quoi maintenir le blocus de Cadix; le maréchal Mortier, laissé à Badajoz avec quelques mille hommes, était réduit à la nécessité de s'y enfermer, ou de s'en éloigner; Badajoz, récemment assiégé et occupé par les Français, allait être immédiatement assiégé par les Anglais, et probablement réoccupé par eux s'il n'était secouru par une armée capable de tenir la campagne; enfin le maréchal Soult n'avait sous la main que 7 ou 8 mille hommes amenés de l'Estrémadure, et arrivés vers Cadix lorsqu'on n'avait plus besoin d'eux: où prendre de quoi élever ce faible corps aux proportions d'une armée, afin de retourner en Estrémadure, et de recueillir le détachement du maréchal Mortier, qui probablement devait être réduit à quelques débris après avoir fourni la garnison de Badajoz? C'était dans le 4e corps évidemment qu'il aurait fallu chercher quelques renforts; mais comment ce corps obligé de garder Grenade, d'observer Murcie, d'aider Victor, aurait-il pu encore offrir au maréchal Soult les éléments d'une armée active assez forte pour sauver Badajoz?

Ses demandes de secours tant à Madrid qu'à Paris. Dévoré d'inquiétudes, le maréchal Soult se hâta d'écrire au roi Joseph qu'il avait peu ménagé, au maréchal Masséna qu'il avait peu secouru, pour demander à tous de bons offices et des secours! Il écrivit à Paris pour qu'on lui restituât des bataillons de marche retenus par les armées du centre et du nord, pour qu'on lui envoyât un renfort de 15 mille fantassins et de mille canonniers, pour qu'on ordonnât enfin à l'armée de Portugal, à laquelle il n'avait pas voulu se réunir, de venir le rejoindre en Estrémadure.

Telle était donc la situation des affaires d'Espagne, après tant de troupes envoyées à la suite de la paix de Vienne, après tant d'espérances conçues par Napoléon à Schœnbrunn même, après dix-huit mois d'efforts de tout genre! Masséna qui devait jeter les Anglais à la mer, était ramené des lignes de Torrès-Védras en Vieille-Castille, avec une armée épuisée, déchirée par la discorde, affamée, n'ayant ni souliers, ni chevaux, ni matériel. Le maréchal Soult parti avec 80 mille hommes pour l'Andalousie, après n'avoir rencontré aucune difficulté ni à Grenade, ni à Cordoue, ni à Séville, après avoir eu quatorze ou quinze mois pour s'emparer de Cadix, était assiégé plutôt qu'assiégeant devant cette place, avait pris Badajoz, mais n'avait pas de quoi aller au secours de cette conquête, que les Anglais menaçaient de lui enlever.

Second voyage du général Foy à Paris, et ses entretiens avec Napoléon. C'était le général Foy qui portait encore la plupart de ces nouvelles à Napoléon. Il fut personnellement bien accueilli parce qu'il avait su plaire, mais fort mal écouté quand il essaya de présenter la défense de son général en chef. Napoléon, qui n'aurait dû s'en prendre de tous ces mécomptes qu'à lui-même, directeur suprême des événements, s'en prenait sans pitié à son illustre lieutenant, qu'il aurait dû consoler au lieu de l'accabler comme aurait pu faire un public aveugle, ne jugeant que sur le résultat et ne tenant aucun compte des circonstances. Sévérité de Napoléon envers Masséna. Pourquoi, répétait-il dans chacun de ces entretiens, pourquoi livrer bataille à Busaco? pourquoi, au lieu de s'arrêter à Coimbre, marcher sur Lisbonne? pourquoi rester si longtemps sur le Tage sans y rien faire, sans chercher à attirer à soi l'armée anglaise, afin de la battre en rase campagne? pourquoi quitter le Tage quand le maréchal Soult allait être en mesure de marcher sur Abrantès? pourquoi rétrograder si vite et si loin? pourquoi, du moins, ne pas s'arrêter sur le Mondego?...Injustice des reproches adressés à Masséna par Napoléon. —Nous avons déjà rapporté la plupart de ces reproches, et montré quelle en était la valeur. Si Masséna avait livré bataille à Busaco, c'est parce que Napoléon n'avait cessé de lui répéter qu'il fallait se jeter sur les Anglais à la première occasion, et ne pas les marchander. S'il ne s'était pas arrêté à Coimbre, c'est parce que Napoléon lui avait enjoint de les poursuivre jusqu'à la mer, c'est parce qu'on ignorait qu'il existât des lignes formidables à Torrès-Védras, ce que Napoléon, placé au centre des informations de toute l'Europe, aurait dû savoir, et ce que Masséna en Espagne, pouvant à peine s'éclairer à trois ou quatre lieues de lui, était bien excusable d'ignorer. Si, arrivé sur le Tage, Masséna s'était décidé à y séjourner, c'est qu'il avait espéré y recevoir le général Drouet avec 15 ou 20 mille hommes, le maréchal Soult avec 20 ou 25 mille! c'est qu'il avait espéré avec ce double renfort passer le Tage, et attaquer Lisbonne sur les deux rives! S'il y était demeuré plusieurs mois, c'est que Napoléon lui avait prescrit d'y rester le plus longtemps possible! s'il n'y avait rien fait, c'est qu'entre le Tage qu'on ne pouvait pas franchir, les lignes anglaises qu'on ne pouvait pas forcer, il n'était pas facile de trouver quelque chose d'utile ou de grand à faire, et qu'attirer hors de son formidable asile un général aussi avisé que lord Wellington était plus aisé à dire dans le salon des Tuileries, qu'aisé à exécuter devant Torrès-Védras; c'est aussi que Masséna n'avait de cartouches que pour une bataille, c'est que les soldats, tout braves qu'ils étaient, ne voulaient pas qu'on prodiguât leur vie dans des combats journaliers dont ils sentaient fort bien l'inutilité! Si Masséna s'était retiré sitôt (après six mois toutefois), c'est qu'il n'y avait plus moyen de vivre sur le Tage; c'est que le secours de Drouet s'était réduit à 7 mille hommes, tous les jours prêts à s'en aller, et celui du maréchal Soult à une canonnade contre Badajoz, qu'on avait entendue un moment, puis aussitôt cessé d'entendre! Si le mouvement sur le Mondego s'était converti en une retraite définitive dans la Vieille-Castille, c'est que les lieutenants de Masséna s'étaient presque coalisés pour la rendre inévitable!

Sans doute Masséna avait eu le tort de ne pas assez bien apprécier les moyens de passer le Tage à l'embouchure de l'Alviela, mais le général Éblé lui-même s'y était trompé, et Napoléon à Essling s'était bien trompé aussi sur les moyens de passer le Danube! Il est encore vrai que dans la retraite Masséna, faute de toujours distribuer ses troupes avec une entente parfaite, avait manqué une ou deux occasions de maltraiter cruellement les Anglais. Ces reproches étaient fondés, et Napoléon du reste ignorait qu'ils le fussent, les faits ne lui étant pas encore exactement connus, mais quel est le général, même le plus vanté, qui n'en ait mérité de pareils? Très-probablement Napoléon ne se serait pas mépris sur les avantages de l'île située à l'embouchure de l'Alviela, et eût réussi à franchir le Tage en cet endroit; à Redinha il aurait eu vingt mille hommes de plus sous la main, et il eût accablé les Anglais. Mais Masséna n'était pas Napoléon, voilà ce qu'on pouvait dire ici, et apparemment en envoyant Masséna en Portugal, Napoléon n'avait pas cru s'y envoyer lui-même! et, en tout cas, pourquoi n'y était-il pas allé, lorsque tant de gens, et Masséna tout le premier, lui disaient que lui seul était capable de mener à bonne fin la guerre d'Espagne? Il n'était donc ni juste, ni généreux, ni politique d'accabler Masséna, surtout lorsque la cause de tout le mal était uniquement dans les illusions au milieu desquelles on se complaisait à Paris, et qui faisaient que lorsque l'on comptait sur 70 mille hommes pour l'entrée en campagne il y en avait 50 mille; que les moyens de transport, les vivres toujours promis, toujours annoncés, se réduisaient à rien; que le général Drouet, envoyé comme un grand secours, devenait un danger; que le passage du Tage, recommandé comme la manœuvre décisive, était presque impossible, même après le prodige d'un équipage de pont tiré du néant; que l'arrivée du maréchal Soult avec 20 mille hommes, ordonnée pour le courant de janvier, se réduisait en mars à 7 ou 8 mille ne dépassant pas Badajoz, et obligés, après s'être montrés un instant, de regagner Séville en toute hâte!

Sans tenir aucun compte de ces vérités, Napoléon fut encore plus sévère que la première fois pour le maréchal Masséna, et le général Foy, intimidé, le défendit moins bien. Après de nouveaux et nombreux entretiens avec le général et d'autres officiers récemment arrivés, Napoléon donna les ordres suivants à ses généraux commandant en Espagne.

Reconnaissant l'impossibilité de faire servir le maréchal Ney sous le maréchal Masséna, il rappela le premier, dont il prévoyait qu'il aurait bientôt à employer ailleurs l'énergie et les talents. Il le remplaça par le maréchal Marmont, duc de Raguse, commettant encore la faute de placer des maréchaux sous d'autres maréchaux. Le maréchal Marmont, il est vrai, ancien officier de l'armée d'Italie, plein de déférence pour Masséna, spirituel, doux, facile à vivre, quoique doué d'un courage brillant, pouvait être pour le général en chef de l'armée de Portugal un lieutenant soumis, et au besoin un remplaçant utile. Nouvelles instructions de Napoléon aux généraux commandant en Espagne. Napoléon lui ordonna de partir afin de s'occuper sans retard de la recomposition du 6e corps, tâche dont il était fort capable, étant très-entendu dans l'organisation des troupes. Il attacha tout à fait le général Drouet à l'armée de Portugal, et ordonna au maréchal Bessières de fournir à cette armée des chevaux, des mulets, des vivres, des munitions, de la mettre, en un mot, en mesure d'exécuter la première pensée de Masséna, qui était de descendre sur le Tage par Plasencia et Alcantara. Ne sachant pas encore s'il serait possible de faire une nouvelle campagne en Portugal, Napoléon considérait l'armée de Masséna comme celle qui, l'œil constamment attaché sur lord Wellington, le suivrait dans tous ses mouvements, lui tiendrait tête en Castille s'il restait sur le Mondego, en Estrémadure s'il descendait sur le Tage, et lui livrerait bataille à la première occasion, tandis que l'armée d'Andalousie renforcée achèverait le siége de Cadix. Si dans l'intervalle le général Suchet ayant conquis Tarragone pouvait marcher sur Valence et y entrer, on aurait alors le moyen, Valence et Cadix pris, de se reporter sur Lisbonne avec une grande partie de l'armée d'Andalousie, et avec toute l'armée de Portugal. Masséna chargé de surveiller lord Wellington et de suivre tous ses mouvements, soit en Castille, soit en Estrémadure. Quoiqu'on eût échoué dans le plan de 1810, on avait cependant occupé toutes les places de la frontière du Portugal, Ciudad-Rodrigo et Alméida au nord, Badajoz et Olivença au midi, et si, à travers cette ligne de forteresses, les Anglais essayaient de pénétrer en Espagne par la Castille ou l'Estrémadure, Masséna, renforcé, ravitaillé, devait leur présenter la bataille, était fort capable de la gagner, et pouvait en un jour changer la face des choses, car une seule défaite mettait les Anglais dans un péril extrême! Or, tout injuste que Napoléon se montrât envers cet illustre maréchal, il savait bien que c'était encore le seul auquel on pût s'en rapporter pour une grande opération de guerre, surtout depuis que Kléber était mort et Moreau exilé!

Mais tandis qu'avec une inépuisable fertilité d'esprit, et malheureusement aussi avec une égale abondance d'illusions, Napoléon recomposait tous ses plans, il avait prévu, même avant l'arrivée des courriers d'Andalousie, les embarras dans lesquels le maréchal Soult allait se trouver. Le maréchal Soult renforcé en toute hâte, afin qu'il puisse défendre la frontière de l'Estrémadure. Il n'était pas probable, en effet, que l'armée du maréchal Masséna pût avant un mois se porter sur le Tage, et, en attendant, tout faisait présager que les Anglais se dirigeraient en masse vers l'Estrémadure pour reprendre Badajoz, ou du moins enverraient de ce côté un gros détachement auquel le maréchal Soult serait dans l'impossibilité de résister. Aussi Napoléon ordonnant cette fois avec une vigueur qu'il ne montrait presque plus quand il s'agissait de l'Espagne, tant il en était fatigué, et tant il craignait de donner à cette distance des ordres absolus, prescrivit à l'armée du centre et à l'armée du nord d'expédier sur-le-champ des renforts vers l'Andalousie. Il ordonna au général Belliard, dirigeant sous Joseph les mouvements de l'armée du centre, de restituer au maréchal Soult tous les détachements qui lui appartenaient; il prescrivit également au maréchal Bessières, commandant l'armée du nord, de faire partir tous les bataillons appartenant aux 4e, 1er et 5e corps, lesquels, comme on le sait, composaient l'armée d'Andalousie. Il avait déjà acheminé vers la Castille une division de réserve qui était formée de bataillons de marche destinés à recruter les armées d'Andalousie et de Portugal; il recommanda à Bessières de ne la point retenir, lui faisant remarquer qu'il pouvait s'affaiblir sans danger, puisqu'il était couvert vers la Vieille-Castille par la rentrée dans cette province de l'armée de Masséna. Il enjoignit au major général Berthier de rédiger ces ordres dans la forme la plus absolue, ajoutant que les chefs militaires chargés de les exécuter seraient considérés comme en état de désobéissance grave, et punis comme tels, s'ils ne les exécutaient pas immédiatement et complétement. Il estimait que ces mesures procureraient au maréchal Soult un secours prochain de douze à quinze mille hommes, ce qui lui permettrait de réparer les pertes essuyées par le 1er corps, de renforcer aussi le 5e, d'opposer quelque résistance aux Anglais sur la frontière d'Estrémadure, et d'attendre que Masséna pût se porter à la suite de lord Wellington, si celui-ci avait quitté le nord pour le midi du Portugal.

Avril 1811. Ces ordres émis à la fin de mars, ne pouvaient guère recevoir leur exécution qu'à la fin d'avril, ou au commencement de mai, et il était à craindre qu'avant cette époque il ne se passât de sérieux événements, ou sur la frontière de la Vieille-Castille, ou sur celle de l'Estrémadure. Nouvelle situation de lord Wellington depuis qu'il a réussi à conserver les lignes de Torrès-Védras, et obligé les Français à rentrer en Espagne. Lord Wellington en effet, après avoir eu de graves difficultés, soit avec le gouvernement portugais, soit avec le gouvernement britannique, tant qu'il était resté acculé aux lignes de Torrès-Védras, lord Wellington était depuis la retraite du maréchal Masséna dans une position bien différente. Les Portugais et les Anglais avaient été obligés de reconnaître que lui seul avait eu raison contre tous, que lui seul avait bien compris le genre de guerre qu'il convenait d'opposer aux Français en Espagne, et que dans les lignes de Torrès-Védras il avait créé l'unique obstacle devant lequel la fortune de Napoléon pût être contrainte de s'arrêter. Son rôle, déjà bien considérable, s'était tout à coup fort agrandi aux yeux de ses auxiliaires et de ses compatriotes. Tandis que Masséna, qui avait été sous tous les rapports son digne adversaire, ne rencontrait qu'injustice, blâme, dégoût, lord Wellington, fort contrarié un instant dans ses plans, obtenait la justice que le succès commande, que les pays libres font attendre parfois, mais qu'ils accordent tôt ou tard, parce que la contradiction les éclaire, tandis que le plus souvent elle irrite sans les éclairer les souverains habitués à jouir d'une autorité absolue. Lord Wellington, bien qu'il n'eût encore remporté aucune victoire décisive, bien qu'il n'eût obtenu d'autre avantage que d'amener les Français à s'éloigner de ses lignes, avait vu l'opposition tout entière, par l'organe de lord Grey, rendre loyalement hommage à ses combinaisons, et déclarer qu'il avait démenti toutes les craintes, dépassé toutes les espérances, et changé complétement la face des choses par sa persistance à tenir dans les lignes de Torrès-Védras. Le parti de la guerre définitivement victorieux dans le parlement britannique. À partir de ce moment la situation des deux partis de la guerre et de la paix était devenue tout autre dans le parlement britannique, et au lieu de se trouver à force presque égale, celui de la guerre avait repris un ascendant irrésistible, et définitivement conquis le pouvoir. Sans doute la souffrance commerciale était toujours grande, la gêne financière toujours embarrassante; mais l'anxiété qui tenait les esprits dans un éveil continuel était dissipée, et on ne craignait plus de voir l'armée anglaise ou jetée à la mer, ou détruite. Le prince de Galles qui avait voulu appeler un nouveau ministère, et qui avait attendu pour cela que la maladie de son père fût réputée durable, n'y pensait plus maintenant, quoique les médecins eussent déclaré incurable l'infirmité de George III. Habitué peu à peu aux anciens ministres que d'abord il n'aimait pas, dispensé de ménagements envers l'opposition qui ne le ménageait plus, confirmé dans son penchant à maintenir l'état présent des choses par les succès du parti de la guerre, il ne songeait désormais qu'à soutenir M. Perceval et ses collègues, aussi bien qu'aurait pu le faire George III. La chance si belle qui s'était offerte à Napoléon était évanouie, et lord Wellington, couvert d'hommages, voyait tomber tous les obstacles qui avaient un moment fermé devant lui le chemin de la fortune. Avec son armée principale il avait accompagné les pas du maréchal Masséna jusqu'à la frontière de la Vieille-Castille, et avait envoyé le maréchal Béresford avec les troupes du général Hill tenir tête à l'armée d'Andalousie. Lord Wellington veut profiter de l'inaction forcée de l'armée de Portugal pour aller reprendre Badajoz, pendant qu'une partie de ses forces est laissée en observation devant Alméida et Ciudad-Rodrigo. Il se proposait, tandis que le gros de ses forces resterait en vue des places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, d'aller avec le reste reconquérir Badajoz, et rétablir en Estrémadure les choses dans leur premier état. Les secours reçus de Sicile et d'Angleterre lui permettaient de suffire à cette double tâche sans s'exposer à aucun péril, du moins pour quelque temps. L'extrême pénurie de la Vieille-Castille, l'obligation où l'armée de Masséna s'était trouvée de se diviser pour vivre, lui donnaient l'espérance d'investir Alméida sans obstacle, et de reprendre seulement par famine cette place, dont les approvisionnements étaient épuisés. Dans cette confiance, lord Wellington avait cru pouvoir s'éloigner lui-même pour quelques semaines, et s'était rendu devant Badajoz, afin d'imprimer sa propre direction aux opérations qu'on allait entreprendre de ce côté.

Les vues du général anglais ne répondaient que d'une manière trop exacte à la situation des choses, soit en Estrémadure, soit en Castille. On se souvient que Masséna, pressé de remettre son armée en état d'agir, s'était transporté de sa personne à Salamanque. Malheureusement à Salamanque il n'était plus chez lui comme l'année dernière, il était chez un hôte très-démonstratif, ainsi que nous l'avons dit, très-fécond en promesses, s'agitant beaucoup, agissant peu, point malveillant, mais cherchant à se faire valoir aux dépens d'autrui, et au milieu de tous les mouvements qu'il se donnait ne produisant pas grand'chose. Nullité des services rendus par le maréchal Bessières à l'armée de Portugal. Voici en effet à quoi se réduisait le résultat des promesses du maréchal Bessières, depuis qu'il était commandant des provinces du nord. Sur les sommes dues à l'armée de Portugal il y avait trois millions d'arrivés à Salamanque. Au lieu de les faire compter à cette armée infortunée, dont les officiers avaient si grand besoin d'argent, le maréchal Bessières lui avait envoyé un million, en avait pris un autre pour payer des approvisionnements, et avait gardé le troisième par devers lui, afin de pourvoir, disait-il, aux cas imprévus, s'engageant à le rembourser prochainement, sur les fonds qu'on devait recevoir de Burgos et de Bayonne. Encore s'il avait tenu ce qu'il annonçait pour prix de cet emprunt forcé, le mal n'aurait pas été sans compensation. Mais voici ce qu'avait produit le million dépensé. Le maréchal Bessières avait promis 18 mille fanègues de blé, dont, à l'entendre, 10 mille déjà rendues à Salamanque, 6 mille en route sur Ciudad-Rodrigo, et 2 mille prêtes à être livrées. Il promettait en même temps des moyens de transport pour ces approvisionnements, et en outre du biscuit fabriqué, des mulets, des chevaux, et enfin dès que les Anglais se montreraient, un secours immédiat de 8 à 10 mille hommes, tant en infanterie qu'en cavalerie. Mais au lieu de 10 mille fanègues de blé réunies à Salamanque, il y en avait 6 mille, et pas une seule en route sur Ciudad-Rodrigo; on n'avait pas entendu parler de celles qui étaient à livrer; il n'y avait ni biscuit, ni transports, ni chevaux, ni mulets. Continuation de la détresse dans l'armée de Portugal. Quant aux secours en hommes, le secours en matériel autorisait à en douter. En attendant, Masséna avait été obligé de laisser disperser son armée du sommet de la Sierra de Gata jusqu'à Benavente, près des Asturies, afin qu'elle pût vivre. Craignant l'apparition des Anglais, il n'aurait pas voulu que Reynier s'étendît si loin vers le royaume de Léon, ni que le 6e s'approchât tant des sommets de la Sierra de Gata. Mais il avait été désobéi par Reynier, qui, profondément attristé par les souffrances de ses soldats, avait ajouté à l'insubordination des paroles peu convenables. Quoiqu'il eût ordonné au général Drouet de ne pas quitter les environs d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, afin d'empêcher ces places d'être bloquées et privées de leurs moyens de ravitaillement, ce général avait rétrogradé jusqu'à Salamanque, en se disant violenté par le besoin de ses troupes, allégation malheureusement vraie. Que faire contre des lieutenants aigris, et appuyant leur désobéissance sur la misère de leurs soldats affamés? Fallait-il les briser à la face de l'armée pour avoir voulu lui procurer du pain? Telle était la guerre d'Espagne, jugée et dirigée de Paris, où l'on connaissait à peine ces circonstances, et où l'on affectait même de les ignorer, pour ordonner plus à l'aise des mouvements la plupart du temps impossibles.

Impatience qu'éprouve Masséna de profiter de l'absence de lord Wellington pour se jeter sur l'armée anglaise. Cependant deux puissantes raisons inspiraient à Masséna le désir de concentrer l'armée, c'était d'empêcher l'investissement d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, dont il fallait nécessairement remplacer les vivres, et de frapper sur l'armée anglaise, privée de son général en chef et d'une partie de son effectif, un coup terrible, qui relevât les armes de la France dans la Péninsule. Il venait d'apprendre en effet que lord Wellington s'était rendu à Badajoz; il supposait les détachements envoyés en Estrémadure considérables, et il voulait faire repentir le général britannique d'avoir trop légèrement jugé l'armée de Portugal, en n'hésitant pas à s'éloigner.

Dès que cette espérance avait lui à l'esprit de Masséna, il était devenu soudainement un autre homme; il avait tout employé, les ordres absolus là où il avait le droit de commander, les prières là où il ne pouvait que demander, afin d'obtenir ce qui était indispensable à son armée pour qu'elle se mît en mouvement. Il aurait voulu pouvoir emmener avec lui au moins trois mille cavaliers, une trentaine de bouches à feu, douze ou quinze jours de biscuit, et un convoi pour Alméida, qui n'avait plus que quinze jours de vivres. Il suffisait effectivement de laisser les Anglais deux ou trois semaines sous les murs de cette place pour qu'elle fût contrainte de se rendre. Il est vrai que Napoléon avait donné l'autorisation de la faire sauter, mais la détruire en présence de l'ennemi répugnait à la fierté du défenseur de Gênes, et d'ailleurs cette opération elle-même exigeait du temps. Masséna écrivit donc à ses lieutenants et au maréchal Bessières, leur exposa les nobles motifs qui l'animaient, et les supplia de le mettre en mesure de marcher vers le 20 avril. Reynier, Junot, Drouet, Loison, réclamèrent unanimement quelques jours de plus, car leurs chevaux n'étaient pas refaits, et il leur était impossible de se procurer tout de suite la petite quantité de biscuit dont on avait indispensablement besoin. Le maréchal Bessières, au lieu d'alléguer franchement la difficulté d'exécuter ce qu'on lui demandait, répondit par de nouvelles promesses qu'il n'était pas sûr de tenir, et prodigua à Masséna, avec ces promesses, les assurances du dévouement le plus absolu.

Masséna ne comptant plus sur les promesses du maréchal Bessières, et ne voulant pas laisser passer l'occasion, concentre son armée pour surprendre les Anglais et ravitailler Alméida. Pourtant le danger des places, d'Alméida surtout, était grand; l'occasion, si fugitive à la guerre, allait s'échapper. Masséna commençant à ne plus se fier aux paroles de Bessières, et ne tenant plus compte des résistances de ses lieutenants, donna enfin des ordres de concentration. Grâce à l'excellent général Thiébault, gouverneur de Salamanque, qui, bien que placé sous l'autorité de Bessières, profitait de la présence de Masséna pour obéir exclusivement à ce dernier, grâce aussi aux fonds pris sur la solde, on s'était procuré quelques quintaux de grains et de viande salée pour refaire l'approvisionnement d'Alméida, quelques quintaux de biscuit pour nourrir l'armée pendant le trajet, et après avoir réuni ce faible secours, Masséna avait résolu de l'introduire dans la place investie, en passant sur le corps de l'armée britannique. L'idée de livrer une grande bataille, qui intimide tant de généraux même distingués, l'enflammait, car c'était dans les crises graves que son coup d'œil supérieur, son caractère inébranlable se montraient avec éclat. Ses lieutenants, vaincus par ses ordres absolus, finirent par se concentrer peu à peu derrière l'Aguéda, qu'on devait passer au pont de Ciudad-Rodrigo, pour s'acheminer ensuite sur Alméida, située comme on sait à quelques lieues de Ciudad-Rodrigo. (Voir la carte no 53.)

État de l'armée de Portugal au moment de la reprise des opérations, en mai 1811. Les soldats, quoique à peine reposés, étaient enflammés d'ardeur à l'idée d'une rencontre décisive avec les Anglais. Débarrassés des hommes faibles ou fatigués, ils n'étaient guère que 40 mille combattants, sur lesquels tout au plus 2 mille cavaliers, sans pareils il est vrai. Ils traînaient avec eux une quarantaine de bouches à feu, quantité bien faible, et au-dessous de moitié des proportions les plus ordinaires. Réduite à ce nombre, cette armée était néanmoins capable de tous les efforts d'héroïsme. Malheureusement, à l'exception de Montbrun et de Fournier qui commandaient la cavalerie, les généraux ne partageaient pas l'ardeur de leurs soldats. Loison, toujours brave, était déconcerté par le peu de confiance que le 6e corps avait en lui. Le 6e, comme on doit s'en souvenir, était le corps du maréchal Ney, et il n'était pas consolé du départ du maréchal. Junot n'était pas rétabli de sa blessure. Reynier, qui n'était pas remis encore des fatigues et des agitations de la campagne, n'avait pas l'âme montée à la hauteur d'un grand événement; et Drouet, enfin, si peu utile jusqu'ici, venait d'apprendre qu'il allait quitter l'armée de Portugal. Napoléon, en effet, tous les jours plus inquiet pour l'armée d'Andalousie, avait ordonné que le 9e corps passât sur-le-champ le Guadarrama et le Tage, afin de se rendre sur la Guadiana, ignorant en ce moment que pour le porter plus tôt contre les Anglais, il allait précisément éloigner ce corps du champ de bataille où il pouvait contribuer à les détruire. Cependant, tout en pressant Masséna de le faire partir le plus vite possible, il avait accordé à celui-ci la faculté de fixer l'instant du départ. Masséna ordonna donc à Drouet de le suivre, ce que celui-ci, qui était homme d'honneur, n'aurait eu garde de refuser à la veille d'une action importante. Mais il n'était pas plus que les autres dans la disposition où il faut être pour tenter un effort suprême. De plus, pour beaucoup d'officiers de grade élevé, qui avaient compté sur un congé après quinze mois de la plus difficile campagne, la nouvelle d'une grande bataille était une surprise, qui, sans alarmer leur courage, trompait leurs espérances de repos. Les hommes habitués au danger le bravent toutes les fois qu'il le faut, mais à condition qu'il ne soit pas sorti de leur pensée, et qu'ils y aient à l'avance disposé leur âme.

Marche de l'armée sur Ciudad-Rodrigo. Masséna comptant sur lui-même et sur ses admirables soldats, faisant ployer cette fois toutes les volontés sous la sienne, s'achemina vers Ciudad-Rodrigo avec tout au plus 34 mille hommes sur 40 mille, parce qu'il crut devoir laisser la division Clausel (l'une des deux divisions de Junot) sur la route de Salamanque, afin de garder ses communications. Il devait recevoir par cette route des vivres, des munitions et des renforts. Au moment de partir il adressa quelques paroles amères au maréchal Bessières, pour lui dire que puisqu'on le laissait aller seul à l'ennemi, presque sans pain, sans canons, sans chevaux, il n'en marcherait pas moins en avant, chargeant ceux qui le secondaient si mal de toute la responsabilité des conséquences devant la France et devant l'Empereur. Sur une nouvelle promesse de secours de la part du maréchal Bessières, Masséna remet de quatre à cinq jours le mouvement projeté. En réponse il reçut une nouvelle lettre du maréchal Bessières, celle-là si précise, qu'il ne crut pas devoir négliger le secours qu'elle lui annonçait, secours bien faible en nombre, mais bien précieux en qualité. C'étaient 1500 cavaliers, dont 800 de la garde sous le général Lepic, et 700 de cavalerie légère sous le général Wathier, une batterie de 6 bouches à feu parfaitement attelée, et 30 attelages d'artillerie. Un tel secours, dans l'état où se trouvait l'armée, pouvait décider du sort d'une bataille, et malgré la crainte de laisser Alméida en péril, et de manquer l'occasion que lui offrait l'absence de lord Wellington, Masséna prit le parti de remettre au 1er mai son mouvement, qui avait été résolu pour le 26 avril.

Mai 1811. Retour de lord Wellington à son armée. Il s'était déjà rendu à Ciudad-Rodrigo, sur la ligne de l'Aguéda; il y employa son temps à passer la revue de ses soldats, noircis au soleil, amaigris par la misère, mais rompus à la fatigue et au danger, pleins d'orgueil et de confiance. La vue de pareils hommes lui faisait espérer un prompt et brillant succès, lorsqu'une nouvelle, facile à prévoir, vint diminuer ses espérances sans toutefois les détruire. Lord Wellington, à qui des préparatifs trop ébruités avaient donné l'éveil, venait enfin de retourner à son armée. Bien que ce fût un grand renfort pour elle que la présence d'un semblable chef, Masséna, qui sur le champ de bataille n'avait personne à craindre, n'attacha pas à ce retour plus d'importance qu'il ne convenait; il vit bien que l'armée anglaise devait être avertie, concentrée, et probablement renforcée, car le général en chef n'avait pas dû arriver tout seul, mais il ne s'arrêta point à ces considérations, et marcha en avant avec le sentiment de sa supériorité personnelle et de celle de ses soldats. Masséna se décide à marcher sur les Anglais sans attendre davantage le maréchal Bessières, lorsque ce dernier arrive avec un faible secours en artillerie et en cavalerie. Il allait le 1er mai quitter Ciudad-Rodrigo sans même attendre le maréchal Bessières, qu'on ne voyait point venir, et qu'il n'était pas surpris de trouver encore une fois inexact à remplir ses promesses, lorsqu'on lui signala enfin l'apparition de ce maréchal à la tête d'un brillant état-major, comme on en avait alors dans la garde impériale. Le maréchal Bessières se jeta dans les bras de Masséna, et celui-ci le reçut avec cordialité, car il le savait léger, mais brave et point faux. Pourtant le duc d'Istrie semblait n'amener personne avec lui, et Masséna lui demanda si c'était son épée seule qu'il apportait. Bessières le rassura en lui annonçant que les 1500 chevaux, la batterie de 6 pièces de la garde, et les 30 attelages seraient rendus au camp dans la soirée. Effectivement ils étaient sur la route de Salamanque à Ciudad-Rodrigo.

La certitude de ce secours, surtout en cavalerie, fit rayonner tous les visages de satisfaction. On résolut d'attendre jusqu'au lendemain. De ce qu'avait promis le maréchal Bessières en fait de vivres il était aussi arrivé quelque chose: c'était un millier de fanègues de blé dont on se dépêcha de faire du pain. Les troupes, sans être dans l'abondance, eurent de quoi apaiser leur faim; mais il ne fallait pas qu'on les retînt longtemps dans les mêmes positions, car elles auraient été obligées de manger le convoi préparé pour Alméida, et dont l'introduction était l'objet de la nouvelle campagne. Il ne fallait pas moins ménager leurs munitions de guerre que leurs munitions de bouche, car elles avaient tout au plus en cartouches et gargousses de quoi livrer une bataille.

Le 2 mai, l'armée se met en mouvement sur Alméida. Le renfort du duc d'Istrie étant arrivé dans la soirée, on employa la nuit à répartir les attelages destinés à l'artillerie, et on se disposa à se mettre en route le 2 mai au matin. L'armée défila par le pont de Ciudad-Rodrigo sur l'Aguéda, et se distribua de la manière suivante. Reynier avec le 2e corps prit la droite; le 8e sous Junot, réduit à la division Solignac, le 9e sous le général Drouet, composé des divisions Conroux et Claparède, occupèrent le centre; le 6e sous Loison, réuni à la cavalerie de l'armée, prit la gauche. Aux dragons, hussards et chasseurs, qui obéissaient à Montbrun, s'étaient joints environ 700 chevaux de cavalerie légère, que commandait le général Wathier, et que le maréchal Bessières avait amenés. Montbrun commandait ainsi 2,400 chevaux, dont 1000 dragons et 1,400 hussards et chasseurs. Huit cents beaux cavaliers de la garde, formant le surplus de la cavalerie amenée par Bessières, escortaient le convoi qu'on devait introduire dans Alméida, et qui consistait en 120,000 rations de biscuit, 100 quintaux de farine, 80 quintaux de légumes, 80 quintaux de viande salée, 100,000 rations d'eau-de-vie. L'armée, avec le renfort qu'elle avait reçu, comptait environ 36,000 hommes présents sous les armes.

Arrivée de l'armée devant un petit cours d'eau qu'on appelle le Dos-Casas. En traversant l'Aguéda on trouva les avant-postes anglais en deçà et au delà d'une petite rivière, qui s'appelle l'Azava, et derrière laquelle ils se retirèrent après avoir eu quelques hommes sabrés ou pris par notre cavalerie. Leur position véritable était un peu plus loin, sur un autre gros ruisseau, le Dos-Casas, assez profondément encaissé, et offrant l'un de ces obstacles de terrain que les Anglais aimaient fort à défendre. Ce ruisseau, dans son cours de quelques lieues seulement, allait se jeter dans l'Aguéda, après avoir passé devant le fort de la Conception, à moitié détruit par nos mains l'année précédente. C'est derrière ce ruisseau que l'armée ennemie était rangée au nombre d'environ 42 à 43 mille hommes, dont 27 à 28 mille Anglais, 12 mille Portugais, 2 à 3 mille Espagnols, ceux-ci sous le partisan don Julian. Lord Wellington, parti d'Elvas le 25 avril, arrivé le 28 à son camp, avait pris lui-même toutes ses dispositions. Force et position de l'armée anglaise à Fuentès d'Oñoro. Rangé derrière le Dos-Casas, il avait placé au loin sur sa droite, vers le village de Pozo Velho, aux sources mêmes du Dos-Casas, l'habile éclaireur don Julian, pour être averti des mouvements que les Français pourraient faire de ce côté. Plus près vers son centre, dans une partie plus encaissée du Dos-Casas, au village de Fuentès d'Oñoro, il avait établi sa division légère sous le général Crawfurd, avec une portion des troupes portugaises, et un peu en arrière trois fortes divisions d'infanterie, la 1re sous le général Spencer, la 3e sous le général Picton, la 7e sous le général Houston. Ce point de Fuentès d'Oñoro était important, car il couvrait la principale communication des Anglais avec le Portugal, c'est-à-dire le pont de Castelbon sur la grosse rivière de la Coa. Privés de ce pont, il ne leur en serait resté qu'un au-dessous d'Alméida, fort insuffisant pour une armée en retraite, surtout pour une armée vivement poursuivie. Ce motif explique pourquoi lord Wellington avait amassé tant de forces en avant et en arrière de Fuentès d'Oñoro. À sa gauche, près d'Alaméda, à un point où le Dos-Casas était d'une profondeur qui le rendait difficile à franchir, il avait échelonné la 6e division, sous le général Campbell, plus loin encore et formant crochet en arrière vers le fort de la Conception, la 5e sous le général Dunlop, puis enfin le reste des Portugais, afin de lier le fort de la Conception avec Alméida. Ainsi avec sa droite renforcée il couvrait à Fuentès d'Oñoro la principale communication de son armée sur la Coa, et avec sa gauche allongée il se liait au fort de la Conception et à la place d'Alméida. Comme d'une extrémité à l'autre de ce champ de bataille il n'y avait guère que trois lieues et demie, il pouvait, si Masséna au lieu de se porter directement contre Fuentès d'Oñoro, défilait devant lui pour descendre sur le fort de la Conception et sur Alméida, il pouvait, disons-nous, passer le Dos-Casas et se jeter dans le flanc des Français. Il est vrai que de tels mouvements, très-praticables avec l'armée française, ne l'étaient guère avec l'armée britannique. Mais sans avoir de si grandes prétentions, et sans franchir le Dos-Casas, il lui était facile de se rabattre de sa droite sur sa gauche, pour se concentrer autour du fort de la Conception, qui n'était que partiellement détruit, et qui présentait encore un solide appui pour un jour de bataille. Cette position de Fuentès d'Oñoro n'offrait qu'un inconvénient, c'était d'avoir par derrière un ruisseau assez semblable à celui qu'elle avait par devant; ce ruisseau était le Turones, et pouvait être ou un danger, ou un nouvel appui, suivant qu'on aurait le temps de s'y replier en bon ordre, ou qu'on y serait jeté en confusion. Telle était la position derrière laquelle lord Wellington, avec son ordinaire prudence et son art à choisir les sites défensifs, avait résolu d'attendre les Français. Quoique très-circonspect, nos insuccès commençaient à le rendre plus hardi, et cette fois il se hasardait à accepter une rencontre qu'à la rigueur il aurait pu éviter. Ainsi il n'en était déjà plus au temps où il ne voulait livrer que les batailles inévitables.

Position des divers corps de l'armée française. Masséna après être resté la nuit du 2 au 3 mai un peu en avant de l'Azava, prit position le 3 au matin sur le Dos-Casas, en face des Anglais. Reynier à droite vint border le Dos-Casas, vis-à-vis d'Alaméda; Solignac avec la seule division du 8e corps présente au camp, Drouet avec le 9e, se placèrent au centre, entre Alaméda et Fuentès d'Oñoro, un peu en arrière du Dos-Casas. Loison avec le 6e, Montbrun avec la cavalerie se postèrent en face même de Fuentès d'Oñoro.

Plan de Masséna pour l'attaque de Fuentès d'Oñoro. Après avoir reconnu l'emplacement qu'occupait l'ennemi, Masséna arrêta ses idées. Il avait le choix entre deux plans: défiler par sa droite, en exécutant une marche de flanc devant lord Wellington, descendre le cours du Dos-Casas jusqu'au fort de la Conception, et là percer sur Alméida, ou bien attaquer brusquement par sa gauche la droite des Anglais établie à Fuentès d'Oñoro, la couper de Castelbon et de la Coa, la refouler sur leur centre et leur gauche jusqu'à Alméida, puis enfin les précipiter tous ensemble sur la basse Coa, où leur retraite aurait pu devenir très-pénible, et où ils auraient même pu essuyer un désastre. Le premier plan avait l'avantage de conduire à Alméida, probablement sans bataille, grâce à la prudence de lord Wellington; mais éviter la bataille n'était pas un avantage que recherchât Masséna, et de plus il y avait à suivre cette direction le danger d'une marche de flanc devant l'ennemi, sans compter la chance de trouver dans le fort de la Conception un obstacle peut-être fort difficile à surmonter. Masséna préféra de beaucoup le second plan. En attaquant brusquement la droite des Anglais à Fuentès d'Oñoro, en la refoulant sur leur centre et leur gauche, en la jetant ainsi sur la basse Coa, il les battait dans une direction bien choisie, et qui rendait leur retraite très-problématique; de plus le ravitaillement d'Alméida s'ensuivait comme la conséquence facile, et du reste la moins importante de la bataille gagnée, car après une victoire il était vraisemblable que les Anglais seraient d'un trait ramenés jusqu'à Coimbre, ou même jusqu'à Lisbonne, et que notre armée trouverait dans les magasins formés sur leurs derrières des moyens de les poursuivre qu'elle n'avait pas eus pour venir les attaquer.

Bataille de Fuentès d'Oñoro, livrée les 3 et 5 mai 1811. Par toutes ces raisons Masséna prit sur-le-champ son parti, et le 3 au milieu du jour ordonna au général Ferrey, qui commandait la 3e division du 6e corps, d'attaquer Fuentès d'Oñoro, tandis qu'à la droite Reynier replierait les Anglais sur Alaméda, et que Solignac et Drouet, placés en observation au centre, lieraient entre elles les deux parties de l'armée.

Première journée, celle du 3 mai. Le 3, en effet, vers une heure de l'après-midi, le général Ferrey, précédé de la cavalerie légère du général Fournier, s'avança par la grande route sur Fuentès d'Oñoro. Le général Fournier, avec les 7e, 3e et 20e de chasseurs, chargea la cavalerie des Anglais ainsi que leur infanterie légère, et les rejeta brusquement l'une et l'autre sur le village de Fuentès d'Oñoro, après leur avoir tué ou pris une centaine d'hommes. Les avant-postes étant ainsi balayés, le général Ferrey avec sa division d'infanterie d'environ 3 mille hommes aborda Fuentès d'Oñoro. Ce petit village de la Vieille-Castille, devenu si célèbre, se trouvait partie en deçà du Dos-Casas, partie au delà, sur le penchant d'une hauteur. Il était entouré d'enclos d'une défense facile, et rempli de tirailleurs. Le colonel anglais Williams occupait Fuentès d'Oñoro avec quatre bataillons de troupes légères, et le 2e bataillon du 83e britannique. Outre les clôtures naturelles qui rendaient le village peu accessible, les Anglais avaient barré la principale avenue.

Le général Ferrey attaqua Fuentès d'Oñoro avec 1,200 hommes, et laissa en réserve sa seconde brigade d'à peu près 1,800. Attaques réitérées sur Fuentès d'Oñoro. Au signal donné il s'avança au pas de charge sur la partie du village qui était en avant du Dos-Casas, enleva à la baïonnette toutes les barrières élevées dans la principale avenue, et malgré une fusillade partant de tous les points, rejeta les Anglais au delà du Dos-Casas, et les suivit sur la rive gauche de ce ruisseau. Le colonel Williams y fut blessé. Lord Wellington attiré par la fusillade avait conduit du renfort sur ce point. Il joignit aux cinq bataillons du colonel Williams le 71e britannique, et ramena les Français jusqu'au bord du Dos-Casas. On se disputa vivement le cours du ruisseau, mais de notre côté on ne put le dépasser, car 1,200 hommes se battaient avec le désavantage du lieu contre 4 ou 5 mille.

C'était assurément une faute avec les forces dont on disposait de se borner à tâter cette position, au lieu de l'aborder franchement avec toute une division, même avec deux, et de l'enlever avant que l'ennemi en eût appris l'importance. À cinq heures de l'après-midi Masséna ordonna une seconde attaque plus sérieuse, exécutée par toute la division Ferrey, et une brigade de la division Marchand. C'était une nouvelle faute. L'ennemi étant cette fois mieux averti, il aurait fallu attaquer Fuentès d'Oñoro avec les trois divisions du 6e corps conduites par le brave Loison, car en ce moment il y avait encore beaucoup de chances d'emporter cette position en y employant des moyens suffisants.

Le général Ferrey amena son artillerie, en accabla le village, puis y jeta quinze cents hommes du 26e et du 66e, lesquels surmontant tous les obstacles, conquirent la partie basse de Fuentès d'Oñoro, rive droite comme rive gauche du ruisseau, et s'avancèrent jusqu'au pied de la hauteur. Entraînés par leur ardeur, ils essayèrent de la gravir. S'élevant d'enclos en enclos, de maisons en maisons, ils parvinrent presque jusqu'au sommet, mais arrivés là ils essuyèrent des feux terribles d'artillerie et de mousqueterie, et reconnurent l'insuffisance de leur nombre pour une telle entreprise. Lord Wellington, qui avait eu le temps de porter sur ce point une nouvelle division, les poussa pied à pied, et finit par les ramener au bas de la hauteur. Il allait même les tourner par leur droite, et les forcer de se replier en désordre sur la ligne du Dos-Casas, lorsque le général Ferrey, ralliant les troupes qui s'étaient engagées le matin, plus la légion hanovrienne et un régiment de la division Marchand, marcha sur les Anglais baïonnette baissée, et les obligea de regagner la position de laquelle ils étaient descendus. La journée du 3 s'achève par une possession partagée de Fuentès d'Oñoro, les Français dans le bas, les Anglais dans le haut du village. On coucha dans ce village inondé de sang, couvert de ruines, les Anglais restant maîtres de la partie haute, les Français de la partie basse et des deux rives du Dos-Casas. Six ou sept cents hommes du côté des Anglais étaient morts ou blessés dans les avenues et les enclos de Fuentès d'Oñoro, et à peu près autant de notre côté. C'était bien du sang répandu pour apprendre à lord Wellington toute l'importance du poste que nous voulions lui enlever. Devant Alaméda, c'est-à-dire à la droite de Fuentès d'Oñoro par rapport à nous, Reynier avait fait peu de chose; il s'était borné à prendre ce village, que les Anglais ne voulaient pas sérieusement défendre parce qu'il était situé à la droite du Dos-Casas, et il les avait décidés à se retirer sur la rive gauche, qui, sur ce point, était extrêmement escarpée. Lord Wellington y avait envoyé ses troupes légères, qu'il avait remplacées à Fuentès d'Oñoro par toutes ses divisions de droite.

Si Masséna n'avait pas cette clairvoyance supérieure et prompte qui chez les modernes semble n'avoir appartenu qu'à Napoléon, il s'éclairait du moins sur le champ de bataille, où la plupart des généraux perdent ordinairement ce qu'ils ont de clairvoyance, et loin de se décourager par la difficulté, il s'opiniâtrait au contraire, et trouvait des forces morales là où les autres sentent s'évanouir les leurs. Masséna après avoir reconnu la position de l'ennemi dans la journée du 4, change son plan d'attaque et prend le parti de se porter sur la droite de l'armée anglaise. Après avoir passé la journée sur le champ de bataille de Fuentès d'Oñoro, il s'était aperçu qu'en remontant vers sa gauche, et vers la droite des Anglais, le lit du Dos-Casas devenait moins profond, et qu'une sorte de plaine légèrement ondulée formait en cet endroit la seule séparation entre nous et l'ennemi. Il supposa donc que par ce côté on pourrait facilement aborder, même tourner les Anglais, et, renversant leur droite sur leur centre, leur centre sur leur gauche, réaliser sa pensée première, et toujours juste, de les rejeter sur la basse Coa, en leur enlevant la route qui conduisait au pont de Castelbon. Le lendemain 4 en effet, il parcourut tout le front des Anglais, découvrit de nouveaux préparatifs de défense sur la partie haute de Fuentès d'Oñoro, se confirma dans la résolution de chercher plus à gauche le vrai point d'attaque, envoya Montbrun en reconnaissance vers Pozo Velho, et acquit la conviction que c'était effectivement vers notre gauche, là où le terrain légèrement raviné par le Dos-Casas présentait une plaine presque continue, qu'il fallait assaillir les Anglais et les vaincre.

Changement de position des divers corps de l'armée française. En conséquence le 4 mai au soir, quand l'obscurité fut assez grande pour cacher nos manœuvres, il fit exécuter à toute l'armée un mouvement de droite à gauche, de Fuentès d'Oñoro à Pozo Velho. Il laissa Reynier devant Alaméda avec mission d'y occuper les Anglais par une attaque plus ou moins vive, selon les événements. Il laissa le général Ferrey dans la partie basse de Fuentès d'Oñoro, en lui adjoignant le 9e corps tout entier pour l'aider à prendre ce village, lorsque le progrès fait vers Pozo Velho rendrait l'opération praticable. Il porta les divisions Marchand et Mermet du 6e corps, toute la cavalerie, et la division Solignac du 8e corps (environ 17 mille hommes sur 36 mille) devant le terrain ouvert de Pozo Velho, avec ordre de faire à la hauteur de ce village un mouvement de conversion, de se ployer autour de la droite des Anglais, de la refouler sur leur centre en prenant d'abord Pozo Velho, puis Fuentès d'Oñoro, qu'on devait assaillir à revers pendant que Ferrey l'aborderait de front, et de continuer ce mouvement jusqu'au complet refoulement de l'armée britannique vers la basse Coa. Ce plan était excellent, et si l'exécution répondait à la conception, une victoire éclatante devait s'ensuivre. Il n'y avait à redire qu'aux instructions données à Drouet et à Reynier. Il eût fallu non pas attaquer accessoirement Fuentès d'Oñoro et Alaméda pendant le mouvement de notre gauche, mais les attaquer vigoureusement, pour que les Anglais attirés partout à la fois ne pussent pas accourir en masse au secours de leur droite si dangereusement menacée.

Journée du 5 mai. Le lendemain 5 mai, les troupes françaises avaient achevé leur mouvement de très-grand matin. Reynier était devant Alaméda, étendant sa gauche vers Fuentès d'Oñoro. Ferrey était dans la partie basse de Fuentès d'Oñoro, et Drouet derrière lui avec le 9e corps, prêt à marcher à son soutien. Les divisions Mermet et Marchand du 6e corps, toute la cavalerie, moins celle de la garde laissée un peu en arrière, étaient à la hauteur de Pozo Velho. La division Solignac du 8e corps leur servait de réserve. L'armée, pleine de confiance et d'ardeur, croyait marcher à une victoire.

Lord Wellington, qui lui aussi s'éclairait au feu, et ne s'y troublait pas, avait entrevu quelque chose de la manœuvre de Masséna, car malheureusement il avait eu toute la journée du 4 pour deviner nos mouvements, et pour y adapter les siens. S'étant rassuré sur Alaméda, il en avait éloigné la division légère qu'il y avait portée un moment, et l'avait de nouveau acheminée vers Fuentès d'Oñoro. Il avait laissé Picton avec la 3e division sur les hauteurs de Fuentès d'Oñoro, et Spencer un peu en arrière avec la 1re; il avait envoyé vers Pozo Velho, où ne se trouvaient d'abord que les Espagnols de don Julian, la brigade portugaise Ashworth, deux bataillons anglais, une partie de sa cavalerie, et la 7e division du général Houston tout entière. Enfin il avait reporté plus à sa droite encore don Julian, et l'avait posté à Nave de Avel pour s'éclairer plus au loin. Bien que ce fussent là d'assez grandes précautions prises en faveur de sa droite, ce n'était pas assez pour résister aux 17 mille hommes que Masséna venait de diriger contre elle.

Le 5 au matin, le mouvement de l'armée française commença dès l'aurore. Loison s'ébranla pour marcher vers Pozo Velho, les divisions Marchand et Mermet en tête, la division Solignac en réserve. Il avait à sa gauche Montbrun avec 1,000 dragons et 1,400 hussards et chasseurs. Montbrun voulut d'abord balayer les Espagnols de don Julian, et lança contre eux sa cavalerie légère. Le général Fournier prenant Nave de Avel par la gauche, le général Wathier le prenant par la droite, chassèrent les Espagnols, en sabrèrent une centaine, et les rejetèrent au delà du Turones. Après avoir exécuté ce mouvement allongé, la cavalerie légère vint se réunir à Montbrun, et se ranger sur les ailes de la réserve de dragons. Pendant ce temps, Marchand se ployant par sa gauche vers le village de Pozo Velho, y dirigea la brigade Maucune. Ce village, entouré d'un petit bois, était gardé par les Portugais et par une partie de la division Houston. Les soldats de Maucune abordèrent vigoureusement les Anglais, les chassèrent du bois, les poussèrent sur le village, où ils entrèrent baïonnette baissée. Ils y firent environ 200 prisonniers, et y blessèrent ou tuèrent une centaine d'hommes. Les Portugais s'enfuirent en désordre; les Anglais allèrent rejoindre la division Houston, qui se retirait lentement, couverte par deux régiments de cavalerie, un hanovrien, un anglais, appuyant sa droite au ruisseau du Turones, et sa gauche à la division légère de Crawfurd qui accourait à son secours. La brigade Maucune, poursuivant les Anglais au delà du village, trouva en sortant la cavalerie de Montbrun qui s'avançait au grand trot après son expédition de Nave de Avel. Belles opérations de la cavalerie française sous le général Montbrun. À l'aspect de la ligne anglaise, que protégeaient deux régiments de cavalerie, Montbrun bouillant d'ardeur n'hésite pas à entrer en action, et dirige la compagnie d'élite de ses dragons sur la cavalerie ennemie. Cette poignée d'hommes commandée par le capitaine Brunel s'élance bravement sur les escadrons anglais, et les culbute sur l'infanterie de la division Houston. Cette charge, exécutée sous les yeux des soldats de Montbrun et de Maucune, excite dans les troupes une sorte d'enthousiasme, et elles demandent à marcher, croyant déjà tenir la victoire. Montbrun veut alors charger l'infanterie anglaise, qui se trouve sur un terrain favorable aux manœuvres de la cavalerie, mais qui est couverte par huit bouches à feu. Il fait demander quelques pièces à la batterie de la garde, mais celle-ci ne peut recevoir d'ordre que du maréchal Bessières, étiquette des troupes d'élite déjà bien funeste à Wagram. Ne pouvant les obtenir, Montbrun s'adresse à Masséna, qui, averti de cette difficulté, se hâte de lui envoyer quatre pièces de canon. Malheureusement il s'est écoulé une demi-heure pendant laquelle les troupes françaises ont eu le temps de se dépiter, et les troupes légères de Crawfurd celui d'arriver. Enfin Montbrun, pourvu de l'artillerie dont il a besoin, s'avance sur la division Houston, ayant en tête un escadron du 5e de hussards déployé pour cacher ses canons, les dragons au centre, un escadron du 11e de chasseurs à droite, un du 12e à gauche. Il marche ainsi se faisant précéder par une centaine de tirailleurs de la brigade Wathier, afin de provoquer le centre de la ligne anglaise. En effet, le 51e d'infanterie anglaise s'ébranle pour se porter en avant. Montbrun démasque alors ses pièces et le couvre de mitraille, puis envoie sur lui les chasseurs qui étaient sur nos ailes. Les deux escadrons lancés au galop rompent le 51e anglais, et sabrent ses fantassins désunis. L'élan est donné, on marche sur la division Houston, et, en continuant de la pousser devant soi, on la sépare de son artillerie qu'on est près de lui enlever, lorsqu'en approchant du ravin du Turones on essuie presque à bout portant le feu d'une ligne de tirailleurs postés dans quelques enclos. Ce feu imprévu et bien dirigé arrête nos cavaliers, et la division Houston, après avoir perdu du monde, réussit à se retirer derrière le Turones, où elle retrouve don Julian. Au même instant elle est remplacée sur le terrain par la division légère Crawfurd qui s'est avancée en toute hâte.

Commencement de succès contre la droite des Anglais, et grande probabilité d'une victoire décisive. Masséna voyant la droite anglaise entamée, et en partie déjà rejetée au delà du Turones, ordonne au général Loison de faire avancer les divisions Marchand et Mermet, pour que débouchant de Pozo Velho, elles secondent l'effort de la cavalerie, et se portent aux environs de Fuentès d'Oñoro, qu'elles doivent prendre à revers. Ce mouvement continué avec vigueur, la droite des Anglais doit être renversée sur leur centre, ainsi que l'a résolu Masséna. En même temps il profite de l'élan extraordinaire des cavaliers de Montbrun, pour les jeter sur Crawfurd, qui à l'aspect de notre cavalerie s'est formé en trois carrés, avec de l'artillerie dans les intervalles de chacun des trois.

Montbrun ordonne au général Fournier de faire attaquer le carré qu'il aperçoit à notre gauche par l'un de ses régiments légers, de fondre en personne avec les deux autres sur le carré du centre, qui est le plus considérable. Il ordonne au général Wathier de charger celui qui est à notre droite. Lui-même il suit avec ses dragons le mouvement de la cavalerie légère, prêt à l'appuyer lorsqu'il en sera temps.

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