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Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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M. le ministre des affaires étrangères.—Je croyais, je l'avoue, avoir répondu d'avance à l'observation que vient de faire l'honorable préopinant.

Il oublie que la Grèce est un pays libre, très-libre, où les populations ne se gouvernent pas uniquement par les relations officielles, par les influences diplomatiques, un pays où les influences personnelles, où les souvenirs récents et populaires ont beaucoup d'influence et d'action.

Il oublie que le but de la mission de M. Piscatory était, comme je le disais tout à l'heure, d'inspirer à la population grecque confiance et modération, de la contenir dans les mouvements passionnés qu'elle ressentait, et, en même temps, d'empêcher qu'elle ne s'irritât par la crainte d'une intervention étrangère. Je rends ici, et je suis bien aise de rendre haute et pleine justice au ministre de France en Grèce; il a constamment rempli tout son devoir; il a constamment et hautement pratiqué la politique de la France; mais il n'avait pas, avec la population grecque, avec ses chefs épars sur tout le territoire, ces rapports anciens et personnels qui, dans les moments critiques, exercent tant d'influence. C'est là ce que nous avons cherché quand nous avons envoyé M. Piscatory en Grèce; et l'effet, je n'hésite pas à le redire, a prouvé que nous avions raison.

CXX

Discussion sur les relations des gouvernements français et espagnol.

—Chambre des députés.—Séance du 6 avril 1842.—

Dans la discussion des crédits supplémentaires et extraordinaires réclamés pour les exercices 1841 et 1842, M. Berville, député de Seine-et-Oise, attaqua le gouvernement au sujet des secours accordés aux réfugiés espagnols et de l'appui qu'ils avaient, selon lui, trouvé en France pour leurs tentatives contre le régent d'Espagne, le général Espartero. Je lui répondis:

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Je remercie l'honorable préopinant de deux choses: la première d'avoir écarté de cette question tout autre intérêt que l'intérêt français; la seconde, de la loyauté et de la modération de son langage.

Il a fait porter ses observations sur deux points: la conduite du gouvernement français au moment de l'insurrection qui a éclaté en Espagne au mois d'octobre dernier, et l'envoi de notre ambassadeur à Madrid.

Sur le premier point, il a trouvé que nous n'avions pas suffisamment ménagé la susceptibilité du gouvernement espagnol, ni prévu et prévenu les impressions publiques en Espagne.

L'honorable préopinant a paru croire que les réfugiés qui, à cette époque, sont rentrés en grand nombre sur le territoire espagnol, y étaient rentrés par suite d'un complot auquel nous n'avions pas connivé, mais que nous n'avions pas empêché, autant que cela était en notre pouvoir.

L'honorable préopinant a oublié que les réfugiés espagnols rentraient, à cette époque, en Espagne, en vertu de l'amnistie qui venait d'être prononcée, que c'était là ce qui avait amené l'affluence des réfugiés espagnols vers la frontière, et qu'il avait fallu une suspension formelle de l'amnistie, prononcée par le gouvernement espagnol, pour arrêter ce mouvement.

L'autorité française y était complétement étrangère.

Lorsque le gouvernement espagnol, suspendant les effets de l'amnistie, s'est adressé à nous pour nous demander de faire interner les réfugiés dont la présence l'inquiétait, nous avons obtempéré à sa demande; non pas que nous nous considérions,... comment dirai-je?... comme des gendarmes obligés d'agir à la première réquisition des autorités espagnoles. En même temps que nous avons toujours voulu remplir envers le gouvernement espagnol tous les devoirs du droit des gens, nous nous sommes toujours réservé la liberté de notre jugement et de notre conduite, la liberté d'examiner si en effet tels ou tels réfugiés donnaient au gouvernement espagnol de justes raisons de plainte. C'est à l'autorité française qu'il appartient d'apprécier la conduite des réfugiés comme de déterminer le lieu où ils doivent résider. Nous avons toujours gardé, nous garderons toujours avec soin notre droit; mais, en même temps, toutes les fois que nous avons acquis la conviction que la conduite de tels ou tels réfugiés inquiétait légitimement, menaçait réellement la tranquillité de l'Espagne, nous les avons fait interner. En ceci donc nous avons fait tout ce qui se pouvait, en respectant la justice et l'hospitalité, pour ménager la susceptibilité du gouvernement espagnol.

Nous avons fait plus; nous avons continué à prendre sur notre frontière, quelque onéreuses, quelque pénibles qu'elles fussent pour notre population, toutes les précautions propres à empêcher le renouvellement de la guerre civile en Espagne. Nous avons continué de surveiller, d'interdire soigneusement l'introduction de munitions et d'armes dans les provinces basques. Nous avons continué de donner à cet égard aux autorités espagnoles d'utiles avertissements. Et ce ne sont point les seules autorités locales qui, d'elles-mêmes et confidentiellement, ont donné tel ou tel avis; elles n'ont agi que par les ordres de l'autorité centrale. Ce qu'elles ont fait dans un cas que j'ai déjà eu l'honneur de citer à la Chambre, elles l'ont fait souvent; elles le font encore aujourd'hui.

Ce que la Chambre ignore, c'est que naguère des douaniers français ont soutenu une lutte sanglante pour empêcher des réfugiés espagnols de rentrer en armes sur le territoire espagnol, et que, dans cette lutte plusieurs de nos douaniers ont été dangereusement blessés, remplissant ainsi, au péril de leur vie, des devoirs dont, à la rigueur, ils auraient pu se dispenser. Nous ne voulons pas qu'ils s'en dispensent; nous voulons faire tout ce qui se peut pour ménager la susceptibilité espagnole, et prévenir ces impressions populaires dont a parlé l'honorable préopinant. Mais il n'est pas aisé de prévenir de telles impressions dans un pays livré à des mouvements, à des incidents journaliers qu'il faut bien qualifier de révolutionnaires, dans un pays où, au milieu d'un banquet public, un capitaine général laisse porter un toast à la mort du roi! (Exclamations.) Cela s'est passé à Valence.

M. Odilon Barrot.—Je demande la parole.

M. le ministre.—Je n'en accuse certes point le gouvernement espagnol, mais c'est là, à coup sûr, une preuve de la fermentation anarchique dans laquelle est plongée une portion du pays. (Agitation.)

M. Glais-Bizoin.—Ces paroles peuvent être... (Bruit.)

M. le ministre.—Je n'ai pas entendu l'interruption.

M. Glais-Bizoin.—Je disais que ces paroles peuvent donner lieu ailleurs à la même interprétation que celles qui ont été prononcées dans une autre enceinte.

M. le ministre.—Messieurs, je ne voudrais à aucun prix, accepter, commenter à cette tribune l'assimilation que vient de faire l'honorable préopinant.

Au centre.—Très-bien!

M. Glais-Bizoin.—Ce n'est pas une assimilation; je dis que c'est blâmable partout!

Je demande la parole.

M. le ministre.—Ce que j'ai dit, je l'ai dit uniquement pour prouver combien il est difficile de prévenir les emportements de la crédulité populaire dans un pays livré à de tels mouvements.

J'arrive au second objet des observations de M. Berville, et en vérité, je croyais y avoir déjà répondu dans la discussion de l'adresse, et j'ai peu de chose à ajouter à ce que j'ai dit alors.

L'honorable M. Berville reconnaît que l'envoi d'un ambassadeur a été fait dans un esprit bienveillant, pour resserrer les liens de la France et de l'Espagne; il reconnaît que le choix de l'ambassadeur, M. de Salvandy, était en harmonie avec ce dessein. Cela convenu, comment avons-nous agi quant aux lettres de créance? Nous avons agi comme nous avions agi ailleurs, selon nos maximes de droit, selon nos précédents de fait, acceptés et pratiqués par les autres nations de l'Europe. M. Berville ne me paraît pas s'être rendu un compte bien exact des faits. Selon lui, au fond, il était indifférent que les lettres de créance fussent adressées à telle ou telle personne. Messieurs, rien n'est moins indifférent que l'adresse des lettres de créance. Celles-ci, par exemple, étaient adressées à la reine d'Espagne; c'était auprès de la reine que l'ambassadeur était accrédité. S'il eût été accrédité auprès du régent, qu'aurait-il pu arriver? Il aurait pu arriver qu'une révolution, un mouvement populaire, comme ceux que nous avons vus depuis quelques années en Espagne, écartât la reine Isabelle sans écarter le régent; l'ambassadeur eût été obligé de rester à son poste... (Léger bruit.) J'ose dire aux honorables membres qui m'interrompent...

M. Odilon Barrot.—Personne n'interrompt.

M. le ministre des affaires étrangères.—J'ose dire aux honorables membres qu'ils sont peu au courant des maximes du droit public: quand un agent est accrédité auprès d'une personne, il reste à son poste tant que cette personne est au pouvoir, quels que soient les changements qui surviennent dans la forme du gouvernement. Et c'est là une des principales raisons pour lesquelles, dans l'intérêt de la monarchie, on accrédite en général les agents diplomatiques auprès du souverain, même mineur, même incapable d'exercer le pouvoir. On veut prêter ainsi au trône une force morale qui le protége, même au milieu des révolutions intérieures; on veut que les puissances étrangères ne soient pas compromises, par la situation de leurs agents, dans les mouvements qui pourraient troubler les régions secondaires de l'État. En nous conformant à ces maximes, à ces usages, nous avons agi dans l'intérêt de la monarchie espagnole elle-même, dans l'intérêt de cette jeune reine que nous voulions entourer de notre déférence et de notre appui.

Est-ce que ce sont là des motifs puérils, des considérations d'étiquette? Qu'aurions-nous dû faire selon l'honorable M. Berville? Nous aurions dû faire la volonté du gouvernement espagnol, et il nous en donne pour raison l'opinion d'un ministre anglais. Ce ne sont pas là nos règles de conduite.

Nous avons agi dans l'intérêt de la monarchie en Espagne comme en France, et selon notre propre jugement.

L'honorable préopinant a donc, selon moi, mal apprécié les faits et les situations. Il est également mal informé des détails.

Il nous reproche de n'avoir montré aucun esprit de conciliation, et à cet égard, il a encore cité des paroles étrangères. Un moyen d'arrangement, a-t-il dit, la remise des lettres de créance à la reine, en présence du régent, a été proposé par l'Angleterre, mais trop tard. Il y a ici une inexactitude. L'honorable ambassadeur que le roi avait envoyé en Espagne a lui-même, dès les premiers moments, fait cette ouverture; il a offert que les lettres de créance fussent remises à la reine, en présence du régent, qui les recevrait immédiatement de la main de la reine et ferait la réponse.

Et au moment même où notre ambassadeur faisait cette proposition à Madrid, je lui mandais par une dépêche télégraphique: «Ne remettez vos lettres de créance qu'entre les mains de la reine, en présence du régent.»

Ainsi ce moyen de conciliation, la France elle-même l'avait proposé au début; la France est allée, en fait de conciliation, aussi loin qu'elle le pouvait faire sans abandonner ses propres maximes, ses propres pratiques, celles de tous les États monarchiques, les intérêts de la monarchie elle-même.

Un dernier mot, messieurs. L'honorable préopinant ne connaît pas bien non plus la dernière situation, l'état actuel des faits. Il a dit que les rapports diplomatiques avec l'Espagne étaient rompus. Cela n'est pas. Nous sommes avec l'Espagne, dans une situation délicate, mais régulière...

M. Billault.—Je demande la parole.

M. le ministre.—Nous avons un chargé d'affaires à Madrid, comme l'Espagne en a un à Paris. Il n'a pas convenu à l'Espagne de recevoir l'ambassadeur du roi aux conditions auxquelles il était envoyé. Je l'ai déjà dit dans la discussion de l'adresse; l'Espagne a été dans son droit, elle est juge de la conduite que sa constitution lui impose, comme nous sommes, nous, juges de la nôtre. Nous n'avons jugé à propos d'envoyer un ambassadeur en Espagne que d'après telles maximes et sous telles formes; elle n'a pas jugé à propos de le recevoir dans ces formes et d'après ces maximes: elle est dans son droit comme nous dans le nôtre.

Qu'en est-il résulté? Qu'il n'y a pas d'ambassadeur de France à Madrid ni d'ambassadeur d'Espagne à Paris; mais les rapports des deux États ne sont point rompus; la situation est régulière et il peut arriver tel moment où elle change par des procédés également réguliers. Je ne puis ni ne dois indiquer ici quand ou comment ce changement pourrait arriver; je me contente de dire qu'il est possible, et qu'il n'y a rien là d'inouï, ni d'irrémédiable, rien dont on ne rencontre plus d'un exemple dans les relations diplomatiques et pacifiques des États. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

CXXI

Discussion sur l'affaire du Marabout, navire de commerce nantais, capturé par un bâtiment anglais, en vertu des conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres.

—Chambre des pairs.—Séance du 11 avril 1842.—

M. le marquis de Boissy ayant adressé des interpellations au cabinet sur l'arrestation et le traitement qu'avait subis le navire nantais le Marabout, en vertu des conventions de 1831 et 1833 et du droit de visite, je donnai à la Chambre des pairs les explications suivantes.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—La Chambre trouvera bon, je pense, que j'écarte de ce débat toute observation, toute récrimination purement personnelles; elles me paraîtraient peu dignes, et sont, je l'espère, inutiles. J'ai la confiance que la Chambre n'a jamais supposé que j'eusse l'intention de manquer envers elle d'égards et de ne pas lui donner les explications qu'elle a droit de recevoir dans toutes les questions d'intérêt public. Jamais je n'ai eu une telle pensée; j'ai le plus profond respect pour les droits de la Chambre et pour sa participation à de telles questions.

J'ai aussi un grand respect pour les droits personnels de chaque membre de cette Chambre; cependant je ne saurais admettre qu'un membre de la Chambre soit la Chambre tout entière, ni que le gouvernement soit tenu de répondre aux interpellations qui lui sont adressées par un membre de cette Chambre, comme si la question lui était faite par la Chambre elle-même. (Mouvement.)

Personne n'ignore que c'est le droit du gouvernement de juger s'il lui convient, dans l'intérêt du pays, de répondre ou de ne pas répondre aux interpellations qui lui sont adressées par l'un des membres des Chambres. J'ajouterai que, samedi dernier, lorsque des questions sur l'affaire du Marabout m'ont été faites, je n'étais pas en mesure d'y répondre; les pièces ne m'étaient pas encore arrivées. Je ne pouvais pas, je ne devais pas me hasarder à raconter les faits sur des témoignages incertains et avant d'en avoir pleine et entière connaissance. C'est seulement il y a trois ou quatre jours que j'ai reçu les pièces; encore sont-elles incomplètes; plusieurs, et des plus importantes, me manquent. Cependant je n'hésite pas à entrer dans l'exposé des faits.

Je dois d'abord faire observer à la Chambre, que l'arrestation du Marabout est le premier fait de ce genre qui se soit élevé depuis onze ans que les traités de 1831 et 1833 s'exécutent. Un grand nombre de bâtiments avaient été visités, français par des croiseurs anglais, anglais par des croiseurs français. Sans doute, dans ces visites, quelques abus ont pu être commis, quelques plaintes ont pu être élevées; jamais on n'avait été jusqu'à l'arrestation d'aucun bâtiment, jusqu'à la réclamation officiellement formée d'une indemnité devant l'un ou l'autre des gouvernements. Cela prouve du moins que les traités n'ont pas eu, pendant dix ou douze ans, des conséquences aussi graves, aussi menaçantes qu'on le prétend depuis quelques mois.

J'arrive au fait particulier du Marabout.

Ce bâtiment a été arrêté, en vertu des traités, au sortir de Bahia, comme suspect de se livrer à la traite des nègres. Que la suspicion fût ou non fondée, il ne m'appartient pas de le décider ici, l'arrestation a eu lieu.

La Chambre va voir quelles en ont été les suites.

Le bâtiment, dûment ou indûment arrêté, a été envoyé par le capitaine capteur devant la juridiction française la plus voisine, c'est-à-dire à Cayenne. En cela, le capitaine capteur s'est exactement conformé aux traités. Il y a, je crois, dérogé en un point important. Au lieu de conduire l'équipage français tout entier à Cayenne, comme il devait le faire aux termes du traité, il l'a transporté sur son bâtiment, puis il a envoyé le Marabout avec quelques hommes à Cayenne, et il a conduit le reste de l'équipage et des passagers à Rio de Janeiro. Je crois qu'en cela il s'est écarté de l'esprit et même de la lettre des traités, et que sa conduite donne lieu à de justes réclamations.

Le capitaine du Marabout, arrivé à Cayenne, a été traduit devant la cour royale française; la question de savoir si le Marabout était bien réellement ou non un bâtiment négrier a été soumise à la cour. La cour a décidé que l'arrestation était illégitime, et que le bâtiment n'était pas négrier. Ainsi les traités qui avaient donné le droit d'arrêter le bâtiment, et qui donnaient en même temps le remède à une arrestation illégitime, ont été exécutés dans leur partie utile comme dans leur partie onéreuse, et le bâtiment a été acquitté.

L'affaire ne s'est pas arrêtée là. Les traités, comme on le disait tout à l'heure, donnent au bâtiment arrêté le droit de réclamer des indemnités contre le gouvernement du capteur, s'il a été arrêté sans motifs suffisants. La question a été à l'instant même soumise au tribunal de première instance de Cayenne. Le tribunal a déclaré que le Marabout avait été arrêté sans motifs suffisants, et lui a alloué, contre le gouvernement anglais, une indemnité d'environ 260,000 francs, indemnité qui, de l'aveu même du propriétaire de ce bâtiment, est pleinement équivalente à la valeur du bâtiment et de sa cargaison.

Voilà les faits complets: la dernière partie, comme vous le voyez, n'avait pas été mise sous les yeux de la Chambre. La double déclaration, et de l'innocence du bâtiment proclamée par la cour royale de Cayenne, et de l'indemnité allouée contre le gouvernement anglais, était restée dans l'ombre.

Il y a là deux ordres de faits complétement différents. D'abord les faits judiciaires, dans lesquels l'administration n'a pas à intervenir; faits qui se sont accomplis, comme ils le devaient, aux termes mêmes des traités, faits dans lesquels raison a été complétement donnée au bâtiment français. Qu'a à faire maintenant le gouvernement du roi qui, je le répète, vient de recevoir tout récemment les pièces et le jugement? Il va en donner connaissance au gouvernement anglais et réclamer de lui le payement de l'indemnité allouée au capitaine du Marabout par le tribunal de Cayenne. Les choses suivront, en ce qui regarde l'ordre des faits judiciaires, leur cours régulier. Si le gouvernement anglais croit devoir, sans pousser plus loin les poursuites, payer l'indemnité, tout sera fini. Il peut, au contraire, vouloir user des voies judiciaires qui lui sont encore ouvertes, car le jugement rendu à Cayenne a été rendu par défaut, et le gouvernement anglais, qui est investi des mêmes droits qu'un particulier en pareille matière, peut y faire opposition, en appeler, aller en cassation, en un mot, épuiser les voies judiciaires. C'est à lui seul qu'il appartient d'en décider; c'est à lui seul qu'il appartient de décider si la raison, la justice et la bonne politique ne lui conseillent pas de payer immédiatement l'indemnité, ou s'il doit épuiser les voies judiciaires. Mais dans l'une et l'autre hypothèse, en ceci le gouvernement du roi n'a pas à intervenir. Il aura accompli son devoir quand il aura notifié le jugement au gouvernement anglais et qu'il en aura réclamé l'exécution.

Reste une seconde question purement administrative et diplomatique, la question de savoir si, indépendamment des jugements rendus, le capitaine Christie n'a pas commis dans l'arrestation même, en amenant une partie de l'équipage et des passagers du Marabout à Rio de Janeiro, au lieu de les conduire à Cayenne, s'il n'a pas commis, dis-je, une vexation, un abus de pouvoir qui doit donner lieu à des réclamations de la part de la France, peut-être à des mesures à l'égard du capitaine Christie et à une sorte de dommages-intérêts. À cet égard, que la Chambre soit parfaitement rassurée; cette question là non plus ne sera pas abandonnée. La Chambre ne s'attend pas à ce que je discute à cette tribune tel ou tel rapport particulier, tel ou tel acte du capitaine capteur. Le droit des Français qui ont été conduits à Rio de Janeiro, et retenus pendant deux mois au lieu d'être ramenés à Cayenne, leurs plaintes, la dérogation à certaines dispositions du traité, tous ces faits seront l'objet de réclamations diplomatiques, de la part du gouvernement du roi, auprès du gouvernement anglais.

La Chambre, je l'espère, se rend bien compte à présent de l'affaire et du point où elle est arrivée.

Une arrestation a eu lieu aux termes des traités; elle a été suivie d'un double jugement rendu aux termes des traités; les jugements seront exécutés. Si dans le mode, dans les actes de l'arrestation, quelque chose a été fait en violation des droits et des traités, si des abus ont été commis, il y aura également plainte, réclamation auprès du gouvernement anglais, et j'ai confiance que justice sera pleinement rendue par le gouvernement anglais, comme elle l'a déjà été par les tribunaux français.

Pour l'affaire du Marabout, il n'y a donc rien de plus à faire que ce qui a eu lieu, et il n'y a rien que de parfaitement régulier dans la situation telle qu'elle se trouve aujourd'hui.

Quant à l'affaire de la Sénégambie, elle est complétement différente. Il ne s'agit en aucune façon des traités de 1831 et 1833, ni de leur exécution. Ils ne sont pas applicables, ils n'ont pas été un seul instant applicables au cas dont il s'agit. Il est, non pas de principe et de droit exceptionnel, mais de droit commun, de principe général, que ce qui se passe dans les eaux mêmes d'un gouvernement se passe sur son territoire, et que la juridiction appartient au gouvernement dans les eaux duquel le fait s'accomplit. Ce n'est pas là, je le répète, un principe exceptionnel; c'est le droit commun qui s'exercerait dans l'occasion à notre profit, comme il s'exerce aujourd'hui au profit du gouvernement anglais. Sans aucun doute, si un bâtiment anglais venait dans un port français comme bâtiment négrier ou suspect de faire la traite, sans aucun doute nous pourrions, nous devrions le faire arrêter dans le port français et juger par la juridiction française. Cela est, je le répète, de droit commun, de principe général chez toutes les nations. C'est ce principe qui a été appliqué dans le cas dont il s'agit. C'est dans le port de Sainte-Marie de Bathurst, port anglais, que le bâtiment soupçonné de faire la traite a été arrêté et jugé. Il n'y a rien là, je le répète encore, que de conforme au droit commun; il n'y a rien là où les traités de 1831 et 1833 aient pu trouver leur application. Ils s'appliquent quand un bâtiment est arrêté en pleine mer et non dans les eaux particulières de telle ou telle nation.

Après cela, que l'autorité anglaise qui, dans le port de Sainte-Marie, a arrêté et fait juger la Sénégambie, ait eu des torts envers le gouvernement français, qu'elle n'ait pas suffisamment tenu compte de la mission qu'avait ce bâtiment, que des actes envers les Français à bord aient donné lieu à de justes plaintes, cela est vrai, et j'ai été l'organe de ces plaintes auprès du gouvernement anglais, et je les ai vivement soutenues; non pas telles que vient de l'expliquer M. le prince de la Moskowa, car si je m'étais engagé dans la question de droit, j'aurais été repoussé à l'instant en vertu du droit commun de toutes les nations. Ce dont je me suis plaint, et plaint vivement, c'est d'un manque d'égards, de procédés violents; et mes plaintes ont eu ce résultat, que des ordres ont été transmis par l'amirauté anglaise à Sierra-Leone pour que le jugement ne fût pas mis à exécution, ou que du moins la portion du jugement qui n'avait pas encore été exécutée ne le fût pas.

Ainsi, en réduisant nos plaintes à ce dont nous avions réellement le droit de nous plaindre, nous avons obtenu ce qui pouvait s'obtenir encore.

Il reste encore après cela une question d'administration intérieure; question qui se débat, qui s'examine entre le département de la marine et le département des affaires étrangères, la question de savoir si, en effet, c'est une bonne mesure d'acheter des nègres pour en former des compagnies de nègres libres.

Il faut que la Chambre sache bien comment cela se passe. Des compagnies doivent être formées de nègres libres; mais il faut se procurer des nègres quand on n'en a pas sous la main. Alors on charge un armateur, une maison de commerce, de procurer des nègres au gouvernement. Comment se les procurent-ils? Le gouvernement ne s'en enquiert pas. On lui amène des nègres, il les prend, il les affranchit et en forme des compagnies de nègres libres. Mais pour amener ces nègres, il faut les prendre quelque part. Que font les armateurs? Ils les achètent aux rois des tribus qui vendent des esclaves, c'est-à-dire qu'on fait des nègres esclaves pour les amener à l'administration française qui les libère et en fait des soldats.

Est-ce là une bonne façon de procéder? N'est-ce pas là un acte tellement sur les limites de la traite qu'il y a danger que ces limites soient dépassées? Un acte qui peut donner lieu, dans nos rapports avec les gouvernements qui se sont engagés à l'abolition de la traite, à de fâcheux conflits, à des récriminations continuelles, comme l'expérience l'a déjà prouvé? C'est là une question difficile qui s'examine depuis quelque temps entre le département de la marine et celui des affaires étrangères, et qui recevra, je l'espère, une solution qui nous mettra désormais à l'abri de complications et d'embarras pareils à ceux dont nous entretenons en ce moment la Chambre.

Quoi qu'il en soit, la Chambre voit quelle est réellement la question. Il n'y a de notre part point de droit sacrifié, point de principe violé: on a agi selon le droit commun, qui est tout aussi bien à notre profit qu'au profit de l'Angleterre. Quant aux torts dont nous pouvions avoir à nous plaindre, nous avons vivement réclamé; nous en avons obtenu le redressement autant que l'état des faits le permettait; et, au fond, la question sera résolue, je l'espère, de manière à ne plus donner lieu à de semblables et véritablement tristes difficultés.

Voilà, messieurs, sur les deux faits particuliers dont on a entretenu la Chambre, les explications que j'avais à donner. Je pourrais m'en tenir là; je ne descendrai cependant pas de la tribune sans dire quelques mots d'une question plus générale, dont l'honorable M. de Boissy a entretenu la Chambre, tout en disant qu'il ne l'en entretiendrait pas. J'ai quelques mots très-courts à dire à ce sujet, je veux parler du droit de visite. (Mouvement d'attention.) Je désire que la Chambre sache bien où nous en sommes aujourd'hui sur cette question, et quelle est exactement la situation.

La Chambre sait quel traité avait été conclu. Lorsque le moment de la ratification est arrivé, la ratification n'a pas eu lieu; le gouvernement du roi a donné à la couronne le conseil de ne pas ratifier; elle n'a pas ratifié.

En même temps, le gouvernement a proposé des modifications, dont quelques-unes sont considérables, au traité qui avait été conclu.

De plus, le gouvernement du roi a déclaré qu'il ne prenait aucun engagement, ni direct, ni indirect, de ratifier purement et simplement le traité, à aucune époque quelconque. Les intentions du gouvernement du roi à ce sujet ont été formellement exprimées au moment de la ratification.

Voilà les trois faits qui caractérisent la situation: refus de ratification actuelle; proposition de modification au traité conclu; déclaration qu'on ne promettait en aucune façon, ni directement, ni indirectement, de ratifier purement et simplement à aucune époque.

Cette situation a été parfaitement comprise et pleinement acceptée par les autres puissances signataires du traité; et le protocole est resté ouvert pour la France indéfiniment, sous les trois conditions, en présence des trois faits que je viens d'avoir l'honneur de vous rappeler.

Voilà exactement où nous en sommes aujourd'hui. Depuis, il n'est arrivé au gouvernement du roi aucune note, aucune instance, aucune demande, pas une parole qui l'ait pressé de ratifier le traité et de sortir de la situation qu'il avait prise.

La Chambre voit par là ce qu'elle doit penser de ces prétendues instances menaçantes adressées au gouvernement du roi pour le décider à ratifier, et de ces faiblesses dans l'avenir, de ces faiblesses en perspective que le gouvernement du roi doit commettre un jour. Il n'en est rien; il n'en sera rien.

C'est là tout ce que je peux dire, tout ce que je dois dire en ce moment sur cette question. Je ne veux me laisser entraîner par personne à pousser la discussion au delà. La Chambre comprend que je manquerais à mon devoir en le faisant. Il y a une affaire en suspens, encore ouverte, des propositions faites et ajournées. Il m'est impossible d'en dire plus que je ne fais en caractérisant la situation.

Je prie la Chambre de considérer les inconvénients de ces retours perpétuels sur cette question, quand il est évidemment impossible au gouvernement de faire autre chose et de dire plus que ce qu'il a fait et dit.

Quel peut être le but de ces retours? Mon Dieu! il y en a un qui est si évident que je n'ai pas besoin de le faire remarquer: ce sont des attaques au cabinet; ce sont des embarras, des entraves jetées dans la marche du cabinet. La Chambre trouvera tout simple, je pense, que je ne m'y prête pas. (On rit.)

Il y a un second inconvénient qui est bien grave, c'est d'entretenir, de fomenter des sentiments d'animosité entre deux grands peuples et deux grands gouvernements. Pour mon compte, je trouve cela peu sage, et je ne trouve pas que ce soient là des actes de bon citoyen. (Très-bien!)

Messieurs, en essayant, il y a quelque temps, de caractériser la politique extérieure du cabinet auquel j'ai l'honneur d'appartenir, j'ai dit qu'elle serait envers tout le monde parfaitement indépendante, qu'elle se placerait, quant à présent, en dehors de toute alliance spéciale et intime: je l'ai dit hautement, je le maintiens, et j'ose ajouter que je le pratique comme je l'ai dit.

Mais en même temps que nous avons écarté toute idée d'alliance particulière et intime, en même temps que nous avons annoncé que l'indépendance serait le caractère de notre politique, nous avons aussi parlé, et parlé sincèrement, de paix, de bonne intelligence, de notre intention de vivre en bons rapports avec toutes les puissances européennes.

Messieurs, pour vivre en bons rapports, en bonne intelligence, il ne faut pas se laisser dominer, entraîner par l'aigreur ou la crédulité publique.

Pour mon compte, je ne m'y prêterai jamais. Entre deux grands pays, entre deux grands gouvernements, les moindres actes, les moindres paroles, doivent être pleinement équitables et convenables; aucune apparence de haine ou d'injure ne doit jamais s'y mêler.

Nous prenons au sérieux ce que nous avons dit des bons rapports que nous entendons entretenir avec la Grande-Bretagne aussi bien qu'avec les autres puissances. Nous portons (et je suis sûr d'exprimer en ceci les sentiments de la Chambre et du pays), nous portons une sincère estime à la Grande-Bretagne et à son gouvernement; nous sommes avec elle dans une paix véritable, dans une bonne intelligence réelle, et nous ne souffrirons pas, autant qu'il dépendra de nous, que ces rapports, que cette bonne intelligence soient troublés par la contagion (je ne puis me servir d'une autre expression), par la contagion de l'animosité et de la crédulité populaires. (Mouvement.)

Je n'ajoute qu'un mot.

Ce n'est pas dans le seul intérêt, quelque grand qu'il soit, de nos bons rapports extérieurs que nous agissons ainsi; c'est aussi dans l'intérêt de la grave question, de la bonne cause qui se débat en ce moment, l'abolition de la traite.

Messieurs, c'est la France qui a eu l'honneur de commencer cette grande œuvre. Avant que l'Angleterre, avant que le parti religieux en Angleterre se mît à la tête de l'abolition de la traite, c'était la France, c'étaient les idées françaises qui avaient imprimé le mouvement. Il nous appartient de ne pas abandonner légèrement une si belle entreprise. J'ai quelquefois prouvé, j'ose le dire, que je n'hésitais pas à répudier les erreurs, les fautes, les égarements de nos pères: mais, pour rien au monde, je ne voudrais renoncer à ce qu'il y a de beau et de grand dans l'héritage qu'ils nous ont transmis; pour rien au monde je ne voudrais renoncer à l'espoir de continuer et d'accomplir les grandes et bonnes œuvres qu'ils ont commencées. L'abolition de la traite des nègres est l'une de ces œuvres.

Nous devons, et je me sers à dessein de ce mot, car c'est un devoir, nous devons la poursuivre et l'accomplir; nous ne devons pas laisser, par notre indifférence seule, se répandre et s'accréditer des idées et des sentiments qui seraient contraires à cette sainte cause. Nous devons les combattre toutes les fois que nous les rencontrons. Pour mon compte, je l'ai fait et je le ferai toujours. Je me maintiendrai toujours, à cet égard, dans la situation que j'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux de la Chambre, situation qui réserve nos droits et notre avenir. La Chambre peut être sûre qu'il n'y aura, dans cet avenir, aucune complaisance, aucune faiblesse de la part du gouvernement du roi; mais il n'y aura, en même temps, j'ai besoin de le dire, aucun abandon de la grande tâche qui nous a été léguée et que nous avons à cœur de poursuivre jusqu'au bout (Marques d'assentiment.)

M. Laplagne-Barris.—Je ne veux pas traiter les deux grandes et importantes questions qui ont été soulevées, la question du droit de visite et celle de l'abolition de la traite; je me bornerai à rappeler deux faits qui me paraissent avoir été oubliés et qui pourraient donner lieu à quelques reproches contre la marine française avant 1830.

Il est très-vrai, messieurs, que, quoique la marine française seule eût le droit de visiter les navires portant le pavillon français avant 1831, elle a pleinement rempli son devoir, et un grand nombre de condamnations ont été prononcées contre des bâtiments négriers français saisis par la marine française avant 1830. Je reconnais que, depuis 1830, la traite a considérablement diminué, qu'elle a été même au point qu'elle n'est plus, à vrai dire, exercée de la même manière; mais ce n'est pas à l'intervention du pavillon anglais que je ferai hommage de cette cessation de la traite: cela tient, selon moi, à une autre cause qu'il ne faut pas négliger.

On avait cru, avant 1830, qu'il suffisait d'envoyer des croiseurs et de saisir les bâtiments français négriers. Après 1830, on a pensé qu'il fallait compléter la mesure, et comme nos bâtiments négriers ne faisaient la traite que dans l'intérêt du commerce français, on a donné aux gouverneurs des colonies, à l'autorité métropolitaine dans les colonies, des instructions dont le résultat a été de faire exercer avec beaucoup plus d'énergie et d'efficacité qu'auparavant la surveillance; et le meilleur moyen, le moyen le plus infaillible d'arriver à l'abolition de la traite dans les colonies françaises, c'est la sévérité dans les opérations du recensement.

J'ai pris la parole pour soumettre à M. le ministre des affaires étrangères une observation sur un point qui est bien moins important, je me hâte de le dire, que ceux qui ont été traités par les orateurs précédents, mais qui ne manque pas de gravité dans l'intérêt de notre commerce maritime et de l'honneur de notre pavillon. Deux saisies ont donné lieu aux interpellations. Je m'empresse de déclarer que l'explication donnée par M. le ministre des affaires étrangères, en ce qui concerne la saisie du Marabout, est complétement satisfaisante; mais, en ce qui concerne la saisie de la Sénégambie, des doutes me restent. Je dois les soumettre à la Chambre et à M. le ministre des affaires étrangères.

Il s'agit d'un intérêt national, d'un intérêt de droit public et de droit international. Cela a donc de la gravité.

M. le ministre a dit que le navire la Sénégambie avait été saisi dans les eaux anglaises. Je suppose que le ministre a voulu dire: saisi dans un port anglais; car le droit de saisie de tout navire portant pavillon français, sur un soupçon quelconque et dans ce que la législation anglaise appelle les eaux anglaises, ne sera jamais reconnu par la France. Mais la question fait naître des difficultés. Si, comme je le suppose, le navire a été saisi dans un port anglais et qu'il eût commis, comme bâtiment, comme équipage, des infractions aux lois de police anglaises, en ce sens que ces lois ont pour objet de maintenir l'ordre et la paix dans les possessions anglaises, de prévenir tout attentat contre les sujets anglais, tout préjudice porté à la propriété anglaise, ce navire, s'il a commis de telles infractions, est soumis à la loi pénale anglaise.

Si la Sénégambie a été condamnée pour avoir fait la traite dans une possession anglaise, ou pour avoir voulu transporter des nègres dans une possession anglaise, la loi anglaise a dû l'atteindre; mais si la Sénégambie n'a pas été condamnée pour un crime réprimé par les lois anglaises, ou qui ne blesse pas directement, d'une manière matérielle, les intérêts de l'Angleterre, les possessions anglaises, les droits et la propriété des sujets anglais, sa condamnation a été illégale, contraire aux principes du droit public.

Remarquez qu'aucune nation, même dans les vues de l'ordre le plus élevé, dans des vues d'humanité, ne peut s'attribuer le droit d'exercer la police des mers, la police du genre humain. Elle n'a action, dans l'intérêt de l'humanité et d'après les lois qui sont destinées à protéger l'humanité, elle n'a action sur les bâtiments étrangers qu'autant qu'il y a un traité qui lui donne ce droit. Ainsi je reconnais que les croiseurs anglais ont eu, en vertu du traité, le droit de saisir la Sénégambie, mais à la charge de se conformer au traité. Il n'y avait pas d'attentat contre la propriété anglaise, contre les sujets anglais, et contre les lois que chaque nation a le droit de rendre et de faire observer dans l'intérêt du maintien de sa souveraineté exclusive et limitée; il n'y avait qu'un attentat qui n'aurait pas été punissable par les lois anglaises si le traité n'avait pas existé, un attentat contre les lois françaises.

Je supplie M. le ministre des affaires étrangères d'apprécier cette distinction qui me paraît importante. J'ai une grande confiance dans l'esprit de justice, d'équité et de loyauté des tribunaux anglais; mais les Anglais ont des possessions très-étendues; quelques-unes sont peu importantes: l'autorité qui y est exercée est fort grave; elle appartient à des hommes qui ne sont pas placés près de nous et que nous ne pouvons apprécier. J'avoue que je verrais un inconvénient sérieux à donner, aux juges de Sierra-Leone ou de toute autre petite colonie anglaise, le droit de saisir un bâtiment français qui serait entré dans un port, de le juger, de le confisquer par cela seul qu'il se trouverait dans le cas d'un des articles du traité, qu'il y aurait à son bord plus de caisses à eau que le traité ne le comporte, plus de planches qu'il ne devrait en porter. Il pourrait en résulter des vexations sérieuses pour le commerce français, des causes de dissentiment et d'hostilité entre les deux nations. Il vaudrait mieux, dans l'intérêt même de l'Angleterre, rentrer dans les termes du droit public, ne pas admettre que, par cela seul qu'un navire fait un acte dans un pays, alors que cet acte n'est pas dirigé contre l'intérêt matériel de ce pays, il est soumis à sa juridiction. Il me semble que cette juridiction serait dangereuse et blesserait les principes du droit public. Les Anglais ne peuvent juger un navire français, autrichien, qui n'a porté aucun préjudice à l'Angleterre, hors de leur territoire; ils ne peuvent le juger qu'en vertu de ce droit de police des mers, de police du genre humain, que nous ne leur avons reconnu dans notre traité, qu'à la condition que leurs tribunaux ne l'exerceraient pas et que les nôtres en seraient investis. Il me semble que c'est un sujet assez grave pour appeler l'attention de M. le ministre des affaires étrangères.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Je commencerai par dire en fait que la Sénégambie a été saisie dans un port anglais, non pas d'une manière générale dans les eaux anglaises, mais dans l'intérieur d'un port anglais; et j'ajoute que ce bâtiment s'y était rendu volontairement, qu'il n'y avait pas été poussé par les poursuites des croiseurs anglais, qu'il y était allé de sa propre volonté. Il était donc sur le territoire anglais; il était dans le cas d'un voyageur qui se rendrait sur le territoire anglais continental.

Maintenant, je ne m'en rappelle pas la date, mais il y a un statut anglais qui déclare que, dans les ports anglais, tous les navires étrangers ou anglais qui feraient la traite ou offriraient les signes extérieurs d'après lesquels on reconnaît un négrier, seraient arrêtés et punis de telle ou telle peine. Je prie l'honorable M. Laplagne-Barris, qui est un jurisconsulte si habile et si clairvoyant, de me dire ce qu'il penserait de ce cas-ci. Je suppose que le parlement britannique rendit une loi déclarant que quiconque, sur son territoire, commettrait tel acte reconnaissable à tels signes extérieurs, serait puni de telle peine. M. Barris croit-il que le gouvernement anglais, ou tout autre gouvernement, dépasserait ainsi les limites de son droit?

Certainement il ne le pense pas; il pense que la juridiction est essentiellement territoriale, et que tout gouvernement a le droit de faire, dans son propre territoire, des lois pénales qui atteignent tous les hommes, nationaux ou étrangers, qui s'y rendent volontairement.

C'est exactement ici le même cas. Le parlement britannique a rendu une loi par laquelle il punit la traite ou la tentative de traite, reconnaissable à certains signes extérieurs déterminés; il la punit sur son propre territoire, car les ports sont son propre territoire. Le cas est donc tout à fait semblable à ce qui pourrait se passer sur le continent.

Et je reprends ici la distinction que vient de vous présenter, d'une manière si lucide, l'honorable M. Laplagne-Barris. Pourquoi a-t-il fallu des traités? Pour attribuer à des croiseurs anglais le droit de visiter des bâtiments français dans la pleine mer, sur laquelle nous ne reconnaissons aucun droit particulier aux Anglais, et qui est libre pour tout le monde. Là des traités seuls pouvaient donner, à des croiseurs anglais comme à des croiseurs français, un droit qu'ils n'avaient pas naturellement. Nous avons précisément consacré par ces traités la liberté de la pleine mer. Mais quand il ne s'agit pas de la pleine mer, quand il s'agit du territoire anglais, que ce soient des terres ou des ports anglais, le principe de la juridiction territoriale subsiste dans toute sa vigueur. Nous aurions, nous, le droit de déclarer que tout bâtiment qui viendrait dans le port de Bordeaux, qu'il fût anglais, français, autrichien, serait passible de telle peine qu'il nous conviendrait d'infliger à tel acte déterminé par la loi. C'est là ce qui est arrivé. Il y a un acte du Parlement, dont je n'ai pas en ce moment la date, mais qui est une véritable loi pénale établie dans le territoire anglais, comme nous aurions le droit de la faire pour l'intérieur du territoire français.

J'admets donc en principe les distinctions qui ont été faites par le savant préopinant; mais je dis en même temps qu'elles ne sont pas applicables aux faits dont il s'agit, que, par un traité, nous avons réglé ce qui regarde la pleine mer libre, et que, par l'acte du Parlement, le gouvernement anglais a réglé ce qui lui appartenait, sa propre juridiction sur son propre territoire, juridiction applicable à tous ceux qui viennent volontairement encourir l'application de cette loi.

M. Persil.—J'ai bien de la peine à admettre la doctrine professée par M. le ministre des affaires étrangères, et je suis convaincu qu'après y avoir mûrement réfléchi, il verra lui-même qu'il fait à l'autorité étrangère une concession que, par esprit de justice et de nationalité, nous devrions toujours refuser.

En effet, sur quoi établirait-il le droit de la puissance anglaise de juger le navire arrêté dans un port anglais?

Ce serait, suivant lui, sur un acte du Parlement anglais qui aurait autorisé la juridiction anglaise à juger ceux qui viendraient toucher le sol anglais, les navires qui entreraient dans un des ports appartenant à la Grande-Bretagne.

Je ne comprendrais pas comment un acte de la Grande-Bretagne, un acte du Parlement, pourrait nous obliger et changer la doctrine du droit commun tel qu'il a été professé jusqu'ici. Je comprends à merveille que, s'il s'agissait d'un crime ou d'un délit commis sur le territoire anglais, on fût justiciable des tribunaux anglais. C'est là le principe du droit commun; on n'a pas besoin de le dire, toutes les lois anciennes et modernes l'ont dit. Il existe pour la France comme il existe pour l'étranger.

Un étranger sur notre sol commettrait un crime; il serait puni de la même manière que si un Français l'avait commis. Mais remarquez qu'il ne s'agit ici de rien de semblable. Le navire français, entrant dans les ports anglais, n'y commet ni crime ni délit. Il s'agit, quand il y est entré, d'une action qu'il a déjà commise. Mais là, dans le port anglais, il est complétement innocent. S'il peut y être saisi, il ne peut l'être qu'en vertu du traité de 1831. (Dénégations au banc des ministres.) Il ne peut pas l'être autrement. Remarquez bien que, s'il en était ainsi, les auteurs du traité de 1831 seraient coupables d'une insigne négligence; car, qu'ont-ils voulu? Que, lorsqu'un navire suspecté de faire la traite, qui va la faire ou qui la fait, est saisi ou arrêté, il soit conduit immédiatement devant ses juges naturels; et si c'est un français qui est saisi, il doit être conduit devant un tribunal français.

Eh bien, voyez ce qui arriverait s'il fallait adopter l'interprétation de M. le ministre des affaires étrangères; voilà un navire qui fait la traite ou qui est suspecté d'avoir fait la traite, et qui arrive avec toute confiance dans un port anglais. Il est saisi, et vous ne voulez pas qu'il fût dans la même situation que celui qui est pris, soit dans la zone de la croisière anglaise, soit ailleurs, et qui, aux termes du traité, doit être conduit en France! Il faut convenir que ce serait nous soumettre à une juridiction qui ne serait pas la nôtre, à un acte du Parlement qui, s'il était applicable à des Français, accuserait profondément la négligence des négociateurs de 1831 qui auraient dû stipuler, à cette époque, que l'acte du Parlement ne serait pas appliqué à ce cas-là.

Ainsi je suis d'accord avec M. le ministre des affaires étrangères sur ce point que, quand il s'agit d'un crime ou délit commis dans un port ou sur le territoire anglais, on soit jugé par le tribunal anglais; mais quand il ne s'agit pas d'un fait commis sur le territoire anglais, on ne peut être justiciable d'un tribunal anglais, pas plus que d'aucun autre, parce que le tribunal anglais ne peut juger le coupable que parce qu'il a commis le crime sur son territoire. Et ici, je le dis, l'arrestation avait été faite pour un des cas prévus dans le traité, parce qu'on avait fait la traite, et le traité n'a pas distingué où l'arrestation avait lieu, dans les ports ou ailleurs; le traité a dit que, quand un navire français serait suspecté d'avoir fait la traite et qu'il serait arrêté, le navire serait conduit dans un port français et jugé par les autorités françaises.

Voilà ce que dit le traité; eh bien, aujourd'hui, par une générosité que je condamne, vous feriez une exception au traité qui n'était pas dans son esprit.

M. le duc de Broglie.—Je crois qu'il y a ici une méprise.

Le tribunal anglais n'a pas appliqué la législation anglaise contre la traite des noirs au navire la Sénégambie. Il n'a pas appliqué non plus la législation française, il a simplement appliqué ce principe incontesté et incontestable que tout esclave qui touche le sol anglais est libre de plein droit... (Interruption.—Bruits divers.)

Plusieurs voix.—Il n'y avait pas d'esclaves à bord!

M. le duc de Broglie.—Je ne discuterai pas ici l'acte du gouvernement anglais. Je dis qu'il a paru ici qu'un négociant français a été sur la côte d'Afrique acheter des noirs, et qu'ayant acheté ces noirs il les a amenés... (Dénégations.)

M. le ministre des affaires étrangères.—C'est une erreur de fait que je vais expliquer... (Bruit.)

M. le duc de Broglie.—Alors il paraît que je ne sais pas le fait, et je cède la parole à M. le ministre.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je prie l'honorable M. Persil de me permettre de me prévaloir de ce qu'il vient de dire tout à l'heure. Il a reconnu le principe du droit commun, savoir, que la juridiction appartient au gouvernement possesseur du territoire.

M. Persil.—Dans lequel le crime est commis.

M. le ministre.—Permettez; le gouvernement possesseur du territoire a juridiction sur les individus qui sont sur son territoire et qui y commettent un délit prévu par les lois. Eh bien, il y a une loi rendue par le parlement britannique qui prononce que, dans toutes les possessions britanniques, tout vaisseau, sans rechercher s'il est anglais ou étranger, qui sera construit de certaine manière, d'après lesquelles on reconnaîtra l'intention de faire la traite, sera arrêté et puni de telle manière. Le délit est établi par la loi anglaise dans le territoire anglais. Il s'applique exactement comme il s'appliquerait sur terre... (Bruit.)

Messieurs, la question est très-délicate, en partie imprévue, et j'ai envie de l'éclaircir complétement, pour moi-même comme pour la Chambre. Si le gouvernement anglais sur son territoire continental disait: «Quiconque préparera sur mon territoire telle ou telle action, préparatifs qui seront reconnus à tels signes extérieurs que je définis dans la loi, sera puni de telle ou telle façon;» s'il rendait cette loi-là, alors quiconque irait sur le territoire anglais, et y préparerait une action définie dans la loi anglaise avec les signes extérieurs indiqués par cette loi, serait certainement justiciable des tribunaux anglais. Or, c'est le cas qui s'est présenté ici. Ce n'est pas du tout le traité du droit de visite; il n'est question ici en aucune façon de son application. C'est une loi fondée sur la juridiction territoriale qui a interdit certains actes sur le territoire; que ce territoire soit un port ou soit continental, le droit est le même. Que la personne qui commet l'acte de préparer un bâtiment avec tel ou tel signe extérieur défini dans la loi, que cette personne soit anglaise ou étrangère, elle est soumise à la juridiction et à la loi anglaises.

Voilà la doctrine qui a été soutenue. Or, je dis, et jusqu'à plus ample discussion je crois devoir persister dans cette opinion, je dis que c'est là le droit commun qui s'appliquerait à une action commise sur terre anglaise par des étrangers comme à un navire saisi dans un port anglais. C'est sur le principe de la juridiction territoriale que je me fonde, et, en maintenant ce principe pour l'Angleterre, j'entends le maintenir tout aussi bien au profit de la France. Comment! un bâtiment étranger viendrait se pavaner dans le port de Bordeaux comme négrier, et nous le souffririons par cela seul qu'il est étranger? Non, cela n'est pas soutenable. Le principe de la juridiction territoriale est un principe de droit commun applicable à tous, et c'est le seul qui soit invoqué dans cette occasion.

M. Gautier.—Si un bâtiment sous pavillon anglais, monté par des Anglais, entrait dans le port du Havre, et qu'on reconnût que c'est un pirate, que ferait l'autorité française? Elle saisirait le bâtiment, arrêterait l'équipage, et le traduirait devant les tribunaux français qui le condamneraient et feraient justice. Eh bien, la loi anglaise assimile la traite à la piraterie. Un bâtiment préparé pour la traite est, d'après la loi anglaise, traité comme pirate. C'est fort à tort, je crois, qu'on a suspecté la Sénégambie de faire la traite; mais c'est parce que ce bâtiment était suspecté de la faire et y paraissait destiné, qu'en vertu de la législation qui assimile la traite à la piraterie, il a dû être saisi dans le port anglais.

M. le baron Charles Dupin.—Toute la difficulté est dans ce fait qu'on prétend déclarer négrier un bâtiment qui emportait des hommes pour les mettre dans un régiment français.

M. Laplagne-Barris.—C'est moi, messieurs, qui ai fait l'attaque; permettez-moi de faire la retraite.

M. le ministre m'a fait l'honneur de m'adresser une réponse à laquelle je n'ai rien à objecter. Il a parlé d'un acte du parlement anglais qui prononçait la peine de la confiscation contre tout navire, de quelque nation qu'il fût, qui serait saisi sur le territoire anglais, ayant fait ou pouvant faire la traite. Tel est le sens des explications de M. le ministre. Je reconnais que, légalement et en droit public, un gouvernement a le droit de faire des lois de cette nature et de les appliquer à des étrangers qui se rendent volontairement sur son territoire; car vous avez remarqué, et M. le ministre vous a fait observer qu'il ne s'agissait pas d'une saisie faite dans les eaux anglaises, mais d'un bâtiment qui s'était rendu volontairement sur le territoire de l'Angleterre.

Je voulais me borner à dire que cette loi qui existe en Angleterre est sans exemple dans notre législation, et j'ose même dire dans la législation des autres peuples de l'Europe. Je voulais dire que cette loi qui punit des étrangers, et surtout des navires, pour des crimes ou délits étrangers à l'intérêt matériel de la nation qui prononce la peine, est une loi d'envahissement et de domination qui doit exciter toute la sollicitude du gouvernement.

L'honorable M. Gautier a dit que la loi anglaise considère la traite comme piraterie: tant que les autres nations n'auront pas reconnu qu'il s'agit d'un fait de piraterie, voyez où on arriverait: un pirate peut être saisi par les croiseurs de toutes les nations et par cela qu'il aurait plu au Parlement de considérer la traite comme piraterie, le croiseur anglais pourrait saisir un bâtiment français dans toutes les mers, en tous lieux. Cela n'est pas possible; la piraterie est un crime commun, semblable pour toutes les nations, réprimé par toutes et à raison duquel, à cause de sa nature et de sa gravité, toutes les nations se sont fait réciproquement concession du droit de saisir et de punir. Un pirate n'appartient à aucune nation; un négrier, quoique coupable, est français comme tout autre navire. Je crois donc que, dans l'état actuel, nos observations tombent devant ce fait énoncé par M. le ministre des affaires étrangères, qu'il y a une loi formelle en Angleterre à cet égard; mais je persiste à faire remarquer à M. le ministre que c'est une disposition tout à fait extraordinaire, en dehors des règles habituelles, que c'est un acte de suprématie, de domination, et qu'il faut se tenir en garde.

CXXII

Sur les conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres par le droit mutuel de visite en mer.

—Chambre des pairs.—Séance du 17 mai 1842.—

Dans la discussion générale du projet de loi relatif aux crédits supplémentaires et extraordinaires des exercices 1841-1842 et des exercices clos, M. le comte Molé ayant donné, sur l'origine et l'histoire des conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres par le droit de visite, des détails qui me parurent incomplets ou inexacts, et propres à embarrasser une situation diplomatique déjà difficile, je lui répondis en ces termes.

M. Guizot.—Messieurs, la Chambre voudra bien le remarquer; la question que vient d'élever M. le comte Molé est toute nouvelle, et, pour mon compte, je m'étais scrupuleusement abstenu d'y toucher. Ce n'est plus la question actuelle, le traité même du 20 décembre 1841 et les conséquences qu'il peut avoir dans l'avenir; c'est la question du passé, ce sont les négociations antérieures aux conventions de 1831 et 1833, et celles qui ont préparé le traité du 20 décembre 1841. Personne, j'ose le dire, n'est plus à l'aise que moi dans cette question, car j'ai été complétement étranger aux faits dont il s'agit. Ma responsabilité, et la Chambre sait qu'il n'est pas dans mon usage de l'éluder, ma responsabilité est engagée dans la conclusion dernière, dans la signature du traité de 1841, parce qu'en effet j'ai accepté la conclusion et conseillé la signature. Mais ma responsabilité n'est absolument pour rien dans les négociations qui ont préparé et amené ce traité; je n'y ai jamais pris aucune part. J'étais donc, et je suis aujourd'hui parfaitement en liberté et à l'aise à ce sujet.

C'est précisément la raison qui, dans l'une et l'autre Chambre, m'avait empêché de toucher, même de loin, à cette question; je n'avais pas voulu élever un moment la question du passé; je ne voulais, à aucun prix, avoir l'air d'accuser mes prédécesseurs et de rejeter sur eux le fardeau.

M. le comte Molé.—Je demande la parole.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je m'étais étroitement renfermé dans le présent, dans les faits qui m'étaient personnels et dans la responsabilité qui s'y attachait. Mais, après le discours que la Chambre vient d'entendre, il m'est impossible de persister dans cette réserve, de ne pas entrer dans l'examen des faits antérieurs, de ne pas exposer quelles circonstances, quelles négociations ont amené cette question au point où je l'ai trouvée en 1840, quand le roi m'a fait l'honneur de me confier ses affaires en Angleterre, et en 1841, quand le traité du 20 décembre a été conclu.

En même temps, j'insiste pour que la Chambre veuille bien le remarquer; ce n'est ni par mon fait, ni de mon choix, c'est par nécessité que j'entre dans l'examen du passé, auquel, du reste, j'ai été tout à fait étranger.

Je ne remonterai point jusqu'à la Restauration; je ne pourrais discuter aucun des faits que vient de rappeler l'honorable préopinant; je me renferme dans la seule époque que je connaisse, dans ce qui s'est passé depuis 1830.

La convention de 1831, conclue par l'honorable général Sébastiani, comme ministre des affaires étrangères, se terminait par cet article (9): «Les hautes parties contractantes au présent traité sont d'accord pour inviter les autres puissances maritimes à y accéder dans le plus bref délai possible.» La France et l'Angleterre prenaient l'une envers l'autre l'engagement d'inviter les autres puissances maritimes à accéder au traité qu'elles venaient de conclure.

Je voudrais, non pour entrer dans le fond même de la question, mais pour faire bien apprécier les faits, indiquer à la Chambre l'importance et la portée de cet engagement.

Chaque puissance avait plus ou moins bien réussi, par des lois intérieures, à réprimer la traite dans ses propres colonies. Je comprends qu'on ait cru et qu'on ait dit qu'il suffisait de lois intérieures pour empêcher la traite dans les colonies de la France ou de l'Angleterre. Mais ce n'était plus de cela qu'il s'agissait; il s'agissait de réprimer la traite faite par des bâtiments français ou anglais dans les pays qui la permettaient encore, dans les pays qui recevaient encore des esclaves. Il ne s'agissait plus d'empêcher l'importation des esclaves à la Martinique, à la Guadeloupe ou dans les colonies anglaises; il s'agissait d'empêcher que des bâtiments français ou anglais ne fissent la traite au profit de Cuba, du Brésil, des autres portions du territoire américain qui continuaient à en accepter les fruits. C'est pour cela, c'est pour réprimer cette traite-là, et non pas la traite dans nos propres colonies, que l'article dont je parle a été inséré dans la convention de 1831, et que le droit de visite a été nécessaire.

Tel fut le but réel de la convention de 1831, et, un peu plus tard, de celle de 1833.

Peu après la convention de 1833, la France, comme l'Angleterre, mit la main à l'œuvre pour exécuter réellement l'art. 9, et obtenir l'accession de toutes les puissances maritimes aux conventions conclues entre elles. Le 7 février 1834 M. l'amiral de Rigny, alors ministre des affaires étrangères, écrivit la lettre que voici:

M. le comte de Rigny, ministre des affaires étrangères, à MM. les ambassadeurs et ministres du roi près les cours de Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne, Turin et Naples.

7 février 1834.

«Monsieur,

«La France et la Grande-Bretagne, animées du désir de mettre un terme à la traite des noirs par des moyens de répression plus efficaces, ont signé, à cet effet, le 30 novembre 1831 et le 22 mars 1833, deux conventions avec annexes dont j'ai l'honneur de vous adresser ci-joint deux exemplaires lithographiés. Ces annexes sont: 1o les instructions générales et spéciales à donner aux commandants des bâtiments de guerre respectifs; 2o des mandats destinés à les autoriser à visiter les bâtiments des deux nations dans les parages déterminés, et 3o les modèles de signaux à l'usage des croiseurs respectifs.

«Les deux gouvernements étant convenus, par un article de l'arrangement du 30 novembre, d'inviter les autres puissances maritimes à y accéder, vous voudrez bien, monsieur, simultanément avec votre collègue (le ministre, l'ambassadeur d'Angleterre), qui a dû recevoir des instructions analogues, transmettre cette invitation au gouvernement de S. M. (l'empereur, le roi de...) par une note dont vous trouverez ci-joint le projet arrêté de concert entre nous et le cabinet britannique. Vous pourrez, si M. le ministre d'Angleterre s'y trouve également autorisé, ajouter à la dernière phrase ces mots: Et à réaliser cette accession au moyen d'un traité formel; nous avons fait proposer cette addition au cabinet de Londres, en le faisant toutefois seul juge de la convenance.

«La Russie, l'Autriche, la Prusse, etc., dont les sujets, il faut le reconnaître, sont jusqu'ici demeurés presque entièrement étrangers à l'odieux trafic des noirs, s'associeront sans doute avec empressement aux vues philanthropiques qui ont dicté ces nouvelles conventions.

«Distinguant avec soin ce qui, dans la répression de la traite, appartient au droit privé de chaque peuple et ce qui touche au droit des gens, ce n'est que sur cette dernière partie de la question que la France et l'Angleterre ont cherché à s'entendre. Placés sur ce terrain et n'envisageant que l'intérêt de l'humanité, les deux gouvernements se sont élevés au-dessus de vaines susceptibilités qui n'ont été que trop souvent confondues avec les véritables sentiments de l'honneur national, et ils n'ont pas hésité à accorder réciproquement à leurs croiseurs le droit de visite sur les bâtiments marchands respectifs, droit sans lequel la poursuite efficace des négriers est impossible. Du reste, cette concession a été strictement renfermée dans les limites où le besoin s'en faisait sentir, et entourée de précautions sévères qui écartent jusqu'à la possibilité d'un abus.

«Mais il est facile de comprendre que cette entente nouvelle et libérale entre la France et l'Angleterre ne peut produire tous ses fruits que par l'adhésion des autres puissances maritimes, et surtout de celles qui auraient moins de moyens de surveiller l'abus qui pourrait être fait de leur pavillon dans les mers lointaines. Je compte donc, monsieur, sur tout votre zèle pour déterminer, de concert avec (M. l'ambassadeur, le ministre d'Angleterre), l'accession du gouvernement aux conventions que vous êtes chargé de lui communiquer.

«Des démarches se poursuivent dans le même but auprès de plusieurs puissances maritimes, et notamment auprès des États-Unis.

«Le Danemark qui, le premier, avait donné l'exemple de l'abolition de la traite, a aussi été le premier à répondre d'une manière favorable à la demande d'accession que la France et l'Angleterre s'étaient empressées de lui faire adresser, et il sera signé prochainement entre les trois puissances un traité formel d'accession qui contiendra en même temps quelques dispositions exceptionnelles commandées par l'infériorité des moyens de répression dont le Danemark peut disposer.

«Recevez, etc.

«De Rigny.»

La Chambre voit comment, presque immédiatement après la convention de 1833, l'œuvre annoncée dans celle de 1831 fut entreprise de concert par la France et l'Angleterre. Tous les cabinets sans exception qui se sont succédé depuis cette époque ont travaillé à cette même œuvre; il n'en est pas un seul qui l'ait abandonnée, pas un seul qui ne se soit appliqué à étendre les conventions de 1831 et 1833, et à les faire accepter par toutes les puissances maritimes de l'Europe.

En discutant les faits que l'honorable préopinant vient de rappeler, j'omettrai ceux sur lesquels je n'ai aucune observation à faire.

En 1836, au mois de juin, le cabinet anglais communiqua au gouvernement français un projet de traité qui contenait quelques modifications à ceux de 1831 et 1833, et, entre autres, une extension des zones où le droit de visite devait avoir lieu, extension beaucoup plus considérable que celle qui a été écrite dans le traité du 20 décembre 1841. Ce projet de traité fut communiqué au cabinet français dont l'honorable M. Thiers était alors président. L'honorable M. Thiers le communiqua au ministère de la marine, ainsi que cela s'est toujours fait, pour prendre son avis. En même temps, l'honorable M. Thiers écrivit en Espagne pour annoncer qu'il était prêt à entrer en négociation sur ce nouveau traité, et presser, en attendant, le gouvernement espagnol d'accéder aux traités de 1831 et 1833; mais, bien peu de temps après, le cabinet que présidait M. Thiers fut renversé, et ne put donner aucune suite aux négociations qu'il avait ouvertes. Je n'ajoute rien à cet égard; je tiens simplement à constater qu'il les avait ouvertes.

En 1838, l'honorable comte Molé, poursuivant l'œuvre annoncée en 1831, c'est-à-dire l'acceptation unanime par toutes les puissances de l'Europe des traités de 1831 et de 1833, écrivit à M. l'ambassadeur d'Angleterre, alors M. le comte Sébastiani, à la date du 11 février 1838:

Le comte Molé à M. le comte Sébastiani, à Londres.

12 février 1838.

«Monsieur le comte,

«La traite des noirs se continue sous les pavillons brésilien, portugais et espagnol, avec des circonstances qui font honte à l'humanité; les rapports qui nous sont parvenus à cet égard s'accordent avec les renseignements qui ont été naguère révélés au sein du parlement anglais.

«À part quelques causes secondaires que je ne relèverai pas ici, c'est, il faut le reconnaître, la poursuite même dont cet odieux trafic est l'objet qui a augmenté la cruauté de ceux qui s'y livrent; cette poursuite n'est en effet, souvent, qu'une vaine menace dont les trafiquants s'exagèrent les dangers sans renoncer à les braver. Ainsi, lorsque les forces françaises et anglaises se trouvent réunies pour empêcher la traite, ce n'est en réalité que la force anglaise qui peut agir, puisque la France n'a pu encore obtenir le droit de visite à l'égard des pavillons les plus compromis; et cependant il est certain que la présence de nos forces doit inspirer aux négriers des précautions qui malheureusement tournent toujours au détriment de leurs victimes. Un tel état de choses ne peut durer, et en attendant que les gouvernements européens se concertent sur un mode de répression plus absolu, il faut au moins que celui qui a été adopté de concert entre la France et la Grande-Bretagne devienne aussi efficace qu'il peut et doit l'être.

«Je viens, en conséquence, d'inviter les agents du roi à Madrid, à Lisbonne et à Rio de Janeiro, à appeler l'attention sérieuse et immédiate des gouvernements auprès desquels ils sont accrédités, sur les ouvertures qu'ils ont été chargés de leur faire pour obtenir leur accession, vis-à-vis de la France, aux principes arrêtés entre nous et l'Angleterre relativement à la répression de la traite, et à les presser de conclure les arrangements que nous leur avons fait proposer dans ce but.

«Je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien réclamer les bons offices du gouvernement de Sa Majesté Britannique pour faire appuyer les démarches que nos agents feront par suite de ces nouvelles instructions.

«Agréez, etc.

Molé.»

La Chambre voit que l'honorable préopinant, comme ses prédécesseurs, et je puis me permettre d'ajouter comme ses successeurs, travaillait à l'extension, à l'universalité de la répression de la traite par le principe du droit de visite; et ne trouvant pas auprès des gouvernements espagnol, portugais et brésilien, les dispositions désirables, il avait recours à l'intervention du gouvernement anglais, et le priait de peser sur ces gouvernements pour les déterminer à accepter les conventions conclues entre la France et l'Angleterre.

La dépêche est du 12 février 1838. Le 20 février 1838 M. le général Sébastiani répondit à M. le comte Molé:

Le comte Sébastiani à S. Exc. M. le comte Molé.

Londres, le 20 février 1838.

«Monsieur le comte,

«Par sa lettre du 12 février dernier, Votre Excellence me charge de réclamer les bons offices du gouvernement anglais pour faire appuyer par ses agents les démarches de nos légations à Madrid, à Lisbonne et à Rio de Janeiro, dans le but d'obtenir l'accession des gouvernements auprès desquels ils sont accrédités aux principes arrêtés entre la France et l'Angleterre relativement à la répression de la traite.

«Lord Palmerston a partagé entièrement l'opinion consignée dans la lettre de Votre Excellence: il s'est associé avec empressement aux efforts qu'elle est déterminée à faire pour assurer l'efficacité de la répression du trafic des esclaves; et il m'a chargé de l'assurer que des instructions seraient adressées aux missions d'Angleterre sur les trois points signalés par Votre Excellence, afin de déterminer leur loyal et sincère concours aux démarches des agents français.

«Lord Palmerston a désiré en même temps que je sollicitasse de Votre Excellence une réponse au projet de traité entre les cinq grandes puissances pour l'abolition définitive de la traite, projet transmis par l'ambassade au gouvernement du roi, le 8 juin 1836.

«Veuillez agréer, etc.

«H. Sébastiani.»

Pendant que l'honorable préopinant pressait ainsi, auprès des trois gouvernements les plus difficiles à persuader, l'extension du droit de visite, le nouveau projet de traité qui devait être présenté à l'Autriche, à la Prusse et à la Russie suivait son cours.

Il avait été présenté en 1836, comme je le disais tout à l'heure, au cabinet français; M. le comte Molé, sollicité de s'expliquer à ce sujet, avait dit qu'il n'avait pas encore examiné et qu'il examinerait.

Je prie la Chambre de remarquer ces deux points-ci, sur lesquels je désirerais que les idées fussent bien arrêtées. Le but indiqué par l'art. 9 de la convention de 1831 était activement poursuivi dans toute l'Europe, poursuivi par le cabinet du 15 avril comme par les cabinets précédents; et son attention était en même temps appelée sur les négociations spéciales ouvertes par la France avec les cours d'Espagne, de Portugal et du Brésil, et sur la négociation ouverte par la France, de concert avec l'Angleterre, pour proposer un nouveau traité aux trois grandes puissances du Nord.

Le 12 décembre 1838, fut signé à Londres le protocole dont je vais avoir l'honneur de donner lecture à la Chambre.

Protocole de la conférence tenue au Foreign-Office le 12 décembre 1838.

Présents: les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.

«Les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie s'étant réunis en conférence, d'après l'invitation des plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne, afin de continuer les négociations pour un concert général des puissances de l'Europe ayant pour objet la suppression de la traite des noirs, négociations qui furent commencées à Vienne l'an 1815 et continuées depuis à Vérone l'an 1822, les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne proposèrent aux plénipotentiaires des trois autres puissances, aujourd'hui réunis en conférence, le projet du traité annexe A.

«Les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne prièrent les plénipotentiaires des trois cours de transmettre ledit projet à leurs gouvernements respectifs, dans l'espoir que les arrangements renfermés dans ce projet pourraient être trouvés compatibles avec les droits et les intérêts des sujets des souverains respectifs, et propres à aider à faire cesser le trafic criminel dont il s'agit.

«Les plénipotentiaires des trois puissances se chargèrent de transmettre ledit projet de traité à leurs gouvernements respectifs et de demander des instructions à cet égard.

«Sans préjuger les déterminations que leurs cours pourraient prendre, lesdits plénipotentiaires, chacun pour sa part, déclarèrent que leurs gouvernements respectifs ont, de tout temps, partagé les sentiments d'indignation qu'inspirent au gouvernement britannique les actes criminels que les mesures dont il est question ont pour but de faire cesser.

«Les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, ajoutèrent que leurs gouvernements désirent aussi ardemment que peuvent le faire ceux de France ou de la Grande-Bretagne, d'empêcher que leurs sujets ou leurs pavillons respectifs ne participent d'une manière quelconque au trafic des noirs.

«Les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne déclarèrent que leurs gouvernements rendent une entière justice aux sentiments philanthropiques et généreux des gouvernements d'Autriche, de Prusse et de Russie, et sont les premiers à reconnaître que ni les sujets, ni les pavillons de ces trois puissances ne prennent aucune part au trafic des noirs.

«Mais le but dont les gouvernements de France et de la Grande-Bretagne se proposent l'accomplissement, au moyen du traité en question, est celui d'empêcher que les bandits et les pirates d'autres pays, qui s'adonnent à ce commerce infâme, ne puissent se prévaloir des pavillons des trois puissances, afin de poursuivre impunément leurs criminelles entreprises.

«Hummelauer, H. Sébastiani, Palmerston,
Bulow, Pozzo di Borgo.»

Le projet intitulé Annexe A et que je tiens dans mes mains est exactement le même que le traité qui a été conclu le 20 décembre 1841; à cela près que l'extension des zones y était beaucoup plus grande, car dans le projet de traité de 1838 étaient comprises toute la côte des États-Unis et toute la portion septentrionale de l'Amérique et de l'Europe au-dessus du 32e degré de latitude nord, tandis que, dans le traité de décembre 1841, toute cette portion de l'Europe et de l'Amérique au nord du 32e degré de latitude est exclue; de sorte que, dans le projet de 1841, le commerce entre l'Europe et les États-Unis d'Amérique est à peu près complétement en dehors du droit de visite, tandis que, dans le traité de 1838, il y était compris.

Voilà la seule différence essentielle qui existe entre le traité de 1838 et celui de 1841.

Ce projet de 1838 fut donc proposé, le 12 décembre 1838, aux trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, par les plénipotentiaires de France et d'Angleterre. Les plénipotentiaires de France et d'Angleterre prièrent les plénipotentiaires des trois cours de transmettre ledit projet à leurs gouvernements respectifs, dans l'espoir que les arrangements qui y étaient contenus seraient trouvés compatibles avec les droits et les intérêts des sujets des souverains respectifs, et propres à faire cesser l'infâme trafic de la traite.

M. le général Sébastiani, qui venait de signer cette proposition adressée aux trois cours du Nord, au nom de la France et de l'Angleterre, transmit le protocole, le lendemain 13 décembre, au ministre des affaires étrangères, par la lettre que voici:

Le comte Sébastiani à S. Exc. M. le comte Molé.

«Londres, 13 décembre 1838.

«Monsieur le comte,

«J'avais reçu hier l'invitation de me rendre au Foreign-Office conjointement avec les représentants d'Autriche, de Prusse et de Russie. Lord Palmerston voulait communiquer aux trois cours du Nord, par l'organe de leurs ambassadeurs à Londres, le projet de traité à cinq pour la suppression de la traite que j'ai déjà eu l'honneur de faire parvenir au gouvernement du roi dans les premiers jours de juin 1836.

«Les ambassadeurs de Russie, de Prusse et d'Autriche ont assuré lord Palmerston que leurs gouvernements étaient très-disposés à concourir, avec la France et l'Angleterre, à cette négociation, et ils ont pris le projet de traité ad referendum.

«Lord Palmerston m'avait demandé, avant la conférence, si, dans le protocole qui en serait dressé, il pourrait présenter le plénipotentiaire de France comme s'unissant au plénipotentiaire anglais, pour engager les trois cours à accepter le projet de traité en question. Je crois qu'il est utile, en ce moment, dans une négociation secondaire, de donner aux deux cabinets le même rôle et le même langage. Je me suis toutefois réservé d'introduire dans le traité les modifications que le gouvernement du roi jugerait convenable d'y apporter. Je prierai Votre Excellence de vouloir bien me faire connaître ses intentions à cet égard, aussitôt qu'elle aura le loisir d'examiner le document imprimé que je joins à cette dépêche,

«Agréez, etc.

Sébastiani.»

L'honorable comte Molé, comme il vient de le dire lui-même à la Chambre, ne répondit rien à cette communication. Le cabinet qu'il présidait dura encore, si je ne me trompe, deux ou trois mois après la lettre du général Sébastiani, après le protocole, qui lui avait été envoyé, après la proposition faite au nom de la France et de l'Angleterre aux trois puissances du Nord. Je n'ai trouvé au ministère des affaires étrangères, ni à l'ambassade de Londres, aucune réponse faite à ce sujet.

La Chambre me permettra de faire ici une réflexion qui s'applique à tout le monde, qui est vraie pour et contre tout le monde.

Ce n'est pas simplement au dernier moment, ce n'est pas seulement le jour où l'on signe un traité qu'on s'engage; il n'y a personne qui ne sache, et M. le comte Molé sait mieux que personne, qu'on s'engage, dans le cours d'une négociation, soit par ses paroles, soit par son silence; le silence aussi peut être une adhésion; il est de la loyauté, il est de la prudence, quand on n'adhère pas, quand on veut refuser ou seulement objecter, d'avertir les personnes et les puissances avec lesquelles on traite, qu'en effet on n'adopte pas, qu'on a objection, qu'on n'acceptera pas ce qui est proposé. Le cours entier d'une négociation importe comme sa fin: c'est par les différents actes qui la constituent, par le silence comme par les paroles, qu'on manifeste sa pensée, et qu'on oblige soi-même et son pays.

Certes, il était naturel que le plénipotentiaire anglais et les plénipotentiaires des puissances du Nord qui avaient reçu cette proposition au nom de la France comme de l'Angleterre, et qui ne voyaient arriver, pas plus de la part de la France que de la part de l'Angleterre, aucun refus, aucune objection, qui probablement ignoraient les réserves que M. le général Sébastiani avait faites et que je ne doute pas qu'il ait faites, mais dont il n'existe aucune trace écrite ni dans le protocole, ni dans aucune pièce de la négociation, il était naturel, dis-je, et j'ajouterai, il était inévitable que ces plénipotentiaires crussent la France engagée par les propositions faites en son nom. Et ce qui a été vrai du cabinet du 15 avril l'a été également des cabinets suivants. La proposition faite en 1838, au nom de la France comme de l'Angleterre, aux trois grandes puissances du Nord, d'un traité écrit et rédigé en articles, n'était pas une proposition vague; c'était un ensemble complet de dispositions précises. Or, depuis le 12 décembre 1838 jusqu'à la fin de juillet 1840, époque à laquelle je me suis trouvé chargé de cette négociation, aucune objection, aucune observation, à ma connaissance, sur ce projet de traité, n'a été faite ni à l'Angleterre, ni aux trois puissances auxquelles il avait été proposé.

Que la Chambre donc veuille bien considérer dans quelle situation je me suis trouvé à Londres en juillet 1840, quand on m'a appelé à reprendre la négociation. Et je prie la Chambre de bien remarquer mes paroles, parce que je les pèse consciencieusement. J'ai été appelé à entendre la réponse que les trois puissances du Nord adressaient aux propositions qui leur avaient été faites deux ans auparavant par la France et l'Angleterre de concert.

J'ai en effet entendu cette réponse. L'une des puissances demandait que l'extension donnée aux zones fût réduite; c'était la Russie. Sa proposition fut examinée et la réduction demandée par elle dans l'extension des zones proposées en 1838 eut lieu. La côte septentrionale des États-Unis fut exclue du droit de visite.

C'est dans cet état, messieurs, que j'ai trouvé l'affaire. Je n'hésite pas à le dire, j'ai tenu le gouvernement français pour moralement engagé; je dis moralement engagé: il est parfaitement vrai qu'il ne l'était pas rigoureusement, qu'il pouvait refuser de signer le traité. Je n'ai pas cru qu'avec de tels antécédents, cela fût de mon devoir, ni de l'honneur de la France et de son gouvernement.

Quand la discussion du fond recommencera, ce qui, à mon avis, ne peut avoir lieu aujourd'hui et dans l'état actuel de l'affaire, je n'hésiterai pas, soit à l'une, soit à l'autre tribune, à dire toute ma pensée. Le seul fait que je tienne à mettre bien en lumière aujourd'hui, puisqu'on vient de m'y obliger, et quoique je me sois jusqu'à ce jour abstenu d'en parler, ce fait, c'est que j'ai cru la France moralement engagée; j'ai cru que cet engagement résultait de toutes les négociations conduites par tous les cabinets successifs pour étendre les conventions de 1831 et 1833 à toutes les puissances de l'Europe.

Voilà, sur la question du passé, tout ce que je veux dire. Je reprends la situation au point où elle est aujourd'hui, et maintenant c'est à l'honorable M. de Boissy, et en très-peu de mots, que je dois répondre.

Je croyais, je l'avoue, lui avoir répondu dans l'une de vos dernières séances. Qu'est-il arrivé depuis cette séance? Quels faits nouveaux sont survenus? Quels actes nouveaux ai-je à discuter ou à soutenir? Évidemment aucun. La situation, quant au traité de décembre 1841, est maintenant ce qu'elle était lorsque vous l'avez discutée dans cette enceinte.

Je n'ai donc, quant à moi, rien à ajouter ni à changer à ce que j'en ai dit alors à la Chambre; mais je suis tout prêt à le répéter et de la façon la plus nette, la plus convaincante pour l'honorable M. de Boissy lui-même: la ratification actuelle du traité du 20 décembre 1841 a été positivement refusée; en même temps aucun engagement n'a été pris, ni direct, ni indirect, de ratifier purement et simplement ce traité à aucune époque quelconque. (Très-bien!)

Maintenant on a dit, non pas dans cette enceinte, mais ailleurs: C'est la présence des Chambres qui a empêché, qui empêche encore la ratification du traité; quand les Chambres seront éloignées, le traité sera ratifié. Messieurs, je serais tenté de prendre ces paroles pour une injure à mon bon sens. Croyez-vous que ce soit la présence matérielle des Chambres, le fait d'un certain nombre de pairs ou de députés présents dans cette enceinte ou dans une autre, qui détermine en ceci la conduite du gouvernement, et que le jour où vous vous serez éloignés, où ces portes seront fermées, où aucune voix ne retentira plus dans cette enceinte, ce jour-là le gouvernement se regardera comme libre de faire tout ce qu'il croira pouvoir? Non, messieurs, ce n'est point votre présence matérielle, c'est votre opinion, c'est votre sentiment, c'est votre vœu connu qui influe sur le gouvernement et qui influera tout aussi bien après votre départ qu'aujourd'hui. (Très-bien!)

Messieurs, j'ai l'honneur d'être de ceux qui ont accepté sincèrement mon pays libre, son gouvernement libre; quand même il m'arriverait de penser, ce qui m'est arrivé plus d'une fois, que mon pays se trompe, par exagération, par entraînement, faute d'être bien informé, quand même, dis-je, cela m'arriverait, je n'en ai pas moins sincèrement et sérieusement accepté sa liberté, c'est-à-dire son influence dans ses affaires, la part d'action qui appartient à son jugement sur la conduite de son gouvernement.

Messieurs, que vous soyez absents, ou que vous soyez présents, tenez pour certain que l'influence de votre opinion, de votre sentiment, de votre vœu, est et sera la même. (Très-bien!)

Pour mon compte personnel, j'ai eu et j'ai encore ici deux grands devoirs à remplir: mon premier devoir, c'est de maintenir dans leur plénitude, dans leur liberté, les prérogatives de la couronne; ce serait un crime de ma part, de venir ici engager les prérogatives de la couronne avant qu'elle ait agi, devenir abdiquer, aux pieds de la tribune, son droit de faire ou de ne pas faire, selon son jugement, dans les matières qui lui sont réservées. J'ai maintenu, j'ai soutenu la liberté des prérogatives de la couronne en fait de ratification, au milieu des plus difficiles débats; je le ferai également aujourd'hui.

Mon autre devoir, c'est de respecter, c'est d'assurer la juste influence des Chambres et de l'opinion de mon pays sur la conduite et les actes du gouvernement. Je ne manquerai pas plus à ce devoir qu'à l'autre. Quand j'ai eu l'honneur de conseiller à la couronne le refus de la ratification du traité, j'ai déféré au sentiment, au vœu manifesté par les Chambres. J'ai rempli ainsi, au même moment, mon double devoir: j'ai respecté et maintenu les prérogatives du trône; j'ai respecté, dans le gouvernement de mon pays, le sentiment des Chambres et du pays lui-même.

La conduite que j'ai tenue, il y a deux mois, dans des circonstances difficiles, je la tiendrai également quand ces portes seront fermées et que la session sera close. Dans l'état actuel des faits, dans la disposition actuelle des esprits, je croirais manquer à mon devoir envers la couronne si je lui conseillais la ratification du traité. C'est tout ce que je puis dire en ce moment et dans cette enceinte. (Marques d'approbation.)

Maintenant, messieurs, au delà de ces paroles, quel débat peut se renouveler tant que la situation ne sera pas changée, tant qu'un fait nouveau ne se sera pas produit? Le débat ne pourrait avoir que deux conséquences: la première serait de créer des embarras au gouvernement du roi dans la situation délicate où il est placé, et d'entraver la négociation encore pendante. La seconde, de fomenter l'animosité entre deux grands peuples et deux gouvernements. Pour mon compte, je ne me prêterai ni à l'un ni à l'autre de ces résultats.

Je m'arrête donc, je me tais après ce que je viens de dire, et je crois qu'en m'arrêtant je remplis, et envers le trône, et envers mon pays, tout mon devoir. (Très-bien! très-bien!)

CXXIII

Sur divers incidents survenus en mer et divers griefs élevés à l'occasion de l'exercice du droit de visite pour l'abolition de la traite des nègres.

—Chambre des députés.—Séances des 19 et 20 mai 1842.—

Dans la discussion du budget du ministère des affaires étrangères pour 1843, M. Billault attaqua le cabinet sur divers incidents suscités par l'exercice du droit de visite, entre autres sur les affaires des navires le Marabout, la Sénégambie, la Noémi-Marie. MM. Mauguin, Thiers et Berryer prirent part au débat. Je leur répondis dans les séances des 19 et 20 mai en expliquant les faits et la conduite du cabinet.

M. Guizot, en réponse à M. Billault.—Messieurs, je veux dès l'abord rassurer complétement l'honorable préopinant. J'éviterai toute parole ambiguë, toute explication douteuse; je serai aussi catégorique qu'il en a exprimé le désir.

Il a parlé de la méfiance que lui inspire la politique générale du cabinet. J'accepte sa méfiance et je la trouve très-naturelle, car si l'honorable préopinant était aux affaires, je ressentirais une aussi profonde méfiance. (Rire général et réclamations à gauche.)

Notre méfiance réciproque, messieurs, c'est la dissidence même de nos opinions; c'est ce qui fait que nous sommes les uns gouvernement, les autres opposition; aucun de nous n'a le droit de s'en choquer; et pour mon compte, je ne me choque en aucune façon de l'expression dont s'est servi l'honorable membre.

J'entre dans la question même.

L'honorable préopinant a parlé d'abord des abus auxquels a donné lieu l'exercice du droit de visite, et il a dit que j'avais regardé l'affaire du Marabout comme le seul abus qui eût été commis depuis onze ans. L'honorable préopinant s'est trompé; jamais je n'ai dit une telle chose, et je ne pouvais pas la dire. J'ai dit que le Marabout était le premier exemple d'un bâtiment français arrêté et conduit devant les tribunaux par un croiseur anglais; mais je n'ai pas dit, je ne pouvais pas dire que ce fût le premier abus auquel le droit de visite eût donné lieu, car j'avais eu moi-même, pendant mon ambassade à Londres, à réclamer contre des abus pareils, et j'avais effectivement réclamé, comme la Chambre le verra.

J'ai pu dire et j'ai dit que les abus n'avaient pas été aussi nombreux, aussi énormes qu'on l'avait plusieurs fois affirmé; mais je n'ai eu garde de dire que l'affaire du Marabout eût été la première et la seule de ce genre.

Pour en finir sur-le-champ de cette affaire-là, l'honorable préopinant sait mieux que personne, car j'ai eu l'honneur de lui en parler dans l'intérêt des propriétaires du Marabout, dont il est l'avocat, l'honorable préopinant sait mieux que personne, dis-je, que j'ai réclamé et que je réclame vivement auprès du gouvernement anglais, soit pour l'indemnité allouée à l'armateur, soit contre les excès commis dans l'arrestation du bâtiment. J'ai réclamé l'exécution du jugement, pour lequel, du reste, les délais ne sont pas encore expirés; j'ai réclamé contre la conduite du capitaine qui commandait le croiseur anglais, contre celle de plusieurs hommes de son équipage, et mes réclamations ont été vives et précises, comme elles devaient l'être.

Après l'affaire du Marabout, l'honorable préopinant a parlé de celle de la Sénégambie.

Messieurs, j'ai, dans cette occasion, comme dans tout le cours de ce débat, un malheur singulier; je suis appelé à soutenir des faits qui me sont complétement étrangers, qui n'ont pas eu lieu sous mon administration, qui ne tiennent point à mes actes. L'affaire de la Sénégambie est dans ce cas; elle a eu lieu en 1839. Vous avez entendu à cette tribune, en 1840, l'honorable président du 1er mars la raconter, l'expliquer, montrer à la Chambre qu'il ne s'agissait nullement là des traités de 1831 et de 1833, qui n'y étaient point applicables. Je ne remettrai pas sous les yeux de la Chambre cette discussion; l'honorable M. Thiers ne retirerait certainement pas les paroles qu'il a prononcées; mais j'ai besoin que la Chambre connaisse bien la doctrine explicitement soutenue à cet égard par M. Thiers, comme chef du département des affaires étrangères; doctrine que je n'ai fait que continuer, et qui n'a pas été de mon invention, de même que le fait n'était pas mon fait.

Je reçus à Londres, de l'honorable président du 1er mars, l'ordre de réclamer à l'occasion de l'affaire de la Sénégambie. Je m'en acquittai, et j'en rendis compte dans des termes que je demande à la Chambre la permission de lui lire.

«Londres, 6 juillet 1840.

«Monsieur le président du conseil,

«J'ai entretenu lord Palmerston de l'affaire du bâtiment la Sénégambie saisi et condamné à Sierra-Leone comme soupçonné de se livrer à la traite des noirs. Je lui ai soigneusement expliqué toutes les circonstances de l'opération dont ce bâtiment était chargé, et les clauses du marché conclu entre l'administration de la marine et les armateurs. Je ne saurais dissimuler à Votre Excellence que, par leur nature même, une telle opération et de tels marchés exciteront toujours dans ce pays-ci de vives alarmes, et mettront le gouvernement du roi dans de graves embarras. Tout le monde est porté à croire que, malgré leur engagement pour un service militaire et temporaire, précédé d'un affranchissement formel, des noirs ainsi achetés sur la côte d'Afrique, probablement aux chefs des tribus du pays, sont des hommes que ces chefs ont fait esclaves pour les vendre, et qui sont enlevés violemment à leur famille et à leur patrie, comme cela arriverait pour la traite réelle et ordinaire. La différence de leur condition et de leur destination après l'achat ne paraît point effacer le vice de leur origine, et si l'on fait de ces hommes, dès qu'on les possède, des affranchis et des soldats, on a commencé par en faire des esclaves. Ce n'est pas au moment où le Parlement vient de repousser l'introduction des hill coolies dans l'île Maurice, comme engagés à temps et pour un travail libre, qu'on peut prétendre à continuer, sans les plus fortes réclamations, des opérations analogues à celle dont la Sénégambie était chargée, et je crois de mon devoir d'informer Votre Excellence que si l'administration de la marine persiste à employer ce moyen pour le recrutement des bataillons noirs dans nos colonies, on le considérera toujours ici comme une variété de la traite, et de là naîtront entre la France et l'Angleterre des plaintes et des contestations continuelles.

«Je n'en ai pas moins fortement représenté à lord Palmerston ce qu'il y a eu de violent et de contraire au droit des gens dans les procédés dont la Sénégambie a été l'objet, soit de la part du croiseur anglais le Saracen, soit à Sierra-Leone même. J'ai fait valoir la confiance dans laquelle les armateurs et l'équipage de la Sénégambie devaient être, quant à la légalité de l'opération qu'ils poursuivaient. Je n'ai pas élevé la question du droit de juridiction, exercé par un tribunal anglais sur un bâtiment français, comme soupçonné de se livrer à la traite. L'administration de la marine reconnaît elle-même, dans les documents qui m'ont été communiqués par Votre Excellence, qu'aux termes des traités cette question ne serait probablement pas résolue en notre faveur. Mais j'ai soutenu que, d'après les circonstances particulières de l'affaire et les exemples antérieurs, il était impossible d'admettre que la Sénégambie dût être considérée comme un bâtiment négrier, et que, dès lors, tous les actes commis à son égard étaient irréguliers, blessants pour notre dignité et contraires à nos droits. Enfin, je me suis élevé contre le jugement rendu, dit-on, à l'égard de l'équipage, et j'ai demandé que le gouvernement anglais donnât des ordres pour en arrêter l'exécution.

«En insistant fortement, et à plusieurs reprises, sur le vice radical et le péril continuel de l'opération confiée à la Sénégambie, lord Palmerston a reconnu l'irrégularité et la violence des faits que je lui signalais. Il m'a promis que des ordres seraient immédiatement donnés pour arrêter les suites du jugement rendu contre l'équipage. Il m'a dit, du reste, que les renseignements qu'il avait reçus à cet égard n'étaient pas conformes à ceux dont je lui parlais, et qu'il n'avait jamais été question ni de mise au secret, ni de travaux forcés, ni de transport à Botany-Bay, mais seulement d'un emprisonnement d'un mois. Enfin, il m'a demandé des détails précis sur les précédents semblables au voyage de la Sénégambie que j'avais allégués d'après le post-scriptum de la lettre adressée le 4 juin dernier à V. Exc. par M. le ministre de la marine, précédents qui n'avaient excité de la part des autorités anglaises, sur la côte d'Afrique, aucune réclamation. Je n'ai pu donner ces détails, car M. le ministre de la marine s'est borné à une affirmation générale. Je prie V. Exc. de vouloir bien lui demander l'indication précise, avec les noms et les dates, des voyages précédemment exécutés par des bâtiments français dans un but pareil à celui de la Sénégambie. J'aurai besoin d'être armé de ces faits quand je reprendrai avec lord Palmerston la conversation à cet égard.

«En attendant, j'ai l'honneur de transmettre à V. Exc. la promesse qui m'a été faite par lord Palmerston, que des ordres seraient donnés pour arrêter les suites de cette affaire, et je la prie d'agréer, etc.»

Je mets cette lettre sous les yeux de la Chambre, pour plusieurs raisons; d'abord, il faut que la Chambre sente toute la gravité des opérations pareilles à celles dont la Sénégambie a été chargée, et voie dans quels embarras, dans quelles fâcheuses apparences elles peuvent jeter le gouvernement du roi.

Je désire, en outre, que la Chambre sache avec quelle exactitude j'ai exécuté les instructions qui m'étaient données, avec quelle insistance j'ai réclamé et obtenu en partie, autant que cela se pouvait, dans l'état de l'affaire, le redressement des abus dont nous avions eu à souffrir.

Enfin, j'ai besoin de mettre pleinement en lumière les principes qui président, sur de telles questions, à la conduite de l'administration française, et qui, dans une autre enceinte, ont déterminé mon langage.

Le 29 juin 1840, l'honorable M. Thiers écrivait à M. le ministre de la marine, au sujet de l'affaire de la Sénégambie.

«..... Je reconnais qu'il y a eu dans la conduite des autorités anglaises dans la Gambie des procédés qui étaient de nature à légitimer nos plaintes. J'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une lettre que j'ai adressée, le 11 de ce mois, à l'ambassadeur de Sa Majesté à Londres. Vous verrez que je l'ai invité à faire de sérieuses représentations au gouvernement britannique sur l'excessive rigueur des traitements auxquels avait été soumis, avant le jugement, l'équipage de la Sénégambie; mais je dois ajouter que, quels que soient les torts des autorités anglaises dans cette affaire, ce grief ne nous donne pas le droit d'attaquer la légalité du jugement. En effet, si la saisie de la Sénégambie a pu avoir lieu, comme cela est hors de doute, en vertu des lois anglaises, et sans que nous soyons fondés à prétendre que les conventions de 1831 et 1833 sur la traite aient été enfreintes, la cour de l'amirauté de Sierra-Leone a été régulièrement saisie; et il me paraît de toute impossibilité d'attaquer la validité de la décision qu'elle a prononcée.»

La Chambre voit qu'il m'était impossible de tenir un autre langage, et que, sur la question de droit, tout aussi bien que sur les procédés dont nous avons eu à souffrir, j'ai fidèlement accompli les instructions que j'avais reçues.

M. Thiers.—Je demande la parole.

M. le ministre des affaires étrangères.—C'est là la seconde des affaires sur lesquelles j'ai eu à réclamer; l'honorable M. Billault en a indiqué une troisième, celle de la Noémi-Marie. J'ai reçu également de M. le ministre des affaires étrangères à cette époque des instructions pour réclamer à cet égard auprès du gouvernement anglais, des instructions très-pressantes, très-sensées, faisant très-bien sentir les abus auxquels le droit de visite donnait lieu, et m'ordonnant d'insister pour que ces abus fussent réprimés.

L'honorable préopinant a eu raison de recommander vivement une telle insistance; ce que je tiens à prouver, c'est que j'ai pratiqué ce qu'il recommande aujourd'hui: je l'ai fait pour la Noémi-Marie comme pour la Sénégambie.

L'honorable préopinant a parlé d'une quatrième affaire, celle de l'Africaine; je n'en dirai qu'un mot. Ici le gouvernement français a non-seulement réclamé, il a obtenu pleine justice; l'officier anglais qui, en effet, s'était conduit d'une façon irrégulière et violente envers le bâtiment français, a été blâmé et puni, et le blâme dont il a été l'objet a été mis à l'ordre du jour de la marine anglaise.

Messieurs, j'ai fait le dépouillement complet des abus auxquels le droit de visite a donné lieu en onze ans; je ne peux parler que des réclamations dont il existe quelque trace au département des affaires étrangères ou de la marine, mais, celles-là, je les ai comptées; en onze ans elles s'élèvent à dix-sept. (Bruit.)

M. Pagès (de l'Ariége).—Je demande combien l'Angleterre en a eu à faire contre la France.

M. le ministre.—La Chambre voit que, bien loin de me refuser à aucun détail, j'entre complétement dans la question, et avec l'intention que la vérité tout entière soit bien connue. Je répète que, dans ces onze années, il y a eu dix-sept réclamations pour les abus auxquels le droit de visite avait donné lieu; réclamations de valeurs très-inégales: quelques-unes ont été considérées par le ministère français, par l'administration de la marine elle-même, comme trop peu graves pour donner lieu à de longues et opiniâtres réclamations; d'autres ont été vivement et obstinément poursuivies; plusieurs ont obtenu justice, d'autres ne l'ont pas obtenue, c'est ce qui arrive dans le cours des affaires humaines; nous serions trop heureux si nous pouvions dire ici que nous avons toujours obtenu ce que nous avons demandé: non, nous ne l'avons pas toujours obtenu; mais nous l'avons obtenu plusieurs fois, et nous avons quelquefois renoncé à le demander plus obstinément.

De tous ces faits, la Chambre concluera peut-être que, quelque réels qu'aient été les abus, quelque bien fondés que nous ayons été à réclamer, il n'y a pas eu cependant, en fait de griefs, cette multiplicité dans le nombre, ni cette énormité dans le genre, auxquelles on pourrait croire après ce qui a été dit à cette tribune et encore plus en dehors de cette enceinte.

Et comment cela aurait-il pu arriver? Je vais mettre un autre fait sous les yeux de la Chambre. On a souvent parlé du nombre très-inégal des croiseurs anglais et des croiseurs français. Messieurs, le nombre des mandats donnés aux croiseurs anglais s'élève, depuis 1833 inclusivement jusqu'à ce jour, à 152. 71 de ces mandats ont été renvoyés et ne sont plus d'aucune application; 81 n'ont pas été renvoyés et subsistent encore. Voilà pour le nombre des croiseurs anglais.

M. Mauguin.—M. le ministre comprend-il dans ce nombre les mandats dont l'envoi a été annoncé à Londres tout nouvellement par les journaux anglais?

M. le ministre.—Ils y sont compris. Voici maintenant les mandats donnés à des croiseurs français.

En tout 122: 60 ont été renvoyés; restent en activité 62 mandats encore entre les mains de croiseurs français.

La Chambre voit que, quoiqu'il y ait une différence, cette différence n'est pas telle qu'on l'a plusieurs fois représentée.

Voici un autre fait.

J'ai essayé de savoir combien de fois le droit de visite avait été exercé sur des bâtiments anglais par des croiseurs français et sur des bâtiments français par des croiseurs anglais. Je n'ai pu arriver à des résultats complets, ni parfaitement exacts. Les renseignements manquent à cet égard, à Paris et à Londres, dans les archives des marines française et anglaise et dans les départements des affaires étrangères des deux pays. Mais voici les résultats que j'ai recueillis quant à la station de l'Afrique occidentale.

En 1832, sept navires, dont deux français et cinq anglais, ont été visités par les croiseurs français; dans le cours de 1833, cinq; dans le cours de l'année 1835, deux; dans le cours de l'année 1838, vingt-quatre, dont huit anglais.

Les rapports des années 1834, 1836, 1839 et 1840 ne rendent pas compte des visites exercées par la station française.

Pour les bâtiments anglais, je ne peux donner de chiffres à la Chambre que pour deux années.

En 1838, dans cette même station, cinq bâtiments français ont été visités par les croiseurs anglais, pendant que huit bâtiments anglais étaient visités par les croiseurs français.

En 1839, onze bâtiments français ont été visités par les croiseurs anglais.

Je répète que je n'ai pas de renseignements plus complets et qui s'appliquent à un plus grand nombre d'années; je n'en veux tirer que cette conséquence, la même que je tirais tout à l'heure du récit des réclamations particulières, c'est que des abus sans doute ont été commis, mais pas si nombreux ni si énormes que tout le commerce français s'en soit trouvé compromis.

Dans notre forme de gouvernement, messieurs, au milieu de débats continuels, en présence d'une publicité ardente, l'un des plus grands dangers dont les hommes publics aient à se préserver, c'est l'exagération, la facilité avec laquelle on se laisse entraîner à croire et à dire des faits qui ne sont pas, à beaucoup près, aussi graves ni aussi sûrs qu'on le croit ou qu'on le dit, et qui cependant influent sur les sentiments, sur les résolutions, sur les actes, comme s'ils avaient en effet l'étendue et la gravité qu'on leur a légèrement attribuées.

C'est dans notre propre intérêt, dans notre intérêt à tous, dans l'intérêt de la sagesse et de la justice de nos actes que j'insiste sur cette observation.

J'ai répondu, messieurs, à la première partie de la discussion de l'honorable préopinant. Je passe à la seconde.

Elle se rapporte au même traité de 1841, et aux différences qui existent entre ce traité et les conventions de 1831 et de 1833. Ici, messieurs, la Chambre et l'honorable préopinant lui-même comprendront, j'en suis sûr, que je ne puis entrer dans la discussion. (Ah! ah!) Vous allez voir pourquoi.

Le traité de 1841 n'est pas ratifié, c'est-à-dire que ce n'est pas un acte consommé, accompli. Comment donc le discuterais-je en détail? Nous ne sommes pas réunis ici, messieurs, pour discuter un traité à faire; nous ne conduisons pas ici une négociation; nous examinons des actes accomplis, des actes qui manifestent la conduite du gouvernement et font la destinée de la France. Le traité de 1841 n'a point cette valeur. Je me créerais donc, en entrant dans une discussion comparative de ses dispositions, des difficultés inutiles, car j'examinerais des questions hypothétiques. Je me hâte d'en venir à la troisième et dernière partie de la discussion de M. Billault, et j'espère lui donner ici, en fait de clarté, pleine satisfaction.

Il s'agit de la valeur des paroles que j'ai prononcées dans une autre enceinte sur la ratification du traité.

Je prie la Chambre de bien distinguer deux choses: sur les actes accomplis je puis parler, parler en pleine liberté; c'est même mon devoir de donner à la Chambre tous les renseignements, toutes les explications qu'elle peut désirer. Sur les actes non accomplis, sur la conduite à venir, je ne suis pas aussi libre.

Voix de la gauche.—Pourquoi donc pas?

M. le ministre des affaires étrangères.—Vous allez voir que ce n'est pas du tout pour éluder la difficulté, ni pour ne pas parler catégoriquement que je fais cette distinction.

Je ne puis, messieurs, engager d'avance la prérogative de la couronne; je ne peux pas, je ne dois pas compromettre, annuler par une déclaration intempestive la liberté de la couronne de ratifier ou de ne pas ratifier un acte encore en suspens.

Dans la première discussion qui s'est élevée à ce sujet, dans la séance, si je ne me trompe, du 24 janvier, j'ai dit:

«La liberté de ratifier ou de ne pas ratifier, qu'elle qu'ait été l'expression de l'opinion de la Chambre, reste entière dans tous les cas. L'opinion de la Chambre, si la Chambre exprime son opinion, est une considération grave qui doit peser dans la balance, mais elle n'est pas décisive; la liberté du gouvernement du roi reste entière.»

Et ce que je disais alors, je le dis avec l'approbation manifeste de toute la Chambre.

La situation n'est pas changée à cet égard. Pas plus aujourd'hui que le 24 janvier dernier, je ne peux, je ne dois engager pour l'avenir, péremptoirement, la prérogative de la couronne.

Voici ce que je puis dire en respectant mon devoir. (Écoutez! écoutez!)

La ratification qui devait être donnée au mois de février dernier a été refusée; c'est là un fait accompli.

L'honorable M. Billault me demande: «L'intention de M. le ministre des affaires étrangères est-elle de conseiller, quand la Chambre n'y sera plus, la ratification du traité tel qu'il est?» À cela je réponds péremptoirement non; le traité ne sera à aucune époque ratifié tel qu'il est, du moins avec mon avis. (Sensation prolongée.)

Je demande à l'honorable M. Billault s'il trouve que c'est bien là une réponse directe à sa question?

M. Billault.—Oui, pour la première question.

M. le ministre.—Messieurs, je ne ferais pas ici cette réponse si auparavant je ne l'avais faite ailleurs. Je ne dirais pas ici ce que je viens de dire, si je n'avais annoncé ailleurs l'intention de ne ratifier à aucune époque le traité tel qu'il est. (Mouvement.)

Maintenant, messieurs, après une explication que j'ai droit, je pense, de qualifier de claire et catégorique, je n'ai plus, sur la situation actuelle, que peu de mots à dire, et la Chambre me pardonnera si je ne fais guère que répéter ce que j'ai dit dans une autre enceinte.

Je me suis trouvé dans cette occasion en présence d'un double devoir. Quand j'ai autorisé, ou, pour parler d'une façon plus constitutionnelle, quand j'ai conseillé à la couronne d'autoriser la signature du traité, je l'ai fait parce que j'ai considéré la France comme moralement engagée par la proposition de ce traité faite en son nom, point par moi, comme la Chambre le sait, mais faite réellement au nom de la France comme de l'Angleterre, aux trois puissances du Nord, le 12 décembre 1838. En voyant que cette proposition n'avait été ni à cette époque, ni depuis, désavouée ni modifiée en aucune manière, j'avoue que j'ai considéré la France comme moralement engagée. J'ai donc été d'avis de la signature du traité.

Le traité signé, la discussion ouverte, l'opinion, le sentiment, le vœu des Chambres se sont manifestés; un autre devoir s'est alors élevé pour moi. Je sais la juste part d'influence indirecte qui appartient aux Chambres sur l'exercice des droits constitutionnels dévolus à un autre pouvoir; c'est par ce motif que j'ai conseillé de ne point donner la ratification au mois de février, que je conseille aujourd'hui de ne point ratifier le traité tel qu'il est. Je crois ainsi remplir mon devoir envers toutes les institutions, tous les pouvoirs constitutionnels de mon pays; envers la couronne, en maintenant la plénitude de sa prérogative, qui doit rester libre et ne jamais s'engager irrévocablement ni d'avance; envers les Chambres, en leur reconnaissant, autant qu'il appartient à mes conseils, la part d'influence qu'elles doivent avoir dans les actes du gouvernement. (Très-bien! Très-bien!)

Maintenant, messieurs, si les circonstances changent, si les faits, si l'état des esprits changent, qui pourra, qui osera dire qu'il ne faudra pas en tenir compte?

Vous le voyez, je traite la question avec une entière sincérité, je n'élude aucune des difficultés de la situation.

Personne à coup sûr ne peut dire, personne n'a le droit de dire que, quel que fût un jour le changement des faits et de l'état des esprits, quelques modifications qui fussent apportées au traité, quelques graves que fussent ces modifications, il ne faudrait y avoir aucun égard. Eh bien, messieurs, je ne vais pas plus loin; c'est à cela que je me borne. Je n'ai pas dit autre chose dans une autre enceinte; c'est là tout ce que je répète dans celle-ci. Et non-seulement j'ai le droit de dire cela, mais c'est mon devoir, et si je tenais un autre langage, je manquerais à mes devoirs envers cette Chambre aussi bien qu'envers la couronne.

Je crois donc que je ne laisse ici aucune incertitude, ni sur la conduite passée, ni sur la conduite présente, ni sur les intentions du cabinet, ni sur les chances de l'avenir. J'ai épuisé la question. Si on me fait d'autres objections, j'y répondrai. (Mouvement général.)


—Séance du 20 mai 1842.—

M. Guizot, en réponse à MM. Mauguin, Thiers et Berryer.—Messieurs, l'honorable préopinant[3] a parlé de sincérité, j'étais sûr d'en avoir fait preuve, et il l'a reconnu lui-même en retirant l'expression dont il s'était servi. Maintenant j'irai plus loin. La Chambre va voir si la sincérité n'a pas été et n'est pas, de ma part, aussi complète, aussi pure qu'il est possible de le demander.

Ce n'est pas moi qui ai élevé cette discussion ni dans cette Chambre ni dans l'autre. (Rires à gauche.)

Plusieurs voix.—Je le crois bien!

M. le ministre.—Les honorables membres qui sourient ne savent pas ce que je veux dire. Quand je dis que ce n'est pas moi qui ai élevé cette discussion, je veux dire que ce n'est pas moi qui ai entamé l'histoire des négociations par lesquelles le traité du 20 décembre a été préparé. Ce n'est pas moi qui ai essayé de me décharger du fardeau et de le reporter sur mes prédécesseurs.

Quand la discussion s'est engagée dans l'adresse sur le fond même de la question et du traité, j'en ai accepté la responsabilité sans dire un seul mot, sans rechercher un seul fait qui pût prouver à la Chambre que la responsabilité était du moins partagée. Je me suis tu complétement sur le passé; j'ai tout défendu pour mon propre compte, sous mon propre nom. Et il a fallu, chose étrange! que la discussion fût élevée par ceux-là même sur qui je n'avais pas essayé de la porter.

C'est un fait que je tiens à bien constater et pour la Chambre et pour le pays. (Chuchotements.)

J'entre dans ce champ que je n'ai pas ouvert.

Il est évident aujourd'hui, par les faits qui sont connus de tout le monde et ne sont contestés par personne, que le traité avait été préparé par d'autres que moi, qu'il en avait été question quatre ans avant que j'en entendisse parler, que plusieurs cabinets en avaient successivement entendu parler. Quels ont été leurs actes? La Chambre les connaît, je n'ai qu'à les reproduire et à les apprécier.

C'est en 1836 qu'en vertu de l'art. 9 de la convention de 1831 et en exécution de la lettre adressée en 1834 par l'honorable M. de Rigny, comme ministre des affaires étrangères, aux représentants du roi près les grandes cours de l'Europe, pour leur annoncer qu'une nouvelle négociation allait s'ouvrir, et que peut-être un nouveau traité, un traité formel serait rédigé pour faire entrer toutes les grandes puissances continentales dans la coalition de la civilisation contre la traite des nègres, c'est en exécution de ce premier acte, dis-je, qu'en 1836 l'ambassadeur du roi à Londres a communiqué au cabinet français un projet de traité, le nouveau projet de traité dont il s'agit.

Comme je l'ai dit, comme M. Thiers le reconnaissait hier, après avoir reçu cette communication de l'ambassadeur du roi à Londres, il a communiqué lui-même le projet de traité au ministre de la marine, et l'a consulté sur le mérite de ses dispositions. Au même moment, ou peu de jours après, l'honorable M. Thiers écrivait à l'ambassadeur du roi à Madrid:

«Monsieur le comte,

«Le gouvernement anglais nous a fait proposer dernièrement d'ouvrir à Londres des conférences pour amener un traité général sur la répression de la traite entre les cinq grandes cours; nous sommes disposés à entrer dans cette négociation, mais nous désirerions conclure auparavant nos négociations séparées avec les diverses cours, pour obtenir leur accession aux principes consacrés par nos conventions sur le traité avec l'Angleterre.»

Voilà le premier et le seul acte du cabinet du 22 février 1836, sur la première ouverture à lui faite, au nom de l'Angleterre.

Il se dit disposé à entrer dans la négociation; la conférence est acceptée.

Ce cabinet s'est retiré, je crois, cinq ou six semaines après.

Sous le cabinet du 15 avril, plusieurs fois l'ambassadeur d'Angleterre en France, l'ambassadeur du roi à Londres, ont sollicité du cabinet une réponse aux premières ouvertures qui avaient été faites en 1836.

L'honorable président du cabinet a répondu qu'il n'avait pas encore examiné, qu'il examinerait, et en même temps il poursuivait auprès des cours d'Espagne, du Brésil et du Portugal leur accession aux conventions de 1831 et de 1833.

Il annonçait, il indiquait du moins l'autre négociation qui se poursuivait pour faire entrer les trois grandes cours du nord dans le traité général.

M. le comte Molé écrivait à M. le comte Sébastiani, le 12 février 1838:

«Monsieur le comte,

«La traite des noirs se continue sous le pavillon brésilien, portugais et espagnol, avec des circonstances qui font honte à l'humanité. Les rapports qui nous sont parvenus à cet égard s'accordent avec les renseignements qui ont été naguère révélés au sein du parlement anglais. À part quelques causes secondaires que je ne révélerai pas...»

La lettre est dans le Moniteur, je ne la lis pas tout entière. Voici la phrase qu'il est important de remarquer.

«Un tel état de choses ne peut durer, et en attendant que les gouvernements européens se concertent sur un mode de répression plus absolu, il faut au moins que celui qui a été adopté de concert entre la France et la Grande-Bretagne devienne aussi efficace qu'il peut et doit l'être.»

Je ne cite cette phrase que pour indiquer que la négociation se poursuivait, qu'on y faisait une sérieuse attention, qu'il s'agissait d'obtenir un mode de répression plus absolu.

M. de Salvandy.—Je demande la parole. (Mouvement.)

M. le ministre.—C'est dans cet état de choses que, le 12 décembre 1838, intervint à Londres un fait que l'honorable préopinant a appelé, avec raison, un fait considérable, un fait énorme, le protocole dont il faut bien que je redonne lecture à la Chambre:

«Les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie s'étant réunis en conférence, d'après l'invitation des plénipotentiaires de la France et de la Grande-Bretagne, afin de continuer les négociations pour un concert général des puissances de l'Europe ayant pour objet la suppression de la traite des noirs, négociations qui furent commencées à Vienne l'an 1815, et continuées depuis à Vérone l'an 1822, les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne proposèrent aux plénipotentiaires des trois autres puissances, aujourd'hui réunies en conférence, le projet de traité annexe A.»

C'est le projet de traité dont il s'agit.

«Les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne prièrent les plénipotentiaires des trois cours de transmettre ledit projet à leurs gouvernements respectifs, dans l'espoir que les arrangements renfermés dans ce projet pourraient être trouvés compatibles avec le droit et les intérêts des sujets des souverains respectifs, et propres à faire cesser le trafic criminel dont il s'agit.

«Les plénipotentiaires des trois puissances se chargèrent de transmettre ledit projet de traité à leurs gouvernements respectifs et de demander leurs instructions à cet égard, sans préjuger la détermination que leurs cours pourraient prendre. Lesdits plénipotentiaires, chacun pour sa part, déclarèrent que leurs gouvernements ont de tout temps partagé les sentiments d'indignation qu'inspirent les actes criminels que les mesures dont il est question ont pour but de faire cesser. Les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse, et de Russie ajoutèrent que leurs gouvernements désirent aussi ardemment que peuvent le faire ceux de la France ou de la Grande-Bretagne, d'empêcher que leurs sujets ou leurs pavillons respectifs ne participent, d'une manière quelconque, au trafic des noirs. Les plénipotentiaires de France et d'Angleterre déclarent que leurs gouvernements rendent une entière justice aux sentiments philanthropiques et généreux des gouvernements d'Autriche, de Prusse et de Russie, et sont les premiers à reconnaître que ni les sujets ni les pavillons de ces trois puissances ne prennent aucune part au trafic des noirs.

«Mais le but dont les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne se proposent l'accomplissement, au moyen du traité en question, est celui d'empêcher que les bandits et les pirates d'autres pays, qui s'adonnent à ce commerce infâme, ne puissent se prévaloir des pavillons des trois puissances, afin de poursuivre impunément leurs criminelles entreprises.

«Hummelauer, H. Sébastiani, Palmerston,
Bulow, Pozzo di Borgo.»

Voilà le fait. Le gouvernement en a été informé; il avait eu lieu le 13 décembre; l'ambassadeur en a rendu compte le 13. Le gouvernement français n'a pas répondu; il n'a donné à son ambassadeur aucune instruction, il ne l'a en aucune façon désavoué. Le cabinet qui n'a pas désavoué son ambassadeur a duré, si je ne me trompe, deux mois ou deux mois et demi après avoir reçu la nouvelle de l'événement, et j'ajoute que lorsque le protocole est arrivé à Paris, c'est-à-dire le 15 décembre, autant qu'il m'en souvient, la session dans laquelle la grande lutte de la coalition a eu lieu n'était pas ouverte.

Messieurs, voilà les faits. Maintenant, voici la question.

Peut-on dire, a-t-on pu croire qu'il n'y avait là, envers les trois puissances du continent, de la part du gouvernement français, aucun engagement moral?

En vérité, j'éprouve quelque embarras à poser cette question. Comment! un ambassadeur, un homme qui représente son gouvernement, fait un acte, une proposition formelle; non pas la simple proposition d'entrer dans une conférence; il propose un traité écrit, rédigé en articles, avec les annexes, avec tous les moyens d'exécution; il le propose, non pas seul, il le propose de concert avec la Grande-Bretagne aux trois autres cours; et cela ne serait rien!

Messieurs, renversez la situation; supposez que nous fussions, nous, la Grande-Bretagne, et que la Grande-Bretagne fût la France; supposez que lord Palmerston eût fait ce que le comte Sébastiani a fait: dirions-nous qu'il n'y a pas eu engagement moral? Dirions-nous à l'Angleterre: Vous ne vous êtes pas engagée avec nous, envers nous; ce que vous avez proposé de concert avec nous, au même moment que nous, vous n'y êtes pas engagée?

Pour moi, messieurs, je n'ai aucun doute sur la réponse.

Je change encore de situation. Je me mets à la place des trois puissances auxquelles la proposition a été faite de concert, au nom de la France et de l'Angleterre. Eût-on été bien venu à leur dire qu'on n'était pas moralement engagé envers elles, que ce qu'on leur avait proposé, on ne le leur avait pas proposé, qu'on n'était pas obligé de tenir ce qu'on leur avait proposé?

Encore une fois, quand je pose ainsi la question, j'entends à l'instant la réponse de tout le monde.

Je poursuis les faits.

J'arrive à Londres; je suis appelé, en juillet 1840, à une conférence avec les ambassadeurs des trois puissances continentales. Pourquoi y suis-je appelé? Pour entendre leur réponse à la proposition qui leur avait été faite, pas pour autre chose, uniquement pour entendre leur réponse définitive.

Leur réponse, c'est l'adhésion à la proposition de 1838, moyennant un changement dans l'étendue des zones, étendue à laquelle l'une des trois cours demandait une restriction qui n'a pas fait de difficultés. Voilà l'adhésion donnée par les puissances auxquelles la proposition avait été faite.

En 1841, au mois de décembre, lorsque, sans avoir été au-devant, sans avoir recherché l'exécution de l'engagement qui avait été pris, sans en avoir parlé, lorsque j'ai été sommé de le tenir, de tenir les paroles que d'autres avaient, je ne veux pas dire données, mais proposées, j'avoue que je me suis cru moralement engagé.

M. Dupin.—Je demande la parole. (Mouvement.)

M. le ministre.—Et je suis convaincu que si je ne m'étais pas tenu pour moralement engagé, si j'avais dit que je ne l'étais pas, j'aurais excité en Europe un immense étonnement. J'ai donc signé. Là est ma responsabilité, et je l'accepte sans hésiter. Le traité signé, qu'est-il arrivé? Il est arrivé un grand événement, une manifestation évidente de l'opinion, du sentiment, du vœu de cette Chambre et de l'autre Chambre, je dirai, sans hésiter, du pays. Je me suis arrêté. Je devais le faire. Un gouvernement, un cabinet se croit engagé; il agit sous sa responsabilité; tant que le traité n'est pas ratifié, rien de définitif. La manifestation de l'opinion des Chambres a lieu, le cabinet s'arrête; il profite de ce qu'il n'y a rien de définitif, de ce que la ratification n'est pas donnée; il écoute cet avertissement. Lui, il a tenu son engagement; l'engagement qui lui a été transmis, il l'a tenu. Maintenant il rencontre l'opinion des Chambres, le sentiment du pays; je le répète, il s'arrête, il en tient compte. Qu'y a-t-il là, je le demande, qui ne soit parfaitement régulier, parfaitement constitutionnel, parfaitement dans les devoirs moraux comme politiques d'un cabinet, d'un ministre? Aussi n'ai-je pas éprouvé le moindre embarras moral. J'ai senti la gravité, la difficulté de la situation; mais un embarras moral, je n'en ai éprouvé aucun; j'ai dit hautement à l'Europe: Ce qu'on vous avait proposé, je l'ai tenu autant qu'il était en moi; l'engagement moral auquel j'avais cru, je l'ai acquitté; mais rien n'est encore définitif; l'opinion des grands pouvoirs publics de mon pays, l'opinion de mon pays se manifeste; vous voyez! c'est un de ces obstacles devant lesquels un gouvernement sensé s'arrête. (Au centre: Très-bien!)

Ce que j'ai fait, je l'ai dit ouvertement, simplement, aux gouvernements avec lesquels je traitais, avec lesquels je m'étais cru moralement engagé. Ils l'ont compris, non-seulement les gouvernements constitutionnels, accoutumés à des difficultés pareilles, mais les gouvernements absolus eux-mêmes l'ont compris.

Qu'ont-ils fait?

Ils ont dit: Vous ne voulez pas ratifier; nous comprenons vos raisons; mais sans doute vous ne voulez pas abandonner la grande cause de l'abolition de la traite; vous ne vous considérez pas comme impuissants pour agir encore au profit de cette cause; vous ne voulez pas vous séparer complétement, hautement de nous dans la lutte engagée pour cette cause; eh bien, nous allons laisser le protocole ouvert. Vous ne demandez pas sans doute à vous isoler, à isoler la France dans cette grande cause; nous laissons le protocole ouvert: l'avenir amènera ce qu'il pourra. (Mouvement à gauche.)

Ce que je dis là, messieurs, c'est réellement, sérieusement, sincèrement, ce qui est arrivé. Je vous l'ai dit dès le premier jour.

Quand on a laissé le protocole ouvert, on m'a demandé: «—Pouvez-vous dire à quelle époque vous ratifierez?»

J'ai dit: «—Non, je ne puis pas dire cela.»

«—Pouvez-vous dire que vous ratifierez un jour le traité purement et simplement, tel qu'il est?»

J'ai dit: «—Non, je ne puis pas vous dire cela; je ne puis m'engager à cela.»

«—Y a-t-il des modifications possibles au traité?»

«—Oui! il y en a.»

J'en ai indiqué de grandes. Ne croyez pas, en effet, que celles que j'ai indiquées soient légères; ne croyez pas que ce soient, comme on parlait l'autre jour, des modifications de phrases, de rédaction. Non! je ne puis pas dire en quoi elles consistent; je ne le dois pas, personne ne me le demandera; l'honorable M. Jacques Lefebvre le reconnaissait tout à l'heure; personne ne peut me le demander; mais j'affirme que les modifications que j'ai indiquées sont importantes, qu'elles touchent au fond de la question.

Et ne croyez pas, quand le débat s'est élevé, quand j'ai vu devant moi l'opinion des Chambres et du pays, que j'aie méconnu sa gravité: j'ai bien vu qu'il y avait là autre chose encore que le traité de 1841; que les conventions de 1831 et de 1833 allaient aussi être mises en question. (Très-bien!)

Qu'ai-je donc pensé? J'ai pensé qu'il fallait laisser toutes ces questions entières, et attendre; attendre, soit le changement des dispositions du pays, soit des modifications profondes au traité, acceptées par tout le monde.

On ne me reprochera certainement pas d'avoir pensé et de dire qu'il fallait attendre pour voir si les dispositions des Chambres et du pays étaient bien réellement, bien profondément, bien durablement ce qu'elles paraissaient être. C'est le premier devoir d'un gouvernement sensé de faire cette épreuve; c'est le premier devoir d'un gouvernement sensé de mettre les Chambres et le pays à cette épreuve. Qui ne sait qu'il y a eu une foule d'émotions publiques, de dispositions très-vives, très-générales, et cependant passagères? Je ne dis pas qu'il en soit ainsi de celle-ci, je ne le sais pas; mais cela peut arriver, et les gouvernements sensés doivent mettre à cette épreuve les grands pouvoirs publics et le pays lui-même. (Très-bien! très-bien!)

Une autre considération m'a frappé. Dans l'extrême complication de cette affaire, dans la complication des conventions de 1831 et de 1833 avec le traité de 1841, dans la complication qui s'élevait, au même moment, entre les États-Unis et l'Angleterre, partout la même question se trouvait agitée; il m'a paru que dans cette complication et des questions et des États, le temps pouvait amener des moyens de solution favorables et honorables; honorables pour la France, favorables pour l'abolition de la traite, pour la répression effective de la traite.

Voilà le double motif pour lequel j'ai trouvé bon que le protocole restât ouvert. Il m'a paru que les puissances, en laissant le protocole ouvert, sans aucune condition, sans aucun engagement quelconque de la part de la France, faisaient elles-mêmes, pour la France, un acte honorable, un acte de confiance et d'union; pour la grande cause de l'abolition de la traite des noirs, un acte de persévérance et de fidélité.

Eh bien, pour mon compte, je n'aurais voulu manquer ni à l'un ni à l'autre de ces caractères de la situation; pour mon compte, je me serais reproché de ne pas accepter sincèrement, sérieusement, ce protocole ouvert, par égard pour la France, par égard pour les difficultés de son gouvernement, par égard pour les chances possibles de l'avenir, et par fidélité à la cause de l'abolition de la traite.

Voilà le sens du protocole ouvert, le sens dans lequel il a été laissé ouvert, le sens dans lequel je l'ai entendu: on peut le contester; mais j'affirme à la Chambre que, soit de la part des puissances, soit de la part de la France, il n'y a rien eu, dans cet acte, que de parfaitement honorable, de parfaitement amical, de parfaitement conforme à tous les grands intérêts et du pays et de la question. (Sensation prolongée.)

Voilà, je pense, les deux plus grandes difficultés de la question et de la situation déblayées, l'engagement moral et le protocole ouvert.

Que reste-t-il à présent? Des difficultés d'un ordre très-inférieur, des difficultés subalternes, passez-moi l'expression, des difficultés qui tiennent à la situation du cabinet, à la situation personnelle du ministre des affaires étrangères. Elles sont réelles ces difficultés-là, je n'entends pas les dissimuler, je les sens, elles pèsent sur moi plus que sur personne.

Savez-vous ce qu'on fait aujourd'hui! On vient s'armer de ces difficultés-là, on vient les envenimer, on vient les aggraver (Rumeur à gauche.—Au centre: Très-bien! c'est cela!), au risque d'aggraver les grandes difficultés dont je parlais tout à l'heure, les difficultés du pays et de la question. (Voix au centre. Oui! oui! c'est cela!)

Eh bien, j'accepte ce nouveau combat, ce nouveau terrain, et la Chambre verra que je ne serai pas, sur celui-ci, moins sincère ni moins sérieux que sur l'autre.

Oui, les difficultés sont réelles. Il y en a envers la Chambre et le public, il y en a envers l'étranger. Qu'est-ce qu'on me demande? On m'a demandé, et l'honorable M. Billault avait posé la question d'une manière dont je lui sais gré, on m'a demandé: «Avez-vous l'intention de ratifier le traité tel qu'il est?» J'ai répondu catégoriquement: «Non,» et je renouvelle ma réponse.

Maintenant, on me dit: «Ratifierez-vous jamais un traité quelconque, quelle que soit la situation, quelles que soient les modifications qu'on pourrait y apporter?»

Comment voulez-vous que je réponde? C'est absolument impossible. Comment! je viendrais ici, moi, ministre des affaires étrangères, vous dire:—Non, quels que soient les changements de la situation dans une question si compliquée pour les choses et pour les peuples, quelles que soient les modifications qui puissent être apportées au traité, non, nous n'en entendrons plus parler.—Messieurs, cela, je le sens bien, débarrasserait beaucoup la Chambre et moi-même; mais cela ne se peut pas; gouvernement, Chambre, pays, nous sommes tous engagés dans cette situation; nous n'en pouvons, nous n'en devons sortir que raisonnablement et honorablement. La Chambre a pleine sécurité, la Chambre sait que le traité, tel qu'il est, je ne conseillerai pas de le ratifier. Maintenant, que résultera-t-il de la situation telle qu'elle existe, des modifications qui ont été indiquées, des modifications nouvelles qui pourraient être indiquées, des divers intérêts engagés dans la question? Qu'est-ce qui sortira de la situation des États-Unis vis-à-vis de l'Angleterre?

On croit que, pour les États-Unis, le droit de visite a quelque chose d'inouï dont ils n'ont jamais voulu entendre parler. On se trompe.

En 1824, une convention a été conclue entre l'Angleterre et les États-Unis pour établir le droit de visite; elle a été conclue, elle a été signée, elle a été ratifiée en Angleterre par le cabinet anglais, par M. Canning; ce n'est que quand elle est retournée à Washington pour recevoir la ratification définitive du sénat, qui, comme vous le savez, concourt aux actes diplomatiques et dont l'adhésion est nécessaire, ce n'est qu'alors que le sénat a fait dans le traité quelques changements, les uns de rédaction, un ou deux autres plus importants, dont à son tour l'Angleterre n'a pas voulu; et la convention signée, conclue, ratifiée par l'une des deux puissances, et modifiée, sur quelques points, par le sénat américain, est restée sans effet. (Mouvement à gauche.) Mais enfin elle avait eu lieu, elle avait été signée, elle avait été conclue, elle avait été aussi loin que le traité du 20 décembre 1841; elle s'est arrêtée au même point.

Je rappelle ce fait uniquement pour indiquer à la Chambre qu'il y a là plus d'un moyen de solution, qu'il y a là une multitude d'éléments que le temps peut féconder, dont le temps peut faire sortir quelque chose de raisonnable, quelque chose d'utile et d'honorable pour le pays, et, en même temps, quelque chose de favorable à l'abolition, à la répression de la traite.

Voilà ce que nous voulons, ce que nous pouvons attendre, ce qu'il est de notre devoir d'attendre.

Après l'engagement que nous avons pris, nous manquerions à tous nos devoirs de prudence, de bonne conduite des affaires, de respect pour les prérogatives de la couronne, pour la cause de l'abolition de la traite si nous allions plus loin. Voilà pourquoi nous en restons là. Et qu'on ne parle plus de sincérité: quand on dit ce que j'ai eu l'honneur de dire à cette tribune et sur le passé, et sur le présent, et sur les difficultés de l'avenir, on a le droit de parler de sincérité à tout le monde, et personne n'a le droit d'élever un doute.

Au centre:—Très-bien! très-bien!

Après ce discours, qui fut suivi d'une longue agitation, M. de Salvandy prit la parole pour expliquer la conduite du cabinet de M. Molé, dont il avait fait partie, dans cette question. Je lui répondis:

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