Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE TRENTE-NEUVIÈME.
TORRÈS-VÉDRAS.
Vicissitudes de la guerre d'Espagne pendant la fin de l'année 1809. — Retraite des Anglais après la bataille de Talavera et leur longue inaction en Estrémadure. — Déconsidération de la junte centrale et réunion des cortès espagnoles résolue pour le commencement de 1810. — Événements dans la Catalogne et l'Aragon. — Habiles manœuvres du général Saint-Cyr en Catalogne pour couvrir le siége de Girone. — Longue et héroïque défense de cette place par les Espagnols. — Disgrâce du général Saint-Cyr et son remplacement par le maréchal Augereau. — Conduite du général Suchet en Aragon depuis la prise de Saragosse. — Combats d'Alcanitz, de Maria, de Belchite. — Occupation définitive de l'Aragon et habile administration du général Suchet dans cette province. — Développement inquiétant des bandes de guérillas dans toute l'Espagne, et particulièrement dans le nord. — Au lieu de s'en tenir à ce genre de guerre, les Espagnols veulent recommencer les grandes opérations, malgré le conseil des Anglais, et s'avancent sur Madrid. — Bataille d'Ocaña livrée le 19 novembre, et dispersion de la dernière armée espagnole. — Épouvante et désordre à Séville. — Projet de la junte de se retirer à Cadix. — Commencements de l'année 1810. — Plans des Français pour cette campagne. — Emploi des nombreux renforts envoyés par Napoléon. — Situation de Joseph à Madrid. — Sa cour. — Son système politique et militaire opposé à celui de Napoléon. — Joseph veut profiter de la victoire d'Ocaña pour envahir l'Andalousie, dans l'espérance de trouver de grandes ressources dans cette province. — Malgré sa détermination de réunir toutes ses forces contre les Anglais, Napoléon consent à l'expédition d'Andalousie, dans la pensée de reporter ensuite ses troupes de l'Andalousie vers le Portugal. — Marche de Joseph sur la Sierra-Morena. — Entrée à Baylen, Cordoue, Séville, Grenade et Malaga. — La faute de ne s'être pas porté tout de suite sur Cadix permet à la junte et aux troupes espagnoles de s'y retirer. — Commencement du siége de Cadix. — Le 1er corps est destiné à ce siége; le 5e corps est envoyé en Estrémadure, le 4e à Grenade. — Fâcheuse dissémination des troupes françaises. — Pendant l'expédition d'Andalousie, Napoléon convertit les provinces de l'Èbre en gouvernements militaires, avec l'arrière-pensée de les réunir à l'Empire. — Désespoir de Joseph, et envoi à Paris de deux de ses ministres pour réclamer contre la réunion projetée. — Après de longs retards, on commence enfin les opérations de la campagne de 1810. — Tandis que le général Suchet assiége les places de l'Aragon, et que le maréchal Soult assiége Cadix et Badajoz, le maréchal Masséna doit prendre Ciudad-Rodrigo et Alméida, et marcher ensuite sur Lisbonne à la tête de 80 mille hommes. — Siége de Lerida. — Le maréchal Masséna, ayant accepté malgré lui le commandement de l'armée de Portugal, arrive de sa personne à Salamanque en mai 1810. — Triste état dans lequel il trouve les troupes destinées à agir en Portugal. — Mauvais esprit de ses lieutenants. — L'armée, qui devait être de 80 mille hommes, se réduit tout au plus à 50 mille au moment de l'entrée en campagne. — Efforts du maréchal Masséna pour suppléer à tout ce qui lui manque. — Siége et prise de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida en juillet 1810. — Après la conquête de ces deux forteresses, le maréchal Masséna se prépare à envahir le Portugal par la vallée du Mondego. — Difficultés qu'il rencontre pour se procurer des vivres, des munitions, des moyens de transport. — Passage de la frontière le 15 septembre. — Sir Arthur Wellesley devenu lord Wellington. — Ses vues politiques et militaires sur la Péninsule. — Choix d'une position inexpugnable en avant de Lisbonne, pour résister à toutes les forces que Napoléon peut envoyer en Espagne. — Lord Wellington se prépare à s'y retirer en détruisant toutes les ressources du pays sur les pas des Français. — Retraite de l'armée anglaise sur Coimbre. — Le maréchal Masséna poursuit les Anglais dans la vallée du Mondego. — Difficultés de sa marche. — Les Anglais s'arrêtent sur la Sierra-d'Alcoba. — Bataille de Busaco livrée le 26 septembre. — Les Français n'ayant pu forcer la position de Busaco parviennent à la tourner. — Retraite précipitée des Anglais sur Lisbonne. — Poursuite énergique de la part des Français. — Les Anglais entrent dans les lignes de Torrès-Védras les 9 et 10 octobre. — Description de ces lignes fameuses. — Le maréchal Masséna après en avoir fait une exacte reconnaissance désespère de les forcer. — Il se décide à les bloquer jusqu'à l'arrivée de nouveaux renforts. — En attendant il prend une solide position sur le Tage, entre Santarem et Abrantès, et s'applique à construire un équipage de pont afin de manœuvrer sur les deux rives du fleuve, et de vivre aux dépens de la riche province d'Alentejo. — Envoi du général Foy à Paris pour faire connaître à Napoléon les événements de la campagne, et pour solliciter à la fois des instructions et des secours. — État de l'armée anglaise dans les lignes de Torrès-Védras. — Démêlés de lord Wellington avec le gouvernement portugais; ses difficultés avec le cabinet britannique. — État des esprits en Angleterre. — Inquiétudes conçues sur le sort de l'armée anglaise, et tendance à la paix, surtout depuis les souffrances du blocus continental. — Avénement du prince de Galles à la régence. — Disposition de ce prince à l'égard des partis qui divisent le parlement. — Le plus léger incident peut faire pencher la balance en faveur de l'opposition, et amener la paix. — Voyage du général Foy à travers la Péninsule. — Son arrivée à Paris, et sa présentation à l'Empereur.
Nov. 1809. Situation des armées anglaise et espagnole après la bataille de Talavera. Après la bataille de Talavera et la perte du pont de l'Arzobispo, les Anglais et les Espagnols s'étaient repliés précipitamment du Tage sur la Guadiana. Bien qu'indécise, cette bataille ayant amené la réunion des forces françaises autour de Madrid, avait pour eux les effets d'une bataille perdue, car elle ne leur laissait d'autre ressource que de s'enfoncer en toute hâte dans le midi de la Péninsule, en abandonnant leurs blessés, leurs malades, et même une partie de leur matériel. Nécessité pour elles de se retirer en Estrémadure. Les Espagnols s'étaient réfugiés en Andalousie derrière la Sierra-Morena. Sir Arthur Wellesley était venu prendre position au fond de l'Estrémadure, dans les environs de Badajoz. Là, se plaignant, suivant son usage, de la faible coopération des Espagnols, surtout de leur négligence à lui procurer des vivres, comme s'ils avaient dû pourvoir aux besoins de ses troupes quand ils ne savaient pas nourrir les leurs, établi du reste dans un pays fertile en céréales et riche en bétail, avec une retraite assurée en Portugal, résolu à ne plus s'aventurer légèrement dans l'intérieur de la Péninsule depuis qu'il appréciait le danger auquel il avait échappé miraculeusement, sir Arthur Wellesley alléguait pour motiver son inaction les chaleurs accablantes de cette année, et conseillait aux Espagnols d'éviter les grandes batailles, de prendre une bonne position sur la Sierra-Morena, d'y bien défendre l'Andalousie, d'y attendre les effets du temps, toujours contraire à l'envahisseur sous un climat comme celui de l'Espagne, d'apprendre enfin à se gouverner, à s'administrer, à discipliner leurs armées.
Ces conseils fort sensés, mais plus faciles à donner qu'à suivre, et exprimés dans un langage qui n'était pas propre à les faire accueillir, ne pouvaient être d'une grande utilité aux Espagnols, jetés par amour pour la royauté dans une révolution presque aussi violente que celle dans laquelle l'amour de la liberté avait précipité les Français vingt ans auparavant, apportant à tout ce qu'ils faisaient l'ardeur naturelle aux peuples méridionaux, et ayant à vaincre la double difficulté de se gouverner et de se défendre contre une formidable invasion. Des peuples moins passionnés, moins inexpérimentés que les Espagnols, auraient pu en pareille situation se montrer aussi malhabiles, et difficilement aussi fermes. Au surplus, n'acceptant pas pour eux-mêmes les reproches offensants de sir Arthur Wellesley, ils les renvoyaient à la junte centrale qui avait remplacé la régence d'Aranjuez, et à laquelle c'était la coutume alors de s'en prendre de tout ce qui arrivait, non pas de bien et de mal, mais de mal seulement.
La junte centrale chargée du gouvernement de l'Espagne. Si les Anglais étaient mécontents, s'ils avaient plus de besoins qu'on ne pouvait en satisfaire, s'ils étaient immobiles par un effet du calcul ou des chaleurs, si des troupes indisciplinées conduites par des moines ne pouvaient tenir tête aux vieilles bandes de Napoléon, la faute en était, disait-on, au mauvais esprit, à l'incapacité de la junte centrale. Cette malheureuse junte avait pour lui donner des leçons, indépendamment de tous les partis qui pensaient autrement qu'elle, les juntes provinciales, jalouses comme toujours de l'autorité supérieure. Déchaînement contre cette junte, et demande de la convocation des cortès. La junte provinciale de Séville importunée de voir la junte centrale gouverner chez elle, la junte provinciale de Valence fière de sa prétendue invincibilité, la junte provinciale de Badajoz se faisant l'écho des Anglais retirés sur son territoire, lui prodiguaient les outrages de tout genre, et la sommaient chaque jour de convoquer les cortès, qui étaient le nouveau remède duquel on espérait dans le moment la guérison de tous les maux.
Rien n'eût été si facile que d'obéir à ce vœu, et la junte centrale, fatiguée de son triste et périlleux rôle, se serait hâtée de résigner son autorité entre les mains des cortès, si on eût été unanime sur l'opportunité de leur convocation. Mais il n'en était rien. Quoique l'Espagne n'eût pas commencé sa révolution comme la France en 1789 par une explosion de libéralisme, qu'elle l'eût commencée au contraire par une explosion de royalisme, elle en était bientôt arrivée au même point, et elle agitait toutes les questions que les Français traitaient jadis dans l'Assemblée constituante. Il y avait un parti d'hommes éclairés qui voulaient qu'on profitât de l'absence de la royauté pour opérer les changements que le temps commandait, et lui rendre, quand elle reviendrait, l'Espagne réformée et rajeunie; qui croyaient en avoir, outre le droit naturel à toute nation, le droit acquis par leur dévouement à la dynastie, et qui, au point de vue de la défense nationale, regardaient comme habile en réformant eux-mêmes les abus, d'ôter à Napoléon le seul prétexte dont il avait pu colorer sa conduite, celui d'avoir envahi l'Espagne pour la régénérer. Ce n'était pas spécialement chez la bourgeoisie que se rencontrait cette manière de penser, c'était chez elle sans doute, mais aussi parmi beaucoup de membres de l'aristocratie espagnole, et parmi des hommes instruits dispersés dans toutes les classes, mais réunis par les circonstances en un seul parti que les événements rendaient puissant. L'opinion opposée se trouvait répandue également dans diverses classes; elle se rencontrait dans la portion peu éclairée de la noblesse, dans le clergé, dans la magistrature, dans l'armée, dans une portion aussi de la bourgeoisie espagnole, et même chez quelques hommes instruits que la révolution française avait remplis d'épouvante. Tandis que les uns, penchant pour une réforme complète de la monarchie, demandaient qu'on rassemblât les cortès, seul instrument possible pour une révolution sociale, les autres, qui ne voulaient pas de révolution, demandaient que, loin de s'engager davantage dans le régime des assemblées, on en revînt au plus vite à celui d'une régence royale, par lequel on avait commencé à Aranjuez, et que l'on composerait de cinq ou six personnages considérables choisis parmi les généraux, les membres du haut clergé et les anciens ministres de la monarchie. À la tête de ce dernier parti figuraient les Palafox, défenseurs de Saragosse, le duc de l'Infantado, le général Gregorio de la Cuesta, un personnage singulier, le comte de Montijo, noble vivant au milieu du peuple dont il aimait à fomenter les passions, le marquis de La Romana, commandant les armées du nord de l'Espagne, enfin l'ancien ministre Florida-Blanca. À la tête du parti contraire se trouvaient le célèbre M. de Jovellanos, et beaucoup d'hommes tels que MM. de Toreno, Arguelès et autres, moins connus à cette époque qu'ils ne le furent depuis, et s'essayant alors à donner à leur pays un gouvernement digne d'une nation civilisée.
Après une longue lutte entre les deux partis contraires, une circonstance imprévue amena le dénoûment. On avait découvert une sorte de complot des grands personnages, chefs du parti opposé à toute révolution, pour dissoudre la junte centrale, s'emparer du pouvoir, et gouverner monarchiquement, et sans réforme. Ils avaient voulu s'assurer l'appui des Anglais, et avaient fait une ouverture à Henri Wellesley, ambassadeur d'Angleterre et frère d'Arthur Wellesley, général de l'armée britannique. L'ambassadeur, quoique l'Angleterre ne fût pas favorable à la junte centrale et au système d'une réforme générale, avait loyalement averti les principaux membres de cette junte. La convocation des cortès résolue pour le commencement de 1810. Le complot fut ainsi déjoué, mais la junte centrale sentant l'impossibilité de se maintenir plus longtemps, voulut être remplacée par les vrais représentants de la nation, et décréta que les cortès seraient convoquées pour le commencement de 1810, se réservant de fixer plus tard le mode, le lieu et l'instant précis de leur convocation, d'après les circonstances de la guerre. Reconnaissant en même temps le besoin d'une autorité plus concentrée, elle institua une commission exécutive de six membres, à laquelle furent déférées toutes les mesures de gouvernement, tandis qu'elle ne s'attribua à elle-même que les matières législatives. Au nombre des membres de cette commission exécutive se trouva le marquis de La Romana, personnage remuant, promettant toujours de grandes choses et n'en ayant jamais accompli qu'une seule, celle de s'échapper du Danemark avec sa division. Il avait été transféré de la Vieille-Castille en Andalousie pour y réorganiser les troupes de cette partie de la Péninsule.
Distribution des armées espagnoles en armées de gauche, du centre et de droite. Les armées espagnoles étaient divisées à cette époque en armée de gauche, comprenant les troupes qui disputaient la Vieille-Castille, le royaume de Léon, les Asturies et la Galice au général Kellermann, au général Bonnet, au maréchal Ney; en armée du centre, comprenant les troupes qui gardaient l'Estrémadure, la Manche, l'Andalousie, qui avaient perdu les batailles de Medellin, de Ciudad-Real, d'Almonacid, et croyaient avoir gagné celle de Talavera, parce que les Anglais avaient bien défendu leur position; enfin en armée de droite, comprenant les troupes qui, sous les généraux Reding et Blake, avaient essayé pendant toute l'année 1809, d'arracher la Catalogne au général Saint-Cyr, et l'Aragon au général Suchet.
Efforts du gouvernement espagnol pour réorganiser l'armée du centre, et tenter de nouveau le sort des armes sur la route de Madrid. La prétention de la nouvelle commission exécutive était de créer une vaste armée du centre, pour revenir sur la Manche, et reconquérir Madrid sur le roi Joseph, qui ayant réuni sous sa main les corps des maréchaux Victor, Mortier, Soult, des généraux Sébastiani et Dessoles, pouvait faire agir ensemble 80 mille hommes des premières troupes du monde. En vain sir Arthur Wellesley conseillait-il de ne plus livrer de grandes batailles, tant qu'on ne pourrait pas opposer aux Français des forces mieux organisées, les nouveaux chefs du gouvernement espagnol ne tenaient pas grand compte de ses avis, et se donnaient beaucoup de mouvement pour l'organisation de cette nouvelle armée du centre. Ils avaient rassemblé pour la former les troupes qui sous Gregorio de la Cuesta s'étaient battues à Talavera, celles qui sous Vénégas avaient perdu la bataille d'Almonacid, et qui constituaient en ce moment les armées de l'Estrémadure et de la Manche. On y avait ajouté un détachement de Valenciens, et pour en composer le matériel on avait employé tout ce qu'on recevait journellement de la main des Anglais. On se flattait de former ainsi une armée de 50 à 60 mille hommes, pourvue d'une belle cavalerie, et d'une artillerie qui était la meilleure d'Espagne. L'orgueilleux Gregorio de la Cuesta devait d'abord commander cette armée; mais la junte ne l'aimait guère, et, sur quelques offres de démission qu'il avait faites, suivant son usage de toujours menacer de sa retraite, on l'avait pris au mot, et on lui avait donné pour successeur le général Eguia, dont le seul mérite était de n'avoir pas perdu les dernières batailles. On se proposait, les chaleurs passées, d'agir offensivement contre les troupes que Joseph avait rassemblées autour de Madrid, et en attendant on pressait les armées de gauche et de droite d'agir sur les derrières des Français, pour amener ceux-ci à reporter leurs forces au nord, et à se dégarnir vers Madrid.
Événements de la Catalogne à la fin de l'année 1809. Pendant ce temps, en effet, il se passait des événements assez graves en Catalogne et en Aragon d'un côté, en Vieille-Castille de l'autre. En Catalogne, le général Saint-Cyr avait lutté toute l'année 1809 contre les Catalans et contre les troupes du général Reding, qu'il avait fini par rejeter dans Tarragone. Il s'était ensuite reporté sur Barcelone, pour y mettre quelque ordre, y verser des vivres, et en extraire les prisonniers faits dans les quatre batailles qu'il avait gagnées sur les armées de Catalogne. Il avait conduit ces prisonniers jusqu'à la frontière, et commencé ensuite le siége de Girone, que Napoléon lui avait assigné un peu légèrement, comme une tâche facile, et qui devait être le couronnement de ses glorieux services. Le général Verdier fut chargé de diriger les travaux d'attaque, et le général Saint-Cyr se réserva la mission de les couvrir. Siége de Girone. On ne savait pas encore assez, même après la prise de Saragosse, que les siéges étaient en Espagne de grandes opérations de guerre, bien plus difficiles que les batailles, et que le plus habile chef, avec une parfaite unité de commandement, suffirait à peine pour triompher des forteresses espagnoles. Des siéges immortels et terribles devaient bientôt nous l'apprendre.
Le général Saint-Cyr laissant au général Verdier toutes les forces dont il put se priver, et n'emmenant avec lui que douze mille hommes, surprit adroitement la fertile plaine de Vich, s'y procura pour lui et le général Verdier des vivres assez considérables, puis s'établit dans une position où il était en mesure d'arrêter les armées qu'on ne pouvait pas manquer d'envoyer au secours de Girone.
La grosse artillerie, longtemps attendue, étant enfin arrivée, le général Verdier commença les travaux d'approche. La ville de Girone, située au bord du Ter, au pied de hauteurs fortifiées, entourée d'ouvrages réguliers, remplie d'une population fanatique, dans laquelle les femmes elles-mêmes jouaient un rôle actif sous le titre de compagnie de Sainte-Barbe, défendue par une garnison de sept mille hommes et par un commandant héroïque, don Alvarez de Castro, s'était promis de s'immortaliser par sa résistance, et on va voir qu'elle tint parole. D'ailleurs le long intervalle de temps employé à préparer l'attaque, par suite de la difficulté des transports, lui avait permis de pourvoir complétement à sa défense.
Le général Sanson, officier habile, chargé de diriger les opérations du génie, ayant décidé qu'il fallait commencer par la conquête des hauteurs, on ouvrit la tranchée devant le fort de Montjouich, et après de longs cheminements on parvint à faire brèche. Malheureusement le siége n'étant pas conduit avec la précision convenable, on laissa s'écouler plusieurs jours entre le moment où l'assaut était devenu possible et celui où il fut donné, de manière que l'ennemi put tout disposer pour une résistance énergique. Nos troupes, arrêtées par la vaillance des assiégés, et surtout par les obstacles élevés derrière la brèche, furent repoussées, ce qui excita dans la population de la ville une exaltation extraordinaire.
Après cette épreuve, le point d'attaque contre le fort de Montjouich paraissant mal choisi, on le changea, et des travaux d'approche furent entrepris contre un autre bastion. On devine ce que devaient coûter de temps, de sang, d'efforts inutiles, ces changements dans la direction du siége. En présence de ce qui se passait le zèle de nos soldats n'avait pas dû s'accroître, ni le fanatisme des habitants s'attiédir. Enfin la brèche étant de nouveau praticable, et les Espagnols sentant cette fois l'impossibilité de nous disputer le fort de Montjouich, l'évacuèrent pendant la nuit. Ce fort devint ainsi notre conquête, mais après un nombre de jours qui égalait déjà la durée des plus grands siéges.
Fatigués du temps employé aux opérations préliminaires, nos soldats entreprirent l'attaque de la place elle-même, en descendant sur les bords du Ter, et en venant s'établir sous le feu plongeant des hauteurs restées au pouvoir de l'ennemi. Un nouveau siége fut entrepris contre l'enceinte de la ville, et la brèche étant devenue accessible, on résolut de livrer l'assaut. Don Alvarez de Castro, à la tête de sa garnison, ayant derrière lui tous les habitants, hommes et femmes, avait juré de mourir plutôt que de se rendre, et d'opposer aux Français, à défaut des murailles renversées par leur canon, des monceaux de cadavres. L'assaut, en effet, fut donné avec la plus grande vigueur, repoussé et recommencé avec acharnement sous le feu de la place et des hauteurs, au bruit des cloches et des cris d'une population fanatique. Assaut donné à la place de Girone, et repoussé par les Espagnols. Plusieurs fois nos braves soldats parvinrent à gravir le sommet de la muraille, et toujours ils y trouvèrent une foule d'hommes furieux se pressant devant eux, et leur opposant des masses impénétrables. Des femmes, des prêtres, des enfants se montraient avec les soldats sur cette brèche inondée de sang, couverte de feux, et il fallut enfin céder au noble délire du patriotisme espagnol. C'était le second assaut qui ne nous avait pas réussi pendant ce siége. Jamais rien de pareil ne nous était arrivé depuis Saint-Jean d'Acre, et ne devait nous arriver même dans les siéges d'Espagne. Nous dûmes renoncer aux attaques de vive force, et recourir au blocus, qui, du reste, semblait suffisant, car le typhus, la famine, dévoraient l'héroïque population de Girone et emportaient ses derniers défenseurs. Son gouverneur lui-même était atteint dès lors d'une maladie mortelle.
Blocus de Girone, et combats autour de la place pour en empêcher le ravitaillement. Empêcher le ravitaillement était dorénavant l'unique condition du succès, et ce soin regardait le général Saint-Cyr. Ce général venait de s'attirer une disgrâce, facile à prévoir, en relevant avec trop peu d'égards ce qu'il y avait d'irréflexion dans les ordres envoyés de Paris. Il avait été remplacé par l'un des vieux compagnons d'armes de Napoléon, par le maréchal Augereau, resté sans emploi depuis Eylau, et sollicitant vivement sa rentrée au service. Mais le maréchal, après avoir désiré ardemment cette nomination, ne s'était guère pressé de remplir ses devoirs, et il avait fallu que le général Saint-Cyr continuât dans les conjonctures les plus difficiles de commander une armée qui avait cessé de lui appartenir, et qu'il n'avait plus sous ses ordres que pour quelques jours.
En ce moment le général Blake, sachant que Girone était menacée de succomber par la famine, avait réuni tous les débris des armées de Catalogne et d'Aragon, et s'était avancé avec un convoi de mille bêtes de somme pour ravitailler la place. Accouru au plus vite, le général Saint-Cyr se plaça sur la route de Barcelone pour tenir tête aux Catalans dans la partie la plus accessible et la plus menacée de la ligne du blocus. Le général Verdier resta chargé de défendre les bords du Ter et les approches immédiates de l'enceinte. On demeura trois jours entiers les uns devant les autres, et plongés dans un brouillard épais, à travers lequel on entendait la voix des hommes sans les apercevoir. Mais tandis que le général Saint-Cyr contenait cet ennemi invisible, la division Lecchi, du corps de siége, se laissa surprendre, et le général espagnol put faire entrer dans Girone, outre le convoi de vivres, un renfort de quatre mille hommes, secours plus dangereux qu'utile, car les assiégés ne manquaient pas de bras mais de subsistances.
Le malheureux Alvarez de Castro, dont cette opération n'avait point augmenté les ressources, ayant fait parvenir au général Blake un avis secret pour réclamer de nouveaux secours, celui-ci s'efforça encore une fois d'introduire un convoi dans la place, quel que pût être le péril, car la Catalogne entière demandait qu'on sauvât Girone à tout prix. Il s'approcha, en effet, avec d'immenses approvisionnements par des routes détournées et difficiles. Mais cette fois le général Saint-Cyr ne s'en fiant qu'à lui-même, prit les meilleures dispositions, et cacha ses forces de manière à laisser arriver le convoi et les troupes qui l'accompagnaient jusqu'aux portes mêmes de Girone. Tout à coup ses colonnes, adroitement cachées, arrêtèrent en tête, prirent en flanc et en queue le convoi ainsi que son escorte, enlevèrent plusieurs milliers de bêtes de somme richement chargées, et firent en outre quelques milliers de prisonniers. Les pauvres assiégés virent, du haut de leurs murs, passer au camp des assiégeants les vivres dont ils avaient un urgent besoin, et bientôt, décimés par la fièvre, le typhus, la famine, privés de leur commandant qui était près d'expirer, ils furent obligés de se rendre le 11 décembre, après plus de six mois de siége, laissant dans l'histoire un souvenir immortel. Reddition de Girone. Le général Saint-Cyr, parti après avoir repoussé le corps de Blake, n'eut pas l'honneur de recevoir cette reddition, bien qu'il en eût tout le mérite. Il fut même mis aux arrêts pour être parti trop tôt, et le maréchal Augereau, qui n'était arrivé que pour assister à l'ouverture des portes, obtint de Napoléon les plus grandes félicitations. Le général Saint-Cyr remplacé en Catalogne par le maréchal Augereau. Ainsi le gouvernement impérial se comportait déjà comme ces gouvernements affaiblis et aveuglés, préférant les favoris qui les flattent aux bons serviteurs qui les importunent par l'indépendance de leurs avis.
Tels avaient été les événements en Catalogne pendant la fin de 1809. Cette grande province, désolée mais non soumise par la prise de Girone, ne devait rien tenter d'important pendant l'hiver de 1809 à 1810. Événements en Aragon pendant la fin de l'année 1809. En Aragon, les événements avaient eu aussi leur gravité. Après la reddition de Saragosse, le 5e corps, sous le maréchal Mortier, s'était porté sur le Tage, et le 3e, épuisé par le terrible siége de Saragosse, était resté en Aragon. Heureusement ce corps venait de recevoir un chef sage, habile et ferme, c'était le général Suchet. Ce général, excellant à la fois dans la direction des opérations militaires et dans l'administration des armées, double mérite assez rare chez les lieutenants de Napoléon, plus habitués à obéir qu'à commander, savait au même degré se faire aimer du soldat et estimer des peuples, malgré les souffrances inévitables d'une guerre affreuse. Son corps était composé de trois vieux régiments d'infanterie, les 14e, 44e de ligne et 5e léger, de quatre nouveaux, les 114e, 115e, 116e, 117e de ligne, de trois régiments d'infanterie polonaise, du 13e de cuirassiers (seul corps de cette arme qui se trouvât en Espagne), de quelque cavalerie légère, enfin d'une belle artillerie. Il s'empara fortement de ces troupes, et s'efforça de faire rentrer dans leur cœur le sentiment du devoir, ainsi que la résignation à une guerre que le siége de Saragosse leur avait rendue odieuse. Après leur avoir procuré quelque repos, il les ramena droit à l'ennemi. Combats livrés par le général Blake pour enlever l'Aragon au général Suchet. Le général Blake, qui comme on vient de le voir, commandait toutes les armées de droite (suivant la dénomination espagnole), avant formé le projet de profiter du départ du 5e corps pour se jeter sur l'Aragon et reconquérir Saragosse, le général Suchet ne voulut point attendre son attaque, et alla à sa rencontre vers Alcanitz. Mais le général français put bientôt s'apercevoir que la fatigue, le dégoût, une organisation insuffisante avaient produit sur ses troupes des effets plus fâcheux qu'il ne le supposait d'abord, et, après une conduite assez molle de leur part, il fut obligé de les reporter en arrière. Par bonheur le général Blake, ne profitant pas de ce premier avantage, lui laissa le temps de concentrer ses forces à Saragosse, d'y recruter ses régiments avec quelques nouveaux soldats tirés de la Navarre, de les réorganiser, de les vêtir avec les ressources du pays, de les soulager de leurs souffrances, de les ranimer, de leur rendre enfin de l'assurance et de l'ardeur à combattre. Lorsque le général Suchet les eut ainsi remplis d'un esprit tout nouveau, il attendit à Maria l'armée de Blake, qui arrivait confiante et renforcée, accepta la bataille dans une position défensive bien choisie, et puis après avoir laissé s'épuiser la première ardeur des Espagnols, passant de la défense à l'attaque, il les culbuta dans d'affreux ravins, et leur causa une perte considérable. Sûr désormais de ses troupes, il suivit l'armée espagnole à Belchite, la trouva de nouveau en bataille et disposée à résister, l'assaillit vigoureusement, lui enleva toute son artillerie et plusieurs milliers de prisonniers.
Établissement définitif des Français en Aragon. À partir de ce jour le général Blake dut renoncer à disputer les campagnes de l'Aragon au général Suchet, et celui-ci n'eut plus affaire qu'aux guérillas et aux places fortes. C'était à lui et au maréchal Augereau à prendre Lerida, Mequinenza, Tortose, Tarragone, avant de songer à pénétrer dans le royaume de Valence. Mais le siége de Girone peut donner une idée de ce que devaient être des siéges dans ces contrées.
Habile administration du général Suchet, et pacification des esprits dans la province où il commande. Le général Suchet, maître de Saragosse et des fertiles campagnes d'Aragon, s'était dès lors appliqué à calmer le pays, à y faire renaître un peu d'ordre, à en éloigner les guérillas, à en tirer les ressources nécessaires à l'armée avec le moindre dommage possible pour les habitants, et à préparer enfin l'immense matériel de siége qui était indispensable pour la conquête des places. Sachant par de nombreuses expériences que dans un pays riche la charge d'une armée conquérante, lourde sans doute, ne saurait pourtant être ruineuse, si pour se procurer le nécessaire on emploie, au lieu de la main dévastatrice du soldat, la main discrète d'une administration intelligente et probe, il convoqua les anciens membres du gouvernement de la province, et entre autres l'archevêque de Saragosse, leur exposa les besoins de son armée, le désir qu'il avait de ménager les habitants en la faisant vivre, la volonté bien arrêtée chez lui de les rendre heureux autant que possible, s'ils secondaient ses intentions bienfaisantes. Ils reconnurent à son langage persuasif, à son visage doux et intelligent, l'homme honnête et habile, qui, chargé de les soumettre, ne voulait pas les opprimer, et ils prirent la résolution de l'aider de tous leurs moyens. Saragosse, par son héroïque résistance, croyait avoir payé sa dette à l'indépendance de l'Espagne, et l'avait payée en effet. D'ailleurs tous les caractères passionnés et implacables avaient été ou détruits, ou dispersés, et le reste de la population demandait un repos chèrement acheté. Ces dispositions vinrent à propos seconder les intentions du général Suchet, et en peu de mois Saragosse sembla renaître de ses cendres. Le général rétablit les anciens impôts, les anciens percepteurs, les anciennes autorités, ordonna, d'accord avec les membres de l'administration provinciale, que tous les revenus fussent versés dans la caisse de la province, en abandonna une grande partie pour les besoins du pays, et prit le surplus pour les besoins de son armée, en faisant la promesse, qu'il tint scrupuleusement, de respecter les personnes et les propriétés. Tout en ne laissant manquer ses soldats de rien, il eut l'art de faire à propos certaines dépenses de nature à flatter l'esprit du pays. Au lieu de vendre l'argenterie de l'église de Notre-Dame del Pilar, objet de la vénération générale, il la rendit; il consacra quelques fonds au rétablissement du canal d'Aragon, latéral à l'Èbre, ainsi qu'à la réparation des édifices les plus endommagés par la guerre: pendant ce temps il faisait réunir, réparer la grosse artillerie, tant celle qu'on avait apportée que celle qu'on avait trouvée en Espagne, et préparait ainsi tous les moyens d'assiéger les importantes places de Lerida et de Mequinenza, qu'il fallait prendre nécessairement avant que l'armée de Catalogne pût seulement s'approcher de Tortose et de Tarragone.
Développement effrayant des guérillas. Il n'y avait qu'un obstacle à la pacification complète de l'Aragon, c'étaient les guérillas. Tandis que la junte centrale d'Espagne, dont tout à l'heure on a lu la triste histoire, s'efforçait, de Séville où elle résidait, d'organiser des armées régulières toujours vaincues, il se formait spontanément des troupes irrégulières, que personne n'avait créées, ne songeait à nourrir ni à diriger, qui, sorties pour ainsi dire du sol, conduites par l'instinct, agissant d'après les circonstances du moment, ne manquaient de rien parce qu'elles se nourrissaient elles-mêmes de leurs propres mains, réduisaient au contraire les Français à manquer de tout, paraissaient à l'improviste là où on les attendait le moins, se dispersaient si l'ennemi était en force, reparaissaient si elles le trouvaient disséminé pour la garde des postes ou l'escorte des convois, renonçaient à le vaincre en masse, mais le détruisaient homme à homme, et comme l'humanité n'était pas la qualité de la nation espagnole, ni le devoir d'un peuple perfidement envahi, ne se faisaient faute d'égorger jusqu'au dernier les blessés, les malades et leurs escortes. À la longue, un tel système d'hostilités, infatigablement soutenu, suffirait à détruire les plus nombreuses, les plus vaillantes armées, car elles ne sont pas toujours réunies en masses, elles ne le sont même que rarement, et une partie notable de leur effectif est constamment sur leur ligne d'opération employée à chercher des vivres, à escorter des munitions, à convoyer des malades, des blessés, des recrues. Une armée dont on détruit les détachements est un arbre dont on coupe les racines, et qui est destiné, après avoir langui quelque temps, à bientôt sécher et mourir.
Les guérillas, qui nous avaient déjà beaucoup incommodés, s'étaient multipliées à l'infini depuis la destruction des troupes régulières de l'Espagne, et on voyait approcher le moment où il ne resterait plus dans le pays qu'une armée organisée, celle des Anglais, et des milliers de bandes impossibles à compter, à désigner même par des noms, sans qu'on pût dire qui contribuait le plus à la défense de la Péninsule, ou de l'armée anglaise qui livrait des batailles, ou de ces milliers de coureurs qui n'en livraient pas, mais qui nous enlevaient les fruits de la victoire et rendaient désastreux les résultats des défaites.
Tantôt un officier resté sans service après la dispersion des armées, tantôt un moine inquiet, un curé voulant défendre son village, un fermier troublé dans ses terres, un étudiant quittant volontiers ses études ou un pâtre ses troupeaux pour embrasser une vie nouvelle, un contrebandier privé de son état, les uns poussés par le patriotisme, les autres par la religion, par l'esprit d'aventure, par la cupidité, recueillaient çà et là quelques paysans, surtout quelques déserteurs des armées battues, quelques prisonniers échappés des mains des Français, prenaient courage s'ils avaient du succès, ou allaient se réunir à d'autres qui avaient acquis du renom, s'établissaient à demeure dans certaines provinces, y dominaient les habitants par la communauté des sentiments ou par la terreur, obtenaient d'eux des renseignements sûrs, des vivres, des asiles, les empêchaient de se soumettre, faisaient des exemples terribles de quiconque passait pour ami des Français, se transportaient d'une province dans une autre s'ils étaient poursuivis ou s'ils avaient une opération à combiner, tourmentaient ainsi leurs vainqueurs, ne leur laissaient aucun repos, les rendaient aussi malheureux, aussi troublés, aussi dénués que les vaincus mêmes. Présence des guérillas sur toute la frontière d'Aragon. Tandis que le centre de l'Aragon avait été soumis par les armes et la politique du général Suchet, tout le pourtour de cette belle province s'était couvert en quelques mois de bandes hardies et quelquefois nombreuses. Un officier sorti de Lerida, le nommé Renovalès, s'était établi dans la vallée de Jaca, au sud des Pyrénées, dans un couvent, presque inabordable, et très-vénéré de ces contrées, celui de Saint-Jean de la Peña. Au sein de la Navarre, un jeune étudiant dont le nom devait bientôt devenir célèbre par ses œuvres et celles de son oncle, Mina, alors âgé de dix-neuf ans, s'était mis à la tête de quelques centaines d'hommes et interceptait complétement la route de Pampelune à Saragosse, qui était la grande route de l'armée d'Aragon. Au midi de la province, un ancien officier, Villacampa, ayant réuni autour de lui les débris des régiments de Soria et de la Princesse, avec un certain nombre de paysans fanatiques, dominait les environs de Calatayud. Il donnait la main au colonel Ramon-Gayan, lequel avec environ trois mille hommes était posté dans les montagnes de Montalvan, au couvent célèbre de Notre-Dame del Aguila. Tous deux étaient en relation avec un partisan non moins fameux, l'Empecinado, qui infestait la route de Saragosse à Madrid par Calatayud, Siguenza, Guadalaxara. Enfin Garcia Navarro, à la tête de deux mille cinq cents insurgés, s'appuyant sur Tortose vers le bas Èbre, terminait en quelque sorte la ligne d'investissement tracée autour de la province d'Aragon, qui, fort paisible au centre, était troublée ainsi sur toute sa circonférence.
Guerre heureuse que le général Suchet fait aux bandes de guérillas. Le général Suchet, après avoir dispersé l'armée régulière du général Blake et rétabli l'ordre dans l'administration de la province, s'était mis à faire la guerre aux bandes. Il avait confié au général Harispe le soin de poursuivre Mina. Ce général, après une poursuite acharnée, avait fini par prendre le jeune guérillas, et, sans le fusiller, comme on lui en avait expédié l'ordre de Paris, l'avait envoyé en France, où ce prisonnier devait être enfermé à Vincennes. Mais à peine Mina avait-il été pris, qu'un oncle de ce jeune homme, jaloux de la gloire de son neveu, avait recueilli les débris de sa bande, et commencé à se montrer en Navarre. Le général Suchet avait dirigé une expédition sur Jaca, et fait enlever à Renovalès le couvent de Saint-Jean de la Peña. Sans purger tout à fait les Pyrénées, on était parvenu ainsi à dégager la grande route de la Navarre. Au midi de la province, le colonel Henriod avait battu et dispersé pour quelque temps la bande de l'intrépide et infatigable Villacampa, et lui avait enlevé Origuela. Un autre détachement français avait surpris le couvent de Notre-Dame del Aguila, et dispersé la bande de Ramon-Gayan. Par ces heureux coups de main, les routes de Valence et de Madrid étaient devenues libres, et on pouvait se promettre que les places de Lerida, de Mequinenza une fois prises, et après elles celles de Tortose et Tarragone, la province d'Aragon, peut-être celle de Catalogne, seraient pacifiées.
Mais ce progrès, dû autant à l'habileté administrative qu'à l'habileté militaire du général Suchet, on était loin de l'espérer dans la Biscaye, dans les deux Castilles et le royaume de Léon. Affreux ravages causés par les guérillas en Biscaye, en Castille, dans les Asturies. Les généraux Thouvenot en Biscaye, Bonnet dans les Asturies, Kellermann en Vieille-Castille, s'épuisaient vainement à courir après les bandes et n'y savaient plus que faire. Il est vrai que le pays se prêtait beaucoup aux courses vagabondes des guérillas, et que d'autres circonstances locales les favorisaient également. Ainsi, indépendamment de la nature des lieux, très-difficile en Biscaye, dans les Asturies, aux environs de Burgos et de Soria, il y avait dans les souffrances seules du pays des causes incessantes de soulèvement. De Bayonne à Burgos, de Burgos à Ségovie, ou de Burgos à Somo-Sierra, suivant qu'on prenait la route de droite ou celle de gauche pour se rendre à Madrid, le passage continuel des armées ruinait la contrée, et l'aurait poussée à la révolte même contre un gouvernement qu'elle eût aimé. Outre qu'il fallait satisfaire à l'avidité des bandes, il fallait suffire aux contributions en vivres ou en argent exigées pour les troupes françaises en marche. Des généraux qui n'avaient pas la sagesse du général Suchet, et ne songeaient qu'à nourrir à la hâte les troupes de passage, ramassaient où ils pouvaient des grains, du bétail, du fourrage, souvent enlevaient les récoltes sur pied ou les donnaient à manger en herbe aux chevaux, ne s'inquiétant ni du lendemain, ni de l'égale répartition des charges, mais prenant ce dont ils avaient besoin au premier endroit venu, l'arrachant même à la misère de populations déjà ruinées. Si par surcroît de malheur, au lieu d'un militaire humain, celui qui commandait était un officier endurci par vingt ans de guerre, aigri par la souffrance, irrité par les crimes commis contre nos soldats, il fusillait des infortunés qui n'avaient fait aucun mal, qui tout au plus avaient cherché à défendre le pain de leurs enfants, et les fusillait en représailles des assassinats commis par les guérillas. Puis, après nos détachements, venaient les bandes qui pendaient à des arbres nos soldats ramassés sur les routes, et souvent à côté d'eux pendaient de pauvres Espagnols accusés d'avoir favorisé les Français. On avait fréquemment trouvé à côté des victimes des écriteaux expliquant par d'atroces raisons d'atroces assassinats. Aussi, dans ces malheureuses provinces, maltraitées par les Espagnols autant que par les Français, régnait-il un sombre désespoir, et comme en définitive c'était à notre présence qu'on attribuait tout le mal, on s'en prenait à nous seuls, et des excès de nos soldats, et des crimes des Espagnols.
Les bandes, dans ces contrées, étaient innombrables. El Pastor dans le Guipuscoa, Campillo à Santander, Porlier dans les Asturies, Longa entre l'Aragon et la Castille, Merino autour de Burgos, le Capuchino et le curé Tapia dans les plaines de Castille, el Amor à la Rioja, Duran dans les montagnes de Soria, don Camillo Gomez dans les environs d'Avila, don Julian Sanchez (brave militaire que la mort de son père, de sa mère et de sa sœur, avait arraché de ses champs et rempli de fureur), don Julian Sanchez aux environs de Salamanque, et une infinité d'autres qu'il serait trop long de nommer, couraient les montagnes à pied, les plaines à cheval, tantôt se réunissaient pour de grandes expéditions, tantôt se séparaient pour se soustraire à nos poursuites, ou quelquefois même, comme Porlier dans les Asturies, s'embarquaient à bord des vaisseaux anglais quand ils étaient serrés de trop près, pour aller descendre sur d'autres rivages. Leurs crimes étaient épouvantables, et leurs ravages désastreux. Dommages causés à l'armée par les guérillas. Indépendamment des blessés, des malades, qu'ils égorgeaient sans pitié, des dépêches qu'ils enlevaient et qui révélaient nos plans aux Anglais, indépendamment de l'obscurité qu'ils entretenaient autour de nous, du retard souvent fatal qu'ils apportaient dans la transmission des ordres, indépendamment des sommes qu'ils enlevaient, de l'inquiétude continuelle dans laquelle ils faisaient vivre tant les agents français que les agents espagnols entrés à notre service, ils empêchaient toute espèce d'approvisionnement en capturant les chevaux, les mulets, les conducteurs, ils rendaient impossible enfin le recrutement de nos armées en obligeant les bataillons ou les escadrons de marche à s'arrêter dans le nord, et à s'y épuiser en courses stériles avant d'avoir pu rejoindre les régiments qu'ils étaient destinés à compléter.
Napoléon, suivant son usage, envoyait en bataillons ou en escadrons provisoires de marche les nouveaux soldats qui devaient recruter les corps. C'étaient des conscrits à peine adolescents, conduits par des officiers de rebut, incapables de s'occuper utilement de leurs hommes, surtout de les commander dans le danger, et ne mettant pas, d'ailleurs, grand intérêt à leur conservation. Ces détachements n'étaient pas plutôt arrivés à Pampelune, Tolosa, Vittoria, Burgos, Valladolid, qu'on s'en emparait pour les besoins locaux. On employait à courir après d'infatigables guérillas ces conscrits, nullement rompus aux fatigues, peu formés aux combats, inférieurs individuellement aux bandits qu'ils avaient à poursuivre, et on les condamnait ainsi à faire de cette guerre un apprentissage mortel. La plupart après quinze jours allaient pourrir dans des hôpitaux, qui n'étaient autre chose que des couvents ou de vastes églises, dépourvus de linge, de médicaments et même de lits, infectés de gales hideuses, de fièvres dévorantes, présentant, en un mot, le spectacle le plus révoltant. Aussi de tant d'hommes destinés aux armées agissantes, n'en parvenait-il pas le quart jusqu'à elles. La destruction des chevaux n'était pas moindre que celle des hommes, et on avait vu des troupes de trois cents cavaliers réduites en quelques jours à quatre-vingts ou cent hommes montés. À peine arrivait-on à ces premières stations de l'armée d'Espagne, qu'on y respirait un air empesté, et qu'on y était atteint d'un profond découragement. Soldats et officiers s'y regardaient comme sacrifiés d'avance à une mort inutile et sans gloire. La certitude ou presque certitude de n'y être jamais sous les yeux de Napoléon n'ajoutait pas peu à ce sentiment de répulsion et de désespoir.
Pour détruire les bandes causes de tant de maux, les généraux commandant les diverses stations, livrés chacun à leur imagination, proposaient des moyens ou ridicules ou odieux, tels que d'abattre les bois à une certaine distance des routes, de couper les jarrets des mulets et des chevaux du pays[16] afin d'en priver les guérillas, de brûler ou de décimer les villages qui avaient des jeunes gens dans les bandes. Le plus sensé d'entre eux, le général Kellermann, ne sachant plus à quel procédé recourir, adressait de Valladolid les réflexions suivantes au major général Berthier:
Difficultés presque insurmontables de la guerre d'Espagne. «La force dont je dispose est évidemment insuffisante, puisque, indépendamment des corps ennemis auxquels il faut faire face, il faut aussi se garder contre les essaims nombreux de brigands et les fortes bandes organisées qui infestent le pays, et qui, par leur mobilité, et surtout la faveur des habitants, échappent à toutes les poursuites, et reviennent derrière vous un quart d'heure après votre passage. C'est le système de chicane qui paraît avoir été adopté par les insurgés.
»Permettez-moi, prince, de vous déclarer franchement mon opinion. Ce n'est point une affaire ordinaire que la guerre d'Espagne; on n'y a point, sans doute, de revers, d'échecs désastreux à craindre, mais cette nation opiniâtre mine l'armée avec sa résistance de détail. C'est en vain qu'on abat d'un côté les têtes de l'hydre, elles renaissent de l'autre, et, sans une révolution dans les esprits, vous ne parviendrez de longtemps à soumettre cette vaste péninsule; elle absorbera la population et les trésors de la France. Elle veut gagner du temps, et nous lasser par sa constance. Nous n'obtiendrons sa soumission que par lassitude et par l'anéantissement de la moitié de la population. Tel est l'esprit qui anime cette nation, qu'on ne peut même s'y créer quelques partisans. En vain use-t-on avec elle de modération, de justice, à peine cela vous vaut-il quelque considération, quelques épithètes moins dures; mais dans un moment difficile un gouverneur ou chef quelconque ne trouverait pas dix hommes qui osassent s'armer pour sa défense.
»Il faut donc du monde: l'Empereur s'ennuie peut-être d'en envoyer, mais il en faut pour en finir, ou se contenter de s'affermir dans une moitié de l'Espagne pour faire ensuite la conquête de l'autre. Cependant les ressources diminuent, les moyens de l'agriculture se détruisent, l'argent s'épuise ou disparaît; l'on ne sait où donner de la tête pour pourvoir à la solde, à l'entretien des troupes, aux besoins des hôpitaux, enfin au détail immense de ce qui est nécessaire à une armée à qui il faut tout. La misère et les privations augmentent les maladies et affaiblissent continuellement l'armée, tandis que d'un autre côté les bandes courent en tous sens, enlèvent chaque jour de petits partis ou des hommes isolés qui se hasardent en campagne avec une imprudence extrême, malgré les défenses les plus positives et les plus réitérées.
»Quand je m'enfonce dans ces réflexions, je m'y perds, et j'en reviens à dire qu'il faut la tête et le bras d'Hercule. Lui seul, par la force et l'adresse, peut terminer cette grande affaire, si elle peut être terminée.» (Lettre du général Kellermann au prince de Neufchâtel, extraite du dépôt de la guerre.)
Cela signifiait qu'il fallait, outre des forces immenses, la présence même de Napoléon pour terminer cette odieuse guerre. Bien que le tableau tracé par le général Kellermann fût loin d'être exagéré, et que la haine de la nation espagnole pour nous fût aussi ardente qu'il la dépeignait, toutefois les difficultés n'étaient pas également grandes dans toutes les provinces. Avec du temps, avec de la persévérance, en détruisant d'abord les armées régulières, en s'attachant surtout à expulser les Anglais, et après avoir ôté ainsi aux Espagnols toute espérance sérieuse de résistance, en s'appliquant à bien administrer le pays, en se résignant à des dépenses considérables pour lui alléger le fardeau de la guerre, ce qui supposait un énorme emploi d'hommes et d'argent, il était possible de réussir. La paix générale survenant ensuite, l'œuvre de Louis XIV pouvait se trouver une seconde fois accomplie, dans des circonstances au moins aussi difficiles que celles qu'avait rencontrées Philippe V, mais la première condition était d'appliquer exclusivement à cette œuvre toutes les ressources de la France et tout le génie de Napoléon.
Opérations des armées régulières espagnoles à la fin de 1809. Les provinces du nord, comme nous venons de le dire, étaient les plus difficiles à soumettre, par la nature des lieux et par l'exaspération de la population. Outre les bandes, il y avait une armée régulière à vaincre, c'était celle du duc del Parque, dite armée de gauche, et que le marquis de La Romana avait commandée. Cette armée se composait des troupes réunies de la Galice, des Asturies et de Léon, que le maréchal Soult avait négligées pour s'enfoncer en Portugal, que le maréchal Ney avait repoussées mais point détruites, et auxquelles il avait été forcé de livrer la Vieille-Castille pour se porter sur le Tage, lorsqu'on lui avait ordonné de se joindre aux autres maréchaux sur les derrières de l'armée britannique. Le maréchal Ney, après la journée de Talavera, s'était rendu à Paris pour s'expliquer avec Napoléon sur tous les sujets de contestation qui l'avaient brouillé avec le maréchal Soult. Son corps (qui était le sixième), réduit par les fatigues, par les maladies de l'automne, à 9 mille combattants, était à la fin d'octobre 1809 en présence du duc del Parque, qui en avait près de 30 mille. Combat de Tamamès livré par le 6e corps à l'armée dite de gauche. Celui-ci, recevant de la junte l'avis réitéré qu'on allait reprendre l'offensive, marcher même sur Madrid avec l'armée du centre réorganisée, s'avança jusqu'à Tamamès, route de Ciudad-Rodrigo à Salamanque, pour essayer de concourir en quelque chose aux vues ambitieuses du gouvernement de Séville. (Voir la carte no 43.) Profitant de l'exemple des Anglais, il se posta avec prudence et quelque habileté sur une suite de rochers d'accès très-difficile, et du haut desquels une infanterie tirant bien pouvait arrêter les troupes les plus vaillantes, si elles n'étaient pas conduites avec beaucoup de précaution. Le général Marchand, tout plein de l'esprit audacieux de son chef, habitué à ne pas compter les Espagnols, s'avança sur Tamamès le 18 octobre, et n'hésita pas à attaquer la position de l'ennemi. Il l'assaillit en trois colonnes et au pas de charge. Quelques pièces de canon, couvertes par de la cavalerie, se trouvaient en avant des hauteurs occupées par les Espagnols. Nos cavaliers en un clin d'œil enlevèrent cette artillerie après avoir sabré les canonniers, tandis qu'un de nos bataillons d'infanterie porté en avant, recevait la cavalerie espagnole sur ses baïonnettes, et la dispersait à coups de fusil. Mais après ce facile succès il fallait forcer la position elle-même. Deux régiments à notre gauche, le 6e léger et le 69e de ligne, ayant voulu gravir les hauteurs sous le feu de quinze mille hommes que leur situation rassurait, essuyèrent en un instant une perte considérable, et furent ramenés en arrière par le général Marchand, qui craignait de perdre trop de monde dans cette attaque téméraire. Toute notre ligne suivit ce mouvement rétrograde, et l'intrépide 6e corps pour la première fois s'arrêta devant les Espagnols. Le feu était tel que nous ne pûmes conserver l'artillerie conquise sur l'ennemi, tous les chevaux qui la traînaient ayant été tués.
C'était là un échec insignifiant, mais très-propre à exalter les Espagnols, et à les encourager dans leur projet de campagne offensive. Il ne pouvait du reste rien nous arriver de plus heureux que de les voir venir à nous en grandes masses, car minés par les combats de détail, nous n'avions que des succès dans les actions générales. L'armée du centre reprend l'offensive malgré les conseils de lord Wellington. Le gouvernement central résidant à Séville, déjà fort disposé, malgré les conseils de sir Arthur Wellesley, à porter encore une fois l'armée du centre en avant, n'hésita plus après le combat de Tamamès à ordonner la marche sur Madrid, que souhaitaient ardemment beaucoup de personnages confinés en Andalousie depuis leur sortie de la capitale. La junte centrale trouvant même le général Eguia trop timide, l'avait remplacé par don Juan de Areizaga, jeune officier qui s'était distingué au combat d'Alcanitz contre les troupes du général Suchet. Ce nouveau chef, qui avait quelque activité et quelque énergie, attribuant aux officiers seuls les revers des armées espagnoles, en réforma quelques-uns, et leur substitua des sujets plus jeunes et plus habitués aux grands périls de la guerre actuelle. On applaudit fort à son esprit réformateur, et on se flatta de rentrer bientôt à Madrid malgré les méprisantes remontrances de sir Arthur Wellesley. On dit qu'on se passerait bien des Anglais puisqu'ils ne voulaient point agir, et on poussa la confiance jusqu'à discuter dans le sein du gouvernement central les mesures qu'on prendrait une fois arrivé à Madrid.
Marche de l'armée du centre à travers la Manche pour se porter sur Madrid. Don Juan de Areizaga ayant réuni sur la Sierra-Morena les troupes de l'Estrémadure, autrefois conduites par Gregorio de la Cuesta, celles de la Manche commandées par Vénégas, plus un détachement de Valenciens, traversa la Manche dans le courant de novembre, et vint border le Tage au-dessus d'Aranjuez, aux environs de Tarancon. (Voir la carte no 43.) Il comptait sous ses ordres cinquante et quelques mille fantassins, un peu plus habitués que les autres soldats de l'Espagne à se tenir en ligne, quatre-vingts bouches à feu bien servies, et sept à huit mille bons cavaliers. Du reste la confiance ordinaire aux Espagnols animait cette armée dite du centre. On apprit avec joie à Madrid que les Espagnols approchaient, et on s'apprêta à les bien recevoir.
Dispositions du maréchal Soult, devenu major général de Joseph, pour recevoir l'armée du centre. Le maréchal Soult, devenu major général de l'armée d'Espagne depuis le départ du maréchal Jourdan, chargé par conséquent de régler le mouvement des divers corps, eut d'abord quelque peine à démêler les intentions du général espagnol, qui étaient assez difficiles à discerner. L'ennemi pouvait venir par la route d'Estrémadure débouchant de Truxillo sur Almaraz et le pont de l'Arzobispo, par la route de la Manche débouchant de Madrilejos sur Ocaña et Aranjuez, enfin par la route de Valence débouchant de Tarancon sur Fuenteduena et Villarejo. Le maréchal ayant une grande partie de ses troupes derrière le haut Tage, vers Aranjuez, était en mesure de faire face à l'ennemi dans toutes les directions, et n'avait pas à se presser de prendre un parti. La disposition de ses forces était la suivante. Le 6e corps, sous le général Marchand, était retourné en Vieille-Castille, où, comme on vient de le voir, il avait eu affaire au duc del Parque au combat de Tamamès. Le 2e, qu'avait commandé directement le maréchal Soult, et qui était maintenant sous les ordres du général Heudelet, se trouvait à Oropesa, derrière les ponts d'Almaraz et de l'Arzobispo, observant la route d'Estrémadure. Le 5e, sous le maréchal Mortier, était à Talavera prêt à appuyer le 2e. Le 4e, autrefois commandé par le maréchal Lefebvre, maintenant par le général Sébastiani, était réparti entre Tolède et Ocaña. Le 1er, toujours commandé par le maréchal Victor, se trouvait en avant d'Aranjuez, au delà du Tage, gardant les plaines de la Manche jusqu'à Madrilejos. La division Dessoles, la garde royale de Joseph, occupaient Madrid. Avec les 2e, 5e, 4e et 1er corps, le maréchal Soult pouvait réunir au moins 60,000 hommes de troupes excellentes, et c'était deux fois plus qu'il n'en fallait pour disperser toutes les armées régulières de l'Espagne. Dans l'impossibilité de deviner les plans d'un ennemi qui n'en avait guère, le maréchal Soult fit des dispositions convenables pour parer à tous les cas possibles. Il reporta le 2e corps (général Heudelet) d'Oropesa à Tavalera, avec ordre d'avoir l'œil toujours fixé sur la route d'Estrémadure, par où seraient venus les Anglais s'ils avaient dû venir. Concentration de l'armée française entre Aranjuez et Ocaña. Il ramena le 5e (maréchal Mortier) de Talavera à Tolède, et concentra le 4e (général Sébastiani) entre Aranjuez et Ocaña. Le 1er, qui était au delà d'Aranjuez au milieu de la Manche, fut reployé sur le Tage. Dans cette situation on pouvait en deux marches réunir trois corps sur quatre pour les faire agir vers le même point. On était donc prêt pour tous les cas.
Vers le 15 novembre, l'ennemi ayant tout à fait quitté la route de Séville pour celle de Valence et paru se diriger contre notre gauche, le maréchal Soult porta le 1er corps vers Santa-Cruz de la Sarza, et fit faire un premier mouvement au général Sébastiani dans le même sens. Pourtant don Juan de Areizaga après quelques incertitudes craignit d'être coupé de la route de Séville et rejeté sur Valence, ce qui eût découvert l'Andalousie; il changea donc de direction, et marchant par sa gauche se reporta sur notre droite vers Ocaña et vis-à-vis Aranjuez. Le maréchal Soult, suivant avec attention les mouvements de l'ennemi, ramena le 4e (général Sébastiani) de gauche à droite, et lui ordonna de passer le Tage près d'Aranjuez, au pont dit de la Reyna. Il attira le 5e (maréchal Mortier) de Tolède sur Aranjuez. Voulant assurer l'unité du commandement, il plaça les 4e et 5e corps sous l'autorité supérieure du maréchal Mortier, et leur enjoignit de déboucher dans la journée sur Ocaña. Il prescrivit au maréchal Victor, avec le 1er corps, de passer le Tage entre Villareja et Fuenteduena, sur la gauche des corps de Sébastiani et Mortier, mouvement un peu décousu, et qui pouvait rendre inutile le maréchal Victor, mais qui n'avait aucun danger devant un ennemi que l'un de nos corps d'armée, même réduit à lui seul, n'avait pas à craindre. Le maréchal Soult partit lui-même de Madrid avec le roi Joseph, la garde espagnole de ce prince, et le reste de la division Dessoles.
Le 18, dans l'après-midi, le général Sébastiani s'approcha du Tage avec les dragons de Milhaud, dont trois régiments seulement, les 5e, 16e, 20e, étaient actuellement sous sa main; les deux autres avaient été envoyés en reconnaissance. Le général passa le fleuve au pont de la Reyna avec sa cavalerie, laissant en arrière son infanterie, qui était encore en marche. Quand on quitte les bords du Tage en suivant la route de la Manche, on gravit par des pentes assez rapides le bord d'un vaste plateau, qui d'Ocaña s'étend presque sans interruption jusqu'à la Sierra-Morena, et compose ce qu'on appelle le plateau de la Manche. Le général Sébastiani, parvenu au bord extrême de ce plateau, aperçut la cavalerie espagnole qui couvrait le gros de l'armée d'Areizaga en marche de Santa-Cruz sur Ocaña. Cette troupe présentait une masse d'environ 4,000 cavaliers, bien montés, bien équipés, et faisant bonne contenance. N'ayant pas plus de 8 à 900 dragons, le général Sébastiani se trouvait dans une disproportion de forces embarrassante. Heureusement que le maréchal Mortier, arrivé dans le moment à Aranjuez, s'était pressé de venir à son secours, et de lui envoyer le 10e de chasseurs avec les lanciers polonais. Le général Sébastiani eut alors à sa disposition environ 1,500 chevaux.
Première rencontre aux environs d'Ocaña le 18 novembre au soir. Le général Paris, qui commandait le 10e de chasseurs et les lanciers polonais, déboucha immédiatement sur le plateau, et opéra par notre gauche un mouvement offensif sur la cavalerie espagnole, afin de la prendre en flanc. Jusque-là cette cavalerie avait montré de la fermeté, mais, en se voyant menacée sur sa droite, elle voulut reployer une partie de sa ligne en arrière pour faire face à cette attaque de flanc. Le général Milhaud, saisissant l'à-propos, la chargea de front avec ses dragons, tandis que le général Paris la chargeait en flanc avec le 10e de chasseurs et les Polonais. En un instant toute cette masse, d'abord si imposante, fut culbutée. Les lanciers polonais détruisirent un régiment presque tout entier. Quatre ou cinq cents cavaliers furent tués, blessés ou pris. Il nous resta environ cinq cents beaux chevaux pour remonter notre cavalerie. Malheureusement le général Paris reçut une blessure mortelle en chargeant de sa personne avec la plus grande bravoure. Ce brillant fait d'armes était d'un bon augure pour la journée du lendemain, dont on apercevait déjà les préparatifs. On distinguait, en effet, derrière le rideau actuellement déchiré de la cavalerie espagnole, le gros de l'armée d'Areizaga qui se portait de Santa-Cruz sur Ocaña pour y livrer bataille.
Le lendemain 19 novembre le maréchal Mortier, commandant en chef les 4e et 5e corps actuellement réunis, fit ses dispositions pour la journée. Le général Sébastiani eut, comme la veille, la conduite de la cavalerie. Le général Leval dut commander les Polonais et les Allemands du 4e corps, le général Girard la 1re division du 5e, la seule en ligne; la seconde était encore à Tolède. Le général Dessoles dut avoir sous ses ordres, outre la partie de sa division qui était présente, les régiments français du 4e corps. La garde royale se tenait en réserve en arrière. Ces troupes offraient environ un total de 23 à 24 mille combattants, très-suffisant pour culbuter les 50 ou 55,000 hommes du général Areizaga.
Position d'Ocaña. La petite ville d'Ocaña, autour de laquelle s'était concentrée l'armée espagnole, est placée au bord du plateau élevé, étendu et presque uni de la Manche. Un ravin qui de ce plateau vient tomber dans le Tage, court autour de la ville, et y présente une défense naturelle dont les Espagnols s'étaient couverts. Ce ravin commençait vers notre gauche en formant un pli de terrain presque insensible, puis courait devant notre centre, et allait vers notre droite finir dans le Tage, en formant une cavité successivement plus profonde et plus abrupte. C'était au delà de cet obstacle qu'il fallait qu'on allât chercher et vaincre l'armée espagnole. Le maréchal Mortier, avec beaucoup de jugement, pensa qu'il convenait d'aborder les Espagnols par notre gauche et par leur droite, là où le ravin à peine naissant était facile à franchir. Il confia la tête de l'attaque au général Leval, qui menait avec lui, comme on vient de le voir, les Polonais et les Allemands. Il le fit appuyer par les excellents régiments du général Girard. Il plaça le général Dessoles vers le centre, avec mission de tirailler par-dessus le ravin, et d'occuper ainsi les Espagnols sur leur front. Toute la cavalerie dut suivre le mouvement de la gauche pour franchir le ravin à son origine, et fondre sur l'armée espagnole lorsque notre infanterie l'aurait rompue. La bataille, d'après toutes les apparences, allait reproduire le combat de la veille, et, on peut le dire, sous l'inspiration du terrain, qui dictait la même manœuvre. Le maréchal Soult, arrivé avec le roi Joseph au moment où s'exécutaient ces mouvements, n'eut qu'à confirmer les ordres donnés par le maréchal Mortier.
Bataille d'Ocaña, livrée le 19 novembre. À onze heures du matin, le général Leval, abordant bravement la droite de l'armée ennemie, traversa le ravin à sa naissance, et se présenta en colonne serrée par bataillons. Le général Areizaga, devinant l'intention des Français, porta sur sa droite toute son artillerie avec ses meilleures troupes. Cette artillerie bien servie couvrit de projectiles les Allemands et les Polonais, qui n'en furent point ébranlés. Pourtant l'infanterie espagnole s'étant approchée du pli de terrain qu'il fallait franchir, et faisant des feux bien nourris de mousqueterie, produisit un certain flottement dans les rangs de nos alliés. Le général Leval fut blessé gravement, deux de ses aides de camp furent tués; plusieurs de ses pièces furent démontées. Le maréchal Mortier ordonna alors au général Girard d'entrer immédiatement en action, en passant par les intervalles de notre première ligne. Ce dernier formant aussitôt en colonne les 34e, 40e et 64e régiments d'infanterie, pendant qu'il opposait le 88e à la cavalerie espagnole qui menaçait son flanc gauche, franchit le ravin, passa ensuite à travers les intervalles laissés entre les Polonais et les Allemands, opéra ce passage de lignes avec un aplomb remarquable, sous le feu de l'artillerie ennemie, et aborda les Espagnols résolûment. Devant cette attaque, exécutée avec autant de précision que de vigueur, les Espagnols commencèrent à céder le terrain en rétrogradant sur Ocaña. Les régiments du 5e corps, appuyés de ceux du 4e qui s'étaient ralliés à leur suite, poursuivirent leur attaque, et bientôt on vit se manifester quelque désordre dans la masse de l'armée ennemie. Au même moment le général Dessoles, qui jusque-là s'était contenté de canonner par-dessus le ravin, dont la profondeur en cette partie offrait un obstacle embarrassant, n'hésita plus à le franchir dès que les Espagnols parurent ébranlés. Il y descendit, le remonta, et déboucha brusquement sur Ocaña, dont il parvint à s'emparer. Sur ces entrefaites notre cavalerie, placée à l'aile opposée, fondit au galop sur la cavalerie espagnole, qui couvrait les bagages vers la route de Santa-Cruz à Ocaña, la culbuta, et se précipita ensuite au milieu des masses rompues et fuyantes de l'infanterie. Ce ne fut bientôt qu'une horrible confusion. Importants résultats de la victoire d'Ocaña. Les Espagnols cette fois ayant essayé de tenir ferme, purent être joints, enveloppés et pris. En quelques instants, il en tomba quatre ou cinq mille sous le sabre ou la baïonnette de nos soldats. Quarante-six bouches à feu, 32 drapeaux, 15,000 prisonniers, restèrent en notre pouvoir. On ramassa, en outre, beaucoup de bagages, et au moins 2,500 ou 3,000 chevaux de selle et de trait.
Trois heures avaient suffi à cette action, conduite avec autant de sagesse que de vigueur. L'armée espagnole pouvait être considérée comme détruite, car elle avait perdu au moins 20 mille hommes sur 50 mille, et on n'était pas au terme des résultats qu'on devait se promettre de cette journée. Le lendemain, en effet, on poursuivit à outrance les débris de l'armée espagnole. Les paysans de la Manche, qui étaient moins animés que d'autres contre nous, et qui n'avaient pas envie de voir la guerre s'établir chez eux, révélaient eux-mêmes à notre cavalerie les routes suivies par les fuyards. On ramassa encore 5 à 6 mille prisonniers, ce qui porta à 25 ou 26 mille le nombre des soldats perdus par don Juan de Areizaga. En quelques jours tout fut dispersé, et il ne rentra dans la Sierra-Morena que des bandes désorganisées, presque sans artillerie et sans cavalerie. Outre l'effet moral, qui devait être grand, l'armée française avait acquis une quantité considérable de bagages, et plusieurs milliers d'excellents chevaux dont elle avait un extrême besoin. On fit défiler à travers Madrid environ 20,000 prisonniers, qu'on dirigea immédiatement sur la France. Il ne manquait à ce triomphe que d'avoir été remporté sur les Anglais.
Déc. 1809. Grandes agitations à Séville à la suite de la bataille d'Ocaña; retraite du gouvernement espagnol dans l'île de Léon, et convocation des cortès à Madrid pour le 1er mars 1810. L'agitation fut naturellement très-vive à Séville, et amena un nouveau déchaînement contre la junte centrale. Le projet de lui substituer une régence royale se reproduisit en cette occasion plus hardiment que jamais. Toutefois le marquis de La Romana, qui autrefois voulait détrôner la junte centrale, maintenant qu'il avait reçu d'elle la principale part du pouvoir exécutif, se hâta de réprimer les adversaires les plus remuants de cette junte, et fit arrêter le comte de Montijo et Francisco Palafox. Par malheur les mauvaises nouvelles se succédaient de la manière la plus alarmante. On apprenait dans le moment que Girone s'était rendue, que le général Kellermann, joint au général Marchand, avait vengé l'échec de Tamamès, et repoussé le duc del Parque au combat d'Alba de Tormès, que la paix avait été signée entre l'Autriche et la France, que Napoléon était revenu à Paris victorieux, et qu'il dirigeait à marches forcées des troupes nombreuses sur la Péninsule; que les Anglais enfin, blâmant plus que jamais l'imprudence de la dernière campagne, s'enfonçaient dans le Portugal pour y chercher leur sûreté dans la distance. Sous tant de coups répétés, la junte, ne voyant plus d'asile sûr qu'au fond même de la Péninsule, derrière les lagunes qui couvrent Cadix, décida qu'elle se réunirait dans l'île de Léon au commencement de 1810, afin d'y préparer la convocation et la réunion des cortès pour le 1er mars.
Conséquences de la campagne de 1809; espérances pour 1810. Ainsi, malgré les immenses difficultés inhérentes à la guerre d'Espagne, malgré toutes les traverses de cette année 1809, pendant laquelle on avait fait un si triste emploi des admirables troupes accumulées dans la Péninsule, on peut dire que la campagne se terminait avantageusement et même avec éclat. Il était donc permis d'espérer, si toutefois on savait tirer parti en 1810 des forces préparées par Napoléon, si lui-même surtout apportait aux affaires d'Espagne l'application suffisante, sans se laisser détourner de son but par d'autres entreprises, il était permis d'espérer, disons-nous, une fin heureuse, peut-être même assez prochaine, de cette longue et cruelle guerre.
Situation de Joseph à Madrid. La cour et la politique de ce prince. Mais, comme il arrive ordinairement, et presque toujours, l'embarras, le chagrin, ne régnaient pas seulement chez les vaincus: il y avait aussi bien des misères, bien des ennuis, bien des angoisses à Madrid, dans la cour du roi actuellement victorieux. Joseph n'avait pas en Espagne moins de soucis et de sujets de contestation avec son puissant frère que Louis en Hollande, et s'il n'en était pas autant agité, c'est qu'avec moins d'énergie de sentiment, il avait aussi plus de sens et de prudence. On a déjà vu qu'il n'était pas sans prétentions militaires, que de plus il se croyait habile à captiver les cœurs, prudent et sage dans l'art de gouverner, qu'il était persuadé, si on le laissait agir à son gré, de venir plus facilement à bout des Espagnols avec des séductions que son frère avec la foudre; que par un penchant commun à tous les rois devenus rois par la grâce de Napoléon, il avait épousé la cause de ses nouveaux sujets, surtout contre les armées françaises chargées de les lui soumettre; qu'il se plaignait sans cesse des mauvais traitements des Français contre les Espagnols, et que Napoléon, après s'être moqué de son génie militaire et de son art de séduire les peuples, considérant moins gaiement cette partie de sa politique, s'emportait vivement quand il voyait les Espagnols plus chers à Joseph que les soldats français qui versaient leur sang pour faire de lui un roi d'Espagne. Il se livrait à des éclats singuliers, qui rapportés sans ménagement à Madrid, produisaient entre les deux cours une irritation des plus fâcheuses, et surtout des moins décentes. Les Anglais avaient, en effet, recueilli de la main des guérillas plus d'une lettre interceptée sur des courriers français[17], et ils ne manquaient pas dans leurs journaux d'étaler le triste spectacle des divisions de la famille impériale.
Naturellement, le roi Joseph avait voulu se créer une cour à Madrid, comme ses frères à Amsterdam, à Cassel, à Naples. Quelques Français complaisants, militaires ou administrateurs médiocres, quelques Espagnols partisans de la royauté nouvelle, mais rougissant aux yeux de leurs compatriotes d'un parti qu'ils avaient pourtant adopté de bonne foi, composaient cette cour, à laquelle Joseph accordait toute sa confiance, montrait volontiers son esprit, distribuait les seules faveurs dont il disposait, et qui en retour admirait son sens supérieur, sa bonté rare, son art de traiter avec les hommes, le trouvait différent sans doute de son glorieux frère, mais quoique différent pas aussi inférieur qu'on se plaisait à le dire en France. Ces flatteurs de Joseph aimaient bien à répéter que Napoléon était entouré de flatteurs qui exagéraient son mérite aux dépens de celui de ses frères; que, sans contredit, il avait un génie militaire qu'on ne pouvait méconnaître, mais aucune mesure, aucune prudence, qu'il ne savait tout faire que par la force et avec une précipitation désordonnée; que peut-être un jour viendrait où il perdrait lui et sa famille; que Joseph au contraire, plus doux, plus politique, tout aussi agréable à la France quoique moins odieux à l'Europe, vaudrait peut-être mieux pour achever l'œuvre impériale. Quelques-uns de ces flatteurs de Madrid, si bons juges des flatteurs de Paris, avaient eu l'imprudence, pendant la campagne de Wagram, de calculer les chances qui menaçaient la tête de Napoléon, et, en vantant même sa bravoure personnelle, de dire que sans doute ce serait un bien douloureux accident que la mort d'un si grand homme, un deuil profond pour quiconque aimait le génie et la gloire, mais que ce malheur ne serait cependant pas pour l'Empire aussi grand qu'on l'imaginait; que la paix en deviendrait aussi facile qu'elle était difficile aujourd'hui; que l'on pourrait rendre à l'Europe des pays témérairement réunis à la France, satisfaire l'Angleterre, laisser retourner le Pape à Rome, soulager les populations épuisées de fatigue, remettre l'abondance dans les finances, rendre l'armée française meilleure qu'elle n'était en ne gardant que les hommes voués par habitude et par goût au métier des armes, renvoyer les autres à leurs foyers, replacer la famille impériale elle-même sous une autorité plus douce et plus conciliante que celle de Napoléon, donner enfin à la France, à l'Europe, un repos ardemment désiré, une stabilité qui manquait au bien-être de tout le monde. Ces choses, qui n'étaient pas sans vérité, les familiers de Joseph avaient l'imprudence de les dire devant des généraux qui les répétaient à Napoléon par haine de la cour d'Espagne, devant l'ambassadeur de France qui les transmettait par devoir, devant une police qui les rapportait par métier, et on conçoit l'irritation qui devait en résulter à Paris.
Extrême détresse financière de Joseph. Joseph, dans sa détresse, aurait bien voulu payer ses complaisants de leur admiration, mais il ne pouvait pas beaucoup en leur faveur. Il n'avait pour tout revenu que l'octroi de Madrid, car aucune des provinces occupées par nos troupes ne lui envoyait d'argent. La seule province bien administrée, l'Aragon, nourrissait à peine l'armée; mais la Catalogne, la Navarre, les Asturies, la Vieille-Castille, affreusement ravagées, étaient dans l'impossibilité de suffire à d'autres charges que celles qu'on acquittait en nature, pour nourrir les troupes de passage. Joseph ne touchait guère, en comptant l'octroi de Madrid et quelques recettes de la province environnante, qu'un million par mois, tandis qu'il lui en aurait fallu au moins trois pour les plus indispensables besoins de sa maison, de sa garde, et des fonctionnaires qui recevaient ses ordres. Il ne lui était resté qu'une ressource, c'était une création de rescriptions sur les domaines nationaux, espèce d'assignats servant à acheter des biens qu'on avait saisis sur les moines et sur les familles proscrites. (Napoléon toutefois s'était réservé les biens des dix premières maisons d'Espagne.) Cette ressource, qui nominalement s'élevait à une centaine de millions, se réduisait à trente ou quarante, par suite de la dépréciation du papier. Joseph achevait de l'épuiser après avoir absorbé le prix des laines saisies à Burgos, dont une partie seulement lui était revenue. Il avait sur cette somme distribué quelques largesses à ses favoris, y avait ajouté quelques titres de noblesse, quelques décorations, et enfin quelques grades dans sa garde, car il avait lui aussi créé une garde, laquelle lui coûtait beaucoup et était composée de prisonniers espagnols, qui acceptaient du service pour n'être pas conduits en France, et désertaient ensuite emportant les beaux habits qu'on leur avait faits.
Pour justifier ces actes, Joseph disait qu'il fallait bien qu'un roi eût quelque chose à donner, qu'il pût récompenser les Français attachés à son sort et l'ayant suivi de Paris à Naples, de Naples à Madrid, qu'il pût aussi dédommager les Espagnols qui s'étaient séparés de leurs compatriotes pour se vouer à lui; qu'il était bien obligé encore de former un noyau d'armée espagnole, car l'Espagne ne pouvait pas toujours être gardée par des Français. Ce dire était fort soutenable.
Joseph avait cependant quelques autres faiblesses à se reprocher. Assez froidement accueilli par les troupes françaises qui ne voyaient en lui ni un ami ni un général, plus froidement encore par ses sujets de Madrid qui ne voyaient pas en lui leur prince légitime, il vivait au fond de son palais, ou au Pardo, maison royale dans laquelle il faisait beaucoup de dépense, pour avoir comme Philippe V son Saint-Ildephonse. Il passait là une grande partie de son temps entouré des amis complaisants dont nous avons rapporté les discours, et il y avait rencontré aussi une princesse des Ursins, dans une personne belle et spirituelle, qui était du très-petit nombre des dames espagnoles qui osaient se montrer à sa cour.
Contestations de Joseph avec Napoléon. Il n'y avait donc pas fort à reprendre dans la conduite de Joseph, sinon quelques faiblesses comme il s'en trouve dans toute cour ancienne ou nouvelle; mais Napoléon, impitoyable pour des travers qu'il voulait bien se pardonner à lui-même, et non à ses frères, qui n'avaient pas comme lui la brillante excuse du génie et de la gloire, Napoléon, irrité par une multitude de rapports malveillants, par l'idée surtout que dans tel membre de sa famille des courtisans maladroits cherchaient peut-être un successeur à l'Empire, ne ménageait pas plus la cour de Madrid qu'il n'avait ménagé celle d'Amsterdam, et même moins, car à tous les sujets d'humeur que nous venons de rapporter s'ajoutaient sans cesse les chagrins poignants de la guerre d'Espagne. Il disait à la femme de Joseph, retenue à Paris pour raison de santé, au maréchal Jourdan rappelé en France, à tous les généraux qui allaient et venaient, à M. Rœderer qui avait souvent servi de médiateur entre les deux frères, il disait que Joseph n'avait aucune idée de la guerre, qu'il n'en avait ni le génie ni le caractère, que sans les Français, au nombre non pas de trois cent mille, mais de quatre cent mille (nombre qui allait bientôt devenir nécessaire), Joseph ne resterait pas huit jours en Espagne; que les prétendues séductions de son caractère le ramèneraient sous peu de temps à Bayonne comme en 1808; qu'en contrefaisant l'Empereur dans un conseil d'État, au milieu de quelques médiocres personnages qui savaient peu d'administration et parlaient tant bien que mal de quelques affaires administratives, on n'était pas un politique, pas plus qu'on n'était un général en suivant l'armée et en laissant faire un chef d'état-major, ou, ce qui était pis, en ne le laissant pas faire; que la douceur pouvait avoir son prix, mais après que la force aurait prévalu; que jusque-là il fallait se rendre redoutable, fusiller sans pitié les bandits qui égorgeaient nos soldats, s'occuper de nourrir les Français avant de songer à ménager les Espagnols; que sans doute c'était là une manière de régner fort pénible, fort cruelle pour un caractère aussi doux que celui de Joseph, mais qu'après tout lui, Napoléon, ne l'avait pas forcé à devenir roi d'Espagne, qu'il le lui avait offert mais pas imposé, et qu'après l'avoir acceptée il fallait bien porter cette couronne quelque pesante qu'elle fût; que quant aux embarras financiers, ils n'étaient imputables qu'à l'incapacité de Joseph et de ses ministres; que l'Espagne avait déjà coûté deux ou trois cents millions au trésor impérial, et qu'on ne pouvait pas pour elle ruiner la France; que l'Espagne était riche, qu'elle contenait d'immenses ressources, que si lui, Napoléon, pouvait y aller, il se chargerait bien d'y faire vivre ses armées, et d'y trouver encore le surplus nécessaire pour les services civils; qu'il allait envoyer 120 mille hommes de renfort pour finir cette fâcheuse guerre, mais qu'à la dépense de les équiper, de les armer, de les instruire, il ne pouvait pas ajouter celle de les nourrir; que tout au plus pourrait-il fournir deux millions par mois pour la solde (nous avons déjà rapporté et expliqué en la rapportant cette résolution de Napoléon), mais qu'au delà il ne ferait rien, car à l'impossible nul n'était tenu; que lorsqu'on était aussi gêné que son frère disait l'être, on ne devait pas avoir des favoris, des favorites, prodiguer à des complaisants sans utilité les ressources dont on avait si peu; que quant à une garde, c'était une création inutile et même dangereuse, qui absorberait en pure perte un argent nécessaire à d'autres usages, qu'elle déserterait tout entière à la première occasion; que prendre des prisonniers d'Ocaña, comme on l'avait fait, pour les convertir en gardes du roi, était un scandale et une duperie; que c'étaient des ennemis qu'on réchauffait dans son propre sein; qu'il fallait pour beaucoup d'années se contenter de soldats français; qu'on chercherait en vain dans la création d'une armée espagnole une indépendance de la France, impossible dans l'état présent des choses; que cette indépendance avec quatre cent mille Français en Espagne était le comble du ridicule; qu'il fallait se résigner ou à n'être pas roi, ou à l'être par Napoléon, à son gré, d'après ses vues et ses volontés; qu'on serait bien heureux qu'il pût y aller passer quelque temps (la cour de Joseph le craignait, et laissait voir ses craintes à cet égard); que par sa présence il mettrait ordre à tout, et réparerait bien des fautes; mais qu'à défaut de sa présence il fallait y supporter sa volonté; que du reste si on ne voulait pas administrer et gouverner autrement qu'on le faisait, il aurait recours au moyen le plus simple, ce serait de convertir en gouvernements militaires les provinces occupées par les armées françaises, sauf à rendre ces provinces au roi à la paix, mais qu'alors même il faudrait peut-être que la France trouvât un dédommagement de ses efforts, de ses dépenses, dédommagement que la nature des choses indiquait assez clairement si jamais on y avait recours, et que ce seraient les provinces comprises entre les Pyrénées et l'Èbre.
Ces propos reportés à Joseph, et ceux-ci sans exagération, car il était impossible d'exagérer les paroles de Napoléon, vu qu'il allait toujours à l'extrémité de ses pensées, ces propos jetaient le malheureux roi dans la désolation. Il se trouvait déjà, disait-il, bien assez à plaindre, réduit qu'il était à endurer mille inconvenances de la part des généraux français, mais que s'il fallait encore avoir chez lui des gouvernements militaires, et de plus annoncer à son peuple le démembrement de la monarchie, alors ce serait non pas quatre cent mille hommes mais un million qu'il faudrait pour contenir les Espagnols!... Ce million même n'y suffirait pas, et la France tout entière, passât-elle les Pyrénées, ne réussirait que lorsque chaque Français aurait tué un Espagnol pour prendre sa place dans la Péninsule. Lui destiner un tel rôle c'était vouloir le faire régner sur des cadavres, et mieux valait le détrôner tout de suite que le faire régner à ce prix.—
Janv. 1810. La querelle de Napoléon avec Joseph est la même que celle qu'il s'est attirée avec tous ses frères devenus rois. On peut remarquer que sous des formes différentes la querelle de Louis avec Napoléon se reproduisait en Espagne, et que Napoléon ne gagnait pas beaucoup à employer des frères comme instruments de sa domination, car malgré eux ils devenaient les représentants des intérêts qu'il voulait immoler à ses inflexibles desseins. Dans son frère Louis il avait vu se cabrer l'esprit mercantile et indépendant des Hollandais; dans Joseph il voyait se dresser une partie des souffrances de la malheureuse Espagne. Il était à craindre que dans l'un comme dans l'autre pays, la force des choses méconnue ne se soulevât bientôt avec une énergie vengeresse, dont les frères de Napoléon n'étaient, sans qu'ils s'en doutassent, sans qu'il s'en doutât lui-même, que les précurseurs fort adoucis.
Joseph et Napoléon se consolent de leurs peines actuelles par les espérances qu'ils ont conçues de la campagne de 1810. Quoi qu'il en soit, Joseph, en ce moment consolé par la victoire d'Ocaña et par la prise de Girone des chagrins de cette année, recevant de ses émissaires en Andalousie l'assurance que le midi de l'Espagne fatigué de l'agitation des partis ne demandait qu'à le voir pour se donner à lui, se flattait de toucher au terme de ses peines, et Napoléon, attendant un résultat décisif des grands moyens réunis pour 1810, se flattait de son côté de toucher au terme de ses sacrifices. L'espérance tempérait le désespoir de l'un, l'impérieuse colère de l'autre, et ils ne songeaient tous deux qu'à rendre aussi fructueuse que possible la campagne qui allait s'ouvrir.
Joseph veut commencer la campagne de 1810 par une expédition en Andalousie. Joseph voulait commencer cette campagne par une expédition en Andalousie. Ses ministres, Espagnols rattachés à la nouvelle dynastie, et gens de quelque mérite, tels que MM. O'Farrill, d'Azanza, d'Urquijo, pensant comme lui qu'il valait mieux la douceur que la force, qu'on avait besoin en Espagne de peu de Français et de beaucoup de millions, qu'il fallait y parler très-peu de Napoléon, beaucoup de Joseph, et jamais de démembrements de territoire, croyaient avoir trouvé dans une conquête de l'Andalousie une occasion de faire prévaloir leurs vues. Raisons de cette expédition. Écoutant des Espagnols établis à Séville qui leur peignaient l'Andalousie comme fatiguée du gouvernement de la junte, et prête à se rendre à la nouvelle royauté, ils se figuraient qu'on y arriverait sans résistance, que la force ayant peu de part à la conquête y conserverait peu d'empire, que Joseph par son art de gagner les cœurs serait le seul conquérant de cette belle province, qu'il en aurait la gloire et aussi le profit; que Grenade, Valence feraient bientôt comme Séville, et Cadix comme toutes trois; qu'il aurait ainsi presque tout le midi de l'Espagne sous son autorité directe; qu'il pourrait s'y procurer des ressources financières, que dans ces ressources et dans l'éloignement il trouverait une certaine indépendance de son frère; qu'en un mot il ne commencerait à être roi d'Espagne qu'en Andalousie, et que là serait le triomphe de son système, de sa personne, de sa royauté. Joseph, auquel il avait été aisé de persuader ces choses, demandait avec instance à Paris la permission de faire la conquête de l'Andalousie. Le maréchal Soult y voyant les mêmes facilités, surtout depuis que les Anglais semblaient s'enfoncer en Portugal, désirant ce succès pour effacer le souvenir d'Oporto, appuyait auprès de Napoléon l'idée d'une expédition en Andalousie, et pour y encourager davantage Joseph se conduisait à son égard en lieutenant soumis et dévoué.
Napoléon, justement préoccupé de la pensée de concentrer toutes les forces disponibles contre les Anglais, résiste d'abord à l'expédition d'Andalousie. Napoléon hésitait pourtant, ce qui n'était pas sa coutume lorsqu'il s'agissait de résolutions militaires. Il était sensible aux avantages de posséder sur-le-champ l'Andalousie, et peut-être par l'entraînement de l'exemple les royaumes de Valence, de Murcie, de Grenade, ce qui lui aurait soumis d'un seul coup tout le midi de la Péninsule. Mais son grand sens militaire le portait à penser que le premier, le plus capital ennemi en Espagne c'étaient les Anglais; qu'il fallait avant toute autre chose s'attacher à les vaincre pour les forcer à se rembarquer; qu'eux expulsés de la Péninsule, il serait facile de se rabattre du Portugal où il aurait fallu les poursuivre, sur l'Andalousie où les Espagnols restés seuls seraient sans force, et même sans courage pour résister; que s'ils essayaient de se défendre quelques jours encore, cette défense ne serait pas de longue durée, car l'expulsion des Anglais amènerait inévitablement la paix générale, et la paix générale conclue, les passions des Espagnols seraient un feu sans aliment destiné bientôt à s'éteindre. Marcher tout de suite et avant tout aux Anglais, était donc, selon lui, le plan le plus politique et le plus militaire à la fois, et c'est, en effet, dans ces vues qu'il avait préparé une masse accablante de forces pour se jeter tout d'abord sur lord Wellington. Raisons qui, contre son usage, font hésiter Napoléon dans ses plans militaires. Malheureusement il se laissa détourner de ce projet salutaire par l'assurance qu'on envahirait la Manche et l'Andalousie sans coup férir, que ce serait dès lors une marche sans obstacle qui procurerait les richesses de Grenade et de Séville, et en outre le port de Cadix, qui ôterait ainsi aux Anglais la ressource de s'établir dans ce grand port, car il y avait à craindre, si on les chassait du Portugal avant de posséder l'Andalousie, qu'ils ne s'embarquassent à Lisbonne pour revenir à Cadix, ce qui eût été un fâcheux incident. Il se laissa vaincre surtout par la raison que les troupes qu'il acheminait vers la Péninsule, et qui devaient envahir le Portugal, n'y étaient pas rendues encore, qu'elles n'y seraient pas en état d'agir avant le mois d'avril ou de mai, qu'alors l'expédition d'Andalousie, pour laquelle on ne demandait que quinze jours, serait finie, et que les forces qu'on y aurait employées, ramenées du côté de Badajoz, se trouveraient toutes portées vers le Portugal, et pourraient seconder par la gauche du Tage celles qu'on y ferait descendre par la droite. Après avoir hésité, Napoléon consent à l'expédition d'Andalousie. Napoléon, ne prévoyant point alors combien serait grande la consommation des hommes lorsqu'on s'étendrait dans cette contrée dévorante, et ne considérant l'expédition d'Andalousie que comme un emploi momentané des belles troupes qu'il avait autour de Madrid, emploi qui permettrait de les reporter immédiatement de Séville vers Lisbonne, consentit à l'expédition d'Andalousie, sans se douter des conséquences de cette fatale résolution. Ainsi qu'on l'a vu précédemment, il avait préparé environ 120 mille hommes de renfort pour l'Espagne, et il songeait à élever ce renfort à 150 mille. Ces 150 mille hommes, tous en marche, avaient été fournis de la manière suivante.
Origine et composition des renforts envoyés en Espagne pour la campagne de 1810. D'abord on avait jeté dans les dépôts qui étaient cantonnés le long des côtes de Bretagne et des Pyrénées, et dont les régiments appartenaient les uns à l'armée de Portugal, les autres aux armées d'Espagne, les 36 mille conscrits levés quelques jours avant la paix de Vienne pour les besoins de la Péninsule. Ces dépôts avaient pu fournir sur-le-champ en conscrits des précédentes classes déjà instruits 25 mille hommes d'infanterie, que les 36 mille conscrits avaient remplacés immédiatement. Napoléon avait formé de ces 25 mille recrues deux belles divisions, l'une sous le général Loison, vieil officier plein de vigueur qui avait fait la campagne d'Oporto, l'autre sous le général Reynier, officier distingué de l'armée du Rhin, peu employé depuis les événements d'Égypte, et plus savant qu'heureux à la guerre.
Ces deux divisions, envoyées en toute hâte, avaient servi d'abord à relever une foule de détachements retenus dans les provinces du Nord et enlevés ainsi aux corps qu'ils étaient destinés à recruter. L'une des deux, celle du général Reynier, avait été dissoute, et les bataillons dont elle était composée expédiés à leurs régiments. L'autre, toute formée de bataillons du 6e corps, avait été donnée à ce corps pour lui composer une troisième division, sous les ordres du général Loison. Napoléon se proposait de porter le 6e corps à 30 mille hommes et d'en faire, sous le maréchal Ney, un élément principal de la grande armée de Portugal, qu'il voulait opposer aux Anglais. Aussi, après avoir entendu le maréchal Ney, l'avait-il obligé à partir de Paris, lui disant qu'il n'avait pas de meilleur emploi à faire de son énergie que de le renvoyer en Espagne pour y servir contre les Anglais. Le maréchal était en effet venu se remettre à la tête du 6e corps renforcé, et avait établi son quartier général à Salamanque.
À ce premier envoi exécuté d'urgence, Napoléon en avait ajouté un autre. Il avait antérieurement réuni en Souabe, sous les ordres du général Junot, un certain nombre de troisièmes et quatrièmes bataillons des régiments servant en Espagne, afin de composer une réserve en vue de la guerre d'Autriche. Il venait depuis la paix de les acheminer de nouveau vers les Pyrénées après les avoir recrutés en route, les uns pour rejoindre en Espagne leurs régiments respectifs quand le voisinage des campements le permettrait, les autres pour former sous Junot un second corps de trente mille hommes, destiné à faire partie de l'armée de Portugal. Il restait une troisième ressource dans les dépôts d'infanterie stationnés sur l'Elbe et sur le Rhin, et contenant une foule de jeunes gens déjà instruits et n'ayant plus d'emploi dans le Nord. Des cadres détachés de ces dépôts devaient les conduire en Espagne, et après les y avoir déposés revenir au Nord, leur séjour habituel. Ces diverses combinaisons pouvaient procurer environ 80 mille hommes d'infanterie. Les dragons, dont les troisièmes et quatrièmes escadrons, au nombre de quarante-huit, allaient retourner en Espagne d'où ils avaient été éloignés un moment, devaient fournir 9 à 10 mille cavaliers. Les dépôts de douze régiments de cavalerie légère, consacrés à l'Espagne, devaient de leur côté en fournir 5 à 6 mille. Les troupes du train, du génie et de l'artillerie portaient à plus de 100 mille hommes le renfort total. Quinze à dix-huit mille hommes de la garde déjà partis, sept à huit mille tirés du Piémont, où résidaient les dépôts de l'armée de Catalogne, complétaient les 125 mille hommes dont la réunion était projetée. Restaient enfin deux belles divisions, celles qui, dans la dernière campagne d'Autriche, avaient servi sous le maréchal Oudinot, à côté de l'héroïque division Saint-Hilaire, et appris la guerre à Essling et à Wagram. Elles étaient composées de quatrièmes bataillons. Ceux qui appartenaient à des régiments stationnés dans le Nord en avaient été détachés pour retourner à leurs corps. Ceux qui appartenaient à des régiments servant en Espagne avaient été acheminés vers l'ouest de la France, où ils se reposaient sous le général Drouet (comte d'Erlon), prêts à former une nouvelle réserve à la suite de la grande armée de Portugal. C'est ainsi que Napoléon entendait se procurer le renfort de 150 mille hommes qu'il voulait envoyer dans la Péninsule en 1810, et qui complétait la masse de plus de 400 mille hommes dévoués à cette guerre dévorante.
Pensée de Napoléon en permettant l'expédition d'Andalousie. Napoléon en permettant l'expédition d'Andalousie, que Joseph devait exécuter avec 70 mille vieux soldats réunis sous Madrid, avait pensé que 30 mille au moins de ces soldats pourraient se détacher, l'expédition terminée, et se porter vers l'Alentejo; que ces 30 mille hommes se dirigeant sur Lisbonne par la gauche du Tage, tandis que Masséna y marcherait par la droite avec les 60 mille hommes de Ney et de Junot, avec les 15 mille de la garde, avec les 10,000 cavaliers de Montbrun, sans parler de la réserve de Drouet, il serait impossible aux Anglais de résister à une masse aussi accablante de forces, et que leur embarquement devenu inévitable, la campagne de 1810 serait peut-être la dernière de la guerre d'Espagne. Avant d'avoir appris par une cruelle expérience ce que devenaient les armées sous le climat de la Péninsule, on pouvait concevoir ces espérances même avec la grande clairvoyance de Napoléon!
En conséquence, sans se détourner de son objet essentiel, qui était toujours l'expulsion des Anglais, Napoléon permit l'expédition d'Andalousie, laquelle ne devait être à ses yeux que l'emploi utile des troupes concentrées autour de Madrid, pendant que se réuniraient en Castille les éléments de la grande armée de Portugal destinée à marcher sur Lisbonne sous la conduite de l'illustre Masséna.
Instructions données par Napoléon à Joseph pour l'expédition d'Andalousie. En consentant à l'expédition d'Andalousie, Napoléon prescrivit à Joseph les précautions à observer dans cette opération. Il lui ordonna de marcher avec trois corps, le 4e sous le général Sébastiani, le 5e sous le maréchal Mortier, le 1er sous le maréchal Victor, la division Dessoles restant en réserve. Quant au 2e, qui avait successivement passé des mains du maréchal Soult à celles du général Heudelet, et tout récemment à celles du général Reynier, il lui enjoignit de le laisser sur le Tage, vis-à-vis d'Alcantara, afin d'observer les Anglais, dont on ne pouvait guère discerner les projets d'après leur mouvement rétrograde en Portugal. Napoléon lui recommanda d'emmener du gros canon, afin de n'être pas arrêté devant Séville, comme le maréchal Moncey l'avait été devant Valence par le défaut d'artillerie de siége. Avec les trois corps qu'il emmenait, avec les anciennes divisions de dragons, Joseph allait avoir environ 60 mille hommes, sans compter la réserve du général Dessoles qui devait garder ses derrières, sans compter le corps d'observation du général Reynier qui devait veiller sur sa droite, ce qui faisait un total de 80 mille hommes au moins. C'était beaucoup plus qu'il n'en fallait, dans l'état des forces des Espagnols, pour envahir l'Estrémadure, l'Andalousie, les royaumes de Grenade et de Murcie. Garder ces provinces était une autre tâche, à laquelle on ne pensait pas encore dans le moment.
Ces instructions expédiées, Napoléon enjoignit au général Suchet d'employer à prendre Lerida et Mequinenza le temps que Joseph emploierait à conquérir l'Andalousie. Le général Suchet, aidé dans cette tâche par le maréchal Augereau, pourrait à son tour aider celui-ci à prendre Tortose et Tarragone, et marcher ensuite sur Valence, où s'achèverait la conquête du midi commencée par Joseph. Le maréchal Ney en Vieille-Castille devait pendant le même temps organiser son corps, donner la chasse aux insurgés de Léon, étendre la main vers le général Bonnet dans les Asturies, préparer les siéges de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida par lesquels devait débuter la campagne de Portugal, et attendre ainsi dans une sorte d'activité peu fatigante que tous les éléments de l'armée de Portugal fussent complétement réunis.
Quand Joseph eut reçu cette autorisation de faire l'expédition d'Andalousie il en éprouva une véritable joie, surtout devant agir hors de la présence de Napoléon, et avec le conseil seulement du maréchal Soult qui lui servait de major général, et qui alors se montrait à son égard plein de la plus grande déférence. Le maréchal n'était pas moins joyeux de marcher en Andalousie, où, en l'absence des Anglais, l'on n'avait que des batailles d'Ocaña à craindre, c'est-à-dire à espérer.
Grand appareil dans lequel Joseph s'achemine vers l'Andalousie. Joseph fit des apprêts somptueux, et fort semblables à ceux de Louis XIV marchant vers la Flandre avec sa cour. Il avait avec lui quatre ministres, douze conseillers d'État, ses courtisans d'habitude, et un nombre infini de domestiques. Afin de se procurer l'argent nécessaire à cette fastueuse représentation, il avait escompté à tout prix des rescriptions sur les domaines nationaux, et des lettres de change sur Bordeaux, dont les laines et les denrées coloniales saisies en Espagne étaient le gage. Il partit en janvier et arriva le 15 de ce mois aux défilés de la Sierra-Morena. (Voir la carte no 43.) Dispositions militaires du maréchal Soult pour forcer les défilés de la Sierra-Morena. Le maréchal Soult, qui dirigeait les opérations, avait acheminé le 4e corps (général Sébastiani) par la route de Valence sur San-Clemente et Villa-Maurique, afin de tourner par la gauche le défilé principal de Despeña-Perros aboutissant à Baylen. Il avait fait marcher le 5e corps (maréchal Mortier) par la grande route de Séville sur le défilé même de Despeña-Perros, et le 1er (maréchal Victor) par Almaden, afin de tourner ce défilé par la droite, en descendant sur le Guadalquivir entre Baylen et Cordoue. Il planait une sorte de terreur superstitieuse sur ces défilés de la Sierra-Morena, depuis les malheurs du général Dupont. Les Espagnols ne pouvaient pas s'empêcher de s'y fier, et les Français de les craindre. Cependant les mines qu'on disait y avoir été préparées par les Espagnols, les débris de l'armée battue à Ocaña qu'on y avait réunis confusément, n'étaient pas capables de tenir une heure devant les admirables troupes qui accompagnaient Joseph.
Ordres que Joseph fait donner au général Suchet et au maréchal Ney pour seconder l'expédition d'Andalousie. Bien que l'autorité de Joseph fût fort incertaine sur les corps qui n'étaient pas placés immédiatement auprès de lui, le maréchal Soult, se servant de son nom, écrivit au général Suchet pour lui faire abandonner l'idée du siége de Lerida, et pour l'engager à marcher sur Valence afin de couvrir la gauche de l'armée d'Andalousie. Adressant un ordre du même genre au maréchal Ney, il lui recommanda de commencer tout de suite le siége de Ciudad-Rodrigo, pour attirer les Anglais vers le nord du Portugal, et dégager la droite de cette armée d'Andalousie, qu'on protégeait de toutes les manières, comme si elle avait couru aux plus graves dangers.
Préparatifs des Espagnols pour la défense de la Sierra-Morena. Ces précautions prises, on s'avança sur la Sierra-Morena avec l'intention d'attaquer le 19 ou le 20 janvier 1810. Le général Areizaga commandait toujours l'armée espagnole à moitié détruite à Ocaña et dispersée dans les nombreux replis de la Sierra-Morena. Le général de La Romana chargé de réorganiser cette armée avait beaucoup promis et presque rien fait. Elle était à peine de 25 mille hommes, démoralisés, dépourvus de tout, et rangés en trois divisions à peu près en face des trois passages d'Almaden, de Despeña-Perros, et de Villa-Maurique. Une division détachée de la Vieille-Castille sous le duc d'Albuquerque, avait passé le Tage aux environs d'Alcantara, et se portait sur Séville pour couvrir cette capitale.
Le 18 janvier le maréchal Victor marcha d'Almaden sur la Sierra-Morena par une route peu propre à l'artillerie, et s'avança le 20 à travers les montagnes, de manière à déboucher sur Cordoue, et à tourner ainsi le défilé de Despeña-Perros. Il ne trouva devant lui que des troupes en fuite, courant précipitamment sur Cordoue et ne tenant sur aucun point. Passage sans difficulté du défilé de Despeña-Perros. Le 20, le maréchal Mortier aborda de front le principal défilé, celui de Despeña-Perros, qui débouchait sur la Caroline et Baylen, lieux témoins de si funestes événements. À peine fut-il aperçu que les Espagnols, faisant sauter quelques mines qui ne rendirent la route impraticable nulle part, s'enfuirent de hauteur en hauteur, tirant de loin et sans effet. On arriva en les suivant sur la Caroline et Baylen, où l'on entra après avoir ramassé quelques pièces de canon et un millier de prisonniers. Au même moment le général Sébastiani, débouchant de Villa-Maurique sur le col de San-Estevan, y rencontra un peu plus de résistance, mais grâce à cette même résistance put obtenir des résultats plus importants, car il prit 3 mille hommes, des drapeaux et du canon. Le 20 janvier au soir toute l'armée française se trouvait réunie sur le Guadalquivir, de Baeza à Andujar, d'Andujar à Cordoue, et ces redoutables défilés, entourés d'un si affreux prestige, n'étaient plus qu'un fantôme évanoui.
Après avoir forcé les défilés de la Sierra-Morena, l'armée française marche sur Séville. Les troupes qui sous le général Areizaga avaient si mal défendu les défilés de San-Estevan et de Despeña-Perros, s'étaient retirées en toute hâte sur Jaen, pour couvrir Grenade. Les autres, celles qui d'Almaden s'étaient repliées sur Cordoue, avaient opéré leur retraite non pas vers Séville, de laquelle les Espagnols attendaient peu de résistance, mais vers Cadix, où ils espéraient trouver un asile assuré derrière les lagunes de l'île de Léon et sous le canon des flottes anglaises. L'armée française suivit en partie cette double direction. Le 4e corps, formant notre gauche sous le général Sébastiani, poursuivit vers Jaen les deux divisions qui se retiraient dans le royaume de Grenade, afin de leur enlever ce royaume et le port de Malaga. Le 5e corps (maréchal Mortier) formant notre centre, arrivé sur le Guadalquivir tourna à droite, et vint rejoindre le 1er corps, qui, sous le maréchal Victor, était descendu sur Cordoue. (Voir la carte no 43.) De Cordoue ils se dirigèrent sur Séville, d'où partaient une foule d'avis, qui tous appelaient l'armée française avec promesse d'une reddition immédiate. On marcha sur Carmona et on s'arrêta dans cette petite cité, peu distante de Séville. Joseph, qui ne tenait pas à prendre des villes d'assaut, voulut séjourner à Carmona afin d'attendre l'effet des relations secrètes que MM. O'Farrill, d'Azanza et Urquijo avaient essayé de nouer avec l'intérieur de Séville.
Pendant qu'on attendait ce résultat pacifique, il y aurait eu mieux à faire que de rester inactifs à Carmona, c'eût été de laisser Séville à droite, et de courir directement sur Cadix, pour intercepter les troupes, le matériel, et surtout les membres du gouvernement qui allaient s'y réfugier. La possession de Cadix, en effet, importait bien plus que celle de Séville, car on était toujours sûr de renverser les murs de Séville avec du canon, mais on ne l'était pas de franchir les lagunes qui séparent Cadix de la côte ferme d'Espagne, et il n'y avait qu'une surprise, qu'une apparition soudaine de nos troupes, qui pût nous livrer cette ville importante, si toutefois il y avait chance quelconque d'en brusquer la conquête.
Question de savoir si on doit se porter sur Cadix. Le maréchal Soult s'y oppose, et veut qu'on marche sur Séville. Joseph proposa de diriger un détachement sur Cadix afin d'intercepter tout ce qui s'y rendait, et de marcher avec le 1er corps seulement sur Séville. Il eût mieux valu assurément se porter en masse sur Cadix, que se diviser, et arriver divisés devant les deux points principaux de la province, mais telle quelle cette proposition était préférable à celle de ne rien envoyer à Cadix. Elle fut appuyée par plusieurs généraux, et combattue par le maréchal Soult. La crainte de trouver comme à Valence des portes bien fermées, ou comme à Saragosse un siége formidable, le préoccupait tellement qu'il s'opposa de toutes ses forces à la proposition de Joseph[18]. Il objecta qu'on s'était déjà affaibli par l'envoi du général Sébastiani devant Grenade, qu'il ne fallait pas s'affaiblir encore en envoyant un détachement sur Cadix, que Séville prise, Cadix tomberait de lui-même (ce que le résultat ne devait pas justifier), et il dit à Joseph: Répondez-moi de Séville, et je vous réponds de Cadix.—L'autorité du maréchal détourna Joseph de sa première idée, et au lieu de tendre un bras vers Cadix, afin d'intercepter au moins tout ce qui s'y rendait, et d'étendre l'autre sur Séville pour s'emparer de la capitale, on ne songea qu'à Séville seule, et on y marcha immédiatement avec les corps réunis des maréchaux Mortier et Victor. On va voir qu'il ne fallait pas quarante mille hommes pour y entrer. La réserve sous le général Dessoles fut laissée aux défilés de Despeña-Perros, entre le Val de Peñas, la Caroline et Baylen.
L'approche des Français avait fait éclater dans Séville une agitation extraordinaire. La junte centrale prévoyant ce qui allait arriver, avait décidé par décret de se transporter à Cadix, et laissé à la commission exécutive le soin de défendre Séville, soin qui regardait exclusivement cette commission. État de Séville lorsque les Français paraissent sous ses murs. En voyant partir l'un après l'autre les membres de la junte centrale, on prétendit qu'ils abandonnaient au moment du péril la nouvelle capitale de la monarchie, on outragea et maltraita plusieurs d'entre eux, puis on fit ce qu'on avait annoncé plusieurs fois, et ce qui était fort dans les mœurs du pays, on s'insurgea, en proclamant la junte de Séville junte de défense, et en tirant de prison le comte de Montijo et don Francisco Palafox, pour disputer aux Français la capitale de l'Andalousie. On adjoignit les généraux La Romana et Eguia à la junte provinciale, et en déchaînant un peuple furieux dans les rues, en sonnant le tocsin, en traînant tumultueusement des canons sur une sorte d'épaulement en terre qu'on avait élevé autour de Séville, on crut faire beaucoup pour sa défense. Il faut dire pour l'excuse de ceux qui agissaient de la sorte qu'on n'avait guère le moyen de faire davantage. L'esprit de la population n'était pas celui de Saragosse, lorsque cette ville héroïque jura de périr, et périt en effet presque tout entière pour résister aux Français. L'énergie de Séville s'était épuisée en dissensions intestines. Tous les partis avaient successivement dégoûté la population d'eux-mêmes, et inspiré presque le désir de voir arriver le roi Joseph, dont on représentait le caractère comme doux et bienveillant. Une portion assez notable du peuple était à la vérité en grande effervescence, et demandait à tout prix la tête de ceux qu'elle appelait les traîtres, nom que la multitude donne volontiers aux hommes qu'elle n'aime pas, et sur qui elle veut se venger de sa peur; mais nul ne s'offrait pour la diriger, et le clergé intimidé, craignant que les Français ne punissent sur ses biens, même sur la personne de plusieurs de ses membres, la résistance qu'ils rencontreraient, ne poussait nullement à une défense telle que celle de Saragosse ou de Girone.
Fév. 1810. Pendant ces stériles agitations, les Français s'étaient avancés jusqu'aux portes de Séville, par la route de Carmona. Le duc d'Albuquerque, arrivé avec une division assez considérable de l'armée de la Vieille-Castille, avait tourné autour de Séville sans y entrer, ne voyant pas d'avantage à s'y enfermer, et avait gagné la route de Cadix par Utrera, à l'exemple des troupes qui s'étaient retirées de Cordoue devant le corps du maréchal Victor. Les unes et les autres se hâtaient d'atteindre le bas Guadalquivir pour chercher asile dans l'île de Léon. Le 29, le corps du maréchal Victor parut en vue de Séville. Toutes les cloches sonnaient; le peuple accumulé sur les remparts, sur les toits des maisons, poussait des cris furieux; un certain nombre de pièces de canon étaient braquées derrière l'épaulement en terre qu'on avait élevé autour de la ville. Mais ce n'était pas avec de pareils moyens qu'on pouvait arrêter les Français. Le maréchal Victor fit sommer la place, et annonça que si on ne lui en ouvrait pas les portes, il allait attaquer sur-le-champ, et passer au fil de l'épée tout ce qui résisterait. Ces menaces, jointes aux correspondances secrètes avec l'intérieur de la ville, amenèrent des pourparlers pendant lesquels la plupart des principaux personnages, le marquis de La Romana en tête, s'échappèrent de Séville. Entrée des Français dans Séville. La junte alors (celle de la province) consentit à livrer la capitale de l'Andalousie, et le 1er février les portes en furent ouvertes à l'armée de Joseph, qui fit son entrée tambour battant, enseignes déployées.
La ville était presque déserte. Les classes élevées avaient fui ou à Cadix, ou dans les provinces voisines, ou en Portugal. Les moines avaient également cherché à se soustraire au vainqueur, et le peuple, dans un premier mouvement d'effroi, s'était répandu dans les campagnes environnantes. Mais les Français ne commirent aucun désordre, et, se bornant à prendre des vivres pour leurs besoins, respectèrent les personnes et les propriétés. Efforts heureux de Joseph pour ramener le peuple de Séville dans ses murs. Joseph, se hâtant de faire ici l'application de son système, promit un pardon absolu à tous ceux qui rentreraient, caressa le clergé fort disposé à revenir, et en quelques jours ramena le peuple, dont la colère avait passé avec la peur, et qui s'ennuyait de supporter la faim et le froid dans les champs voisins. On trouva à Séville des vivres, des munitions, de l'artillerie, et surtout des valeurs assez considérables, soit en tabac, soit en produits des mines d'Almaden. C'étaient tout autant de ressources dont on avait grand besoin, et dont on se hâta de faire usage.
Maintenant restait à savoir si, comme l'avait affirmé le maréchal Soult, la conquête de Séville serait le gage infaillible de la reddition de Cadix. Le mouvement de nos divers corps d'armée allait bientôt nous l'apprendre.
Opérations des divers corps d'armée. Le 5e corps, dirigé sur l'Estrémadure, avait dispersé en route quelques détachements conduits par le marquis de La Romana, et fait des prises d'une certaine importance, en bagages ou en argent, sur les nombreux fuyards qui allaient chercher un abri derrière les fortes murailles de Badajoz. Marche du 5e corps sur Badajoz, et résistance de cette place. Arrivé aux portes de Badajoz il avait sommé la place, dont les fortifications considérables et bien entretenues étaient occupées par une puissante garnison, dont les approvisionnements étaient abondants et faciles à renouveler, dont la population, accrue des nombreux Espagnols qui s'étaient réfugiés dans ses murs avec ce qu'ils possédaient de plus précieux, demandait à n'être pas livrée aux Français. Le gouverneur avait répondu au nom du marquis de La Romana que la place entendait se défendre, et qu'elle opposerait la résistance qu'on devait attendre de sa force naturelle et de l'énergie de ceux qui y commandaient. Le maréchal Mortier n'ayant rien de ce qui était nécessaire pour un siége, avait pris une forte position sur la Guadiana, et s'était mis en rapport avec le 2e corps (général Reynier), posté d'abord sur le Tage, et avancé maintenant jusqu'à Truxillo.
Paisible occupation de Grenade par le 4e corps. De son côté le général Sébastiani avec le 4e corps, chassant devant lui les débris d'Areizaga, était successivement entré dans Jaen, dans Grenade, et avait ensuite paru devant Malaga, où le peuple en furie annonçait une violente résistance. Mais une avant-garde de cavalerie et d'infanterie légères ayant brusquement assailli Malaga, avait comprimé les fureurs de la populace, et amené la prompte reddition de cet important port de mer. Le 4e corps pouvait se promettre de faire dans le royaume de Grenade un établissement assez paisible.
Arrivée du 1er corps devant Cadix. Malheureusement, sur le point le plus important, celui de Cadix, les choses étaient loin de prendre une tournure aussi favorable. Les ministres du roi Joseph avaient écrit à plusieurs membres du gouvernement et à divers généraux, qui à Séville même avaient paru disposés à se rendre, fatigués qu'ils étaient d'une guerre dévastatrice et de dissensions civiles interminables. Mais ces derniers, contenus maintenant par tout ce qui les entourait, ne répondaient que d'une manière vague et peu satisfaisante. Réunion dans cette ville du gouvernement espagnol, et des têtes les plus exaltées de l'Espagne. Quant aux habitants de Cadix, fort confiants dans la force naturelle de leur ville et dans l'appui des troupes anglaises qui leur était assuré, ils pouvaient désormais donner carrière à leurs passions, opposer aux sommations des Français des bravades outrageantes, s'agiter, se diviser, s'égorger entre eux, et tout cela presque impunément.
Une junte locale insurrectionnelle s'y était formée et s'était emparée de la défense de la place. Flattée de voir Cadix devenir le siége du gouvernement, cette junte n'avait pas aussi maltraité la junte centrale que l'avaient fait les habitants de Séville. Elle lui avait fourni ce qui était nécessaire pour siéger, et avait très-bien accueilli tous les grands personnages civils et militaires qui avaient cherché un refuge dans ses murs. À ces nombreux et importants réfugiés politiques s'étaient joints le duc d'Albuquerque avec sa division, et les troupes qui d'Almaden s'étaient retirées sur Cordoue, et de Cordoue sur l'île de Léon. Forces imposantes réunies dans Cadix et l'île de Léon. Sans livrer le grand arsenal de la Caraque aux Anglais, sans même ouvrir la rade intérieure à leur flotte, la Junte de Cadix leur avait ouvert la rade extérieure, et avait consenti à recevoir dans l'enceinte de la place quatre mille de leurs soldats. Ayant déjà dix-huit mille Espagnols en armes soit dans la ville, soit dans l'île de Léon, de plus le gouvernement et les cortès dont la réunion devait être prochaine, elle ne craignait pas d'être exposée à une domination incommode de la part des Anglais, ni surtout à voir passer dans leurs mains les richesses de la marine espagnole.
Ce n'était pas avec de telles ressources que Cadix pouvait songer à se rendre. Les passions les plus violentes y fermentaient, et tout le mouvement politique qui avait été interrompu à Séville par l'arrivée des Français allait se continuer à Cadix avec une violence plus grande, et à l'abri d'obstacles naturels et militaires presque impossibles à vaincre.
Résolution définitive de convoquer les cortès. Le premier résultat de ce mouvement, continué et accéléré, devait être et fut la dissolution de la junte centrale, qui, persuadée elle-même de l'impossibilité de conserver plus longtemps le pouvoir, se hâta de le résigner. Formation d'une régence royale. Aux applaudissements universels des habitants et des réfugiés de Cadix, elle convoqua immédiatement les cortès, arrêta la forme de cette convocation, et nomma une régence royale chargée d'exercer le pouvoir exécutif. Cette régence fut composée de cinq membres, l'évêque d'Orense, esprit médiocre et fanatique, le général Castaños, personnage adroit et sage, mais plus habile à éluder les difficultés qu'à les résoudre, le conseiller d'État Saavedra, ancien fonctionnaire fort expert en fait d'administration espagnole, un marin de renom, don Antonio Escaño, et un Espagnol des colonies d'Amérique, don Miguel de Lardizabal, appelé à représenter dans le gouvernement les provinces transatlantiques. Après ces deux actes, la junte se sépara, et, ne lui sachant aucun gré de son désintéressement, les furieux qui la poursuivaient accablèrent ses membres des plus mauvais traitements. On alla jusqu'à en arrêter plusieurs pour visiter leurs bagages et voir s'ils n'emportaient pas les fonds de l'État, outrage fort immérité, car ils passaient généralement pour de très-honnêtes gens.
À peine la nouvelle régence avait-elle été instituée, qu'elle s'empara du pouvoir, fit tant bien que mal avec la junte de Cadix le départ entre les attributions locales et les attributions gouvernementales, et laissa voir assez clairement le désir de retarder la convocation des cortès. Mais le peuple de Cadix voulait la réunion prochaine de cette assemblée, les réfugiés la désiraient aussi, et afin de la rendre plus certaine, on établit que pour les provinces empêchées par les armées françaises les élections se feraient à Cadix même, par l'intervention des réfugiés. Les cortès si désirées devaient être réunies au mois de mars.
Impossibilité de s'emparer de Cadix autrement que par un grand siége. C'est dans cette situation que le 1er corps, sous la conduite du maréchal Victor, arriva devant le canal de Santi-Petri, trois ou quatre jours après l'entrée des Français à Séville. S'il eût paru devant Cadix avec des forces imposantes, quand le gouvernement, les armées, les esprits les plus ardents se trouvaient encore à Séville, peut-être il eût réussi à surprendre la place et à en décider la reddition. Mais depuis que les membres de tous les pouvoirs, depuis que des troupes nombreuses et les têtes les plus exaltées de l'Espagne avaient eu le temps de se rassembler à Cadix, depuis que les Anglais étaient accourus, il y aurait eu folie à espérer la reddition. Aussi malgré quelques menées secrètes, les réponses publiques furent-elles hautaines et même outrageantes, et il fallut se décider à faire les préparatifs d'un siége long et difficile.
Description de Cadix et de l'île de Léon. Tout le monde connaît le site de cette grande place maritime, centre de l'antique puissance navale de l'Espagne, et assise aux bouches du Guadalquivir comme Venise l'est aux bouches du Pô et de la Brenta. (Voir la carte no 52.) Une espèce de rocher peu élevé, dominant la mer de quelques centaines de pieds, terminé en plateau dans tous les sens, couvert de nombreuses et riches habitations, forme la ville même de Cadix, et puis par une langue de terre plate et sablonneuse se rattache aux vastes lagunes qui bordent la côte méridionale d'Espagne. L'espace de mer compris entre Cadix et ces lagunes forme la rade intérieure. Au milieu de ces lagunes, les unes cultivées, les autres couvertes de salines, s'élève le célèbre arsenal de la Caraque, communiquant avec la rade par plusieurs grandes passes. Tout autour de ces lagunes un canal large, profond, aussi difficile à franchir qu'une rivière, s'étendant de Puerto-Real au fort de Santi-Petri, sépare de la terre ferme cet ensemble d'établissements, excepté le corps même de la Caraque, et trace la limite derrière laquelle se trouve ce qu'on appelle l'île de Léon. Difficultés du siége de Cadix. Or pour enlever cette île et la ville de Cadix elle-même, il fallait passer de vive force le canal de Santi-Petri, devant une armée ennemie et malgré les nombreuses flottilles des Espagnols et des Anglais, puis s'avancer à travers les lagunes en franchissant une multitude de fossés tous faciles à défendre, conquérir l'un après l'autre les bâtiments de la Caraque situés au delà du canal, et enfin cheminer sur la langue de terre qui conduit au rocher de Cadix, en prenant au moyen d'une attaque régulière les fortifications dont elle est couverte.
Mars 1810. Il est vrai que de quelques points saillants du rivage, comme celui du Trocadéro situé à droite et en dehors du canal de Santi-Petri, on pouvait envoyer des projectiles incendiaires sur Cadix, et peut-être s'épargner une attaque directe et régulière. Mais c'était une opération très-difficile, très-douteuse, et qui en exigeait préalablement bien d'autres. Ainsi il fallait d'abord s'emparer du Trocadéro pour rétablir le fort de Matagorda, d'où il était possible de tirer sur Cadix, puis établir le long du canal de Santi-Petri une suite de petits camps retranchés, afin de former l'investissement de l'île de Léon. L'artillerie nécessaire pour armer ces divers ouvrages, il fallait la faire venir de Séville, et même la fondre en partie dans l'arsenal de cette ville, parce que celle qui s'y trouvait n'était pas d'un assez fort calibre. Les mortiers à grande portée n'existaient pas à Séville, et on était réduit à les créer. Enfin on ne pouvait se dispenser de construire une flottille, soit pour franchir le canal de Santi-Petri, soit pour traverser la rade intérieure au moment de l'attaque décisive, soit aussi pour tenir à distance les flottilles ennemies, qui ne manqueraient pas de venir contrarier les travaux des assiégeants et de canonner leurs ouvrages. On avait à Puerto-Real, à Puerto-Santa-Maria, à la Caraque elle-même (dans la partie en deçà du canal), les éléments d'une flottille, bien que les Espagnols à notre approche eussent fait passer tous leurs bâtiments de la rade intérieure que nous pouvions atteindre avec nos projectiles, dans la rade extérieure qui échappait entièrement à nos feux. Indépendamment du matériel de cette flottille, nous avions dans les marins de la garde un personnel tout organisé pour la manœuvrer. Dissémination de l'armée française entre Grenade, Cadix, Séville et Badajoz. Mais il fallait bien du temps pour réunir ces moyens d'attaque si divers, et une considération frappait tous les esprits, maintenant qu'on était répandu dans cette immense contrée qui de Murcie s'étend à Grenade, de Grenade à Cadix, de Cadix à Séville, de Séville à Badajoz, c'est que notre belle armée, deux fois plus considérable au moins qu'il ne fallait pour envahir le midi de l'Espagne, suffirait difficilement pour le garder. Le maréchal Victor avec 20 mille hommes avait à peine de quoi former l'investissement de l'île de Léon et de quoi contenir la garnison de cette île, plus nombreuse mais heureusement moins vaillante que le 1er corps; et s'il avait assez de troupes pour préparer le siége, il n'en pouvait pas avoir assez pour l'exécuter. Le 5e corps, sous le maréchal Mortier, obligé de fournir une garnison à Séville et un corps d'observation devant Badajoz, devait rencontrer de grandes difficultés dans l'accomplissement de cette double tâche. Le général Sébastiani avec le 4e corps, obligé de tenir Malaga, d'occuper Grenade, de faire face aux insurgés de Murcie qui s'appuyaient sur les Valenciens, n'avait pas un soldat de trop. La division Dessoles, qu'on avait postée aux gorges de la Sierra-Morena, afin de protéger la ligne de communication, y devait être employée tout entière, car elle avait à garder, outre les défilés de la Sierra-Morena, Jaen, qui commande la route de Grenade, et les plaines de la Manche, qu'il faut traverser pour se rendre à Madrid. Mais il fallait aussi à Madrid, où l'on n'avait laissé que quelques Espagnols et des malades, une garnison française. La division Dessoles, chargée de la fournir, allait donc se trouver partagée entre ces deux tâches, en restant probablement insuffisante pour les remplir toutes deux. Enfin le 2e corps, sous le général Reynier, établi sur le Tage, entre Almaraz, Truxillo, Alcantara, ne pouvait sans imprudence être retiré de ce poste, car c'est par là que les Anglais avaient passé l'année précédente pour se rendre d'Abrantès à Talavera. Tout au plus pourrait-on, en laissant ce corps sur le Tage, le porter plus avant en Portugal, si une armée française s'avançait sur Lisbonne, et le joindre même à elle; mais alors le cours entier du Tage, de Madrid à Alcantara, resterait livré aux innombrables coureurs de Salamanque, d'Avila, de Plasencia, de l'Estrémadure. Voilà donc cette nombreuse et belle armée, la plus vaillante de toutes celles de l'Empire, n'ayant de rivale que le corps du maréchal Davout en Hanovre, qui, au nombre de 80 mille hommes environ, était déjà dispersée entre les provinces de Grenade, de l'Andalousie, de l'Estrémadure, au point de n'être en force nulle part, et de ne pouvoir certainement prêter aucun secours à l'armée qui en Portugal allait agir contre les Anglais! L'espérance d'en pouvoir reporter une partie vers Lisbonne, qui avait décidé Napoléon à consentir à l'expédition d'Andalousie, devait par conséquent s'évanouir bientôt, et faire place à la crainte de la voir même insuffisante pour la garde de l'Andalousie.
Déjà en effet la garnison de Cadix s'agitait, et montrait des têtes de colonnes au point de faire craindre de subites apparitions sur la terre ferme. Les populations à moitié sauvages des montagnes de Ronda, accrues des contrebandiers de Gibraltar, parcouraient et ravageaient la campagne. Les corps réfugiés dans Badajoz, réunis à un fort détachement anglais, prouvaient par leurs mouvements que nulle part les Espagnols ne voulaient rester oisifs.
La nouvelle régence, gouvernant l'insurrection du milieu des lagunes de Cadix, avait chargé le marquis de La Romana de prendre le commandement des troupes de l'Estrémadure campées autour de Badajoz. Cette même régence avait appelé le général Blake de la Catalogne, où elle l'avait remplacé par le général O'Donnell, et l'avait mis à la tête de l'armée du centre, dont les débris s'étaient réfugiés dans le royaume de Murcie à la suite du général Areizaga. Blake devait les rallier, et, de concert avec la garnison de Cadix, diriger des expéditions sur Grenade, sur Séville, partout enfin où il pourrait, afin de soutenir les guérillas de Ronda. Il faut ajouter que la double diversion ordonnée sur nos ailes, et consistant à pousser le maréchal Ney sur Ciudad-Rodrigo, le général Suchet sur Valence, n'avait point réussi.
Vaines tentatives du maréchal Ney sur Ciudad-Rodrigo, et du général Suchet sur Valence. L'ordre irréfléchi donné au maréchal Ney, d'aller attaquer l'importante place de Ciudad-Rodrigo sans artillerie de siége, et dans le voisinage des Anglais qui s'étaient reportés vers le nord du Portugal, n'avait pu amener qu'une vaine bravade. Le maréchal Ney avait dû se borner à envoyer contre les murs de la place quelques boulets avec son artillerie de campagne, et à sommer ensuite le gouverneur, qui avait fait à sa sommation la réponse que méritait une pareille tentative. Il était revenu à Salamanque. Le général Suchet, croyant que l'ordre de marcher sur Valence était concerté avec Napoléon, et devait prévaloir sur celui d'assiéger Lerida, Mequinenza, Tortose, s'était avancé en deux colonnes, l'une le long de la mer, l'autre par les montagnes de Teruel, et après leur jonction opérée à Murviedro, s'était montré devant Valence. Il s'était même emparé du faubourg du Grao, et avait lancé des boulets dans la ville, que plus d'un avis présentait comme disposée à se rendre. Mais les Valenciens, pour toute réponse, avaient arrêté, persécuté les habitants supposés douteux, ou portés à la paix, notamment l'archevêque de Valence, et avaient opposé une résistance que, sans grosse artillerie, on ne pouvait vaincre. Le général Suchet avait dû se retirer en toute hâte vers l'Aragon. C'était la seconde armée française (en comptant celle du maréchal Moncey) qui, après s'être montrée devant Valence, était obligée de rétrograder sans avoir pu forcer les portes de cette orgueilleuse ville. L'exaltation des Valenciens en devait être singulièrement augmentée.
Voyage de Joseph en Andalousie. Ses illusions sur son établissement dans cette province. Toutefois on n'avait rien à craindre en Andalousie, avec l'armée qu'on y avait réunie, et le mal, bien grand il est vrai, se réduisait à paralyser 80 mille vieux soldats. Pour le moment on dominait tout à fait de Murcie à Grenade, de Grenade à Cordoue, de Cordoue à Séville. Ces importantes cités étaient soumises et payaient l'impôt. Joseph se promenait en roi de l'une à l'autre, et, la curiosité attirant autour de lui une certaine affluence, la fatigue de la guerre lui procurant quelques adhésions, il faisait un voyage que ses courtisans disaient triomphal, que les hommes sensés considéraient comme peu significatif. Il faut reconnaître cependant que la mobile et inconséquente populace des villes, tout en détestant les Français, applaudissait ce roi français de manière à lui faire illusion. Aussi ses flatteurs ne manquaient-ils pas de répéter qu'on avait bien raison de penser qu'il obtiendrait plus avec sa grâce personnelle et sa bonté que Napoléon avec ses terribles soldats, et que si on le laissait faire il aurait bientôt subjugué l'Espagne, oubliant, lorsqu'ils parlaient ainsi, qu'ils avaient autour d'eux 80 mille de ces terribles soldats pour les protéger, et pour ménager au roi Joseph le moyen d'essayer ses charmes sur le peuple de l'Andalousie. Joseph était donc satisfait, et le maréchal Soult se flattait d'avoir beaucoup ajouté à la somme des titres dont il croyait avoir besoin devant le sévère tribunal de Napoléon.
Nouvelles imprévues qui viennent surprendre Joseph en Andalousie. Mais tandis qu'ils s'applaudissaient l'un et l'autre d'avoir exécuté cette expédition d'Andalousie, un coup de foudre parti de Paris venait changer les joies de Joseph en amères tristesses. L'expédition d'Andalousie avait rempli en Espagne les premiers mois de 1810, et c'était le moment même des plus graves démêlés avec la Hollande. Napoléon n'avait pas seulement des contestations avec le roi Louis, il en avait avec le roi Jérôme pour le Hanovre, et pour l'exécution des conditions financières attachées à la cession de ce pays. Fatigué de rencontrer auprès de ses frères des difficultés incessantes, ne sachant pas reconnaître qu'ils n'étaient en réalité que les agents passifs de la résistance des choses, il se livrait à leur égard aux plus vives colères, et s'en prenait à eux non-seulement de leurs fautes mais des siennes, car, après tout, les obstacles contre lesquels il se heurtait à chaque pas, qui les avait créés, sinon lui, en voulant partout tenter l'impossible? Dans ces dispositions irritables, recevant une multitude de rapports sur la cour de Joseph, sur le langage qu'on y tenait, sur le système qu'on cherchait à y faire prévaloir, sur quelques largesses accordées à certains favoris, il prit des mesures fort dures, et qui n'étaient pas de nature à faciliter la tâche de Joseph en Espagne. D'abord il trouva très-mauvais qu'on eût détourné le général Suchet du siége de Lerida, pour le porter sans grosse artillerie sur Valence, ce qui avait exposé l'armée française à paraître deux fois en vain devant les murs de cette ville. Il blâma Joseph, il blâma le général lui-même, et lui défendit dorénavant d'obéir à aucune autre autorité qu'à celle de Paris. Il désapprouva également l'imprudente pointe ordonnée au maréchal Ney sur Ciudad-Rodrigo, et cette fois encore attribua la faute à l'état-major de Madrid qui avait prescrit ce mouvement. Mais c'était là le moins fâcheux.
Voir donner de l'argent, quelque peu que ce fût, à des favoris, quand les ressources manquaient partout, lui avait déplu au delà de toute expression. Puisqu'on trouve, disait-il, de quoi donner à des oisifs, à des intrigants, on doit pouvoir nourrir les soldats qui prodiguent leur sang au roi Joseph; et puisqu'on ne veut pas pourvoir à leurs besoins, je vais y pourvoir moi-même.—Cela dit, Napoléon convertit en gouvernements militaires les provinces de l'Èbre, avec la pensée de les réunir plus tard à la France. il convertit en gouvernements militaires la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, la Biscaye, qui comprenaient les quatre provinces à la gauche de l'Èbre. Il établit que, dans ces gouvernements, les généraux commandants exerceraient l'autorité, tant civile que militaire, qu'ils percevraient tous les revenus pour le compte de la caisse de l'armée, et n'auraient avec l'autorité de Madrid que des relations de déférence apparente, mais aucune relation d'obéissance ou de comptabilité. C'était à lui seul que les chefs de corps, Augereau, Suchet, Reille, Thouvenot, devaient rendre compte de leurs actes, et de lui seul qu'ils devaient recevoir leurs instructions. Après avoir ainsi pris possession militaire des territoires situés à la gauche de l'Èbre, Napoléon écrivit en secret à chacun des généraux pour leur communiquer sa véritable pensée, qui était de réunir la rive gauche de l'Èbre à la France, afin de s'indemniser des sacrifices qu'il faisait pour assurer la couronne d'Espagne sur la tête de son frère. Toutefois ne voulant pas annoncer encore ce projet, il leur recommanda la plus grande discrétion; mais, dans le cas où on leur enverrait de Madrid des ordres contraires à ceux de Paris, il les autorisa à déclarer qu'ils avaient reçu défense d'obéir au gouvernement espagnol, et injonction de n'obéir qu'au gouvernement français. Une pareille résolution était fort grave, non-seulement pour l'Espagne, mais pour l'Europe. Il semblait, en effet, que Napoléon, insatiable dans la paix comme dans la guerre, quand il ne conquérait point par son épée, voulait conquérir par ses décrets. Il venait de réunir à l'Empire la Toscane, les États romains, la Hollande. Il songeait en ce moment, sans en parler, à faire de même pour le Valais et les villes anséatiques. Ajouter encore à ces acquisitions le revers des Pyrénées jusqu'à l'Èbre, c'était dire au monde que rien ne pouvait échapper à son avidité, et que toute terre sur laquelle se portait son terrible regard était une terre perdue pour son possesseur, ce possesseur fût-il même un frère! Prétendre que la gauche de l'Èbre devait devenir l'indemnité des dépenses de la France en Espagne, était une étrange dérision! Sans doute, si Napoléon avait laissé Ferdinand sur le trône, qu'il l'eût aidé par exemple à conquérir le Portugal sur les Anglais, et qu'il lui eût demandé la rive gauche de l'Èbre en dédommagement, on aurait pu le concevoir, sauf les justes ombrages de l'Espagne et de l'Europe! mais imposer à l'Espagne une dynastie malgré elle, forcer presque cette dynastie à régner (car Joseph n'était guère moins contraint que les Espagnols), et puis demander à l'une et à l'autre de payer ce bienfait d'un démembrement de territoire, était une véritable folie d'ambition! c'était ajouter aux causes nombreuses qui excitaient la haine des Espagnols contre nous une cause plus puissante que toutes les autres, celle de voir cette péninsule si chère à leur cœur, envahie, morcelée par un ambitieux voisin, qui, après les avoir privés de leur dynastie, les privait en outre d'une partie de leur territoire. C'était enfin réduire au désespoir et rejeter à jamais dans les rangs de l'insurrection tous ceux que l'espérance d'un meilleur régime, le besoin vivement senti d'une régénération politique, avaient rattachés un moment à la nouvelle dynastie.
Le secret ordonné aux généraux relativement à la réunion des quatre provinces n'était pas longtemps possible. L'établissement des gouvernements militaires dans ces provinces aurait suffi seul, à défaut de toute indiscrétion, pour révéler la véritable pensée de Napoléon, et personne, en effet, ne s'y trompa, comme on le verra bientôt. Du reste, Napoléon ne s'en tint pas à cette mesure. Il en prit d'autres qui limitèrent aux portes mêmes de Madrid l'autorité royale de Joseph. En dehors des commandements ci-dessus mentionnés, il divisa les armées agissantes en trois, une du midi, une du centre, une du Portugal. Il plaça à la tête de l'armée du midi le maréchal Soult, dont, après réflexion, il avait renoncé à rechercher la conduite à Oporto, et lui confia les 4e, 1er et 5e corps, qui occupaient Grenade, l'Andalousie, l'Estrémadure. Il composa l'armée du centre de la seule division Dessoles, y ajouta les dépôts généralement établis à Madrid, et la confia à Joseph. Enfin celle du Portugal dut se trouver formée, ainsi qu'on l'a vu, de toutes les troupes réunies ou à réunir dans le nord, pour marcher sur Lisbonne, sous les ordres du maréchal Masséna. Chacun des généraux commandant ces armées agissantes, ayant l'autorité qui appartient à tout chef d'une force armée sur le terrain où il opère, ne devait obéir qu'au ministère français, c'est-à-dire à Napoléon lui-même, qui avait déjà pris le titre de commandant suprême des armées d'Espagne, et avait nommé le prince Berthier son major général. L'autorité de Joseph réduite en Espagne au commandement de l'armée du centre. Ainsi Joseph n'avait rien à ordonner aux gouverneurs généraux des provinces de l'Èbre, rien aux chefs des trois armées agissantes; seulement, comme chef de l'armée du centre, il avait à l'égard de celle-ci le droit de donner des ordres; mais elle était la moins nombreuse, n'avait qu'une tâche insignifiante, et se composait de 20 à 25 mille hommes, sains ou malades, dont 12 mille au plus en état d'agir. On ne pouvait rendre son autorité ni plus restreinte ni plus nominale, et ce n'était pas assurément une manière de le relever aux yeux des Espagnols. De plus, les prescriptions relatives aux finances furent aussi sévères que les prescriptions relatives à la hiérarchie militaire. Les revenus recueillis dans les provinces de l'Èbre furent alloués aux armées qui les occupaient. Les armées agissantes durent se nourrir sur le pays où elles faisaient la guerre, et comme il était possible qu'elles ne trouvassent pas assez de numéraire pour leur solde, Napoléon consentit à envoyer en Espagne deux millions par mois seulement. Dès lors Joseph, déjà réduit sous le rapport du commandement aux troupes stationnées autour de Madrid, allait être réduit pour les revenus à ce qui se percevait à Madrid même, c'est-à-dire à l'octroi de cette capitale, et la haine que lui portaient les Espagnols, non à cause de lui, mais de l'invasion étrangère dont il était le représentant, allait se convertir en un sentiment plus redoutable encore, celui du mépris.
Joseph reçut ces nouvelles à Séville, et en fut accablé. Que dire, en présence de tels actes, à ses sujets tant soumis que rebelles, tant ralliés que tendant à se rallier? Indépendamment de son autorité rabaissée et exposée à l'arrogance des généraux, le démembrement du territoire devait inspirer à tous les Espagnols sincères un vrai désespoir. Déjà ils voyaient les colonies leur échapper, mais à cette perte ajouter celle des Pyrénées et des provinces à la gauche de l'Èbre, c'était subir toutes les calamités à la fois. D'ailleurs le prétendu secret avait percé dans les provinces insurgées comme dans les provinces soumises; les ennemis triomphaient de ce démembrement prochain qui justifiait leur haine, et les amis en étaient consternés, car il ôtait toute excuse à leur soumission. La régénération de la monarchie, se fût-elle réalisée, n'était rien au prix du démembrement du territoire; et d'ailleurs cette régénération tant promise, se bornait jusqu'à présent au ravage du pays, et à l'effusion du sang. MM. O'Farrill, d'Urquijo, d'Azanza, d'Almenara, qui avaient accompagné Joseph à Séville, étaient en proie à un profond chagrin. Ainsi, comme on le voit, Joseph n'était pas beaucoup plus heureux que Charles IV confiné à Marseille, que Ferdinand VII prisonnier à Valençay, que tant d'autres rois vaincus et détrônés, les uns privés d'une partie, les autres de la totalité de leurs États.
Joseph quitte subitement l'Andalousie, afin de se rapprocher de Paris, et de pouvoir négocier avec son frère. Frappé d'un coup si rude, Joseph n'avait plus aucun goût de demeurer à Séville, car sa présence, lorsqu'elle était précédée ou suivie de pareils actes, ne pouvait plus avoir sur ses nouveaux sujets l'effet qu'il en avait attendu. Il se trouvait en outre sans autorité en Andalousie, le maréchal Soult étant devenu général en chef de l'armée du midi, et il lui fallait aussi se rapprocher de la France, afin de traiter avec son frère, et de lui exposer les conséquences probables des dernières mesures prises à Paris. Il partit donc avec ses ministres, laissant le maréchal Soult maître absolu de l'Andalousie, et charmé d'être débarrassé d'une royauté nominale qui ne pouvait plus que gêner sa royauté réelle. Ainsi quatre-vingt mille hommes, les meilleurs qu'il y eût en Espagne, venaient d'être paralysés pour faire non pas Joseph, mais le maréchal Soult, roi de l'Andalousie!
Avril 1810. Joseph parcourut rapidement et sans éclat cette Andalousie où il faisait naguère des promenades triomphales, et en traversant les défilés de la Sierra-Morena où était cantonnée la division Dessoles, la seule force active qui lui restât, il la rapprocha de Madrid, car avec les blessés, les malades, les dépôts, avec les soldats des équipages et du parc général, avec les Espagnols qu'il avait eu l'imprudence de recruter parmi les prisonniers d'Ocaña, il avait à peine de quoi garder la capitale et ses environs les moins éloignés. Il laissa quelque infanterie aux défilés de la Sierra-Morena, un ou deux régiments de dragons pour battre la Manche, et concentra autour de Madrid le peu de forces sur lesquelles il pût compter.
Aussitôt rentré dans sa capitale, où, quoique vainqueur de l'Andalousie, il apportait le chagrin le plus amer, il reçut de Séville les plus étranges communications. Le maréchal Soult, ne se jugeant pas assez riche en troupes avec les trois corps qu'on lui avait confiés, et qui comprenaient ce qu'il y avait de meilleur en Espagne, prétendait que tout ce qui se trouvait dans l'arrondissement du midi relevait de lui, et en conséquence il enjoignait à la brigade qui était entre la Manche et l'Andalousie de se rapprocher de lui pour recevoir ses ordres. Le général Lahoussaye, à qui ces injonctions étaient adressées, répondit qu'il dépendait de l'état-major de Madrid, et qu'il ne pouvait sans l'autorisation de celui-ci quitter le poste qu'il occupait. Le maréchal Soult répliqua en accompagnant ses ordres de menaces sévères s'il n'était pas obéi. Joseph maintint ce qu'il avait ordonné, et défendit au général Lahoussaye d'obéir au maréchal Soult. Tandis qu'il avait une pareille querelle avec le maréchal Soult, il essuya un nouveau désagrément non moins pénible que tous les autres. Les généraux qui stationnaient dans le royaume de Léon et dans la Vieille-Castille, où n'étaient pas encore établis des gouvernements militaires, mettaient en pratique le principe posé par Napoléon, que chaque armée devait vivre sur la province qu'elle occupait, et levaient des contributions sans employer l'intermédiaire des agents financiers de Joseph, sans même tenir aucun compte de son autorité. Ces coups répétés humilièrent Joseph au dernier point. Ayant déjà songé à quitter Madrid pour retourner à Naples, il était prêt à abdiquer, même sans compensation, la lourde couronne d'Espagne. Envoi à Paris de MM. d'Azanza et d'Hervas. Soutenu toutefois par ses ministres et par quelques hommes de sa confiance, qui n'auraient pas voulu voir disparaître le roi auquel ils s'étaient attachés, il chargea sa femme qui était à Paris, et deux de ses ministres, MM. d'Azanza et d'Hervas qui allaient s'y rendre, de négocier avec son frère, pour lui faire comprendre que la perte des provinces de l'Èbre l'exposait à la haine des Espagnols, la réduction de son autorité à leur mépris, qu'il valait mieux dès lors le retirer de la Péninsule que de l'y laisser à de telles conditions.
Réponse de Napoléon aux représentations de Joseph. Napoléon reçut sans dureté mais avec un peu de dédain les ministres espagnols, qualifia de la manière la plus méprisante la politique de Joseph, qui s'imaginait, disait-il, qu'avec de l'argent sans soldats on réduirait une nation implacable, à laquelle on ne pouvait songer à tendre la main qu'après l'avoir terrassée. Il se montra inflexible sur l'article des finances; il déclara qu'il lui était impossible de suffire aux charges de la guerre, que si on ne payait pas les troupes il serait obligé de les rappeler, que Joseph ne sachant ou ne voulant pas tirer de l'Espagne l'argent qui s'y trouvait, il fallait bien qu'il le fît lui-même par la main de ses généraux; que d'ailleurs il les surveillerait de près, et les obligerait à verser dans les caisses de Joseph tout ce qui dépasserait les besoins de leurs armées; qu'au surplus il restait à Joseph, pour y percevoir des contributions, la Nouvelle-Castille, la Manche, Tolède, provinces à peu près soumises; qu'en fait de subsides envoyés de France, il ne pouvait rien ajouter aux deux millions qu'il avait promis pour fournir la portion de la solde payable en argent; que tout au plus consentirait-il à ce que l'armée du centre, confiée à Joseph, prit sa part de ces deux millions; que quant aux divers commandements, il ne pouvait en changer la distribution; qu'il fallait deux grandes armées, celle du midi et celle du Portugal, pour concourir à l'expulsion des Anglais, que lui seul était capable de les diriger, et que laissant entre deux une armée au centre, il avait concédé tout ce qui était possible en la confiant à Joseph, qui en disposerait comme il l'entendrait; qu'en définitive les généraux commandant les armées actives n'avaient d'autorité qu'en ce qui concernait les opérations militaires et l'entretien de leurs armées, que pour tout le reste ils étaient simplement les hôtes du roi d'Espagne, et lui devaient respect comme roi et comme frère de l'Empereur; qu'il allait réprimander vertement ceux qui lui avaient manqué (le maréchal Soult notamment), mais que le commandement militaire devait demeurer absolu et non partagé.
Relativement aux provinces de l'Èbre où il avait institué des gouvernements, Napoléon ne dissimula pas son projet de les réunir plus tard à la France, afin de s'indemniser de ses dépenses; toutefois il ajouta qu'il ne les réunirait pas sans compensation, que le Portugal adjoint un jour à l'Espagne pouvait en fournir une fort belle, mais qu'avant de le donner il fallait le conquérir, que pour cela il fallait en chasser les Anglais, et après les avoir chassés leur arracher la paix, ce qui n'était pas aisé. Pour le présent il reconnut la difficulté de rien statuer, le danger d'annoncer quelque chose, et la convenance de l'ajournement et du silence. Après avoir répété ces discours en plus d'une occasion, Napoléon retint auprès de lui les ministres de son frère, et parut vouloir remettre sa décision sur les points difficiles jusqu'après les événements de la campagne de 1810, qui peut-être, en terminant la guerre dans l'année, ferait cesser les perplexités de Joseph, et trancherait heureusement les questions soulevées. Les ministres espagnols restèrent donc à Paris afin de négocier et de saisir toutes les occasions d'agir sur l'inflexible volonté de Napoléon.
Pour le moment Napoléon leur promit d'ajouter quelques troupes à l'armée du centre, réprimanda le maréchal Soult sur sa manière de traiter le roi, repoussa la prétention de ce maréchal d'attirer à lui la brigade de la Manche, et s'occupa de décider définitivement la marche des opérations pour 1810. Plan de campagne pour 1810. C'était un vrai malheur de ne s'être pas jeté tout de suite sur les Anglais, dès le mois de février ou de mars, avec ce qu'on avait de forces, car dans le midi de l'Espagne la saison des opérations militaires pouvait commencer de très-bonne heure. Le temps perdu pour l'expédition d'Andalousie ayant empêché d'agir avant l'été, on remet la campagne active à l'automne, et Napoléon se décide à employer l'été à prendre les places. Sans attendre en effet les troupes du général Junot, seulement avec les divisions Reynier et Loison, dont l'une avait servi à recruter les anciens corps, dont l'autre avait été employée à compléter le 6e (maréchal Ney), avec ce qui était arrivé de la garde, et les 80 mille vieux soldats que l'on avait réunis sur le Tage après la bataille de Talavera, il eût été possible avant les chaleurs de marcher contre les Anglais et de les pousser vivement sur Lisbonne. Mais les 80 mille vieux soldats campés autour de Madrid ayant été dispersés entre Baylen, Grenade, Séville, Cadix, Badajoz, il fallait, pour que l'armée de Portugal devînt suffisante, attendre que toutes les troupes en marche vers les Pyrénées y fussent arrivées. Dès lors ce n'était plus une campagne de printemps mais d'automne qu'on pouvait faire contre les Anglais, car pendant l'été, surtout dans le midi de la Péninsule, les chaleurs rendaient les opérations presque impossibles. Restait donc à employer fructueusement les mois de mai, juin, juillet, août. Napoléon se voyant réduit, par la faute commise en Andalousie, à une guerre plus lente, imagina de la rendre méthodique, en assiégeant les places avant de commencer une nouvelle invasion du Portugal. Déjà il était convenu que le général Suchet assiégerait Lerida et Mequinenza, que le maréchal Augereau assiégerait Tortose et Tarragone, avant de marcher de nouveau sur Valence. Napoléon décida que le maréchal Soult, tout en essayant de prendre Cadix, essayerait aussi d'enlever Badajoz, sur la frontière du Portugal; que le maréchal Masséna de son côté, pendant que son armée achèverait de se former, exécuterait les siéges de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida, qui étaient les clefs du Portugal du côté de la Castille, et que ces points d'appui une fois assurés, on prendrait l'offensive dans le courant du mois de septembre, en marchant tous ensemble sur Lisbonne, le maréchal Masséna par la droite du Tage, le maréchal Soult par la gauche. D'après ce nouveau plan, tout l'été devait être consacré à faire des siéges. Les ordres furent donnés pour qu'on l'employât de la sorte, et avec la plus grande activité possible.
Le général Suchet se porte sur Lerida pour en faire le siége. Le général Suchet avait en effet, dès le mois d'avril, entrepris la tâche qui lui était assignée. Ayant promptement réparé la faute qu'on lui avait fait commettre en l'attirant sur Valence, il s'était porté devant Lerida pour en commencer le siége. Le 10 avril il avait établi son quartier général à Monzon, sur la Cinca, point où il avait réuni à l'avance le matériel de siége, tel que grosse artillerie, fascines, gabions, outils de toute sorte. Son corps, complété à l'effectif de trente et quelques mille hommes par l'arrivée des derniers renforts, ne pouvait pas fournir plus de 23 à 24 mille combattants. Il en avait laissé environ 10 mille à la garde de l'Aragon, et avec 13 ou 14 mille il s'était acheminé sur Lerida, dont il avait formé l'investissement sur les deux rives de la Sègre. Ces forces suffisaient à la rigueur pour l'attaque de la place, mais on avait lieu de craindre qu'elles ne fussent insuffisantes s'il fallait couvrir le siége contre les tentatives très-vraisemblables du dehors. À la vérité Napoléon avait ordonné aux deux armées de Catalogne et d'Aragon, commandées par le maréchal Augereau et le général Suchet, de profiter de leur voisinage pour se secourir mutuellement. Le maréchal Augereau devait couvrir les siéges de Lerida et de Mequinenza pendant que le général Suchet les exécuterait, et le général Suchet à son tour devait couvrir ceux de Tortose et de Tarragone, pendant que le maréchal Augereau y consacrerait ses forces. Malheureusement l'armée de Catalogne, partagée entre mille soins divers, tantôt occupée de couvrir la frontière française que les bandes venaient insulter chaque jour, tantôt obligée de courir à Barcelone pour protéger cette ville ou la nourrir, tantôt enfin appelée à Hostalrich dont l'investissement était entrepris, ne réussissait souvent qu'à manquer ces buts divers, pour les vouloir tous atteindre. Il eût fallu l'esprit à la fois le plus ingénieux et le plus actif pour satisfaire à tant de devoirs, et le vieil Augereau, successeur du général Saint-Cyr, n'était pas cet esprit rare. Dans le moment il se trouvait devant Hostalrich et non aux environs de Lerida. Le général Suchet arriva donc seul devant cette dernière place, et ne s'en émut point, car en sachant se partager à propos entre les opérations du siége et l'expulsion de l'armée qui viendrait le troubler, il se flattait de venir à bout de la double tâche qui lui était confiée.
Description de Lerida. La place de Lerida est célèbre dans l'histoire, et depuis César jusqu'au grand Condé elle a joué un rôle important dans les guerres de tous les siècles. Le grand Condé, comme chacun le sait, ne réussit point à la prendre; le duc d'Orléans y réussit dans la guerre de la succession, et on pouvait échouer dans cette entreprise sans qu'il y eût rien d'extraordinaire. La place est sur la droite de la Sègre, rivière qui court perpendiculairement vers l'Èbre, et lui porte les eaux d'une moitié au moins de la chaîne des Pyrénées. (Voir la carte no 52.) La ville, située au pied d'un rocher que surmonte un château fort, bâtie entre ce rocher et la Sègre, est protégée par les eaux de cette rivière sur une partie de son front, et de tous les côtés par les feux plongeants du château. Le rocher qui porte ce château, taillé presque à pic de toute part, n'est abordable que vers le sud-ouest, par une pente adoucie qui se continue au delà de la ville; mais vers son extrémité cette pente se relève brusquement, et présente divers saillants sur lesquels ont été construits le fort de Garden, et les redoutes de San-Fernando et du Pilar, en sorte que le côté accessible du château est lui-même défendu par de bons ouvrages. Il fallait donc prendre la ville sous les feux du château, et après la ville le château lui-même, en forçant les ouvrages qui en défendaient l'approche, à moins toutefois que par une attaque bien entendue on ne dirigeât le siége de manière à entraîner la chute de la ville et du château à peu près en même temps. Une bonne conduite des opérations pouvait, il est vrai, amener ce double résultat presque le même jour.
La ville renfermait 18 mille âmes d'une population fanatique, plus une garnison de 7 à 8 mille hommes commandée par un chef jeune et énergique, Garcia Conde, qui s'était distingué au siége de Girone. Elle ne manquait ni de vivres ni de munitions, même pour un long siége.
Plan d'attaque imaginé par le colonel Haxo, et adopté par le général Suchet. L'habile officier du génie Haxo résolut de commencer par attaquer la ville, en l'abordant par le nord-est, c'est-à-dire entre la rivière et le château, et par son côté le plus peuplé, de façon à mettre le courage des habitants à une rude épreuve. Il est vrai qu'on était ainsi exposé à tous les feux du château, mais la nature du terrain y rendait le travail des tranchées facile, et en s'approchant rapidement ces feux devaient devenir si plongeants qu'on aurait beaucoup moins à les craindre. De plus on avait l'avantage, en attaquant de ce côté, de n'avoir pas derrière soi le fort de Garden, qui est placé sur le revers opposé.
Tentative du général O'Donnell pour faire lever le siége de Lerida. Pendant qu'on se disposait à ouvrir la tranchée, une lettre interceptée apprit au général Suchet que le général espagnol O'Donnell arrivait avec les troupes de Catalogne et d'Aragon pour faire lever le siége. Le général Suchet ne se hâta pas d'aller à sa rencontre, ne voulant s'éloigner de Lerida ni trop tôt ni à trop grande distance; mais il avait des ponts sur la Sègre, et il pouvait en quelques heures passer la rivière et porter la masse de ses forces au-devant de l'ennemi, en laissant devant la place une arrière-garde suffisante pour contenir la garnison.
Le 22 avril en effet on sut que le général O'Donnell s'approchait, et n'était plus qu'à une marche. Il venait de Catalogne par la gauche de la Sègre, pendant que la ville et les troupes assiégeantes se trouvaient sur la droite. Le général Suchet fit ses dispositions de manière à tenir tête à l'ennemi du dehors et à celui du dedans. Le général Harispe demeura au pont de la ville sur la Sègre, par lequel la garnison aurait pu communiquer avec l'armée de secours. Il devait contenir à la fois la garnison et le corps d'O'Donnell. Le général Musnier, placé un peu plus haut sur la Sègre, à Alcoletge, était en mesure de passer la rivière sur-le-champ, et de tomber dans le flanc de l'ennemi qui se présenterait devant le pont gardé par le général Harispe.
Combat de Margalef. Le 23 avril, à la pointe du jour, le général O'Donnell parut à l'extrémité de la plaine de Margalef, qui s'étend à la gauche de la Sègre, et entra tout de suite en action. Il était précédé d'une avant-garde d'infanterie et de cavalerie légères, et marchait en deux colonnes, fortes ensemble de 9 à 10 mille hommes, l'une à droite, l'autre à gauche de la route. C'étaient les meilleures troupes de la Catalogne et de l'Aragon. À peine le général Harispe fut-il éveillé par le feu des avant-postes qu'il monta à cheval avec le 4e de hussards, se fit suivre par deux compagnies légères des 115e et 117e de ligne, et n'hésitant pas à la vue de l'avant-garde ennemie, la chargea à toute bride, et la culbuta au loin dans la plaine. Ce premier avantage lui donnait le temps de revenir vers la ville pour contenir la garnison, qui, réunie tout entière, commençait à déboucher par le pont de la Sègre, et au milieu des cris de joie des habitants. Le général Harispe avec le 117e et son brave chef, le colonel Robert, aborda cette garnison à la baïonnette, la refoula sur le pont et la contraignit de rentrer dans la place.
Ces deux actions rapides avaient donné à la division Musnier le temps de passer la Sègre à Alcoletge, qui est, avons-nous dit, un peu au-dessus de Lerida, et de se transporter sur le champ de bataille. Le général Musnier, au lieu de descendre le long de la Sègre, afin de rejoindre le général Harispe, et de faire front avec lui sur la grande route que suivait l'ennemi, tomba diagonalement et par la ligne la plus courte dans le flanc des deux divisions espagnoles, à travers la plaine de Margalef. Son infanterie était précédée par le 13e de cuirassiers, seul régiment de grosse cavalerie servant en Espagne, fort de douze cents chevaux, et commandé par un excellent officier, le colonel d'Aigremont. À peine arrivés à portée de l'ennemi, les cuirassiers se mirent en bataille, ayant du canon sur leurs ailes et menaçant le flanc de l'armée espagnole. Après un feu d'artillerie assez vif, la cavalerie ennemie se portant en avant pour couvrir son infanterie, les cuirassiers la chargèrent au galop et la culbutèrent. Les gardes wallones se formèrent aussitôt en carré pour protéger à leur tour leur cavalerie. Mais les cuirassiers continuant la charge, les enfoncèrent et renversèrent ensuite tout ce qui voulut imiter l'exemple des gardes wallones. En quelques instants ils firent mettre bas les armes à près de six mille hommes. Le reste se précipita à toutes jambes vers les routes de la Catalogne. On prit en grande quantité du canon, des drapeaux, des bagages.
Après ce brillant succès on n'avait plus à craindre que le siége fût troublé. Le général Suchet voulant savoir si ce combat qui devait priver la garnison de tout secours, l'aurait ébranlée, étala ses prisonniers dans la plaine, en offrant au gouverneur d'envoyer un officier pour en faire le dénombrement, et le somma de se rendre. Le gouverneur répondit fièrement que la garnison n'avait jamais compté pour se défendre sur un secours étranger. Il fallut donc entreprendre le siége.
Mai 1810. Ouverture de la tranchée devant Lerida le 29 avril 1810. On ouvrit la tranchée le 29 avril. Les travaux en furent difficiles, non à cause de la dureté du sol, mais des eaux de la Sègre qui se répandaient dans les environs, du printemps qui était pluvieux, et de l'artillerie du château qui était fort incommode. On pratiqua des barrages dans certains canaux, pour détourner les eaux de nos tranchées, et on se défila le mieux qu'on put des feux du château. Tandis qu'on cheminait, le colonel Haxo, estimant qu'il serait d'un grand avantage de prendre le fort de Garden, qui était la vraie clef du château, fit attaquer les deux redoutes de San-Fernando et du Pilar. On réussit dans l'attaque de l'une et on échoua dans celle de l'autre, ce qui obligea de renoncer aux deux, du moins pour le moment.
Travaux d'approche. Pendant ce temps on avait continué les travaux d'approche en se dirigeant sur deux bastions, ceux du Carmen et de la Madeleine, et on avait repoussé une forte sortie de la garnison. Les 6 et 7 mai, toutes les batteries étant construites et armées, les unes pour écrêter les parapets et faire taire l'artillerie de la place, les autres pour envoyer des feux courbes sur le château, on commença la canonnade. Notre artillerie la soutint d'abord très-vivement, mais elle eut beaucoup à souffrir de celle du château: elle eut plusieurs pièces démontées, et fut obligée de suspendre son feu pour disposer des batteries nouvelles et modifier la direction des anciennes. On en établit une sur la gauche de la Sègre, afin de battre le pont de la ville, et de tirer à ricochet sur les bastions attaqués. Ces nouveaux travaux absorbèrent du 8 au 12 mai. Le 12 on recommença le feu, cette fois avec un succès complet; on éteignit celui de la place; quant à celui du château, on l'avait rendu moins dangereux en se rapprochant davantage. Enfin on put battre en brèche et pratiquer une large ouverture dans l'enceinte, de façon à rendre l'assaut praticable.
Jusqu'ici la pensée du général Suchet et du colonel Haxo avait été de faire tomber ensemble la ville et le château, en dirigeant le siége de manière à refouler la population tout entière dans le château, où elle ne pourrait vivre plus de quelques jours. Pour assurer ce résultat, il fallait être en possession du fort de Garden, ou au moins des ouvrages extérieurs dans lesquels la population aurait pu trouver un asile.
Conquête des ouvrages extérieurs. Le 12 mai au soir le général Suchet fit attaquer les redoutes du Pilar et de San-Fernando ainsi qu'un ouvrage à cornes qui les reliait au Garden, par trois colonnes d'élite, à la tête desquelles étaient les généraux Vergès et Buget, et l'officier du génie Plagniol. La redoute du Pilar fut enlevée. L'ouvrage à cornes fut enlevé aussi, partie par escalade, partie par une attaque directe sur l'une des entrées, dont le sergent Maury ouvrit la barrière à coups de hache. La redoute de San-Fernando fut également emportée à l'escalade. Nous perdîmes dans ces diverses actions une centaine d'hommes, et l'ennemi en perdit trois ou quatre cents. Quoique le fort même du Garden ne fût pas en notre pouvoir, le but était atteint, car les terrains environnants ne pouvaient plus servir de refuge à la population de la ville.
Cette prévoyante disposition ayant ainsi obtenu un plein succès, le général en chef et le colonel Haxo voulurent donner l'assaut au corps de la place le jour même 13 mai. Les brèches étaient tout à fait praticables aux bastions du Carmen et de la Madeleine, et il n'y avait plus qu'à les enlever. Deux colonnes étaient destinées à monter simultanément à l'assaut: l'une, à gauche, le long de la rivière, devait assaillir le bastion du Carmen, tandis que le général Harispe forçant le pont de la Sègre, essayerait de prendre à revers les défenseurs de ce bastion; l'autre, à droite, devait assaillir le bastion de la Madeleine, tandis qu'une compagnie de mineurs irait abattre à coups de hache une porte située dans le voisinage, afin d'y introduire l'armée. Le général en chef et le colonel Haxo, à la tête des réserves, se tenaient dans les tranchées, prêts à se porter où besoin serait. Le général Habert et le colonel Rouelle, de service ce jour-là aux tranchées, commandaient les colonnes d'assaut.
Assaut et prise de Lerida. À la chute du jour, quatre bombes ayant donné le signal, les deux colonnes fondirent des tranchées sur les brèches, et les gravirent malgré un feu épouvantable de front et de flanc. Arrivées sur le rempart, elles furent un moment ébranlées; mais le général Habert les ramena en avant l'épée à la main, et elles entrèrent dans la ville, qu'elles trouvèrent barricadée en arrière des bastions qu'on venait d'emporter. Les attaques secondaires étaient destinées à pourvoir à cette difficulté. Le lieutenant de mineurs Romphleur, après un combat corps à corps, fit ouvrir la porte située près du bastion de la Madeleine, et introduisit les colonnes qui attendaient en dehors. Ces colonnes s'avancèrent dans la grande rue, qui était barrée; le capitaine du génie Vallentin, avec le sergent de sapeurs Baptiste, sauta malgré un feu des plus vifs sur la principale barricade et l'abattit. On fit ainsi tomber l'un après l'autre les obstacles élevés en arrière du bastion de la Madeleine. Du côté du bastion du Carmen, le succès fut égal. Le général Harispe enleva le pont de la Sègre, et de toutes parts nos colonnes pénétrant alors dans la ville, poussèrent pêle-mêle la garnison avec la population vers les rampes qui conduisaient au château. Bientôt cette population épouvantée se précipita à la suite de la garnison dans le château même, et chercha un refuge jusque dans ses fossés. Toute la nuit le général Suchet fit accabler d'obus, de bombes, de grenades, cette étroite enceinte remplie d'hommes, de femmes, d'enfants, qui poussaient des cris affreux, scène terrible qu'il était impossible d'éviter, car la fin immédiate du siége dépendait du désespoir auquel on réduirait ces malheureux habitants accumulés dans le château.
Quelque dévoués en effet que fussent le commandant et la garnison, il leur était impossible d'abriter, de nourrir cette population, et de la laisser mourir sous leurs yeux au milieu des éclats des bombes et des obus. Le 14 mai à midi, le gouverneur Garcia Conde arbora le drapeau blanc et rendit sa garnison prisonnière de guerre, après avoir fait toute la résistance qu'il lui était possible d'opposer aux Français.
Résultat du siége de Lerida. Ce beau siége, qui nous avait coûté un mois d'investissement, quinze jours de tranchée ouverte, et 700 morts ou blessés, nous procura, outre la place la plus importante de l'Aragon, 7 mille prisonniers, 133 bouches à feu, un million de cartouches, une grande quantité de poudre et de fusils, et des magasins très-bien approvisionnés. L'ennemi avait perdu environ 1200 hommes. Cette conquête produisit une vive sensation dans cette partie de l'Espagne, et diminua beaucoup la confiance que les habitants avaient prise dans leurs murailles depuis la résistance de Girone.
Napoléon, bientôt mécontent du maréchal Augereau, venait de le remplacer par le maréchal Macdonald, qui était très-solide sur un champ de bataille, mais peu propre à une guerre de chicanes, où il fallait être jeune, actif, fertile en expédients. Napoléon confie au général Suchet la suite des siéges de l'Aragon et de la Catalogne. Voulant laisser au général Suchet la conduite de cette guerre de siéges, dans laquelle il paraissait exceller, Napoléon lui adjoignit une moitié de l'armée de Catalogne, avec une moitié du territoire de cette province longue et étroite, et lui donna la mission difficile, quand il aurait achevé de prendre les places de l'Aragon, de conquérir aussi celles de la Catalogne, notamment Tarragone et Tortose, situées l'une sur le rivage de la mer, l'autre aux bouches de l'Èbre. (Voir la carte no 43.) Le maréchal Macdonald devait concentrer son action entre Barcelone, Hostalrich, Girone et la frontière, en se portant toutefois sur les points où il pourrait seconder les grands siéges dont le général Suchet était désormais chargé.
Départ du maréchal Masséna pour se mettre à la tête de l'armée de Portugal. Pendant que ces événements se passaient en Aragon, Napoléon avait enfin obligé le maréchal Masséna de quitter Paris pour se rendre à Salamanque. Nous avons déjà fait connaître les motifs qui, en l'empêchant de venir se placer lui-même à la tête de ses armées d'Espagne, l'avaient décidé à déférer le principal commandement au maréchal Masséna. Le maréchal Soult, essayé deux fois contre les Anglais, dans l'affaire de la Corogne et en Portugal, n'avait pas, au jugement de Napoléon, montré assez de vigueur pour leur être opposé de nouveau. Le maréchal Ney possédait, au contraire, l'énergie d'action nécessaire pour lutter contre de tels ennemis, mais il n'avait jamais commandé en chef, et devant un capitaine aussi avisé que lord Wellington, il fallait un général consommé, joignant à une grande énergie de caractère cette habitude du commandement qui élargit l'esprit, et forme l'âme à toutes les anxiétés d'une responsabilité supérieure. Sa répugnance à se charger de ce commandement; efforts de Napoléon pour l'y décider. Dans tout l'Empire, il n'y avait que le maréchal Masséna qui avec son esprit naturel et prompt, son coup d'œil exercé, son âme de fer, fût propre à un tel rôle. Le maréchal Masséna, avec Ney et Junot pour lieutenants, si Ney voulait consentir à être le second, et si Junot oubliait qu'il avait commandé en chef en Portugal, devait surmonter tous les obstacles. Malheureusement le maréchal Masséna, éprouvé par vingt années de guerres, se ressentait déjà de ses longues fatigues. Doué d'un sens politique égal à ses talents militaires, il n'avait pas besoin de la sanglante et glorieuse leçon d'Essling pour apercevoir que la limite de la prudence était partout dépassée sous le règne actuel, et qu'on marchait à grands pas vers une catastrophe. Ayant fait tous les genres de guerre, en Calabre, en Italie, en Allemagne et en Pologne, il n'augurait rien de bon de celle qu'on s'obstinait à soutenir en Espagne, et il n'éprouvait nullement le désir d'aller compromettre sa haute renommée sur un théâtre où semblaient se rencontrer à la fois toutes les difficultés que Napoléon avait suscitées contre sa fortune. Aussi montra-t-il une grande répugnance à se charger de la campagne de Portugal, et, obligé de donner ses motifs à Napoléon, il allégua, outre les difficultés de l'opération, outre l'insuffisance de moyens qu'il soupçonnait sans la connaître encore, sa santé déjà fort ébranlée, son moral peut-être affaibli avec sa santé, et l'inconvénient de commander à des lieutenants qui se regardaient comme ses égaux, et n'avaient l'habitude d'obéir qu'à Napoléon seul. Les démêlés entre le maréchal Ney et le maréchal Soult, dont le bruit était venu jusqu'à Paris, l'avaient peu encouragé à accepter le commandement qui lui était offert. Napoléon avec cette familiarité séduisante et dominatrice qu'il savait prendre à l'égard de ses anciens compagnons d'armes, avait caressé le vieux soldat, lui avait rappelé sa gloire, sa vigueur proverbiale, lui avait dit ce qu'on aime à entendre répéter même sans le croire, qu'il ne s'était jamais montré plus jeune, plus vigoureux que dans la dernière campagne, que l'armée était pleine de son nom, que personne n'aurait assez peu d'esprit parmi ses lieutenants pour s'estimer son égal; que si avec d'autres que lui ils avaient marchandé l'obéissance, aucun d'eux n'oserait la refuser à sa supériorité, à son âge, à la confiance impériale dont il serait manifestement investi; que s'ils étaient maréchaux et ducs, il était prince, il était Masséna; qu'au surplus on saurait y pourvoir, et soumettre les mauvaises volontés en les brisant; que quant à sa santé le climat du Portugal était le plus salutaire qu'il pût désirer pour la remettre; que du repos il en avait pris et en prendrait encore, car on avait trois ou quatre mois à employer à des siéges avant de commencer les opérations offensives; que quant aux moyens on les lui fournirait en abondance, qu'il n'aurait pas moins de 80 mille hommes sous ses ordres, avec un immense matériel; que c'était bien plus qu'il ne fallait contre 30 mille Anglais, si bien secondés qu'ils fussent par le climat et par l'insurrection portugaise; que c'était un dernier coup de collier à donner, et qu'en lui confiant cette opération, on lui réservait la dernière gloire qui restât peut-être à conquérir, car la paix s'ensuivrait probablement, et le nom de Masséna prononcé l'un des premiers au début des guerres du siècle, serait encore le dernier qui retentirait aux oreilles de la génération présente; qu'il serait à la fois le plus glorieux des soldats de la France et le plus populaire, en allant conquérir cette paix maritime, la seule désirée, parce qu'elle était la seule qu'on n'eût pas encore obtenue.—Toutes ces réflexions accompagnées de mille propos familiers et caressants, avaient entraîné sans le persuader le vieux Masséna, qui d'ailleurs nommé prince d'Essling depuis quelques mois, comblé d'honneurs et de richesses, ne pouvait rien refuser au plus généreux des maîtres. Il s'était donc soumis avec la tristesse d'un esprit pénétrant qui, par gratitude, par obéissance, pouvait se rendre, mais non se faire illusion.
Arrivée de Masséna à Salamanque; état dans lequel il trouve l'armée qui lui est destinée. Masséna ayant accepté, de gré ou de force, le commandement de l'armée de Portugal, s'était rendu à Salamanque, où son arrivée avait été accueillie avec effroi par les insurgés, avec confiance par les soldats, avec quelque déplaisir par ses deux principaux lieutenants, Junot et Ney. Junot avait été général en chef en Portugal, presque roi, et y rentrer en lieutenant coûtait beaucoup à son orgueil. Le maréchal Ney qui avait servi malgré lui sous le maréchal Soult auquel il se croyait supérieur, servait avec moins de dépit sous le maréchal Masséna, réputé le premier homme de l'armée française; mais il avait espéré l'honneur d'être opposé seul aux Anglais, et il éprouvait une pénible déception en se voyant appelé à commander en second. Toutefois, il ne témoigna pas tout le déplaisir qu'il ressentait, soit respect d'un grand nom, soit aussi crainte des sévérités de Napoléon qu'il avait failli encourir l'année précédente. Mais les sentiments dissimulés ne tardent pas à reparaître, surtout chez les âmes ardentes, que les terribles secousses de la guerre excitent fortement. Ney et Junot devaient en fournir bientôt la preuve.
Par surcroît de malheur, Masséna, s'il avait la vigueur du commandement, n'en avait pas la dignité. Simple, dépourvu d'extérieur, ne cherchant pas à montrer son esprit qui était pourtant remarquable, négligent même lorsqu'il avait encore toute l'activité de la jeunesse, déjà très-dégoûté de la guerre, sacrifiant beaucoup à ses plaisirs, il n'avait pas cette hauteur d'attitude, naturelle ou étudiée, qui impose aux hommes, qui est l'un des talents du commandement, que Napoléon lui-même négligeait quelquefois de se donner, mais qui était suppléée chez lui par le prestige d'un génie prodigieux, d'une gloire éblouissante, d'une fortune sans égale. Masséna arrivant à son quartier général avec trop peu d'appareil, accueillant ses lieutenants déjà mécontents avec une simplicité amicale mais peu empressée, suivi d'un entourage fâcheux, et notamment d'une courtisane, se plaignant indiscrètement de sa fatigue, ne captiva ni l'affection ni le respect de ceux qui devaient le seconder. Masséna a vieilli, fut le propos qu'on entendit répéter tout de suite autour du maréchal Ney à Salamanque, autour du général Junot à Zamora. Soit qu'en effet Ney et Junot eussent jugé Masséna vieilli, soit que leurs flatteurs (car les états-majors n'en contiennent pas moins que les cours) eussent deviné que le dire était une manière de leur plaire, ce propos désobligeant se trouva presque aussitôt dans toutes les bouches. Ney et Junot affichèrent de plus, à cause de leur importance personnelle, la prétention de n'être pas des lieutenants ordinaires, et de n'être pas astreints à la commune obéissance. Mauvais accueil que Masséna reçoit de ses lieutenants. À les entendre, Masséna devait se borner à diriger l'ensemble des opérations, et laisser à chacun d'eux dans son corps le rôle de général en chef. Ces discours et ces prétentions ne pouvaient pas rester ignorés du maréchal Masséna, car s'il y a des flatteurs qui inventent des propos, il y en a d'autres qui les rapportent.—Ils trouvent que je suis vieilli! s'écria-t-il avec humeur; je leur ferai voir que ma volonté du moins n'a pas vieilli, et que je sais me faire obéir par ceux qui sont placés sous mes ordres.—C'était commencer une campagne difficile sous de fâcheux auspices, et c'était de la part des futurs lieutenants de Masséna une conduite condamnable, surtout de la part du général Junot, qui n'avait ni le mérite ni le grade du maréchal Ney, dont l'orgueil par conséquent était moins excusable, et qui, tout jeune encore, ayant été placé sous les ordres du maréchal Masséna, devait être habitué à lui obéir. Un troisième lieutenant, le général Reynier, dont le corps devait rejoindre l'armée de Portugal, se conduisit mieux, du moins dans le commencement. Élevé à l'armée du Rhin, habitué à la discipline, peu gâté par la fortune, il accueillit l'arrivée de son général en chef avec le respect d'un officier modeste et grave, et le lui témoigna par une correspondance pleine d'exactitude et de déférence[19].
Ces difficultés de personnes n'étaient ni les moindres ni les plus sérieuses parmi celles que Masséna allait rencontrer. Napoléon avait bien préparé plusieurs corps dont la réunion pouvait présenter une force imposante, mais ils n'étaient pas encore organisés en armée. Il n'y avait ni état-major général, ni intendance militaire, ni hôpitaux, ni moyens de transport, ni parc général d'artillerie, ni surtout artillerie de siége. Mauvais état du matériel. Pour réunir le matériel nécessaire on aurait eu besoin d'argent comptant, parce que si en prenant impitoyablement sur les lieux le bien des habitants, on trouve du blé, du vin, du bétail, on n'y trouve pas des canons, des mortiers, des affûts, des outils, des caissons; mais, comme on l'a vu, Napoléon ne voulait plus envoyer de fonds en Espagne, afin d'obliger ses généraux à s'en procurer. Fatigué en outre de cette guerre qui consumait secrètement les forces de son empire et commençait à rebuter son esprit, il n'y donnait plus l'attention suffisante. Il faisait lire la correspondance par le major général Berthier, répondait par l'intermédiaire de ce confident laborieux, et sa volonté, qui, exprimée de sa bouche sur les lieux mêmes, avec la véhémence qui naît de la vue des choses, aurait à peine suffi pour vaincre les difficultés propres à l'Espagne, sa volonté, formée sur des analyses de correspondance, transmise par des intermédiaires, n'était plus qu'un son répercuté, et affaibli par de lointains échos. Aussi ne s'exécutait-elle que rarement, et en très-faible partie.
Indiscipline qui s'était introduite dans les corps. C'est le triste résultat de cet état de choses que Masséna trouva partout en arrivant à Salamanque. On avait bien reçu quelques portions de matériel envoyées de France depuis la paix avec l'Autriche, quelques mulets, quelques chevaux, quelques caissons, mais chaque corps s'en emparait s'il pouvait les saisir au passage, et les usait pour ses besoins journaliers avant l'entrée en campagne. De plus, le temps avait été affreux dans les Castilles encore plus qu'en Aragon, et de Salamanque à Ciudad-Rodrigo, douze chevaux attelés à une pièce de vingt-quatre lui faisaient à peine parcourir deux lieues par jour. Qu'on joigne à ces difficultés la présence de bandes plus nombreuses et plus audacieuses que jamais, interceptant les convois s'ils n'étaient pas gardés par des forces considérables, et l'on sera encore loin d'avoir une idée exacte des obstacles que le maréchal Masséna avait à surmonter. L'urgence des besoins de l'armée y avait fait naître des abus que les chefs, par fatigue ou complicité, avaient fini par ne plus réprimer. Les soldats et quelquefois les officiers prenaient le bétail ou le blé du paysan, non pour s'en nourrir, ce qui est toujours une excuse chez l'homme de guerre, mais pour le revendre et se procurer un peu d'argent. Ils se livraient aussi à la contrebande des denrées coloniales, en laissant passer des troupes de mulets chargés de ces denrées, moyennant un tribut, et ils allaient même jusqu'à vendre aux prisonniers espagnols leur liberté, en les laissant s'échapper à prix d'argent. Bien que peu sévère, Masséna fut profondément affligé de voir abaissée à ce point la discipline de l'armée française, dans cette contrée si funeste pour elle. Il n'y a qu'une chose qu'il retrouva sans altération sur le visage basané de ses vieux compagnons d'armes, c'était une assurance martiale que jamais le malheur n'avait ébranlée, et que l'Europe entière réunie un jour sous les murs de Paris ne devait point faire fléchir.
Indépendamment de cette situation générale de l'armée, chaque corps avait ses misères particulières. Il n'y avait en Vieille-Castille, pouvant agir immédiatement, que le 6e corps (maréchal Ney) et le 8e (général Junot); encore ce dernier avait-il été obligé de s'étendre jusqu'à Léon, c'est-à-dire à une distance de trente ou quarante lieues. Le 2e (général Reynier) était demeuré sur le Tage, de l'autre côté des montagnes du Guadarrama, et ne devait se joindre à l'armée de Portugal qu'après les siéges que cette armée allait exécuter. Force des corps très-inférieure à ce que Napoléon avait promis au maréchal Masséna. Or la force de ces corps n'était pas ce que Napoléon avait espéré et promis. Le corps du maréchal Ney qui aurait dû être de 30 mille hommes après l'adjonction de la division Loison, n'en comptait que 25 ou 26 mille, tant la seule entrée en Espagne réduisait l'effectif des troupes. À la vérité, il était composé, sauf les nouveaux venus amenés par le général Loison, de soldats admirables, rompus aux fatigues, ayant figuré à Elchingen, à Iéna, à Friedland, ainsi qu'à toutes les grandes journées de la guerre d'Espagne, prêts à tout entreprendre, enthousiastes de leur chef, mais n'obéissant volontiers qu'à lui. Le 8e, qui avait dû être d'abord de 40 mille hommes, puis de 30, après bien des détachements envoyés aux autres corps, ne s'élevait guère à plus de 20 ou 21 mille hommes. Tout récemment on l'avait diminué d'une division pour veiller aux communications, mesure qui avait beaucoup ajouté au dépit du général Junot. Quant à ce corps, il était entièrement formé de conscrits, ce qui était une grande cause de faiblesse non pour le combat, mais pour la résistance aux fatigues. Les troisièmes et quatrièmes escadrons de dragons, arrivés en partie, et réunis après un travail d'assemblage à leurs premiers et seconds escadrons, fournissaient au général Montbrun une réserve de 4,000 cavaliers excellents, ce qui portait à 51 ou 52 mille hommes l'armée du maréchal Masséna immédiatement disponible. Elle devait s'augmenter, il est vrai, du 2e corps destiné à rejoindre plus tard. Après tout ce qu'il avait souffert en Portugal sous le maréchal Soult, et plus récemment sur le Tage, le 2e corps comptait au plus 15 mille hommes, privés de solde depuis plusieurs mois, presque nus, mais aussi solides, aussi aguerris que ceux du maréchal Ney, et prêts, quoique mécontents, à tout ce qu'il y avait de plus difficile en fait d'opérations de guerre. En appelant le général Reynier auprès de lui, le général en chef pouvait donc réunir tout au plus 66,000 hommes, mais les maladies de l'été, les siéges qu'on allait entreprendre, les garnisons qu'on serait obligé de laisser dans les places conquises, devaient réduire ce nombre de 15 ou 16 mille hommes, et ramener l'armée de Portugal à une force totale de 50 mille combattants. La garde impériale était bien arrivée à Burgos, mais Napoléon voulant se la réserver pour le cas où il viendrait lui-même en Espagne, avait défendu de la déplacer, à moins d'un besoin pressant. Restait le corps du général Drouet, composé des deux anciennes divisions Oudinot, évalué d'abord à 18 mille hommes, en comprenant seulement 15 mille, et occupé encore à se refaire sur les côtes de Bretagne. Masséna ne pouvait donc compter que sur les corps de Ney et de Junot pour le moment, sur celui de Reynier quand il franchirait la frontière du Portugal, mais dans aucun cas ne devait réunir au delà de 50 mille hommes, puisque l'arrivée des troupes de Reynier ne serait que la compensation à peine suffisante des pertes résultant des siéges, des garnisons et de la saison. À l'aspect de tout ce qu'il venait de découvrir sur les lieux mêmes, infériorité de nombre, défaut de matériel, mauvais esprit des chefs, destruction de la discipline, Masséna entrevit de grands malheurs, et écrivit à Napoléon des lettres tristes mais profondément sensées, telles enfin qu'il appartenait de les écrire à l'un des hommes de guerre les plus clairvoyants et les plus expérimentés de ce siècle. Il dit la vérité sans l'affaiblir ni l'exagérer, et réclama tout ce qui lui manquait, n'affirmant pas même le succès si on lui envoyait ce qu'il demandait, tant il regardait comme difficile de faire la guerre, non pas contre les Portugais et les Anglais réunis, mais contre le sol, le climat, la stérilité du Portugal. Vieux, fatigué, dépourvu d'illusions, il se mit cependant à l'œuvre avec plus d'application qu'il n'en avait montré à aucune époque de sa vie.
On lui avait donné un intendant de son choix, l'ordonnateur en chef Lambert, un officier d'artillerie accompli, le général Éblé, un bon officier du génie, le général Lazowski, et enfin un chef d'état-major qui lui était dévoué, et qui avait du sens, de l'exactitude, du courage, le général Fririon. Efforts de Masséna pour créer le matériel de son armée. Aidé de ces collaborateurs et du général Thiébault, gouverneur de Salamanque, il s'appliqua à créer ce qui n'existait pas, à réparer ce qui était délabré. Pour y parvenir, il commença par faire verser dans la caisse centrale de l'armée les contributions que chaque corps avait frappées pour son usage sur les provinces qu'il occupait. Les chefs de corps ne cédèrent pas sans résistance, mais Masséna l'exigea et l'obtint. Il pressa l'arrivée de quelques fonds de Paris, afin d'acquitter la solde arriérée, puis avec les ressources qu'il s'était procurées il entreprit de créer à Salamanque des magasins généraux. Il attira vers lui les mulets achetés dans le midi de la France pour les besoins de l'armée de Portugal; il fit monter sur affûts de siége toute la grosse artillerie qu'il parvint à réunir, en accéléra le transport vers Ciudad-Rodrigo, et y adjoignit les outils, les munitions dont il put charger les routes. Ciudad-Rodrigo, placé à trois ou quatre marches de Salamanque, était situé dans une vaste plaine, aride, déserte, large de vingt ou trente lieues, et où il fallait tout porter avec soi. On y trouvait à peine du vert pour les chevaux. Masséna y envoya ce qu'il put pour faire subsister les troupes qui allaient s'y rassembler. Ces troupes étaient celles du maréchal Ney. Masséna leur ordonna de s'approcher de la place, d'y construire des fours, des baraques pour les vivres et les munitions, d'y former en un mot l'établissement nécessaire à un siége. Comme il se pouvait que les Anglais, qui depuis notre entrée en Andalousie avaient quitté l'Estrémadure espagnole pour se rendre dans le nord du Portugal, fussent tentés d'interrompre nos opérations, il enjoignit au général Junot de quitter Léon et Benavente, et de se porter entre Ledesma et Zamora, afin de pouvoir se concentrer sur la droite du maréchal Ney, s'il en était besoin. Grâce à ces ordres, dont il suivait l'exécution avec une vigilance qui ne lui était pas ordinaire, Masséna commença à réunir à Salamanque le matériel d'une armée considérable, et à concentrer autour de Ciudad-Rodrigo une partie de ce qu'exigeait un grand siége. Malheureusement la route entre Salamanque et Ciudad-Rodrigo, défoncée par des charrois nombreux, était en outre infestée par les guérillas, qui osaient s'y montrer malgré la présence incessante de nos troupes, et parvenaient souvent à y produire des troubles fâcheux. Aussi le maréchal Masséna ne manqua-t-il pas d'écrire à Paris pour demander la prompte arrivée du corps du général Drouet, affirmant qu'après son départ pour le Portugal toutes ses communications seraient interceptées, si des forces nombreuses n'étaient chargées de les couvrir.
Question qui s'élève entre Masséna et ses lieutenants au sujet du plan de campagne. Tandis qu'on allait ainsi commencer par le siége de Ciudad-Rodrigo la nouvelle campagne de Portugal, une première question s'éleva entre le maréchal Masséna et ses lieutenants. Les Anglais étaient campés à Viseu, à trois marches de la frontière. On variait beaucoup sur leur nombre, qu'on portait depuis 20 jusqu'à 40 mille hommes, parce qu'on confondait les Anglais avec les Portugais, mais personne n'attribuait aux Anglais eux-mêmes plus de 24 mille hommes. Ney voudrait qu'au lieu de faire des siéges on allât attaquer les Anglais à Viseu. Ce voisinage faisait fermenter l'ardent courage de Ney. Il trouvait bien long, bien fastidieux d'exécuter deux siéges comme ceux de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida, d'épuiser ainsi contre des murailles la noble ardeur de ses soldats, pour un résultat d'ailleurs assez médiocre, celui de prendre des places qui seraient, il est vrai, une incommodité de moins sur la route du Portugal, mais qui ne seraient pas d'un grand secours dans la guerre de partisans dont on était menacé sur les derrières. Il pensait, au contraire, qu'en se portant directement contre les Anglais, en allant les assaillir à l'improviste avec le 6e et le 8e corps, avec la cavalerie de Montbrun, c'est-à-dire avec 50 mille hommes environ, on avait grande chance de les battre, et, les Anglais battus, de voir probablement toutes les places tomber d'elles-mêmes. On aurait ainsi dès les premiers moments presque atteint le but de la guerre.
Le maréchal Ney proposa cette manière d'opérer au général en chef, la soutint avec la chaleur qui lui était naturelle, et en même temps écrivit au général Junot pour la lui suggérer, et pour que, réunis dans le même avis, ils fissent à eux deux une sorte de violence à Masséna. Masséna le préférerait, mais il s'y oppose par suite des ordres de l'Empereur. Les lettres de Ney à Junot étaient si instantes, contenaient des propositions tellement contraires à la soumission d'un lieutenant, que l'on pouvait considérer la violation de la discipline comme déjà flagrante. Il n'y manquait que le scandale, car heureusement ces lettres étaient secrètes. Le fougueux Junot joignit ses instances à celles de Ney, dont il partageait l'impatience, mais il n'obtint rien de la fermeté du général en chef. Celui-ci, par une singularité de situation, était réduit à résister à ses lieutenants, en partageant leur avis, car il aimait mieux les batailles que les siéges, ayant le génie des unes et très-peu la patience des autres. Mais les ordres de Napoléon étaient formels. Ils lui enjoignaient, avant toute opération offensive, de conquérir les places de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida, autrefois construites l'une contre l'autre, aujourd'hui dirigées toutes deux contre nous: de ne pas s'avancer en Portugal avant la fin des grandes chaleurs, et la réunion d'un convoi de vivres qui pût nourrir l'armée pendant quinze ou vingt jours. Devant des instructions si précises, il n'y avait pas à hésiter, quelque opinion qu'on eût conçue, et il fallait suivre la volonté d'un maître dont le pouvoir était absolu, et les lumières sans égales. Masséna répondit à ses lieutenants en leur communiquant les instructions reçues de Paris, et ceux-ci, loin d'avoir la bonne foi d'attribuer à Napoléon le plan qui allait prévaloir, répandirent dans les deux corps d'armée que c'était Masséna qui au lieu d'une campagne active et décisive préférait des siéges ennuyeux et meurtriers, qu'évidemment il avait vieilli, et n'était plus le même homme. Ces propos colportés de toutes parts furent un premier scandale que Masséna dédaigna, mais ne put apprendre sans un vif ressentiment.
Les desseins du général anglais prouvent la supériorité du plan ordonné par Napoléon. Pourtant les uns et les autres avaient tort de n'exécuter les ordres de Napoléon que contraints et forcés. Sans doute si le général anglais avait été disposé à les attendre à Viseu, ils n'auraient pas dû hésiter à aller l'y chercher, car c'était un immense résultat que de le battre dès l'ouverture de la campagne. D'ailleurs quelques jours de vivres sur le dos des soldats auraient suffi pour une opération à si petite distance. Mais le général anglais n'était pas homme à se conduire au gré de ses adversaires. Il ne les aurait pas attendus à Viseu; il se serait retiré à notre approche, comme il le fit bientôt, se serait fait suivre par nos braves soldats haletants de soif et mourants de faim, et puis se serait, ou jeté derrière les ouvrages de Lisbonne, ou arrêté sur un terrain bien choisi sur lequel il nous eût été impossible de le battre, et d'où il nous aurait fallu revenir sans un morceau de pain, en trouvant deux places ennemies sur nos derrières. Le plan de différer jusqu'à ce que tout le matériel fût réuni, jusqu'à ce qu'on pût avec des vivres suivre l'ennemi partout où il irait, d'attendre ainsi la fin des grandes chaleurs, et de se débarrasser dans l'intervalle de deux places fort dangereuses à laisser derrière soi, était évidemment le plus sage, le mieux calculé, le plus digne, en tout point, de la haute sagacité de Napoléon. Bien que dans cette guerre il se trompât quelquefois, faute de voir les choses d'assez près, il avait ici pleinement raison contre ses lieutenants.
Sir Arthur Wellesley devenu lord Wellington. Les desseins du général anglais étaient au surplus la plus complète justification de ses vues. Sir Arthur Wellesley avait acquis sur le gouvernement et même sur le public britannique un grand crédit par ses dernières opérations. Depuis la retraite précipitée, et qui aurait pu être si désastreuse, du général Moore, les Anglais frémissaient sans cesse à l'idée de voir leurs soldats précipités dans la mer, et ne les laissaient qu'en tremblant sur le sol de la Péninsule. Sa situation par rapport au gouvernement britannique. Cependant en voyant leur nouveau général Arthur Wellesley, loin d'être expulsé de la Péninsule, expulser au contraire le maréchal Soult du Portugal, puis oser venir par le Tage jusqu'à Talavera pour livrer bataille aux portes de Madrid, se retirer ensuite assez paisiblement en Estrémadure devant les armées françaises réunies, ils avaient commencé à prendre confiance, et avaient accumulé sur la tête d'Arthur Wellesley ces honneurs inouïs, qui dans notre siècle ont autant honoré ce général que la nation qui lui témoignait une si juste reconnaissance. Ils venaient de lui décerner le titre de lord Wellington, des récompenses pécuniaires considérables, et pour lui rendre tout plus facile, d'envoyer son frère, Henry Wellesley, auprès de la junte centrale de Séville en qualité d'ambassadeur de la Grande-Bretagne. Son autre frère, le marquis de Wellesley, était, comme on l'a vu, secrétaire d'État des affaires étrangères. On ne pouvait donc être ni plus considéré ni plus fortement appuyé qu'il ne l'était en Angleterre. Pourtant les services déjà rendus à son pays, la grande réputation qu'il commençait à acquérir, ne le garantissaient ni des attaques de l'opposition qui voulait la paix, ni des objections du gouvernement qui ne cessait de craindre un désastre. Crainte continuelle des Anglais à l'égard de leur armée, exposée à rencontrer toutes les armées de Napoléon. Aussi le gouvernement britannique entretenait-il aux bouches du Tage, et à grands frais, une immense flotte de transport, afin d'être toujours en mesure de recueillir l'armée si elle était battue. La paix de la France avec l'Autriche redoublait ses appréhensions, car il se disait qu'il n'était pas possible que Napoléon ne dirigeât pas bientôt vers la Péninsule sa meilleure armée et son meilleur général, c'est-à-dire lui-même, et à cette idée l'Angleterre tout entière frémissait d'effroi pour lord Wellington et pour l'armée qu'il commandait.
Dans ce redoublement d'inquiétudes produit par la paix avec l'Autriche, le public anglais tourmentait le cabinet, et le cabinet tourmentait lord Wellington par l'expression de terreurs continuelles. On le suppliait d'être prudent, et loin de lui prodiguer les moyens en proportion du danger, on les lui fournissait avec une certaine parcimonie, de peur de le trop encourager à rester dans la Péninsule. Lord Wellington persuadé que Napoléon n'enverra jamais en Espagne les forces nécessaires pour l'expulser de la Péninsule, et qu'on pourra, en se conduisant avec prudence, éterniser une guerre ruineuse pour l'Empire français. Lord Wellington, sentait vivement ces contrariétés, car les âmes faites pour surmonter les grands périls n'ont souvent de l'insensibilité que les dehors; elles se dominent sans éprouver moins que d'autres les angoisses des situations difficiles. L'intrépide général souffrait, mais n'était pas encore assez puissant pour oser témoigner ce qu'il sentait, soit au cabinet, soit au Parlement britanniques. Il endurait ses ennuis, et répondait avec ménagement à ses chefs, quand il eût été souvent tenté d'en agir autrement. Avec une rare pénétration, il avait jugé la marche des choses dans la Péninsule mieux que Napoléon lui-même, non qu'il eût un esprit égal, il s'en fallait, mais parce qu'il se trouvait sur les lieux, et qu'il n'était égaré par aucune des illusions que Napoléon, engagé dans une mauvaise voie, prenait plaisir à se faire à lui-même. Il avait apprécié la force de résistance que les haines nationales, le climat et les distances opposaient aux Français, l'épuisement de leurs forces quand ils arrivaient au fond de la Péninsule, le décousu de leurs opérations sous la direction de généraux divisés, l'invraisemblance de l'arrivée de Napoléon sur un théâtre de guerre aussi lointain, enfin le désaccord de celui-ci avec Joseph, désaccord qui prouvait que le système excessif de Napoléon commençait à dépasser même le zèle de ses propres frères, et il se disait, avec une conviction que rien n'avait pu ébranler, que ce vaste échafaudage de grandeur était miné de toutes parts, que sans doute Napoléon pourrait s'emparer de la plus grande partie de la Péninsule, mais qu'il n'en pourrait pas conquérir certains points extrêmes, tels que Gibraltar, Cadix, Lisbonne, protégés par l'éloignement et par la mer, que si l'Angleterre de ces points extrêmes continuait à exciter et à soutenir par des secours la haine des Portugais et des Espagnols, on verrait renaître sans cesse cette lutte qui épuisait les forces de l'Empire, que l'Europe tôt ou tard se révolterait contre le joug de Napoléon, et que celui-ci n'aurait plus à lui opposer que des armées à moitié détruites par une guerre interminable et atroce. Lord Wellington fait choix d'une position inexpugnable pour le cas d'une retraite obligée, et commence à faire s'élever près de Lisbonne les lignes de Torrès-Védras. Cette opinion, qui honore au plus haut point le jugement militaire et politique de lord Wellington, était devenue chez lui une idée invariable, et il y persévérait avec une sûreté d'esprit et une opiniâtreté de caractère dignes d'être admirées[20]. Mais dans ce plan de conduite tout dépendait de la résistance qu'on pourrait opposer aux Français, lorsqu'on aurait été acculé, comme il fallait s'y attendre, aux extrémités de la Péninsule, et lord Wellington avait cherché avec une grande attention, et discerné avec une rare justesse de coup d'œil, une position presque inexpugnable, d'où il se flattait de braver tous les efforts des armées françaises. Cette position, qu'il a rendue immortelle, était celle de Torrès-Védras près de Lisbonne. (Voir la carte no 53.) Il avait remarqué en effet, entre le Tage et la mer, une péninsule large de six à sept lieues, longue de douze ou quinze, facile à intercepter par une ligne de travaux presque invincible, et derrière laquelle Lisbonne, la grande rade de cette capitale, la flotte d'embarquement, les vivres et les munitions de l'armée seraient hors de toute atteinte. Une fois cette position choisie, il avait tracé lui-même à ses ingénieurs, en leur laissant le soin des détails, l'ensemble des ouvrages qu'il voulait faire élever. N'ayant découvert son plan à personne, n'ayant point à craindre la publicité des journaux de Lisbonne, alors absolument nulle, il avait, sans qu'on le sût en Europe, réuni plusieurs milliers de paysans portugais, qui gagnaient leur vie en construisant sous la direction des ingénieurs anglais les célèbres lignes de Torrès-Védras. À peine le savait-on dans l'armée anglaise, et on y confondait ces travaux avec quelques ouvrages défensifs qu'il était naturel d'exécuter autour de Lisbonne. Plus de six cents bouches à feu soit portugaises, soit anglaises, se préparaient pour armer les nombreuses redoutes qui s'élevaient en travers de la péninsule du Tage.
Lord Wellington avait ensuite tâché de proportionner ses forces à ce plan si profondément combiné. En 1810, l'armée anglaise servant directement sous ses ordres était d'environ trente mille hommes; il y avait en outre quelques mille soldats anglais tenant garnison, les uns à Gibraltar, les autres à Cadix. Forces de l'armée anglaise. Les trente mille placés directement sous la main de lord Wellington étaient presque tous présents sous les armes, grâce à leur arrivée par mer, à la lenteur de leurs mouvements, à l'abondance dont ils jouissaient, et enfin à la maturité de leur âge, car la plupart étaient de vieux soldats ayant fait la guerre en Flandre, en Égypte, en Danemark, en Espagne. Organisation de l'armée portugaise. Mais le général anglais avait singulièrement ajouté à l'étendue de ses forces par l'organisation de l'armée portugaise. C'est le maréchal Béresford qui avait été chargé de cette organisation. On lui avait donné d'abord beaucoup d'officiers anglais, plus un matériel considérable, et des fonds pour la solde que l'Angleterre acquittait sous forme d'un subside au Portugal. Le soldat portugais, plein de haine contre les Français, sobre, agile, brave, et de plus équipé, nourri, instruit comme les Anglais eux-mêmes, les égalait presque lorsqu'il se battait à leurs côtés, et valait dans tous les cas beaucoup plus que le soldat espagnol, non qu'il lui fût supérieur par nature, mais parce qu'il avait une discipline qui manquait à ce dernier. L'armée portugaise, payée pour fournir 30 mille hommes, en fournissait en réalité 20 mille. On y avait ajouté une milice assez bien équipée, et en état de rendre de bons services, parce qu'on avait introduit dans ses rangs tous les officiers portugais dont les Anglais avaient pris la place dans l'armée de ligne. Elle ne présentait pas moins de 30 mille hommes. Enfin une sorte de levée en masse, convoquée par les hidalgos dans les provinces envahies, animée de passions furieuses, était une dernière ressource dont on pouvait tirer parti en la jetant sur les derrières des Français. Lord Wellington avait donc à sa disposition, sans compter la levée en masse, environ 80 mille hommes, Anglais ou Portugais, soldats réguliers ou miliciens, dont cinquante mille au moins très-capables de se battre en ligne, et trente mille très-bons à employer dans une position défensive. Sept ou huit mille mulets espagnols, bien payés, portaient à sa suite tout ce dont il avait besoin. Ces forces coûtaient à l'Angleterre au moins cent cinquante millions de francs par an, qu'on peut bien évaluer à trois cents de notre époque.
Le gouvernement portugais, composé d'un régent réfugié au Brésil et d'une régence collective résidant à Lisbonne, subventionné par l'Angleterre, ne vivant que par sa protection, contrariait souvent lord Wellington, mais se soumettait bien vite dès que le général anglais agitait son redoutable sourcil. Lord Wellington était donc le maître de cette partie de la Péninsule et y pouvait diriger la guerre comme il l'entendait. Il donnait aux Espagnols des conseils qu'ils ne suivaient pas, mais il ne les comptait guère que comme l'un des obstacles naturels opposés aux Français par le sol de la Péninsule, et dirigeait ses opérations indépendamment de tout concours de leur part.
Plan de lord Wellington pour la campagne de cette année. Dès que les Français avaient envahi l'Andalousie, lord Wellington s'était hâté de quitter l'Estrémadure, ne voulant plus être compromis dans des opérations communes avec les Espagnols, et il s'était retiré en Portugal dans le désir de se consacrer exclusivement à la défense de ce pays, ce qui le replaçait dans le texte précis de ses instructions, et suffisait pour l'accomplissement de ses vues, car peu importait que les Anglais fussent en Espagne ou en Portugal, c'était assez de leur présence sur un point quelconque de la Péninsule pour y soutenir l'espérance des insurgés et y perpétuer la guerre. Dans cette pensée de se borner actuellement à la défense du Portugal, il avait pris la position la mieux appropriée à l'objet qu'il se proposait.
Les Français pouvaient envahir le Portugal, ou par le nord, en débouchant de la Galice sur Oporto, ou par l'est, en se portant de Salamanque sur Coimbre, ou par le midi, en se dirigeant de Badajoz sur Elvas, afin de pénétrer par l'Alentejo. (Voir la carte no 43.) Leurs rassemblements autour de Salamanque, tout près de Ciudad-Rodrigo, indiquaient que Ciudad-Rodrigo allait devenir leur base d'opération, que dès lors ils allaient agir par l'est. Les troupes du maréchal Mortier réunies autour de Badajoz auraient pu faire naître des doutes, si elles avaient été plus nombreuses et plus actives. Mais la force des corps réunis à Salamanque, et l'activité déployée devant Ciudad-Rodrigo, ne laissaient aucun doute sur la direction véritable des Français, et prouvaient qu'ils allaient marcher par la route de Salamanque à Coimbre, en suivant la vallée du Mondego, route sur laquelle les Espagnols avaient construit Ciudad-Rodrigo, et les Portugais Alméida pour se résister les uns aux autres.
Répartition des forces anglaises entre Viseu et Elvas. En conséquence lord Wellington avec le gros de ses forces, c'est-à-dire avec 20 mille Anglais et 15 mille Portugais, s'était établi à Viseu, à l'entrée de la vallée du Mondego. Ne comptant pas entièrement sur l'inactivité des Français du côté du midi, entre Badajoz et Elvas, il y avait placé son meilleur lieutenant, le général Hill, avec 6 mille Anglais et 10 mille Portugais. Entre deux, sur le double versant de l'Estrella (voir la carte no 53), qui est la continuation de la chaîne du Guadarrama, et qui, se prolongeant de l'est à l'ouest, sépare les grandes vallées du Douro et du Tage, il avait dispersé quelques milices pour servir de liaison entre ses deux corps principaux. Une route intérieure dont il avait exigé impérieusement la construction de la part des Portugais, et qui allait du nord au midi, dans la direction de Coimbre à Abrantès, lui permettait de se concentrer rapidement lorsqu'il rétrograderait sur Lisbonne. Ne supposant pas que le commencement des opérations actives dût être prochain, il avait laissé sa cavalerie sur le Tage. Son projet était de surveiller de sa position de Viseu les mouvements des Français, de ne pas les attendre s'ils venaient lui livrer bataille, de rétrograder devant eux jusqu'à ce qu'il eût rencontré une forte position, et que par la longueur du trajet il les eût épuisés de fatigue, de les combattre alors après avoir mis toutes les chances de son côté, mais jusque-là de ne rien hasarder pour sauver les places espagnoles ou portugaises, ou pour épargner aux provinces de ses alliés les ravages de l'ennemi. Tout subordonner au succès de la guerre, était sa résolution inébranlable. Il avait même rendu des ordonnances cruelles, enjoignant aux Portugais sous peine de mort de le suivre quand il se retirerait, de tout détruire en se retirant, et annonçant qu'il brûlerait lui-même tout ce qu'ils n'auraient pas détruit. La régence portugaise ayant élevé quelques objections contre ce système de guerre si ruineux pour le Portugal, il avait répondu qu'il fallait choisir entre l'obéissance à ses ordres ou le départ de son armée, que si on ne faisait pas ce qu'il voulait, il se rembarquerait, et abandonnerait le pays aux Français, qui ne le traiteraient pas mieux que lui. La régence s'était tue, en maudissant cet allié presque autant qu'un ennemi.
Juin 1810. Le plan qui consistait pour les Français à prendre Ciudad-Rodrigo, puis Alméida, à y créer de grands magasins, à n'en partir qu'avec des vivres portés à dos de mulets, était donc le seul praticable, puisque de son côté lord Wellington était résolu à ne pas accepter la bataille qu'on voulait lui livrer, et à se retirer en nous laissant mourir de faim à sa suite. Commencement des opérations de la part des Français. Ce qui eût même rendu ce plan plus sage encore, c'eût été de n'entreprendre le siége de Ciudad-Rodrigo qu'après avoir réuni tous les moyens nécessaires, non-seulement en vivres, mais en outils, en grosse artillerie, en munitions. Cependant il était difficile de retarder le siége plus longtemps, sans se mettre dans l'impossibilité de commencer la campagne offensive à la fin de l'été; par ce motif le maréchal Masséna vers les premiers jours de juin autorisa le maréchal Ney à investir la place, et rapprocha de lui le corps de Junot pour le cas où les Anglais seraient tentés de troubler nos opérations. Mais avec son tact exercé, le maréchal Masséna avait parfaitement discerné le système défensif de son adversaire, et, justement parce que nous devions le désirer, pensait bien que lord Wellington ne viendrait pas nous livrer bataille sur notre propre terrain, là même où nous avions le moyen de vivre. Aussi, bien qu'il prît ses précautions contre l'apparition des Anglais, il n'y croyait guère, et pendant que le maréchal Ney allait entreprendre le siége de Ciudad-Rodrigo, il resta de sa personne à Salamanque pour préparer les magasins de l'armée, et envoyer aux troupes assiégeantes l'artillerie, les munitions, les outils dont elles avaient indispensablement besoin.