Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Les communications étaient alors rares et difficiles avec l'Angleterre, non-seulement à cause de l'imperfection des routes, mais à cause de la guerre. Il fallait douze et quinze jours pour envoyer une lettre d'Amsterdam à Londres et avoir la réponse, en sorte que cette singulière négociation pouvait durer encore assez longtemps sans qu'on fût amené à des éclaircissements décisifs. En attendant, M. Ouvrard écrivant à M. Fouché lui peignait la négociation comme faisant des progrès qu'elle ne faisait pas, et M. Fouché, trompant à son tour M. Ouvrard, lui représentait Napoléon comme instruit et satisfait de ces pourparlers, ce qui était absolument faux, car M. Fouché différant tant qu'il pouvait un aveu difficile, se réservait d'informer Napoléon lorsque l'œuvre serait assez avancée pour être avouée.
Départ de Napoléon pour la Belgique; cour brillante qui l'accompagne. Pendant ce temps, l'Empereur était parti de Paris avec une cour brillante, composée de l'Impératrice, du roi et de la reine de Westphalie, de la reine de Naples, du prince Eugène, du grand-duc de Wurzbourg, oncle de Marie-Louise, du prince de Schwarzenberg, ambassadeur de la cour d'Autriche, de M. de Metternich, premier ministre de cette cour, et de la plupart des ministres français. Napoléon se proposait de visiter Anvers, Flessingue, la Zélande, le Brabant, provinces nouvellement cédées à l'Empire, puis de revenir en Picardie, et de rentrer par la Normandie à Paris.
Les peuples, ennuyés de la monotonie de leur vie, s'empressent toujours d'accourir au-devant des princes qui passent, quels qu'ils soient, et souvent les applaudissent à la veille même d'une catastrophe. Quand Napoléon paraissait quelque part, le sentiment de la curiosité, celui de l'admiration, suffisaient pour attirer la foule, et, dans un moment où il venait de compléter sa prodigieuse destinée par son mariage avec une archiduchesse, l'empressement et l'enthousiasme devaient être plus grands. Partout, en effet, où il parut, les transports furent vifs et unanimes. D'ailleurs sa présence annonçait toujours la continuation ou le commencement d'immenses travaux, et on applaudissait en lui non-seulement le grand homme, mais le bienfaiteur.
Napoléon à Saint-Quentin. Parti de Compiègne le 27 avril, il arriva dans la journée à Saint-Quentin. Cette ville lui devait, outre le rétablissement de l'industrie des linons, les beaux travaux du canal de Saint-Quentin, repris et achevés depuis le Consulat. On avait illuminé le souterrain qui réunit les eaux de la Seine à celles de l'Escaut, et Napoléon le traversa avec toute sa cour dans des barques élégamment décorées, et pour ainsi dire en plein jour. Il accorda, chemin faisant, à M. Gayant, l'ingénieur qui avait dirigé ces beaux travaux, une forte pension avec un grade dans la Légion d'honneur, et partit ensuite pour Cambrai et le château de Laeken. Il ne devait visiter Bruxelles qu'au retour.
Mai 1810. Le 30 avril il s'embarqua sur le vaste canal qui de Bruxelles va rejoindre le Ruppel, et par le Ruppel l'Escaut lui-même. Tous les canots de la grande flotte de l'Escaut, pavoisés de mille couleurs, manœuvrés par les équipages des vaisseaux, étaient venus le chercher, et le transportèrent sur les eaux soumises de la Belgique avec la vitesse des vents. Le ministre de la marine Decrès, l'amiral Missiessy, celui qui avait montré tant de sang-froid pendant l'expédition de Walcheren, commandaient la flottille impériale. Bientôt on arriva en vue de l'escadre d'Anvers, créée par Napoléon, et récemment soustraite à la torche des Anglais. Tous les vaisseaux, frégates, corvettes, chaloupes canonnières, bordaient la haie: Marie-Louise passa sous le feu inoffensif de mille pièces de canon, qui portaient à tous ses sens émus le témoignage de la puissance de son époux.
Napoléon à Anvers. La cour impériale fit son entrée à Anvers au milieu des populations belges accourues à sa rencontre, et oubliant leurs sentiments hostiles en présence d'un si grand spectacle. Napoléon avait beaucoup à faire à Anvers, et il s'y arrêta plusieurs jours. Vastes projets maritimes. La paix continentale lui permettait de se livrer à ses projets pour la marine de l'Empire et des États alliés: il allait disposer cette année d'une quarantaine de vaisseaux, dont 9 au Texel, promis au 1er juillet, 10 actuellement sous voiles à Anvers, 2 à Cherbourg, 3 à Lorient, 17 à Toulon, 1 à Venise, total 42. Il comptait en avoir 74 en 1811, 100 ou 110 en 1812, capables, en y ajoutant la quantité de frégates et de corvettes nécessaire, d'embarquer au besoin 150 mille hommes pour toutes les destinations.
Afin d'atteindre à ce nombre, il lui fallait en avoir neuf de plus à Anvers, dans l'espace d'une année. Grand établissements d'Anvers. Il était indispensable pour cela d'augmenter les bassins, et d'attirer les bois et les ouvriers dans ce port de prédilection. Napoléon donna les ordres qui convenaient, et fit lancer en sa présence un vaisseau de 80, qui entra majestueusement dans l'Escaut sous les yeux de l'Impératrice, et au milieu des bénédictions du clergé de Malines, convié à cette fête navale. Napoléon avait auprès de lui le prince Eugène, auquel il désirait montrer tout ce qu'il faisait dans les lagunes de la Flandre, pour l'exciter à en faire autant dans les lagunes de l'Adriatique.—Quand on a la terre, on peut avoir la mer, répétait-il volontiers, pourvu qu'on le veuille et qu'on y mette le temps.—Le temps!... justement ce qu'on se procure par la sagesse seule, et ce dont Napoléon devait bientôt se priver lui-même!
Son frère Louis était venu le voir, et, quoique moins agité, paraissait toujours profondément triste, triste de sa propre tristesse et de celle de son peuple, que tant d'afflictions avaient frappé à la fois. Entrevue de Napoléon avec son frère Louis aux frontières de la Hollande. Napoléon tâcha de le ranimer en lui montrant ce qu'il avait exécuté à Anvers, ce qu'il se proposait d'y exécuter encore, lui recommanda instamment d'avoir sa flotte prête au Texel au 1er juillet, lui développa ses vastes projets maritimes, lui annonça que ses troupes allaient être amenées sur les côtes, que sous peu de temps il y aurait aux bouches de l'Escaut, à Brest, à Toulon, de vastes expéditions prêtes à porter des armées entières, que Masséna marcherait sur Lisbonne avec 80 mille hommes, que dans deux mois on presserait vivement les Anglais sur tous les points, et que cette guerre, dont ils semblaient s'être fait une habitude, on la leur rendrait bientôt insupportable, surtout si par le blocus rigoureusement observé on les atteignait fortement dans leurs intérêts mercantiles.
À ce sujet, Napoléon entretint son frère Louis de la négociation Labouchère. Par un singulier hasard, il venait de rencontrer et d'apercevoir en route M. Ouvrard, qui se rendait en toute hâte d'Amsterdam à Paris, pour la suite des étranges communications engagées entre la Hollande et l'Angleterre. Soupçons de Napoléon au sujet de la négociation Labouchère, et demande au roi Louis de lui en envoyer toutes les pièces.Napoléon, avec son ordinaire promptitude d'esprit, avait entrevu que M. Ouvrard, jouissant de la faveur de M. le duc d'Otrante, fort lié d'affaires avec M. de Labouchère, était venu se mêler de ce qui ne le regardait pas, chercher à surprendre quelque secret de la négociation, peut-être donner des conseils dont on n'avait pas besoin, peut-être aussi asseoir quelque spéculation sur des probabilités de paix. Plein de singuliers pressentiments, il fit défendre à M. de Labouchère toute relation avec M. Ouvrard, lui fit même demander toutes les lettres échangées entre Amsterdam et Londres, et ajouta l'ordre de les lui envoyer pendant son voyage partout où il se trouverait. Louis repartit pour Amsterdam sans avoir voulu assister à aucune fête, surtout dans un moment où Napoléon allait entrer sur le territoire récemment enlevé à la Hollande.
Napoléon, après avoir employé cinq jours à prescrire les travaux nécessaires, et surtout les nouvelles défenses qui devaient rendre Anvers imprenable, ordonna à la flotte de descendre sur Flessingue, et pour lui en laisser le temps il alla visiter les nouveaux territoires acquis entre la Meuse et le Wahal, ainsi que les places de Berg-op-Zoom, Breda, Bois-le-Duc et Gertruidenberg.
Napoléon à Breda. À Breda, il reçut, avec les autorités civiles et militaires, le clergé protestant et catholique. Dans ces territoires nouvellement acquis à l'Empire, les catholiques se trouvaient affranchis de la domination protestante, et cependant ils étaient loin de se montrer satisfaits. Tandis que le principal ministre protestant était venu avec le grand costume de son état, le vicaire apostolique, au contraire, s'était présenté en simple habit noir, comme s'il eût craint, en pareille occasion, de revêtir des habits de fête. Napoléon, à la simple attitude des assistants, avait deviné tous leurs sentiments, et prenant chaque jour davantage la fâcheuse habitude de ne plus se contenir, il se livra à un mouvement de colère, en partie sincère, en partie calculé. Feignant d'abord de ne point apercevoir le vicaire apostolique, il écouta avec bienveillance le ministre protestant, qui, le haranguant avec beaucoup de simplicité et de modestie, lui adressa quelques paroles de résignation, les seules convenables dans la bouche de citoyens qui venaient d'être arrachés à leur ancienne patrie pour être attachés à une nouvelle patrie, grande, mais étrangère. «Sire, dit le représentant du clergé protestant, vous voyez en nous les ministres d'une communion chrétienne, qui a pour coutume invariable d'adorer dans tout ce qui se passe la main de la Providence et de rendre à César ce qui est à César.—
Violente réprimande au clergé catholique du Brabant. Vous avez raison, répondit sur-le-champ Napoléon, et vous vous en trouverez bien, car je veux protéger tous les cultes. Mais pourquoi, monsieur, êtes-vous revêtu du grand costume de votre ministère?—Sire, cela est dans l'ordre.—C'est donc l'usage du pays? reprit Napoléon.—Se retournant alors vers le clergé catholique: Et vous, messieurs, leur dit-il, pourquoi n'êtes-vous pas ici en habits sacerdotaux? Êtes-vous des procureurs, des notaires, ou des médecins? Et vous, monsieur, s'adressant au représentant de l'Église romaine, quelle est votre qualité?—Sire, vicaire apostolique.—Qui vous a nommé?—Le Pape.—Il n'en a pas le droit. Moi seul, dans mon empire, je désigne les évêques chargés d'administrer l'Église. Rendez à César ce qui est à César. Ce n'est pas le Pape qui est César, c'est moi. Ce n'est pas au Pape que Dieu a remis le sceptre et l'épée, c'est à moi. Vous catholiques, longtemps placés sous la domination des protestants, vous avez été affranchis par mon frère, qui a rendu tous les cultes égaux; vous allez me devoir une égalité plus complète encore, et vous commencez par me manquer de respect! Vous vous plaigniez d'être opprimés par les protestants! Il paraît par votre conduite que vous l'aviez mérité, et qu'il fallait faire peser sur vous une autorité forte. Cette autorité ne vous manquera pas, soyez-en sûrs. J'ai ici la preuve en main que vous ne voulez pas obéir à l'autorité civile, que vous refusez de prier pour le souverain. J'ai déjà fait arrêter deux prêtres indociles, et ils resteront en prison. Imitez les protestants, qui, tout en étant fidèles à leur foi, sont citoyens soumis aux lois et sujets fidèles. Ah! vous ne voulez pas prier pour moi! reprit Napoléon avec un accent de colère croissant. Est-ce parce qu'un prêtre romain m'a excommunié? Mais qui lui en avait donné le droit? Qui peut ici-bas délier les sujets de leur serment d'obéissance au souverain institué par les lois? Personne, vous devez le savoir, si vous connaissez votre religion. Ignorez-vous que ce sont vos coupables prétentions qui ont poussé Luther et Calvin à séparer de Rome une partie du monde catholique? S'il eût été nécessaire, et si je n'avais pas trouvé dans la religion de Bossuet les moyens d'assurer l'indépendance du pouvoir civil, j'aurais, moi aussi, affranchi la France de l'autorité romaine, et quarante millions d'hommes m'auraient suivi. Je ne l'ai pas voulu, parce que j'ai cru les vrais principes du culte catholique conciliables avec les principes de l'autorité civile. Mais renoncez à me mettre dans un couvent, à me raser la tête, comme à Louis le Débonnaire, et soumettez-vous, car je suis César! sinon je vous bannirai de mon empire, et je vous disperserai comme les juifs sur la surface de la terre...—En prononçant ces dernières paroles, la voix de Napoléon était retentissante, et son regard étincelant. Les malheureux prêtres qui avaient provoqué cet éclat étaient tremblants.—Vous êtes, ajouta-t-il, du diocèse de Malines; allez vous présenter à votre évêque; prêtez serment entre ses mains, obéissez au concordat, et je verrai alors ce que j'aurai à ordonner de vous.—
Cette scène calculée pour faire effet, en fit beaucoup. Les paroles de Napoléon, recueillies à l'instant même, et répétées avec la permission de la police dans la plupart des journaux du pays, produisirent une grande impression.
Napoléon sur les bords du Wahal. Embrassant tout dans son activité, Napoléon passa rapidement à d'autres objets. Il visita Berg-op-Zoom, Breda, Gertruidenberg, Bois-le-Duc, prit partout des résolutions utiles, et dictées par sa connaissance profonde de la guerre et de l'administration. En voyant ces contrées si fertiles en lin et en chanvre, il décréta qu'un million serait accordé à l'inventeur de la machine à filer le lin. Il trouva aussi dans ces provinces des manufactures où l'on produisait à très-bas prix du drap commun, très-bon pour les troupes, et il décida qu'il en serait fait un emploi considérable. Arrivé au bord du Wahal, qui présente une si puissante frontière et un si beau moyen de communication intérieure, il sentit se rallumer en lui toutes les ardeurs de son ambition pour la France, et il imagina un règlement pour assurer exclusivement aux bateliers français la navigation du Rhin. Règlement pour assurer aux Français la navigation du Rhin. Il décida que tout bâtiment non français entrant dans le Rhin devrait rompre charge à Nimègue s'il venait de Hollande, à Mayence s'il venait de l'Allemagne par le Mein, pour livrer sa cargaison à des bâtiments français, lesquels pourraient seuls naviguer sur ce grand fleuve. Napoléon traitait ainsi les eaux fluviales comme les Anglais traitaient les eaux de l'Océan. Jaloux d'avoir des bois de construction pour Anvers, il ordonna que tout bois de cette espèce naviguant ou flottant sur le Rhin, serait obligé de venir en Belgique, au lieu d'aller en Hollande, où les Hollandais, grâce à leurs vastes capitaux, avaient coutume de les attirer. Il rendit en même temps divers règlements pour faire venir de Brest où l'on construisait peu, faute de bois, les ouvriers oisifs, et les employer à Anvers.
Napoléon à Flessingue. Après avoir visité les places de la frontière et s'être transporté successivement dans les îles de Tholen, de Schouwen, de Sud et Nord-Beveland, de Walcheren enfin, il décida, à cause des funestes fièvres de ces contrées, qu'on n'y garderait que les postes indispensables, en ayant soin de les bien choisir et de leur procurer toute la force défensive dont ils seraient susceptibles. Il prescrivit à Flessingue d'immenses travaux pour mettre la garnison à l'abri du feu des vaisseaux, et accabler de projectiles destructeurs l'escadre ennemie qui voudrait franchir la grande passe. À la vue des ruines de Flessingue, il se montra plus juste envers le malheureux général Monnet, qui avait récemment succombé en défendant la place, et donna les ordres les mieux entendus pour que rien de ce qui s'était passé ne pût se renouveler à l'avenir. D'après l'observation souvent faite que les hommes d'âge mûr et acclimatés prenaient moins la fièvre que les hommes jeunes et nouvellement arrivés, il décréta une organisation en vertu de laquelle la garde de ces îles devait être réservée aux bataillons de vétérans et aux bataillons coloniaux. Il voulut qu'une nombreuse flottille de chaloupes canonnières fût toujours jointe à la flotte, et que les bassins de Flessingue fussent disposés pour recevoir vingt grands vaisseaux de ligne. Tandis qu'il prescrivait ces choses, sa cour donnait et recevait des fêtes, et s'occupait de la partie frivole du voyage, dont il se réservait la partie utile.
Juin 1810. Retour à Paris par Ostende, Dunkerque, Boulogne et le Havre. Son séjour s'étant prolongé jusqu'au 12 mai dans ces parages, il remonta l'Escaut, ne fit cette fois que traverser Anvers, vint montrer son épouse à Bruxelles, redescendit ensuite à Gand et à Bruges, pour arrêter les travaux nécessaires sur la gauche de l'Escaut, et de là se rendit à Ostende, d'où une armée anglaise aurait pu en débarquant marcher droit sur Anvers. Napoléon y décida les ouvrages qui pouvaient assurer à cette place une force suffisante, puis partit pour Dunkerque, où il prescrivit quelques réparations, châtia la paresse de quelques officiers du génie trouvés en faute, visita le camp de Boulogne, théâtre abandonné de ses premiers projets, y passa des revues pour inspirer de l'inquiétude aux Anglais, accorda deux jours à Lille, et enfin se transporta au Havre, où il s'occupa attentivement de la défense de ce port considérable. Le 1er juin au soir il était de retour à Saint-Cloud, satisfait de ce qu'il avait vu et ordonné, de l'accueil fait partout à l'Impératrice, et des espérances que la nation semblait placer sur la tête de cette jeune souveraine.
Découverte pendant le voyage de Belgique de la négociation clandestine entreprise par M. Fouché avec l'Angleterre. Pourtant malgré les nombreux sujets de satisfaction que lui avait procurés ce voyage, il revenait avec une profonde irritation, et c'était le duc d'Otrante qui en était principalement l'objet. Le roi Louis, en effet, comme le lui avait prescrit Napoléon, avait demandé à M. de Labouchère tous les papiers relatifs aux communications avec l'Angleterre, et celui-ci croyant de bonne foi qu'en continuant à l'instigation de M. Ouvrard les ouvertures commencées, il agissait d'après les ordres du duc d'Otrante, et par conséquent de l'Empereur lui-même, avait livré sans dissimulation tout ce qu'il avait écrit à Londres, et tout ce qu'on lui avait répondu. Napoléon, lisant en route ces papiers transmis par son frère, y acquit la certitude qu'on avait continué à négocier à son insu, et sur des bases qui étaient loin de lui convenir. Ces papiers n'apprenaient pas tout ce qui s'était passé, car il y manquait la correspondance de M. Ouvrard avec M. Fouché, mais tels quels, ils suffisaient pour prouver à Napoléon qu'on avait négocié sans son ordre, et d'après d'autres indications que les siennes. Il se doutait, sans en être bien assuré, que M. Fouché avait pris une grande part à ces singulières menées, et il voulut s'en éclaircir sur-le-champ.
Violentes interpellations adressées à M. Fouché dans un conseil des ministres. Le lendemain même de son arrivée, c'est-à-dire le 2 juin, il convoqua les ministres à Saint-Cloud. M. Fouché était présent. Sans aucun préambule, Napoléon lui demanda compte des allées et venues de M. Ouvrard en Hollande, des pourparlers avec l'Angleterre continués, à ce qu'il paraissait, en dehors de l'action du gouvernement. Il lui demanda en outre, et coup sur coup, s'il savait quelque chose de cet étrange mystère, s'il avait ou non envoyé M. Ouvrard à Amsterdam, s'il était ou non complice de ces manœuvres inqualifiables... M. Fouché, qui s'était réservé de parler plus tard à l'Empereur de ce qu'il avait osé tenter, surpris par cette soudaine révélation à laquelle il ne s'attendait pas, pressé à brûle-pourpoint de questions embarrassantes, balbutia quelques excuses pour M. Ouvrard, et dit que c'était un intrigant qui se mêlait de tout, et aux démarches duquel il fallait ne pas prendre garde. Napoléon ne se paya point de ces raisons.—Ce ne sont pas là, dit-il, des intrigues insignifiantes qu'il faille mépriser; c'est la plus inouïe des forfaitures que de se permettre de négocier avec un pays ennemi, à l'insu de son propre souverain, à des conditions que ce souverain ignore, et que probablement il n'admettrait pas. C'est une forfaiture que sous le plus faible des gouvernements on ne devrait pas tolérer.—Napoléon ajouta qu'il regardait ce qui venait de se passer comme tellement grave, qu'il voulait qu'on arrêtât M. Ouvrard sur-le-champ. M. Fouché, craignant qu'une telle arrestation ne fît tout découvrir, essaya en vain de calmer la colère de Napoléon, mais ne réussit qu'à l'accroître en aggravant ses soupçons, et en les attirant sur sa propre tête. Arrestation de M. Ouvrard, agent de M. Fouché. Napoléon, qui avait résolu d'avance l'arrestation de M. Ouvrard, se garda bien d'en charger M. Fouché, de peur que celui-ci ne le fît évader, et, sortant du conseil à l'instant même, il donna cette mission à son aide de camp Savary, devenu duc de Rovigo, et investi de toute sa confiance. Le duc de Rovigo lui avait servi souvent, comme on peut s'en souvenir, pour des expéditions de ce genre. En deux ou trois heures, M. Ouvrard fut adroitement arrêté, et tous ses papiers furent saisis. Au premier examen on reconnut qu'en effet la négociation avait été poussée encore plus loin qu'on ne l'avait cru d'abord, et que M. Fouché avait été au moins pour moitié dans la singulière intrigue qu'on venait de découvrir.
Découverte complète de ce qui s'est passé entre M. Fouché, M. Ouvrard et M. de Labouchère, relativement aux négociations avec l'Angleterre.Napoléon avait été fort mécontent de l'esprit remuant de ce ministre, qui déjà, dans diverses occasions, avait pris une initiative déplaisante ou dépassé le but assigné, ainsi qu'on avait pu le remarquer dans la première tentative de divorce, dans l'extension excessive donnée à l'armement des gardes nationales, et enfin dans cette récente négociation avec l'Angleterre. Napoléon y voyait à la fois un esprit d'entreprise des plus téméraires, et une ambition de se faire valoir qui, dans certaines occasions, pouvait devenir infiniment dangereuse. Il apercevait notamment dans cette impatience de conclure la paix presque malgré lui, une censure indirecte de sa politique, et le désir d'acquérir des mérites à ses dépens. Il faut ajouter qu'il commençait à concevoir un vague mécontentement contre tous ses anciens coopérateurs, car tous, et surtout les plus distingués, semblaient, chacun à leur manière, improuver manifestement ce qu'il faisait. M. de Talleyrand par ses sarcasmes, le sage Cambacérès par son silence, M. Fouché par le mouvement qu'il se donnait pour amener la paix, étaient comme autant de désapprobateurs, plus ou moins avoués, de la politique ambitieuse et indéfiniment guerroyante de l'Empire. Napoléon avait plus d'une fois fait tomber le poids de son humeur sur M. de Talleyrand. Au silence de l'archichancelier Cambacérès, il répondait par un silence quelquefois sévère, et fâcheux surtout pour lui-même, car il se privait ainsi de conseils précieux. Quant à M. Fouché, qu'une grande considération ne protégeait pas, et qu'une faute récente lui livrait sans défense, il était décidé cette fois à ne pas le ménager.
La correspondance trouvée chez M. Ouvrard ne laissait plus de doute sur la part que le duc d'Otrante avait prise à la seconde négociation Labouchère. Le lendemain, 3 juin, était un dimanche. Tous les grands dignitaires étaient venus entendre la messe à Saint-Cloud, et assistaient au lever de l'Empereur. Après la messe, Napoléon fit appeler dans son cabinet les grands dignitaires et les ministres, excepté M. Fouché, et s'adressant à eux: Que penseriez-vous, leur dit-il, d'un ministre qui, abusant de sa position, aurait à l'insu du souverain ouvert des communications avec l'étranger, entamé des négociations diplomatiques sur des bases imaginées par lui seul, et compromis ainsi la politique de l'État? Quelle peine y a-t-il dans nos codes pour une pareille forfaiture?...—En achevant ces paroles, Napoléon, regardant attentivement chacun des assistants, semblait provoquer une réponse qui lui facilitât le sacrifice du duc d'Otrante, car, même au milieu de sa toute-puissance, c'était quelque chose que de frapper ce personnage. Les complaisants, cherchant dans ses yeux la réponse qui pouvait lui convenir, se récriaient que c'était là un crime abominable. M. de Talleyrand, qui cette fois n'était pas l'objet de la colère impériale, souriait nonchalamment; l'archichancelier, devinant qu'il s'agissait de M. Fouché, et persistant dans son rôle ordinaire de conciliateur, même envers un ennemi déclaré, répondit que la faute était fort grave sans doute, et mériterait en effet un sévère châtiment, à moins cependant que l'auteur de cette faute n'eût été égaré par un excès de zèle.—Excès de zèle, reprit Napoléon, bien étrange et bien dangereux, que celui qui conduit à prendre une telle initiative!... Et il raconta alors avec véhémence tout ce qu'il savait de la conduite de M. Fouché. Il finit en annonçant la résolution irrévocable de le destituer. Destitution de M. Fouché. Puis il demanda aux assistants de le conseiller dans le choix d'un successeur.
Ici commença pour tous un grand embarras. D'abord le choix était difficile à faire, tant le ministère de la police avait acquis d'importance par suite de l'immense arbitraire dévolu alors au pouvoir, tant aussi M. Fouché avait su accroître cette importance et se la rendre propre! Tout le monde en outre craignait de ne pas rencontrer le choix qui était dans la pensée de Napoléon, et de contribuer même indirectement à la destitution d'un ministre qu'on redoutait jusque dans sa disgrâce. Aussi chacun répétait-il à l'envi qu'il fallait bien y penser avant de trouver le remplaçant d'un homme tel que M. Fouché. M. de Talleyrand seul, qui assistait à cette scène en silence, et avec une légère expression d'ironie sur son impassible visage, M. de Talleyrand, se penchant vers son voisin, dit assez haut pour être entendu: Sans doute, M. Fouché a eu grand tort, et moi je lui donnerais un remplaçant, mais un seul, c'est M. Fouché lui-même.—Importuné de cette réunion qui ne lui procurait pas de grandes lumières, et qui lui avait valu une sorte de raillerie de la part de l'un des assistants, Napoléon sortit brusquement, emmenant avec lui l'archichancelier. Belle ressource, lui dit-il, que de consulter ces messieurs! Vous voyez quels utiles avis on en peut tirer... Mais vous n'allez pas croire apparemment que j'aie songé à les consulter sans avoir pris mon parti. Nomination du duc de Rovigo au département de la police. Mon choix est fait, et le duc de Rovigo sera ministre de la police.—Napoléon avait déjà, soit à l'armée, soit dans l'intérieur, éprouvé la dextérité et l'audace du duc de Rovigo, connaissait son dévouement, savait bien qu'il n'imiterait pas M. Fouché, et que par exemple il ne s'attribuerait pas exclusivement les actes de douceur, en rejetant sur le chef du gouvernement les actes de rigueur. De plus, le duc de Rovigo devait inspirer une grande frayeur, et Napoléon n'en était pas fâché. Pourtant ce choix inquiéta l'archichancelier. Tout en rendant justice au duc de Rovigo, tout en reconnaissant que chez lui la réalité valait mieux que l'apparence, il objecta l'effet qu'allait produire cette police militaire, et indiqua, sans l'oser dire ouvertement, que l'opinion publique commençant à s'éloigner, ce n'était pas avec un ministre de la police en uniforme et en bottes qu'on pourrait la ramener.—À ces observations, Napoléon répondit: Tant mieux! le duc de Rovigo est fin, résolu, et pas méchant. On en aura peur, et par cela même il lui sera plus facile d'être doux qu'à un autre.—Il n'y avait pas à répliquer, et il faut reconnaître que parmi les choix que Napoléon fit à cette époque pour remplacer successivement les personnages considérables des premiers temps de l'Empire, celui dont il s'agit, tout effrayant qu'il paraissait, fut de beaucoup le meilleur, car le duc de Rovigo était intelligent, délié, hardi, peu scrupuleux il est vrai, mais dénué de méchanceté, et au moins par dévouement capable de dire la vérité à son maître. Il ne manqua pas en effet de la lui dire quelquefois avec une sorte de familiarité soldatesque. Malheureusement la vérité, quelque forme qu'on emploie pour la faire arriver aux oreilles des souverains, quand leur esprit s'y refuse, est un bruit inutile et importun fait à une porte qui ne veut pas s'ouvrir.
Le mouvement des choses venait donc d'emporter en moins de trois ans les deux ministres les plus importants dans la politique, celui des affaires étrangères et celui de la police, M. de Talleyrand et M. Fouché. La place de ministre des affaires étrangères, bien que remplie avec modestie, prudence, discrétion, par M. de Cadore, semblait vacante depuis que M. de Talleyrand l'avait quittée. Efforts de M. de Bassano pour faire arriver au ministère de la police un autre candidat que le duc de Rovigo. Un personnage poli et d'extérieur avantageux, M. de Bassano, dévoué à l'Empereur, désirant le bien servir, mais cherchant à gagner sa confiance en étant sur toutes choses de son avis plus que lui-même, et tandis que M. de Talleyrand donnait quelquefois à sa maison le ton de la raillerie, donnant à la sienne celui de l'enthousiasme, aspirait au ministère des affaires étrangères, et pour s'en ménager les voies aurait voulu porter au ministère de la police un ami tout personnel. Cet ami était M. de Sémonville, esprit cynique, hardi dans le propos, souple dans la conduite, ayant d'un ministre de la police les doctrines peu scrupuleuses, mais non la sûreté de jugement, le tact, la vigilance et le courage. M. de Bassano avait contribué à la chute de M. Fouché en se faisant l'écho de plus d'un bruit fâcheux, et il préparait l'avénement de M. de Sémonville en vantant outre mesure quelques services secondaires rendus par ce personnage dans la négociation du mariage. Mais s'il y avait auprès de Napoléon, comme auprès de tous les hommes supérieurs, quelques accès ouverts à la médiocrité complaisante, il y avait cependant peu de chances d'agir avec de petits artifices sur son esprit puissant, surtout quand il était question d'un choix aussi important à ses yeux que celui d'un ministre de la police. En effet, tandis que M. de Bassano avait mandé M. de Sémonville à Saint-Cloud, le tenant tout prêt en cas que Napoléon se laissât gagner, on entendit appeler plusieurs fois et avec précipitation le duc de Rovigo pour qu'il se rendît dans le cabinet de l'Empereur. Les antichambres étaient remplies de curieux venus à Saint-Cloud avec l'espoir d'assister à quelque révolution dans les hauts emplois. Le duc de Rovigo, attendu quelques instants, arriva enfin, et fut fort surpris de ce que lui annonça Napoléon.—Allons, lui dit-il sans préparation, vous êtes ministre de la police, prêtez serment, et courez vous mettre à l'œuvre.—Le nouveau ministre balbutia quelques excuses modestes que Napoléon n'écouta point, Installation du duc de Rovigo. prêta serment, et traversa ensuite les appartements impériaux, retentissants du bruit que M. le duc de Rovigo était nommé ministre de la police, et M. le duc d'Otrante disgracié. Cette nouvelle produisit un effet fâcheux, tant à cause de celui qui sortait du ministère, que de celui qui venait d'y entrer. M. Fouché, après avoir été fort utile jadis, par sa connaissance des hommes, par son indulgence pour les partis, par son adresse à les calmer et à les corrompre, avait sans doute beaucoup diminué le mérite de ses services par son indiscrète activité, mais instinctivement le public regrettait en lui l'un des hommes qui avaient conseillé Napoléon dans ses belles années. Le public ressentait pour M. Fouché les regrets qu'il avaient éprouvés pour M. de Talleyrand et pour Joséphine elle-même; il regrettait en eux les témoins, les acteurs d'un temps qui avait été excellent, et qu'on pouvait craindre de ne pas voir égalé par les temps qui allaient suivre.
Napoléon, tout en disgraciant M. Fouché, voulut cependant lui donner un dédommagement, et il le nomma gouverneur des États romains, où son tact, son expérience des révolutions pouvaient en effet être employés avec avantage. Il fit précéder cette résolution de deux lettres, l'une publique et pleine de témoignages consolants, l'autre secrète et plus sévère. Voici la seconde, que nous citons parce qu'elle est plus conforme à la vérité des choses.
«Saint-Cloud, le 3 juin 1810.
Lettre de Napoléon à M. Fouché à l'occasion de la disgrâce de celui-ci. »Monsieur le duc d'Otrante, j'ai reçu votre lettre du 2 juin. Je connais tous les services que vous m'avez rendus, et je crois à votre attachement à ma personne et à votre zèle pour mon service. Cependant, il m'est impossible, sans me manquer à moi-même, de vous laisser le portefeuille. La place de ministre de la police exige une entière et absolue confiance, et cette confiance ne peut plus exister, puisque déjà dans des circonstances importantes vous avez compromis ma tranquillité et celle de l'État, ce que n'excuse pas, à mes yeux, même la légitimité des motifs.
»Une négociation a été ouverte avec l'Angleterre, des conférences ont eu lieu avec lord Wellesley. Ce ministre a su que c'était de votre part qu'on parlait, il a dû croire que c'était de la mienne; de là un bouleversement total dans toutes mes relations politiques, et, si je le souffrais, une tache pour mon caractère que je ne puis ni ne veux souffrir.
»La singulière manière que vous avez de considérer les devoirs du ministre de la police ne cadre pas avec le bien de l'État. Quoique je ne me défie pas de votre attachement et de votre fidélité, je suis cependant obligé à une surveillance perpétuelle qui me fatigue, et à laquelle je ne puis pas être tenu. Cette surveillance est nécessitée par nombre de choses que vous faites de votre chef sans savoir si elles cadrent avec ma volonté, avec mes projets, et si elles ne contrarient pas ma politique générale.
»J'ai voulu vous faire connaître moi-même ce qui me portait à vous ôter le portefeuille de la police. Je ne puis pas espérer que vous changiez de manière de faire, puisque depuis plusieurs années des exemples éclatants et des témoignages réitérés de mon mécontentement ne vous ont pas changé, et que, satisfait de la pureté de vos intentions, vous n'avez pas voulu comprendre qu'on pouvait faire beaucoup de mal en ayant l'intention de faire beaucoup de bien.
»Du reste, ma confiance dans vos talents et dans votre fidélité est entière, et je désire trouver des occasions de vous le prouver, et de les utiliser pour mon service.»
M. Fouché en quittant le ministère eut soin d'en brûler tous les papiers, et mit une véritable malice à ne livrer à son successeur aucun des nombreux fils composant la trame assez subtile de la police. Le duc de Rovigo, introduit tout à coup dans ce département sans en connaître les détours, sans en connaître surtout les agents secrets, que M. Fouché ne lui avait pas indiqués, fut d'abord surpris, et presque épouvanté de sa nouvelle situation. Il ne tarda pas à se calmer et à discerner ce qui au premier aspect lui avait paru confus et inextricable. Il vit peu à peu revenir auprès de lui ces agents mystérieux dont un ministre de la police a besoin pour être informé, moins utiles qu'on ne le suppose généralement, utiles pourtant, servant à proportion non de leur esprit mais de l'esprit du ministre qui les emploie, espèce d'animaux timides et affamés, comme tous ceux qui vivent dans l'ombre, fuyant à la moindre épouvante, mais revenant bien vite, attirés par la faim, vers la main qui prend soin de les nourrir. En peu de temps ils mirent le duc de Rovigo au fait de toutes les menées secrètes, plus souvent puériles que dangereuses, sur lesquelles il faut veiller sans trop s'en préoccuper, et ce ministre parvint ainsi à se mettre assez vite au courant de ses fonctions. Il commença même à faire un peu moins peur, sans jamais toutefois acquérir l'autorité de M. Fouché, dont on croyait les yeux perçants toujours ouverts sur soi-même.
Recherches pour connaître plus complétement la négociation clandestine entreprise en Angleterre par M. Fouché. De toutes les trames dont le duc de Rovigo devait rechercher le secret, il n'y en avait aucune dont Napoléon fût plus curieux de pénétrer le fond que de la singulière négociation poursuivie à son insu. Napoléon voulait absolument savoir quel rôle M. Fouché, M. Ouvrard, M. de Labouchère lui-même, avaient joué dans cette intrigue diplomatique. M. Ouvrard fut interrogé souvent, et tenu au secret le plus rigoureux. M. de Labouchère fut mandé à Paris, avec ordre d'apporter les papiers qu'il pouvait avoir encore en sa possession. En comparant ces papiers, conformes du reste à ceux qui avaient été trouvés chez M. Ouvrard, en questionnant M. de Labouchère, on réussit bientôt à démêler la vérité telle que nous l'avons exposée; on reconnut que M. de Labouchère s'était conduit avec discrétion, convenance, sincérité, qu'il ne s'était mêlé de ces ouvertures que parce qu'il avait cru obéir aux volontés du gouvernement, que même, par une sorte de réserve qui lui était naturelle, il s'était toujours tenu en deçà de ce qu'on lui disait, et qu'il s'était borné le plus souvent à transmettre les notes envoyées par M. Ouvrard; que M. Ouvrard pour rentrer en rapport avec le gouvernement, M. Fouché pour amener la paix, avaient repris une négociation à demi abandonnée, et avaient de beaucoup dépassé les premières instructions de Napoléon, en le montrant comme disposé à sacrifier ce qu'il ne voulait abandonner à aucun prix. Ce qui blessait particulièrement Napoléon en tout ceci, c'était l'idée peut-être inspirée à l'Angleterre qu'il voulait la tromper par de doubles menées, surtout qu'il était prêt à transiger sur les royaumes donnés à ses frères, et spécialement sur celui d'Espagne. Il faisait donc fouiller tous les replis de cette affaire, voulant savoir au juste l'étendue du mal. Nouvelles révélations sur la conduite de M. Fouché, et son exil dans sa sénatorerie. Une circonstance nouvelle contribua notamment à l'alarmer beaucoup, et le décida à convertir la disgrâce à demi dissimulée de M. Fouché, en une disgrâce publique et éclatante. On avait découvert qu'indépendamment des communications qui avaient été établies par M. de Labouchère, il y en avait eu d'autres fort antérieures à ces dernières, et qui supposaient une bien plus grande audace, car il ne s'agissait pas d'une négociation reprise et continuée un peu au delà de son terme, mais d'une négociation spontanément entamée par M. Fouché, et sans l'entraînement d'une affaire déjà commencée. Dès le mois de novembre, en effet, M. Fouché avait fait choix, comme nous l'avons dit, d'un intermédiaire appelé Fagan, ancien officier dans un régiment irlandais, assez bien apparenté en Angleterre, et ami de lord Yarmouth, qui l'avait introduit auprès du marquis de Wellesley. On était fondé à croire qu'il y avait eu en cette occasion quelques communications écrites. Cette dernière circonstance frappa vivement Napoléon, mit son imagination en travail, et sur-le-champ il expédia l'ordre à M. Fouché de livrer tous les papiers existants dans ses mains, lui faisant entrevoir les plus graves conséquences s'il mettait la moindre réserve dans la production des pièces demandées.
L'envoyé dont il s'agit avait rapporté de Londres des papiers peu nombreux et peu importants; M. Fouché les avait brûlés parce qu'ils n'offraient aucun intérêt, et que d'ailleurs la prudence conseillait de détruire les traces les plus insignifiantes d'une initiative aussi téméraire. M. Fouché, qu'on était allé chercher brusquement à son château de Ferrières, ayant déclaré qu'il avait eu peu de chose à brûler, et qu'en tout cas il avait tout brûlé, Napoléon s'abandonna aux plus violents emportements de colère, car il craignait qu'il n'y eût de redoutables mystères dans la dissimulation obstinée de M. Fouché. Il lui retira le gouvernement de Rome, et l'exila dans sa sénatorerie, qui était celle d'Aix en Provence[12].
Du reste, il était facile d'éclaircir les doutes alarmants qu'on avait conçus. L'agent cause de tant d'inquiétudes se trouvait à Paris. On le fit venir: il répondit simplement, franchement sur tous les points, déclara avoir vu le marquis de Wellesley, et livra même la seule pièce qu'il en eût reçue. C'était une note de six lignes, répétant ce thème ordinaire des ministres anglais à la tribune, qu'ils étaient disposés à traiter quand on ouvrirait une négociation sincère, sérieuse, comprenant tous les alliés de l'Angleterre, et notamment l'Espagne.
Tout examiné, ce qui subsistait de cette grande affaire, c'était une étrange hardiesse de M. Fouché, mais rien de bien grave quant aux conséquences possibles et probables. Le danger n'était point, après tout, qu'on crût à Londres Napoléon trop accommodant; s'il y en avait un, c'était bien plutôt qu'on le crût trop difficile, et qu'on abusât peut-être des propositions puériles d'agir en commun contre l'Amérique, dans un moment où l'Amérique semblait flotter entre la France et l'Angleterre. Napoléon ne supposait pas alors que ce dernier résultat serait le seul un peu sérieux qu'il eût à redouter d'une intrigue plus ridicule que dangereuse. Éclairé bientôt sur cette bizarre aventure, et appréciant le mal à sa juste valeur, il se calma, sans revenir toutefois sur la disgrâce de M. Fouché, qui demeura privé de toute fonction, et condamné à l'exil dans sa sénatorerie. Craignant néanmoins d'être accusé de sacrifier légèrement ses anciens serviteurs, il fit réunir les pièces de cette affaire, et voulut qu'on les communiquât à quelques-uns des ministres et des grands dignitaires qui avaient été témoins des explosions de sa colère contre le duc d'Otrante. Il faut qu'on voie, dit-il, que lorsque je sévis contre d'anciens serviteurs, ce n'est pas gratuitement et sans motifs.—
Il résulte de la dernière tentative de négociation que la paix est impossible à cause de l'Espagne, et qu'il ne reste qu'à redoubler de vigueur dans la conduite de la guerre. De cette tentative de négociation il ressortait évidemment que sans le sacrifice de l'Espagne, que Napoléon ne voulait pas faire, la paix était impossible, et qu'il ne restait qu'à continuer la guerre avec vigueur, et à resserrer le plus possible le blocus continental. Dès lors la Hollande, dont le concours au blocus était indispensable, méritait un redoublement d'attention.
L'attention de Napoléon reportée sur la Hollande. Si le roi Louis eut été un esprit sensé et maniable, il eût pris son parti de ce qui venait de lui arriver, et puisqu'il s'était résigné, pour sauver l'indépendance de la Hollande, à sacrifier une partie de son territoire, il eût tâché, après s'être résigné lui-même, de faire entrer la résignation dans le cœur de ses sujets. Au fond, les Hollandais les plus sages ne souhaitaient pas autre chose. Ils étaient convaincus que puisqu'on se trouvait sous la main de Napoléon, il fallait songer à le satisfaire, que Napoléon n'était pas, après tout, un ennemi pour eux, qu'il était un allié exigeant, leur imposant des conditions cruelles, mais calculées dans l'intérêt de la cause commune. Malheureusement Louis avait le cœur ulcéré. Conduite imprudente du roi Louis depuis son retour en Hollande. Adouci un moment à Paris par les discours de sa famille, il retrouva, revenu à Amsterdam, tous les sentiments de défiance, d'irritation, qui remplissaient ordinairement son âme, sentiments encore accrus par les sacrifices qu'on lui avait arrachés. Il lui semblait, en rentrant dans sa capitale, lire sur le visage de tous ses sujets le reproche d'avoir abandonné les plus belles provinces du royaume, et pour n'être pas en arrière d'eux, il se hâta de paraître plus irrité qu'eux. Il arriva suivi de la reine, qui laissait voir autant de contrainte que lui, et ne montra à ses sujets attentifs, observant son visage avec une curiosité inquiète, qu'un front chargé d'ennui, ne tint que le langage d'un opprimé qui en pensait encore plus qu'il n'en disait. Ce n'était ni le moyen de plaire à Paris, ni le moyen de produire à Amsterdam la résignation qui seule aurait pu prévenir de plus grands éclats. Par malheur les actes du roi furent encore plus imprudents que son attitude et son langage.
Il commença par écrire les lettres les plus affectueuses aux deux ministres dont à Paris il avait fait si facilement le sacrifice, MM. Mollerus et de Krayenhoff, par donner des titres nobiliaires aux personnages qui venaient de perdre la qualité de maréchaux, dédommagement convenable peut-être, mais contraire à la politique qu'il avait promis de suivre, par destituer le bourgmestre Vander Poll, qui n'avait pas voulu se prêter à l'armement de la ville d'Amsterdam. À ces actes, il en ajouta enfin un beaucoup plus grave. Ayant pris en aversion l'ambassadeur de France, M. de Larochefoucauld, qu'il regardait comme un surveillant incommode placé auprès de lui pour observer sa conduite, il voulut profiter de ce que cet ambassadeur était absent pour recevoir le corps diplomatique, et ne se trouver en présence que de M. Sérurier, simple chargé d'affaires. M. Sérurier était un homme prudent et réservé, se bornant à exécuter avec ponctualité, mais avec égard, les ordres de sa cour. Il méritait qu'on le traitât au moins avec politesse. Le roi passa devant lui sans lui adresser ni un mot ni un regard, et à ses côtés mêmes combla de prévenances le ministre de Russie. Cette scène avait été très-remarquée; elle produisit dans Amsterdam une extrême anxiété, et dut être rapportée à Paris par l'agent français, qui ne pouvait pas taire à son gouvernement des faits devenus l'objet de l'attention générale.
Difficultés de tout genre naissant du traité récent fait avec le roi Louis. À ces difficultés, naissant du caractère personnel du roi, se joignirent bientôt celles qui naissaient des choses elles-mêmes. Le dernier traité imposait aux Hollandais les plus durs sacrifices. D'abord, il fallait livrer les cargaisons américaines introduites en Hollande sous le pavillon des États-Unis, et saisies à la demande du gouvernement français. Or, la plupart étaient, ou la propriété de maisons hollandaises qui faisaient pour leur compte le commerce interlope, ou la propriété de maisons anglaises associées à des négociants hollandais. Résistance à la saisie des cargaisons américaines par les maisons hollandaises que cette question intéresse. Toutes ces maisons résistaient, alléguant, les unes que ces cargaisons se composaient de marchandises hollandaises venues sous pavillon américain des colonies de la Hollande; les autres qu'elles ne comprenaient que des marchandises vraiment tirées d'Amérique par l'intermédiaire des Américains. En place de ces cargaisons, le roi essaya de livrer des prises faites par nos corsaires et leur appartenant. Or, la livraison des cargaisons américaines était l'un des articles du traité auxquels Napoléon tenait le plus, soit pour attaquer la source principale de la contrebande, soit pour enrichir son trésor extraordinaire aux dépens des fraudeurs. On échangea donc sur ce sujet les communications les plus vives et les plus aigres.
Difficulté de l'établissement des douanes françaises dans tous les ports de la Hollande. L'établissement des douanes françaises le long des côtes de la Hollande n'était pas moins difficile. Il était venu de Boulogne, Dunkerque, Anvers, Clèves, Cologne, Mayence, des légions de douaniers français, ne parlant pas le hollandais, habitués à une rigueur de surveillance extrême, et apportant dans l'exercice de leurs fonctions une sorte de point d'honneur militaire qui les rendait brusques et peu corruptibles. C'est pour les gouvernements qui ont leurs frontières à défendre la meilleure espèce de douaniers, mais la pire pour les commerçants. Il fallait que les Hollandais souffrissent sur leurs côtes et dans leurs ports la présence de ces agents étrangers, et subissent leur visite minutieuse, qui était insupportable pour un peuple presque exclusivement navigateur, et habitué de tout temps à une grande liberté de commerce. Et encore s'il n'avait fallu les supporter qu'à la frontière extérieure, la gêne quoique grande eût été moins pénible. Mais la configuration de la Hollande rendait leur présence nécessaire au cœur même du pays. La Hollande, en effet, est non-seulement traversée dans tous les sens par une multitude de rivières et de canaux, mais elle est pénétrée en quelque sorte par une vaste mer qu'on appelle le Zuyderzée, et qui met en rapport toutes les parties du pays entre elles, au moyen d'une navigation intérieure des plus actives et des plus commodes. Si cette mer, dans laquelle on entre par les passes du Helder et par quelques autres plus élevées au nord, n'avait offert qu'une issue, on aurait pu, en gardant cette issue, laisser au dedans une liberté entière de communications fluviales et maritimes. Mais comme il n'en était pas ainsi, on avait été forcé de hérisser de douanes l'intérieur du Zuyderzée, et la Frise, l'Over-Yssel, la Gueldre, ne pouvaient porter leurs denrées à la Nort-Hollande, pour en rapporter les produits exotiques, qu'à travers une surveillance intolérable. Faire décharger par exemple jusqu'à des bateaux de tourbe, pour s'assurer qu'ils ne cachaient point de contrebande, était ou inexécutable ou révoltant. Ajoutez que pour donner aux mesures employées la force d'une sanction pénale, il avait fallu former des commissions composées de douaniers et de militaires français, qui devaient juger sommairement et sur place les délits et les délinquants. À cet empiétement sur sa souveraineté, Louis n'y avait pas tenu, et avait ordonné l'élargissement de tous les individus arrêtés pour cause de contrebande.
Résistance à l'occupation militaire. Indépendamment de ces difficultés, l'occupation militaire en présentait une plus grave que toutes les autres, et qui croissait à mesure que les postes français s'approchaient d'Amsterdam. Le maréchal Oudinot, commandant des forces combinées qui devaient garder les avenues de la Hollande, avait son quartier général à Utrecht. Il avait placé des postes d'Utrecht aux bouches de la Meuse, et, en remontant les côtes de la Nort-Hollande, des bouches de la Meuse jusqu'à la hauteur de la Haye. Mais il fallait remonter encore plus haut si on voulait fermer aux pavillons contrebandiers le Zuyderzée et l'entrée d'Amsterdam. Or, c'est ce que le roi Louis, inspiré ou par lui-même, ou par les partisans secrets d'une révolte, ne voulait pas souffrir. Que les troupes françaises fussent à Utrecht, même à la Haye, il s'y résignait, parce qu'une défense désespérée était à la rigueur possible, en inondant le reste du pays, et en appelant les flottes anglaises. Il serait resté en effet cette péninsule si riche de la Nort-Hollande, toute dominée par les eaux, s'élevant depuis les écluses de Katwyck jusqu'au Texel, entre l'Océan du Nord d'un côté, la mer de Harlem et le Zuyderzée de l'autre, couverte de pâturages verdoyants, de jardins fleuris, de villes opulentes, telles que Leyde, Harlem, Amsterdam. En coupant cette vaste langue de terre à Leyde, en couvrant d'eaux ses abords, on s'y serait rendu invincible, et on aurait pu longtemps disputer à Napoléon l'indépendance batave, comme on l'avait deux siècles auparavant disputée à Louis XIV. Mais il fallait pour que la chose fût possible ne pas laisser monter les troupes françaises au-dessus de Leyde.
Il y avait pour le roi Louis une autre raison d'en agir ainsi, c'était de ne pas subir au milieu de la capitale du royaume la présence de soldats étrangers, et de n'avoir pas l'apparence d'un roi préfet. Aussi ne cessa-t-il d'insister auprès du maréchal Oudinot pour que les troupes françaises ne s'élevassent pas plus haut que Leyde, alléguant pour s'y opposer que son honneur, sa dignité ne lui permettaient pas de supporter dans sa résidence royale des troupes qui, bien qu'amies, étaient pourtant étrangères. Enfin, une avant-garde s'étant présentée devant Harlem, l'entrée de cette ville fut fermée aux Français, et l'aigle impériale fut obligée de rétrograder.
Inexécution de l'engagement pris relativement à l'armement de la flotte du Texel. À tous ces faits plus ou moins contraires au traité, se joignait l'inexécution patente d'un article auquel Napoléon tenait infiniment, c'était l'armement de la flotte du Texel. On avait réuni quelques bâtiments sous l'amiral de Winter, mais ils comptaient à peine 200 hommes d'équipage au lieu de 7 à 800, et cette condition, la plus facile à remplir, la plus propre à calmer Napoléon, la plus utile quelque parti que l'on prît, même celui de la résistance, cette condition, faute de moyens financiers, n'était pas exécutée. Tous ceux qui revenaient du Texel rapportaient que les armements annoncés y étaient dérisoires.
Ces nombreuses contestations étaient naturellement connues du public, envenimées par ceux qui voulaient qu'on se jetât dans les bras des Anglais, déplorées par les esprits sages qui en prévoyaient les conséquences prochaines, et considérées par les masses souffrantes comme autant de preuves de la tyrannie insupportable qu'on prétendait exercer sur elles. Animé comme le dernier des ouvriers qui se réunissaient tous les jours sur les quais vides et déserts d'Amsterdam, Louis, au lieu de calmer les esprits, les excitait au contraire par son attitude et son langage, disait tout haut qu'il ne souffrirait pas l'occupation militaire de la capitale, et prenait ainsi des engagements d'amour-propre sur lesquels il lui serait bien difficile de revenir. Il désespérait même les Hollandais sages, qui craignaient de voir leur patrie disparaître au milieu de ce conflit.
Un outrage fait à la livrée de l'ambassade française amène la crise depuis longtemps prévue. Les choses en étaient arrivées à ce point que la moindre circonstance pouvait amener une explosion. Un jour de dimanche, en effet, l'un des domestiques de l'ambassade de France se trouvant sur une place publique en livrée, fut reconnu, maltraité en paroles, puis battu, et ne put être arraché qu'avec peine aux mains de la populace ameutée.
Ordre d'entrer à Amsterdam. En tout autre temps un tel incident eût été de peu d'importance; mais dans le moment il devait inévitablement amener une crise. Bien que les faits que nous venons d'exposer eussent été rapportés sans aucune exagération par le maréchal Oudinot et par M. Sérurier, Napoléon en les apprenant ne se contint plus. Son chargé d'affaires presque offensé, ses aigles repoussées de Harlem, la livrée de son ambassadeur outragée, lui semblaient des affronts qu'il ne pouvait plus tolérer, surtout les conditions essentielles du traité étant mal exécutées, ou ne l'étant point du tout. Il fit donner ses passe-ports à M. Verhuel qui était ambassadeur de Hollande à Paris, et quoiqu'il l'aimât beaucoup, il le fit inviter à user de ces passe-ports sans délai. Il défendit à M. de Larochefoucauld de retourner à son poste, et à M. Sérurier de reparaître à la cour du roi Louis. Il demanda qu'on lui livrât sur-le-champ les coupables de l'offense faite à la livrée de l'ambassadeur; il voulut que le bourgmestre d'Amsterdam fût immédiatement réinstallé dans sa charge, qu'on ouvrît aux troupes françaises les portes non-seulement de Harlem, mais d'Amsterdam, que le maréchal Oudinot entrât dans ces villes tambour battant, enseignes déployées, que les cargaisons américaines fussent livrées sans exception, que les douaniers français fussent reçus partout, et qu'on s'expliquât sur l'armement de la flotte promis pour le 1er juillet. Il annonça enfin que si une seule des conditions du traité restait inexécutée, il allait terminer ce qu'il appelait une comédie ridicule, et prendre possession de la Hollande, comme il l'avait fait de la Toscane et des États romains. À la menace il ajouta des actes. Les troupes de la division Molitor qui étaient à Embden, reçurent ordre d'entrer en Hollande par le nord, celles qui étaient dans le Brabant d'y entrer par le sud; les unes et les autres durent aller renforcer le maréchal Oudinot.
Ces foudroyantes nouvelles, si faciles à prévoir, arrivèrent coup sur coup à Amsterdam, et y furent interprétées de la manière la plus alarmante par l'amiral Verhuel, qui avait quitté Paris sur l'injonction qu'il avait reçue, et qui connaissait parfaitement les intentions de Napoléon. Il fit sentir à tous les hommes placés à la tête des affaires qu'il n'y avait plus à balancer, et qu'il fallait prendre ou le parti de la résistance, qui serait probablement désastreux, ou celui de la soumission absolue, qui pouvait seul mettre fin au péril. Grande consultation entre les principaux personnages hollandais provoquée par le roi Louis. Le roi Louis eut recours à une grande consultation; il y appela non-seulement ses ministres présents, mais ses ministres passés, et en outre les principaux personnages de l'armée et de la marine. L'avis de se soumettre prévaut généralement. Excepté quelques insensés dépourvus de toute raison, ou quelques intéressés voués à l'Angleterre par les plus tristes motifs, tous les hommes amis de leur pays se prononcèrent dans le même sens. Tout en détestant le joug de Napoléon, ils jugèrent que celui de l'Angleterre, pour lequel ils seraient forcés d'opter inévitablement, serait bien plus redoutable encore. Outre qu'il faudrait sur les mers se sacrifier pour la cause de l'Angleterre qui n'était pas celle de la Hollande, on ne pourrait disputer à Napoléon que la moindre partie du territoire; la plus grande lui serait forcément abandonnée après d'affreux ravages; la plus petite ne serait sauvée de ses mains qu'en la noyant, et en livrant aux Anglais les chantiers, les arsenaux et les flottes. Il n'y avait pas un homme ayant conservé quelque sens et quelque patriotisme qui pût se prononcer pour une telle résolution, à l'exception de deux ou trois fanatiques égarés par une haine aveugle. Les hommes sages, en presque totalité, laissèrent voir par leur visage et par leurs discours qu'ils regardaient la résistance comme à la fois impossible et coupable, de manière que le roi Louis se trouva bientôt abandonné par ceux mêmes auxquels il avait cru se dévouer. D'ailleurs si le peuple qui nous attribuait sa misère, si quelques grandes familles liées d'intérêt et de sentiment à l'Angleterre, avaient contribué à former une opinion publique toute contraire aux Français, la bourgeoisie, jadis portée vers eux par ses inclinations politiques, s'en étant détachée depuis par ses souffrances commerciales, commençait à s'apercevoir du danger qui menaçait la Hollande, voyait bien qu'il faudrait, si l'on continuait, la jeter ruinée et ravagée aux pieds de l'aristocratie anglaise, et se prononçait à son tour contre les imprudences du gouvernement. Le roi Louis, engagé par ses déclarations publiques à ne pas souffrir les Français à Amsterdam, et en même temps délaissé par les sujets mêmes dont il avait trop chaudement épousé les passions, ne savait à quel parti s'arrêter, et sentait son esprit se troubler et s'égarer.
Louis se voyant abandonné par les Hollandais eux-mêmes, offre à M. Sérurier de faire tout ce qu'on exigera de lui, moyennant que les troupes françaises n'entreront point dans Amsterdam. Dans cette cruelle situation il eut encore la pensée, comme il l'avait quelquefois, mais toujours passagèrement, de se soumettre aux volontés de son frère, et de renoncer à une lutte évidemment impossible. Il manda auprès de lui le chargé d'affaires de France, M. Sérurier, qu'il avait si mal reçu quelques jours auparavant, lui fit cette fois le meilleur accueil, réclama ses conseils en promettant de les suivre très-exactement, offrit de déférer aux tribunaux les gens qui avaient insulté la livrée de l'ambassadeur, de réinstaller le bourgmestre d'Amsterdam, peu empressé du reste de reprendre ses fonctions, de livrer les cargaisons américaines, de subir les douaniers français, de hâter l'armement de la flotte, tout cela pourtant à une condition, c'est qu'on ne l'obligerait pas à recevoir les Français dans sa capitale. C'était pour lui, disait-il, une humiliation à laquelle il ne pouvait se résigner. Ce malheureux prince avait tant répété qu'il ne souffrirait pas qu'on mît des troupes étrangères dans sa résidence, qu'il ne croyait plus pouvoir revenir sur cet engagement sans se couvrir de honte. Il faut ajouter que, dans sa profonde et incurable défiance, il était persuadé que Napoléon avait résolu de le déposer, et qu'une fois les Français admis dans Amsterdam, il serait prochainement détrôné sans avoir au moins le triste honneur d'abdiquer. Il insista donc pour obtenir un délai à l'entrée des troupes françaises.
Mais les ordres de Napoléon étaient si positifs, que ni le maréchal Oudinot ni M. Sérurier n'osèrent différer une mesure qu'il avait impérieusement prescrite. M. Sérurier conjura le roi de ne point s'alarmer de la présence des soldats français qui étaient ses compatriotes, qui l'avaient élevé au trône, qui respecteraient toujours en lui le frère de leur empereur, qui de plus avaient l'ordre de se comporter comme il convenait envers une royauté amie, alliée et proche parente. Mais il ne pouvait modifier les instructions militaires que le maréchal avait reçues, et il fut obligé de laisser approcher les troupes françaises, en se dépêchant de mander à Paris ce qui se passait à Amsterdam.
Juillet 1810. L'entrée des troupes françaises dans Amsterdam n'ayant pu être prévenue, le roi Louis abdique en faveur de son fils. Placé entre les Hollandais qui ne voulaient pas d'une résistance ruineuse pour leur pays, et les soldats français qui s'avançaient toujours vers Amsterdam, ne voyant plus pour sauver sa dignité d'autre ressource que de renoncer au trône, le roi résolut d'en descendre volontairement, seule manière de le quitter qui lui parût n'être pas déshonorante. Il assembla ses ministres, leur annonça en grand secret sa détermination, leur dit qu'il allait abdiquer en faveur de son fils et confier la régence à la reine; qu'une femme, une mère, chère à Napoléon, résignée à faire tout ce qu'il exigerait, le désarmerait par sa faiblesse même, et pourrait céder à toutes ses volontés sans être déshonorée. Ses ministres écoutèrent en silence ses déclarations, lui exprimèrent quelques regrets de se voir privés d'un roi si dévoué à la Hollande, mais n'insistèrent pas, comprenant bien qu'au point où en étaient arrivées les choses la royauté d'un enfant, sous la tutelle d'une femme, était la dernière forme sous laquelle on pût essayer de prolonger encore l'indépendance de la Hollande. Sur les vives instances du roi, on promit de garder le secret le plus absolu, afin qu'il eût le temps d'abdiquer, et de se retirer en liberté où il le désirerait. Cette précaution, inspirée par l'ordinaire défiance de Louis, était superflue, car ni M. Sérurier, ni le maréchal Oudinot, ne pouvant l'empêcher d'abdiquer, n'auraient songé à mettre la main sur sa personne.
Circonstances de l'abdication. Quarante-huit heures seulement furent consacrées aux préparatifs de cette abdication. Le chargé d'affaires de France, le général en chef ne surent rien. Il fut convenu que le roi partirait sans suite, et sous un déguisement qui ne permettrait pas de le reconnaître; que l'acte d'abdication serait porté immédiatement au Corps législatif, que les ministres formés en conseil de régence gouverneraient au nom du jeune roi jusqu'au retour de la reine, qui n'était restée que peu de jours en Hollande, et qu'on appellerait cette princesse à Amsterdam, pour la charger de la régence et de l'éducation de l'héritier du trône. Tous les actes furent signés dans la nuit du 2 au 3 juillet 1810, et aussitôt après les avoir signés, Louis, montant en voiture, se mit en route, sans que ses ministres, qui savaient tout, connussent la retraite dans laquelle il avait le projet de se renfermer. Le 3 juillet au matin la ville d'Amsterdam, surprise et inquiète, l'ambassade française et l'armée française profondément étonnées, apprirent en même temps cette résolution extrême du frère de Napoléon.
Reconnaissance du titre du jeune roi. Les ministres allèrent complimenter le jeune enfant devenu roi, et confié momentanément aux soins d'une gouvernante respectable. Ils se rendirent ensuite au Corps législatif pour lui faire part de l'événement qui s'était accompli. Dans le courant de l'après-midi, l'armée française, arrivée déjà aux portes d'Amsterdam, fut reçue par l'ancien bourgmestre Vander Poll, qui avait été réintégré, et par les autorités militaires hollandaises. L'accueil fut presque amical. Le bas peuple ne fit aucune tentative de résistance. La masse des habitants, regrettant le prince qui s'était dévoué sans beaucoup de prudence à ses intérêts, pensa qu'il fallait maintenant mettre tout son espoir en Napoléon, et chercher dans la réunion au plus vaste empire de l'univers le dédommagement de l'indépendance qu'on venait de perdre et des souffrances qui allaient résulter du système continental rigoureusement appliqué. On attendit donc avec une sorte de calme, et avec une curiosité fort intéressée, les résolutions qui seraient arrêtées à Paris.
M. Sérurier avait expédié sur-le-champ un employé de la légation française pour porter à Napoléon la nouvelle de l'étrange abdication de Louis. Au moment même où l'abdication avait lieu à Amsterdam, la réunion de la Hollande à l'Empire était résolue à Paris. Mais le jour même où cet employé arrivait à Paris, c'est-à-dire le 6 juillet, on avait déjà présenté à Napoléon, d'après ses ordres, un rapport destiné à motiver la réunion de la Hollande à l'Empire[13]. Son parti était donc pris même avant l'abdication de son frère. Cependant, tout décidé qu'il était, Napoléon sentit, au moment de passer du simple projet à l'exécution, la gravité de l'acte qu'il était sur le point de commettre. En effet, le lendemain du traité de Vienne et du mariage avec Marie-Louise, il avait dirigé toutes ses pensées vers la paix, et avait distribué ses forces de manière à évacuer l'Allemagne et à rassurer les puissances continentales: quelle manière de rendre la sécurité à l'Europe alarmée que de se saisir en trois mois, d'abord du Brabant et de la Zélande, puis de toute la Hollande, d'adjoindre ainsi deux millions d'âmes à l'Empire, de porter ses frontières de l'Escaut au Wahal, du Wahal à l'Ems! Cet esprit incessant de conquête, tant reproché à la France, n'allait-il pas de nouveau éclater de la manière la plus alarmante? Et l'Angleterre, qui tenait en ses mains la dernière, la plus désirable paix, celle des mers, n'allait-elle pas devenir plus irréconciliable que jamais, lorsqu'il faudrait lui faire supporter, outre l'annexion d'Anvers et de Flessingue à la France, celle d'Helwoet-Sluys, de Rotterdam, d'Amsterdam et du Helder? Napoléon sentait bien ces difficultés, mais, tressaillant de plaisir à l'idée d'adjoindre de pareils territoires, de pareils golfes, de pareils ports à la France, de fermer surtout au commerce britannique d'aussi larges issues, se regardant d'ailleurs comme absous d'une telle usurpation par la situation forcée dans laquelle le plaçait l'abdication de son frère, il passa outre, et prononça la réunion à l'Empire. Décret qui ordonne la réunion de la Hollande à l'Empire. Averti le 6 au soir, il ne prit que deux jours pour régler les conditions de cette réunion, et la décréta le 9 juillet 1810.
Motifs donnés à la Hollande et à l'Europe pour expliquer cette réunion. Le motif donné au public français et européen, c'est que la Hollande se trouvant sans roi, la nécessité de la soustraire aux Anglais obligeait Napoléon à la faire passer sous la vigilante et vigoureuse administration de l'Empire; que réunie la Hollande procurerait à la cause commune des forces navales importantes, et une vaste prolongation de côtes rigoureusement interdites au commerce britannique. Le motif donné aux Hollandais en particulier, c'est que placés actuellement entre la mer fermée par les Anglais, et le continent fermé par les Français, ils auraient été bientôt exposés à mourir de misère, et condamnés en tout cas à l'impuissance sous le poids d'une dette énorme; que réunis au contraire au plus grand empire du monde ils auraient au moins le continent ouvert pendant la guerre, et pendant la paix la mer et la terre ouvertes à la fois; que leur commerce serait plus étendu qu'il ne l'avait été à l'époque de leur plus brillante prospérité; que leur marine, maintenant anéantie, adjointe désormais à celle de la France, verrait renaître les jours glorieux où dirigée par Tromp et Ruyter elle disputait la domination des mers à la Grande-Bretagne; que ses citoyens, devenus égaux à ceux de la France, assis à titre égal dans ses conseils, retrouveraient dans une nouvelle et puissante patrie le dédommagement de la patrie perdue.
D'après ces motifs, qui étaient spécieux, et que le temps aurait rendus vrais en partie, si cet état de choses avait duré, Napoléon décréta, avec une audace de langage surprenante, que la Hollande était réunie à la France. Il décida en outre qu'Amsterdam serait la troisième ville de l'Empire. Rome venait quatre mois auparavant d'être déclarée la seconde. Il établit qu'à l'avenir la Hollande aurait six membres au Sénat de l'Empire, six députés au Conseil d'État, vingt-cinq au Corps législatif, deux conseillers à la cour de cassation. C'était un puissant appât offert à toutes les ambitions. Il confirma les officiers de terre et de mer dans leur grade, adjoignit la garde royale hollandaise à la garde impériale française, et ordonna que les régiments de ligne hollandais prendraient rang dans l'armée française à la suite des régiments de ligne déjà existants, et par ordre de numéros. Rien ne pouvait plus flatter l'armée hollandaise qu'une telle affiliation!
Partage de la Hollande en départements. Le territoire fut partagé en neuf départements, deux pour la partie déjà réunie, sous le titre de départements des Bouches-de-l'Escaut et des Bouches-du-Rhin, et sept pour la Hollande elle-même, sous le titre de départements du Zuyderzée, des Bouches-de-la-Meuse, de l'Yssel-Supérieur, des Bouches-de-l'Yssel, de la Frise, de l'Ems occidental et de l'Ems oriental. Les taxes actuellement perçues furent maintenues jusqu'au 1er janvier 1811. À cette époque, les impôts français, beaucoup moins onéreux que les impôts hollandais, devaient être établis dans le territoire des neuf nouveaux départements.
Les finances étaient, avec le commerce, ce qui souffrait le plus de l'isolement dans lequel avait vécu la Hollande. Il fallait évidemment prendre un parti à l'égard de la dette. Dans un budget de 155 millions environ de dépenses, et de 110 millions de revenus, la dette seule, comme nous l'avons dit, était inscrite pour une somme de 80 millions. Il y avait impossibilité de continuer un tel état de choses, et ce qui le prouvait, c'est qu'en fait les intérêts de la dette n'avaient pu être payés ni en 1809, ni en 1808. Les divers services publics ne s'exécutaient qu'au moyen de lettres de change du trésor, qui s'escomptaient avec une perte considérable, et qui étaient une anticipation sur les revenus. C'est ainsi qu'on avait été amené à laisser tomber la marine hollandaise, et que trois mille matelots, pour vivre, s'étaient décidés à émigrer en Angleterre.
Réduction de la dette hollandaise. Napoléon, pensant que ce premier moment de perturbation était le plus convenable pour une opération douloureuse, et assimilant la situation de la Hollande à celle de la France après la révolution, prononça par l'acte même de la réunion la réduction de la dette publique au tiers. Mais il ordonna l'acquittement immédiat de l'arriéré des années 1809 et 1808, mesure qui pour beaucoup de petits rentiers très-souffrants était un précieux soulagement, et les dédommageait un peu d'une réduction de titre déjà fort prévue. Napoléon espérait qu'en rayant du grand livre hollandais les créances appartenant à divers princes étrangers, ennemis de la France, tels que les princes de Hesse et d'Orange, une somme de 20 millions assurerait le service annuel de la dette après sa réduction au tiers; que par la suppression de beaucoup de services désormais inutiles, comme ceux des affaires étrangères, de la liste civile, etc., une somme de 14 millions suffirait pour les diverses administrations, qu'on pourrait alors consacrer 20 millions à l'armée, 26 à la marine, ce qui composerait un total de 80 millions de dépenses, et serait pour la Hollande accablée d'impôts un important dégrèvement. La marine avait toujours été pour les Hollandais un objet de prédilection. Napoléon, en se ménageant les moyens de la rétablir, et en ordonnant sur-le-champ des travaux dans les chantiers, se flattait de réveiller dans les ports une activité qui réjouirait les esprits, et leur ferait concevoir un heureux augure de la réunion.
Août 1810. Mesures temporaires pour l'établissement en Hollande des douanes françaises. Restait à s'occuper du commerce hollandais. L'abolition de la ligne de douanes entre la Hollande et la France devait être pour ce commerce un grand bienfait. Néanmoins il était impossible de la prononcer avant que les douanes françaises eussent pris possession du littoral si découpé, si accidenté de la Hollande. Napoléon décida que la ligne des douanes subsisterait jusqu'au 1er janvier 1811, époque fixée pour la fusion complète des intérêts des deux pays. Il y avait toutefois une satisfaction immédiate à donner au commerce hollandais, qui devait en même temps plaire beaucoup aux consommateurs français, c'était de laisser écouler dans l'intérieur de l'Empire la quantité considérable de sucres, cafés, cotons, indigos, qui s'était successivement amassée à Amsterdam et à Rotterdam. La dispersion de ces immenses accumulations, en procurant un important avantage au commerce hollandais, devait rendre à l'avenir la surveillance plus aisée. Cependant en Hollande, à cause de la facilité des introductions, le prix des denrées coloniales ne s'élevait pas au quart de ce qu'il était en France. Autoriser l'introduction de ces denrées sans rien payer, c'eût été procurer aux négociants hollandais un bénéfice exorbitant, sur lequel ils n'avaient jamais dû compter, et causer un grave dommage aux négociants français, qui avaient fait leurs approvisionnements à des prix fort supérieurs. Napoléon y pourvut en permettant la libre introduction des denrées coloniales de Hollande en France moyennant un droit de 50 pour cent, qui laissait encore des bénéfices inespérés aux Hollandais, rendait l'inégalité de prix moins dangereuse pour les commerçants français, et devait assurer au trésor une abondante recette. À cette mesure, il ajouta diverses dispositions pour l'établissement des douanes sur les côtes, depuis Flessingue jusqu'au Texel, ordonna la saisie tant de fois demandée des cargaisons américaines séquestrées, ainsi que leur translation à Anvers, promit enfin d'accorder aux Hollandais, par de larges licences, un commerce aussi étendu que pouvait le comporter l'état du monde.
L'architrésorier Lebrun chargé d'aller tenir une cour à Amsterdam, sous le titre de gouverneur général. Telles furent les mesures générales qui accompagnèrent le décret du 9 juillet. Il y en eut quelques autres encore destinées à diminuer pour les Hollandais les désagréments inévitables de la réunion. Afin qu'Amsterdam ne fût pas immédiatement privée d'une cour, Napoléon voulut que dans cette ville, comme à Turin, à Florence, à Rome, résidât un personnage considérable, chargé de déployer une grande représentation, et d'exercer l'autorité impériale avec une sorte d'éclat. N'ayant aucun prince de sa famille sous la main, aucun d'eux d'ailleurs ne pouvant remplacer décemment le roi Louis, et suffire aux détails financiers et administratifs de la réunion, Napoléon choisit pour l'envoyer à Amsterdam l'architrésorier Lebrun, esprit doux, conciliant, très-expert en matière de finances, sachant quelquefois insinuer la vérité à son maître sous la forme d'une plaisanterie aimable et fine. Napoléon ne pouvait pas faire choix d'un représentant mieux adapté au caractère hollandais. L'architrésorier répugnait fort à se charger de cette difficile mission; mais Napoléon sans tenir compte de ses répugnances l'expédia sur-le-champ, en lui attribuant des émoluments considérables et des pouvoirs très-étendus. Il lui adjoignit M. Daru pour prendre possession des propriétés du domaine, des arsenaux et des magasins, M. d'Hauterive pour se saisir des archives des affaires étrangères, M. de Las Cases pour recueillir les cartes et plans dont il avait besoin afin d'arrêter ses projets maritimes, et l'habile ingénieur M. de Ponthon pour inspecter les rades, golfes et ports, depuis Flessingue jusqu'à Embden. Il espérait en quinze jours avoir reçu tous les rapports demandés, et pouvoir donner les ordres nécessaires, tant pour l'établissement rigoureux du blocus continental que pour la défense du nouveau territoire acquis à l'Empire, et pour le rétablissement de la marine hollandaise. Envoi du général Lauriston pour aller chercher le prince royal. Enfin il fit partir tout de suite le général Lauriston, son aide de camp, afin de s'emparer du prince royal et de l'amener à Paris. Il n'imaginait pas qu'on osât lui résister en opposant un fantôme de royauté hollandaise à son décret de réunion. En tout cas il allait y pourvoir en se saisissant du prince, et en le rendant à sa mère, qui était chargée de le garder et de l'élever. Ce jeune prince devait porter le titre de grand-duc de Berg en dédommagement de la couronne de Hollande qui venait de lui être ravie.
Le général Lauriston, parti en hâte pour Amsterdam, y arriva le 13 juillet, trouva tout le monde attentif, curieux, et résigné d'avance à une réunion trop prévue pour causer une grande émotion. On lui remit le prince royal, qui avait été gardé avec respect, mais avec la conviction qu'il ne régnerait point. L'architrésorier Lebrun arriva le lendemain, 14 juillet, et fut accueilli avec beaucoup de convenance. On avait convoqué la garde royale, la garde nationale, et les autorités civiles pour le recevoir aux portes de la ville. La garde royale, satisfaite de devenir garde impériale, poussa quelques cris de Vive l'Empereur! La foule demeura paisible. Les fonctionnaires aspirant à conserver leurs emplois, saluèrent le nouveau maître comme ils font en tout temps et en tout pays. Le lendemain ils prêtèrent serment, et ce fut l'un des nouveaux ministres hollandais qui rappela au prince Lebrun, toujours un peu distrait, qu'il avait oublié d'ordonner des prières dans les églises pour l'Empereur. Le spirituel architrésorier l'avoua lui-même à Napoléon, en lui faisant remarquer avec malice qu'il n'était pas en Hollande le plus empressé de ses sujets.
Effet produit en Hollande par le décret de réunion. Les Hollandais sont calmes, solides, réservés, et à une droiture véritable mêlent beaucoup de finesse et de calcul. En général, ils ne voulaient pas se brouiller avec le maître inévitable que la destinée venait de donner à la Hollande comme à beaucoup d'autres pays, et en outre ils sentaient que la réunion pouvait avoir ses avantages. L'existence isolée, agitée, qu'ils avaient eue sous le roi Louis, plus Hollandais que les Hollandais eux-mêmes, n'était plus possible. Placés entre les Anglais et les Français, condamnés à être tyrannisés par les uns ou par les autres, ils se résignaient à appartenir aux Français, par l'espérance de devenir au retour de la paix les commissionnaires du plus vaste empire du monde. C'est là surtout ce que se disaient les hommes sensés. Leur cœur souffrait, mais leur raison n'était pas révoltée. Les porteurs de rentes étaient, il est vrai, affligés de la perte des deux tiers de leur revenu; mais en général on s'intéresse peu à ces petits capitalistes, point assez riches pour attirer les regards, point assez peuple pour intéresser la multitude. Le gros commerce plus influent était satisfait de l'écoulement accordé aux denrées coloniales. Le peuple d'Amsterdam et de Rotterdam, habitué à dominer, à se faire craindre, avait été favorablement disposé par l'ouverture immédiate des chantiers. L'amiral de Winter, voulant épargner à son pays de nouvelles fautes, et fort aimé des gens de mer, s'était attaché à leur inspirer confiance dans les intentions de Napoléon, et à leur promettre la prochaine restauration de la marine hollandaise. Toutes les classes trouvaient donc dans ce qui s'était passé certains motifs de consolation. Restait à savoir comment on prendrait plus tard les logements de troupes, la conscription, l'inscription maritime, la clôture prolongée des mers, les incommodités enfin d'une domination étrangère, qui donnait ses ordres de loin, et dans une autre langue que la langue nationale!
Travaux de Napoléon pour le rétablissement de la marine hollandaise. À peine en possession des premiers rapports envoyés par ses agents, Napoléon arrêta ses projets relativement à la marine. Rotterdam et Amsterdam étaient les deux grands ports de la Hollande, les deux grands centres de population ouvrière: mais c'étaient des ports de construction et non d'armement. Les bâtiments construits à Rotterdam allaient par des canaux intérieurs à Helwoet-Sluys; ceux qui se construisaient à Amsterdam se rendaient par le Zuyderzée au Helder, exactement comme ceux qui sortaient des chantiers d'Anvers descendaient à Flessingue, pour y être armés et y prendre leur position militaire. Napoléon décida qu'il aurait trois flottes vers les embouchures des Pays-Bas, celle de Flessingue construite à Anvers, celle d'Helwoet-Sluys à Rotterdam, celle du Helder à Amsterdam. Il ordonna qu'on mît sur-le-champ des vaisseaux et des frégates en construction, soit à Rotterdam, soit à Amsterdam, qu'on radoubât les bâtiments qui pouvaient encore tenir la mer, et qu'on eût tout de suite 5 vaisseaux sous voile à Helwoet-Sluys, 8 au Helder, avec un nombre proportionné de frégates et de corvettes. L'année suivante les constructions et les mises à la mer devaient être doublées. Napoléon fit lever des matelots, et bien qu'il y en eût un certain nombre d'expatriés en Angleterre, il put espérer, en payant bien, d'en avoir assez pour les armements projetés. Les matières navales ne manquaient pas, et celles qui n'étaient pas en Hollande même se trouvaient en Suisse; elles y consistaient en bois coupés et non expédiés faute d'argent. Les fonds ne pouvaient pas plus manquer que les matières, puisque le droit de 50 pour cent sur les marchandises à introduire et la vente des cargaisons américaines allaient remplir les caisses des départements hollandais. En attendant ces rentrées, Napoléon avait à sa disposition les billets de la caisse d'amortissement qui avaient cours partout, et qui étaient acceptés comme de très-bonnes valeurs. Il en fit prêter pour une somme de 20 millions au trésor de Hollande, et en revanche il abandonna à la caisse d'amortissement un magasin de girofle qui valait 10 millions, plus 10 millions de biens-fonds choisis parmi les meilleurs domaines nationaux des nouveaux départements. Ces vingt millions de bons de la caisse d'amortissement, pris volontiers par les capitalistes hollandais qui en connaissaient le mérite, firent l'office d'argent comptant, et permirent de tout mettre en mouvement dans les ports et les chantiers de la Hollande.
La réunion s'opéra donc avec plus de facilité qu'on ne l'aurait d'abord supposé, et l'action du blocus continental put s'étendre sans obstacle jusqu'aux bouches de l'Ems. Quant au roi Louis, qui s'était pour ainsi dire enfui après avoir abdiqué, on apprit qu'il était arrivé aux bains de Tœplitz. Napoléon fit ordonner à ses agents diplomatiques de le traiter avec les plus grands égards, d'attribuer dans leur langage tout ce qui s'était passé à sa mauvaise santé, et de mettre à sa disposition les fonds dont il aurait besoin. Ainsi pour le moment toutes les difficultés de cette réunion s'aplanissaient, mais que de pas faits en six mois! Napoléon, après la paix, après son mariage, ne songeait qu'à apaiser l'Europe, à calmer les inquiétudes des cabinets, à évacuer l'Allemagne, à rentrer chez lui, à renfermer ses entreprises dans la guerre vigoureuse qu'il voulait diriger contre les Anglais, militairement et commercialement; et déjà, par le désir de fermer ses côtes plus exactement, de mieux tracer sa frontière, d'y comprendre tantôt l'embouchure des fleuves qu'il disait français, tantôt les golfes qui semblaient propres à recevoir ses nombreuses flottes, il s'était laissé entraîner à étendre son territoire de l'Escaut au Wahal, du Wahal à la Meuse, de la Meuse au Helder, du Helder à l'Ems! Où s'arrêter dans cette voie? et que dire aux puissances européennes pour justifier à leurs yeux de si dangereux envahissements!
Insignifiance des explications données aux diverses cours de l'Europe pour justifier la réunion de Hollande à l'Empire. Napoléon, à la vérité, ne s'inquiétait guère des explications qu'il aurait à leur fournir. Avec une mobilité d'esprit qui tenait à la vivacité même de ses sensations, il avait presque oublié son désir récent de rassurer l'Europe, à force de se préoccuper du blocus continental et de la réorganisation de la marine européenne. Aussi c'est à peine s'il daigna présenter quelques considérations insignifiantes aux divers cabinets pour leur expliquer cette vaste addition au territoire de l'Empire. Il fit dire par M. de Caulaincourt à la Russie, avec une sorte de négligence, que la Hollande, par suite de la réunion, n'avait pas réellement changé de maître, car elle appartenait à la France sous le roi Louis tout autant qu'aujourd'hui; qu'au surplus il n'avait pas pu agir autrement, son frère ayant par l'effet de sa mauvaise santé pris le parti d'abdiquer le trône; qu'il n'y avait en Hollande que des lagunes, des ports, des chantiers, étrangers au continent, ne pouvant nuire qu'à l'Angleterre, et n'offrant de points offensifs que contre elle seule; que le blocus continental ne commencerait véritablement qu'à partir de la réunion, que les forces navales des alliés en seraient augmentées, et que la paix générale, objet des vœux de tous, en serait plus promptement obtenue.
Napoléon ne fit pas de discours aussi longs à l'Autriche, et n'adressa presque pas un mot aux autres États. Les cabinets auxquels il daigna parler ne répondirent rien, car il n'y avait plus rien à dire: ils observaient, pensaient, et se taisaient, attendant en silence l'événement imprévu qui leur permettrait de manifester les sentiments intérieurs dont ils avaient le cœur plein. Il faut remarquer toutefois que l'Autriche, fort sensible du côté de Trieste, était indifférente du côté d'Amsterdam, et que la Russie ne trouvait pas que le Helder fût encore assez près de Riga pour prendre fait et cause en faveur de la Hollande.
Retour de M. de Metternich à Vienne, et opinion qu'il emporte en quittant Paris sur la politique et les projets de Napoléon. M. de Metternich quitta Paris à cette époque pour aller définitivement se mettre à la tête du cabinet autrichien. Comme on peut se le rappeler, il était venu en France après le mariage de Marie-Louise, avec une mission secrète de l'empereur François. Sous prétexte de servir de guide à la jeune Impératrice dans les premiers instants de son établissement à Paris, il devait observer Napoléon de près, pour voir si le mariage calmerait le conquérant, ou s'il n'amènerait qu'un ajournement momentané de ses projets sur l'Europe, si en un mot on pouvait compter sur un repos durable ou seulement sur une trêve passagère. M. de Metternich, en se mettant en route, écrivit à son empereur que tout bien examiné c'était à la seconde de ces suppositions qu'il fallait croire.
En attendant les conséquences de sa politique envahissante qu'il aimait à se dissimuler, Napoléon, exclusivement dévoué en ce moment à l'œuvre importante du blocus continental, ne songeait qu'à profiter des territoires nouvellement acquis, pour rendre ce blocus tout à fait efficace. Nouvelle forme donnée au blocus continental. Malgré la surveillance la plus rigoureuse, malgré les peines sévères prononcées contre quiconque exerçait la contrebande, une certaine quantité de denrées coloniales ou de produits manufacturés anglais pénétrait toujours sur le continent. Moyennant 40 ou 50 pour cent payés aux contrebandiers on réussissait encore, quoique moins souvent, à introduire des marchandises prohibées. Mais l'introduction s'opérant à ce prix, la perte pour le négociant anglais restait considérable; l'avilissement des valeurs accumulées dans les entrepôts britanniques devait faire des progrès rapides, et les manufacturiers du continent qui cherchaient à filer, à tisser le coton, à extraire le sucre du raisin ou de la betterave, la soude du sel marin, ou les teintures de diverses combinaisons chimiques, devaient trouver dans une différence de prix, qui était souvent de 50, 60 et même 80 pour cent, un encouragement suffisant pour leurs efforts. Aussi les manufactures du continent, surtout celles de la France, étaient-elles en grande activité. Il est vrai que le consommateur supportait la cherté de leur fabrication; mais il y était résigné comme à une condition de la guerre, et on atteignait par ce moyen un double but, celui de créer l'industrie française, et celui de déprécier les valeurs sur lesquelles reposait le crédit de l'Angleterre.
Pourtant, outre le déplaisir de supporter une prime de 50 ou 60 pour cent au profit des fraudeurs de toutes les nations, il y avait à cet état de choses l'inconvénient grave de faire payer les produits aux consommateurs français plus cher qu'à tous les autres. Ainsi, à mesure que l'on s'éloignait de Paris, le sucre, le café, le coton, l'indigo baissaient de prix. Ces marchandises étaient moins chères à Anvers qu'à Paris, à Amsterdam qu'à Anvers, à Hambourg qu'à Amsterdam. La cause de ce phénomène commercial tenait tout simplement à ce qu'en s'éloignant du centre de l'administration française la vigilance devenait moindre, ou moins efficace. Sans doute l'occupation de la Hollande, la présence du maréchal Davout avec ses troupes sur le littoral de la mer du Nord, allaient diminuer beaucoup cette différence, en rendant la surveillance plus égale; mais on ne pouvait pas se flatter d'arriver à niveler les prix.
Ce double inconvénient de payer une prime énorme aux contrebandiers, et de la payer plus grande en France qu'ailleurs, de manière que les Français souffraient d'avoir une administration plus parfaite, mettait l'esprit de Napoléon à une sorte de torture. Le spectacle de ce qui venait de se passer en Hollande lui suggéra tout à coup une solution propre à le satisfaire. N'ayant pas voulu que les Hollandais fussent privés du bienfait de la réunion, il avait permis que les marchandises coloniales par eux accumulées pénétrassent en France, mais à la condition d'un droit de 50 pour cent, afin de ne pas trop récompenser leur longue insubordination, et de ne pas trop nuire au commerce français, déjà approvisionné à des prix fort élevés des denrées qu'il s'agissait d'introduire. Cette combinaison avait contenté les Hollandais et procuré d'importants bénéfices au trésor.
Napoléon, en parcourant les états de douanes qui révélaient ces faits, fut saisi comme d'un trait de lumière. Il tenait jusqu'à deux conseils de commerce par semaine, et dans ces conseils on l'importunait sans cesse de cette objection, qu'après tout la contrebande forçait ses frontières quoi qu'il fît, et qu'elle percevait sur les marchandises frauduleusement introduites une prime très-forte, et plus forte sur les consommateurs français que sur tous les autres.—Eh bien, dit-il un jour, j'ai trouvé une combinaison au moyen de laquelle je déjouerai les calculs des Anglais et des fraudeurs. Je vais permettre l'introduction des denrées coloniales à un droit très-considérable, celui de 50 pour cent, par exemple; je conserverai ainsi entre les entrepôts de Londres et les marchés du continent l'obstacle qui maintient ces denrées à si bas prix, sur la place de Londres, et à un prix si élevé sur les places de Hambourg, d'Amsterdam et de Paris, obstacle dont une différence de 50 pour cent exprime toute l'importance. Loin de me relâcher de ma surveillance, je la rendrai toujours plus rigoureuse, et je ne permettrai les importations que moyennant l'acquittement de ce droit, de manière que les Anglais, tout en vendant leurs denrées coloniales comme ils parviennent encore à le faire aujourd'hui, ne pourront pas les vendre plus cher, puisque les conditions resteront égales, puisqu'ils seront obligés de supporter les mêmes frais de transport, les mêmes commissions, la même prime d'introduction. L'interdiction des produits coloniaux convertie en une taxe de 50 pour cent de leur valeur. La seule différence qu'il y aura, c'est qu'ils payeront cette prime d'introduction à mes douaniers au lieu de la payer aux contrebandiers; et en perpétuant pour eux l'avilissement de leurs denrées, je conserverai pour mes manufacturiers les hauts prix qui leur servent d'encouragement. Enfin mon trésor percevra tous les profits de la contrebande, et j'obligerai ainsi les Anglais à supporter les frais du rétablissement de ma marine.—
Napoléon se fit apporter des renseignements recueillis dans les diverses places de l'Europe, et, après de nombreuses comparaisons, il reconnut en effet que le droit de 50 pour cent maintiendrait à Londres les prix avilis qui ruinaient les Anglais, sur le continent les prix élevés qui protégeaient les manufactures françaises, et de plus que la cherté qu'il continuerait d'imposer aux consommateurs du continent, à raison de l'état de guerre, serait égale pour ceux de Paris, d'Amsterdam, de Hambourg, de Suisse, en un mot que les filateurs de Mulhouse ne payeraient pas le coton plus cher que ceux de Zurich. Enfin il espérait de ce nouveau tarif des recettes dont ses finances appauvries devaient retirer un profit important. Cette dernière considération le touchait dans le moment autant que toutes les autres.
Résolu de frapper sur toutes les denrées coloniales le droit que nous venons d'indiquer, mais ne voulant pas donner par cette combinaison un démenti à son système de blocus continental, Napoléon maintint dans toute sa rigueur théorique la défense de communiquer avec les Anglais, de recevoir soit leurs produits manufacturés, soit leurs denrées coloniales, et il décida, comme par le passé, que toute marchandise de ces deux espèces rencontrée avec preuve de son origine, serait immédiatement saisie et confisquée. Mais il y avait pour les denrées coloniales d'autres origines qu'alors on appelait origines permises, c'étaient, par exemple, les ventes provenant des prises de nos corsaires ou des corsaires alliés, les cargaisons apportées par des bâtiments à licences, ou par des neutres vraiment neutres. Napoléon décréta que les denrées coloniales provenant de ces diverses sources circuleraient librement avec des certificats d'origine, et en payant 50 pour cent. Toutefois elles n'auraient pas suffi à l'approvisionnement du continent, ni fourni d'abondantes perceptions au trésor, mais il fut entendu qu'on ne serait pas rigoureux sur la recherche des provenances[14], qu'on tiendrait pour valables les certificats d'origine fabriqués à Londres, ou délivrés par des consuls corrompus (et malheureusement il y en avait alors plus d'un de cette espèce); qu'on laisserait introduire et circuler toutes les denrées coloniales moyennant le droit de 50 pour cent, qui serait exigé soit à leur entrée sur le continent, soit à tout passage de frontière. La perception d'un droit si élevé devant être difficile avant la vente des denrées, il fut convenu qu'on pourrait payer ou en argent, ou en lettres de change, ou en nature, c'est-à-dire, en livrant dans ce dernier cas la moitié en poids de la denrée elle-même.
Visites pour constater l'existence des denrées coloniales, et saisie de toutes celles qui n'ont pas payé la taxe. Ce principe une fois posé, toute denrée coloniale devait avoir payé le droit dans quelque endroit qu'on la rencontrât, et si elle ne pouvait pas prouver qu'elle l'avait acquitté, elle était déclarée introduite en fraude et confisquée. En conséquence Napoléon ajouta à son système cette disposition, qu'on exécuterait simultanément dans tous les lieux où il aurait le moyen de se faire obéir, des visites soudaines, pour constater l'existence des denrées coloniales, pour leur faire payer le droit si elles étaient sincèrement déclarées, ou les confisquer si leur existence était dissimulée. De la sorte on espérait les saisir presque partout en même temps, et en prendre pour le trésor de Napoléon, ou pour celui des États alliés, la moitié en cas de déclaration, le tout en cas de dissimulation. On comprend ce que pouvait produire une telle mesure appliquée à presque tout le continent à la fois, et ce qu'elle devait causer de terreur aux nombreux complices du commerce britannique. Ce n'était pas seulement en Hollande que se trouvaient de vastes entrepôts de denrées coloniales provenant des infiltrations du commerce interlope, c'était à Brême, à Hambourg, dans le Holstein, en Poméranie, en Prusse, à Dantzig, dans les grandes villes commerçantes d'Allemagne telles que Leipzig, Francfort, Augsbourg, dans la Suisse devenue une sorte de succursale anglaise, enfin dans toute l'Italie, à Venise, à Gênes, à Livourne, à Naples. Des visites dans ces nombreux réceptacles de la contrebande ne pouvaient manquer de soumettre au droit ou à la confiscation des valeurs considérables.
Pourtant, si Napoléon consentait à laisser introduire les denrées coloniales appartenant à l'Angleterre, telles que sucre, café, cacao, coton, indigo, cochenille, bois de teinture, tabac, cuirs, à des conditions aussi onéreuses pour le commerce britannique qu'avantageuses pour le trésor de France, il voulait faire essuyer autre chose qu'un avilissement de prix aux produits manufacturés qui venaient, non du commerce des Anglais, mais de leurs fabriques. Il voulait, par exemple, faire aux toiles de coton de Manchester, à la quincaillerie de Birmingham, une guerre de destruction, et il décida que les produits manufacturés anglais, faciles à reconnaître, seraient, quel que fût le lieu où on les découvrirait, quel qu'en fût le propriétaire, confisqués et brûlés publiquement.
Le nouveau système de blocus contenu dans le décret du 5 août 1810. Ce système fut établi par un décret du 5 août, et à peine ce décret rendu, Napoléon expédia des courriers pour tous les États de la Confédération du Rhin, pour l'Italie, la Suisse, l'Autriche, le Danemark, la Suède, la Prusse et la Russie elle-même. Courriers envoyés dans toutes les cours pour provoquer l'exécution simultanée du décret du 5 août. Napoléon, par ses pressantes argumentations, imposait ce système aux uns, le préconisait auprès des autres, leur disait à tous qu'en forçant avec l'épée des douaniers les dépôts de marchandises coloniales, on trouverait ou à frapper d'un droit de 50 pour cent, ou à confisquer les immenses quantités de denrées coloniales frauduleusement introduites par les Anglais, à en prendre ainsi pour soi la moitié ou le tout, qu'on aurait de la sorte le triple avantage de s'enrichir aux dépens de l'ennemi, de porter un coup funeste à son commerce, et de rendre à l'avenir la fraude presque impossible par la dispersion de ces vastes amas intérieurs, qui auraient toujours été très-difficiles à surveiller.
Napoléon se hâta de prêcher d'exemple, et fit sur-le-champ procéder aux saisies. Mais ce n'était pas précisément dans l'intérieur de l'Empire qu'elles pouvaient être le plus fructueuses, car les douanes françaises n'avaient pas laissé entrer beaucoup de denrées prohibées. Les dépôts clandestins étaient surtout venus s'établir sur la frontière. Napoléon eut l'audace de déclarer que tout dépôt établi à quatre journées des frontières françaises l'avait été dans l'intention évidente de nuire à la France, constituait dès lors un délit commis contre elle, et qu'il se considérait comme autorisé à le punir en y faisant des visites. Immenses saisies exécutées en France et dans tous les pays placés sous l'influence de Napoléon. En conséquence il ordonna aux généraux qui occupaient le nord de l'Espagne d'exécuter des fouilles dans tous les lieux suspects. Il prescrivit au prince Eugène d'envoyer à l'improviste six mille Italiens dans le canton du Tessin, pour y saisir un dépôt qui versait des denrées dans toute l'Italie. Quant à la partie de la Suisse qui regardait la France, c'est-à-dire à Berne, à Zurich surtout, Napoléon ne voulut pas employer des troupes françaises; il se borna à y dépêcher un directeur de nos douanes chargé de diriger les troupes suisses dans leurs recherches. À Francfort il fit opérer la saisie par les soldats du maréchal Davout qui s'y trouvaient de passage. À Stuttgard, à Baden, à Munich, à Dresde, à Leipzig, on avait consenti à l'adoption du décret du 5 août, et on le mit immédiatement à exécution. À Brême, à Hambourg, à Lubeck, Napoléon, sans tenir compte des autorités de ces villes, découvrit des dépôts immenses et s'en empara. Il agit de même à Stettin, à Custrin, villes prussiennes, à Dantzig, ville polonaise, toutes contenant, comme on doit s'en souvenir, des garnisons françaises. Il fut annoncé à la Prusse, qui du reste avait consenti au décret du 5 août, que les marchandises saisies sur son territoire seraient vendues, et comptées en déduction de sa dette.
Le Danemark, qui, bien que fidèle à la cause des neutres, avait cependant laissé introduire beaucoup de contrebande dans le Holstein, sous le prétexte d'y vendre les prises de ses corsaires, avait adhéré au décret du 5 août. Mais Napoléon, se défiant un peu de l'exécution de ses lois là où il ne commandait pas directement, imagina une combinaison digne de la fiscalité la plus subtile. Outre qu'il était rempli de denrées coloniales, le Holstein, qui bordait le territoire des villes anséatiques, avait une frontière difficile à garder. Napoléon aima mieux vider sur-le-champ cet amas de contrebande, en lui donnant pour deux mois la faculté d'écouler en Allemagne tout ce qu'il contenait, à la condition de payer le droit si avantageux de 50 pour cent. Le dépôt se trouva ainsi supprimé, et la perception du droit assurée sur des quantités considérables.
Napoléon réitéra à la Suède la déclaration menaçante et sérieuse, on n'en pouvait douter, de rompre la paix récemment conclue, et d'occuper encore une fois la Poméranie suédoise, si on laissait à Stralsund se former un nouvel entrepôt de marchandises prohibées.
Résistance de la Russie au décret du 5 août. Tous les États, comme on le voit, la Russie exceptée, se soumirent au décret du 5 août. La Russie cependant ne s'opposa point à ce qui se faisait presque partout; elle se contenta de dire que le nouveau tarif, bon peut-être ailleurs, ne convenait pas chez elle; qu'elle ne l'adopterait donc point, mais que, fidèle à l'alliance, et engagée directement dans la guerre contre la Grande-Bretagne, elle ne cesserait pas d'opposer au commerce britannique les obstacles qu'elle avait elle-même intérêt à multiplier. En même temps elle exprima une certaine inquiétude de voir les troupes françaises s'étendre successivement le long des mers du Nord, jusqu'à porter une tête de colonne à Dantzig. Du reste, elle ne présenta ces remarques qu'avec une extrême mesure, et avec les ménagements d'une puissance qui était en état d'observation, et non d'hostilité. Ainsi, excepté la Russie qui fit ces timides réserves, excepté l'Autriche qui n'avait plus de ports, tous les gouvernements, la Prusse comprise, adhérèrent au système violent mais lucratif de Napoléon; et si tous n'exécutaient pas le décret du 5 août comme lui, car tous n'avaient pas son intérêt à le faire, sa volonté, ses douaniers exacts et probes, ils trouvèrent et saisirent néanmoins des masses énormes de marchandises. Nos douaniers parvinrent à opérer de nombreuses captures dans le nord de l'Espagne, en Italie, à Livourne, à Gênes, à Venise, et particulièrement dans le Tessin. Les Suisses, troublés dans leur fraude, élevèrent quelques réclamations, mais Napoléon leur répondit qu'il ne souffrirait pas qu'un pays pacifié par lui, rendu par lui au repos et à l'indépendance, devînt le complice de ses ennemis et l'écueil de sa puissance. À Francfort, à Brême, à Hambourg, à Stettin, à Dantzig, les quantités imposées ou confisquées furent considérables. On avait accordé aux douaniers et aux soldats le cinquième des prises, et c'était assez pour leur inspirer autant de joie que de zèle.
Recettes considérables. Le trésor, indépendamment de ses recettes en argent, qu'on évaluait à près de cent cinquante millions pour cette année, ressource alors très-importante, le trésor se trouva tout à coup propriétaire de quantités immenses de marchandises, qui provenaient ou des acquittements du droit en nature, ou des confiscations. Celles qui provenaient de la Hollande furent expédiées par les canaux sur Anvers; celles qui avaient été saisies dans le nord de l'Allemagne furent emmagasinées sous des tentes, dans les bastions de Magdebourg. Vente aux enchères et au profit du trésor de toutes les marchandises saisies. Napoléon destinait les voitures d'artillerie rentrant en France à porter ces marchandises à Strasbourg, à Mayence, à Cologne. Une vente aux enchères, où accoururent tous les marchands de denrées coloniales de l'Empire, fut commencée à Anvers, et continuée pendant plusieurs semaines aux prix les plus avantageux. On devait en exécuter de semblables à Mayence, à Strasbourg, à Milan, à Venise. Tandis qu'on saisissait ainsi sur le continent tout entier les sucres, les cafés, les cotons, les indigos, et que le trésor français, devenu le principal détenteur de ces précieuses marchandises, les vendait aux enchères, on brûlait publiquement les tissus anglais partout où on les découvrait. La quantité de ces tissus était considérable, particulièrement en Allemagne, et leur destruction par le feu causa au commerce interlope une véritable terreur. Aussi le contre-coup de ces mesures fut-il grand en Angleterre. Une circonstance accidentelle contribua même à le rendre plus rude encore. Les vents contraires avaient longtemps retenu des multitudes de bâtiments anglais à l'entrée de la Baltique. Il s'en était accumulé en vue de la Suède et du Danemark plus de six ou sept cents qui mouillaient où ils pouvaient, sous la protection des flottes britanniques. La nouvelle de ces rigueurs venant les surprendre au même instant, ils essayèrent de rebrousser chemin presque tous à la fois, bien que Napoléon, pour les attirer, eût diminué la surveillance à l'entrée des ports, et les uns tombèrent dans les mains de nos corsaires, les autres vinrent augmenter la masse de marchandises invendues qui tourmentait l'Angleterre, et lui faisait éprouver la misère au milieu de l'abondance. Voulant réduire le commerce britannique aux dernières extrémités, Napoléon prépara très en secret aux embouchures de l'Elbe et du Weser une petite expédition navale, qui devait prendre deux ou trois mille hommes à bord, se porter rapidement à Héligoland, et enlever ce repaire de contrebandiers, rempli en ce moment de richesses.
Insatiable de succès pour l'industrie de la France comme pour ses armées, et en administration comme en guerre ne gardant aucune mesure dans l'emploi des moyens, Napoléon s'attacha à combattre d'autres rivaux encore que les Anglais. Les Suisses lui avaient déplu, parce qu'ils étaient grands contrebandiers, et parce qu'après les Anglais ils étaient les plus redoutables concurrents de nos manufactures. Ils filaient et tissaient le coton moins bien que les Français, mais plus économiquement, par suite du bas prix de la main-d'œuvre dans leurs montagnes, et des combinaisons frauduleuses par lesquelles ils se procuraient la matière première à très-bon marché. Aussi vendaient-ils leurs tissus comme anglais en Allemagne et en Italie. Napoléon défendit au prince Eugène de recevoir ces tissus, lui écrivant que l'Italie pouvait bien faire quelques sacrifices pour la France qui en avait tant fait pour elle, et qu'il ne la ménagerait pas plus que la Hollande, si elle se conduisait de même. Il lui imposa une autre gêne. L'Italie exportait une quantité considérable de soies brutes, qui se rendaient par le nord de l'Allemagne en Angleterre, où on les fabriquait pour les expédier ensuite dans toutes les Amériques. Napoléon éleva d'un tiers le droit de sortie sur les soies brutes lorsqu'elles passaient par la Suisse et le Tyrol, afin de les enlever à l'Angleterre et de les attirer en France par Chambéry et Nice. Il voulait par ce moyen que Lyon devînt le plus grand marché de soie de l'univers, et que les Lyonnais pussent joindre à leur habileté sans rivale le choix des plus belles matières premières.
Généralisation du système des licences. Dans son désir de tout régler à sa volonté, Napoléon compléta son système de licences en le généralisant, et en l'appliquant au commerce tout entier. Il n'y avait eu dans l'origine que certains bâtiments qui naviguassent en vertu de licences. Désormais tout bâtiment qui naviguerait dans l'Océan ou la Méditerranée dut, pour n'être pas saisissable par nos corsaires, prendre une licence stipulant le lieu d'où il partait, celui où il toucherait, et la nature de sa cargaison soit au départ, soit au retour. Il lui était permis, en dissimulant sa nationalité, de se rendre même en Angleterre, malgré les décrets de Berlin et de Milan, pourvu qu'il emportât des produits nationaux, et ne rapportât que certaines marchandises déterminées. Les bâtiments expédiés de France ou des pays alliés pouvaient charger à la sortie des grains, des toiles, des soieries, du drap, des objets du luxe parisien, des vins surtout, et introduire au retour des matières navales, des cotons d'Amérique, des indigos, des cochenilles, des bois de teinture, des riz, des tabacs. Les sucres et les cafés étaient soigneusement exclus. Dans la Méditerranée en particulier les bâtiments français pouvaient emporter des grains, des huiles, des vins, des draps, des verreries, des savons et autres produits français, et rapporter des marchandises d'une origine certaine, comme des cotons dits du Levant, des cafés de Moka, et diverses drogueries. L'ensemble du commerce se trouva ainsi déterminé par décret, c'est-à-dire rendu presque impossible. Tout l'art du monde, en effet, ne pouvait pas faire qu'en ne voulant pas prendre les produits de l'Angleterre nous pussions l'obliger à prendre les nôtres. Toutefois le résultat que Napoléon avait réellement obtenu, c'était d'avoir, par des moyens d'une singulière violence mais d'une grande efficacité, porté un rude coup au crédit britannique, en avilissant toutes les denrées qui servaient de nantissement au papier de la banque d'Angleterre. En persévérant dans cette voie sans se détourner du but, il était impossible de prévoir où s'arrêterait l'effet de ces redoutables mesures[15].
Sidenote: Habile combinaison de Napoléon pour amener une rupture entre l'Angleterre et l'Amérique. Tandis que Napoléon faisait au commerce anglais cette guerre si active et si ruineuse, il lui préparait un autre danger, celui d'une rupture avec l'Amérique. Tout en saisissant les bâtiments américains sous prétexte que quelques navires français avaient été saisis en Amérique en vertu de la loi d'embargo, il n'avait pas cessé de correspondre avec le gouvernement de l'Union, et de lui déclarer qu'il était tout prêt à lever pour lui seul les décrets de Berlin et de Milan, si l'Amérique faisait respecter sa neutralité par l'Angleterre. Il avait en outre singulièrement flatté l'ambition de ce gouvernement en lui déclarant que la France ne s'opposerait pas à ce qu'il prît la Floride, que l'Espagne évidemment était incapable de conserver, et à ce que les colonies espagnoles devinssent libres. Conséquent avec ses déclarations, Napoléon, annonça par un décret qu'au 1er novembre suivant (1810) les Américains ne seraient plus passibles des décrets de Berlin et de Milan, qu'ainsi ils pourraient entrer dans les ports de France, s'ils avaient, ou obtenu des Anglais la révocation des ordres du conseil, ou refusé de s'y soumettre, et pris des mesures pour s'y soustraire.
Rien n'était mieux calculé qu'une telle politique, car les Américains, lorsque la France leur rendait le droit des neutres, ne pouvaient pas se dispenser de l'exiger de l'Angleterre, même au prix d'une guerre. Les choses, en effet, semblaient prendre cette marche. On a vu que les Américains, ayant également à se plaindre des deux nations belligérantes, avaient défendu à tout citoyen de l'Union de naviguer dans les mers d'Europe, et à tout Français et Anglais d'entrer en Amérique, à moins d'y être forcé par la tempête. À cet acte, trop rigoureux pour eux-mêmes, et qui les punissait des fautes d'autrui, ils venaient de substituer une autre mesure, c'était d'interdire à leurs nationaux les relations avec la France et avec l'Angleterre seulement, et de déclarer en même temps qu'ils étaient décidés à lever cet interdit à l'égard de celle des deux puissances qui renoncerait à son système de violence contre les neutres. L'Angleterre cherchant, elle aussi, à caresser les Américains, venait de révoquer ses ordres du conseil par rapport à eux, et les avait dispensés de relâcher dans la Tamise pour y payer tribut; mais elle avait substitué à cet octroi de navigation son fameux système de blocus sur le papier, et déclaré que les neutres pourraient se rendre partout, excepté dans les ports de l'Empire français, qui restaient bloqués depuis Embden jusqu'en Espagne, depuis Marseille jusqu'à Orbitello, depuis Trieste et Venise jusqu'à Pesaro.
Les Américains disaient avec raison, qu'en cessant d'exiger d'eux la relâche dans la Tamise et le payement du tribut, on était loin de leur avoir concédé ce qu'on leur devait, qu'en principe on n'avait rien fait si on leur interdisait par un blocus fictif et général de toucher à de vastes contrées, qui ne pouvaient être ni assiégées ni bloquées. En vain l'Angleterre leur répondait-elle que la révocation pour eux seuls des ordres du conseil était déjà une immense concession, que Napoléon leur faisait de belles promesses, mais qu'il n'en tiendrait aucune, qu'il avait au contraire manifesté récemment et secrètement au cabinet de Londres les dispositions les plus hostiles à leur égard (allusion aux ridicules propositions transmises sous le couvert du duc d'Otrante), les Américains n'écoutaient point ces réponses. Nantis du décret de Napoléon qui déclarait les relations commerciales pleinement rétablies avec les Américains au 1er novembre, si ceux-ci faisaient respecter leur pavillon, le président de l'Union annonça, par une proclamation, que si au 2 février suivant (1811) l'Angleterre n'avait pas révoqué toutes ses mesures, même celles du blocus fictif, l'interdit commercial serait levé pour la France, et maintenu contre l'Angleterre, avec toute la rigueur qu'il dépendrait des Américains d'y apporter. De l'interdiction des relations commerciales avec l'Angleterre à la guerre contre cette puissance, il n'y avait qu'un pas, car il était probable que les Anglais ne laisseraient pas entrer les vaisseaux américains dans les ports français, qu'ils les captureraient en chemin, et que dès lors, quelque disposée que l'Amérique fût à la paix, elle ne pourrait pas souffrir que ses vaisseaux fussent détournés de leur route, et peut-être pris en pleine mer, sans venger son honneur outragé, sa sûreté compromise.
Caractère des travaux de Napoléon pendant l'année 1810. Tels furent les moyens que Napoléon employa pendant le cours de l'année 1810 pour ruiner le commerce britannique, tandis que ses généraux étaient occupés dans la Péninsule à pousser les armées anglaises à la mer. Ces moyens, qui révélaient à la fois l'étendue de son génie, la profondeur de ses calculs, et l'emportement de ses passions, pouvaient mener au but, mais ils pouvaient aussi mener bien au delà! Il fallait prendre garde, en effet, que, pour disputer à l'Angleterre l'accès du continent, ce qui avait conduit tantôt à s'emparer de la Hollande, tantôt à opprimer les États de la mer du Nord et de la Baltique, on ne lui procurât autant d'alliés secrets qu'on se donnait à soi de coopérateurs apparents du blocus; il fallait prendre garde que, pour soutenir cette guerre de douanes, on ne se mît bientôt sur les bras une guerre d'un tout autre genre, avec ceux qui refuseraient de se soumettre eux-mêmes à toutes les privations qu'on voulait imposer à l'Angleterre. Il importait donc de ne pas prolonger un état de gêne odieux à tout le monde, et dès lors de se vouer exclusivement à une seule guerre, celle d'Espagne, de lui consacrer tous ses moyens, afin de porter à la Grande-Bretagne le coup décisif, qui, joint à ses souffrances commerciales, l'obligerait probablement à signer la paix, et à souscrire à la transformation de l'Europe. C'était par conséquent en Espagne qu'allait se décider, et que se décidait effectivement, comme on va le voir, le sort de l'Empire, car il fallait de ce côté frapper fortement et frapper vite, si on ne voulait pas prolonger au delà de la patience de tous une situation qui, avant d'être insupportable pour l'Angleterre, pourrait bien le devenir pour les alliés contraints de la France, peut-être pour ses amis les plus sincères, peut-être même pour elle!
FIN DU LIVRE TRENTE-HUITIÈME.