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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 12 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LIVRE QUARANTIÈME.
S D'OÑORO.

Dispositions d'esprit de Napoléon au moment de l'arrivée du général Foy à Paris. — Accueil qu'il fait à ce général et longues explications avec lui. — Nécessité d'un nouvel envoi de 60 ou 80 mille hommes en Espagne, et impossibilité actuelle de disposer d'un pareil secours. — Causes récentes de cette impossibilité. — Derniers empiétements de Napoléon sur le littoral de la mer du Nord. — Réunion à l'Empire des villes anséatiques, d'une partie du Hanovre et du grand-duché d'Oldenbourg. — Mécontentement de l'empereur Alexandre en apprenant la dépossession de son oncle le grand-duc d'Oldenbourg. — Au lieu de ménager l'empereur Alexandre, Napoléon insiste d'une manière menaçante pour lui faire adopter ses nouveaux règlements en matière de commerce. — Résistance du czar et ses explications avec M. de Caulaincourt. — L'empereur Alexandre ne désire pas la guerre, mais s'y attend, et ordonne quelques ouvrages défensifs sur la Dwina et le Dniéper. — Napoléon informé de ce qui se passe à Saint-Pétersbourg se hâte d'armer lui-même, pendant que la Russie engagée en Orient ne peut répondre à ses armements par des hostilités immédiates. — Première idée d'une grande guerre au nord. — Immenses préparatifs de Napoléon. — Ne voulant distraire aucune partie de ses forces pour les envoyer dans la Péninsule, il se borne à ordonner aux généraux Dorsenne et Drouet, au maréchal Soult de secourir Masséna. — Illusions de Napoléon sur l'efficacité de ce secours. — Retour du général Foy à l'armée de Portugal. — Long séjour de cette armée sur le Tage. — Son industrie et sa sobriété. — Excellent esprit des soldats, découragement des chefs. — Ferme attitude de Masséna. — Le général Gardanne parti de la frontière de Castille avec un corps de troupes pour porter des dépêches à l'armée de Portugal, arrive presque jusqu'à ses avant-postes, et rebrousse chemin sans avoir communiqué avec elle. — Le général Drouet, dont les deux divisions composent le 9e corps, traverse la province de Beira avec la division Conroux, et arrive à Leyria. — Joie de l'armée à l'apparition du 9e corps. — Son abattement quand elle apprend que le secours qui lui est parvenu se réduit à sept mille hommes. — Arrivée du général Foy, et communication des instructions dont il est porteur. — Réunion des généraux à Golgao pour conférer sur l'exécution des ordres venus de Paris, et résolution de rester sur le Tage en essayant de passer ce fleuve pour vivre des ressources de l'Alentejo. — Divergence d'avis sur les moyens de passer le Tage. — Admirables efforts du général Éblé pour créer un équipage de pont. — On se décide à attendre pour tenter le passage que l'armée d'Andalousie vienne par la rive gauche donner la main à l'armée de Portugal. — Événements survenus dans le reste de l'Espagne pendant le séjour sur le Tage. — Suite des siéges exécutés par le général Suchet en Aragon et en Catalogne. — Investissement de Tortose à la fin de 1810, et prise de cette place en janvier 1811. — Préparatifs du siége de Tarragone. — Événements en Andalousie. — Éparpillement de l'armée d'Andalousie entre les provinces de Grenade, d'Andalousie et d'Estrémadure. — Embarras du 4e corps obligé de se partager entre les insurgés de Murcie et les insurgés des montagnes de Ronda. — Efforts du 1er corps pour commencer le siége de Cadix. — Difficultés et préparatifs de ce siége. — Opérations du 5e corps en Estrémadure. — Le maréchal Soult ne croyant pas pouvoir suffire à sa tâche avec les troupes dont il dispose, demande un secours de 25 mille hommes. — L'ordre de secourir Masséna lui étant arrivé sur ces entrefaites, il s'y refuse absolument. — Au lieu de marcher sur le Tage, il entreprend le siége de Badajoz. — Bataille de la Gevora. — Destruction de l'armée espagnole venue au secours de Badajoz. — Reprise et lenteur des travaux du siége. — Détresse de l'armée de Portugal pendant que l'armée d'Andalousie assiége Badajoz. — Misère extrême du corps de Reynier et indispensable nécessité de battre en retraite. — Masséna, ne pouvant plus s'y refuser, se décide à un mouvement rétrograde sur le Mondego, afin de s'établir à Coimbre. — Retraite commencée le 4 mars 1811. — Belle marche de l'armée et poursuite des Anglais. — Arrivé à Pombal, Masséna veut s'y arrêter deux jours pour donner à ses malades, à ses blessés, à ses bagages le temps de s'écouler. — Fâcheux différend avec le général Drouet. — Craintes du maréchal Ney pour son corps d'armée, et ses contestations avec Masséna sur ce sujet. — Sa retraite sur Redinha. — Beau combat de Redinha. — Le maréchal Ney évacue précipitamment Condeixa, ce qui oblige l'armée entière à se reporter sur la route de Ponte-Murcelha, et de renoncer à l'établissement à Coimbre. — Marches et contre-marches pendant la journée de Casal-Novo. — Affaire de Foz d'Arunce. — Retraite sur la Sierra de Murcelha. — Un faux mouvement du général Reynier oblige l'armée à rentrer définitivement en Vieille-Castille. — Spectacle que présente l'armée au moment de sa rentrée en Espagne. — Obstination de Masséna à recommencer immédiatement les opérations offensives, et sa résolution de revenir sur le Tage par Alcantara. — Refus d'obéissance du maréchal Ney. — Acte d'autorité du général en chef et renvoi du maréchal Ney sur les derrières de l'armée. — Difficultés qui empêchent Masséna d'exécuter son projet de marcher sur le Tage, et qui l'obligent de disperser son armée en Vieille-Castille pour lui procurer quelque repos. — Affreux dénûment de cette armée. — Vaines promesses du maréchal Bessières devenu commandant en chef des provinces du nord. — Avantageuse situation de lord Wellington depuis la retraite des Français, et triomphe du parti de la guerre dans le parlement britannique. — Lord Wellington laisse une partie de son armée devant Alméida et envoie l'autre à Badajoz pour en faire lever le siége. — Tardive arrivée de ce secours, et prise de Badajoz par le maréchal Soult. — Celui-ci, après la prise de Badajoz, se porte sur Cadix pour appuyer le maréchal Victor. — Beau combat de Barossa livré aux Anglais par le maréchal Victor. — Le maréchal Soult trouve les lignes de Cadix débarrassées des ennemis qui les menaçaient, mais il est bientôt ramené sur Badajoz par l'apparition des Anglais. — À son tour il demande du secours à l'armée de Portugal qu'il n'a pas secourue. — Les Anglais investissent Badajoz. — Cette malheureuse ville, assiégée et prise par les Français, est de nouveau assiégée par les Anglais. — Projet formé par Masséna dans cet intervalle de temps. — Quoique fort mal secondé par l'armée d'Andalousie, il médite de lui rendre un grand service en allant se jeter sur les Anglais qui bloquent Alméida. — Ce projet, retardé par les lenteurs du maréchal Bessières, ne commence à s'exécuter que le 2 mai au lieu du 24 avril. — Par suite de ce retard, lord Wellington a le temps de revenir de l'Estrémadure pour se mettre à la tête de son armée. — Bataille de Fuentès d'Oñoro livrée les 3 et 5 mai. — Grande énergie de Masséna dans cette mémorable bataille. — Ne pouvant débloquer Alméida, Masséna le fait sauter. — Héroïque évasion de la garnison d'Alméida. — Masséna rentre en Vieille-Castille. — En Estrémadure, le maréchal Soult ayant voulu venir au secours de Badajoz, livre la bataille d'Albuera, et ne peut réussir à éloigner l'armée anglaise. — Grandes pertes de part et d'autre, et continuation du siége de Badajoz. — Belle défense de la garnison. — Situation difficile des Français en Espagne. — Résumé de leurs opérations en 1810 et en 1811; causes qui ont fait échouer leurs efforts dans ces deux campagnes qui devaient décider du sort de l'Espagne et de l'Europe. — Fautes de Napoléon et de ses lieutenants. — Injuste disgrâce de Masséna.

Déc. 1810. Entrevue de Napoléon avec le général Foy. Le général Foy, si célèbre depuis comme orateur, joignait à beaucoup de bravoure, à beaucoup d'esprit une imagination vive, souvent mal réglée, mais brillante, et qui éclatait en traits de feu sur un visage ouvert, attrayant, fortement caractérisé. Napoléon aimait l'esprit, bien qu'il s'en défiât. Le général le charma par sa conversation, et à son tour il l'éblouit, car c'était la première fois qu'il l'admettait familièrement auprès de lui. Les nouvelles arrivées par cette voie étaient les seules qu'on eût reçues de l'armée de Portugal, et jusque-là on avait été réduit à en chercher dans les journaux anglais. Le général Foy trouva Napoléon parfaitement convaincu de l'importance de la question qui allait se résoudre sur le Tage, car sur la situation générale il en savait plus que personne, et il était persuadé que battre les Anglais, ou même les tenir longtemps en échec devant Lisbonne, c'était donner les plus grandes chances à la paix européenne. Mais le général Foy le trouva plein encore d'illusions sur les conditions de la guerre d'Espagne, bien changées depuis 1808, sur l'immense consommation d'hommes qu'elle exigeait, sur la peine qu'on avait à faire vivre les armées dans la Péninsule, sur la difficulté de battre les Anglais; il le trouva très-injuste envers Masséna, aimant mieux s'en prendre à cet illustre lieutenant de n'avoir pas fait l'impossible, qu'à lui-même de l'avoir ordonné. Injustice de Napoléon envers Masséna, et fausse idée qu'il se fait de la guerre d'Espagne. Napoléon avait toujours à la bouche le chiffre faux de 70 mille Français et de 24 mille Anglais, comme s'il eût été un de ces princes paresseux et ignares qui jugent des choses d'après le dire de ministres courtisans, et sont trop indolents pour chercher la vérité, ou trop peu intelligents pour la comprendre. Napoléon, qui avait ordonné itérativement de livrer bataille, se plaignait maintenant de ce qu'on eût tenté l'attaque de Busaco; lui qui avait voulu qu'on poussât les Anglais l'épée dans les reins, se plaignait maintenant de ce qu'on ne s'était pas arrêté à Coimbre, et malgré sa prodigieuse sagacité, il avait de la peine à se figurer comment, au lieu de 70 mille Français menant tambour battant 24 mille Anglais, nous étions 45 mille braves soldats vivant par miracle devant 70 mille Anglo-Portugais bien nourris et presque invincibles derrière des retranchements formidables. Cependant, au fond, la difficulté de le convaincre ne venait pas de la difficulté d'éclairer un si admirable esprit, mais de l'impossibilité de lui faire admettre des vérités qui contrariaient ses calculs du moment.

Le général Foy défendit bien son chef, et prouva que dans toutes les occasions les opérations reprochées au maréchal Masséna avaient été commandées par les circonstances. Il soutint qu'une fois arrivé devant Busaco il fallait ou se retirer honteusement en sacrifiant l'honneur des armes, ou combattre; que si on n'avait pas enlevé la position, on avait produit au moins chez les Anglais cette immobilité craintive qui avait permis de les tourner, que s'arrêter à Coimbre après y avoir paru eût été un aveu d'impuissance tout aussi fâcheux que le refus de combattre à Busaco; que d'ailleurs on ignorait à Coimbre l'existence des lignes de Torrès-Védras, ce qui était beaucoup plus excusable que de les ignorer à Paris, au centre de toutes les informations; qu'être parvenu devant ces lignes, même pour y rester immobiles, n'était pas à regretter, puisqu'on y bloquait les Anglais, puisqu'on les faisait vivre dans des perplexités continuelles; qu'on devait même obtenir bientôt un résultat décisif, si des secours suffisants arrivaient en temps utile par les deux rives du Tage; qu'en un mot si tout était engagé, rien du moins n'était compromis, pourvu qu'averti par l'expérience, on proportionnât les moyens au grand but qu'on avait en vue.

Chaleureux pour les intérêts de son chef, le général Foy se montra, quand il fallut peindre les désolantes réalités de la guerre d'Espagne, aussi vrai que le permettait son désir de plaire, non pas au pouvoir mais au génie. Toutefois il n'était pas nécessaire d'en dire beaucoup à Napoléon pour l'éclairer, et il connut, en quittant le général, une grande partie de la vérité. Ce qu'il fallait faire, il le savait bien, et qui aurait pu le savoir, s'il ne l'avait su!

En effet, quoique la guerre d'Espagne commençât à lui causer autant de fatigues d'esprit qu'elle causait de fatigues de corps à ses soldats, et que par ce motif il déléguât trop au major général Berthier le soin d'en suivre les détails, il n'avait cessé, même avant l'arrivée du général Foy, de donner des ordres qui étaient déjà dans le sens des besoins et des désirs du maréchal Masséna. Premiers ordres de Napoléon en faveur de l'armée de Portugal. Il avait recommandé plusieurs fois au général Drouet de hâter son mouvement, de porter sa première division au moins jusqu'à Alméida, d'y réunir tout ce que Masséna avait laissé sur les derrières, tout ce qui était sorti des hôpitaux, et, avec ces forces, de balayer les routes, afin de rouvrir les communications avec l'armée de Portugal. Il avait ordonné aux généraux commandant les provinces du nord, au général Thouvenot, gouverneur de la Biscaye, au général Dorsenne, gouverneur de Burgos, de ne pas retenir la seconde division du général Drouet, et de la diriger immédiatement sur Salamanque. Il avait même, dans la prévision d'une grande perte d'hommes, préparé une division de réserve avec des conscrits tirés des dépôts de l'armée d'Andalousie et de Portugal; il y avait ajouté quelques cavaliers pris dans les dépôts de la cavalerie d'Espagne, et enfin deux bataillons des gardes nationales, les seuls restants de la grande levée de Walcheren, et attachés depuis à la garde impériale. Ces détachements, formant 10 à 12 mille hommes, avaient été envoyés sous le général Caffarelli en Castille, pour y servir sur les derrières jusqu'à ce qu'ils pussent être versés dans leurs corps respectifs, et pour rendre disponibles en attendant les deux divisions du général Drouet. Napoléon avait, en outre, adressé de vifs reproches au maréchal Soult, pour avoir tiré un faible parti des trois corps composant l'armée d'Andalousie, corps qu'il évaluait à 80 mille hommes, comme il évaluait à 70 mille l'armée de Masséna. Il lui reprochait d'avoir conduit mollement le siége de Cadix, qui n'était défendu, disait-il, que par de la canaille, d'avoir laissé le marquis de La Romana se jeter en Portugal sur les flancs de Masséna, au lieu de le fixer en Estrémadure en l'y attaquant sans cesse; d'avoir permis que le 5e corps s'enfermât tristement dans Séville pendant tout l'été, d'être en définitive depuis dix mois en Andalousie, sans y avoir rien fait que de prendre Séville, dont il avait trouvé les portes ouvertes. Il lui avait enjoint de détacher tout de suite 10 mille hommes vers le Tage, afin de donner la main au maréchal Masséna. Enfin il avait censuré tout aussi vivement le commandant de l'armée du centre, c'est-à-dire son frère Joseph, pour s'être confiné dans Madrid avec une vingtaine de mille hommes, et s'être borné à d'insignifiantes courses contre les guérillas, dans une direction du reste assez mal choisie, car ces courses avaient été dirigées vers Cuenca et vers Guadalaxara, contre le fameux partisan l'Empecinado, et non vers Tolède et Alcantara, où elles auraient pu être fort utiles à l'armée de Portugal. Pour appuyer ces critiques, il lui avait dit, comme au maréchal Soult, comme au général Drouet, que c'était à Santarem, entre Abrantès et Lisbonne, que se décidait en ce moment le sort de la Péninsule, et probablement de l'Europe.

Nouveaux ordres de Napoléon relativement à l'armée de Portugal, après son entrevue avec le général Foy. Napoléon avait donc, quoique de loin, entrevu cette situation, et prévu en partie les dispositions qu'elle exigeait. Mais apprenant enfin la vraie position de Masséna, il résolut de tout faire converger vers lui, tant les troupes disponibles en Vieille-Castille que celles qu'on avait eu le tort d'engager en Andalousie, et il prépara les ordres les plus formels pour les généraux qui devaient concourir à cette réunion de forces vers le Portugal. Cependant si on pouvait, en sacrifiant beaucoup d'objets secondaires à l'objet principal, accroître singulièrement les moyens de Masséna, et le mettre à même de remplir une partie de sa tâche, n'était-ce pas le cas de faire un suprême effort, et puisqu'on avait commis la faute de s'engager en Espagne, de s'y engager tout à fait pour en sortir plus vite, de détourner encore des bords de l'Elbe ou du Rhin l'une de ces armées qui s'y trouvaient utilement placées sans doute, mais de l'en détourner pour l'employer plus utilement ailleurs, de marcher avec quatre-vingt mille hommes au secours de Masséna, d'y marcher en personne, d'amener, par ce mouvement irrésistible, Soult, Drouet, Dorsenne, devant Torrès-Védras, et de terminer la lutte européenne par un coup de foudre frappé sur Lisbonne? S'il y avait danger à dégarnir le Nord, ce danger n'eût-il pas disparu avec la paix générale, conquise aux extrémités du Portugal? Nécessité d'envoyer un secours extraordinaire en Espagne, et causes qui en empêchent. L'Empire était tranquille: la Hollande, qu'on avait privée de son indépendance, était consternée mais soumise; la jeune Impératrice portait dans son sein l'héritier du grand empire, et, quoiqu'il dût en coûter à son époux de la quitter, on sait bien qu'il était toujours prêt à mettre ses desseins au-dessus de ses affections. Quelle raison pouvait donc empêcher une résolution si indiquée, et si décisive? Malheureusement, pendant que se passaient dans la Péninsule les événements que nous avons racontés, Napoléon venait d'en provoquer de fort graves au Nord, et la situation qu'il s'était créée par son ambition exorbitante le tyrannisait plus qu'il ne tyrannisait l'Europe. Ce glorieux despote, comme il arrive souvent, était esclave, esclave de ses propres fautes.

Nouvelles difficultés que Napoléon s'est créées dans le nord de l'Europe. On a vu qu'après avoir terminé la campagne de Wagram il avait voulu se rattacher l'Autriche, apaiser l'Allemagne, distribuer tous les territoires qui lui restaient afin de pouvoir évacuer les pays au delà du Rhin, consacrer exclusivement ses soins à la guerre d'Espagne, et contraindre l'Angleterre à la paix par le double moyen du blocus continental et d'un grand échec infligé à l'armée de lord Wellington, mais qu'avec ces intentions si pacifiques il avait, pour rendre le blocus continental plus efficace, réuni la Hollande à l'Empire, étendu ses occupations militaires sur les côtes de la mer du Nord jusqu'à la frontière du Holstein, imaginé un vaste système de tarification sur les denrées coloniales, fort lucratif pour lui et ses alliés, mais extrêmement vexatoire pour les peuples, et qu'enfin il avait prescrit aux uns, recommandé aux autres, la Russie comprise, l'emploi de ce système presque intolérable. Déjà, par une conséquence inévitable, cette politique dont la paix était le but, mais dont les occupations militaires, les usurpations de territoire, les confiscations violentes, les exactions ruineuses, étaient le moyen, cette politique avait réveillé toutes les défiances que Napoléon aurait voulu dissiper. En effet, convertir en départements français non-seulement Rome, Florence, le Valais, mais encore Rotterdam, Amsterdam et Groningue, n'était pas propre à rassurer ceux qui supposaient à Napoléon le projet de soumettre le continent à sa domination universelle. Napoléon ne s'en était pas tenu là; il avait considéré comme fort gênant de n'avoir dans les villes anséatiques qu'une autorité purement militaire, et il avait pensé qu'étendre le territoire de l'Empire, déjà porté à l'Ems par la réunion de la Hollande, jusqu'au Weser et à l'Elbe par la réunion de Brême, de Hambourg et de Lubeck, serait fort utile; qu'il envelopperait ainsi dans la vaste étendue de ses rivages les mers au sein desquelles s'élève l'Angleterre, et que ce front menaçant de Boulogne, si importun pour elle, se trouverait de la sorte prolongé jusqu'à Lubeck. Quelles difficultés pouvait-il y avoir à l'accomplissement d'un tel dessein? Les villes anséatiques étaient sous sa main; le Hanovre, dont il fallait prendre quelques parties, appartenait à son frère Jérôme, qui n'avait pas rempli les conditions auxquelles il lui avait donné ce royaume, soit en ne payant pas exactement les troupes françaises, soit en ne faisant pas pour les donataires français ce qu'il lui avait promis; les territoires de certains princes allemands, ceux d'Arenberg et de Salm notamment, que cette nouvelle délimitation devait englober, étaient autant à sa disposition que ceux d'un sujet français. En laissant à ces princes leurs biens privés, en les dédommageant pour le reste avec des dotations constituées en France, la difficulté était levée à leur égard. Il y avait, il est vrai, le prince d'Oldenbourg, dont le territoire placé entre la Frise et le Hanovre, entre les bouches de l'Ems et celles du Weser, ne pouvait pas être omis, et qui de plus était l'oncle de l'empereur de Russie. Faire de ce prince, très-cher à son neveu, un simple sujet de l'Empire français, devait paraître un procédé bien tranchant. Mais par hasard nous avions encore dans nos mains un fragment de ces nombreux États germaniques récemment distribués par Napoléon, c'était Erfurt, véritable miette tombée de la table du conquérant. En accordant Erfurt au duc d'Oldenbourg, Napoléon croyait combler la mesure des bons procédés envers la Russie. Restait enfin le grand-duc de Berg, fils bien jeune encore de Louis, dédommagé par le beau duché de Berg de la couronne de Hollande, qui avait été un moment déposée sur son berceau. On avait besoin d'une partie de ce duché pour compléter les nouvelles démarcations, mais c'était là un arrangement de famille, dont il n'y avait pas à s'inquiéter. La chose une fois arrêtée dans la pensée de Napoléon fut mise immédiatement à exécution.

Réunion à la France des villes anséatiques, du duché d'Oldenbourg, et de divers autres territoires. Napoléon avait déjà, comme on l'a vu, converti en départements français la Toscane, les États romains, la Hollande. Par un décret suivi d'un sénatus-consulte du 13 décembre 1810, il convertit en trois départements français, dits de l'Ems supérieur, des Bouches-du-Weser, des Bouches-de-l'Elbe, le duché d'Oldenbourg, le territoire des princes de Salm et d'Arenberg, une portion du Hanovre, les territoires de Brême, de Hambourg, de Lubeck, et par la même occasion il s'empara du Valais, qu'il convertit en département français, sous le titre de département du Simplon. Une simple signification fut adressée aux princes dépossédés, et quant au prince d'Oldenbourg, oncle d'Alexandre, on lui annonça que par considération pour l'empereur de Russie, on lui accordait en dédommagement la ville d'Erfurt. Napoléon était bien tenté de réunir aussi les deux principautés de Mecklembourg, ce qui lui aurait donné une assez grande étendue de côtes sur la Baltique, et aurait placé sous sa main la Poméranie suédoise; pourtant il n'osa point aller jusque-là. Il se contenta de déclarer aux deux princes de Mecklembourg qu'il voulait bien leur laisser leurs États, mais à condition qu'ils lui seraient aussi utiles dans sa lutte contre l'Angleterre que s'ils étaient annexés à l'Empire, c'est-à-dire qu'ils lui fourniraient des matelots, qu'ils armeraient Rostock et Vismar de manière à n'y pas laisser stationner les Anglais, et qu'enfin ils fermeraient leurs côtes au commerce britannique, aussi bien que pourraient le faire les douaniers français; que si une seule de ces conditions n'était pas remplie, la réunion de leurs États à l'Empire suivrait immédiatement l'infraction constatée, car il n'avait de ménagements à garder envers personne, les Anglais n'en gardant aucun dans leurs mesures maritimes.

Les États allemands trop intimidés pour réclamer contre les derniers empiétements de Napoléon. Ce n'était pas la Prusse cachant sa haine sous une profonde soumission, et ayant d'ailleurs de bien autres chagrins à dévorer, ce n'étaient pas les princes allemands, les uns détrônés et remplacés par le nouveau roi de Westphalie, les autres liés à l'Empire par la crainte ou par la complicité des agrandissements territoriaux, ce n'était pas l'Autriche enfin, réduite à concentrer son ambition sur la conservation du territoire qui lui restait, que ces mesures pouvaient révolter, bien que tout prince portant une couronne dût trembler à la vue d'une telle manière de procéder! La Russie déjà très-préoccupée de l'extension des frontières françaises vers le Nord, est profondément blessée de la dépossession du duc d'Oldenbourg. Mais la Russie, traitée si légèrement à l'occasion du mariage avec l'Autriche, blessée et alarmée du refus de signer la convention relative à la Pologne, très-exactement avertie de l'augmentation progressive de la garnison de Dantzig, frappée de voir la frontière de France dépasser successivement la Hollande, le Hanovre, le Danemark, atteindre la Suède, et s'approcher ainsi de Memel et de Riga, la Russie vaincue à Austerlitz et à Friedland, mais non pas abattue jusqu'à tout souffrir, devait être fortement préoccupée de ces extensions de territoire, et offensée de la façon expéditive avec laquelle on traitait un parent qui lui tenait de près, et pour lequel plus d'une fois elle avait témoigné le plus vif intérêt, notamment à l'époque des arrangements de l'Allemagne en 1803 et en 1806. Les formes auraient dû au moins corriger un peu ce que ces actes avaient d'inquiétant et de blessant; malheureusement les formes furent presque aussi rudes que les actes eux-mêmes.

Déjà Napoléon avait fait demander à Alexandre de ne point recevoir les Américains, qui, selon lui, étaient de faux neutres, et d'appliquer aux denrées coloniales le tarif français du 5 août, qui en admettant ces denrées les frappait d'un droit de 50 pour cent. Napoléon, au lieu de ménager la Russie dans les circonstances actuelles, se montre plus exigeant envers elle au sujet du blocus continental. N'étant pas satisfait des réponses reçues de Saint-Pétersbourg, il avait renouvelé ses demandes avec des instances presque menaçantes; il avait fait dire dans un langage plein d'amertume qu'on avait vu aux foires de Leipzig et de Francfort de grandes quantités de marchandises coloniales, qu'en remontant à l'origine de ces marchandises on avait trouvé qu'elles étaient venues en Allemagne sur des chariots russes, qu'évidemment elles étaient le produit d'une contrebande tolérée par la Russie en infraction de l'alliance de Tilsit; que de son côté, il était prêt à remplir toutes les conditions de cette alliance, pourvu cependant qu'on les observât à son égard; que parmi ces conditions il tenait principalement à celles qui tendaient à détruire le commerce britannique, que leur observation était indispensable pour amener l'Angleterre à une paix dont tout le monde avait besoin, la Russie aussi bien que les autres États; que pour lui l'alliance avec la Russie était à ce prix, et non-seulement l'alliance, mais la paix elle-même, qu'il était résolu à ne souffrir nulle part de complicité publique ou cachée avec l'Angleterre, et qu'il recommencerait la guerre avec le continent tout entier, plutôt que de le permettre, car c'était l'unique moyen d'obtenir la paix maritime, c'est-à-dire la paix générale.

À ces reproches qu'il envoyait à Saint-Pétersbourg, au lieu des explications qu'il aurait dû adresser pour les dernières usurpations territoriales, Napoléon s'était contenté d'ajouter, en termes du reste assez polis, l'annonce fort brève de la réunion du pays d'Oldenbourg à l'Empire, et du dédommagement d'Erfurt, accordé, disait-il, en considération de l'empereur Alexandre.

Dispositions présentes de l'empereur Alexandre. Tant d'actes inquiétants ou offensants, accompagnés d'un langage si peu fait pour les atténuer, avaient dû profondément affecter l'empereur Alexandre, surtout lorsqu'ils venaient à la suite d'un mariage vivement sollicité d'abord, puis dédaigneusement écarté, à la suite du refus juste, mais péremptoire, de tout engagement rassurant à l'égard du rétablissement de la Pologne, et ils prouvaient qu'avec Napoléon la pente qui conduisait du refroidissement à la guerre était rapide. Ce prince ne désire point la guerre, veut surtout la différer à cause de sa lutte avec les Turcs, mais est résolu à ne pas faire quelques-uns des sacrifices commerciaux qu'on exige de lui. L'empereur Alexandre n'aurait pas voulu parcourir cette pente aussi vite, et il n'eût pas même demandé mieux que de s'y arrêter tout à fait. D'abord il avait beaucoup de raisons pour éviter la guerre, ou pour la retarder s'il lui était impossible de l'éviter. Bien qu'il eût confiance dans ses forces, dans la puissance des distances, dans le concours que pourraient lui procurer les haines européennes, il n'avait pas le moindre désir de braver encore les dangers qu'il avait courus à Eylau et à Friedland. De plus, il était l'auteur de la politique d'alliance avec la France, politique qui lui avait valu beaucoup de critiques amères, soit chez lui, soit hors de chez lui, et il lui en coûtait de donner gain de cause à ses censeurs en revenant si vite de l'alliance à la guerre. Mais s'il devait être réduit à cette extrémité, il désirait ne pas rompre l'alliance avant qu'elle eût produit les fruits qu'il s'en était promis, et qui pouvaient seuls justifier sa conduite aux yeux des juges sévères qu'elle avait rencontrés. La Finlande était acquise, mais les provinces danubiennes ne l'étaient pas, et il voulait les avoir en sa possession avant de s'exposer encore une fois aux redoutables chances d'une rupture avec la France. La campagne de 1810 contre les Turcs s'était bien passée, quoique les progrès des généraux russes eussent été assez lents. Après avoir envahi dans les années précédentes la Moldavie et la Valachie, ils avaient cette année franchi le Danube à Hirschova et Silistrie, enlevé ces deux places, marché sur Routschouk par leur droite, sur Varna par leur gauche, emporté Bajardjik d'assaut, bombardé Varna sans résultat, échoué devant Tschumla où les Turcs avaient un camp considérable, mais pris Routschouk, et gagné aux environs de cette place une victoire importante. Pourtant, quoique se battant avec une maladresse égale à leur bravoure, les Turcs n'avaient pas encore définitivement perdu la ligne du Danube, et il fallait des succès beaucoup plus décisifs pour leur imposer les grands sacrifices de territoire que la Russie exigeait d'eux. Elle prétendait en effet leur arracher non-seulement la Moldavie, mais la Valachie, en adoptant pour limite le lit du vieux Danube qui va de Rassova à Kustendjé, plus la souveraineté de la Servie qu'elle tenait à rendre indépendante, une portion de territoire le long du Caucase, et une somme d'argent représentative des frais de la guerre. Pour obtenir de telles concessions de la Porte, qui était résolue à maintenir l'intégrité de son empire, il fallait au moins une campagne encore, et des plus heureuses.

Par tous ces motifs l'empereur Alexandre ne recherchait pas la guerre avec la France, et surtout, s'il y était réduit, désirait qu'elle fût différée. Mais il y avait des sacrifices qu'il était décidé à ne point accorder, en les refusant toutefois avec des formes qui pussent rendre ses refus supportables, ou du moins en retarder les conséquences. Ces sacrifices auxquels il ne voulait pas se résoudre étaient des sacrifices commerciaux.

Mesure dans laquelle l'empereur Alexandre veut concourir au blocus continental. Il en avait fait de considérables en déclarant la guerre à l'Angleterre, qui était le principal consommateur des produits naturels de la Russie, et dont l'absence des marchés russes appauvrissait beaucoup les grands propriétaires de l'empire. Mais il s'était résigné à cette guerre parce qu'elle était la condition de l'alliance française, et que cette alliance était la condition des deux grandes conquêtes qu'il poursuivait, la Finlande au nord, les provinces danubiennes au midi. Aller au delà, et après s'être privé de tout commerce avec l'Angleterre, se priver encore du commerce qu'il faisait avec les Américains, était chose à laquelle il désirait se soustraire, afin de ne pas trop irriter ses sujets. Les raisons à donner pour s'en dispenser n'étaient pas des meilleures, car les Américains étaient presque tous des fraudeurs. Ou ils étaient sortis d'Amérique pendant l'embargo, comme nous l'avons déjà dit, et alors ils étaient des fraudeurs même pour l'autorité américaine; ou ils étaient sortis depuis la levée de l'embargo, et la plupart (on le savait avec certitude) allaient à la Havane, à Ténériffe, à Londres même, acheter des denrées coloniales qui étaient propriété anglaise, se faisaient ensuite convoyer par le pavillon de l'Angleterre, arrivaient ainsi escortés dans les ports russes, y vendaient les sucres, les cafés, les cotons, les indigos, les bois de teinture dont le continent était si avide, dont il n'entrait plus que de très-faibles quantités depuis la police continentale créée par Napoléon, et rapportaient à Londres les grains, les fers, les chanvres, qui composaient le prix de leurs cargaisons. Les Américains n'étaient pas les seuls faux neutres que la Russie voulût recevoir: les Suédois étaient des intermédiaires non moins commodes pour elle, et encore plus effrontés dans la simulation de leur qualité. Bien que Napoléon eût accordé la paix aux Suédois à condition de rompre toute relation commerciale avec l'Angleterre, ils avaient établi à Gothembourg, au fond du Cattégat, un immense entrepôt, où sous le prétexte de recevoir des neutres, et notamment des Américains, ils recevaient tout simplement les Anglais eux-mêmes, sans même vérifier la nationalité du pavillon, chargeaient ensuite les marchandises qu'ils en avaient reçues sur leurs propres vaisseaux, et allaient sous leur nom les porter dans les ports russes. Il est vrai qu'Alexandre, voulant se renfermer dans la stricte observation des traités, avait institué un tribunal des prises pour condamner les Américains qui trop évidemment ne venaient pas d'Amérique, ou les Suédois qui apportaient trop notoirement des marchandises anglaises. Il en faisait ainsi saisir et confisquer un certain nombre; mais s'il consentait à gêner et à diminuer son commerce, il n'entendait pas le détruire. Les négociants à la longue barbe pouvaient encore échanger les grains, les bois, les chanvres contre des sucres, des cafés, des cotons qu'ils débitaient en Russie, ou que par un vaste roulage, très-profitable aux paysans russes, ils transportaient à Kœnigsberg sur la frontière de la Vieille-Prusse, à Brody, sur la frontière d'Autriche. Limite que l'empereur Alexandre ne veut point dépasser en fait de sacrifices commerciaux. De ces points le roulage allemand les portait à Leipzig et à Francfort. Le haut prix auquel le blocus continental avait fait monter ces marchandises permettait d'en payer le transport quelque coûteux qu'il fût, et il arrivait qu'une quantité de sucres produite à la Havane, transportée de la Havane en Angleterre et de l'Angleterre en Suède par des vaisseaux anglais, de la Suède en Russie par des vaisseaux américains ou suédois, descendait ensuite de Russie en Allemagne sur des chariots russes!

Quoique ce trafic fût fort peu commode, Alexandre aurait bien consenti à le gêner encore un peu plus, mais jamais à le supprimer. Il y avait un autre intérêt de son commerce dont il était résolu à ne pas faire le sacrifice. Le change baissait d'une manière alarmante, et on pouvait craindre que les relations au dehors ne devinssent tout à fait impossibles, s'il fallait longtemps encore donner une aussi grande quantité de valeurs russes pour se procurer des valeurs allemandes, françaises ou anglaises, afin de payer à Francfort, à Paris, à Londres, ce qu'on y avait acheté. La première cause de la baisse du change était dans le papier-monnaie. Il arrivait en effet au rouble ce qui arrivait à la livre sterling, et il était naturel que les étrangers n'acceptassent le rouble comme la livre sterling qu'au taux réduit du papier. La diminution qui se manifestait dans l'exportation des produits russes par suite de la guerre, était une seconde cause de cette baisse. L'infériorité des Russes sous le rapport manufacturier, laquelle les condamnait à prendre au dehors tous les objets de luxe, était la troisième. On ne pouvait pas faire cesser les deux premières, car il eût fallu substituer l'or et l'argent au papier-monnaie, ou rendre aux exportations de la Russie une facilité que la guerre ne comportait pas. Mais les commerçants russes s'étaient figuré que si l'on prohibait les draps, les soieries, les toiles de coton et autres objets venant de l'étranger, l'industrie russe les produirait, et qu'une des causes de la baisse du change serait dès lors supprimée. Avec le temps, c'était possible; y compter dans le moment même était une de ces espérances chimériques qui sont la consolation ordinaire des intérêts souffrants. Une commission de négociants russes, formée auprès du gouvernement, avait élevé de telles réclamations à ce sujet, qu'Alexandre s'était vu forcé de rendre un ukase qui interdisait tous les produits manufacturés anglais, plusieurs produits manufacturés allemands, et quelques produits manufacturés français, réputés faire concurrence à l'industrie russe, tels que les draps et les soieries. Des peines sévères, assez semblables à celles que Napoléon avait introduites dans son code de douanes, la confiscation et le brûlement, étaient prononcées dans cet ukase.

Telle était la manière dont l'empereur Alexandre prétendait s'acquitter des engagements pris à Tilsit. Voyant Napoléon ne point se gêner dans ses combinaisons commerciales, et tantôt interdire absolument par des peines terribles les produits anglais, tantôt en admettre des quantités considérables au prix d'un impôt fort lucratif, le voyant également repousser du sol français les produits des nations amies, telles que les Suisses ou les Italiens, quand ils faisaient concurrence à l'industrie française, il s'était promis de suivre, lui aussi, ses convenances particulières, en se renfermant dans la lettre matérielle des traités fort étroitement entendue. Ces limites posées, il était décidé à s'y défendre doucement dans la forme, opiniâtrément dans le fond, à tâcher de s'y maintenir sans rupture avec la France, en tout cas à ne s'exposer à la guerre qu'après s'être débarrassé des Turcs, mais à l'accepter plutôt qu'à supprimer les restes de son commerce.

Janv. 1811. Craignant cependant qu'avec un caractère aussi entier que celui de Napoléon les formes même les plus douces ne pussent pas prévenir une brouille, il résolut de prendre quelques précautions militaires, point menaçantes mais efficaces. Quelques mesures de précaution prises par le czar sur ses frontières. Il ne voulut rien faire de trop rapproché des frontières polonaises, qui étaient en quelque sorte des frontières françaises. Abandonnant par ce motif la ligne du Niémen, il choisit sa ligne de défense plus en arrière, c'est-à-dire sur la Dwina et le Dniéper, fleuves qui, naissant l'un près de l'autre, tracent, en courant le premier vers la Baltique, le second vers la mer Noire, une longue ligne transversale du nord-ouest au sud-est, laquelle est la vraie ligne défensive de la Russie à l'intérieur. (Voir la carte no 54.) Devant un adversaire aussi impétueux que Napoléon il fallait abandonner du champ, et placer au dedans de l'empire le terrain de la résistance. Alexandre s'occupant lui-même des détails militaires en compagnie d'hommes expérimentés, fit ordonner des travaux de fortification à Riga, à Dunabourg, à Witebsk, à Smolensk, surtout à Bobruisk, place assise sur la Bérézina, au milieu des marécages qui bordent cette rivière. À ces travaux défensifs, qui, selon lui, ne devaient pas être plus provoquants que ceux que Napoléon exécutait à Dantzig, à Modlin, à Torgau, il joignit quelques mesures d'organisation militaire. Il était resté en Finlande, depuis la guerre avec les Suédois, un certain nombre de régiments appartenant à des divisions stationnées ordinairement en Lithuanie. Il fit revenir ces régiments en Lithuanie même, et s'occupa en outre de tenir sur le pied de guerre toutes les divisions placées sur les frontières de Pologne, et demeurées pour la plupart dans les mêmes cantonnements depuis la paix de Tilsit.

Ces mesures prises, Alexandre eut soin d'adapter son langage à sa politique. Il avait à s'expliquer avec M. de Caulaincourt sur l'admission des neutres dans les ports russes, sur l'extension des frontières françaises jusqu'à Hambourg, sur la prise de possession du pays d'Oldenbourg, sur la formation évidente, quoique dissimulée, d'une puissante garnison à Dantzig, et il résolut de s'exprimer sur tous ces sujets avec douceur, et en même temps avec fermeté, de manière à prouver qu'il était bien informé, qu'il ne recherchait pas la guerre, mais qu'il la ferait si on exigeait de lui certains sacrifices qu'il était décidé à refuser, de manière enfin à ne rien brusquer et à n'amener aucune crise prochaine.

Explications de l'empereur Alexandre avec M. de Caulaincourt. Il avait montré quelque froideur à M. de Caulaincourt depuis le mariage manqué et depuis le refus de la convention relative à la Pologne, froideur qui s'adressait au gouvernement français, et qu'avec beaucoup de tact il s'était appliqué à ne pas rendre personnelle à M. de Caulaincourt. Il savait que M. de Caulaincourt sentant sa position devenir difficile, et désirant rentrer en France pour s'y marier, avait demandé et obtenu son rappel; il ne voulait donc pas renvoyer mécontent un homme qu'il estimait et qu'il aimait; de plus il désirait donner à son langage un caractère amical qui n'était plus dans ses actes. Par ces diverses raisons il affecta de rendre à l'ambassadeur de France toute la faveur dont celui-ci avait joui à Saint-Pétersbourg; il le revit aussi souvent, aussi familièrement qu'autrefois, et multiplia avec lui des entretiens intimes dont voici la substance ordinaire.

Napoléon, disait Alexandre, était visiblement changé à son égard, et d'allié intime à Tilsit, non moins intime à Erfurt, était devenu un de ces amis indifférents, bien près de devenir des ennemis. Il l'apercevait, et s'en affligeait profondément, car il ne souhaitait pas une rupture, et ferait tout pour l'éviter. Indépendamment de ce que la guerre présentait de hasardeux contre un aussi grand capitaine que Napoléon, contre une aussi vaillante armée que l'armée française, elle était pour lui une véritable humiliation, car elle contenait la condamnation du système d'alliance que, depuis trois années, lui et M. de Romanzoff soutenaient seuls dans l'empire. Raisons que l'empereur Alexandre donne de sa conduite. Ce système d'alliance, il y persistait, et ne dissimulait pas qu'il y trouvait son avantage en obtenant la Finlande et les provinces du Danube, ces dernières toutefois restant à acquérir, peut-être un peu par la faute de la France, qui n'avait pas assez secondé la Russie à Constantinople. Mais si la Russie gagnait à ce système, que n'y gagnait pas la France, qui depuis 1807 avait envahi l'Espagne, arraché à l'Autriche l'Illyrie et une partie de la Gallicie, et qui récemment encore venait de convertir en provinces françaises les États romains, la Toscane, le Valais, la Hollande, les villes anséatiques? La Finlande, les provinces danubiennes étaient-elles à comparer à ces vastes royaumes, à ces belles possessions continentales et maritimes? Il pourrait se plaindre de cette manière de maintenir l'équilibre entre les deux empires, et surtout de cette extension de territoire, qui, en portant la France jusqu'à Lubeck, la rendait frontière du Danemark et de la Suède, et presque voisine de la Russie, mais il aimait mieux ne pas le faire, voulant bien convaincre Napoléon qu'il n'avait aucune jalousie contre lui. Pourtant, s'il renonçait à se plaindre de ce défaut d'égalité dans les avantages que chacun tirait de l'alliance, pouvait-il se taire sur l'occupation de ce duché d'Oldenbourg, de si mince importance pour Napoléon, mais si intéressant pour la famille régnante de Russie, et dont on aurait bien pu ne pas s'emparer, puisque, en acquérant si peu, on causait tant de peine à un allié, auquel on devait au moins des égards? L'indemnité d'Erfurt, qu'on offrait, n'était-elle pas dérisoire, et ne semblait-elle pas ajouter la raillerie au dommage causé? Et ce dommage, ajoutait Alexandre, il en aurait pris son parti, se réservant d'indemniser lui-même un oncle qui lui était cher, mais le défaut d'égards envers la Russie le touchait profondément, moins pour lui que pour la nation russe, susceptible et fière comme il convenait à sa grandeur. Les ennemis de l'alliance, si nombreux en Europe, avaient bien assez dit que Napoléon traitait le czar comme un jeune homme sans expérience et sans caractère, dont il avait fait un client engoué et soumis, et dont il se souciait si peu qu'il lui occasionnerait tous les désagréments qu'il plairait à son humeur capricieuse de lui faire essuyer! Fallait-il leur donner si tôt et si complétement raison?

L'occupation d'Oldenbourg, disait Alexandre en insistant sur ce sujet, l'avait touché surtout à cause de l'effet produit à la cour et dans le public, effet déplorable, assurait-il, même en mettant de côté tout vain amour-propre. Quant à l'indemnité d'Erfurt, il ne pouvait l'accepter sans se couvrir de ridicule, et du reste en la refusant il ne demandait rien, car on n'avait rien à lui offrir qui ne fût enlevé à quelque pauvre prince d'Allemagne, fort innocent de tout le mal, et il ne voulait pas qu'on l'accusât de contribuer à l'une de ces dépossessions violentes, qui avaient tant révolté, depuis vingt ans, le sentiment moral de l'Europe. Sans doute il n'avait pas besoin de déclarer que pour le duché d'Oldenbourg il ne ferait point la guerre, mais il voulait bien qu'on sût qu'il était blessé, surtout affligé, et qu'il espérait, sans l'exiger, sans la désigner, une réparation qui satisfît la dignité offensée de la nation russe.

Et tandis qu'il avait tant de raisons de se plaindre, disait encore Alexandre, on venait lui susciter une querelle au sujet des neutres admis dans ses ports, au sujet surtout de l'ukase du 31 décembre! Eh bien, il le déclarait franchement, insister sur un tel point, c'était lui demander la ruine entière du commerce russe, déjà bien réduit par mille entraves, et il ne pouvait y consentir. Tout le monde en Europe ne comprenait pas l'intérêt qu'avaient les nations maritimes à résister aux prétentions de l'Angleterre, et à s'imposer pour un tel motif de cruelles privations, et il n'était pas étonnant qu'on eût de la peine à le comprendre en Russie. Alexandre seul et quelques sujets éclairés de son empire sentaient cet intérêt, mais la masse ne voyait dans le blocus continental qu'une de ces volontés despotiques de la France, qu'il était bien cruel de subir quand on était si loin d'elle, et, en tout cas, assez puissant pour se faire respecter. À quel titre, d'ailleurs, demandait-on les derniers sacrifices exigés par Napoléon? Au nom des traités? La Russie exécutait fidèlement celui de Tilsit. Elle avait promis à Tilsit de se mettre en guerre avec l'Angleterre, dès lors de proscrire son pavillon, et de souscrire aux quatre articles du droit des neutres, et elle l'avait fait. Elle avait déclaré la guerre à l'Angleterre sans un intérêt qui lui fût propre; elle avait fermé tous ses ports au pavillon britannique; elle avait même si soigneusement recherché ce pavillon sous son déguisement américain, que dans le cours de cette année plus de cent navires, se qualifiant américains, avaient été saisis, condamnés et confisqués. Ceux qu'on avait admis ne l'avaient été qu'après un sérieux examen de leurs papiers, fait de concert avec le ministre des États-Unis, M. Adam. Napoléon, il est vrai, prétendait que tous les Américains admis avaient touché le sol de l'Angleterre, ou avaient été convoyés par ses vaisseaux, ce qui prouvait une connivence intéressée avec elle, et ce qui était contraire aux décrets de Berlin et de Milan. Mais ces décrets, qu'il avait plu à Napoléon d'ajouter au droit maritime à titre de représailles, et qui déclaraient dénationalisés tous vaisseaux ayant touché en Angleterre, ayant subi sa visite ou son convoi, ces décrets, après tout, étaient-ils obligatoires pour la Russie? Napoléon s'était-il concerté avec elle pour les rendre? et suffisait-il qu'il décrétât quelque chose à Paris pour qu'à l'instant même on fût tenu de s'y soumettre à Saint-Pétersbourg? Parce que les deux empires étaient alliés, cela voulait-il dire qu'ils fussent confondus sous la main du même maître? Beaucoup d'hommes éclairés, même en France, contestaient l'efficacité des nouvelles mesures, et prétendaient qu'on se faisait à soi autant de mal qu'à l'ennemi. N'était-il pas permis de penser ainsi en Russie, et de se conduire suivant ce que l'on pensait? Napoléon lui-même, quel cas faisait-il de ses propres décrets? Après les avoir rendus, après avoir voulu les imposer non-seulement à la France, mais à tout le continent, ne venait-il pas d'y manquer de la façon la plus étrange en adoptant le système des licences, d'après lequel tout navire pouvait aller dans les ports d'Angleterre, et, moyennant certaines conditions, en revenir chargé de produits britanniques? N'avait-il pas fait davantage par le tarif du 5 août, et n'avait-il pas autorisé des introductions immenses de produits anglais, moyennant un droit de 50 pour cent? Or, en supposant que les Américains admis dans les ports russes fussent tous Anglais, ce qui n'était pas, la Russie ferait-elle une chose plus étrange que celle que faisait la France par ses derniers décrets? et s'il était permis à celle-ci de violer le blocus à condition qu'on exporterait ses vins ou ses soieries, et qu'on lui payerait un impôt énorme, ne pouvait-il pas être permis à celle-là d'admettre des produits, anglais peut-être, mais plus probablement américains, afin de débiter ses bois, ses chanvres, ses fers, ses grains? Quand la France ne savait pas supporter pour une cause qui était la sienne toutes les privations du blocus, les autres nations, pour une cause qui n'était que très-accessoirement la leur, seraient-elles donc seules obligées à des sacrifices, à un dévouement, dont on ne leur donnait pas l'exemple? On ne pouvait exiger une telle soumission que de la part d'esclaves prodiguant leur vie pour défendre un maître qui ne daigne pas même s'exposer à un danger. Or, la Russie n'en était pas là, et entendait n'en être là envers personne. Elle avait pris l'engagement de se mettre en guerre avec l'Angleterre, et cet engagement elle l'avait tenu. Elle avait exclu le pavillon britannique, elle continuerait à l'exclure, et à le rechercher même sous ses divers déguisements, mais elle n'irait pas au delà, et elle continuerait à reconnaître et à admettre des neutres. Quant à l'ukase du 31 décembre, il n'y avait pas un seul mot à dire pour qui voulait considérer le vrai droit public des nations. Chacun était bien autorisé, sans se mettre en hostilité avec une puissance, à repousser tels ou tels produits venant de chez elle, dans le but de favoriser chez soi la création de produits semblables. Ce n'était ni une hostilité, ni même un signe de malveillance, car, tout en professant de l'amitié pour un autre peuple, il était bien permis de préférer le sien. Or la Russie croyait que l'achat trop considérable des produits manufacturés étrangers contribuait à la baisse du change chez elle, baisse devenue alarmante; elle se croyait propre, elle aussi, à fabriquer des tissus de coton, des draps, des soieries, des glaces, et elle voulait le tenter. Elle en avait certes bien le droit! Ce n'était ni par froideur ni par humeur contre la France qu'elle excluait telle ou telle marchandise française, c'était pour les fabriquer à son tour; et la preuve, c'est que, par le même acte législatif, elle venait d'interdire tous les produits manufacturés anglais, et plusieurs produits allemands. La France elle-même n'avait-elle pas frappé, dans de semblables vues, certaines provenances russes, comme les potasses par exemple? Il n'y a donc pas, répétait Alexandre, un mot de reproche à m'adresser, car je suis rigoureusement fidèle à l'alliance. J'admets, il est vrai, des Américains dont quelques-uns peuvent être Anglais, malgré ce que je fais pour discerner ces derniers, mais j'ai besoin d'eux, car sans eux une partie de mes sujets mourraient de faim. Je ne manque en cela qu'aux décrets de Berlin et de Milan, qui ne m'obligent pas, auxquels Napoléon est le premier à manquer, témoin ses licences et son tarif de 50 pour cent, et il doit me laisser en paix pour une conduite qu'il tient lui-même, plus que moi, et moins légitimement que moi, car il devrait se considérer du moins comme astreint à respecter ses propres décrets. Du reste, je le déclare franchement, sur ce point je ne puis pas céder; je ne céderai pas, sachez-le bien, et ne me mettez pas inutilement à la torture, car vous me forceriez à la guerre, et je ne la désire pas. Je veux, au contraire, persévérer dans l'alliance. Cette alliance a du bien, elle a du mal pour moi, mais j'y suis entré, j'y veux rester par dignité d'abord, par intérêt ensuite, car un système ne porte ses fruits qu'en y persévérant jusqu'à maturité. J'ai acquis la Finlande, je le reconnais; j'acquerrai la Moldavie et la Valachie si mes généraux me servent bien, et si mon allié ne me dessert pas à Constantinople; je conviens que ce sont de beaux fruits de l'alliance, moins beaux toutefois que l'Espagne, les États romains, la Toscane, la Westphalie, la Hollande, les villes anséatiques. Néanmoins, sans comparer les avantages, je veux persister dans l'alliance, et en faire sortir la paix avec l'Angleterre, qui consolidera toutes nos acquisitions, et qu'on ne peut en faire sortir que par la persévérance. Quelques barriques de sucre et de café que je prendrais à Londres sans le savoir, ou même en le sachant comme le fait l'empereur Napoléon, ne valent pas un refroidissement, ne sont pas à comparer, comme inconvénients, aux propos que fait tenir déjà, et que fera tenir encore davantage notre mésintelligence. L'espoir de nous désunir causera cent fois plus de satisfaction à l'Angleterre que ne lui en ferait éprouver l'introduction de tout le sucre, de tout le coton qui encombrent Londres. Restons donc unis, fermement unis, en nous pardonnant les uns aux autres bien des choses inévitables et nécessaires, en nous épargnant surtout des querelles inutiles, qui bientôt seraient ébruitées au grand dommage de l'alliance et de la paix générale. Quant à moi, je sais bien tout ce qui se prépare à Dantzig, je sais tout ce que disent les Polonais, je ne m'en offusque pas; je ne ferai pas un seul pas en avant, et si le canon doit être tiré, je vous le laisserai tirer les premiers. Je prendrai alors Dieu, mon peuple, l'Europe pour juges, et, avec ma nation tout entière, nous mourrons l'épée à la main, plutôt que de subir un joug injuste. Quelque grand que soit le génie de l'empereur Napoléon, quelque vaillants que soient ses soldats, la justice de notre cause, l'énergie du peuple russe, l'immensité des distances, nous assurent des chances dans une guerre qui de notre part ne sera que défensive. Mais laissons là ces tristes pronostics, ajoutait Alexandre en serrant affectueusement la main de M. de Caulaincourt; je vous donne ma parole d'honneur que je ne veux pas la guerre, que je la crains, et qu'elle contrarie toutes mes vues. Si on m'y oblige cependant, je la ferai énergique et désespérée, mais je ne la veux pas, je vous le déclare en souverain, en honnête homme, en ami, qui, à tous ces titres, rougirait de vous tromper.—

Quels étaient les vrais sentiments de l'empereur Alexandre. Chaque fois qu'Alexandre disait ces choses, et cela lui arrivait souvent, il les disait avec un accent de vérité frappant, avec un mélange de grâce, de douceur et de force[22]; il touchait, il embarrassait M. de Caulaincourt, qui ne savait que répondre à tant de raisons, les unes vraies, les autres au moins plausibles.

Quant à moi, en historien sincère, aimant mon pays plus que chose au monde, mais pas jusqu'à lui sacrifier la vérité, je dois le déclarer, après avoir lu tous les documents, l'empereur Alexandre, d'après mon sentiment, ne voulait pas la guerre. Il la redoutait profondément, et bien qu'il commençât à s'y préparer, par défiance du caractère de Napoléon, il aurait tout fait pour l'éviter, car elle était pour lui, outre un grand danger, la condamnation de sa politique personnelle, un aveu qu'il s'était trompé en adoptant l'alliance française à Tilsit, la renonciation à la Valachie et à la Moldavie (ainsi que l'événement l'a prouvé), enfin une témérité inutile et sans but. Il n'y avait qu'une considération qui pût décider Alexandre à la guerre, c'était l'intérêt de son commerce. Gêner ce commerce au delà de la limite qu'il s'était tracée, lui était impossible dans l'état des esprits en Russie. Au point de vue du droit strict il était fondé dans son dire quand il soutenait que les décrets de Berlin et de Milan, au nom desquels on voulait défendre l'admission des Américains qui avaient communiqué avec les Anglais, ne l'obligeaient pas. Au point de vue de l'alliance, et à titre d'amitié, il aurait dû sans doute exclure les Américains convoyés la plupart par les Anglais; mais Napoléon ayant par les licences et par le tarif du 5 août permis l'introduction des denrées coloniales anglaises, nous ne pouvions vraiment pas demander pour notre cause un zèle que nous ne montrions pas nous-mêmes; et il faut ajouter qu'après les procédés dans l'affaire du mariage, après le refus, très-honorable d'ailleurs, de la convention relative à la Pologne, nous n'étions plus fondés à exiger et à espérer un dévouement sans bornes. Il y avait en un mot refroidissement chez l'empereur Alexandre, il n'y avait pas projet de rompre. C'était à nous à décider s'il nous convenait de passer, ce qui n'est que trop facile, du refroidissement à la guerre.

Telles étaient les dispositions de la cour de Russie, à la suite des incorporations territoriales qui avaient porté les frontières françaises jusqu'à Lubeck, et des nouvelles exigences que Napoléon avait manifestées relativement à l'exécution du blocus continental. M. de Caulaincourt transmet à Paris les explications de l'empereur Alexandre, et les Polonais font connaître les travaux entrepris sur la Dwina et le Dniéper.M. de Caulaincourt, avec une parfaite sincérité, avait tout mandé à Paris, et avait exprimé son sentiment personnel, c'est que le czar ne voulait pas la guerre. Il n'avait tu qu'une chose, parce qu'il l'ignorait, c'est le commencement de préparatifs militaires que nous avons mentionné, et qui était la suite des défiances conçues par l'empereur Alexandre. Mais ce qu'il n'avait pu découvrir de Saint-Pétersbourg, ce qu'il n'avait pu recueillir au milieu du silence qui régnait autour de lui, les Polonais du grand-duché, ceux de l'armée surtout, l'avaient bientôt aperçu, et publié avec leur vivacité accoutumée. Appelant la guerre de tous leurs vœux, parce qu'ils en attendaient l'entière restauration de leur patrie, placés aux avant-postes sur les frontières de Russie, ils n'avaient pas tardé à savoir, malgré le soin que la police russe mettait à interdire les communications, qu'on remuait de la terre sur la Dwina et le Dniéper, qu'on exécutait des travaux à Bobruisk, à Witebsk, à Smolensk, à Dunabourg, même à Riga. Ils avaient appris de plus que quelques troupes revenaient de Finlande en Lithuanie. De la meilleure foi du monde ils avaient pris ces faits pour les signes infaillibles d'une guerre prochaine, ils les avaient grossis et mandés au général Rapp, gouverneur de Dantzig, lequel en avait donné connaissance à Napoléon, comme c'était son devoir. En peu de semaines toute la Pologne avait retenti du bruit d'une rupture certaine entre la France et la Russie, et mille échos avaient porté ce bruit de Pologne en Allemagne. La France seule, dont tous les échos étaient muets, ne l'avait pas reproduit; mais le commerce, par correspondance, en avait reçu et transmis le retentissement.

Forte impression que produisent sur Napoléon les nouvelles de Russie. Napoléon, en apprenant par M. de Caulaincourt les réponses qu'Alexandre opposait à ses remontrances, et par le général Rapp les faits que les Polonais avaient recueillis, fut fortement ému. Il éprouva et témoigna beaucoup d'humeur contre M. de Caulaincourt, disant que celui-ci ne connaissait pas les questions traitées par l'empereur de Russie, et qu'il s'était montré bien faible dans les discussions qu'il avait eues avec ce prince. Réponse aux raisons d'Alexandre. Il ordonna de répliquer sur-le-champ que les Américains étaient tous Anglais, car sans cela les Anglais ne les laisseraient point passer; qu'il ne fallait reconnaître aucun neutre, car il n'y en avait plus; que les licences dont on faisait un argument contre lui n'avaient pas la moindre importance; que les Anglais ayant besoin de grain, il leur en envoyait quelque peu, et les condamnait à le payer bien cher, en les obligeant à recevoir des vins ou des soieries; que quant à l'introduction plus considérable, il est vrai, des denrées coloniales moyennant le droit de 50 pour cent, c'était une introduction ruineuse pour le commerce anglais; qu'en la permettant on ne faisait que se substituer à la contrebande, qui, avec une prime de 50 pour cent, parvenait toujours, quoi qu'on fît, à introduire des sucres et des cafés; que du reste il consentait à ce mode d'introduction, et même avait pressé l'empereur Alexandre de l'adopter en Russie, car le trésor russe en tirerait grand profit; que la guerre aux produits anglais était le plus sûr moyen d'obtenir la paix maritime; que les combinaisons qu'il proposait étaient les mieux adaptées aux difficultés naturelles de l'entreprise, que ses alliés devaient s'en rapportera son expérience, et l'imiter s'ils étaient sincères, et que pour lui il ne les reconnaîtrait pour alliés véritables qu'à cette condition.

Mais Napoléon éprouva un tout autre sentiment que l'irritation ou le désir d'argumenter, en apprenant les travaux sur la Dwina et le Dniéper, et les mouvements de troupes de Finlande en Lithuanie. Fatale promptitude des résolutions de Napoléon. Avec la promptitude ordinaire de son esprit et de son caractère, il vit sur-le-champ dans ces simples précautions la guerre projetée, déclarée, commencée, et il conçut le désir impétueux de se mettre en mesure. Il avait déjà éprouvé tant de fois, avec l'Angleterre en 1803, avec l'Autriche en 1805 et en 1809, avec la Prusse en 1806, avec la Russie en 1805, qu'un premier refroidissement amenait la défiance, la défiance les préparatifs, et les préparatifs la guerre, que tout plein du souvenir de ce rapide enchaînement de conséquences, il ne douta pas un instant que sous un an, ou sous quelques mois, il n'eût la Russie sur les bras. S'il avait su se rendre justice à lui-même, et s'avouer pour combien son caractère entrait dans cette prompte succession des choses, il aurait pu reconnaître que, même la Russie armant par une défiance bien naturelle, la guerre restait en son pouvoir à lui, avec libre choix de l'avoir ou de ne pas l'avoir, moyennant qu'il sût résister à ses passions, car évidemment la Russie ne la voulait pas, à moins qu'il n'exigeât de cette puissance plus qu'elle n'était disposée à concéder relativement au commerce. Or, ce que Napoléon demandait à la Russie n'était pas indispensable au succès de ses desseins, car en continuant à exiger d'elle l'exécution du blocus continental, tel qu'elle le pratiquait actuellement, en l'exigeant même un peu plus rigoureux, ce qui était possible, en se tenant en paix avec elle, en restant libre dès lors de porter de nouvelles forces dans la Péninsule contre les Anglais, en persévérant dans le système adopté de leur faire éprouver une grande gêne commerciale, et un échec militaire important, il devait aboutir bientôt à la paix maritime, c'est-à-dire générale, et obtenir ainsi la consécration de sa grandeur par le monde entier. Mais habitué à commander en maître, irrité de trouver quelque opposition de la part d'une puissance qu'il avait vaincue, mais point accablée, pensant qu'il fallait lui donner une nouvelle et dernière leçon, se faisant à ce sujet des sophismes assortis à ses passions, comme s'en font même les plus grands esprits, se disant qu'il fallait profiter de ce qu'il était assez jeune encore pour écraser toutes les résistances européennes, afin de laisser au futur héritier de l'Empire une domination universelle et définitivement acceptée, commençant surtout avec la mobilité d'un caractère ardent à se dégoûter du plan qui consistait à chercher en Espagne la fin de ses longues luttes, fatigué des obstacles qu'il y rencontrait, des lenteurs qui retardaient sans cesse l'accomplissement de ses desseins, s'en prenant de ces lenteurs non à la nature des choses mais à ses lieutenants, subitement enchanté de l'idée de se charger lui-même de la grande solution en négligeant le midi pour aller frapper au nord l'un de ces terribles coups d'épée qu'il savait frapper si juste, si fort et si loin, et d'en finir ainsi en quelques mois au lieu de se traîner encore pendant des années dans les inextricables difficultés de la guerre de la Péninsule, entraîné, dominé, aveuglé par une foule de pensées qui vinrent l'assaillir à la fois, il vit tout à coup une nouvelle guerre avec la Russie comme une chose écrite dans le livre des destins, comme le terme de ses grands travaux, et il trouva tout arrêtée en lui la résolution de la faire, sans qu'il pût se rendre compte du jour, de l'heure où cette résolution s'était formée.

Cette idée vivement conçue dans son esprit, il en entreprit la réalisation avec une incroyable promptitude. Sans rechercher si le tort était à lui ou à la Russie, si la cause du conflit prévu était en lui ou en elle, s'il ne dépendrait pas de sa volonté seule, de sa volonté mieux éclairée, de le prévenir, il tint pour certain que la Russie lui ferait la guerre dans un temps assez prochain, qu'elle choisirait pour la lui déclarer le moment où victorieuse des Turcs, leur ayant arraché l'abandon des provinces danubiennes, elle aurait la libre disposition de toutes ses forces, qu'alors elle conclurait la paix avec l'Angleterre, et après avoir obtenu par lui la Finlande, la Moldavie, la Valachie, elle tâcherait d'obtenir par l'Angleterre la Pologne, au grand dommage, à l'éternelle confusion de la France; et de tout cela il tira la conséquence qu'il fallait prendre ses précautions sur-le-champ, et se mettre en mesure avant que la Russie y fût elle-même. Dès ce moment (janvier et février 1811) il commença les préparatifs d'une guerre décisive dans les vastes plaines du Nord. Une fois décidé à ne plus garder aucun ménagement avec la Russie, à la soumettre absolument comme la Prusse et l'Autriche, il avait certainement raison de s'y prendre le plus tôt possible, avant qu'elle fût délivrée de la guerre de Turquie.

Premiers préparatifs de la guerre de Russie. La principale difficulté à vaincre dans une grande guerre au Nord c'était celle des distances. Porter cinq ou six cent mille hommes du Rhin sur le Dniéper, les y porter avec un énorme matériel d'équipages de ponts afin de traverser les principaux fleuves du continent, avec une quantité de vivres extraordinaire non-seulement pour les hommes mais pour les chevaux, afin de subsister dans un pays où les cultures étaient aussi rares que les habitants, et qu'on trouverait probablement dévasté comme Masséna avait trouvé le Portugal; suivre avec ce matériel un peuple au désespoir à travers les plaines sans limites qui s'étendent jusqu'aux mers polaires, était une difficulté prodigieuse, et que l'art militaire n'avait pas encore surmontée, car lorsque les barbares se jetèrent jadis sur l'empire romain, et les Tartares sur la Chine et l'Inde, on vit la barbarie envahir la civilisation, et vivre de la fertilité de celle-ci; mais la civilisation, quelque habile et quelque courageuse qu'elle soit, a une difficulté bien grave à surmonter si elle veut envahir la barbarie pour la refouler, c'est de porter avec elle tout ce qu'elle ne doit pas trouver sur ses pas.

Quoique les embarras de tout genre qu'il avait eus en 1807 fussent déjà un peu effacés de sa mémoire, Napoléon prévoyant d'après les dévastations de lord Wellington en Portugal les moyens désespérés que ses ennemis ne manqueraient pas d'employer, sentait que les distances seraient le principal obstacle que lui opposeraient les hommes et la nature. Pour en triompher il fallait changer sa base d'opération; il fallait la placer non plus sur le Rhin, mais sur l'Oder, ou sur la Vistule, et même, si l'on pouvait, sur le Niémen, c'est-à-dire à trois ou quatre cents lieues des frontières de France; et déjà, dans sa vaste intelligence, Napoléon avait rapidement arrêté son plan d'opération, car c'est dans ces combinaisons qu'il était extraordinaire et sans égal.

Profondes combinaisons de Napoléon pour annuler autant que possible la difficulté des distances. Il avait sur l'Elbe l'importante place de Magdebourg, précieux débris de la couronne du grand Frédéric resté entre ses mains, et à peine donné à son frère Jérôme; il avait sur l'Oder Stettin, Custrin, Glogau, autres débris de la monarchie prussienne, gardés en gage jusqu'à l'acquittement des contributions de guerre dues par la Prusse; il avait de plus sur la Vistule la grande place de Dantzig, cité allemande et slave, prussienne et polonaise, constituée en ville libre sous le protectorat de Napoléon, mais libre comme on pouvait l'être sous un tel protecteur, et occupée déjà par une garnison française. Enfin, entre ces différentes places se trouvait le corps du maréchal Davout, pouvant servir de noyau à la plus belle armée. C'est de tous ces échelons que Napoléon entendait se servir pour faire arriver sans retard, et pourtant sans éclat, un immense matériel de guerre, et avec ce matériel une immense réunion de troupes du Rhin à l'Elbe, de l'Elbe à l'Oder, de l'Oder à la Vistule, de la Vistule au Niémen. Il espérait y réussir en dérobant ses premiers mouvements à l'œil de l'ennemi, puis quand il ne pourrait plus les cacher en alléguant de faux prétextes, puis quand les prétextes eux-mêmes ne vaudraient plus rien en avouant le projet d'une négociation armée, et enfin, au dernier moment, en se portant par une marche rapide de Dantzig à Kœnigsberg, de manière à mettre derrière lui, à sauver de la main des Russes les riches campagnes de la Pologne et de la Vieille-Prusse, à s'en approprier les ressources, et à économiser de la sorte le plus longtemps possible les provisions qu'il aurait réunies. C'est en se servant ainsi de ces divers échelons que Napoléon voulait porter sa base d'opération à trois ou quatre cents lieues en avant, pour faire que le Rhin fût sur la Vistule ou le Niémen, que Strasbourg et Mayence fussent à Thorn et à Dantzig, peut-être même à Elbing et à Kœnigsberg.

Mais ces mouvements d'hommes et de choses, quelque soin qu'on mît à les cacher, ou du moins à en dissimuler l'intention, frapperaient toujours assez les yeux les moins clairvoyants, pour que la Russie avertie prît aussi ses précautions, et se jetât peut-être la première sur les contrées qu'on voulait occuper avant elle, et cherchât ainsi à rendre plus vaste l'espace ravagé qui nous séparerait d'elle. Dans ce cas, outre le danger de laisser en prise à ses armées les champs les plus fertiles du Nord, il y avait l'inconvénient de rendre la guerre inévitable, car si le grand-duché de Varsovie était envahi par la Russie, l'honneur ne permettait pas de rester en paix. Motifs qui portent Napoléon à commencer de bonne heure ses préparatifs. Or, Napoléon, qui regardait une rupture avec cette puissance comme inévitable, ne demandait cependant pas mieux que de la prévenir, car, il faut le redire, ce n'était plus à son goût pour la guerre qu'il obéissait en s'attaquant tantôt aux uns tantôt aux autres, mais à sa passion de domination, et il avait fait ce calcul qu'en commençant ses préparatifs à l'instant même, tandis que la Russie occupée en Orient serait obligée d'ajourner ses représailles, il pourrait être tout prêt, tout armé sur la Vistule, quand elle reviendrait des bords du Danube, qu'alors il serait en mesure de soustraire à ses ravages la Pologne et la Vieille-Prusse, et peut-être réussirait à l'intimider à tel point qu'il obtiendrait d'elle par une négociation armée la soumission à ses vues, qu'il était résolu à conquérir par la guerre, s'il lui était impossible de l'obtenir autrement. Il poussait même les rêves de sa vaste imagination jusqu'à espérer que grâce à ses immenses moyens, grâce à ses nombreuses populations qu'il croyait faire françaises en les plaçant dans des cadres français, grâce à ses richesses, résultat de son économie et de ses exactions commerciales, il pourrait à la fois continuer la guerre au midi et la préparer au nord, poursuivre d'un côté les Anglais jusqu'aux extrémités de la Péninsule, et amasser de l'autre tant de soldats en Pologne, que la Russie effrayée se soumettrait à ses volontés, ou serait foudroyée! Fatale prétention de tout embrasser qui devait lui devenir funeste, car, quelque grand qu'il fût, il y avait à craindre que ses deux bras ne pussent pas s'étendre à la fois de Cadix à Moscou, ou que s'ils le pouvaient, ils ne fussent plus assez forts pour porter des coups décisifs, surtout quand il faudrait pour atteindre le Volga traverser des champs couverts de ruines, hérissés de glaces, semés de haines!

Telle fut donc la pensée de Napoléon en commençant sur-le-champ ses préparatifs, ce fut d'abord, si on devait avoir inévitablement la guerre, de la faire avant que la Russie fût débarrassée de la Turquie, de choisir ensuite pour armer le moment où cette puissance, occupée ailleurs, ne pourrait répondre à un acte menaçant par un acte agressif, de se trouver ainsi sur la Vistule avant elle, et avec de telles forces qu'on pût obtenir même sans guerre le résultat de la guerre.

Travaux ordonnés par Napoléon à Dantzig, et dans toutes les places du Nord restées en sa possession. Dans l'ensemble des mesures à prendre, Dantzig, par sa position sur la Vistule, par son étendue, par ses fortifications, devait être le premier objet de nos soins, car il était appelé à devenir le dépôt aussi vaste que sûr de toutes nos ressources matérielles. Après Dantzig, les places de Thorn et Modlin sur la Vistule, de Stettin, Custrin, Glogau sur l'Oder, de Magdebourg sur l'Elbe, méritaient la plus grande attention. Garnison de Dantzig. Napoléon avait déjà renforcé la garnison de Dantzig; il donna tout de suite des ordres pour la porter à 15 mille hommes. Il y augmenta les troupes d'artillerie et du génie qui étaient françaises, y joignit un régiment français de cavalerie légère, et y fit envoyer un nouveau renfort d'infanterie polonaise, laquelle était aussi sûre que la nôtre. Cette infanterie, tirée des places de Thorn, Stettin, Custrin, Glogau, y fut remplacée par des régiments du maréchal Davout, de manière que ces mouvements de troupes, exécutés de proche en proche, fussent moins remarqués. Napoléon demanda à son frère Jérôme, au roi de Wurtemberg, au roi de Bavière, de lui fournir chacun un régiment, afin d'avoir à Dantzig des troupes allemandes de toute la Confédération. Il compléta à ses frais les approvisionnements des places de Stettin, Custrin, Glogau, Magdebourg. Il exigea du roi de Saxe la reprise des travaux de Thorn sur la Vistule, de Modlin au confluent de la Vistule et du Bug, place importante, qui, on doit s'en souvenir, remplaçait Varsovie, capitale trop difficile à défendre. Le roi de Saxe manquant de ressources financières, Napoléon imagina divers moyens de lui en procurer. Il prit d'abord à la solde de la France les deux nouveaux régiments polonais qu'il venait de lui demander, puis il lui fit ouvrir un emprunt à Paris, au moyen de la maison Laffitte, qui dut adresser les fonds provenant de cet emprunt au trésor saxon comme si elle les avait reçus du public, tandis qu'en réalité elle les recevait du trésor impérial. Napoléon envoya en outre des canons et cinquante mille fusils à Dresde, sous prétexte d'une liquidation existant entre la Saxe et la France, laquelle se soldait, disait-on, en envois de matériel. Il fit partir le général Haxo, enlevé aux siéges de la Catalogne, pour qu'il traçât le plan de nouvelles fortifications, soit à Dantzig, soit à Thorn, les unes et les autres aux frais de la France. Équipages de ponts préparés à Dantzig. Les bois et les fers abondant à Dantzig, Napoléon ordonna d'y préparer plusieurs équipages de ponts, portés sur haquets, c'est-à-dire sur chariots, qui devaient être traînés par plusieurs milliers de chevaux, et servir à franchir tous les fleuves, ou, comme disait Napoléon, à dévorer tous les obstacles. Convois de munitions expédiés par les canaux. Il achemina par les canaux qui unissent la Westphalie avec le Hanovre, le Hanovre avec le Brandebourg, le Brandebourg avec la Poméranie, un immense convoi de bateaux chargés de boulets, de bombes, de poudre et de munitions confectionnées. Un détachement français établi sur ces bateaux devait veiller à leur garde, et quelquefois les traîner dans les passages difficiles. Approvisionnements en blé secrètement préparés à Dantzig. Le général Rapp eut ordre d'acheter, sous prétexte d'approvisionner la garnison de Dantzig, des quantités considérables de blé et d'avoine, et de faire un recensement secret de toutes les céréales qui existaient ordinairement dans cette place, afin de s'en emparer au premier moment. Dantzig étant le grenier du Nord, on pouvait y trouver l'aliment d'une armée de cinq à six cent mille hommes. Sur toutes les choses qui allaient passer par ses mains, le général Rapp, comme le lui écrivait Napoléon, devait agir et couper sa langue.

Outre les points d'appui qu'il avait dans le Nord, tels que Dantzig, Thorn, Stettin, Custrin, Napoléon songeait à se créer au milieu de l'Allemagne un dépôt aussi vaste, aussi sûr que celui de Dantzig, mais placé entre l'Oder et le Rhin, et capable d'arrêter un ennemi qui viendrait par la mer. Il avait déjà dans cette position, Magdebourg, place d'une grande force, et à laquelle il y avait peu à faire. Mais Magdebourg était trop haut sur l'Elbe, trop loin de la mer, et n'était pas situé de manière à contenir le Hanovre, le Danemark, la Poméranie. Hambourg avait au contraire tous les avantages de situation qui manquaient à Magdebourg. Projet d'un vaste établissement de guerre à Hambourg. La nombreuse population de cette ville, si elle offrait quelque danger de rébellion, présentait aussi des ressources immenses en matériel de tout genre, et Napoléon pensait avec raison qu'une armée ne trouve tout ce dont elle a besoin qu'au milieu des populations accumulées, largement pourvues de ce qu'il leur faut pour manger, se loger, se vêtir, se voiturer. Il avait fait aussi la réflexion que Hambourg étant le principal chef-lieu des trois nouveaux départements anséatiques, on y trouverait toujours en douaniers, percepteurs des contributions, gendarmes, marins, soldats sortant des hôpitaux, bataillons de dépôt, dix ou douze mille Français, qui tous ensemble fourniraient une garnison puissante, moyennant qu'on eût laissé dans la place un fonds permanent de troupes du génie et d'artillerie. Hambourg avait de plus l'avantage de pouvoir donner asile à la flottille des côtes, car elle recevait dans ses eaux de fortes corvettes, et jusqu'à des frégates. Napoléon ordonna donc de grands travaux pour embrasser, sinon dans une enceinte continue, au moins dans une suite d'ouvrages bien liés, cette vaste cité anséatique, qui allait devenir la tête de notre établissement militaire au milieu de l'Allemagne et sur la route de Russie.

Création des moyens de transport. Aux nombreux appuis placés sur son chemin, Napoléon devait ajouter des moyens de transport extraordinaires, afin de vaincre cette redoutable difficulté des distances, qui allait être, comme nous venons de le dire, la principale dans la guerre qu'il préparait. Il avait déjà beaucoup fait pour cette importante partie des services militaires. En effet, dans les guerres du commencement du siècle, les vivres, les munitions, l'artillerie elle-même, étaient confiés à de simples charretiers, ou requis sur les lieux, ou fournis par des compagnies financières, et s'acquittant fort mal de leurs devoirs surtout dans les moments de danger. Napoléon avait le premier confié l'artillerie, les munitions dont l'artillerie a la garde et le transport, à des conducteurs soldats, gouvernés comme les autres soldats par la discipline et l'honneur militaires. Il avait fait de même pour les bagages de l'armée, tels que vivres, outils, ambulances, en instituant des bataillons dits du train, qui conduisaient des caissons numérotés sous les ordres d'officiers et de sous-officiers. Il y avait de ces bataillons en France, en Italie, en Espagne. Ceux qui se trouvaient dans cette dernière contrée, ayant perdu leurs voitures et leurs chevaux, ne comptaient presque plus que des cadres, et dans cet état ne pouvaient rendre dans la Péninsule aucun service. Napoléon, après avoir réuni dans un petit nombre de ces cadres ce qu'il restait d'hommes et de chevaux, dirigea sur le Rhin les cadres devenus disponibles, en ordonna le recrutement, et, sans dire pour quel motif, prescrivit une nombreuse fabrication de caissons à Plaisance, à Dôle, à Besançon, à Hambourg et à Dantzig. Il ne restait plus à se procurer que les chevaux, qu'il suffirait d'acheter au dernier moment en France, en Suisse, en Italie, où les chevaux de trait abondent. Napoléon avait le projet, indépendamment des vastes magasins placés sur la Vistule et le Niémen, de traîner après lui vingt ou trente jours de vivres pour une armée de quatre cent mille soldats. À aucune époque la guerre n'avait été conçue d'après de telles proportions, et si des causes morales ne venaient déjouer ces prodigieux efforts, la civilisation devait offrir en 1812 le spectacle de la plus grande difficulté qui eût jamais été vaincue par les hommes.

Ressources financières pour payer les préparatifs de la guerre de Russie. Napoléon, pour faire face à toutes ces dépenses, avait le produit des saisies de denrées coloniales, lesquelles avaient procuré des sommes considérables, surtout dans le Nord. Il avait donc l'argent sur place. Aux soins pour le matériel devaient se joindre les soins pour le personnel de la future armée de Russie. Pour la première fois depuis longtemps il avait laissé passer une année, celle de 1810, sans lever de conscription. Troupes qui doivent composer l'armée de Russie. Il est vrai que la classe de 1810 avait été levée en 1809, par l'habitude antérieurement contractée de prendre chaque classe un an à l'avance. Mais enfin les yeux de la population s'étaient reposés toute une année du spectacle affligeant des appels, et la conscription de 1811 restait intacte au commencement de 1811, sans avoir été appelée avant l'âge révolu du service. Napoléon résolut de la lever immédiatement, en réservant pour 1812 celle de 1812, si des préparatifs il fallait passer à la guerre même. Il ordonna donc au ministre Clarke (duc de Feltre) de vider les cinquièmes bataillons (qui étaient ceux de dépôt) pour verser dans les quatrièmes bataillons les conscrits déjà formés, et faire place dans les cinquièmes à la conscription qui allait être appelée. Corps de l'Elbe. Il décida que les superbes régiments du corps du maréchal Davout, destinés à être le noyau de la grande armée, seraient accrus en nombre d'un régiment léger, ce qui devait les porter à seize, recevraient immédiatement leur quatrième bataillon (il n'y en avait que trois au corps), et qu'on leur adjoindrait les régiments hollandais récemment incorporés dans l'armée française, ainsi que les tirailleurs du Pô et les tirailleurs corses. Cette belle infanterie avec quatre régiments de cuirassiers, six régiments de cavalerie légère, et 120 bouches à feu, devait présenter un corps de 80 mille hommes, sans égal en Europe, excepté parmi certaines troupes de l'armée d'Espagne. Napoléon ordonna le recrutement immédiat des cuirassiers, chasseurs, hussards, répandus dans les cantonnements de la Picardie, de la Flandre et de la Lorraine, comprenant plus de vingt régiments, pouvant fournir encore vingt mille cavaliers accomplis, les dignes compagnons de l'infanterie du maréchal Davout. Corps du Rhin. Les rives du Rhin, les côtes de la Manche et de la Hollande contenaient les régiments d'infanterie des fameuses divisions Boudet, Molitor, Carra Saint-Cyr, Legrand, Saint-Hilaire, qui avaient soutenu les combats d'Essling et d'Aspern. En reportant encore des bataillons de dépôt dans les bataillons de guerre les conscrits déjà formés, on pouvait procurer à ces régiments trois beaux bataillons, et plus tard quatre, si la guerre n'avait lieu qu'en 1812. Ils devaient présenter les éléments d'un second corps aussi puissant que le premier, échelonné un peu au delà du Rhin, et appelé à remplacer sur l'Elbe celui du maréchal Davout, lorsque ce dernier s'avancerait sur l'Oder. Corps d'Italie. Restait l'armée d'Italie, appuyée à droite par celle d'Illyrie, en arrière par celle de Naples. Napoléon avait déjà attiré en Lombardie plusieurs régiments du Frioul, et leur avait substitué dans cette province un nombre égal de régiments d'Illyrie. Il avait attiré aussi plusieurs régiments de Naples dont Murat pouvait se passer. Ne craignant pas de se dégarnir vers l'Italie, dans l'état de ses relations avec l'Autriche, il se proposait de former entre Milan et Vérone un beau corps de 15 à 18 régiments d'infanterie, de 10 régiments de cavalerie, auquel viendraient s'ajouter les 30 mille Lombards composant l'armée propre du royaume d'Italie. Il était facile de le recruter avec les hommes déjà instruits dans les dépôts, et qui allaient y être remplacés par la conscription de 1811. On pouvait donc avoir en très-peu de temps au débouché des Alpes un troisième corps qui au premier signal passerait du Tyrol en Bavière, de la Bavière en Saxe, où il rencontrerait toutes préparées et l'attendant les armées saxonne et polonaise.

Plan de rassemblement pour les divers corps dont l'organisation est préparée. Le projet de Napoléon si la guerre avec la Russie le surprenait dans l'année même, c'est-à-dire en 1811, ce qu'il ne croyait point, était de porter immédiatement sur la Vistule le corps du maréchal Davout, qui était de 80 mille hommes, et dont les avant-postes étaient déjà sur l'Oder, mouvement qui pouvait s'exécuter en un clin d'œil, aussitôt que les Russes inspireraient une inquiétude sérieuse. Ces 80 mille Français devaient trouver 50 mille Saxons et Polonais échelonnés de la Wartha à la Vistule, une garnison de 15 mille hommes à Dantzig, et présenter ainsi à l'ennemi une première masse d'environ 140 mille combattants, très-suffisante pour arrêter les Russes si ceux-ci avaient déployé une activité peu présumable. Vingt mille cuirassiers et chasseurs, les plus vieux cavaliers de l'Europe, devaient suivre sans retard. Le corps formé sur le Rhin, et fort d'au moins soixante mille hommes, serait prêt à peu de jours d'intervalle. Un mois après, l'armée d'Italie, les contingents allemands, la garde impériale, porteraient à plus de trois cent mille hommes les forces de l'Empire contre la Russie. Il est douteux que les Russes, même en sacrifiant la guerre de Turquie, eussent pu, dans cet espace de temps, réunir des moyens aussi étendus.

En supposant donc une surprise peu vraisemblable, c'est-à-dire les hostilités en 1811, Napoléon devait être plus préparé que les Russes. Étendue des forces sur lesquelles comptait Napoléon. Mais si, comme tout l'annonçait, la guerre était à la fois inévitable et différée, Napoléon ayant le temps d'appeler la conscription de 1812 à la suite de celle de 1811, était en mesure de se procurer des forces bien plus imposantes encore, car il pouvait porter les régiments du maréchal Davout à cinq bataillons de guerre, ceux du Rhin à quatre, ceux d'Italie à cinq, tous ses régiments de cavalerie à onze cents hommes, et verser enfin le surplus des conscriptions de 1811 et de 1812 dans une centaine de cadres de bataillons tirés d'Espagne, en ayant soin de ne prendre que le cadre, et de laisser en Espagne l'effectif tout entier. Grâce à ces divers moyens il pouvait avoir 300 mille Français et 100 mille alliés sur la Vistule, une réserve de 100 mille Français sur l'Elbe, 135 bataillons de dépôt occupés dans l'intérieur de l'Empire à instruire les recrues et à garder les frontières, sans que par toutes ces mesures les forces consacrées à la Péninsule eussent été sensiblement affaiblies: armement formidable, qui devait faire trembler l'Europe, enivrer d'un fol orgueil le conquérant possesseur de ces multitudes armées, et peut-être même assurer le triomphe de ses gigantesques prétentions, si le lien qui tenait unie cette immense machine de guerre ne venait à se briser par des accidents physiques toujours à craindre, par des causes morales déjà trop faciles à entrevoir.

Les mesures diplomatiques mises en rapport avec les mesures militaires. Napoléon ne s'en tint pas à ces précautions militaires, il donna à sa diplomatie une direction conforme à ses projets, particulièrement en ce qui concernait la Turquie et l'Autriche.

Tentative secrète d'alliance avec les Turcs. En Turquie, il avait été fidèle aux engagements pris envers l'empereur Alexandre soit à Tilsit, soit à Erfurt, et n'avait jamais rien fait qui pût détourner la Porte d'abandonner à la Russie les provinces danubiennes. Toutefois, par son chargé d'affaires, M. de Latour-Maubourg, il avait fait dire secrètement aux Turcs qu'il ne les croyait pas en état de disputer longtemps la Moldavie et la Valachie à la Russie, qu'il leur conseillait donc de céder ces provinces, mais rien au delà, et que si la Russie poussait ses prétentions plus loin, il était prêt à appuyer leur résistance. En effet, lorsqu'il avait été question, à propos des limites de la Bessarabie et de la Moldavie, de porter la frontière russe jusqu'au vieux Danube, dont le lit se retrouve de Rassova à Kustendjé, il avait conseillé aux Turcs de refuser cette concession, et leur avait même offert un traité de garantie, par lequel la frontière du Danube étant une fois stipulée avec les Russes, il s'engageait à défendre l'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman en deçà de cette frontière.

Défiance des Turcs envers la France depuis les entrevues de Tilsit et d'Erfurt. Mais en donnant ces conseils et ces témoignages d'intérêt, la diplomatie française avait trouvé les Turcs on ne peut pas plus mal disposés pour elle. Depuis les entrevues de Tilsit et d'Erfurt, dont les Anglais avaient communiqué tous les détails à la Porte, en les exagérant beaucoup, les Turcs s'étaient considérés comme absolument livrés par la France à la Russie, et trahis, suivant eux, dans une amitié qui datait de plusieurs siècles. Ils en étaient arrivés à une telle défiance, qu'ils ne voulaient rien croire de ce que leur disait la légation française, réduite alors à un simple chargé d'affaires. Ils étaient non-seulement profondément atteints dans leur plus pressant intérêt, celui des provinces danubiennes, mais offensés dans leur orgueil, parce que Napoléon, soit négligence, soit première ferveur pour l'alliance russe, avait laissé sans réponse la lettre de notification par laquelle le sultan Mahmoud, en succédant au malheureux Sélim, lui avait fait part de son avénement au trône. Les Turcs supportaient donc à peine le représentant de la France à Constantinople, ne lui parlaient que pour se plaindre de ce qu'ils appelaient notre trahison, ne l'écoutaient que pour lui témoigner une méfiance presque outrageante. Au conseil de céder les provinces danubiennes, ils n'avaient répondu qu'avec indignation, déclarant qu'ils n'abandonneraient jamais un pouce de leur territoire, et à l'offre de les appuyer si on exigeait au delà de la ligne du nouveau Danube, ils avaient répondu avec une indifférence qui prouvait qu'ils ne comptaient dans aucun cas sur notre appui.

Napoléon s'était flatté qu'aux premiers soupçons de notre brouille avec la Russie cette situation changerait tout à coup, que l'Angleterre, voulant faire cesser la guerre entre les Turcs et les Russes pour procurer à ces derniers le libre usage de leurs forces, serait amenée elle-même à conseiller au divan l'abandon des provinces danubiennes, qu'à partir de ce moment les Turcs seraient aussi mal disposés pour l'Angleterre qu'ils l'étaient actuellement pour la France, que bientôt même voyant en nous des ennemis des Russes, ils recommenceraient à nous regarder comme des amis, et qu'on réussirait alors à leur faire écouter des propositions d'alliance. Manière de s'y prendre pour ramener les Turcs. Il ordonna donc à M. de Latour-Maubourg, en lui recommandant la plus grande réserve envers la légation russe, de ne rien négliger pour se rapprocher des Turcs, de leur avouer à demi-mot le refroidissement de la France avec la Russie, de leur faire comprendre que la Russie serait bientôt obligée de porter ses forces ailleurs que sur le Danube, qu'ils devaient donc se garder de conclure une paix désavantageuse avec elle, et au contraire continuer la guerre en contractant avec la France une solide alliance. Il chargea M. de Latour-Maubourg de leur expliquer le passé par leurs propres fautes à eux, par la mort de Sélim, le meilleur ami de la France, qu'ils avaient cruellement égorgé, par la faiblesse, la mobilité avec laquelle ils s'étaient abandonnés à l'Angleterre, ce qui avait forcé la France à s'allier à la Russie. Mais c'était là, devait dire M. de Latour-Maubourg, un passé qu'il fallait oublier, un passé désormais évanoui, et ne pouvant avoir aucune fâcheuse conséquence pour les Turcs s'ils revenaient à la France, s'ils s'unissaient franchement à elle, car ils sauveraient ainsi les provinces danubiennes, qu'une paix inopportune avec la Russie menaçait de leur faire perdre.

M. de Latour-Maubourg ne devait dire tout cela que peu à peu, une chose étant amenée par l'autre et lorsque la brouille de la France avec la Russie arrivant successivement à la connaissance du public, les tendances de la France à s'entendre avec la Porte pourraient être présentées à la Russie comme le résultat de sa conduite à elle-même. M. de Latour-Maubourg avait ordre d'être très-prudent, et de se comporter de manière à pouvoir revenir en arrière, s'il s'opérait un rapprochement imprévu avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. On devait l'avertir du moment où les relations avec ce cabinet ne laisseraient plus aucune espérance d'accommodement, et où l'on pourrait agir à visage découvert.

Insinuations à l'égard de l'Autriche pour préparer une alliance avec elle. À l'égard de l'Autriche, des ouvertures de la même nature durent être faites, et avec tout autant de prudence. À Vienne les embarras étaient moindres qu'à Constantinople. Le mariage avait rapproché les deux cours et les deux peuples; l'accouchement de l'impératrice Marie-Louise qu'on attendait à toute heure, s'il donnait surtout un héritier mâle, rendait le rapprochement encore plus facile et plus complet. Napoléon avait renvoyé M. de Metternich à Vienne avec la lettre la plus amicale pour son beau-père, et avec la renonciation à l'article le plus important du dernier traité, celui qui limitait à 150 mille hommes l'armée autrichienne. C'était une preuve de confiance et un signe de retour des plus marqués. Depuis, M. de Schwarzenberg avait fait certaines insinuations desquelles on pouvait conclure qu'une alliance serait possible. Napoléon, abandonnant l'alliance russe aussi vite qu'il l'avait embrassée à Tilsit, ordonna à M. Otto, dans ses pourparlers avec M. de Metternich, de paraître ne plus comprendre ce que voulait la Russie, de se montrer incommodé, fatigué de l'esprit inconstant, inquiet, ambitieux de cette cour; d'exprimer un vif regret au sujet des provinces danubiennes qu'on s'était engagé à livrer aux Russes, d'ajouter que ce serait bien le cas, maintenant qu'un mariage unissait les deux cours de Schœnbrunn et des Tuileries, qu'un héritier semblait devoir naître de ce mariage, de ne plus sacrifier l'orient de l'Europe à des haines heureusement éteintes entre la France et l'Autriche. Ces ouvertures devaient être faites avec mesure, avec lenteur, par des mots dits sans suite, et qu'on rendrait plus significatifs lorsque les représentants de l'Autriche à Paris et à Vienne auraient témoigné le désir d'en entendre davantage. Un grand secret, de grands ménagements étaient recommandés à M. Otto envers la légation russe à Vienne.

Langage prescrit à l'égard de la Russie lorsque les préparatifs militaires de la France et ses menées diplomatiques commenceraient à être connues. Il était impossible que tant de mouvements militaires, que tant de revirements diplomatiques fussent longtemps un secret pour la cour de Russie. Il y avait de plus la levée de la conscription de 1811, qui s'exécutant en vertu d'un décret du Sénat, était un acte public destiné à être universellement connu, le jour même où il s'accomplirait. Napoléon cependant était résolu à dissimuler de ces opérations tout ce qu'il en pourrait cacher, et de n'arriver aux aveux qu'à la dernière extrémité, voulant toujours être solidement établi sur la Vistule avant que les Russes eussent pu s'en approcher. En conséquence il régla de la manière suivante le langage de ses agents à l'égard du cabinet de Saint-Pétersbourg. Relativement à la garnison de Dantzig qui allait être augmentée, on devait dire qu'un immense armement anglais dirigé vers le Sund, et portant des troupes de débarquement, exigeait qu'on ne laissât pas une ville comme Dantzig exposée aux entreprises de la Grande-Bretagne, d'ajouter d'ailleurs que les troupes en marche sur cette ville étaient allemandes, que dès lors il n'y avait pas à en prendre ombrage. On devait expliquer de la même façon les envois de matériel par les canaux allemands qui allaient du Rhin à la Vistule. Quant aux fusils, aux canons expédiés en Saxe, on devait alléguer que le roi de Saxe ayant quelques sommes à recevoir de la France, et n'ayant pas un matériel proportionné à ses nouveaux États, on le payait en produits des manufactures françaises, réputées alors les premières de l'Europe pour la fabrication des armes. Quant à la conscription, on devait dire que n'en ayant pas levé en 1810, et la guerre d'Espagne absorbant beaucoup d'hommes, on appelait uniquement pour cette guerre une partie de la classe de 1811. Enfin, lorsque toutes ces explications seraient épuisées, et auraient fini par ne plus rien valoir, M. de Caulaincourt était autorisé à déclarer qu'en effet il était possible que la France armât à double fin, contre les Espagnols et les Anglais d'une part, et contre les Russes de l'autre; qu'on ne voulait pas sans doute faire la guerre à ces derniers, mais qu'on était plein de défiance à leur égard; qu'on venait d'apprendre qu'il arrivait des troupes de Finlande en Lithuanie, qu'il se construisait des retranchements sur la Dwina et sur le Dniéper, que par conséquent, si le cabinet de Saint-Pétersbourg voulait connaître la vraie cause des armements de la France, il devait la chercher dans les armements de la Russie; que s'il demandait une explication, on en réclamait une à son tour, et que s'il fallait parler franchement, on supposait d'après les préparatifs de la Russie, d'après sa conduite dans la question des neutres, qu'elle avait le projet de terminer bientôt la guerre de Turquie, puis, le prix de l'alliance avec la France étant recueilli, la Finlande, la Moldavie, la Valachie ayant été ajoutées à l'empire des czars, de conclure la paix avec l'Angleterre, de jouir ainsi de ce qu'elle aurait acquis, en abandonnant l'allié auquel elle en serait redevable; que dans cette hypothèse même, qui n'était pas la pire qu'on pût imaginer, qui n'était pas la trahison, mais l'abandon, car on n'allait pas jusqu'à supposer une déclaration de guerre à la France, il ne fallait pas se faire illusion, le parti de Napoléon était arrêté, et que la paix seule avec l'Angleterre, sans même y ajouter les hostilités contre la France, serait considérée comme une déclaration de guerre, et suivie d'une prise d'armes immédiate.

M. de Caulaincourt avait donc ordre d'opposer question à question, querelle à querelle, mais toujours sans rien précipiter, car Napoléon voulait gagner du temps, afin de pouvoir s'avancer peu à peu sur la Vistule, pendant que la Russie était retenue sur le Danube par le désir et l'espoir de se faire céder les provinces danubiennes.

La nouvelle situation de Napoléon à l'égard de la Russie ne lui permet pas d'envoyer une armée de plus en Espagne. Telles avaient été les mesures de Napoléon aux premiers signes de mauvais vouloir qui lui étaient venus du côté de la Russie, et qu'il s'était attirés par ses propres actes, en la traitant trop légèrement à l'occasion du projet de mariage avec la grande-duchesse Anne, en refusant de signer la convention relative à la Pologne (seul point sur lequel il eût raison), en poussant ses occupations de territoire vers la Baltique d'une manière alarmante pour les États du Nord, en traitant enfin le duc d'Oldenbourg avec un étrange oubli de tous les égards dus à un proche parent de l'empereur Alexandre. Quoi qu'il en soit des causes de cette situation, les faits étaient irrémédiables, et Napoléon voulant se mettre promptement en mesure à l'égard de la Russie, ne pouvait plus donner à l'Espagne qu'une attention et des ressources partagées. Quant à sa présence, qui à elle seule eût valu bien des bataillons, il ne fallait plus y penser, et ses armées d'Espagne, privées de lui en 1809 par la guerre d'Autriche, en 1810 par le mariage avec Marie-Louise et par les affaires de Hollande, allaient l'être en 1811 par les préparatifs de la guerre de Russie. Quant à une force supplémentaire de 60 ou 80 mille hommes venant tout à coup accabler les Anglais à Torrès-Védras, il ne fallait pas y penser davantage dans l'état des choses, puisqu'il s'agissait de préparer rapidement trois corps d'armée entre le Rhin et la Vistule. Restait donc l'emploi plus ou moins habile des ressources existant dans la Péninsule. À défaut d'une nouvelle armée, Napoléon fait refluer vers Masséna toutes les forces disponibles en Espagne. Napoléon avait déjà, avec quelques cadres tirés du Piémont et de Naples, organisé une division de réserve pour la Catalogne, afin de hâter les siéges de Tortose et de Tarragone. Il avait avec des conscrits tirés des dépôts, et destinés à recruter les armées d'Andalousie et de Portugal, organisé une autre division de réserve pour les provinces de la Castille. Il ne voulait revenir sur aucune de ces mesures, et il espérait avec ces ressources, avec le corps du général Drouet, avec l'armée d'Andalousie, fournir au maréchal Masséna des renforts suffisants pour le mettre en état de triompher des Anglais. En conséquence, complétant, précisant davantage, après avoir entendu le général Foy, les ordres qu'il avait déjà donnés, il prescrivit au général Caffarelli d'accélérer la marche de la division de réserve préparée pour la Castille; il prescrivit au général Thouvenot qui commandait en Biscaye, au général Dorsenne qui avec la garde était établi à Burgos, au général Kellermann qui s'étendait avec la division Seras et divers détachements de Valladolid à Léon, de ne retenir aucune des troupes du général Drouet, et de le laisser passer avec ses deux divisions sans lui faire perdre un instant. Ordres au général Drouet. Il avait enjoint à celui-ci de se hâter autant que possible, de réunir entre Ciudad-Rodrigo et Alméida les dragons que Masséna avait laissés sur ses derrières, les soldats sortis des hôpitaux, les vivres et les munitions qu'on avait dû préparer, d'y joindre une au moins de ses deux divisions, s'il ne pouvait les mouvoir toutes les deux, de marcher avec ces forces et un grand convoi au secours du maréchal Masséna, de rétablir à tout prix les communications avec lui, mais, en les rétablissant, de ne pas perdre les siennes avec Alméida et Ciudad-Rodrigo, de rendre en un mot à l'armée de Portugal tous les services qui dépendraient de lui, sans se laisser couper de la Vieille-Castille; d'en appeler même au général Dorsenne s'il avait besoin d'être secouru. Napoléon ordonna en même temps au général Dorsenne d'aider le général Drouet, surtout si on avait quelque grand engagement avec les Anglais, mais en ne dispersant pas, en ne fatiguant pas la garde, qui pouvait dans certaines éventualités être appelée à rebrousser chemin vers le Nord.

Ordres au maréchal Soult. À ces ordres expédiés en Vieille-Castille, Napoléon en joignit d'autres pour l'Andalousie tout aussi positifs. Il prescrivit au maréchal Soult d'envoyer sur le Tage le 5e corps, commandé par le maréchal Mortier, et supposé de 15 ou 20 mille hommes, fallût-il pour exécuter ces instructions affaiblir le 4e corps qui gardait le royaume de Grenade. Le 5e corps devait se pourvoir d'un petit équipage de siége afin de concourir à l'attaque d'Abrantès, passer sur le ventre des misérables troupes qui sous Mendizabal, O'Donnell et autres, formaient une espèce d'armée d'observation autour de Badajoz, d'Olivença, d'Elvas, et aller ensuite en toute hâte aider le maréchal Masséna à occuper les deux rives du Tage. Ordres au roi Joseph, au maréchal Suchet, à l'amiral Ganteaume. Napoléon pressa en outre le roi Joseph de se priver des troupes qui ne lui seraient pas indispensables et de les envoyer sur Alcantara. Il accéléra la formation de la division de réserve destinée à la Catalogne, afin de renforcer le maréchal Macdonald, qui devait seconder le général Suchet dans l'exécution des siéges de Tortose et de Tarragone. Il recommanda au général Suchet de hâter ces siéges, afin qu'il pût se porter plus tôt sur Valence, et appuyer le maréchal Soult dans ses opérations vers le Portugal. Enfin Napoléon ordonna à l'amiral Ganteaume de se tenir prêt à embarquer sur ses dix-huit vaisseaux quelques milliers d'hommes qui étaient réunis à Toulon. Par cette espèce de refluement de toutes les forces de la Péninsule vers le Tage, il se flattait de fournir à Masséna un secours matériel et moral tout à la fois, car il faisait dire à tous ceux qui devaient seconder l'armée de Portugal, que rien dans la Péninsule n'égalait en importance ce qui se passait entre Santarem et Lisbonne, que même le sort de l'Europe en dépendait peut-être.

Retour du général Foy en Portugal avec les instructions de Napoléon pour le maréchal Masséna. Ces mesures ordonnées, Napoléon, après avoir accordé au général Foy les récompenses que méritaient ses services (il lui avait conféré le grade de général de division), et un repos qu'exigeait sa blessure, le fit repartir pour le Portugal, afin de remettre au maréchal Masséna des instructions, déjà expédiées du reste par plusieurs officiers. Dans ces instructions, Napoléon annonçait au maréchal Masséna tous les secours qui lui étaient destinés, tous les ordres donnés soit au général Drouet, soit au maréchal Soult, pour qu'ils apportassent sur le Tage le concours de leurs efforts; il lui traçait la manière de se conduire sur le Tage, lui recommandait de s'assurer des deux rives du fleuve, afin de pouvoir manœuvrer sur l'une et sur l'autre, de jeter non pas un pont, mais deux, comme on avait fait sous Vienne, afin de n'être pas exposé à perdre ses communications; de tout préparer, en un mot, pour sa jonction avec le 5e corps, et une fois réuni à Mortier, à Drouet, d'attaquer avec quatre-vingt mille hommes les lignes anglaises, et s'il ne pouvait réussir à les emporter, de rester du moins devant elles, d'y séjourner le plus longtemps possible, d'y épuiser les Anglais, d'affamer la population de Lisbonne, de multiplier enfin pour l'ennemi les pertes d'hommes et d'argent, car tant que cette situation durait, l'anxiété dans laquelle on tenait le gouvernement et le peuple britanniques devait amener tôt ou tard, en y joignant les souffrances commerciales, une révolution dans la politique de l'Angleterre, et dès lors la paix générale, but en ce moment de tous les efforts de la politique française.

État de l'armée de Portugal pendant l'hiver passé sur le Tage. Pendant que s'accomplissaient dans le Nord les événements dont on vient de lire le récit, le maréchal Masséna, passant l'hiver de 1810 à 1811 sur les bords du Tage, entre Santarem et Punhète, faisant des efforts inouïs pour y nourrir son armée, et pour y préparer le passage du fleuve, n'avait reçu aucune nouvelle de France depuis le départ du général Foy. Il était donc là depuis à peu près cinq mois, sans communications de son gouvernement, sans secours, sans instructions, et déployant toute la force de son caractère pour soutenir le moral de son armée, non pas chez les soldats, qui avaient pris gaiement leur étrange position, mais chez les chefs, qui étaient mécontents, divisés, les uns humiliés de ne pas commander, les autres dégoûtés d'une campagne où il n'y avait aucun acte d'éclat à faire, et seulement beaucoup de patience, beaucoup de résignation à déployer.

Manière de vivre des soldats. Les soldats s'étaient créé des habitudes singulières, et qui révélaient la souple et énergique nature de notre nation. N'ayant plus de froment, ils s'étaient accoutumés à vivre de maïs, de légumes, de poisson salé, comme s'ils étaient nés dans les latitudes les plus méridionales de l'Europe. Le mouton, le bœuf, le vin, dont ils ne manquaient pas encore, les dédommageaient de ce régime si nouveau pour eux. Mais c'est au prix des plus grandes fatigues qu'ils parvenaient à se procurer ces aliments, et souvent ils étaient obligés d'aller les chercher à trois ou quatre journées du camp, surtout depuis que les environs étaient épuisés. Fourrages régulièrement organisés pour se procurer des vivres. Ils partaient en troupes sous les ordres de leurs officiers, exploitaient les fermes, fouillaient les bois, où ils trouvaient parfois les paysans retirés avec leur bétail dans des espèces de camps retranchés, leur livraient combat quand ils ne pouvaient agir différemment, puis, après avoir vécu de leur mieux pendant le trajet, rapportaient fidèlement le butin dont l'armée devait vivre. Il y avait dans cette existence un mélange de bonne et de mauvaise fortune, de combats, d'aventures étranges, qui plaisait à leur imagination audacieuse. Qu'il se commît bien des excès dans cette spoliation continuelle du pays, devenue leur unique moyen de subsistance, personne ne l'oserait nier, et personne non plus ne pourrait s'en étonner. Seulement il est permis d'affirmer, d'après le témoignage du général anglais lui-même, que les Français, toujours humains, traitaient les Portugais, leurs ennemis, beaucoup mieux que ne faisaient les Anglais, leurs alliés. Le maréchal Masséna avait publié les ordres du jour les plus énergiques pour réduire aux moindres ravages possibles cette épouvantable manière de nourrir la guerre par la guerre. Mais que pouvait-il lorsque son gouvernement l'avait mis dans une situation où il lui était impossible de faire vivre son armée autrement? Ce qu'il faut ajouter, c'est que ces soldats, malgré de si longues excursions pour nourrir eux et leurs camarades, revenaient presque tous au camp, et qu'après plusieurs mois d'un pareil genre de vie, il en manquait à peine quelques centaines, exemple bien rare, car il est peu d'armées européennes qui n'eussent fondu en entier par suite de telles épreuves! Troupes de maraudeurs formées entre les deux armées. Il s'était formé cependant quelques troupes de maraudeurs allemands, anglais, français (ceux-ci en petit nombre), ayant pris gîte dans les villages abandonnés, et là, dans l'oubli de toute nationalité, de tout devoir, vivant au sein d'une véritable abondance qu'ils s'étaient procurée par leur coupable industrie. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les Français, les moins nombreux dans ces bandes, avaient pourtant fourni le chef qui les commandait. C'était un sous-officier intelligent et pillard, qui s'était mis à leur tête, et avait réussi à obtenir leur obéissance. Efforts du maréchal Masséna et de lord Wellington pour les détruire. Les deux généraux en chef, français et anglais, s'étaient accordés, sans se concerter, pour faire la guerre à ces maraudeurs, et les fusillaient sans pitié quand ils parvenaient à les saisir.

Masséna avait voulu qu'avec le produit de la maraude régularisée chaque corps se ménageât une réserve en biscuit de dix à douze jours, afin de pouvoir subsister s'il fallait se concentrer subitement, soit pour attaquer l'ennemi, soit pour lui résister. Soins de chaque corps à se pourvoir lui-même. Les corps, mécontents de l'administration générale, à laquelle ils s'en prenaient fort injustement de leurs souffrances, l'avaient exclue de toute participation à leur entretien, et s'étaient en effet créé leurs magasins particuliers avec un véritable égoïsme qui ne songeait qu'à soi. L'œil du commandant en chef ne pouvant ainsi pénétrer dans leurs affaires, il était devenu impossible de savoir ce qu'ils possédaient, de les contraindre à s'aider les uns les autres, et surtout de pourvoir les hôpitaux, qui souvent étaient privés du nécessaire. Certain corps, comme celui de Reynier par exemple, placé sur les hauteurs stériles de Santarem, obligé, à cause du voisinage de l'ennemi, d'avoir beaucoup d'hommes sous les armes, et n'en pouvant envoyer que très-peu à la maraude, était réduit fréquemment à la plus extrême pénurie, et se plaignait vivement de son état. Difficulté pour amener les divers corps à s'entre-secourir. On était d'abord convenu, pour égaliser les peines, que Ney avec le 6e corps viendrait le remplacer. Puis celui-ci, au moment de tenir parole, avait imaginé mille prétextes pour s'en dispenser, et s'était borné à envoyer quelques quintaux de grains à ses camarades du 2e corps. Pourtant diverses trouvailles heureuses dans les environs de Santarem, et dans Santarem même au fond des maisons abandonnées, de hardies descentes dans les îles du Tage, avaient rendu au 2e corps le pain et la viande qui allaient lui manquer. En un mot, la faim jusqu'ici ne s'était pas encore fait sentir. On était beaucoup plus à plaindre sous le rapport des vêtements. La chaussure et les habits étaient en lambeaux. Même sous ce rapport, l'industrie des soldats ne leur avait pas fait défaut. Industrie des soldats. Ils avaient réparé leurs souliers avec du cuir ramassé çà et là, et ceux qui n'avaient plus de souliers s'étaient composé des espèces de sandales, comme celles que les montagnards de tous les pays se font avec la peau des animaux dont ils se nourrissent. Ils avaient raccommodé leurs vêtements avec du drap de toutes couleurs, et leurs habits, ou déchirés, ou bizarrement rajustés, attestaient leur noble misère sans rien ôter à leur attitude martiale.

Détresse des officiers. Les officiers seuls étaient dignes de pitié. Rien en effet n'égalait leur dénûment. N'ayant pour se nourrir que ce qu'ils tenaient de l'affection des soldats, ne pouvant comme ceux-ci rajuster leurs habits de leurs propres mains, ou mettre des peaux de bête à leurs pieds, ils étaient réduits, pour les moindres services, à payer des prix énormes aux rares ouvriers restés à Santarem et dans quelques villages voisins. La réparation d'une paire de bottes coûtait jusqu'à cinquante francs, et pour suffire à ces dépenses ils n'avaient pas même la ressource de la solde, qui était arriérée de plusieurs mois. Ils souffraient donc à la fois du besoin et de l'humiliation de leur position. Toutefois le sentiment du devoir les soutenait, comme la gaieté et l'esprit d'aventure soutenaient la masse des soldats. Masséna leur ayant persuadé à tous qu'ils étaient sur le Tage pour un grand but, que bientôt ils y seraient secourus par des forces considérables, qu'ils pourraient alors précipiter les Anglais à la mer, qu'en attendant il fallait essayer de franchir le fleuve, soit pour recueillir les richesses de l'Alentejo, soit pour préparer les opérations futures, ils étaient tout occupés de ce passage du Tage, et en dissertaient sans mesure. Toute l'armée préoccupée du passage du Tage. Pourrait-on jeter le pont, en trouverait-on les matériaux, réussirait-on à les employer si on parvenait à les réunir, et en tout cas vaudrait-il la peine de tenter cette opération hasardeuse? Serait-il prudent, après l'avoir effectuée, de rester divisés sur les deux rives du Tage, et ne vaudrait-il pas mieux attendre, même le pont étant jeté, qu'un corps français vînt de l'Andalousie donner la main à l'armée de Portugal? telles étaient les questions que tout le monde agitait en sens divers, et avec la hardiesse de raisonnement particulière aux armées françaises, habituées à discuter sur toutes les résolutions qui n'occupent ailleurs que les états-majors.

Prodigieux efforts du général Éblé pour créer un équipage de pont. La création de l'équipage de pont sans outils, sans bois, presque sans ouvriers, était le premier problème que le général Éblé avait entrepris de résoudre, avec une persévérance et une fertilité d'esprit dignes d'admiration. Il lui avait fallu, ainsi qu'on l'a vu, fabriquer des pioches, des haches, des scies, et, après s'être créé ces outils indispensables, aller abattre des bois dans une forêt voisine du camp, charrier au chantier de grands arbres qu'on fixait par une extrémité sur un avant-train de canon, en laissant l'autre extrémité traîner à terre, les amener ainsi près du Tage en épuisant les chevaux de l'artillerie déjà fatigués, déferrés, mal nourris; les scier en planches, les débiter en courbes, les façonner enfin en barques propres à supporter le tablier d'un pont. Heureusement on avait trouvé quelques scieurs de long parmi les Portugais, et avec leur secours on était parvenu à accélérer le sciage des bois. Un emprunt de quelques mille francs fait, comme il a été dit, aux officiers supérieurs et aux employés de l'armée, avait permis de payer ces ouvriers, car on n'avait pu recevoir la somme la plus minime depuis l'entrée en Portugal, et on n'y avait pas trouvé une pièce d'argent, les habitants ayant eu soin d'emporter avant toute autre chose ce qu'ils possédaient en numéraire. Quant aux ouvriers tirés de l'armée, on avait eu la plus grande peine à les décider au travail, faute de pouvoir leur fournir un salaire, et ce salaire d'ailleurs ne pouvant leur procurer aucune jouissance dans un pays désert. Le seul moyen de les retenir était de les bien nourrir, et le général Éblé, quoique Masséna lui eût prêté le secours de son autorité, n'obtenait que très-difficilement des divisions voisines du chantier qu'on nourrît les quelques centaines de soldats qui travaillaient pour tout le monde. Par bonheur l'excellent général Loison, ne se refusant jamais au bien de l'armée, quoi qu'il pût lui en coûter, s'était appliqué de son mieux à pourvoir le chantier des vivres nécessaires. Grâce à ces efforts inouïs d'intelligence et de volonté, le général Éblé avançait dans sa tâche; mais un grand inconvénient en résultait, c'était la ruine des chevaux de l'artillerie et des équipages. On n'avait point de grains à leur fournir, et quant au fourrage il se bornait à un peu de vert, car l'hiver on en trouvait en Portugal. Mais cette nourriture ne leur donnait pas beaucoup de force, et en laissait mourir un grand nombre. Déjà on avait diminué de plus de cent voitures les équipages de l'artillerie, et on allait être obligé de réduire chaque division à moins de deux pièces de canon par mille hommes, proportion la plus restreinte qui se puisse admettre. Ce mal produisait cependant un avantage, bien triste, il est vrai, celui de rendre inutile une certaine quantité de gargousses, qu'on avait converties en cartouches pour suppléer à celles que la maraude consommait chaque jour.

Restait une dernière difficulté à vaincre pour achever la réunion des matériaux de l'équipage de pont, c'était de se procurer des cordages et des moyens d'attache, tels qu'ancres, grappins, etc. Le général Éblé, par un dernier prodige d'industrie, avait réussi à se créer une corderie en employant soit du chanvre, soit de vieilles cordes, trouvés à Santarem. Il avait aussi, à défaut d'ancres, forgé des grappins pouvant mordre au fond du fleuve, et si l'on parvenait à lancer des barques à l'eau et surtout à les manœuvrer devant l'ennemi, il était à peu près en mesure de les fixer aux deux bords du rivage.

L'équipage de pont une fois construit, reste à savoir si on pourra l'amarrer aux deux rives du Tage. Mais parviendrait-on à jeter le pont en présence de cet ennemi? Question grave qui en ce moment partageait tous les esprits.

On avait transporté, comme nous l'avons dit, l'atelier de construction de Santarem situé sur le Tage, à Punhète situé sur le Zezère, et occupé en outre par de solides ponts de chevalets les deux rives du Zezère. (Voir la carte no 53.) On était là à quelque distance de l'embouchure du Zezère dans le Tage, ayant à gauche et assez près de soi Abrantès, où lord Wellington avait envoyé tout le corps de Hill, et à droite, mais beaucoup plus bas, Santarem, où lord Wellington lui-même avait porté ses avant-postes. Pour jeter le pont il fallait d'abord conduire les bateaux du Zezère dans le Tage, et c'était facile, car il n'y avait qu'à les livrer au courant; mais après les avoir amenés jusqu'au Tage, fallait-il le leur faire remonter, pour essayer de passer près d'Abrantès, ou bien fallait-il le leur faire descendre, pour essayer de passer dans les environs de Santarem? Avantages et inconvénients d'Abrantès et de Santarem comme points de passage. Si on faisait remonter les bateaux jusque près d'Abrantès, on avait l'avantage de trouver en cet endroit le Tage mieux encaissé, et moindre aussi de tout le volume du Zezère qu'il n'avait pas encore recueilli; mais on avait devant soi l'ennemi nombreux et bien établi, et de plus on ne pouvait opérer qu'avec une partie de ses forces, le corps de Reynier devant être laissé dans son camp de Santarem, pour tenir tête au gros de l'armée anglaise si elle sortait de ses lignes avec l'intention d'attaquer les nôtres. Au contraire voulait-on descendre jusqu'à Santarem, ce qui se pouvait, car il n'était pas absolument impossible de conduire les bateaux jusque-là sans qu'ils fussent détruits, on avait l'avantage d'opérer avec toute l'armée réunie, mais on trouvait le Tage d'une largeur démesurée, et tour à tour se resserrant ou s'étendant, au point de ne savoir où l'on attacherait le pont, et comment on en rendrait les abords praticables. Il y avait donc d'excellentes raisons pour et contre chacune des deux opérations. Près d'Abrantès le pont était plus facile à jeter, mais on divisait l'armée; près de Santarem on la concentrait assez pour défendre nos lignes et protéger le passage, mais le fleuve était d'une largeur et d'une inconstance qui ne permettaient guère d'en embrasser les bords trop étendus. Enfin quelque parti qu'on adoptât, même après avoir réussi, devait-on rester divisés sur les deux rives du fleuve, et n'y avait-il pas à craindre, si on ne laissait sur la gauche qu'un détachement peu nombreux, que le pont faiblement défendu ne fût détruit? si au contraire on laissait un corps suffisant, qu'un accident comme celui d'Essling n'exposât ce corps à périr? Telles étaient les chances diverses que les soldats discutaient avec une rare intelligence et un prodigieux sang-froid, car on n'apercevait pas le moindre ébranlement moral dans l'armée. Chacun d'eux, bien entendu, résolvait la difficulté à sa façon. Opinions opposées du maréchal Ney et du général Reynier sur la question du passage. Même controverse existait dans les états-majors. Reynier, qui se trouvait mal où il était, et voulait changer de place, soutenait que le passage était à la fois urgent et praticable, s'engageait même, pendant qu'on l'exécuterait, à accabler les Anglais s'il leur prenait envie d'attaquer la position de Santarem. Mais le maréchal Ney, sur lequel pesait la responsabilité du passage, car il était placé en arrière vers le Zezère, et sa position, son énergie, le souvenir d'Elchingen, le désignaient pour cette opération hardie, le maréchal Ney, sans se refuser à jeter le pont, paraissait douter du succès avec le matériel dont il disposait, et en présence d'un ennemi aussi averti que l'était lord Wellington. Enfin, le passage exécuté, il ne répondait nullement des conséquences que pourrait avoir une rupture du pont. Quant à Junot, variable comme le vent, il argumentait tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, était de l'avis du passage avec Reynier, le jugeait impossible quand il était auprès de Ney, et ne pouvait être utile qu'au moment où le feu commencerait.

Ces divergences d'avis n'auraient pas présenté de graves inconvénients, sans les expressions amères dont on usait à l'égard du général en chef, comme s'il eût été responsable de l'étrange situation où l'on se trouvait sur le Tage, et s'il n'avait pas été la première victime d'une volonté inflexible, qui prenait des résolutions loin des lieux et des événements, et dans le plus complet oubli de la réalité des choses! Défaut de subordination et de respect à l'égard du général en chef de la part des généraux. On ne cessait, dans chaque quartier général, de tenir un langage souverainement déplacé contre le maréchal Masséna, et de donner un dangereux exemple, celui de l'indiscipline des esprits, la plus funeste de toutes dans les armées, car en détruisant l'unité de pensée et de volonté, elle rend l'unité d'action impossible. Reynier lui-même, aigri par la souffrance de ses soldats, se plaignait et commençait à n'avoir plus la même retenue que par le passé. Junot, suivant son usage, disant comme Ney à Thomar, comme Reynier à Santarem, et, revenu au quartier général, n'osant plus contredire devant Masséna qu'il aimait, ne s'écartait pas toutefois du respect extérieur qu'il lui devait. Reynier aussi observait jusqu'à un certain point ce respect. Ney, au contraire, avait fait de son quartier général de Thomar un centre où se réunissaient tous les mécontents de l'armée, et où l'on tenait publiquement les propos les plus inconvenants. Les membres de l'administration, que la méfiance des soldats avait privés de toute participation à l'entretien des corps, avaient porté à Thomar leur oisiveté médisante, et parmi eux le principal ordonnateur, parent du maréchal Ney, n'était pas le moins malveillant dans son langage, quoique rappelé à l'activité par la protection de Masséna. Là, toutes les décisions du quartier général étaient censurées amèrement, et les souffrances d'une longue attente étaient imputées non à la politique impériale, mais au général en chef, qui était certes bien innocent de tous les maux qu'on endurait. Les choses étaient poussées à ce point que Ney, depuis qu'on avait pris la nouvelle position sur le Tage, n'était plus venu visiter Masséna, et restait à Thomar, comme s'il eût été le chef de l'armée, et que Thomar eût été le quartier général. Naturellement on rapportait tous ces détails à Masséna, qui s'en irritait quelquefois, mais retombait presque aussitôt dans sa négligence et ses dédains accoutumés, donnant sous le rapport des mœurs des exemples qui malheureusement n'étaient pas faits pour lui ramener le respect de l'armée, mais sous le rapport de la fermeté et du sang-froid en donnant d'autres que ses lieutenants auraient dû imiter, et n'imitaient point. Confiance des soldats dans le génie de Masséna. Du reste, cette triste indiscipline n'était pas descendue des généraux aux soldats. Ceux-ci, étrangers aux envieuses déclamations de leurs chefs immédiats, confiants dans le caractère, la gloire, la fortune de Masséna, comptant sur les secours prochains de Napoléon qui n'avait pu les envoyer si loin à la poursuite des Anglais sans leur fournir bientôt le moyen d'achever cette poursuite, s'attendaient encore à exécuter les grandes choses qu'ils s'étaient promises de cette campagne. Seulement, s'ils étaient prêts à se dévouer dans les occasions importantes, ils répugnaient à se sacrifier dans celles qui ne l'étaient pas. Le triste état des hôpitaux, où l'on manquait de médicaments, de lits, et presque d'aliments, où les vivres n'arrivaient que par un effort énergique et tous les jours renouvelé de la volonté du général en chef, le triste état des hôpitaux avait fait naître parmi eux l'opinion qu'un homme malade ou blessé était un homme mort. Aussi, résolus à se faire tuer jusqu'au dernier dans une affaire décisive, les soldats demandaient qu'on leur épargnât les petits combats dont la nécessité n'était pas démontrée. Sachant de plus qu'on manquait de munitions, ils voulaient qu'on réservât leur sang et leurs cartouches pour le moment où l'on déciderait du sort de la Péninsule et de l'Europe dans une grande journée. Ainsi cette armée invariable dans son dévouement et son héroïsme, supportant les privations, les souffrances avec une patience et une industrie admirables, n'avait perdu un peu de sa valeur que sous le rapport de la disponibilité de tous les instants: on pouvait toujours lui demander les grandes choses, mais pas toujours les petites!

Combien les instructions de Paris concordaient peu avec l'état des choses en Portugal. En présence d'une pareille situation on peut apprécier l'à-propos, l'utilité, l'exact rapport avec les faits des instructions impériales, qui recommandaient à Masséna de bien s'assurer le moyen de manœuvrer sur les deux rives du Tage, de jeter sur ce fleuve non pas un pont, ce qui n'était pas assez sûr, mais deux, ainsi qu'on avait fait sur le Danube; de se créer de vastes magasins de vivres et de munitions afin de pouvoir prolonger son séjour sous les murs de Lisbonne, de prendre surtout Abrantès, où devaient se trouver de grandes ressources, de harceler sans cesse les Anglais, de chercher à les attirer hors de leurs lignes pour les battre, etc... Savantes leçons sans doute, que Masséna n'avait pu oublier, car il avait contribué à en assurer le succès sur le Danube, mais dont celui qui les donnait, tout grand qu'il fût, aurait été fort embarrassé de faire l'application sur le Tage, sans bois, sans fer, sans pain, sans toutes les ressources de la ville de Vienne, sans la fertilité de l'Autriche, sans communication avec la France, sans obéissance à ses vues, sans aucun des moyens enfin qu'il avait eus sous la main pour opérer le prodigieux passage du Danube le jour de la bataille de Wagram! Né sur le trône, héritier de vingt rois, n'ayant jamais fait de la guerre qu'un royal amusement, Napoléon n'aurait pas autrement adapté ses ordres à la réalité! Tant l'aveugle fortune aveugle vite même les hommes de génie, quand ils se prennent à vouloir soumettre non pas leurs désirs à la nature des choses, mais la nature des choses à leurs désirs!

L'armée comptant toujours sur de prompts et importants secours, était à la recherche des moindres indices, des moindres bruits qui pouvaient révéler l'approche de troupes amies. Une rumeur vague, parvenue aux avant-postes, avait un moment fait espérer l'apparition d'une armée française, et causé une émotion de joie, malheureusement passagère. En effet, une colonne de nos troupes était presque arrivée jusqu'aux avant-postes sur le Zezère, et puis s'en était allée, aussi vite qu'elle était venue. On avait la plus grande peine à s'expliquer ce singulier événement, qui pourtant était bien simple.

Inutile tentative du général Gardanne pour communiquer avec l'armée de Portugal. Le général Gardanne, à qui le général Foy avait transmis l'ordre de rejoindre l'armée avec la brigade de dragons laissée en arrière, avec les hommes sortis des hôpitaux, avec des convois de vivres et de munitions, n'avait pas pu réunir plus de trois ou quatre cents cavaliers, et de quinze ou seize cents hommes d'infanterie. Il n'avait pu y ajouter ni un sac de farine, ni un baril de cartouches, ni une voiture de transport. En effet, depuis le départ de Masséna il avait été dans l'impossibilité, faute de moyens pour protéger les routes, de continuer les magasins de Salamanque et l'approvisionnement des places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo. Il avait, comme tous les commandants des provinces du Nord, vécu au jour le jour, étendant à peine son action à quelques lieues de lui, et dévorant autant de vivres qu'il parvenait à s'en procurer. Sur l'ordre reçu du général Foy, il s'était mis en marche avec une colonne de deux mille hommes, avait passé au sud de l'Estrella, suivi la vallée du Zezère, d'après les indications qu'on lui avait données, et poussé sa marche jusqu'à une journée des avant-postes du général Loison, devant Abrantès. Là, tout préoccupé des périls inconnus qui l'entouraient, ayant entendu dire, et ayant raison de croire que l'armée de Portugal avait autant d'ennemis derrière que devant elle, il avait craint de tomber dans les mains d'un corps nombreux, et ne rencontrant pas les avant-postes français, supposant qu'un corps considérable les avait forcés à se replier, il était revenu en toute hâte à Alméida, bravant pour retourner plus de dangers qu'il n'en fuyait. Le général Gardanne était cependant un officier intelligent et brave, mais dans cette guerre d'aventures et de surprises, où l'on s'attendait à tout, on se prenait à craindre autant de dangers qu'on en pouvait imaginer. De retour à Alméida, il y avait trouvé le général Drouet tant de fois annoncé, et arrivé enfin non pas avec les deux divisions d'Essling, mais avec une seule, celle du général Conroux. La division Claparède était encore à une grande distance en arrière. Sous le rapport des hommes ces divisions ne laissaient rien à désirer, car, quoique jeunes, elles avaient fait dans la campagne de 1809 un rapide et rude apprentissage de la guerre. Malheureusement ayant traversé une moitié de la France et de l'Espagne pour venir des côtes de Bretagne en Vieille-Castille, elles étaient déjà fatiguées et fort diminuées en nombre. C'est tout au plus si la division Conroux comptait 7 mille hommes en état de servir. La division Claparède, encore en marche, en comptait un millier de plus, de façon que le corps entier ne pouvait pas réunir plus de 15 mille hommes véritablement présents sous les armes.

Départ du général Drouet pour le Portugal avec une seule de ses deux divisions, celle du général Conroux. Pressé par les instructions réitérées de Napoléon, et notamment par les plus récentes, de pénétrer en Portugal, de rouvrir à tout prix les communications avec Masséna, de lui rendre enfin tous les services qu'il pourrait, le général Drouet n'avait pas autre chose à faire que d'entrer immédiatement en campagne, quoiqu'il n'eût sous la main que la division Conroux. Quant à la division Claparède, il n'était pas indispensable de l'attendre, car les instructions de Napoléon assignant un double objet au 9e corps, celui de secourir l'armée de Portugal et celui de rétablir les communications avec elle, de manière à ne plus les laisser interrompre, le général Drouet pouvait remplir la première partie de sa mission avec la division Conroux, et confier à la division Claparède le soin de remplir la seconde. Bien qu'il fût autorisé à demander le concours du général Dorsenne, il n'y songea point, car il l'avait trouvé s'épuisant à courir après les guérillas, s'affligeant de la dispersion et des fatigues de la jeune garde, et peu disposé par conséquent à en envoyer un détachement jusqu'aux frontières du Portugal. Il lui demanda pour unique service de ne pas retenir la division Claparède, et laissant à celle-ci l'ordre de se placer le plus tôt possible à l'entrée de la vallée du Mondego, entre Alméida et Viseu, de tomber à outrance sur les détachements de Trent et de Silveyra, et de tenir la route toujours ouverte jusqu'à Coimbre, il se décida à partir lui-même avec la division Conroux pour s'approcher du Tage. Il s'adjoignit le détachement du général Gardanne, ce qui portait à 9 mille hommes au plus le secours tant annoncé des fameuses divisions d'Essling! Le général Drouet avait bien à la vérité reçu le commandement de la division Seras, précédemment détachée du corps de Junot, et préposée à la garde du royaume de Léon; mais elle y était si occupée qu'il n'eût pas été sage de l'en retirer. Il se mit donc en route avec ses 9 mille hommes, en suivant la vallée du Mondego. Si ce n'était pas assez pour secourir efficacement Masséna, c'était plus qu'il n'en fallait assurément pour passer sur le corps de tous les ennemis qu'on pouvait rencontrer, bien que la rumeur publique en élevât le nombre à des proportions effrayantes. Le général Drouet n'amenait avec lui, comme le général Gardanne, ni argent, ni vivres, ni munitions. L'argent eût été inutilement compromis, sans pouvoir être fort utile dans les villes désertes qu'occupait l'armée. Des vivres et des munitions il n'en avait pas, et en tout cas il avait encore moins le moyen de les transporter. Il s'était même vu pendant son séjour en Vieille-Castille contraint de vivre sur les approvisionnements des deux places d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, ce qui était un véritable malheur, ces places pouvant être tôt ou tard investies par l'ennemi.

Le général Drouet ayant pris par la vallée du Mondego, suivit la rive gauche et non la rive droite de ce fleuve, afin d'abréger. Il traversa presque sans obstacle la Sierra de Murcelha, déboucha sur Leyria, vivant de ce qu'il trouvait sur son chemin, et n'ayant pas de peine à disperser les coureurs qui rôdaient autour de lui. Impatience d'avoir des nouvelles de France, éprouvée par toute l'armée. L'armée de Portugal, aux oreilles de laquelle était parvenu le bruit de la tentative du général Gardanne, éprouvait la plus vive impatience de voir arriver une troupe française, fût-ce même une simple colonne de quelques centaines d'hommes. On soupirait après les communications avec la Vieille-Castille et avec la France, autant qu'après un secours. On voulait savoir enfin si on était oublié ou non, si on était destiné ou non à quelque chose de grand, de praticable, de simplement intelligible, car on n'avait pas reçu un courrier de France depuis le 16 septembre 1810, jour du passage de la frontière de Portugal, et on était au milieu de janvier 1811. Aussi, malgré la répugnance pour les combats de détail, chacun s'était-il prêté aux plus hardies reconnaissances, exécutées avec des colonnes de douze et quinze cents hommes, et dans tous les sens, le long du Tage jusqu'à Villa-Velha, le long du Zezère jusqu'à Pedragosa, et sur le Mondego jusqu'à Coimbre. Chaque fois on avait fait fuir les paysans ainsi que les milices de Trent et de Silveyra, et tout s'était réduit à tuer du monde, à brûler des villages, à ramener du bétail, quelquefois des grains, consolation précieuse, il est vrai, dans l'état de pénurie dont on était menacé, mais qui ne dédommageait pas des nouvelles si impatiemment et si vainement attendues. Depuis quelques jours notamment on avait vu sur la rive gauche du Tage des masses de paysans chassant devant eux leurs troupeaux à travers les plaines de l'Alentejo, portant leurs hardes sur des bêtes de somme, et gagnant les environs de Lisbonne, comme si l'armée d'Andalousie avait été sur leurs traces, et on en avait conclu que Napoléon peut-être avait donné au maréchal Soult l'ordre de venir joindre l'armée de Portugal, et que le maréchal l'avait exécuté. La joie dans le camp avait été générale, mais courte.

Arrivée du général Drouet à Leyria, et grande joie de l'armée. Enfin, après plusieurs jours de cette vive attente, une troupe de dragons, conduite par le général Gardanne, joignit les avant-postes de Ney entre Espinhal et Thomar. On se reconnut, on s'embrassa avec effusion, on se raconta d'un côté les perplexités d'une longue et pénible attente de plusieurs mois, de l'autre les hasards menaçants bravés en vain pour rejoindre l'armée. Le général Gardanne, qui déplorait plus vivement que personne son expédition du mois précédent, crut racheter ses torts, qu'on ne songeait guère à lui reprocher, en annonçant des merveilles à ses camarades impatients d'apprendre ce qu'on allait faire pour eux. Il dit qu'outre sa propre brigade, le général Drouet amenait une forte division, mais que ce n'était pas tout, qu'une autre division suivait, que le 9e corps réuni ne serait pas de moins de 25 à 30 mille hommes, que l'abondance l'accompagnerait, car il y avait un trésor à Salamanque, et que, les communications rétablies, les vivres, les munitions, tout arriverait aisément. On sait que d'exagérations, bien excusables assurément, naissent de ces effusions entre militaires qui se revoient après de grands dangers! À peine cette rencontre avait-elle eu lieu, que la nouvelle de l'apparition du général Drouet se répandit dans toute l'armée, de Thomar à Santarem, et y produisit une sorte d'enthousiasme. Comptant sur la prochaine arrivée de trente mille de leurs camarades, les soldats de Masséna se crurent bientôt capables de tout tenter, et se livrèrent aux plus flatteuses espérances. L'hiver si court dans ces régions allait faire place au printemps. Devant soi on avait les lignes de Torrès-Védras, qui ne paraissaient plus insurmontables à une armée de 75 mille Français, à gauche le Tage, qui ne devait plus être un obstacle, et au delà la fertile plaine de l'Alentejo, où l'on recueillerait en abondance ce que l'on commençait à ne plus trouver dans la plaine de Golgao presque entièrement dévorée.

Instructions et nouvelles apportées par le général Drouet. Masséna vit le général Drouet et en reçut une masse de dépêches arriérées qui n'avaient pu lui parvenir encore. Les unes n'avaient plus aucun rapport à la situation actuelle, et prouvaient seulement les illusions dont on se berçait à Paris; les autres, plus récentes, et écrites depuis la mission du général Foy, contenaient quelques critiques qui avaient survécu aux efforts justificatifs de ce général, et dont au reste il n'y avait qu'à sourire, à sourire tristement il est vrai, en voyant les erreurs dans lesquelles Napoléon s'obstinait. Toutefois ces critiques étaient compensées par les plus belles promesses de secours, par l'annonce de la prochaine arrivée du général Drouet, par la communication des ordres adressés au maréchal Soult, par l'approbation la plus complète donnée à l'établissement sur le Tage, celle-ci accompagnée des plus vives instances pour y rester indéfiniment. Quelque peu appropriées que fussent à la circonstance beaucoup des prescriptions venues de Paris, pourtant c'était quelque chose que cette approbation donnée au séjour sur le Tage, et cette volonté fortement exprimée qu'on ne le quittât point. Il y avait de quoi ôter toute anxiété au général en chef sur la conduite qu'il avait à tenir, et de quoi inspirer une entière confiance à l'armée dans la marche par lui adoptée, puisque c'était celle que Napoléon avait ordonnée de loin, comme la meilleure et la plus conforme à ses grands desseins. Mais il s'agissait de savoir enfin ce que Napoléon envoyait de moyens pour exécuter sa résolution, par lui si fermement arrêtée, ou de forcer la position des Anglais, ou de les y bloquer jusqu'à ce qu'ils fussent contraints de l'abandonner. Ici malheureusement tout était déception et sujet de chagrin. Le 9e corps, annoncé comme devant être de 30 mille hommes, s'élevait à peine à 15 mille. De ces 15 mille le général Drouet en amenait 7 sous le général Conroux, sans compter les 2 mille de Gardanne, réduits à 1500 par un double voyage. Quant aux 8 mille du général Claparède, il les avait laissés à Viseu, c'est-à-dire à soixante lieues en arrière, afin de maintenir les communications. Et même les 7 mille hommes de la division Conroux, le général Drouet pouvait difficilement les laisser d'une manière permanente à Thomar, car ses instructions lui enjoignant formellement de conserver toujours ses communications avec la frontière d'Espagne, il était forcé de rebrousser chemin pour disperser de nouveau l'insurrection, qui s'était reformée sur ses derrières, comme l'onde se reforme derrière un vaisseau qui l'a fendue pour la traverser.

Profond chagrin de Masséna en voyant à quoi se réduit le secours amené par le général Drouet. La joie était encore toute vive dans l'armée, que Masséna était déjà en proie au chagrin, et désabusé sur la réalité des secours qu'on lui avait tant promis. Pas un boisseau de grain, pas un baril de poudre, pas un sac d'argent, bien qu'il y eût des millions à Salamanque, et, au lieu de 30 mille hommes, 9 mille tout au plus, dont 7 mille allaient repartir, et n'étaient venus que pour escorter d'insignifiantes dépêches, c'était là, au lieu d'une apparition heureuse qui avait rempli l'armée d'une fausse joie, une sorte d'apparition funeste! Mieux eût valu cent fois ne rien recevoir, ni dépêches, ni renforts, que de recevoir ce secours dérisoire, car l'espérance au moins serait restée!

Dominé par ses instructions, le général Drouet voudrait retourner à Alméida. Masséna s'y oppose, et le retient en Portugal. Masséna toutefois était résolu à ne pas laisser partir le général Drouet. Le départ de celui-ci après un séjour de quelques instants pouvait jeter l'armée dans le désespoir, et devait lui ôter certainement le moyen de passer le Tage, en lui ôtant le courage de le tenter. Or, ne point passer le Tage, c'était prendre la résolution de battre en retraite, puisque dans quelques jours il allait devenir impossible de vivre sur la rive droite, qu'on avait entièrement dévorée. Masséna fit sentir tous ces inconvénients au général Drouet. Il aurait pu se borner à lui donner sous sa responsabilité des ordres formels, car le général Drouet étant tombé dans la sphère d'action de l'armée de Portugal, se trouvait évidemment sous l'autorité du général en chef de cette armée. Mais, moins impérieux qu'il n'était énergique, Masséna aima mieux persuader le général Drouet et obtenir de son libre assentiment ce qu'il aurait pu exiger de son obéissance. Le général Drouet ne mettait en tout ceci aucune mauvaise volonté, bien qu'il n'eût pas grande envie de faire partie d'une armée compromise; mais, tout plein de ses instructions et craignant d'y manquer, il en alléguait le texte, qui malheureusement était formel. Ces instructions disaient, en effet, que, tout en portant secours à l'armée de Portugal, il fallait ne pas se laisser couper d'Alméida, et ne pas perdre ses propres communications pour rétablir celles du maréchal Masséna. Or à Thomar, où était arrivé le général Drouet, à Leyria, où on voulait l'établir, il était aussi coupé de la frontière de la Vieille-Castille que Masséna lui-même. Pourtant il y avait à lui dire que s'il persistait à remplir la partie de ses instructions qui lui recommandait expressément le soin de ses communications, il en violerait une autre bien plus importante, celle qui lui enjoignait de porter secours à l'armée de Portugal; que dans l'alternative forcée de violer l'une ou l'autre, il valait mieux observer la plus importante, et la plus conforme à l'esprit de sa mission, qui était d'aider l'armée de Portugal, et que loin d'aider cette armée par son apparition, il l'aurait compromise au contraire, et peut-être perdue, en se retirant sitôt. C'était bien assez de n'amener que 7 mille hommes après en avoir annoncé 30 mille! D'ailleurs il lui restait la division Claparède, la plus forte des deux, pour veiller à ses communications et accomplir la seconde partie de sa tâche. À tous ces arguments, Masséna ajouta le plus décisif, en lui disant qu'il mettait sous sa responsabilité personnelle les événements qui pouvaient arriver, s'il rebroussait chemin immédiatement et livrait l'armée de Portugal à elle-même.

Masséna renforcé par les troupes des généraux Gardanne et Drouet, se confirme dans la pensée de passer le Tage. Le général Drouet, qui était un honnête homme, victime d'instructions peu appropriées aux circonstances[23], n'hésita plus après avoir entendu le général en chef, et consentit à demeurer auprès de l'armée de Portugal. Le maréchal lui fit prendre position à Leyria, sur le revers de l'Estrella, où il empêchait que l'armée ne fût tournée par la route de la mer, pendant qu'elle était campée sur la route du Tage. L'établissement du général Drouet à Leyria avait un autre avantage, c'était de relever les troupes de Ney, et de permettre leur concentration entre Thomar et Punhète, au point où se faisaient les préparatifs de passage. Bien que le secours, en y comprenant le détachement du général Gardanne, ne fût que de 9 mille hommes environ, l'armée se trouvant reportée à près de 53 mille, Masséna y vit un moyen, non d'attaquer les lignes anglaises, mais de rendre le passage du Tage infiniment moins périlleux. En laissant en effet 23 mille hommes sur la rive droite, et en se transportant avec 30 mille sur la gauche, il y avait moins d'inquiétude à concevoir pour la position des deux fractions de l'armée séparées l'une de l'autre par un grand fleuve, le danger toutefois restant bien grave pour toutes les deux si le pont qui devait les unir venait à être rompu, comme celui du Danube à Essling. Néanmoins la témérité de se partager sur les deux rives étant beaucoup moindre avec le renfort qu'on venait de recevoir, Masséna se confirma dans la pensée de franchir le Tage, car une fois dans l'Alentejo il pouvait vivre trois ou quatre mois de plus aux environs de Santarem, remplir les instructions de Napoléon qui lui enjoignaient de persister à bloquer les lignes de Torrès-Védras, et attendre ainsi le secours tant annoncé de l'armée d'Andalousie. Si ce secours arrivait, alors les destinées de l'armée de Portugal étaient changées; de la défensive elle pouvait passer à l'offensive, et terminer sous les murs de Lisbonne la longue guerre qui depuis vingt ans désolait l'Europe.

Fév. 1811. L'armée déçue dans ses espérances par l'arrivée d'une seule division, demande à battre en retraite ou à passer le Tage. Si Masséna avait pris son parti du désappointement qu'il venait d'éprouver en recevant au lieu d'un corps de 30 mille hommes, expressément chargé de le secourir, une division de 7 mille hommes n'ayant que des instructions équivoques, l'armée ne supporta pas aussi patiemment que lui cette triste déception. De l'enthousiasme elle passa au découragement; elle murmura tout haut, et murmura contre l'Empereur, qui la laissait en une pareille situation, sans vivres, sans munitions, sans secours. À quoi bon, disait-elle, la condamner à se morfondre sur le Tage, si on ne devait pas bientôt lui donner le moyen d'agir offensivement et efficacement? Le mal causé aux Anglais, si on avait pu les enfermer tout à fait dans Lisbonne, eût été assez grand sans doute pour mériter les plus pénibles sacrifices; mais les laisser circuler dans tout l'Alentejo, leur permettre de s'y nourrir à l'aise, c'était les embarrasser médiocrement, et en réalité n'embarrasser que nous-mêmes; ils vivaient bien et nous vivions mal, et bientôt, si cette situation se prolongeait, eux continuant à très-bien vivre, et nous fort mal, nous finirions par succomber d'inanition. L'armée en vint à éprouver, comme toutes les troupes envoyées en Espagne, le sentiment qu'on la sacrifiait sans pitié, sans chance de gloire, à la tâche ingrate de créer des royautés de famille. Il n'eût pas même fallu beaucoup de nouvelles causes d'irritation pour produire des mouvements insubordonnés. À la vérité devant l'ennemi cette disposition eût disparu à l'instant même, pour laisser place à l'honneur militaire et au plus noble courage: les faits le prouvèrent bientôt.

Dans le corps de Reynier la souffrance étant arrivée au comble, on n'entendait que ce cri: Passons le Tage, ou partons!—En effet, le général Éblé avait achevé son étonnante création, et il avait une centaine de grosses barques, avec des cordages et des grappins d'une certaine solidité, pour jeter le pont si impatiemment attendu. Il avait de plus assuré notre établissement sur les deux rives du Zezère, en y consolidant le pont de chevalets, et en y joignant un pont de bateaux, sans rien détourner de ce qui était nécessaire au grand pont sur le Tage. Les moyens matériels, quoique bien difficiles à réunir, ne constituaient donc plus la difficulté principale. La double question militaire d'un passage de vive force en présence d'un ennemi bien averti, et du partage de l'armée sur les deux rives d'un grand fleuve, était la véritable question à examiner et à résoudre.

Tandis qu'on se dispose à passer le Tage, le général Foy arrive à l'armée. Tout le monde était occupé à la discuter, lorsque arriva enfin le général Foy avec un nouveau détachement d'environ 2 mille hommes, avec les instructions verbales de Napoléon, et les inspirations puisées dans ses nombreux entretiens. Le général Foy, parvenu à Ciudad-Rodrigo à la fin de janvier, avait attendu plusieurs jours avant qu'on pût former en recrues, en malades, en blessés sortis des hôpitaux, une escorte suffisante pour protéger sa marche et apporter un petit renfort à l'armée; et, pendant qu'on la formait, il avait profité de l'occasion d'un aide de camp qui se rendait à Séville, pour écrire au maréchal Soult les lettres les plus pressantes sur la nécessité de joindre tout ou partie de l'armée d'Andalousie à l'armée de Portugal. Lettres écrites par le général Foy au maréchal Soult. Le général Foy avait servi sous le maréchal Soult, et avait quelque raison de croire à sa bienveillance pour lui. S'inspirant donc des entretiens de Napoléon, il lui exposa la situation de l'Europe, celle en particulier de l'Angleterre, et l'espérance qui n'était plus douteuse d'amener la politique britannique de la guerre à la paix, si on faisait éprouver à lord Wellington un grave échec. Il ne lui présenta pas ces vues comme lui appartenant en propre, mais comme étant l'opinion même de Napoléon, et s'autorisa de ce qu'il avait entendu pour affirmer que la volonté formelle de celui-ci était que l'armée d'Andalousie marchât sur le Tage, en laissant de côté toute autre opération. En terminant il ajouta les considérations suivantes:

«Je vous conjure, monsieur le maréchal, au nom d'un sentiment sacré pour tous les cœurs français, du sentiment qui nous enflamme tous pour les intérêts et la gloire de notre auguste maître, de présenter le plus tôt possible un corps de troupes sur la rive gauche du Tage, vis-à-vis l'embouchure du Zezère. Une marche, un détachement de ce côté, ne peut pas compromettre l'armée à vos ordres. Il y a à peine quatre journées de Badajoz à Brito, village situé en face de Punhète. Les Anglais sont peu nombreux à la rive gauche du Tage, ils ne peuvent rien oser dans cette partie sans compromettre la sûreté de leurs formidables retranchements devant Lisbonne, qui ne sont qu'à huit lieues du pont de Rio-Mayor. Le sort du Portugal et l'accomplissement des volontés de l'Empereur, monsieur le maréchal, sont entre les mains de Votre Excellence. Suivant les déterminations que vous prendrez, l'armée de M. le prince d'Essling passera le Tage, fera la loi aux Anglais sur les deux rives du fleuve, les fatiguera, les rongera, les entretiendra dans leur pénible et ruineuse inaction, formera entre eux et vos siéges une barrière propre à accélérer la reddition des places, ou bien cette armée, manquant un passage devenu nécessaire, sera forcée de s'éloigner du Tage et des Anglais pour trouver de quoi manger, et par là même donnera gain de cause à nos éternels ennemis, dans une lutte où jusqu'à ce jour les chances ont été en notre faveur. Le pays entre le Mondego et le Tage étant mangé et dévasté entièrement, il ne peut plus être question pour l'armée de Portugal de faire un pas rétrograde de cinq ou six lieues. La faim la relancera jusque dans les provinces du nord. Les conséquences d'une pareille retraite sont incalculables. Il vous appartient, monsieur le maréchal, d'être à la fois le sauveur d'une grande armée et le principal instrument des conceptions de notre glorieux souverain. Le jour où les troupes sous vos ordres auront paru sur les bords du Tage et facilité le passage de ce grand fleuve, vous serez le véritable conquérant du Portugal.»—

Effet produit sur l'armée par l'arrivée du général Foy. Ces lettres écrites, et sa colonne formée, le général Foy s'était mis en route le 27 janvier, et était parvenu au quartier général le 5 février. Son arrivée produisit sur l'armée une assez vive sensation, parce que tout plein des impressions reçues à Paris dans ses entretiens avec l'Empereur, il apportait la conviction que l'armée de Portugal était l'instrument de grands desseins, que ses longs sacrifices ne seraient pas un dévouement inutile, que des secours proportionnés à l'importance de sa mission allaient lui être envoyés, et qu'il ne fallait qu'un peu de patience pour qu'elle fût en mesure d'accomplir sa tâche glorieuse. Les discours du général Foy contribuent à réparer le mauvais effet produit dans l'armée par la faiblesse des derniers secours. Ses discours, tenus devant tous les généraux, répétés par ceux-ci à beaucoup d'officiers, établirent l'opinion qu'on n'était pas sacrifié à un but insignifiant; qu'il fallait pour atteindre ce but d'abord rester où l'on se trouvait, et ensuite opérer le passage du Tage. Ce fut un grand bien pour le moral de l'armée, et qui compensa en partie le fâcheux effet produit par la faiblesse des derniers secours. Par malheur l'arrivée du général Foy ajouta aux embarras du général Drouet, car un paquet de dépêches, qui lui fut remis en cette occasion, contenait l'instruction plus formelle que jamais de secourir Masséna, mais en ayant bien soin de ne pas se laisser couper d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo. Or, en demeurant auprès de l'armée de Portugal, le général Drouet était aussi coupé que Masséna lui-même. Ce fut une nouvelle persuasion à opérer, de nouveaux efforts à faire auprès du général. Toutefois le moment étant venu enfin de passer le Tage, l'imminence de cette opération était pour le général Drouet un argument auquel il ne résista pas. Il consentit à rester encore à Leyria, sur les derrières et le flanc de l'armée de Portugal.

Cette armée se trouvait, avec le dernier renfort amené par le général Foy, portée à une force totale de 55 mille hommes. Réunion des généraux à Golgao pour conférer sur le passage du Tage. Masséna était disposé à tenter le passage, mais beaucoup d'objections s'étant élevées à ce sujet, il voulut conférer avec ses lieutenants, et les mettre d'accord sur une opération qui n'avait chance de réussir que par leur concours dévoué et sans réserve. D'ailleurs la présence du général Foy, dépositaire des volontés formelles de l'Empereur, ne pouvait qu'être d'un utile effet sur les généraux réunis. Il se décida donc à les convoquer, mais ne voulant point recourir à l'appareil d'un conseil de guerre, il fit réunir dans un déjeuner, donné par le général Loison à Golgao, la plupart des chefs de l'armée dont l'avis était bon à recueillir.

Cette réunion, qui sous une forme amicale devait avoir toute l'importance d'un conseil de guerre, eut lieu en effet le 17 février à Golgao. Le maréchal Masséna comme général en chef, le maréchal Ney, les généraux Reynier et Junot comme chefs des trois corps d'armée, le général Fririon comme chef de l'état-major, les généraux Éblé et Lazowski en qualité de commandants de l'artillerie et du génie, enfin les généraux Foy, Loison et Solignac à divers titres, se trouvèrent assis à la même table. Une fois le repas terminé, Masséna dit à ses lieutenants qu'il saisissait volontiers l'occasion qui les réunissait autour de lui, pour avoir leur avis sur la conduite à tenir, car il était urgent de prendre un parti, l'armée ne pouvant plus vivre où elle était, les chevaux de l'artillerie et de la cavalerie mourant chaque jour de fatigue et d'inanition, la nécessité de changer de place devenant dès lors pressante, et le choix s'offrant entre une retraite sur le Mondego où il restait quelques ressources, et un passage du Tage qui permettrait de vivre dans l'Alentejo sans s'éloigner de Lisbonne, et qui, bien que fort difficile, fort dangereux, était devenu praticable, grâce au zèle et à l'habileté du général Éblé. En sollicitant leur avis, ajouta Masséna, il fallait qu'avant de le donner ils connussent les intentions de l'Empereur, recueillies de sa propre bouche par le général Foy lui-même, qui était présent et pouvait les faire connaître. Masséna invita alors le général Foy à rapporter tout ce qu'il avait entendu dans ses divers entretiens avec l'Empereur.

Le général Foy chargé d'exposer les intentions de l'Empereur. Le général Foy prit la parole et répéta ce que nous avons dit tant de fois de la grande utilité de tenir les Anglais en échec sous Lisbonne, jusqu'à ce qu'on les obligeât de se retirer ou par la famine ou par la force; de la nécessité, pour atteindre ce but, de passer le Tage, afin de se nourrir dans l'Alentejo, et de donner la main au 5e corps, qui ne pouvait manquer d'arriver sous peu de jours à la suite des ordres formels partis de Paris; enfin de la persuasion positive où était l'Empereur qu'on obtiendrait un immense résultat politique en chassant les Anglais du Portugal, et qu'on les amènerait ainsi à une paix prochaine. Le général Foy parlant de ce qu'il avait entendu dans ses conférences avec l'Empereur, en parlant avec la chaleur qui lui était naturelle, remplit tous ceux qui l'écoutaient de la pensée impériale et du désir de s'y conformer. Restaient à discuter les moyens d'exécution pour opérer le passage du Tage.

Masséna posa alors les questions suivantes: Fallait-il passer le Tage? Sur quel point fallait-il le passer, et au moyen de quelle opération? Si on apercevait des difficultés trop grandes à franchir ce fleuve en présence des Anglais, ou ce fleuve franchi à demeurer divisé sur ses deux rives avec un pont d'une solidité équivoque, ne serait-il pas plus sage, dans l'impossibilité de vivre plus longtemps où l'on se trouvait, d'exécuter un mouvement rétrograde de peu d'importance, de se retirer par exemple sur le Mondego, dont la vallée n'avait pas été dévastée, et qui offrait pour principal établissement la ville de Coimbre, d'où l'on pourrait tenir les Anglais en échec, et recevoir de France les secours dont on avait besoin?

Empressement de tous les généraux à se conformer aux intentions de l'Empereur, et à se prononcer pour une prolongation de séjour sur le Tage. À peine ces diverses questions étaient-elles posées, qu'avec un zèle de parole auquel il aurait fallu que les actes répondissent davantage, on se jeta sur la dernière question, comme si elle se fût présentée la première, et la seule, comme si c'eût été un crime de la soulever, et on la proclama indigne d'être discutée, parce qu'elle était tout à fait contraire aux volontés de l'Empereur. Le maréchal Ney, qui voyait des difficultés à rester, à s'en aller, à passer le Tage, à ne pas le passer, déclara ne vouloir à aucun prix de la retraite sur le Mondego, comme opposée d'abord aux intentions de l'Empereur, et puis comme remplie de graves inconvénients, car, selon lui, on trouverait toutes les routes détruites, et le pays de Coimbre aussi dévasté que celui de Santarem, car l'artillerie et la cavalerie achèveraient de perdre leurs chevaux dans le trajet, l'équipage de pont construit à grands frais serait sacrifié, et bien que l'on rétrogradât de la moitié du chemin seulement, on se donnerait aux yeux de l'ennemi l'apparence d'une armée définitivement en retraite, et on compromettrait ainsi l'honneur des armes. Après l'allocution du maréchal Ney, chacun renchérit sur son opinion, et appuya avec une extrême chaleur la pensée de l'Empereur, rapportée par le général Foy, comme si l'Empereur eût été présent, et on brûla devant l'image du dieu absent tout l'encens qu'on eût brûlé devant le dieu lui-même.

L'idée de rester sur le Tage ayant prévalu, il s'ensuit la nécessité de le passer pour vivre sur l'Alentejo. L'idée de la retraite sur le Mondego écartée, restait celle de passer le Tage, quelque périlleuse que l'opération pût être, et il semble par ce qui précède qu'on aurait dû s'attacher à en découvrir les facilités plutôt que les difficultés. Il n'en fut rien cependant, car le zèle pour l'exécution des volontés de l'Empereur une fois bien prouvé, restaient les dangers de l'opération proposée, que tout le monde sentait vivement. On partit d'abord de l'idée de choisir Punhète pour point de passage, les chantiers s'y trouvant établis, deux ponts ayant été jetés sur le Zezère, et l'armée étant ainsi rapprochée d'Abrantès, qu'elle était en mesure d'investir et de prendre. Avec de fortes têtes de pont sur le Zezère et sur le Tage, avec une division tout entière laissée pour les garder et pour conserver la possession de la rive droite, on pouvait avec le gros de l'armée occuper la plaine de l'Alentejo, y vivre, et y tendre la main au 5e corps. Junot appuyait fort ce projet, lorsque le général Loison, qui connaissait mieux que lui le confluent du Zezère dans le Tage, puisqu'il y était campé, fit sentir les dangers du plan proposé. On aurait, disait-il, à garder ces têtes de pont d'un côté contre le gros de l'armée britannique sortie de ses lignes, et de l'autre contre la garnison d'Abrantès, devenue par l'adjonction du corps de Hill une véritable armée. L'Alentejo, quoique très-fertile, devait être épuisé dans le voisinage du Tage par les fourrages qu'on y avait faits pour nourrir les troupes anglaises; il faudrait donc s'éloigner afin de trouver des vivres, et alors que deviendrait la division laissée sur la droite du Tage? Diverses manières de passer le Tage et d'en garder les deux rives. Ne courrait-elle pas les plus grands périls? N'était-ce pas le cas d'examiner tout de suite la question de savoir si on passerait entièrement dans l'Alentejo, en repliant l'équipage de pont sur la gauche du Tage, en cherchant quelque poste afin de le mettre à l'abri, et de s'en servir quand on en aurait besoin?

L'idée de faire de la plaine de l'Alentejo le siége principal de l'armée fut à l'instant repoussée par Junot, et elle présentait en effet de grands inconvénients, car il était plus difficile encore à un simple poste qu'à une division de se maintenir sur la rive droite du fleuve, et d'y assurer la conservation de l'équipage de pont. Il fallait donc regarder le matériel de passage comme définitivement sacrifié dans ce système, la rive droite comme perdue, et l'armée comme échangeant son rôle d'armée de Portugal contre celui d'armée d'Andalousie, chargée de prendre Lisbonne par la rive gauche du Tage. Sans doute les formidables lignes de Torrès-Védras n'existaient point sur la rive gauche (voir la carte no 53), mais de ce côté Lisbonne était protégée par le fleuve, puisqu'elle est située sur la rive droite; le fleuve devant cette ville était large de plus d'une lieue (il y prend le nom de mer de la Paille), et quand il se resserrait de nouveau vis-à-vis de Lisbonne même, il offrait encore un bras de mille mètres au moins, au delà duquel on pouvait bien jeter quelques bombes, mais sans beaucoup de résultat, sans beaucoup de chances d'émouvoir lord Wellington dans ses lignes. Bien évidemment tout projet d'attaque fondé sur une seule rive était faux en principe, car sur l'une il y avait l'obstacle des lignes de Torrès-Védras, sur l'autre l'obstacle du Tage, et la seule idée admissible était d'occuper les deux rives à la fois, pour en faire la base d'une double attaque et d'un blocus complet.

Mais les difficultés du partage de l'armée sur les deux rives, avec un pont incertain, avec des forces qui ne permettaient pas d'avoir de chaque côté un corps suffisant, se reproduisaient sans cesse. On fut ainsi conduit à examiner l'idée de passer plus bas, c'est-à-dire près de Santarem, où l'on était pour ainsi dire invincible, à entendre du moins le général Reynier, qui connaissait bien cette position, puisqu'il l'occupait depuis cinq mois. Celui-ci affirmait en effet que quiconque attaquerait de front la position de Santarem serait culbuté au pied des hauteurs, et que quiconque voudrait la tourner en passant le Rio-Mayor qui la relie à la chaîne de l'Estrella, serait enveloppé et pris. En admettant comme fondée cette double assertion, et en franchissant le Tage près de Santarem, on pouvait laisser Reynier flanqué par Drouet sur la droite du fleuve, se porter ensuite sur la gauche avec tout le reste de l'armée, et alors rapprochés les uns des autres, ayant le moyen de s'aider mutuellement pendant le passage, et, le passage opéré, ayant sur la rive droite la force de la position de Santarem, sur la rive gauche la force de la réunion des deux tiers de l'armée, il était permis de se regarder comme à peu près en sûreté. Au choix de ce point il y avait donc tous les avantages, sauf une difficulté, que déjà nous avons fait connaître, et qui malheureusement était capitale, c'était l'épanchement du fleuve devant Santarem, et surtout les incessantes variations de sa largeur suivant la crue ou la baisse des eaux. Toutefois, en sacrifiant quelque chose de l'avantage attaché à la proximité de Santarem, on pouvait trouver d'assez grandes facilités dans l'existence d'une île, située à l'embouchure de l'Alviela, petite rivière qui se jette dans le Tage sous la protection des hauteurs de Boavista. Cette île étant placée au delà de la principale largeur du fleuve, comme la Lobau par rapport au Danube, il ne restait plus, quand on y était parvenu, qu'un faible bras à franchir. En l'occupant pendant la nuit avec les forces nécessaires, il était facile d'y attacher le pont, qui aboutirait ainsi à un point fixe, invariable, aisé à défendre, et dès lors on ne pouvait plus considérer le bras restant que comme une espèce de fossé, sur lequel il suffirait d'avoir un pont-levis.

Possibilité de passer le Tage à Boavista méconnue par les chefs de l'armée. Il n'y avait à cette manière d'opérer qu'une seule objection, laquelle par malheur parut au général Éblé beaucoup plus grave qu'elle n'était réellement. L'équipage de pont était à Punhète; le transporter par terre jusqu'à l'embouchure de l'Alviela eût exigé des forces de traction qui manquaient, car tous les chevaux étaient épuisés, et aurait exigé en outre un temps qui suffisait pour dévoiler notre projet à l'ennemi: le descendre par eau sur le Tage demandait plus d'une nuit, et obligeait de passer en suivant les sinuosités du fleuve, le long de la rive ennemie, sous le feu tellement rapproché des Anglais, que l'équipage de pont courait danger d'être détruit.

La grande autorité du général Éblé, qui avait accompli une sorte de merveille en créant cet équipage de pont, et dont l'opinion fut appuyée par Masséna, entraîna tous les avis, et, sans s'en douter, on tourna le dos à la fortune, en négligeant l'île qui aurait pu être une seconde Lobau. Pourquoi Napoléon, dont le coup d'œil supérieur avait su si bien trouver le moyen de franchir le Danube devant deux cent mille Autrichiens, pourquoi n'était-il pas là, au lieu d'être à Paris, occupé à préparer la funeste expédition de Russie!...

Quoi qu'il en soit, dès que la possibilité de passer à Santarem était écartée, on ne savait plus à quel plan s'arrêter, le passage près d'Abrantès ayant déjà été repoussé par les raisons qui ont été données. On divaguait donc, lorsque le général Foy, tout plein de l'idée que les ordres impériaux seraient fidèlement exécutés, et que le maréchal Soult ne résisterait pas à la chaleur persuasive de ses lettres, dit que d'après toutes les probabilités le 5e corps devait, sous huit ou dix jours, paraître sur la gauche du Tage, qu'alors toutes les difficultés tomberaient d'elles-mêmes, car les Anglais à la vue du 5e corps ne resteraient pas vis-à-vis de Punhète, que la rive gauche serait ainsi nettoyée, et qu'on passerait le Tage en cet endroit comme en pleine paix. D'ailleurs, ajouta-t-il, après l'adjonction du 5e corps, on n'aurait plus à s'inquiéter de la division de l'armée sur les deux rives du fleuve, on pourrait même, le fleuve franchi, descendre le pont jusqu'à l'embouchure de l'Alviela, et se donner ainsi l'avantage de la concentration des forces près de Santarem. Il était probable de plus qu'on prendrait Abrantès, et qu'on y trouverait de quoi rendre le pont solide, indépendamment de ce que d'Abrantès même ne partiraient plus des moyens de le détruire.

Le passage du Tage remis à l'arrivée prochaine et généralement espérée du 5e corps, sous le maréchal Soult. L'arrivée du 5e corps, d'après ce qui avait été dit, paraissait si vraisemblable, que tout le monde se rendit aux raisons du général Foy; et si, en effet, le 5e corps devait venir de Badajoz, il n'y avait pas à hésiter, il fallait l'attendre, dût-on l'attendre dix jours et même vingt. Le maréchal Ney, resté longtemps silencieux, appuya fort cet avis. Tous les assistants s'y rangèrent avec entraînement, car cette solution les tirait d'embarras, excepté toutefois Reynier, qui affirmait ne pouvoir pas vivre plus de cinq à six jours où il était, sans manger en entier sa réserve. Quand on est fort intéressé à une éventualité, tour à tour on y croit trop, ou trop peu. Reynier dit que l'on comptait sur l'arrivée du 5e corps, qu'il voulait bien y compter aussi, mais qu'il la trouvait beaucoup moins certaine qu'on ne le prétendait; que les ordres avaient pu être retardés en route, que les ordres parvenus il faudrait tout disposer pour leur exécution, que le maréchal Soult avant de venir voudrait peut-être prendre Badajoz, que cette arrivée tant annoncée pourrait donc ne pas se réaliser aussitôt qu'on l'espérait, que dans l'intervalle ses soldats mourraient de faim, que dans l'état de détresse où ils étaient, il ne répondait pas longtemps de leur obéissance, que quelques jours plus tôt ou plus tard on serait forcé de prendre un parti, et alors avec bien plus d'embarras, puisqu'on aurait dévoré une portion de la réserve de vivres, et perdu une moitié en plus des chevaux de l'artillerie et de la cavalerie, que mieux valait hasarder une tentative sur-le-champ, n'importe laquelle; que l'on pouvait au besoin employer toute l'armée au passage, car à lui seul il se chargeait de garder le camp de Santarem jusqu'aux sources du Rio-Mayor.

La chaleur de Reynier provoqua des répliques fort vives, et on allait se disputer au lieu de prendre une résolution, lorsque Masséna interrompit la conférence. Il voyait bien qu'on inclinait généralement à ajourner l'opération jusqu'à l'arrivée du 5e corps, arrivée que du reste on espérait de bonne foi, et il annonça qu'on attendrait en effet quelques jours. On convient de fournir des secours en vivres au général Reynier pour lui donner le temps d'attendre. Il fut convenu, pour apaiser Reynier, que chacun l'aiderait à vivre, et qu'on lui permettrait de fouiller les îles du Tage, où il y avait de grandes ressources, et où l'on n'avait pas voulu se montrer de peur d'y attirer l'ennemi, et de compromettre quelques-uns des bateaux si laborieusement construits. Ces choses arrêtées, on se sépara dans l'espérance de voir toutes les difficultés bientôt résolues par l'apparition du 5e corps, et dans l'opinion qu'il fallait l'attendre, opinion que tout le monde partageait, à l'exception de Reynier dont nous venons d'exposer les motifs, à l'exception de Masséna dont l'esprit simple, positif et d'une infaillible justesse, ne se berçait jamais de vaines illusions. Raisons qui empêchent Masséna d'insister pour la retraite sur le Mondego, plan qu'il croyait le plus sage. Masséna joignait à son grand coup d'œil sur le champ de bataille, un jugement fin et sûr, développé par les traverses de la vie militaire, où les hommes ne sont pas autres qu'ailleurs, et il ne se flattait nullement que le maréchal Soult vînt à son secours. Il connaissait assez l'Espagne et les hommes pour n'en rien croire. Aussi penchait-il à se retirer tout de suite sur le Mondego, car il ne prévoyait pas un secours du côté du midi, et l'arrivée du général Drouet lui avait appris à n'en pas attendre du côté du nord. La position de Coimbre, moins gênante il est vrai pour les Anglais, moins offensive envers eux, dès lors moins imposante, mais située dans un pays neuf encore, près de la frontière d'Espagne, à portée des ressources qu'on en pouvait tirer, à portée au moins de la division Claparède, lui semblait la position qu'il eût été sensé de prendre immédiatement, avant la contrainte du besoin, avant la perte d'un plus grand nombre des chevaux de l'artillerie et du train. Mais la flatterie, même à distance, envers l'Empereur, ayant empêché qu'on fît à cet avis seulement l'honneur de l'examiner, il en coûtait au maréchal Masséna de l'adopter malgré l'opinion de tous les généraux de l'armée; d'ailleurs un tel avis reposant sur l'invraisemblance des secours annoncés, quelqu'un eût-il cru le maréchal, sauf Reynier que la faim éclairait, quelqu'un l'eût-il cru, s'il avait dit que l'armée d'Andalousie ne paraîtrait sous Abrantès, ni sous dix jours, ni sous vingt? et ne l'eût-on pas blâmé universellement de quitter le Tage avant une nécessité démontrée?

Confiance de l'armée dans la prochaine apparition du maréchal Soult à la tête du 5e corps. Chacun, après cette conférence de Golgao, rentra dans ses quartiers, attendant à défaut du secours qui n'était pas venu de la Vieille-Castille, celui qui devait arriver d'Andalousie. De fortes détonations entendues de temps en temps du côté de Badajoz, distant d'une vingtaine de lieues, faisaient supposer que le maréchal Soult assiégeait cette place, et que le siége terminé il marcherait sur le Tage. Chaque jour on appliquait l'oreille à terre pour saisir plus distinctement ces signes de voisinage donnés par les Français, et selon que les vents les apportaient ou les détournaient, on était joyeux ou triste dans cette armée de Portugal si cruellement négligée, quoiqu'en elle résidassent les destinées de la guerre et de l'Empire!

Événements de l'Aragon et de l'Andalousie pendant la longue attente de l'armée de Portugal. Pour juger de la probabilité des secours tant promis et si impatiemment attendus, il faut se reporter ailleurs, et savoir ce qui se passait en Andalousie, et même en Aragon, provinces dont les opérations se liaient les unes avec les autres. On a vu dans le livre précédent que l'habile direction imprimée par le général Suchet au siége de Lerida, lui avait valu la mission d'assiéger successivement Mequinenza, Tortose, Tarragone, que par ce motif une partie de la Catalogne avait été adjointe à son commandement, et que ces siéges terminés le général devait descendre sur Valence. Le maréchal Macdonald, commandant de la Catalogne, devait combiner ses mouvements de manière à seconder ceux du commandant de l'Aragon. Le général Suchet administrant toujours avec le même soin sa province et son armée, avait réussi à maintenir celle-ci à 28 mille combattants sur 40 mille hommes d'effectif. Dans ce nombre 12 mille gardaient les principaux postes, et 16 mille exécutaient les opérations actives. Prise de Mequinenza. Donnant autant d'attention au matériel qu'au personnel de son armée, le général Suchet avait su réunir de puissants moyens d'attaque, et pris en quelques jours Mequinenza, place très-petite, mais d'un abord difficile, et très-importante parce qu'elle domine une partie du cours de l'Èbre. Importance de Tortose et de Tarragone. Il lui restait à prendre Tortose et Tarragone, les deux places les plus fortes de la Catalogne et de l'Aragon, peut-être même de l'Espagne, si l'on en excepte Cadix. Tortose est située sur le bas Èbre, presque à son embouchure, et commande, outre le débouché de ce fleuve vers la mer, la communication directe entre la Catalogne et Valence. Tarragone, située plus au nord, entre Tortose et Barcelone, sur le rivage de la mer, au centre d'un pays fertile, entourée d'ouvrages formidables, défendue à la fois par les Espagnols du côté de terre, par les Anglais du côté de la mer, avait la double importance de sa force et de sa position, et était au nord-est de la Péninsule ce que Cadix était au midi, et Lisbonne au sud-ouest. C'est de Tarragone comme d'un centre que l'insurrection espagnole de la Catalogne, de l'Aragon, de Valence, sous les ordres du général Blake, et plus récemment sous ceux du général O'Donnell, rayonnait dans tous les sens, pour pénétrer par Lerida en Aragon, quand Lerida n'était pas pris, pour menacer Barcelone par la route d'Ordal, pour déboucher par Tortose et le bas Èbre sur Valence. Mais il fallait isoler Tarragone avant d'essayer de la prendre, et c'est dans cette vue que le général Suchet, après s'être emparé de Lerida qui la liait avec l'Aragon, voulait se rendre maître de Tortose qui la liait avec Valence.

C'est à quoi le général Suchet venait d'employer la fin de 1810 et les premiers jours de 1811. La grande difficulté que le général Suchet avait à vaincre pour assiéger Tortose consistait dans le transport d'un matériel d'artillerie considérable; mais heureusement la prise de la petite place de Mequinenza avait fourni, outre beaucoup d'objets utiles à un siége, la possession des gorges à travers lesquelles l'Èbre coule vers la mer. L'habile général Valée, avec ce qu'il y avait de meilleur à Lerida et à Mequinenza, avait composé un vaste parc d'artillerie; il y avait joint les outils et les munitions nécessaires, et le tout, embarqué sur une vingtaine de grosses barques, avait attendu au pied de Mequinenza les crues d'eau pour descendre jusqu'à Tortose. Mais comme ces crues pouvaient ne pas avoir lieu avant l'hiver, le général Suchet avait entrepris de construire une route de terre, qui, traversant les montagnes de la basse Catalogne, venait déboucher par le chemin le plus court sur le bas Èbre. Les soldats travaillant au milieu des chaleurs et des piqûres des moustiques avaient cruellement à souffrir, là comme dans toutes les parties de l'Espagne; mais bien nourris, bien payés, ils avaient patiemment supporté leurs souffrances, et vaillamment exécuté les travaux dont ils étaient chargés. Pendant qu'on s'occupait de cette route, le général Suchet avait investi Tortose sur les deux rives de l'Èbre en portant la division Habert sur la gauche, la division Leval sur la droite du fleuve, et tour à tour rejeté O'Donnell sur Tarragone, et ramené Caro avec les Valenciens sur Valence. Siége de Tortose. Enfin pour que le maréchal Macdonald, chargé de prendre position près de lui et de le seconder, n'eût aucune peine à vivre, il lui avait abandonné une portion des magasins formés par sa prévoyance.

Ces opérations préliminaires n'avaient pas exigé moins de plusieurs mois, et enfin l'automne étant venu, les crues d'eau ayant permis d'amener sous Tortose les parties du matériel impossibles à transporter par terre, le général Suchet ouvrit la tranchée devant cette place du 19 au 20 décembre. (Voir la carte no 52.)

Description de Tortose. La place de Tortose, située sur la gauche de l'Èbre, pas très-loin de son embouchure, mais assez loin cependant pour que la marine anglaise ne pût lui prêter secours, était construite au pied des contre-forts détachés de l'Alba, partie au bord du fleuve, partie sur l'extrémité des hauteurs, de manière que son enceinte longeant alternativement la plaine ou gravissant les collines, suivait toutes les sinuosités du sol. Elle était régulièrement fortifiée, pourvue d'une enceinte bastionnée, d'un château, et de plusieurs ouvrages avancés. La portion qui bordait l'Èbre avait pour défense le fleuve même, et au delà une tête de pont très-solidement construite. La place comptait 11 mille hommes de garnison, un bon gouverneur et des approvisionnements considérables.

Choix du point d'attaque. Le général Haxo, appelé à Dantzig, avait été remplacé par le général Rogniat, esprit bizarre mais énergique, et officier d'un haut mérite. Le point d'attaque avait été choisi au sud, entre les montagnes et le fleuve, dans un terrain plat, devant les bastions Saint-Pierre et Saint-Jean, à cause de la facilité des travaux dans cette partie du terrain. Notre attaque principale, s'appuyant par la gauche à l'Èbre, devait être précédée par une attaque secondaire, celle de la tête de pont. À droite elle était exposée aux feux d'un fort extérieur, construit sur les hauteurs, et nommé fort d'Orléans, en mémoire du duc d'Orléans, qui prit la place en 1708 par ce côté. On avait donc aussi ouvert la tranchée devant ce fort, pour en détourner les feux, et le prendre en temps et lieu, lorsque le moment des assauts serait venu.

La tranchée ouverte hardiment, très-près de l'enceinte, avait été poussée avec vigueur, et de manière à perdre peu de temps en travaux d'approche. Effectivement en quelques jours on était parvenu au pied des ouvrages, et très-près du chemin couvert. La garnison multipliait ses sorties, dans l'intention de ralentir nos travaux, et le 28 décembre notamment, elle en avait exécuté une considérable, non par les fronts attaqués, ceux du sud, mais par ceux de l'est, afin de surprendre nos tranchées en les tournant. Grande sortie de la garnison. Trois mille hommes vigoureusement conduits avaient brusquement assailli nos travailleurs, tué plusieurs officiers du génie, et commencé à mettre le désordre dans nos tranchées, lorsque les généraux Habert et Abbé, accourant avec les réserves des 44e, 116e de ligne et 5e léger, les avaient arrêtés court, et ramenés dans la place la baïonnette dans les reins, après leur avoir pris ou tué 400 hommes. Dans cette action vigoureuse, un officier, destiné à parcourir une grande carrière, le capitaine Bugeaud, à la tête des grenadiers du 116e, avait été vu poussant les Espagnols jusqu'au pied des murs, avec une intrépidité admirée de toute l'armée. Malgré cette énergique sortie, l'ouverture du feu n'avait pas été différée d'un jour, et le lendemain 29 décembre, après quelques réparations indispensables à nos ouvrages, quarante-cinq bouches à feu de gros calibre, partagées en dix batteries, avaient vomi sur la place une grêle d'obus, de bombes et de boulets, et partout démantelé les murailles attaquées. Le 30, deux grandes brèches, l'une à droite, au fort élevé d'Orléans, l'autre à gauche, au bastion Saint-Pierre, avaient commencé à se former, et promettaient sous deux jours un libre accès au courage de nos soldats. Après avoir employé la journée du 31 à perfectionner les approches, le 1er janvier on avait repris le feu, et rendu les brèches tout à fait praticables. Les braves soldats de l'armée d'Aragon, devenus très-habiles et très-hardis dans cette guerre de siéges, réclamaient l'assaut à grands cris, lorsque le drapeau blanc arboré sur la place avait annoncé l'intention de capituler. Reddition de Tortose. Mais le gouverneur ayant demandé que la garnison pût se retirer librement à Tarragone, le général Suchet avait refusé, et recommencé le feu, quand tout à coup le drapeau blanc avait paru une seconde fois sur les murailles. Des informations venues de l'intérieur de Tortose apprenaient que cette hésitation tenait au refus de la garnison de se rendre prisonnière, et d'obéir au gouverneur. Alors le général Suchet s'était présenté audacieusement aux portes du château, y était entré avec quelques officiers, avait menacé le gouverneur de passer la garnison au fil de l'épée, si on ne lui remettait le château, s'en était fait livrer les portes, et avait obtenu le 2 janvier que la ville se rendît, et que 9,400 prisonniers défilassent devant lui en déposant leurs armes.

Ce beau siége, conduit avec encore plus de vigueur que celui de Lerida, avait coûté à l'armée d'Aragon dix-sept jours, dont treize de tranchée ouverte, et cinq à six cents hommes. Le général du génie Rogniat, le général d'artillerie Valée, y avaient déployé autant d'habileté que d'énergie.

Le siége de Tarragone devait être autrement difficile, autrement long, et tout annonçait que l'armée serait retenue en Catalogne une partie de l'année 1811. Il était par conséquent impossible que l'armée d'Andalousie en pût recevoir un secours prochain.

Opérations en Andalousie. Pendant ce même temps, de juin 1810 à janvier 1811, l'armée d'Andalousie n'avait pas été moins occupée que celle d'Aragon.

Réunion des cortès de Cadix le 24 septembre 1810. La junte centrale, réfugiée dans Cadix après la prise de Séville, s'était démise, comme on l'a vu, en faveur d'une régence royale et des cortès. Les cortès s'étaient réunies à Cadix, avec beaucoup de solennité, le 24 septembre 1810, et après avoir assisté à une grande cérémonie religieuse, cette célèbre assemblée avait commencé par proclamer que la souveraineté nationale résidait dans les cortès, que la royauté était maintenue dans la maison de Bourbon, qu'en attendant la délivrance de Ferdinand VII cette royauté serait suppléée par la régence récemment instituée, et que les cortès exerceraient le pouvoir législatif dans la plus grande étendue. Résolutions de cette assemblée. Après avoir rendu ces décrets, l'assemblée de Cadix avait exigé que la régence vînt les accepter et leur prêter serment. L'évêque d'Orense ayant voulu éluder ce serment, avait été obligé de se soumettre, à la suite d'une scène assez ridicule pour lui, et ces préliminaires terminés, l'assemblée s'était mise à discuter des lois, dans le but d'opérer la réforme de la monarchie espagnole. La régence, et dans la régence le général Castaños en particulier, concertaient avec le général Blake, avec les autres commandants d'armée, avec Henry Wellesley, frère de lord Wellington, les opérations militaires.

Forces en hommes et en matériel réunies dans Cadix. Cadix et l'île de Léon étaient abondamment pourvus de troupes et de toutes sortes de ressources, surtout de celles qu'on peut se procurer par mer. Lord Wellington y avait d'abord envoyé 5 mille hommes, dont il avait été autorisé à retirer 3 mille depuis l'entrée en campagne du maréchal Masséna. Aux 2 mille qui étaient restés, il s'en était bientôt joint 5 mille, venus de Sicile, par la faute de Murat, qui, après avoir fait tous les préparatifs d'une expédition contre cette île, avait ensuite publié qu'il y renonçait. Outre 7 mille hommes de troupes anglaises, Cadix renfermait encore 17 ou 18 mille soldats, débris de toutes les armées régulières de l'Espagne. Les blés, les viandes salées apportés d'Amérique, les vins tirés de tous les côtés abondaient dans la place, à un prix fort élevé toutefois. On n'y était privé que de viande fraîche et de fourrages, mais cette privation était peu de chose au milieu de l'exaltation qui animait les habitants, l'armée et les cortès. Il n'y manquait que l'union, et l'union même y renaissait dans les dangers extrêmes.

Forces des Espagnols dans le royaume de Grenade, l'Andalousie et l'Estrémadure. À cette force réunie dans Cadix se joignait à droite (à droite pour les Espagnols), dans la province de Murcie, un rassemblement d'une vingtaine de mille hommes, composé des troupes qui s'étaient retirées des défilés de la Sierra-Morena vers Grenade, et des insurgés de Murcie aidés souvent par les Valenciens. Au centre, entre Grenade et Séville, se trouvaient, outre les montagnards très-féroces de Ronda, les contrebandiers des environs de Gibraltar, oisifs en ce moment et fort habiles dans le métier de guérillas. Enfin à gauche, à l'embouchure de la Guadiana, s'agitaient dans le comté dit de Niebla, d'autres contrebandiers fort actifs, et, plus haut sur la Guadiana, entre Badajoz, Olivença, Elvas, Campo-Mayor, Albuquerque, se tenait l'armée de La Romana, forte de 27 à 28 mille hommes, dont 7 à 8 mille avaient joint lord Wellington sous le marquis de La Romana lui-même.

Leur plan et la nature de leurs opérations. C'est avec ces divers rassemblements, favorisés par les lieux et la saison, que les généraux Castaños et Blake avaient réussi à paralyser entièrement les trois corps qui formaient l'armée d'Andalousie. Leur plan consistait à profiter de la présence des troupes anglaises et espagnoles réunies à Cadix et à Gibraltar, pour faire des sorties fréquentes sur le front et les ailes du 1er corps, et contrarier autant que possible le maréchal Victor dans les préparatifs du siége de Cadix, pour soutenir par d'autres sorties, tant de Cadix que de Gibraltar, les montagnards de la Ronda, et tourmenter de toutes les façons le général Sébastiani du côté de Grenade et de Malaga, pour exécuter enfin des descentes continuelles aux bouches de la Guadiana, y donner la main aux insurgés du comté de Niebla, et courir sans relâche entre les cinq places d'Olivença, d'Elvas, de Badajoz, de Campo-Mayor, d'Albuquerque, de manière à ne pas laisser un moment de repos au 5e corps et au maréchal Mortier qui le commandait. Forte occupation donnée aux trois corps français. Être battu n'était rien, pourvu qu'on ne fût jamais soumis, qu'on ne restât pas un jour immobile, qu'on ne laissât pas un instant de repos aux Français. Une fois l'amour-propre de gagner des batailles mis de côté par les Espagnols, cette guerre de partisans, appuyée sur Valence, Murcie, Gibraltar, Cadix, la mer, la Guadiana, et les cinq places de l'Estrémadure, devait leur être aussi avantageuse que celle qu'ils faisaient au nord; et en effet toute cette année 1810, en réalisant leurs espérances, avait démontré la faute des Français de s'être portés en Andalousie avant d'avoir pacifié le nord de l'Espagne et expulsé les Anglais du Portugal.

Embarras du général Sébastiani à Grenade. Le général Sébastiani, occupé alternativement dans la Ronda ou dans les Apulxaras, avait été obligé une fois de se porter en masse sur Blake, qu'il avait battu à Baza, une autre fois de livrer à Fuencirola un combat aux Anglais, qu'il avait contraints de se rembarquer. Réuni enfin à un détachement du 5e corps sorti de Séville, il s'était vu forcé de brûler les principaux villages de la Ronda, sans y étouffer l'insurrection, bien qu'il fût parvenu à rejeter dans Gibraltar les troupes qui fomentaient sans cesse les troubles de ces montagnes.

Pénibles efforts du maréchal Victor pour préparer le siége de Cadix. La campagne du 1er corps avait été moins fatigante, moins coûteuse en hommes, parce qu'il n'avait pas eu autant à se déplacer, mais elle n'avait pas été moins laborieuse à cause des travaux d'investissement qui constituaient sa tâche. Le maréchal Victor, secondé par l'habile général d'artillerie Sénarmont, celui qui avait montré à Friedland, à Uclès, tant de hardiesse et de présence d'esprit, avait embrassé dans une suite de redoutes parfaitement placées, et très-bien adaptées à leur objet, tout l'espace qui s'étendait de Puerto-Santa-Maria à Puerto-Real, de Puerto-Real à Santi-Petri. (Voir la carte no 52.) Il les avait armées de 250 bouches à feu du plus gros calibre, toutes fondues à Séville. Il avait enlevé de vive force à l'ennemi le Trocadéro et le fort de Matagorda, qui, formant une pointe avancée dans la rade, pouvait couvrir Cadix de projectiles. Il avait fait fondre à Séville un mortier d'un nouvel échantillon qui lançait des bombes à 2,400 toises, portée bien suffisante pour incendier la malheureuse ville de Cadix. On en préparait un grand nombre de ce genre à Séville, afin de les placer au fort de Matagorda. Le maréchal Victor avait recueilli, radoubé, ou même construit cent cinquante chaloupes canonnières armées de gros canons, avec des bateaux de transport pour dix mille hommes, et les avait fait conduire, en côtoyant le rivage, des bouches du Guadalquivir à l'embouchure du Guadalète. Mais pour les amener de ce point dans la rade intérieure de Cadix, où l'on en avait besoin, il aurait fallu doubler la pointe de Matagorda si près des feux ennemis, qu'il y aurait eu danger pour cette précieuse flottille. Afin d'éluder cette difficulté, le maréchal les avait fait poser sur des rouleaux, et traîner par terre de Puerto-Santa-Maria à Puerto-Real. Les travaux préalables étaient donc fort avancés. Toutefois, il manquait encore des matelots pour manœuvrer la flottille, le bataillon des marins de la garde n'étant pas assez nombreux; il manquait des canonniers pour servir cette immense artillerie, et une masse de projectiles et de munitions proportionnée à l'usage extraordinaire qu'on en devait faire. Il aurait fallu enfin un renfort d'infanterie, car le maréchal Victor, qui, sur un effectif de plus de 30 mille hommes, avait réussi à mettre en ligne jusqu'à 21 ou 22 mille combattants, en avait à peine 15 mille d'actuellement disponibles.

Secours demandé par le maréchal Victor pour triompher de la résistance de Cadix. Il ne cessait de dire que si on lui procurait cinq ou six cents marins de plus, un millier de canonniers, des poudres et des projectiles en quantité suffisante, et un renfort de quelques mille hommes d'infanterie, il passerait le canal de Santi-Petri sur sa flottille, enlèverait à la baïonnette l'île de Léon, puis cheminerait par l'isthme sur la place de Cadix, tandis que le fort de Matagorda lancerait sur elle une masse formidable de feux. Il ajoutait encore qu'une flotte française paraissant pour quelques jours devant Cadix, où il n'y avait que huit vaisseaux anglais, cette ville se rendrait sur-le-champ. Cadix en notre pouvoir, cette flotte n'avait plus rien à craindre de l'ennemi, et serait là aussi sûrement qu'à Toulon. Quel résultat en effet n'eussent pas obtenu les dix-huit vaisseaux de l'amiral Ganteaume, se présentant avec 12 ou 15 mille hommes de débarquement, et un grand chargement de munitions! Ils auraient probablement changé la face des choses dans la Péninsule, car Cadix pris, on aurait pu envoyer immédiatement trente mille hommes sur Lisbonne, ce qui eût rendu presque certaine la chute des lignes de Torrès-Védras! Après avoir tant de fois remis au hasard le sort des flottes françaises, quelle plus heureuse occasion d'en risquer une, eût-elle dû périr! Jamais la grandeur du but n'aurait mieux justifié la grandeur du sacrifice.

Peu d'empressement du maréchal Soult à seconder le maréchal Victor dans l'exécution du siége de Cadix. Non-seulement le maréchal Victor ne recevait point le secours naval qu'il avait souvent demandé, mais le maréchal Soult ne le secondait d'aucune manière. Ces deux chefs militaires vivaient fort mal ensemble. Le maréchal Victor était persuadé que le siége de Cadix, parce qu'il devait être son ouvrage et son triomphe, n'avait pas la faveur du maréchal Soult; et il est vrai que ce dernier, loin de lui donner des renforts, lui enlevait fréquemment des détachements pour les envoyer soit dans les montagnes de Ronda, soit dans le comté de Niebla, et que de tous les objets, celui dont il paraissait le moins occupé, c'était Cadix.

Laborieuse campagne du maréchal Mortier en Estrémadure. Le modeste maréchal Mortier, qui nulle part n'était un obstacle, et partout savait se rendre utile en se contentant du second rang, n'avait pas eu une existence moins laborieuse que le général Sébastiani à Grenade, et le maréchal Victor devant Cadix. Obligé de courir avec le 5e corps tantôt à Badajoz contre les troupes de La Romana, tantôt dans le comté de Niebla contre les insurgés de cette contrée et les détachements sortis de Cadix, tantôt jusqu'à Jaen pour y aider le général Sébastiani, il avait eu à opérer à des distances de soixante lieues, et ses troupes étaient épuisées de fatigue. Il avait remporté des succès sans doute, car il avait pris ou tué 2 mille hommes à Mendizabal vers Llerena, et détruit à Fuente de Cantos la cavalerie portugaise. Mais rentré à Séville vers la fin de l'année 1810, il ne comptait pas, sur un effectif de 24 mille hommes, plus de 8 mille hommes capables de marcher.

Grande diminution des trois corps composant l'armée d'Andalousie. Les trois corps composant l'armée d'Andalousie n'auraient pas réuni 40 mille hommes, bien qu'en réalité ils en comptassent 80 mille. Il est vrai que l'hiver venu la portion disponible avait considérablement augmenté, grâce à la fin des chaleurs, au repos et à la sortie des hôpitaux. Napoléon avait fort sévèrement blâmé les opérations du maréchal Soult, qui dirigeait les trois corps comme général en chef, et lui avait reproché tout ensemble le défaut de vigueur et le défaut de combinaison dans l'emploi de ses troupes. Il est certain qu'après avoir commis la faute de disperser ses forces en Espagne par l'invasion prématurée de l'Andalousie, on commettait la même faute en Andalousie en poursuivant tous les objets à la fois. Vouloir en même temps menacer Valence et Murcie, occuper Jaen, Grenade, Malaga, soumettre Ronda, fermer Gibraltar, garder Séville, assiéger Cadix, Badajoz, Elvas, Campo-Mayor, c'était s'exposer à ruiner complétement l'armée sans atteindre un seul de tous ces buts. Grave inconvénient résultant du système adopté, et qui consiste à vouloir tout faire à la fois. Bien que dès l'origine le mieux eût été, comme nous l'avons dit, de faire avant toute autre chose une campagne décisive contre les Anglais, pourtant en prenant le parti d'exécuter la campagne d'Andalousie concurremment avec celle de Portugal, il fallait alors porter toutes ses forces sur Cadix, et se borner à tenir de simples postes à Cordoue et à Séville, pour jalonner la route de Madrid. Cadix occupé, toute l'Andalousie eût été bientôt soumise, et on aurait pu avoir une force disponible pour l'employer partout où l'on aurait voulu, à Grenade ou à Abrantès. En différant l'occupation de Grenade par le 4e corps, on n'aurait pas rendu le général Blake beaucoup plus redoutable, puisque ce qu'on avait le plus à désirer c'était de voir les Espagnols se présenter à nous en corps d'armée, qu'avec quelques mille hommes on battait et mettait en fuite pour longtemps. On aurait même pu ne pas envoyer le 5e devant Badajoz, et laisser venir La Romana tout près de Séville, pour avoir l'avantage de lui livrer une grande bataille sans se déplacer. On aurait eu ainsi toutes ses forces rassemblées devant Cadix, et prêtes à marcher sur tous les points où un grand intérêt l'aurait exigé, sans compter qu'on aurait réuni sous les drapeaux un quart de plus de l'effectif, en s'épargnant des courses mortelles pour combattre des guérillas qu'on dispersait sans les détruire. En Espagne, il fallait d'abord poursuivre les grands buts, et des grands passer aux moindres. Faute d'en agir ainsi, l'armée d'Andalousie épuisée de fatigue, ruinée par les maladies, s'étendant il est vrai de Carthagène à Badajoz, pouvant dire l'Andalousie soumise, mais ne pouvant pas empêcher les guérillas de la désoler, n'avait pris ni Cadix, ni Badajoz, était incapable de prêter assistance à qui que ce fût, et était réduite au contraire à réclamer pour elle-même des renforts considérables. Le maréchal Soult venait en effet de terminer l'année en demandant à Napoléon le secours de vingt-cinq mille hommes d'infanterie, d'un millier de marins, d'un millier d'artilleurs, et d'une flotte. Avec ces moyens, il promettait d'avoir bientôt pris Cadix et conquis tout le midi de la Péninsule depuis Carthagène jusqu'à Ayamonte.

Il est facile de comprendre comment, après des demandes pareilles, le maréchal Soult dut accueillir l'ordre arrivé de Paris d'envoyer une partie de ses forces sur le Tage. Cet ordre lui avait été adressé plusieurs fois, sous des formes différentes, et toujours plus embarrassantes. D'abord on lui avait enjoint de faire tout ce qu'il pourrait pour talonner La Romana, et l'empêcher de nuire au maréchal Masséna; puis on lui avait prescrit d'opérer une diversion sur la Guadiana avec un détachement de dix mille hommes; enfin on venait de lui ordonner d'une manière formelle d'envoyer le 5e corps tout entier avec un équipage de siége sur Abrantès, tout objet, excepté le siége de Cadix, devant être sacrifié à cet objet suprême. Surprise et chagrin du maréchal Soult, en recevant, dans sa situation déjà très-difficile, l'ordre de secourir le maréchal Masséna sur le Tage. Lorsque ce dernier ordre parvint au maréchal Soult, il en fut surpris, et, nous pouvons le dire, consterné. On lui prescrivait effectivement une chose qui, sans être absolument impossible, était extrêmement difficile, même périlleuse, tout cela pour servir un voisin qu'à tort il regardait comme un rival, car la renommée de ces deux maréchaux n'était pas égale, et pour faire réussir l'œuvre d'autrui aux dépens de la sienne: c'était beaucoup attendre et beaucoup exiger du cœur humain.

Quant à la difficulté, elle est frappante d'après le seul exposé des faits. Le général Sébastiani tenait à peine Grenade; le maréchal Victor avait tout au plus de quoi garder ses redoutes; le maréchal Mortier, réduit à 8 mille hommes à la fin de l'été, disposant peut-être de 10 ou 12 mille à la fin de l'automne, était, sinon indispensable, au moins très-utile pour couvrir les derrières du maréchal Victor, occuper Séville, manœuvrer entre Séville et Badajoz. Et comment, sans l'exposer à de véritables dangers, vouloir qu'il se lançât dans l'Alentejo, en laissant cinq places sur ses derrières, Badajoz, Olivença, Elvas, Campo-Mayor, Albuquerque, en ayant à ses trousses 15 à 18 mille hommes des troupes de La Romana, en étant exposé à rencontrer les Anglais, sans savoir si Masséna aurait tout disposé pour lui tendre la main vers Abrantès? Ces objections étaient fortes, et auraient rempli d'une juste anxiété le général qui aurait eu la meilleure volonté du monde d'exécuter les ordres qu'il avait reçus. Quelle puissance ne devaient-elles pas avoir sur un général auquel on demandait d'abandonner sa conquête, pour aller assurer celle d'autrui?

Le maréchal Soult se décide à différer l'exécution des ordres qu'il a reçus, et entreprend le siége de Badajoz, sous le prétexte de rendre ainsi un grand service à l'armée de Portugal. Le maréchal Soult, considérant comme incontestable l'impossibilité de ce qu'on exigeait de lui, se crut dispensé d'obéir immédiatement, et différa l'exécution des ordres impériaux, en disant que ces ordres seraient la perte de l'Andalousie, probablement la perte du 5e corps lui-même, qui succomberait avant d'arriver au Tage, entre les Anglais qui l'attendraient, les Espagnols qui le poursuivraient, les Français qui ne pourraient pas étendre la main jusqu'à lui; que par ces divers motifs il croyait devoir différer l'exécution de prescriptions aussi funestes, et qu'il implorait l'envoi d'un officier pour venir examiner et constater l'exactitude de ses assertions. Néanmoins il ajoutait que voulant rendre service au maréchal Masséna, il allait se porter avec le 5e corps tout entier, et quelques détachements des deux autres, sur la Guadiana, afin d'entreprendre le siége de Badajoz, d'Olivença, d'Elvas, et que vraisemblablement ce serait là une diversion infiniment utile à l'armée de Portugal.

Cette dernière assertion ne pouvait pas être prise au sérieux. Exécuter en effet la conquête de Badajoz dans l'espace de deux ou trois mois, et à une distance de vingt-cinq lieues du maréchal Masséna, quand celui-ci avait besoin qu'on l'aidât tout de suite à passer le Tage, était un secours dérisoire. La seule raison plausible que pût faire valoir le maréchal Soult consistait dans la difficulté de ce qu'on lui demandait. Était-il possible, ne l'était-il pas, de venir au secours de l'armée de Portugal? Telle était la question qu'il fallait s'adresser. À quelles conditions le maréchal Soult aurait pu marcher sur le Tage. C'était chose impraticable assurément dans le système d'occupation qu'on avait adopté en Andalousie, car étant déjà faible, et trop faible sur tous les points, on allait perdre les postes qu'on dégarnirait, sans donner au 5e corps une force suffisante pour s'avancer en sécurité sur le Tage. Or ce système, Napoléon, sans l'approuver, l'avait en quelque sorte confirmé en le laissant pratiquer pendant une année: comment le changer tout à coup, sans son ordre formel, en faisant des sacrifices de territoire qui seraient aux yeux de l'ennemi de fâcheux mouvements rétrogrades? Et pourtant il n'y avait pas de milieu: si on voulait tenter quelque chose de possible, il fallait sur-le-champ retirer le 4e corps de Grenade, le porter à Séville, en laisser une moitié dans cette capitale pour parer aux accidents imprévus sur les derrières du maréchal Victor, puis avec le reste joindre le maréchal Mortier, tomber sur tout ce qu'il y avait d'Espagnols entre les cinq places de l'Estrémadure, marcher en toute hâte sur Abrantès avec une vingtaine de mille hommes, courir la chance d'y trouver les Anglais peut-être en très-grande force sur la rive gauche du Tage, mais remédier à ce danger en avertissant bien Masséna qu'on arrivait, de façon qu'il fût prêt à jeter son pont, et à mettre le pied sur la rive gauche au moment même où l'on y paraîtrait. Avec ces précautions, avec de grands sacrifices, avec beaucoup d'audace et de dévouement, cette opération était praticable. À de moindres conditions, sans renoncer à Grenade, sans placer un corps intermédiaire qui pût au besoin soutenir le maréchal Victor, sans renforcer beaucoup le 5e corps chargé de marcher sur le Tage, la chose était impossible, et le maréchal Soult était autorisé à la refuser. Si on voulait qu'il obéît, il aurait fallu lui tracer d'avance les sacrifices qu'il aurait à faire, les lui imposer, le laisser dès lors sans raison fausse ou vraie de désobéir, et commander enfin, non pas d'une manière vague, mais précise et absolue, comme on fait lorsqu'on songe sérieusement à ce qu'on ordonne, et qu'on ordonne avec la volonté d'être obéi. Malheureusement, se plaisant dans ses illusions, distrait par d'autres objets, croyant sérieusement sinon à l'existence de 80 mille hommes, du moins à celle de 60 mille en Andalousie, Napoléon ne pensait pas qu'il dût y avoir difficulté à l'exécution de ses volontés, et se bornait à prescrire au maréchal Soult de marcher sur Abrantès, dût-on, disait-il, se rendre un peu plus faible du côté de Grenade. C'était le seul sacrifice qu'il prévoyait et autorisait. Avec de telles conditions il devait être désobéi, et il le fut de la façon la plus grave et la plus fâcheuse pour l'ensemble des événements.

Départ du maréchal Soult pour l'Estrémadure. Le maréchal Soult rêvait depuis longtemps d'exécuter lui-même le siége de Badajoz, siége beaucoup moins important que celui de Cadix, mais destiné à être son ouvrage, tandis que celui de Cadix devait être attribué spécialement au maréchal Victor, et il l'avait déjà proposé à Napoléon bien avant qu'on lui eût enjoint de marcher sur le Tage. En recevant ce dernier ordre il imagina, comme manière de s'y conformer, de se transporter tout de suite sur la Guadiana, pour entreprendre outre la conquête de Badajoz, celle du double rang de places que le Portugal et l'Espagne avaient jadis construites en Estrémadure, et qui, tournées autrefois les unes contre les autres, l'étaient aujourd'hui exclusivement contre nous. Il partit donc immédiatement pour l'Estrémadure avec le 5e corps, en laissant le maréchal Victor réduit à lui-même, mais en recommandant au général Sébastiani, s'il venait de Gibraltar ou d'ailleurs quelque force ennemie sur les derrières de Cadix, de s'y porter sur-le-champ. Il se mit en route au commencement de janvier 1811 avec la division Girard, et se fit suivre de la division Gazan, qui devait marcher plus lentement afin d'escorter l'équipage de siége. Il n'y avait pas moins de quarante lieues de route détestable de Séville à Badajoz, et, avec les guérillas qui infestaient même les pays soumis, la précaution de laisser la division Gazan en arrière était fort nécessaire.

Siége et prise d'Olivença en quelques jours. Le 11 janvier on arriva devant Olivença, qu'on investit sans retard. Cette place, construite sur la gauche de la Guadiana, destinée à servir aux Espagnols contre les Portugais, avait appartenu depuis deux siècles tantôt aux uns, tantôt aux autres, et depuis 1801 elle était la propriété des Espagnols. Elle comptait 5 mille âmes de population, une garnison de 4 mille hommes, et un faible gouverneur. Assez régulièrement fortifiée, et enfermée dans une enceinte de neuf fronts, elle aurait pu opposer une certaine résistance, si le gouverneur avait pris ses précautions d'avance et avait eu soin d'armer les ouvrages extérieurs. Mais il n'y avait pas une seule demi-lune armée, et les chemins couverts n'étaient ni palissadés ni occupés. Il aurait donc été possible à la rigueur de se porter sur-le-champ au pied des murs et de tenter une escalade. Mais les escarpes en maçonnerie étant assez élevées, la tentative aurait pu être inutilement sanglante. On se contenta d'enlever une lunette qui n'était pas armée, et de commencer les travaux d'approche fort près de l'enceinte. Les officiers et les soldats du génie, bien secondés par l'infanterie, dirigèrent ces travaux avec une grande hardiesse et une extrême rapidité, et les eussent exécutés encore plus vite si les outils n'avaient manqué. Dans certains moments l'infanterie du maréchal Mortier, excitée par la présence de son noble chef, remua la terre avec la pointe de ses baïonnettes. Heureusement il survint une compagnie du génie avec un chargement d'outils, et en dix jours la batterie de brèche put ouvrir le feu et renverser un large pan de muraille. À l'aspect de nos colonnes prêtes à monter à l'assaut, la population, qui avait montré d'abord beaucoup d'ardeur, se troubla. La garnison et son chef ne cherchèrent pas à la raffermir, et le 23 janvier la place ouvrant ses portes, nous livra quelques magasins, un peu d'artillerie, et 4 mille prisonniers. Si on avait conduit aussi vite et aussi bien le siége de Badajoz, on aurait été en mesure de tenir bientôt la singulière promesse de secourir le maréchal Masséna après la conquête des places.

Le maréchal Soult séjourna devant Olivença les 23, 24 et 25 janvier, et partit le 26 pour Badajoz. C'était la seconde place située sur la gauche de la Guadiana, du côté espagnol, et, il faut le dire, la seule importante. Celle-ci prise, il n'y avait aucun compte à tenir des trois autres, Elvas, Campo-Mayor, Albuquerque. Arrivée du maréchal Soult devant Badajoz, et investissement de cette place. Le maréchal Soult y arriva avec la seule division Girard, et avec celles des troupes du génie qui étaient déjà rendues au 5e corps. La division Gazan, comme nous venons de le dire, était encore en arrière occupée à escorter le grand parc. Le 27 on investit Badajoz, et la cavalerie balaya les troupes ennemies répandues dans les environs. On commença sur-le-champ la reconnaissance de la place.

Description de Badajoz. Badajoz, capitale de l'Estrémadure espagnole, peuplée de 16 ou 17 mille habitants, est située sur la gauche de la Guadiana, près du confluent d'une petite rivière qu'on appelle le Rivillas. (Voir la carte no 52.) Protégée le long de la Guadiana par le fleuve et un mur à redans, elle est défendue du côté de la campagne par neuf fronts régulièrement construits, et formant un demi-cercle qui appuie à la Guadiana ses deux extrémités. À l'une de ces extrémités, celle qui est tournée vers le nord-est, s'élève un château fort, bâti sur un escarpement qui domine à la fois le Rivillas et la Guadiana au point où ils se réunissent. Les neuf fronts composant l'enceinte sont protégés par une suite de demi-lunes avec chemin couvert et glacis, par plusieurs lunettes, et surtout par un ouvrage avancé qu'on appelle le fort de Pardaleras. La place est liée à la rive droite de la Guadiana par un pont en pierre, très-ancien et très-solide, et par une forte tête de pont. Sur cette même rive, à peu près vis-à-vis du château de Badajoz, se trouve le fort de Saint-Christoval, servant d'appui à un camp retranché établi sur les hauteurs de Santa-Engracia. La rivière de la Gevora se jetant dans la Guadiana, baigne et protége ce camp de Santa-Engracia. Armée de secours établie au camp de Santa-Engracia. À l'époque dont il s'agit, l'armée espagnole de La Romana, occupée à courir entre les différentes places de l'Estrémadure, avait l'habitude de se loger dans ce camp. Dispersée par les combats qu'elle avait soutenus contre le 5e corps, mais dispersée comme les armées espagnoles, qui se reformaient le lendemain de leurs défaites, elle se trouvait dans les environs de Badajoz, et attendait pour s'y porter d'être rejointe par le détachement qui avait été envoyé à Lisbonne. On l'avait redemandé à lord Wellington, qui n'avait pu refuser de le rendre, et qui l'avait laissé partir pour l'Estrémadure. Ce détachement de 7 à 8 mille hommes, un peu réduit par la saison et les maladies, arriva à Badajoz sans le général La Romana, qui venait de mourir à Lisbonne d'une maladie aiguë. L'armée entière, commandée par le général Mendizabal, pouvait, après avoir laissé dans Badajoz, c'est-à-dire à la gauche de la Guadiana, une garnison de 9 à 10 mille hommes, présenter sur l'autre rive, au camp retranché de Santa-Engracia, un corps d'environ 12 mille hommes, avec un pont en pierre pour communiquer, de manière que, dans certains moments, il était possible que les assiégeants eussent une vingtaine de mille hommes sur les bras.

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