Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
Je viens d'achever après quinze années d'un travail assidu l'Histoire du Consulat et de l'Empire, que j'avais commencée en 1840. De ces quinze années, je n'en ai pas laissé écouler une seule, excepté toutefois celle que les événements politiques m'ont obligé à passer hors de France, sans consacrer tout mon temps à l'œuvre difficile que j'avais entreprise. On pourrait, j'en conviens, travailler plus vite, mais j'ai pour la mission de l'histoire un tel respect, que la crainte d'alléguer un fait inexact me remplit d'une sorte de confusion. Je n'ai alors aucun repos que je n'aie découvert la preuve du fait objet de mes doutes; je la cherche partout où elle peut être, et je ne m'arrête que lorsque je l'ai trouvée, ou que j'ai acquis la certitude qu'elle n'existe pas. Dans ce cas, réduit à prononcer comme un juré, je parle d'après ma conviction intime, mais toujours avec une extrême appréhension de me tromper, car j'estime qu'il n'y a rien de plus condamnable, lorsqu'on s'est donné spontanément la mission de dire aux hommes la vérité sur les grands événements de l'histoire, que de la déguiser par faiblesse, de l'altérer par passion, de la supposer par paresse, et de mentir, sciemment ou non, à son siècle et aux siècles à venir.
C'est sous l'empire de ces scrupules que j'ai lu, relu, et annoté de ma main les innombrables pièces contenues dans les archives de l'État, les trente mille lettres composant la correspondance personnelle de Napoléon, les lettres non moins nombreuses de ses ministres, de ses généraux, de ses aides de camp, et même des agents de sa police, enfin la plupart des mémoires manuscrits conservés dans le sein des familles. J'ai rencontré, je dois le dire, sous tous les gouvernements (car j'en ai déjà vu se succéder trois depuis que mon œuvre est commencée), la même facilité, la même prodigalité à me fournir les documents dont j'avais besoin, et sous le neveu de Napoléon on ne m'a pas plus refusé les secrets de la politique impériale que sous la république, ou sous la royauté constitutionnelle. C'est ainsi que je crois être parvenu à saisir et à reproduire non cette vérité de convention, que les générations contemporaines se créent souvent, et transmettent aux générations futures comme la vérité authentique, mais cette vérité des faits eux-mêmes, qu'on ne trouve que dans les documents d'État, et surtout dans la correspondance des grands personnages. J'ai de la sorte employé quelquefois une année à préparer un volume que deux mois me suffisaient à écrire, et j'ai fait attendre le public, qui avait bien voulu attacher quelque prix au résultat de mes travaux.
Je dois ajouter qu'au scrupule s'est joint chez moi le goût d'étudier à fond comment, à l'une des époques les plus agitées de l'humanité, on s'y était pris pour remuer tant d'hommes, d'argent et de matières. Les secrets de l'administration, de la finance, de la guerre, de la diplomatie m'ont attiré, retenu, captivé, et j'ai pensé que cette partie toute technique de l'histoire méritait de la part des esprits sérieux autant d'attention au moins que la partie dramatique. À mon avis, la louange, le blâme pour les grandes opérations ne sont que de vaines déclamations, si elles ne reposent sur l'exposé raisonné, positif et clair de la manière dont ces opérations se sont accomplies. S'extasier, par exemple, devant le passage des Alpes, et, pour faire partager son enthousiasme aux autres, accumuler les mots, prodiguer ici les rochers, et là les neiges, n'est à mes yeux qu'un jeu puéril et même fastidieux pour le lecteur. Il n'y a de sérieux, d'intéressant, de propre à exciter une véritable admiration, que l'exposé exact et complet des choses comme elles se sont passées. Combien de lieues à parcourir à travers monts, combien de canons, de munitions, de vivres à transporter sans routes frayées, à des hauteurs prodigieuses, au milieu d'affreux précipices, où les animaux ne servent plus, où l'homme seul conserve encore ses forces et sa volonté, le tout dit simplement, avec le détail nécessaire, sans les particularités inutiles, voilà, selon moi, la vraie manière de retracer une entreprise telle que le passage du Saint-Bernard par exemple. Qu'après un exposé précis et complet des faits, une exclamation s'échappe de la bouche du narrateur, elle va droit à l'âme du lecteur, parce que déjà elle s'était produite en lui, et n'a fait que répondre au cri de sa propre admiration.
Telles sont les causes de la lenteur que j'ai mise à composer cette histoire, et de l'étendue aussi de mes récits. Ceci me conduit à dire sur l'histoire, et sur la manière de l'écrire, quelques mots inspirés par une longue pratique de cet art, et par un profond respect de sa haute dignité.
Je ne sais rien, dans les œuvres de l'esprit humain, au-dessus de la grande poésie. Mais on m'accordera qu'il y a des époques plus propres à la goûter qu'à la produire. Je ne crois pas que jamais Homère et Dante, par exemple, aient été plus vivement sentis que dans notre époque à la fois profondément érudite et profondément émue. Pourtant, bien que nous ayons eu des poëtes et des peintres remarquables, notre temps n'a pas produit cette poésie naïve et énergique de la Florence du treizième siècle, ou de la Grèce primitive. Les sociétés ont leur âge comme les individus, et chaque âge a ses occupations particulières. J'ai toujours considéré l'histoire comme l'occupation qui convenait non pas exclusivement, mais plus spécialement à notre temps. Nous n'avons pas perdu la sensibilité aux grandes choses, et en tout cas notre siècle aurait suffi pour nous la rendre, et nous avons acquis cette expérience qui permet de les apprécier et de les juger. Je me suis donc avec confiance livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J'ai consacré à écrire l'histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même en vivant au milieu des affaires publiques, je ne me séparais pas de mon art pour ainsi dire. Lorsqu'en présence de trônes chancelants, au sein d'assemblées ébranlées par l'accent de tribuns puissants, ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager portant un nom de notre époque, que les éternelles figures de tous les temps et de tous les lieux, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme celle que je voyais se mouvoir sous mes yeux. J'étais à la fois moins irrité et moins troublé, parce que j'étais moins surpris, parce que j'assistais non à une scène d'un jour, mais à la scène éternelle que Dieu a dressée en mettant l'homme en société avec ses passions grandes ou petites, basses ou généreuses, l'homme toujours semblable à lui-même, toujours agité et toujours conduit par des lois profondes autant qu'immuables.
Ma vie, j'ose le dire, a donc été une longue étude historique, et si on en excepte ces moments violents où l'action vous étourdit, où le torrent des choses vous emporte au point de ne pas vous laisser discerner ses bords, j'ai presque toujours observé ce qui se passait autour de moi, en le rapportant à ce qui s'était passé ailleurs, pour y chercher ce qu'il y avait de différent ou de semblable. Cette longue comparaison est, je le crois, la vraie préparation de l'esprit à l'exécution de cette épopée de l'histoire, qui n'est pas condamnée à être décolorée parce qu'elle est exacte et positive, car l'homme réel qui s'appelle tantôt Alexandre, tantôt Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, a sa poésie, bien que différente, comme l'homme fictif qui s'appelle Achille, Énée, Roland, ou Renaud!
L'observation assidue des hommes et des événements, ou, comme disent les peintres, l'observation de la nature, ne suffit pas, il faut un certain don pour bien écrire l'histoire. Quel est-il? Est-ce l'esprit, l'imagination, la critique, l'art de composer, le talent de peindre? Je répondrai qu'il serait bien désirable d'avoir de tous ces dons à la fois, et que toute histoire où se montre une seule de ces qualités rares est une œuvre appréciable, et hautement appréciée des générations futures. Je dirai qu'il y a non pas une, mais vingt manières d'écrire l'histoire, qu'on peut l'écrire comme Thucydide, Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon, et qu'elle est ainsi supérieurement écrite, quoique très-diversement. Je ne demanderais au ciel que d'avoir fait comme le moins éminent de ces historiens, pour être assuré d'avoir bien fait, et de laisser après moi un souvenir de mon éphémère existence. Chacun d'eux a sa qualité particulière et saillante: tel narre avec une abondance qui entraîne, tel autre narre sans suite, va par saillies et par bonds, mais, en passant, trace en quelques traits des figures qui ne s'effacent jamais de la mémoire des hommes; tel autre enfin, moins abondant ou moins habile à peindre, mais plus calme, plus discret, pénètre d'un œil auquel rien n'échappe dans la profondeur des événements humains, et les éclaire d'une éternelle clarté. De quelque manière qu'ils fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n'y a-t-il pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres, qui doit distinguer l'historien, et qui constitue sa véritable supériorité? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans mon opinion, cette qualité c'est l'intelligence.
Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et l'appliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant, un ouvrier, un homme d'État, quelque chose qu'on ne qualifie pas d'abord du nom d'esprit, parce que le brillant y manque, mais qu'on appelle l'intelligence, parce que celui qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu'on lui dit, voit, entend à demi-mot, comprend s'il est enfant ce qu'on lui enseigne, s'il est ouvrier l'œuvre qu'on lui donne à exécuter, s'il est homme d'État les événements, leurs causes, leurs conséquences, devine les caractères, leurs penchants, la conduite qu'il faut en attendre, et n'est surpris, embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout. C'est là ce qui s'appelle l'intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple qualité, qui ne vise pas à l'effet, est de plus grande utilité dans la vie que tous les dons de l'esprit, le génie excepté, parce qu'il n'est, après tout, que l'intelligence elle-même, avec l'éclat, la force, l'étendue, la promptitude.
C'est cette qualité, appliquée aux grands objets de l'histoire, qui à mon avis est la qualité essentielle du narrateur, et qui, lorsqu'elle existe, amène bientôt à sa suite toutes les autres, pourvu qu'au don de la nature on joigne l'expérience, née de la pratique. En effet, avec ce que je nomme l'intelligence, on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l'histoire, on a de la critique; on saisit bien le caractère des hommes et des temps, on n'exagère rien, on ne fait rien trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables, on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu'on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous; et quand on est arrivé ainsi à s'emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l'ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l'enchaînement même des événements, car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l'ordre de narration le plus beau, parce que c'est le plus naturel; et si, de plus, il n'est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en n'altérant aucun de ses heureux contours; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n'abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. Je ne dirai pas qu'elle fait tomber toute sévérité, car ce serait un malheur; mais quand on connaît l'humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine et l'entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le bien, on a plus d'indulgence pour l'homme qui s'est laissé aller au mal par les mille entraînements de l'âme humaine, et on n'adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses attractions, a su tenir son cœur au niveau du bon, du beau et du grand.
L'intelligence est donc, selon moi, la faculté heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. L'oserai-je dire? presque sans art, l'esprit clairvoyant que j'imagine n'a qu'à céder à ce besoin de conter qui souvent s'empare de nous et nous entraîne à rapporter aux autres les événements qui nous ont touché, et il pourra enfanter des chefs-d'œuvre. Au milieu de mille exemples que je pourrais citer, qu'on me permette d'en choisir deux, Guichardin et le grand Frédéric.
Guichardin n'avait jamais songé à écrire, et n'en avait fait aucun apprentissage. Toute sa vie il avait agi comme diplomate, administrateur, et une fois ou deux comme militaire; mais c'était l'un des esprits les plus clairvoyants qui aient jamais existé, surtout en affaires politiques. Il avait l'âme un peu triste par nature et par satiété de la vie. Ne sachant à quoi s'occuper dans sa retraite, il écrivit les annales de son temps, dont une partie s'était accomplie sous ses yeux, et il le fit avec une ampleur de narration, une vigueur de pinceau, une profondeur de jugement, qui rangent son histoire parmi les beaux monuments de l'esprit humain. Sa phrase est longue, embarrassée, quelquefois un peu lourde, et pourtant elle marche comme un homme vif marche vite, même avec de mauvaises jambes. Il connaissait profondément la nature humaine, et il trace de tous les personnages de son siècle des portraits éternels, parce qu'ils sont vrais, simples et vigoureux. À tous ces mérites il ajoute le ton chagrin et morose d'un homme fatigué des innombrables misères auxquelles il a assisté, trop morose, selon moi, car l'histoire doit rester calme et sereine, mais point choquant, parce qu'on y sent, comme dans la sévérité sombre de Tacite, la tristesse de l'honnête homme.
Le grand Frédéric, qui ne fut jamais triste, aimait passionnément les lettres, et c'est assurément l'un des traits les plus nobles de son caractère, que cet amour des lettres qui le soutint dans les moments désespérés, où plus d'une fois sa fortune sembla près de s'abîmer. Le soir de batailles perdues, il se consolait en écrivant de mauvais vers, mauvais non par la pensée, car on y rencontre à chaque instant des idées profondes, ingénieuses ou piquantes, mais mauvais par la forme, car les vers ne sauraient se passer de correction, d'harmonie et de grâce. La pensée sans l'art n'est rien en poésie. Ce n'est pas encore là tout ce qui manquait au grand Frédéric pour composer des livres: n'ayant jamais fait de la pratique des lettres son art, n'en faisant que son délassement, il n'avait jamais étendu ses œuvres au delà d'une pièce de vers, d'un pamphlet ou d'une épître, et l'art de construire un livre lui était aussi étranger que celui d'écrire correctement. Et pourtant ce même homme, dans l'histoire qu'il nous a laissée de sa famille et de son propre règne, exposant les trames subtiles de sa diplomatie, les profondes combinaisons de son génie militaire, retraçant les vicissitudes d'une carrière de près de cinquante ans, les indicibles va-et-vient de la politique dans un siècle où les femmes gouvernaient les États pendant que les philosophes gouvernaient les esprits, enfin les alternatives continuelles d'une guerre où, aussi souvent vaincu que victorieux, mais toujours couvert de gloire, il se voyait à chaque instant à la veille de périr sous la haine de trois femmes et le poids de trois grands États, cet homme singulier a donné en mauvais français et en style bizarre un tableau simple, animé, et presque complétement vrai de cette curieuse époque, grande par lui seul et par quelques écrivains français. Ce mauvais écrivain écrit suffisamment bien, compose non pas savamment, mais simplement, avec ordre et intérêt, trace les caractères de main de maître, et serait un juge supérieur, s'il avait d'un juge l'équité et la dignité. Mais à la licence de son temps ajoutant la licence de son esprit, méprisant tous les rois qu'il avait humiliés, leurs généraux qu'il avait vaincus, leurs ministres qu'il avait trompés, ne se plaisant que dans la société des gens de lettres qui cependant par leur vanité lui prêtaient souvent à rire, aimant à faire pires qu'ils n'étaient lui et les autres, intempérant, cynique, il a donné à l'histoire le ton de la médisance, mais a immortalisé celle qu'il a laissée en la marquant du caractère de la plus profonde intelligence et du plus rare bon sens qui fussent jamais.
Je ne dis rien de César, parce qu'il était l'un des écrivains les plus exercés de son siècle, ni de Napoléon, parce qu'il l'était devenu. Mais les deux exemples que je viens de citer suffisent pour rendre ma pensée, et pour prouver que quiconque a l'intelligence des hommes et des choses a le vrai génie de l'histoire.
Mais, m'objectera-t-on, l'art n'est donc rien, l'intelligence à elle seule suffit donc à tout! Le premier venu, doué seulement de cette compréhension, saura composer, peindre, narrer enfin, avec toutes les conditions de la véritable histoire! Je répondrais volontiers que oui, s'il ne convenait cependant de mettre quelque restriction à cette assertion trop absolue. Comprendre est presque tout, et pourtant n'est pas tout; il faut encore un certain art de composer, de peindre, de ménager les couleurs, de distribuer la lumière, un certain talent d'écrire aussi, car c'est de la langue qu'il faut se servir, qu'elle soit grecque, latine, italienne ou française, pour raconter les vicissitudes du monde. Et, j'en conviens, il faut à l'intelligence joindre l'expérience, le calcul, c'est-à-dire l'art.
Ainsi l'homme est un être fini, et il faut presque faire entrer l'infini dans son esprit. Les événements que vous avez à lui exposer se passent souvent en mille endroits, non-seulement en France, si le théâtre de votre histoire est en France, mais en Allemagne, en Russie, en Espagne, en Amérique et dans l'Inde; et cependant, vous qui lui contez ces événements, lui qui les lit, ne pouvez être que sur un point à la fois. Le grand Frédéric se bat en Bohême, mais on se bat en Thuringe, en Westphalie, en Pologne. Sur le champ de bataille où il dirige tout, il se bat à l'aile gauche, mais on se bat aussi à l'aile droite, au centre, et partout. Même quand on a saisi avec intelligence la chaîne générale qui lie les événements entre eux, il faut un certain art pour passer d'un lieu à un autre lieu, pour aller ressaisir les faits secondaires qu'on a dû négliger pour le fait le plus important; il faut sans cesse courir à droite, à gauche, en arrière, sans perdre de vue la scène principale, sans laisser languir l'action, et sans rien omettre non plus, car tout fait omis constitue une faute, non-seulement contre l'exactitude matérielle, mais contre la vérité morale, parce qu'il est rare qu'un fait négligé, quelque petit qu'il soit, ne manque à la contexture générale, comme cause ou comme effet. Et pourtant on est tenu de ménager cet être fini, qui vous écoute et qui aspire toujours à l'infini, cet être curieux qui veut tout savoir, et qui n'a pas la patience de tout apprendre. Que je sache tout, et qu'il ne m'en coûte aucun effort d'attention, voilà le lecteur, voilà l'homme! nous voilà tous!
Il faut donc un certain art de mise en scène qui exige de l'expérience, du calcul, la science et l'habitude des proportions. Mais ce n'est pas tout encore: il faut savoir peindre, il faut savoir décrire; il faut savoir saisir dans un caractère le trait saillant qui constitue sa physionomie, dans une scène la circonstance principale qui fait image; il faut savoir distribuer la couleur avec mesure, avec une juste gradation, ne pas la prodiguer, au point qu'il n'en reste plus pour les parties qui ont besoin d'être fortement colorées. Enfin, comme l'instrument avec lequel tout cela se fait c'est la langue, il faut savoir écrire avec la dignité élégante et grave qui convient aux grandes choses comme aux petites, qui réussit à dire les unes avec hauteur, les autres avec aisance, précision et clarté. Tout cela est de l'art, je l'avoue, et souvent même du plus raffiné. Il est donc nécessaire d'unir à la parfaite intelligence des choses, une certaine habitude de les manier, de les disposer, de les rendre dans leurs moindres détails avec une ordonnance savante et facile, noble et simple, en pénétrant partout, en se traînant tantôt dans le sang des champs de bataille, tantôt dans les cabinets de la diplomatie, où quelquefois on est forcé d'aller jusqu'au boudoir pour trouver le secret des États, tantôt enfin dans les rues fangeuses où s'agite une démagogie furieuse et folle.
Mais en avouant que l'art doit s'ajouter à l'intelligence, je vais dire pourquoi l'intelligence, telle que je l'ai définie, arrivera plus qu'aucune autre faculté à cet art si compliqué. De toutes les productions de l'esprit, la plus pure, la plus chaste, la plus sévère, la plus haute et la plus humble à la fois, c'est l'histoire. Cette Muse fière, clairvoyante et modeste, a besoin surtout d'être vêtue sans apprêt.
Il lui faut de l'art sans doute, et s'il y en a trop, si on le découvre, toute dignité, toute vérité disparaissent, car cette simple et noble créature a voulu vous tromper, et dès lors toute confiance en elle est perdue. Qu'on exagère la terreur sur la scène tragique, le rire sur la scène comique; que dans l'épopée, l'ode, l'idylle, on grandisse ou embellisse les personnages, qu'on fasse les héros toujours intrépides, les bergères toujours jolies, qu'en un mot on trompe un peu dans ces arts, qui tous s'appellent l'art de la fiction, personne ne peut se prétendre trompé, car tout le monde est averti; et encore je conseillerais aux auteurs de fictions de rester vrais, quoique dispensés d'être exacts. Mais l'histoire, mentir dans le fond, dans la forme, dans la couleur, c'est chose intolérable! L'histoire ne dit pas: Je suis la fiction; elle dit: Je suis la vérité. Imaginez un père sage, grave, aimé et respecté de ses enfants, qui, les voulant instruire, les rassemble et leur dit: Je vais vous conter ce que mon aïeul, ce que mon père ont fait, ce que j'ai fait moi-même pour conduire où elles en sont la fortune et la dignité de notre famille. Je vais vous conter leurs bonnes actions, leurs fautes, leurs erreurs, tout enfin, pour vous éclairer, vous instruire et vous mettre dans la voie du bien-être et de l'honneur. Tous les enfants sont réunis, ils écoutent avec un silence religieux. Comprenez-vous ce père enjolivant ses récits, les altérant sciemment, et donnant à ces enfants qui lui sont si chers une fausse idée des affaires, des peines, des plaisirs de la vie?
L'histoire, c'est ce père instruisant ses enfants. Après une telle définition, la comprenez-vous prétentieuse, exagérée, fardée ou déclamatoire? Je supporte tout, je l'avoue, de tous les arts; mais la moindre prétention de la part de l'histoire me révolte. Dans la composition, dans le drame, dans les portraits, dans le style, l'histoire doit être vraie, simple et sobre. Or quel est, entre tous les genres d'esprit, celui qui lui conservera le plus ces qualités essentielles? Évidemment l'esprit profondément intelligent, qui voit les choses telles qu'elles sont, les voit juste, et les veut rendre comme il les a vues.
L'intelligence complète des choses en fait sentir la beauté naturelle, et les fait aimer au point de n'y vouloir rien ajouter, rien retrancher, et de chercher exclusivement la perfection de l'art dans leur exacte reproduction. Qu'on me permette une comparaison pour me faire entendre.
Raphaël a créé des tableaux d'invention, des Saintes Familles notamment, et des portraits. Les juges les plus délicats se demandent toujours lesquels valent mieux de ces Saintes Familles ou de ces portraits, et ils sont embarrassés. Je ne dirai pas qu'avec le temps ils arrivent à préférer les portraits, car bien hardi serait celui qui oserait prononcer entre ces œuvres divines. Mais avec le temps ils arrivent à n'admettre aucune infériorité entre elles, et les Vierges les plus admirées de Raphaël ne sont pas placées au-dessus de ses simples portraits; la poésie des unes n'efface pas la noble réalité des autres. Mais comment Raphaël est-il parvenu à produire, par exemple, ce surprenant portrait de Léon X, l'une des œuvres les plus parfaites qui soient sorties de la main des hommes[1]? Voulait-il peindre une Vierge, ce beau génie cherchait dans les trésors de son imagination les traits les plus purs qu'il eût rencontrés, les épurait encore, y ajoutait sa grâce propre, qu'il puisait dans son âme, et créait l'une de ces têtes ravissantes qu'on n'oublie plus quand on les a vues. Au contraire voulait-il peindre un portrait, il renonçait à combiner, à épurer, à inventer enfin. Dans la figure d'un vieux prince de l'Église au nez rouge et boursouflé, au visage sensuel, aux yeux petits mais perçants, il n'apercevait rien de laid ou de repoussant, cherchait la nature, l'admirait dans sa réalité, se gardait d'y rien changer, et n'y mettait du sien que la correction du dessin, la vérité de la couleur, l'entente de la lumière, et ces mérites il les trouvait dans la nature bien observée, car dans la laideur même elle est toujours correcte de dessin, belle de couleur, saisissante de lumière.
L'histoire c'est le portrait, comme les Vierges de Raphaël sont la poésie. Mais de même que l'on parvient au portrait de Raphaël en s'éprenant de la nature et des beautés de la réalité, en s'attachant à les rendre telles quelles, on parviendra à la grande histoire en observant les faits, en les contemplant, comme un peintre contemple la nature, l'admire même devant un laid visage, et cherche l'effet dans la vérité seule de la reproduction.
L'histoire a son pittoresque de même que la peinture, et le pittoresque est dans les hommes, dans les événements exactement et profondément observés. Par exemple, ouvrez notre histoire, prenez Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, prenez leurs ministres, leurs maîtresses et leurs confesseurs, Richelieu, Mazarin, Louvois, Colbert, Choiseul, mesdames de Montespan, de Maintenon, de Pompadour, Letellier, Fleury, Dubois; de ces êtres puissants, gracieux, faibles ou laids, allez aux héros, au fougueux Condé, au sage Turenne, à l'heureux Villars, ainsi que la postérité les appelle; de ces héros gouvernés, allez à ces héros gouvernants, Frédéric et Napoléon: contemplez ces figures comme des portraits suspendus dans le Louvre de l'histoire, observez-les comme ils sont, avec leur grandeur et leur misère, leur séduction et leur déplaisance! est-ce que vous n'éprouvez pas une sorte de tressaillement à voir ces figures telles que Dieu les a faites, comme lorsque vous rencontrez un portrait de Raphaël, de Titien ou de Velasquez? Sentez-vous combien, sous leurs traits vrais, quelquefois sublimes, quelquefois bizarres, quelquefois grossiers, il y a la beauté pittoresque de la nature? Est-ce que Henri IV avec sa profondeur d'esprit, son courage chevaleresque et calculé, sa grâce, sa bonté, sa ruse, ses appétits sensuels; Louis XIII avec sa timidité gauche, son courage, sa soumission, sa révolte contre le puissant ministre auquel il doit la gloire de son règne; Louis XIV avec sa vanité, son bon sens, sa grandeur; Louis XV avec son égoïsme, qui s'étourdit sans s'aveugler; est-ce que Richelieu avec son impitoyable génie, Mazarin avec sa patience et sa profondeur, Condé avec sa fougue que l'intelligence illumine, Turenne avec sa prudence qui s'enhardit, Villars avec son talent de saisir l'occasion, Frédéric avec son arrogant génie, Napoléon avec ce génie de Titan qui veut escalader le ciel, n'ont pas une beauté historique à laquelle ce serait crime de toucher, crime d'ajouter ou d'ôter un trait? Pour les rendre que faut-il? Les comprendre. Dès qu'on les a compris, en effet, on n'a plus qu'une passion, c'est de les bien étudier pour les reproduire tels qu'ils sont, et après les avoir bien étudiés de les étudier encore, pour s'assurer qu'on n'a pas négligé telle ride du malheur, du temps ou des passions, qui doit achever la vérité du portrait.
C'est la profonde intelligence des choses qui conduit à cet amour idolâtre du vrai, que les peintres et les sculpteurs appellent l'amour de la nature. Alors on n'y veut rien changer, parce qu'on ne juge rien au-dessus d'elle. En poésie on choisit, on ne change pas la nature; en histoire on n'a pas même le droit de choisir, on n'a que le droit d'ordonner. Si dans la poésie il faut être vrai, bien plus vrai encore il faut être en histoire. Vous prétendez être intéressant, dramatique, profond, tracer de fiers portraits qui se détachent de votre récit comme d'une toile, et se gravent dans la mémoire, ou des scènes qui émeuvent; eh bien, tenez pour certain que vous ne serez rien de tout ce que vous prétendez être, que vos récits seront forcés, vos scènes exagérées, et vos portails de pures académies. Savez-vous pourquoi? Parce que vous vous serez préoccupé du soin d'être ou dramatique, ou peintre. Au contraire, n'ayez qu'un souci, celui d'être exact, étudiez bien un temps, les personnages qui le remplissent, leurs qualités, leurs vices, leurs altercations, les causes qui les divisent, et puis appliquez-vous à les rendre simplement. Quand un personnage passe, peignez-le de manière à faire sortir son rôle de son caractère, mais sans vous y arrêter avec complaisance; les personnages ont entre eux de violents démêlés, rapportez-en ce qu'il faut pour faire comprendre les motifs de leurs différends, le sens de leurs divisions, les inconvénients de leurs caractères, et ne vous arrêtez pas pour composer des tragédies; allez, allez toujours comme le monde; s'il y a des détails techniques, donnez-les, car il y a le matériel des choses humaines qu'on ne peut omettre, car dans la réalité tout n'est pas drame, grands éclats de passion, grands coups d'épée; il y a les longs tiraillements qui précèdent les fortes crises; il y a la réunion des hommes, de l'argent, du matériel, qui précède les sanglantes rencontres de la guerre; il faut que tout cela ait sa place et son temps, que tout cela se succède dans vos récits comme dans la réalité elle-même; et si vous n'avez songé qu'à être simplement vrai, vous aurez été ce que sont les choses elles-mêmes, intéressant, dramatique, varié, instructif, mais vous ne serez rien de plus qu'elles-mêmes, vous ne serez rien que par elles, comme elles, autant qu'elles. Et n'ayez aucune inquiétude sur votre sujet quel qu'il soit. N'en craignez ni les difficultés, ni l'aridité, ni l'obscurité. Dieu a fait le spectacle du monde et l'esprit de l'homme l'un pour l'autre. Dès qu'on montre le monde à l'homme, ses yeux s'y attachent; il ne faut pour cela qu'une condition, c'est de n'y pas mettre les obscurités de son esprit en les imputant aux choses. Prenez quelque histoire ou partie d'histoire que ce soit, retracez-en les faits avec exactitude, avec leur suite naturelle, sans faux ornement, et vous serez attachant, j'ajouterai pittoresque. Si pour systématiser vos récits vous n'avez pas cherché à les grouper arbitrairement, si vous avez bien saisi leur enchaînement naturel, ils auront un entraînement irrésistible, celui d'un fleuve qui coule à travers les campagnes. Il y a sans doute de grands et petits fleuves, des bords tristes ou riants, mesquins ou grandioses. Et pourtant regardez à toutes les heures du jour, et dites si tout fleuve, rivière ou ruisseau, ne coule pas avec une certaine grâce naturelle, si à tel moment, en rencontrant tel coteau, en s'enfonçant à l'horizon derrière tel bouquet de bois, il n'a pas son effet heureux et saisissant? Ainsi vous serez, quel que soit votre sujet, si après une chose vous en faites venir une autre, avec le mouvement facile, et tour à tour paisible ou précipité de la nature.
Maintenant, après une telle profession de foi, ai-je besoin de dire quelles sont en histoire les conditions du style? J'énonce tout de suite la condition essentielle, c'est de n'être jamais ni aperçu ni senti. On vient tout récemment d'exposer aux yeux émerveillés du public, parmi les chefs-d'œuvre de l'industrie du siècle, des glaces d'une dimension et d'une pureté extraordinaires, devant lesquelles des Vénitiens du quinzième siècle resteraient confondus, et à travers lesquelles on aperçoit, sans la moindre atténuation de contour ou de couleur, les innombrables objets que renferme le palais de l'Exposition universelle. J'ai entendu des curieux stupéfaits n'apercevant que le cadre qui entoure ces glaces, se demander ce que faisait là ce cadre magnifique, car ils n'avaient pas aperçu le verre. À peine avertis de leur erreur, ils admiraient le prodige de cette glace si pure. Si, en effet, on voit une glace, c'est qu'elle a un défaut, car son mérite c'est la transparence absolue. Ainsi est le style en histoire. Du moment que vous le sentez, lui qui n'a d'autre objet que de montrer les choses, c'est qu'il est défectueux. Mais est-ce sans travail qu'on arrive à cette transparence si parfaite? Certainement non. Si le style est vulgaire ou ambitieux, s'il choque par une consonnance malheureuse, car en histoire les noms d'hommes, de lieux, de batailles sont donnés par les langues nationales, et on ne peut pas leur trouver d'équivalent, si le style choque en quelque chose, c'est la glace qui a un défaut. Simple, clair, précis, aisé, élevé quelquefois quand les grands intérêts de l'humanité sont en question, voilà ce qu'il faut qu'il soit, et je suis convaincu que les plus beaux vers, les plus travaillés, ne coûtent pas plus de peine qu'une modeste phrase de récit par laquelle il faut rendre un détail technique sans être ni vulgaire ni choquant. Mais qui aura tant de patience, de soin, de dévouement, uniquement pour se faire oublier? Qui? L'intelligence, car elle seule comprend son vrai rôle, qui est de tout montrer en ne se montrant jamais.
J'ai annoncé déjà qu'elle seule aussi saurait être juste. On me permettra de dire encore quelques mots sur cet important sujet.
Si j'éprouve une sorte de honte à la seule idée d'alléguer un fait inexact, je n'en éprouve pas moins à la seule idée d'une injustice envers les hommes. Quand on a été jugé soi-même, souvent par le premier venu, qui ne connaissait ni les personnages, ni les événements, ni les questions sur lesquelles il prononçait en maître, on ressent autant de honte que de dégoût à devenir un juge pareil. Lorsque des hommes ont versé leur sang pour un pays souvent bien ingrat, quand d'autres pour ce même pays ont consumé leur vie dans les anxiétés dévorantes de la politique, l'ambition fût-elle l'un de leurs mobiles, prononcer d'un trait de plume sur le mérite de leur sang ou de leurs veilles, sans connaissance des choses, sans souci du vrai, est une sorte d'impiété! L'injustice pendant la vie, soit! les flatteurs sont là pour faire la contre-partie des détracteurs, bien que pour les nobles cœurs les inanités de la flatterie ne contre-balancent pas les amertumes de la calomnie; mais après la mort, la justice au moins, la justice sans adulation ni dénigrement, la justice, sinon pour celui qui l'attendit sans l'obtenir, au moins pour ses enfants! Mais qui peut se flatter en histoire de tenir les balances de la justice d'une main tout à faire sûre? Hélas! personne, car ce sont les balances de Dieu dans la main des hommes! Que de problèmes, en effet, que de complications dans ces problèmes, que de nuances pour être complétement équitable! Tel homme a exécuté de grandes choses, mais a-t-il tout fait lui-même? n'a-t-il pas eu des collaborateurs pour l'aider, ou des prédécesseurs pour lui frayer les voies? Alexandre a eu derrière lui son père Philippe, dont l'éloge le remplissait de courroux. Le grand Frédéric a eu son père et le prince d'Anhalt-Dessau qui lui avaient préparé l'armée prussienne. Napoléon avait reçu de la révolution française une armée incomparable. Tel homme a causé beaucoup de mal; mais ce mal appartient-il à lui ou à son temps? N'a-t-il pas été entraîné? Les passions auxquelles il a cédé n'étaient-elles pas celles de ses contemporains autant que les siennes? Et puis, s'il a été assez malheureux pour verser le sang humain, ne faut-il pas lui tenir compte des temps où il eut ce malheur? Une seule goutte de sang dans notre siècle, où l'on sait le prix de la vie des hommes, ne doit-elle pas peser dans la balance de la justice presque autant qu'un flot de sang au treizième siècle? Que d'autres problèmes encore! Voilà un général d'un courage éprouvé, d'une intelligence prompte et sûre, qui un jour se trouble, s'égare, et perd une armée! Voilà un personnage toujours sage, qui un jour, distrait ou affaibli, s'est laissé grossièrement tromper! Comment apprécier tant d'accidents divers? Et combien de jugements plus difficiles encore à porter, si on approche de notre histoire!
Voici un jeune homme extraordinaire, qui, après dix ans d'une horrible anarchie, se présente couvert de gloire à ses contemporains! Sur les lois de son pays foulées aux pieds, lois, il est vrai, qui n'inspiraient guère le respect, lois enfin, il arrive au pouvoir suprême. Il devient par sa sagesse, sa prudence, ses bienfaits, ses miracles, les délices de son pays et l'admiration du monde. Mais bientôt l'ivresse du succès monte à sa tête, il se jette sur l'Europe, l'accable, la soumet, l'opprime, la révolte, l'attire sur lui, et tombe, entouré d'une gloire sans pareille, dans un abîme où la France est précipitée avec lui! Comment juger cette prodigieuse vie? Eut-il raison, eut-il tort en se saisissant d'un sceptre que tout le monde le conviait à prendre? Quel homme eût résisté à une telle invitation? Sa faute ne consiste-t-elle pas plutôt dans l'usage qu'il fit de l'autorité suprême? Mais si on absout l'usurpation du pouvoir pour n'en blâmer que l'usage, n'oublie-t-on pas que dans la manière violente de le prendre il y avait en germe la manière violente de l'employer? Et puis, cet abus de la victoire qui révolta le monde, la faute en est-elle tout à fait à lui, ou au monde contre lequel il lutta? Le tort de cette horrible lutte, qui a fait couler plus de sang qu'il n'en coula jamais dans aucun siècle, est-il ou tout à lui, ou tout au monde, ou par moitié à l'un et à l'autre? Est-ce à l'insatiable orgueil du vainqueur ou à l'implacable ressentiment du vaincu qu'il faut s'en prendre?
Ainsi dans une seule vie, bien grande, il est vrai, que de problèmes profonds comme l'âme humaine! Comment arriver à les résoudre?
La première condition c'est d'éteindre toute passion dans son âme. Mais comment, demandera-t-on, opérer un tel miracle? Autant dire qu'on vous placera devant le plus vaste des théâtres, le plus vaste assurément, car c'est l'univers lui-même, et qu'assis devant ce théâtre où passeront les plus illustres acteurs connus, avec leurs grandeurs et leurs misères, leurs traits terribles ou risibles, vous ne serez jamais ému, vous n'éprouverez ni indignation, ni amour, ni haine, ni sentiment du ridicule! Glacer ainsi l'âme humaine est certainement impossible, et n'est pas désirable. Mais n'est-il pas possible de détruire la passion sans détruire le sentiment? Il me semble qu'on le peut, et qu'on y arrivera en élevant son esprit par l'étude assidue de l'histoire. Placez-vous, en effet, devant le spectacle des choses humaines; méditez-le sans cesse; parvenez à le comprendre, à le pénétrer; vivez avec les hommes dans le passé et le présent; rendez-vous compte de leurs faiblesses, pour les mieux comprendre songez aux vôtres, et, par la connaissance des hommes, vous deviendrez sinon impassible, du moins équitable et juste. Toute amertume à coup sûr sortira de votre cœur. Suivant vos goûts, vous aurez une préférence pour Turenne ou pour Condé, pour Richelieu ou pour Mazarin; mais votre raison, indépendante de vos instincts, planera au-dessus de vos sensations, et rendra les arrêts que la faible humanité peut rendre, en attendant ceux de Dieu. Si par caractère vous êtes indulgent ou sévère, il en paraîtra quelque chose, non dans le fond, mais dans la forme de vos jugements. Vous pourrez être triste comme Guichardin, ou comme Tacite, mais, comme eux, vous aurez cette justice qui tient à la hauteur de la raison. Ainsi j'en reviens à ma proposition première: ayez l'intelligence des choses humaines, et vous aurez ce qu'il faut pour les retracer avec clarté, variété, profondeur, ordre et justice.
Pour moi, j'ai passé vingt-cinq ans dans la vie publique, et plus de trente dans l'étude de l'histoire. Je me suis particulièrement attaché aux annales de mon temps, de celui du moins qui finissait quand ma jeunesse commençait. Après avoir écrit l'histoire de la Révolution française, j'ai essayé d'écrire celle du Consulat et de l'Empire. L'histoire de la Révolution française est connue, et je puis dire, au moins par le nombre des exemplaires répandus, que mon siècle l'a lue. J'ai publié une grande partie de celle de l'Empire, je vais en publier la fin. Celle-ci reste à connaître et à juger. Je ne sais ce qu'en pensera le public. Il y a cependant un jugement qu'il en portera, si je ne m'abuse, c'est qu'elle est empreinte du sentiment profond de la justice et de la vérité. Je l'ai commencée en 1840, sous un roi que j'ai servi et aimé, tout en lui résistant sur quelques points; je l'ai continuée sous la république, et je l'achève sous l'empire rétabli par le neveu du grand homme dont j'ai retracé les actions... Il y a une espérance dont je me berce, c'est que personne n'apercevra dans mes écrits une trace de ces diverses époques, non-seulement dans le fond de mes jugements, mais dans les nuances mêmes de mon langage. Quand on est en présence de choses d'une dimension prodigieuse, de prospérités ou d'adversités extraordinaires, qui ont eu pour le monde des conséquences immenses, qui ont leurs beautés et leurs horreurs éternelles, songer à soi dans le moment où on les contemple, atteste ou une faiblesse de caractère, ou une faiblesse d'esprit, dont je me flatte de n'avoir jamais été atteint. J'espère donc qu'on ne s'apercevra pas que tel jour je fus en possession du pouvoir, tel jour proscrit, tel autre paisiblement heureux dans ma retraite, et que ma raison, tranquille, bienveillante, et juste au moins d'intention, apparaîtra seule dans mes récits. Je ne dis pas qu'on n'y retrouvera point mes opinions personnelles: ah! je serais bien honteux qu'on ne les retrouvât point, mais on les verra dans le dernier volume telles qu'elles ont paru dans le premier.
J'ai toujours aimé la vraie grandeur, celle qui repose sur le possible, et la vraie liberté, celle qui est compatible avec l'infirmité des sociétés humaines. Ces sentiments, je les avais en naissant, je les aurai encore en mourant, et je ne m'en suis point dépouillé pour écrire l'histoire de Napoléon; mais je ne crois pas qu'ils aient nui à la rectitude des jugements que j'ai portés sur lui, je crois plutôt qu'ils auront contribué à les éclairer. Aucun mortel dans l'histoire ne m'a paru réunir des facultés plus puissantes et plus diverses, et après avoir médité sur la fin de sa carrière, je ne change pas de sentiment. Mais lorsque je commençai son histoire, je pensais, comme je pense en finissant, que l'abus de ces facultés prodigieuses le précipita vers sa chute, et je pensais, comme je pense aujourd'hui, que l'impétuosité de son génie, jointe au défaut de frein, fut la cause de ses malheurs et des nôtres. En l'admirant profondément, en éprouvant pour sa nature grande, vive, ardente, un attrait puissant, j'ai toujours regretté que l'immodération naturelle de son caractère, et la liberté qui lui fut laissée de s'y livrer, l'aient précipité dans un abîme. Sous le rapport poétique il n'est pas moins saisissant, il l'est peut-être davantage. Du point de vue de la politique et du patriotisme, il mérite un jugement juste et sévère. Mais à toutes les époques de sa carrière je me suis attaché à le rendre tel qu'il était, et on le verra tel, j'en ai la conviction, dans mes derniers récits, poussant en 1811 et en 1812 l'aveuglement du succès jusqu'au délire, jusqu'à s'enfoncer dans les profondeurs de la Russie; apportant dans cette fatale expédition une force de conception extraordinaire, mais faiblissant dans l'exécution, atterré même pendant la retraite sous le coup imprévu qui l'a frappé, se réveillant au bord de la Bérézina, et à partir de ce jour, se relevant tout à fait sous l'aiguillon du malheur, déployant en 1813 pour ressaisir la fortune des facultés prodigieuses, mais se trompant encore sur l'état du monde, insensé cette année même dans sa politique, admirable à la guerre, admirable dans les journées les plus malheureuses, jusqu'ici mal jugées, parce qu'elles sont tout à fait inconnues; se relevant avec plus de grandeur encore en 1814, alors ne se trompant plus ni sur l'Europe, ni sur la France, ni sur lui-même, sachant qu'il est seul, seul contre tous, ayant pour la première fois raison dans sa politique contre ses conseillers les plus sages, aimant mieux succomber que d'accepter la France moindre qu'il ne l'avait reçue, comprenant avec autant de profondeur que de noblesse d'esprit que la France vaincue sera plus digne sous le sceptre des Bourbons que sous le sien, luttant donc, luttant seul, et quoique n'ayant plus d'illusions conservant un dernier genre de confiance, la confiance dans son art, la conservant immense comme son génie, et la justifiant si bien, que quoique ayant tort contre le monde, n'ayant plus la France avec lui, ne conservant à ses côtés que quelques soldats qui ont noblement juré de mourir sous le drapeau, il pèse un moment dans la balance de la destinée, autant que la raison, la justice et la vérité! Devant un tel spectacle, un tel homme, de tels événements, éprouver je ne sais quel désir de rapetisser ou de grossir telle ou telle chose pour satisfaire un sentiment personnel, serait la plus insigne des puérilités. J'ai la certitude que mon caractère n'en admet pas de pareille.
Le génie de Napoléon devant l'histoire est donc hors de cause. Mais, à mon avis, ce qui ne l'est pas, c'est la liberté qui lui fut laissée de tout vouloir et de tout faire. Ma conviction à cet égard date, non pas de 1855 ou de 1852, mais du jour même où j'ai commencé à penser. Pouvoir tout ce qu'on est capable de vouloir est, à mon avis, le plus grand des malheurs. Les juges qui voient dans Napoléon un homme de génie, n'y voient pas tout: il faut y reconnaître un des esprits les plus sensés qui aient existé, et pourtant il aboutit à la plus folle des politiques. Le despotisme peut tout sur les hommes, puisqu'il a pu pervertir le bon sens de Napoléon. On verra donc dans mon récit la trace constante de cette conviction, mais qu'y puis-je faire? Il y a quarante ans que j'ai commencé à réfléchir, et j'ai toujours pensé de la sorte. Je sais bien qu'on me dira que c'est un préjugé de ma vie, je le veux bien; mais je répondrai que c'est un préjugé de toute ma vie. Je ne demande aux yeux de certains esprits que ce genre d'excuse. Je sais tous les dangers de la liberté, et, ce qui est pis, ses misères. Et qui les saurait, si ceux qui ont essayé de la fonder, et y ont échoué, ne les connaissaient pas? Mais il y a quelque chose de pis encore, c'est la faculté de tout faire laissée même au meilleur, même au plus sage des hommes. On répète souvent que la liberté empêche de faire ceci ou cela, d'élever tel monument, ou d'exercer telle action sur le monde. Voici à quoi une longue réflexion m'a conduit: c'est à penser que si quelquefois les gouvernements ont besoin d'être stimulés, plus habituellement ils ont besoin d'être contenus; que si quelquefois ils sont portés à l'inaction, plus habituellement ils sont portés, en fait de politique, de guerre, de dépense, à trop entreprendre, et qu'un peu de gêne ne saurait jamais être un malheur. On ajoute, il est vrai: Mais cette liberté destinée à contenir le pouvoir d'un seul, qui la contiendra elle-même? Je réponds sans hésiter: Tous. Je sais bien qu'un pays peut parfois s'égarer, et je l'ai vu, mais il s'égare moins souvent, moins complétement qu'un seul homme.
Je m'aperçois que je m'oublie, et je me hâte d'affirmer que je ne veux persuader personne. J'ai voulu seulement expliquer la raison d'une opinion dont on trouvera la trace dans cette histoire, opinion que l'âge et l'expérience n'ont point affaiblie, et dont, j'ose l'affirmer, l'intérêt personnel n'a point été chez moi le soutien. Si en effet j'osais parler de ma personne, je dirais que jamais je ne fus plus heureux que depuis que, rentré dans le repos, j'ai pu reprendre ma profession première, celle de l'étude assidue et impartiale des choses humaines. Certains esprits pourront ne pas me croire, et ils en auront le droit, comme j'aurai celui de ne pas les croire à mon tour, quand ils affirmeront que c'est avec désintéressement qu'ils professent l'excellence du pouvoir absolu.
Je demande pardon d'avoir quitté les hautes régions de l'histoire, pour entrer un moment dans la région des controverses contemporaines. J'ai voulu, je le répète, en avouant l'opinion qui percera seule dans ce livre, invoquer une excuse pour ma persistance dans des convictions qui remontent aux premières années de ma vie. On reconnaîtra, j'en suis sûr, dans ces derniers volumes, un historien admirateur ardent de Napoléon, ami plus ardent de la France, déplorant que cet homme extraordinaire ait pu tout faire, tout, jusqu'à se perdre, mais lui sachant un gré immense de nous avoir laissé, en nous laissant la gloire, la semence des héros, semence précieuse qui vient de lever encore dans notre pays, et de nous donner les vainqueurs de Sébastopol. Oui, même sans lui, nos soldats, ses élèves, ont été aussi grands, aussi heureux qu'ils le furent jadis avec lui! Puissent-ils l'être toujours, et puissent nos armées, quel que soit le gouvernement qui les dirige, être toujours triomphantes! Le plus grand dédommagement de n'être rien dans son pays, c'est de voir ce pays être dans le monde tout ce qu'il doit être.
Paris, 10 octobre 1855.
A. THIERS.