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Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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Discussion de l'adresse.—Question d'Orient.—Situation prise par le nouveau cabinet.

—Chambre des pairs.—18 novembre 1840.—

Quand le cabinet du 29 octobre 1840 fut formé, à l'ouverture de la discussion de l'adresse dans la Chambre des pairs, M. le baron Pelet (de la Lozère), ministre des finances dans le cabinet précédent, prit la parole pour expliquer la situation et justifier la conduite, dans les affaires d'Orient, du cabinet auquel il avait appartenu. Je la pris immédiatement après lui, non pour attaquer ce qu'il venait de dire, mais pour bien définir, à mon tour, la situation et le plan de conduite du nouveau cabinet.

M. Guizot.—Messieurs les pairs, j'ai hésité à prendre la parole. Il ne m'appartient pas d'intervenir dans les discussions qui peuvent s'élever entre les cabinets précédents. Je n'ai encore, sur le compte du cabinet actuel, rien à dire; il n'a point de passé à défendre, et la plus grande réserve m'est imposée quant à l'avenir. Je ne puis ni ne dois répondre à aucune des interpellations qui ont pu ou qui pourraient m'être adressées. Je n'ai donc, à vrai dire, que bien peu de part à prendre aujourd'hui dans la discussion.

Cependant il importe, je crois, de déterminer avec quelque précision la position que prend le cabinet et l'idée qu'il se forme de la grande affaire confiée à ses soins.

Cette position est prise, messieurs, cette idée est indiquée dans le discours de la couronne, jusqu'ici le seul acte public du cabinet dans la question.

Le discours commence par circonscrire et définir nettement l'objet du traité. Il s'agit des mesures prises par quatre puissances pour régler de concert les rapports du sultan et du pacha d'Égypte: rien de moins, rien de plus. Il n'est question là ni d'aucun remaniement général de l'Orient, ni d'aucune coalition politique contre la France, ni d'aucune préparation au partage de l'empire ottoman. L'intervention de quatre puissances, à la demande du sultan, pour régler ses rapports avec le pacha d'Égypte, son vassal, voilà le véritable, l'unique objet du traité. On l'a dit, on l'a écrit. J'en suis convaincu. Le discours de la couronne est en ceci l'expression exacte du fait.

Cependant, tout spécial, tout limité qu'il est, ce traité a des dangers. Il peut en sortir tout autre chose que ce qu'on cherche. Les puissances peuvent être conduites, poussées, entraînées à exécuter plus qu'elles n'ont entrepris. De là la nécessité des armements qu'a ordonnés le gouvernement du roi: armements de précaution, de prévoyance, destinés à garantir la sûreté de la France et le maintien de son rang dans le monde; armements nécessaires à ce titre et dans cette limite, car l'avenir est obscur et inquiétant; armements qui, jusqu'ici, sont seuls nécessaires, car nous espérons que les dangers possibles ne se réaliseront point, nous espérons que la paix pourra être honorablement maintenue. Nous y croyons, nous y travaillons; c'est notre politique hautement proclamée, sincèrement pratiquée. (Marques d'approbation.)

Voilà, messieurs, aux termes du discours, et par le plus simple des commentaires, voilà la position que prend le cabinet, voilà l'idée qu'il se forme de l'affaire que le traité du 15 juillet 1840 a eu la prétention de régler. Nous croyons que cette position est la seule sage, la seule convenable, la seule d'accord avec les faits. Nous croyons que les faits, bien exposés et bien compris, le démontrent clairement.

En 1833, une situation analogue aboutit à une transaction, à la transaction de Kutahié. L'Europe a vécu en paix, l'Orient a vécu en paix pendant six ans sous cette transaction. Plus d'une fois la paix a été menacée; plus d'une fois, des deux parts, de la part du sultan et de celle du pacha, il y a eu désir de la rompre. Le pacha a eu des velléités d'indépendance; le sultan a eu des velléités de reprendre les territoires qu'il avait abandonnés. Pendant six ans, ces désirs contraires à la paix ont été réprimés. Il est déplorable qu'ils ne l'aient pas été en 1839 comme ils l'avaient été pendant six ans. La France n'a rien à se reprocher à cet égard. À Alexandrie, à Constantinople, elle a fait tout ce qu'elle a pu pour que la paix fût respectée. Ses paroles ont été constamment d'accord avec ses actes. Son influence réelle n'a jamais contredit ses conseils officiels. Les paroles de ses ambassadeurs n'ont jamais différé des paroles de ses ministres. La France a voulu le maintien de la paix; elle ne porte point la responsabilité de la guerre qui a éclaté en 1839.

Quand cette guerre a éclaté, la France a repris la politique qui avait triomphé en 1833, la politique de transaction. La France a demandé qu'une transaction nouvelle, ménageant les prétentions et les intérêts des deux partis, vînt assurer à l'Orient une nouvelle ère de paix.

En ce qui touche la suspension de la guerre, l'accord a été complet entre les puissances; l'Angleterre et la France ont sur-le-champ concouru pour interdire au sultan et au pacha la prolongation des hostilités.

En ce qui touche la question de Constantinople, la France et l'Angleterre se sont également entendues. Je n'ai pas besoin d'entrer dans le détail des précautions et des mesures qu'elles ont préparées à ce sujet; il est évident, il est démontré que la même pensée, le même désir, la même politique ont animé les deux gouvernements.

Leur dissidence a éclaté sur les bases de la transaction nouvelle qu'il fallait imposer au sultan et au pacha. Ici, messieurs, je le dirai avec une entière sincérité, c'est, à mon avis, une faute grave, des deux parts, que d'avoir écouté cette dissidence, de s'y être abandonné, d'en avoir fait le nœud de la question et de la situation. On a sacrifié la grande politique à la petite, l'intérêt supérieur à l'intérêt secondaire.

La grande politique, l'intérêt supérieur de l'Europe et de toutes les puissances en Europe, c'est le maintien de la paix, partout, toujours; le maintien de la sécurité dans les esprits comme de la tranquillité dans les faits. Cela importe non-seulement au bien-être matériel, mais au bien politique et moral, au progrès politique et moral de tous les peuples en Europe.

On a qualifié cette politique d'égoïste et de mesquine. Je regrette de différer sur ce point avec l'honorable et sincère comte de Montalembert. C'est avec une conviction également profonde, également sincère, que je dirai qu'à mon avis, c'est au contraire la politique la plus haute, la plus morale, la plus universelle, et, s'il me permettait de parler son langage, je dirais la plus catholique qui soit possible de notre temps (Très-bien!) M. de Montalembert n'ignore pas que depuis cinquante ans un immense ébranlement agite le monde; de grands, de salutaires résultats sont sortis de cet ébranlement, et notre patrie en particulier y a fait les plus utiles, les plus glorieuses conquêtes. Mais l'ébranlement a coûté cher. Les résultats acquis ont grand besoin d'être consolidés. Les maux que l'ébranlement a causés et laissés ont grand besoin d'être guéris. Pour consolider les résultats acquis, pour guérir les maux qui subsistent, la paix, la longue durée de l'ordre, un état de choses tranquille, régulier, c'est le vrai, peut-être le seul remède.

Quel a été le mal principal de l'état où nous avons si longtemps vécu? Le règne de la passion et de la force. C'est là ce qu'il faut combattre; au règne de la passion et de la force, il faut substituer celui de la justice, du droit, du droit maintenu et défendu avec les seules armes de l'intelligence, sans recours à la force matérielle, par les seuls moyens tranquilles et réguliers de gouvernement. Voilà le grand besoin de notre époque, voilà comment vous pouvez combattre le mal profond qui la travaille. Et voilà, messieurs, ce qui fait la grandeur, la moralité de la politique de la paix; voilà par où elle a mérité tous les sacrifices que nous lui avons faits; voilà par où elle a poussé de si profondes racines dans l'esprit des peuples.

Ne croyez pas que ce soit seulement pour maintenir leur repos matériel, pour défendre leur fortune que tant d'hommes aujourd'hui sont si épris de l'ordre et de la paix; la vraie raison, la grande raison, c'est qu'ils ne veulent pas voir le retour des temps de passion et de violence; ils ne veulent pas revoir l'empire de la force matérielle, de la force déréglée; ils ont besoin de voir la règle régner au sein de la société. Croyez-moi, c'est là une politique morale autant qu'utile, grande aussi bien que salutaire. (Très-bien!)

On a dévié de cette politique en Orient; on a oublié que d'ici à longtemps il n'y aura en Europe point de question particulière, point de question qui vaille le sacrifice de la paix générale. On s'en est souvenu pour l'Occident, on l'a pratiqué en Occident depuis 1830; on l'a oublié en Orient. Et on est, au fond, si pénétré du danger d'un tel oubli, qu'au moment même où on le commettait, on a essayé d'échapper à ses conséquences. Les essais, les tentatives de transaction et d'accommodement se sont multipliés. La France en a fait trois. La France a offert d'engager le pacha à céder le district d'Adana, Candie et l'Arabie, pourvu qu'on lui laissât l'Égypte et la Syrie héréditairement. La France a offert le maintien pur et simple du statu quo, avec la garantie des cinq puissances européennes. Enfin, dans les derniers temps, après le traité conclu, la France a laissé entrevoir qu'elle engagerait le pacha à se contenter de l'Égypte héréditaire et de la Syrie viagère. De son côté, l'Angleterre a fait aussi des ouvertures; elle avait accordé l'Égypte héréditaire; elle y a ajouté le pachalick de Saint-Jean d'Acre, moins la place; puis elle a ajouté la place même, cette place dont tout le monde avait dit que c'était la clef de la Syrie, et que le possesseur de Saint-Jean d'Acre était le maître de la Syrie.

Le cabinet anglais a considéré cette concession comme quelque chose de très-considérable, qu'il accordait au désir de faire rentrer la France dans l'affaire. Inquiet sur la puissance du pacha d'Égypte, évidemment jaloux de la restreindre, il croyait accorder beaucoup en lui donnant la place de Saint-Jean d'Acre, et il le faisait uniquement sous l'empire de ce grand, de ce profond désir de la paix qui anime tous les gouvernements et tous les pays en Europe.

Toutes les transactions ont échoué: l'Angleterre n'a pas voulu de celles de la France; la France n'a pas voulu de celles de l'Angleterre. C'est un grand malheur, car elles valaient mieux que l'état de choses auquel on a enfin abouti. À prendre les événements dans leur ensemble et dans leurs conséquences définitives, il n'y a pas une des transactions proposées, soit par la France, soit par l'Angleterre, qui ne dût être acceptée aujourd'hui de part et d'autre avec empressement si l'état des choses le permettait.

Mais le traité conclu, la grande politique abandonnée, l'isolement de la France consommé, il n'y a, je le répète, aucune autre position à prendre que celle qui a été prise par le cabinet dans le discours de la couronne, position qu'il maintient et maintiendra, la position pacifique, armée par précaution et par prévoyance, et expectante. (Mouvement.)

On dit que cela ne suffit pas; on dit que nos intérêts en Orient, que nos relations avec le pacha, que l'injure que nous avons reçue du traité, que l'intérêt de notre influence dans le monde, nous commandent autre chose. Je ne le pense pas.

Quant à nos intérêts en Orient, il est évident, messieurs, que la question de savoir quelle sera la répartition des territoires dans le sein de l'empire ottoman entre le sultan et ses pachas, par exemple la question de savoir si la Syrie appartiendra au sultan ou au pacha d'Égypte, n'est pas un grand intérêt pour la France, que ce n'est pas du moins un intérêt duquel la guerre doive sortir.

Non-seulement cela n'est pas, mais nous l'avons toujours dit; la politique de tous les cabinets, à toutes les époques, a été que la répartition des territoires entre les musulmans, dans l'intérieur de l'empire ottoman, nous importait peu; le maintien de la paix, le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman dans son ensemble, à l'égard des grandes puissances européennes, c'est là ce qui nous importe. (Très-bien!)

Nous n'avons point d'engagement formel avec le pacha; personne n'en allègue aujourd'hui; mais on dit que nous avons des engagements moraux, que l'appui que nous lui avons donné, ce que nous avons fait pour lui, nous engage à aller plus loin. Plus loin! Nous avons soutenu le pacha dans la plupart de ses prétentions; nous avons réclamé pour lui l'Égypte héréditaire et la Syrie héréditaire; nous avons dit qu'il ne fallait rien lui imposer par la force, qu'il fallait obtenir son adhésion pacifique à une transaction comme en 1833. Cela a été dit par tous les cabinets, à toutes les époques. Pour lui, à cause de lui, pour le maintenir dans la position que je viens de décrire, nous avons accepté le refroidissement de nos meilleurs alliés; nous avons accepté l'isolement; nous avons accepté des armements considérables et les charges énormes qui les accompagnent; nous avons accepté les chances d'une guerre générale; nous avons été jusqu'au bout de tout ce que l'influence peut faire, et ce n'est pas assez! Il faut la guerre! Il faut la guerre générale, comme s'il s'agissait de nos plus intimes alliés, sur nos frontières, comme s'il s'agissait de nos propres provinces, de notre existence nationale! Cela est contraire au plus simple bon sens. Nous avons fermement appuyé, servi le pacha; nous avons employé pour lui avec obstination, toute l'influence de la France. Nous avons accepté pour lui une situation difficile et périlleuse. Cela n'a pas suffi pour accomplir tout le bien que nous lui voulions; nous ne lui devons certainement pas davantage, et jamais, à aucune époque, nulle puissance ne s'est plus engagée et plus compromise pour un allié si lointain et si incertain. (Sensation.)

Je passe à l'injure (Écoutez! écoutez!), motif qui serait décisif s'il existait.

La Chambre connaît les faits; elle sait comment les choses se sont passées avant la conclusion du traité du 15 juillet; elle sait qu'il y a eu de part et d'autre des efforts longs et sincères pour se mettre d'accord; elle sait que, jusqu'à la fin du mois de juin, rien n'a été caché, que tous les moyens de transaction, d'accommodement, ont été tentés, tentés à découvert.

Dans les derniers jours du mois de juin, voici quel était l'état des choses. Tous les essais de transaction proposés par la France ou par l'Angleterre avaient échoué. La nouvelle arrivait d'une tentative d'arrangement direct entre Alexandrie et Constantinople. Personne ne peut nier que cette tentative ne fût en contradiction formelle avec la note du 27 juillet qui avait dit à la Porte: «Ne vous arrangez pas directement avec le pacha, nous nous chargeons de vous arranger.» Elle a été connue à Londres dans le cours du mois de juin. On a cru fort à tort, et contre mes protestations les plus formelles, les plus persévérantes, on a cru que cette tentative était l'œuvre de la France; on a cru que la France, abandonnant la politique du 27 juillet, avait tenté de se faire là une politique isolée, un succès isolé. J'ai dit, j'ai répété officiellement, particulièrement, que cela était faux; on ne m'a pas cru. (Mouvement.) Là s'est établie une erreur obstinée qui a exercé sur les événements une très-grande influence. On s'est dit: «Puisque la France a voulu suivre une politique isolée et se faire un succès à part, nous pouvons bien en faire autant.» L'arrangement à quatre, qui restait en suspens depuis longtemps, que, j'ose le dire, j'ai concouru à tenir en suspens, d'après les ordres et les instructions du roi, cet arrangement a été repris avec une extrême vivacité. Au même moment est venue la nouvelle de l'insurrection de la Syrie. La tentative d'arrangement direct avait donné beaucoup d'humeur; l'insurrection de la Syrie a donné beaucoup d'espérance. Les projets de transaction encore poursuivis par quelques-uns des plénipotentiaires ont été glacés, sont tombés par cette seule circonstance, et à l'instant même l'arrangement à quatre, vivement poussé, servi par les faits dont j'ai rendu compte à la Chambre, a été conclu; il a été conclu à l'insu de la France. (Mouvement.)

Pendant les huit ou dix derniers jours qui ont amené la conclusion de l'arrangement, la France a été laissée à l'écart. Les quatre puissances ont été convaincues, et je dois ajouter, elles avaient droit de se dire convaincues que les tentatives de transaction avaient échoué définitivement; on avait répété constamment: «Si vous ne vous arrangez pas, si vous ne vous entendez pas avec nous, nous conclurons un arrangement à quatre, nous finirons l'affaire à quatre.» On l'a finie à quatre comme on l'avait annoncé, mais sans en avertir une dernière fois la France.

Je n'hésite pas à dire qu'il y a eu là, envers la France, un manque d'égards dont elle doit, par sa conduite et son attitude, témoigner un juste ressentiment. On pouvait se croire en droit de conclure l'arrangement à quatre, de signer sans la France. Il était convenable, il était juste, envers un ancien et intime allié, de l'avertir qu'on allait signer; de lui demander si définitivement il lui convenait ou non de s'associer à l'entreprise. On n'a pas eu en ce moment pour la France, pour son gouvernement, tous les égards qu'on lui devait. (Très-bien! très-bien!)

Messieurs, c'est là un manque de procédés; ce n'est pas une injure; ce n'est pas une insulte politique. On n'a jamais voulu, dans tout le cours de l'affaire, je prie la Chambre de faire quelque attention à ces paroles que je dis après y avoir bien pensé, on n'a jamais voulu ni tromper, ni défier, ni isoler la France; on n'a eu contre elle aucune mauvaise intention, aucun sentiment hostile; on a cru qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec la France sur les bases de la transaction; on a dit que, dans ce cas, on conclurait un engagement à quatre. On l'a fait, et la France devait s'y attendre. On ne l'a pas fait avec tous les égards auxquels elle devait s'attendre; c'est un tort sans doute, un tort dont nous avons droit de nous plaindre; mais je le demande à la Chambre, je le demande aux hommes les plus délicats, les plus susceptibles en fait d'honneur national, et qui cependant conservent et doivent conserver leur jugement dans l'appréciation des faits, est-ce là un cas de guerre?

J'ai parlé de nos intérêts en Orient, de nos engagements envers le pacha, de ce qu'on appelle l'injure faite à la France. Il me reste un dernier point, notre influence dans le monde. On dit qu'elle sera perdue, on dit que la France sera abaissée, si elle ne tire pas de ce traité une réparation éclatante.

Messieurs, depuis 1830, c'est devenu, pour certaines personnes, un lieu commun de conversation et presque de tribune de dire que la France est sans influence en Europe, que l'influence de la France a décliné sans cesse; à mon avis, c'est le contraire qui est vrai; la France a eu depuis 1830, sur les affaires de l'Europe, une grande, très-grande influence; elle a fait plus qu'aucune autre des puissances de l'Europe, et elle n'a pas le droit de se plaindre de sa situation ni de son influence depuis dix ans. Depuis dix ans, la France moralement, politiquement, a reconquis la Belgique, qui lui était hostile, la France a reconquis la Suisse, qui lui était hostile, la France a reconquis l'Espagne, qui lui était hostile. (Réclamations de M. le marquis de Brézé.)

Je prie M. de Dreux-Brézé de me permettre d'aller jusqu'au bout. Je prévois tout ce qu'il peut dire. J'affirme cependant que, depuis 1830, la France a reconquis l'Espagne; conquête qui peut valoir plus ou moins, qui peut coûter plus ou moins cher, mais qui n'en est pas moins réelle. Un gouvernement analogue d'intentions et d'idées générales au gouvernement français a été établi en Espagne. Ce fait seul, ce fait dominant portera un jour ses fruits.

Je n'hésite pas à l'affirmer; depuis 1830, autour d'elle, dans les pays qui l'environnent, l'influence de la France est devenue infiniment plus grande qu'auparavant. Qu'on me montre une des grandes puissances de l'Europe qui ait fait les mêmes progrès; qu'on me montre une des grandes puissances de l'Europe au profit de laquelle se soient accomplis d'aussi grands changements dans les États qui l'environnent: il n'y en a aucune.

La France a fait accepter de l'Europe sa propre situation et des situations analogues dans trois ou quatre des États qui l'entourent: est-ce là une perte d'influence, un abaissement de la France?

Quant au fait particulier dont nous nous occupons, il n'est pas, messieurs, aussi étrange, aussi inouï qu'on le prétend. Ce n'est pas la première fois qu'un grand État assiste ainsi, sans y prendre part et sans faire la guerre, à des événements qui pourtant lui importent. En 1826, il s'est créé une Grèce, un État démembré de l'empire ottoman et qui touchait aux frontières de l'Autriche; l'Angleterre, la Russie et la France concluent un traité pour protéger cet État; l'Autriche y reste étrangère; l'Autriche juge qu'il est de sa politique de ne pas entrer dans le traité qui crée la Grèce; est-ce que l'Autriche a disparu du nombre des grandes puissances de l'Europe? est-ce qu'elle ne conserve pas un rang et une influence considérables dans les destinées de l'Europe?

Je prends un autre exemple d'une puissance plus susceptible, plus ambitieuse que l'Autriche, l'Angleterre. En 1823, une grande expédition française entre en Espagne pour détruire un régime que l'Angleterre avait protégé; non-seulement elle y entre, mais elle occupe l'Espagne, elle occupe pendant plusieurs années Cadix, l'un des objets de la vigilance, de la jalousie de l'Angleterre. Que fait M. Canning, le ministre le plus populaire de l'Angleterre? il reste en paix; il juge qu'il est plus sage pour l'Angleterre de ne pas faire la guerre pour un tel événement. Il a fait comme nous; il a employé, pour empêcher cet événement, tous ses moyens d'influence, il a négocié, il a suscité des obstacles; mais quand l'événement a été accompli, il a eu le bon sens de comprendre que l'intérêt de son pays était de ne pas s'engager pour cela dans une grande guerre; il a eu le bon sens de le comprendre et le courage de le dire, et aujourd'hui l'Angleterre reconnaît que M. Canning, à cette époque, a bien gouverné ses destinées. On se plaignait de lui; on l'accusait d'imprévoyance, d'aveuglement, de faiblesse; il a persisté; l'Angleterre est restée tranquille et expectante, et maintenant on reconnaît qu'elle n'y a rien perdu de sa force et de sa dignité.

Messieurs, il ne faut pas que la France se trompe sur ses moyens d'influence en Europe; je crains qu'il n'y ait à cet égard, dans nos esprits, beaucoup de préjugé et de routine. Nous avons eu pendant longtemps deux grands moyens d'influence en Europe, la révolution et la guerre. Je ne les accuse pas. Ils ont été pendant longtemps nécessaires pour assurer à la France le régime intérieur dont elle avait besoin et l'indépendance extérieure à laquelle elle avait droit. Mais enfin la révolution et la guerre, comme moyens d'influence en Europe, sont usés pour la France. Elle se ferait un tort immense si elle persistait à les employer. Les moyens d'influence pour la France aujourd'hui, c'est la paix, c'est le spectacle d'un bon gouvernement au sein d'une grande liberté conquise par une révolution; les moyens d'influence de la France, c'est de régner sur l'esprit des hommes, c'est de conquérir partout, non pas des territoires, mais des intelligences et des âmes. C'est par là que la France est appelée à étendre en Europe son pouvoir, son crédit, sa force; et, au moment du danger, quand viendra l'épreuve de la guerre pour une bonne cause, pour une cause grande et juste, la France recueillera le bénéfice de ces conquêtes lentes et sourdes, mais qui n'en sont pas moins réelles, de ces conquêtes qui ne se résolvent pas en provinces et en tributs, mais qui n'en aboutissent pas moins à un accroissement de force et de pouvoir.

Croyez-moi, messieurs, ne parlons pas à notre patrie de territoires à conquérir; ne lui parlons pas de grandes guerres, de grandes vengeances à exercer. Non; que la France prospère; qu'elle vive libre, intelligente, animée, sans trouble, et nous n'aurons pas à nous plaindre qu'elle manque d'influence dans le monde. (Nouvelles marques d'approbation.)

M. le comte de Montalembert ayant provoqué une explication sur ces mots: Le maintien de la paix partout, toujours, je remontai à la tribune et lui dis:

M. le ministre des affaires étrangères.—Je remercie l'honorable préopinant de me fournir l'occasion d'expliquer les deux mots qu'il vient de rappeler. Je croyais que cette explication résultait de tout ce que j'avais dit. (Oui! Oui!) J'ai dit que, s'il y avait une offense réelle, il faudrait tout sacrifier; j'ai parlé de la guerre que ferait la France pour une cause juste et légitime, après s'être emparée de l'esprit et des sympathies des peuples. Certes ces deux paroles excluaient l'idée de la paix à tout prix. J'ai parlé de la paix partout et toujours, mais comme d'un intérêt égal pour tous les gouvernements, pour tous les peuples, mais aux conditions de la justice et de l'honneur national. J'ai dit que la politique juste, la politique morale, c'était la politique de la paix, et qu'elle devait être arborée comme le drapeau du pays; mais ce drapeau peut se lever pour la guerre, si la justice et l'honneur l'exigent. C'est là ma pensée; ce sont là mes paroles; et je les répète, bien sûr que je n'ai nul besoin de les modifier. (Très-bien!)

M. le marquis de Dreux-Brézé ayant de nouveau parlé de l'état de l'Espagne et de ses relations avec la France, je lui répondis en ces termes:

M. le ministre des affaires étrangères.—Le gouvernement du roi, à aucune époque, n'a eu la prétention de dominer en Espagne, de faire en Espagne les événements. Ce n'est pas le gouvernement du roi qui a amené en Espagne telle ou telle crise politique, ni travaillé à faire prévaloir tel ou tel parti aux dépens de tel autre. L'Espagne a fait ses propres destinées. C'est l'Espagne elle-même, soit par ses rois, soit par ses forces nationales, qui a changé l'ordre de succession et parcouru ensuite les phases de la situation difficile où elle était entrée. Le gouvernement du roi a pris les événements tels que l'Espagne elle-même les faisait. Dans ces événements, il s'est montré toujours l'ami de l'ordre légal et régulier. C'est au gouvernement légal établi par l'Espagne elle-même qu'il a toujours prêté son appui. Il n'a jamais, comme on l'a souvent prétendu, travaillé à faire triompher tel ou tel parti politique contre tel autre. C'est à l'ordre établi, à la légalité, à la modération, qu'il a prêté son appui. Il est donc injuste de le rendre responsable des événements qui s'accomplissent en Espagne. Il est injuste de dire que c'est lui qui a changé l'ordre de succession, qui a amené telle ou telle insurrection, accepté telle ou telle révolution. Le gouvernement du roi n'a rien amené, rien accepté que l'ordre légal, l'ordre établi, la volonté de l'Espagne elle-même. Il ne lui a jamais donné qu'un appui et des conseils favorables à l'ordre légal et vraiment espagnol.

Que l'Espagne, après cela, soit en proie aux chances, aux périls, aux maux d'une révolution; qu'elle traverse toutes les épreuves d'une nation qui travaille à changer son gouvernement, il n'y a rien là qui puisse nous étonner. Je prie l'honorable préopinant de se demander à lui-même ce qui serait arrivé en France si, pendant le cours de nos longues épreuves, nous avions eu à côté de nous un gouvernement qui, sans secourir aucune faction, sans exciter aucune discorde, ne nous eût jamais donné que des conseils de prudence, de modération et n'eût jamais prêté son appui qu'à l'ordre légal et reconnu. Certes ce gouvernement aurait joué à l'égard de la France un rôle honorable et utile; il nous aurait rendu de grands services, et nous lui en aurions dû une grande reconnaissance; et au jour où la reconnaissance peut arriver, au jour où la raison revient aux peuples, au sortir de cette carrière orageuse des révolutions, nous aurions été les premiers à rendre justice à un gouvernement qui aurait joué envers nous un tel rôle. Ce rôle, nous l'avons joué à l'égard de l'Espagne. On ne trouvera, dans aucune des instructions que le gouvernement du roi a adressées à ses ambassadeurs, une parole qui sorte des limites que j'indique en ce moment à la Chambre.

Quand l'Espagne a été livrée aux chances de la guerre civile, quand le gouvernement qu'elle avait elle-même proclamé, fondé, reconnu, qui était l'œuvre de la volonté de son roi et de la volonté du pays, quand ce gouvernement a été attaqué par la guerre civile, qu'avons-nous fait? Nous nous sommes concertés avec les alliés de l'Espagne, ses alliés naturels, ceux qui reconnaissaient le gouvernement par elle-même fondé et reconnu; nous nous sommes concertés avec eux pour l'aider à se délivrer de la guerre civile. Nous n'avons pas prétendu lui imposer notre volonté, notre domination; bien plus, nous avons refusé d'intervenir par la force dans ses affaires; nous avons refusé de mettre notre volonté et notre force à la place de la volonté et de la force de l'Espagne elle-même. Nous l'avons laissée suivre le cours de ses destinées et de ses propres opinions, nous bornant à lui prêter tout l'appui qu'un gouvernement étranger et ami peut prêter à un peuple engagé dans cette difficile carrière.

Nous avons fait cela de concert avec l'Angleterre, sans nous préoccuper des anciennes rivalités d'influence, de ces rivalités auxquelles il faut faire grande attention dans le cours ordinaire des choses, mais qui doivent quelquefois se taire et s'effacer devant des situations difficiles et des circonstances dominantes.

Et qu'il me soit permis de rendre à l'Angleterre cette justice qu'elle aussi elle a oublié un moment ces rivalités d'influence, qu'elle s'est élevée au-dessus de son propre passé.

Nous n'avons pas voulu intervenir en Espagne quand l'Angleterre nous a demandé d'intervenir. L'Angleterre oubliait la jalousie avec laquelle elle avait toujours considéré l'influence de la France en Espagne, et la France ne voulait pas donner à l'Angleterre ni à l'Espagne sujet de dire qu'elle entendait fonder au delà des Pyrénées sa domination. Grand exemple de modération et de liberté d'esprit des deux parts!

Qu'après cela et dans une situation plus régulière, plus tranquille, cette rivalité d'influence reparaisse, nous ne la méconnaîtrons pas; nous ne négligerons pas d'assurer à la France, non pas la domination, mais la juste part d'influence qui lui appartient dans les destinées de la Péninsule. Nous espérons qu'il nous sera possible de nous concilier sur ce sujet avec l'Angleterre elle-même, et qu'en présence des événements si périlleux auxquels l'Espagne est en proie, l'Angleterre sentira, comme elle l'a déjà senti une fois, qu'il n'y a pas là une lutte d'influences rivales, mais qu'il y a un intérêt commun, l'intérêt d'aider la Péninsule à rétablir l'ordre dans son propre sein, à faire cesser la guerre civile, quel qu'en soit le drapeau, à fonder enfin un gouvernement légal, régulier, but légitime des efforts de l'Espagne, comme cela a été pendant si longtemps le but des efforts de la France. (Marques d'adhésion.)

XCVIII

Discussion de l'Adresse.—Affaires d'Orient.—Situation et conduite des deux cabinets du 1er mars et du 29 octobre 1840.

—Chambre des députés.—Séance du 25 novembre 1840.—

À l'ouverture du débat de l'adresse, M. Thiers prit la parole pour retracer et justifier la politique de son cabinet dans les affaires d'Orient et ses relations avec moi pendant mon ambassade d'Angleterre. Je lui répondis immédiatement:

M. Guizot.—Messieurs, l'honorable M. Thiers disait tout à l'heure: «Sous le ministère du 29 octobre, la question est résolue, la paix est certaine.» L'honorable M. Thiers n'a dit que la moitié de la vérité: sous le ministère du 1er mars, la question était résolue, la guerre était certaine. (Vive approbation au centre.)

En voulez-vous la preuve? Elle est dans les paroles mêmes que l'honorable M. Thiers vient de prononcer à cette tribune; il vous a parlé de la déplorable solution qu'avaient reçue chez nous la question belge, la question italienne, la question espagnole. Pourquoi déplorable? (Interruption à gauche.) Nous tenons cette solution pour très-bonne.

M. Piscatory, se levant avec une grande vivacité.—Et le 15 avril, monsieur Guizot?

À gauche.—Et la coalition dont vous faisiez partie? (Agitation prolongée.)

M. le ministre des affaires étrangères.—Attendez, messieurs, attendez. (L'agitation continue.)

M. le président.—J'engage la Chambre au silence; son premier devoir, c'est de respecter la liberté de la tribune.

M. le ministre.—Je répète ce que je disais: nous pensons qu'on a bien fait de résoudre la question espagnole sans intervention en Espagne et sans la guerre. (Marques d'adhésion au centre.)

Qu'est-ce que le 15 avril a à démêler avec cette question-là?

À gauche.—Et Ancône?

M. le ministre des affaires étrangères.—Attendez donc.

Qu'appelez-vous la question belge?

M. Thiers.—La solution que vous blâmiez de moitié avec moi dans la coalition. (Interpellations diverses.)

M. le président.—Avec ces interruptions, la discussion devient impossible.

M. le ministre des affaires étrangères.—Il est absolument impossible de parler au milieu d'un tel tumulte. (À demain! à demain! Non! non!)

Je reviens à la question belge. L'honorable M. Thiers peut se souvenir qu'à l'époque dont il parle, je n'ai pas ouvert la bouche sur la question belge. Je n'ai exprimé à cet égard aucune opinion, et la raison en est bien simple. Je croyais la question belge justement et raisonnablement résolue par le traité des dix-huit articles. Je croyais.....

M. Berryer.—Je demande la parole. (Mouvement.).

M. de. Malleville.—Il fallait le dire.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je croyais que le traité des dix-huit articles liait les puissances, recevait légitimement son exécution, et qu'il n'y avait pas là un cas de guerre.

Reste la question italienne. En vérité, je ne supposais pas que, quand on parlait tout à l'heure de la question italienne, on fit allusion à Ancône... (Bruit.)

À gauche.—Ce déshonneur...

M. le président.—Ces interruptions continuelles ne conviennent ni à la dignité de la Chambre, ni à la grandeur de la discussion.

M. le ministre des affaires étrangères.—Il n'est entré, à aucun moment, dans la tête de personne, que la question d'Ancône fût un cas de paix ou de guerre. On a pu désapprouver l'évacuation d'Ancône; je l'ai désapprouvée; mais il ne s'ensuit pas qu'on ait le droit de dire que c'était là une question qui pouvait être résolue par la guerre et qu'on a eu tort de résoudre par la paix. La question d'Ancône n'a aucun rapport avec celle qui nous occupe en ce moment.

Quand l'honorable M. Thiers a parlé de la question espagnole, de la question belge, de la question italienne, il n'a parlé, il n'a pu parler que de questions dans lesquelles un cas de guerre ou de paix avait été posé. (Bruit.)

Une voix à gauche.—M. Thiers a dit: malheureusement résolues.

M. le ministre des affaires étrangères.—Il en a parlé comme d'un cas de guerre, ou bien ce qu'il a dit à cet égard n'aurait pas de sens.

Eh bien, nous, messieurs, nous croyons que, dans l'ensemble des actes, depuis 1830, et malgré les dissidences réelles et profondes qui ont pu exister sur tel ou tel acte en particulier, nous croyons que la politique qui a régi les affaires de la France a été une politique juste, raisonnable, honorable, dont la France n'a pas à se reprocher, que la France n'a pas à regretter, qui n'offre rien à réparer, et que ce n'est pas une raison à donner aujourd'hui, pour pousser la France à telle ou telle guerre, que de lui dire qu'elle a des réparations à prendre pour la paix qu'elle a gardée à telle ou telle époque. Depuis dix ans, la France a eu raison de garder la paix, de ne pas poser les cas de guerre qu'elle n'a pas posés. Elle n'a, je le répète, rien à regretter, rien à réparer. Il ne faut pas venir lui dire aujourd'hui devant l'Europe qu'elle a des réparations à prendre, des vengeances à exercer, qu'il y a une portion de sa politique qu'elle doit compenser par quelque acte éclatant. Non, nous ne le pensons pas; nous pensons que la politique que nous voulons suivre aujourd'hui est la même politique générale qui a été suivie depuis 1830, et que nous avons aujourd'hui, pour la suivre, d'aussi bonnes raisons, des raisons plus puissantes que lorsqu'il s'agissait de la Pologne ou de l'Italie. (Aux centres: Très-bien!)

Je ne veux pas traiter aujourd'hui l'ensemble de la question; je reprendrai demain l'histoire des négociations, et je discuterai le tableau qu'en a présenté M. Thiers. Je me rencontrerai quelquefois avec lui, je différerai quelquefois; j'ajourne cela à demain. Aujourd'hui, je me borne à dire: oui, la question avec nous est résolue, en ce sens que nous voulons le maintien de la paix et que nous y croyons. (Murmures.) Nous croyons le maintien de la paix possible avec sûreté et honneur pour la France. La question était résolue dans l'autre sens par le cabinet précédent; sa prévoyance était que le maintien de la paix n'était pas possible avec honneur et sûreté pour la France. Je ne le lui reproche pas; je ne lui reproche pas de s'être conduit et préparé dans cette vue, puisqu'il le pensait; je crois qu'il avait tort de le penser, je crois que sa politique était mauvaise; nous en avons une autre. (Murmures à gauche.)

M. Thiers.—Il fallait donc le dire avant le 29 octobre.

M. le ministre des affaires étrangères.—Savez-vous, messieurs, ce qui est arrivé quand le traité du 15 juillet a été signé? Il y a eu une chance possible, un germe de guerre en Europe.

Nous avons dans notre sein, en France, des factions..... (Exclamations à gauche.)

Au centre.—Oui! oui!

M. le président.—Les interruptions ne peuvent être tolérées; la tribune doit être libre, surtout pour un ministre; il ne doit pas être interrompu; et aussi longtemps que les interruptions continueront, il attendra le silence.

(Le silence se rétablit.)

M. le ministre des affaires étrangères.—Nous avons dans notre sein des factions......

M. de Tocqueville.—Je demande la parole.

M. le ministre des affaires étrangères.—... Des factions, qui des qu'elles découvrent une chance de guerre, s'en emparent et essayent de la féconder.

Voilà ce qui est arrivé. On a dit que le traité du 15 juillet, c'était l'ancienne coalition, que c'était la Sainte-Alliance renaissant contre la France. (À gauche: Oui! oui!) On a dit que le traité du 15 juillet, c'était le partage de l'empire ottoman. On a dit que le traité du 15 juillet, c'était un affront fait à la France. Et avec cela on s'est appliqué à égarer, à entraîner le pays, à l'entraîner dans une guerre sans motif suffisant et légitime. Voilà l'œuvre des factions.

Eh bien, le devoir du gouvernement, c'est de résister à de tels entraînements; c'est d'éclairer, de retenir le pays, quand les factions travaillent à le tromper et à l'égarer. Il nous a paru, il nous paraît aujourd'hui que cette œuvre n'a pas été accomplie par le dernier cabinet, qu'elle ne l'a pas été du moins avec une énergie suffisante. Il nous a paru, il nous paraît aujourd'hui que les factions, dans leur entraînement vers la guerre, dans leurs efforts pour faire sortir la guerre de la situation, n'étaient pas suffisamment démasquées au pays, suffisamment réprimées. (Rumeur à gauche.)

M. Odilon Barrot.—Je demande la parole.

M. le ministre des affaires étrangères.—Voilà la vraie cause de la formation du cabinet actuel. Il n'a pas été formé pour maintenir la paix à tout prix. Cela est honteux à dire et honteux à entendre. (Très-bien! très-bien!) Et de quel droit quelqu'un viendrait-il ici nous parler, à nous, de la paix à tout prix? Qui donc ici, excepté le chef du cabinet actuel, qui donc a livré des batailles et fait des conquêtes pour la France? (Très-bien!) Quel droit avez-vous pour vous croire plus fiers, plus patriotes que d'autres? N'avons-nous pas tous été...

M. Taschereau, de sa place.—Nous n'avons pas été à Gand... (Rumeur au centre.)

Voix nombreuses.—À l'ordre! à l'ordre!

M. Ardaillon.—Je demande le rappel à l'ordre de M. Taschereau.

M. le président.—Je me contente de dire que c'est s'écarter de l'ordre que de se livrer à des interruptions aussi inconvenantes qu'anti-parlementaires, et, que, si elles se renouvellent, je serai forcé de rappeler nominativement à l'ordre ceux qui les commettront.

M. le ministre des affaires étrangères.—M. le président vient de protéger la liberté de la tribune; mais je remercie l'honorable membre qui m'a interrompu et que je ne connais pas, je le remercie de cette interruption que j'attends depuis longtemps. (Exclamations à gauche.)

On m'a depuis longtemps prodigué à ce sujet la calomnie et l'injure. J'y répondrai enfin. Oui, j'ai été à Gand; j'y ai été, non le lendemain du 20 mars, non à la suite de Louis XVIII, non comme émigré, non pour quitter, mais pour servir mon pays!

Le lendemain du 20 mars je suis retourné à la Sorbonne, à ma vie obscure et littéraire; je l'ai reprise paisiblement, je suis rentré dans la condition d'un simple citoyen soumis aux lois et associé au sort de son pays. À la fin du mois de mai, quand il a été évident pour tout homme sensé qu'il n'y avait pas de paix possible pour la France avec l'Europe... (Interruption. Écoutez! écoutez!) C'est mon avis.

Quand, dis-je, il m'a été évident que la maison de Bourbon rentrerait en France (Nouveau mouvement), j'ai été à Gand alors, non pas dans un intérêt personnel, mais pour porter à Louis XVIII quelques vérités utiles, pour lui dire que, dans la pensée du parti constitutionnel, dans la pensée de la France, son gouvernement avait, en 1814, commis des fautes qu'il était impossible de recommencer; pour lui dire que, s'il reparaissait sur le trône de France, il y avait des libertés, non-seulement celles que la Charte avait déjà consacrées, mais des libertés nouvelles qui devaient être accordées au pays; qu'il y avait, à l'égard des intérêts nouveaux, à l'égard de la France nouvelle, une autre conduite à tenir, une conduite qui inspirât plus de sécurité, qui dissipât les méfiances et les passions que la première Restauration avait suscitées. Et, pour aboutir à quelque chose de plus précis, je suis allé dire au roi Louis XVIII qu'il avait auprès de lui tels hommes, tels ministres qu'il aurait tort de vouloir garder, qu'il devait éloigner de sa personne, et de toute grande influence sur les affaires.

C'est au nom des royalistes constitutionnels, c'est dans l'intérêt du parti constitutionnel, c'est dans l'intérêt de la Charte, c'est pour lier l'affermissement et le développement de la Charte au retour probable de Louis XVIII en France que j'ai été à Gand.

M. Guyet-Desfontaines.—Et pendant ce temps-là la France courait aux combats.

M. le ministre.—Messieurs, ce n'est pas moi qui ai élevé cet incident, mais je l'ai saisi avec empressement pour dire enfin la vérité sur un acte important de ma vie. Croyez-vous qu'en accomplissant cet acte, je n'aie pas prévu ses conséquences possibles? Croyez-vous que je n'aie pas prévu... (Interruption.)

M. Royer-Collard.—Ce que vient de dire M. Guizot est parfaitement vrai; j'en ai une connaissance très-exacte.

M. le ministre.—Messieurs, toutes les fois que j'ai cru et que je croirai qu'un acte en soi légitime peut être utile à mon pays, je n'hésiterai pas à l'accomplir, quels que soient les nuages qu'il puisse répandre sur mon avenir.

M. Villemain, ministre de l'instruction publique.—Très-bien! Ce n'est qu'à ce prix qu'on est homme d'État.

M. le ministre.—Voilà ce qui m'a déterminé à cette époque; j'ai accepté d'avance toutes les calomnies, toutes les difficultés de situation qui pouvaient en résulter pour moi; je ne renie point cet acte aujourd'hui. La France ne peut oublier que c'est à cette époque... (Interruption.)

S'il y a vraiment un parti pris d'empêcher de parler... (Parlez! parlez!)

Plusieurs voix au centre.—C'est évident; il y en a un dans la gauche.

M. le ministre.—La France ne peut oublier que l'établissement du gouvernement représentatif, la liberté de la tribune, la liberté de la presse, toutes nos grandes conquêtes comme institutions fondées et pratiquées, datent de cette époque difficile. Dans tout le cours de cette époque, de 1814 à 1830, j'ai défendu la même cause, la cause constitutionnelle, la cause de la Charte, de nos libertés, du gouvernement représentatif. Il n'y a pas eu un moment dans ces quinze années, à Gand comme à Paris, hors du gouvernement comme dans le gouvernement, il n'y a pas eu une année, un moment, où je n'aie combattu pour la même cause, pour celle qui a triomphé en 1830, qui a triomphé à cause des progrès qu'elle avait faits depuis 1814.

Croyez-vous que, si vous aviez été appelés en 1814 à l'épreuve à laquelle vous avez été appelés en 1830, croyez-vous qu'au sortir du régime impérial vous auriez été capables de défendre vos libertés avec cette énergie, cette persévérance, cette prudence que donne seule la longue pratique du gouvernement représentatif et de la liberté?

Oui, vous avez fait en 1830 une grande et belle œuvre; vous avez conquis définitivement l'indépendance nationale et la liberté constitutionnelle; vous avez honoré, vous avez grandi votre pays aux yeux de l'Europe. (Interruption nouvelle.)

M. le ministre de l'instruction publique.—Tolérez donc la vérité!

M. le ministre.—Vous l'avez fait avec les vertus, l'intelligence que vous aviez conquises pendant quinze ans d'exercice laborieux, mais régulier, du gouvernement représentatif et de vos libertés. Voilà ce que vous devez à l'époque dont je parle, aux hommes qui pendant cette époque n'ont cessé de lutter pour la cause qui a triomphé en 1830; ce n'est pas un seul jour, ce n'est pas dans les trois journées seulement que nous avons combattu pour cette cause, c'est pendant quinze ans, c'est tous les jours. (Adhésion au centre.) Et c'est avec ce combat de tous les jours, avec l'énergie qui s'acquiert ainsi, qu'à un jour d'épreuve, à un grand jour, on est en état de servir et de faire triompher son pays. Je m'honore donc, quoi qu'il ait pu m'en coûter, quoi qu'il puisse m'en coûter encore, de tout ce que j'ai fait pendant cette époque. (Adhésion au centre.—Murmures prolongés à gauche.)

M. le président.—Cet état ne peut être toléré; c'est violer la liberté de la tribune.

M. Vigier.—C'est une tactique arrêtée!

M. le ministre des affaires étrangères.—Vraiment, messieurs, nous sommes encore bien loin de la liberté dont nous parlons. (Au centre: Très-bien!) Pour mon compte, je m'étonne que, après déjà vingt-cinq ans d'exercice de nos institutions, nous n'ayons pas acquis un peu plus de patience les uns pour les autres, nous n'ayons pas appris à supporter, à comprendre la liberté les uns des autres. J'écoute bien vos opinions, il faut bien que vous écoutiez les miennes. Il faut bien que je puisse défendre ce que j'ai dit et ce que j'ai fait. Vous monterez à la tribune, vous direz le contraire de ce que je dis, je ne vous interromprai pas.

M. Berville.—Nous devons vous écouter; mais nous n'admettons pas vos idées.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je finis par où j'ai commencé. Oui, la question est résolue sous le cabinet actuel, en ce sens qu'il veut la paix et qu'il l'espère; il y croit, c'est sa prévoyance. On travaille à ce que l'on croit. (Adhésion à gauche.—Rires au centre.) On marche dans le chemin où l'on est poussé. Croyez-vous que les 650,000 hommes dont parlait tout à l'heure M. Thiers, et les 300,000 hommes de garde nationale mobile, croyez-vous que ce soit là un moyen de garder la paix? C'est un moyen de faire la guerre, de la rendre à peu près infaillible.

M. Guyet-Desfontaines.—C'est un moyen de se faire respecter en Europe.

M. le ministre.—Un tel armement n'est pas un armement de précaution; c'est un armement qui va au-devant de la guerre, qui la rend presque inévitable. Croyez-vous qu'en présence d'un tel armement l'Europe se fût tenue immobile, qu'elle n'eût pas armé à son tour, que le parlement britannique n'eût pas été convoqué immédiatement? Croyez-vous qu'il n'eût pas doublé, triplé sa flotte? Croyez-vous que vous n'auriez pas vu des corps prussiens, autrichiens, s'avancer sur vos frontières pour couvrir les leurs? Vous auriez vu tout cela, et dans l'entraînement auquel vous étiez livrés, dans le mouvement violent qui déjà s'emparait du pays, que serait devenue votre résistance à la guerre, cette résistance déjà si faible quand l'Europe n'armait pas, quand vous étiez lents à vous préparer à la guerre, quand les protestations pacifiques de l'Europe vous arrivaient tous les jours? Que serait devenue votre résistance à la guerre, si vous aviez vu autour de vous, de la part de toute l'Europe, tout l'appareil de la guerre? Oui, la guerre était certaine, la question était résolue, et il était temps de s'arrêter dans cette voie.

Messieurs, pour résister à un tel entraînement, il ne suffit pas de le désirer; il faut vouloir, il faut agir; il faut rallier autour de soi tous les amis de l'ordre, tous les amis du gouvernement, tous les hommes qui, depuis 1830, ont été accoutumés à lutter pour l'ordre et pour la paix. Il faut les avoir tous avec soi dans une pareille cause, pour ne pas être emportés par le torrent qui commençait à déborder de toutes parts.

Voilà le vrai de la situation. Vous êtes tombés parce que vous poussiez à la guerre; nous sommes arrivés au pouvoir parce que nous espérions maintenir en France la paix. Il y a entre vous et nous, à part toute discussion sur le passé, sur les négociations, sur la crise ministérielle, il y a, entre vous et nous, une différence fondamentale. Vous êtes restés fidèles à votre pensée, nous resterons fidèles à la nôtre.

Maintenant, croyez-moi, ne nous jetons pas à la tête ces mots: «La paix à tout prix, la guerre à tout prix!» Vous le voyez, vous m'y avez forcé; vous m'avez fait monter à la tribune en me disant que la question était résolue, que nous étions le ministère de la paix à tout prix; il faut bien que je vous renvoie votre épithète; il faut bien que je vous appelle le ministère de la guerre à tout prix. Mais sortons de cette triste ornière; permettez-moi de discuter sérieusement avec vous la question de savoir si nos intérêts en Orient, si notre dignité sont gravement compromis, et si le traité du 15 juillet contient réellement ou ne contient pas un cas de guerre. C'est une question qui peut se débattre sans qu'on se dise les uns aux autres qu'on veut la paix ou la guerre à tout prix. La question de savoir si la paix ou la guerre doit sortir d'une situation, ce n'est pas une question nouvelle dans le gouvernement représentatif; ce n'est pas la première fois que des assemblées et des peuples ont été appelés à la débattre. Quand Pitt et Fox discutaient la question de savoir s'il fallait faire ou non la guerre à la République française, ils ne disaient pas: Vous voulez la paix à tout prix! vous voulez la guerre à tout prix! Non! non! ils examinaient sérieusement, sincèrement, s'il y avait des motifs suffisants, des motifs légitimes de guerre, si la guerre entreprise pour de telles raisons serait juste ou injuste, utile ou nuisible au pays, si elle était commandée ou interdite par la raison et l'intérêt national. Voilà la question, la question parlementaire, la question honnête; débattons celle-là et ne venons pas y substituer une question injurieuse et révolutionnaire. (Au centre: très-bien!—Murmures à gauche.)

Je veux vous le dire. Non, vous n'étiez pas le cabinet de la guerre à tout prix, pas plus que nous ne sommes le cabinet de la paix à tout prix; vous étiez un cabinet de gens d'esprit et de cœur qui ont cru que la dignité, l'intérêt, l'influence de la France voulaient que la guerre sortît de cette situation, et qu'il fallait qu'elle s'y préparât aujourd'hui pour être prête au printemps. Eh bien, je crois que vous vous trompiez; je crois que l'intérêt et l'honneur de la France ne lui commandent pas la guerre dans la situation actuelle, que la guerre ne doit pas en sortir, que c'est la paix au contraire qui doit en sortir, et que si la guerre en sort, ce sera notre faute, la vôtre d'abord, et la faute de ceux qui ont marché avec vous. (Mouvement.)

Voilà ce que je pense, voilà ce que j'entreprendrai de démontrer demain, en suivant l'histoire des négociations, en examinant à fond la situation du pays. Mais dès aujourd'hui, et avant de nous séparer, j'ai voulu protester contre les paroles, je dois le dire, honteuses et pour vous et pour nous, que vous avez prononcées à cette tribune; j'ai voulu rétablir votre propre dignité comme la mienne (Nouvelle approbation au centre); j'ai voulu vous rendre la justice que vous ne m'aviez pas rendue. Gardons la justice tous deux, gardons-la pour vous et pour moi. Vous croyez la guerre probable et juste: je ne le crois pas. Vous avez dit vos raisons, demain je dirai les miennes. Mais, pour Dieu, écartons la guerre à tout prix, la paix à tout prix. Cela ne convient ni à vous, ni à moi, ni à la France. (Applaudissements au centre.)

XCIX

Continuation de la discussion de l'Adresse.—Affaires d'Orient.

—Chambre des députés.—Séance du 26 novembre 1840.—

M. Passy ayant pris la parole à l'ouverture de cette séance pour répondre à ce que j'avais dit dans la séance précédente, et pour discuter à son tour la politique du cabinet dont il avait fait partie, dans la question d'Orient, je lui répondis:

M. Guizot, ministre des affaires étrangères. Messieurs, l'honorable M. Passy vient d'exposer à la Chambre, avec autant de lucidité que de sincérité, la marche des négociations sous le cabinet dont il faisait partie. Il a donné connaissance à la Chambre des instructions que ce cabinet me donna lorsqu'il me confia l'ambassade de Londres, instructions qui ont été son dernier acte dans la grande affaire d'Orient.

La Chambre voit, soit par ces instructions, soit par l'état des faits tels que M. Passy l'a fait connaître, que la situation était parfaitement libre, qu'il n'y avait point de politique forcée, point d'engagement irrévocable de la part du cabinet, que le seul point sur lequel le cabinet se fût irrévocablement prononcé, c'était celui qui regardait Constantinople, et la nécessité de l'abolition de tout protectorat exclusif.

C'est sous les auspices de ces instructions que ma mission a commencé; elles me furent immédiatement confirmées par le cabinet qui succéda à celui du 12 mai. Aucune modification de quelque importance ne fut apportée à la politique que j'avais mission de faire prévaloir. J'acceptai sans hésitation l'engagement de seconder cette politique sous le cabinet du 1er mars comme sous celui du 12 mai.

Dans les relations que j'eus, au commencement du cabinet du 1er mars, avec son chef et avec quelques-uns de ses membres, les seules réserves que je crus devoir faire, quant à mon concours loyal à ce cabinet eurent pour objet la politique intérieure. Il me fut dit, il me fut écrit que le cabinet du 1er mars se formait sous cette idée: «Point de réforme électorale, point de dissolution.» (Mouvement). J'acceptai le drapeau de la politique intérieure du cabinet, le seul qui pût me convenir.

Quant à la politique extérieure, je le répète, les instructions du cabinet précédent me furent confirmées. J'étais loin d'avoir des objections à cette politique, je la croyais bonne, juste dans son principe, bonne pour l'Europe, pour l'empire ottoman, pour l'Égypte même.

Vous l'avez vu; l'idée fondamentale de cette politique, c'était le maintien de la paix en Orient et en Europe, moyennant l'abolition du protectorat exclusif à Constantinople et une transaction pacifique entre le sultan et le pacha. Cette politique était bonne évidemment pour l'Europe tout entière; elle la mettait à l'abri de toute lutte sur une question spéciale. J'ai eu l'honneur de le dire à une autre tribune; le grand intérêt de l'Europe, aujourd'hui, c'est d'éviter des luttes sur des questions particulières; c'est par là surtout que la sagesse de l'Europe s'est déployée depuis dix ans. Beaucoup de questions particulières se sont présentées, en Espagne, en Belgique, en Italie, qui pouvaient entraîner de graves conflits. L'Europe a compris, comme la France, qu'il y avait aujourd'hui une question générale, une question de paix et de civilisation européennes qui dominait toutes les questions particulières et devait décider toutes les puissances à les résoudre régulièrement et pacifiquement. La politique, dont j'avais l'honneur d'être l'organe à Londres, appliquait ce même principe à la question d'Orient.

Elle était bonne aussi pour l'empire ottoman; elle le préservait de toute secousse intérieure, de toute guerre civile, elle le préservait de toute intervention étrangère; elle maintenait l'unité des musulmans. Sous ce triple rapport, il était d'une grande importance pour l'empire ottoman qu'aucun conflit ne s'élevât, que la question ne donnât lieu à aucun emploi de la force matérielle, qu'elle fût résolue par la seule voie des négociations et des influences.

L'Égypte elle-même avait, à cette époque, un aussi grand intérêt à la paix que l'empire ottoman: ce qui importait le plus au pacha d'Égypte, ce n'était pas tant l'étendue de ses possessions que la certitude de sa durée. Acquérir pour sa durée la sanction de l'Europe, c'était là l'intérêt fondamental de l'établissement égyptien, intérêt qui, je le déplore, n'a pas été suffisamment compris par l'Égypte elle-même. (Sensation.)

Vous le voyez, messieurs; je n'avais à faire à la politique extérieure du cabinet du 1er mars aucune objection; je la trouvais bonne, juste, utile pour tout le monde; et l'honorable M. Thiers a eu raison de dire hier que j'y avais adhéré, que je m'étais engagé à la seconder loyalement.

Je l'ai fait, j'ai accompli ma promesse. Voici l'idée que je me suis formée de mes devoirs dans cette situation.

J'ai cru que le premier était de travailler de tous mes efforts à exécuter mes instructions, à faire réussir la politique du cabinet, en mettant de côté les dissidences partielles ou accidentelles qui pouvaient, qui devaient se rencontrer dans le cours des négociations, en poursuivant sincèrement, loyalement le but que nous nous étions assigné en commun.

Mon second devoir était d'informer exactement le cabinet de toutes les chances de succès ou de revers de sa politique, de lui faire bien connaître l'état des choses à chaque moment, de telle sorte qu'il pût prendre des décisions conformes aux oscillations de la négociation, qu'il pût modifier ses résolutions, pratiquer en un mot sa politique selon les circonstances. Car, je le répète, rien d'irrévocable, rien d'absolu ne se rencontrait dans la situation au moment où j'ai été à Londres, ni dans les résolutions, soit des cabinets antérieurs, soit du cabinet du 1er mars.

Je n'hésite pas à affirmer que j'ai rempli ces deux devoirs, que j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour faire triompher la politique du cabinet, et qu'en même temps je l'ai averti, à toutes les époques, des obstacles que rencontrait cette politique, des chances de succès ou de revers qu'il y avait pour elle, et des raisons qui pouvaient le déterminer à modifier telle ou telle de ses résolutions.

L'honorable M. Thiers a cité hier des dépêches et des lettres dans lesquelles je l'informais de mes espérances pour le succès de la politique dont j'étais chargé; il a eu raison; j'ai eu des espérances; j'ai, plusieurs fois, dans le cours de cette négociation, entrevu la possibilité d'atteindre le but que nous nous étions proposé, c'est-à-dire une transaction pacifique entre le sultan et le pacha d'Égypte, qui fît prévaloir à peu près le projet d'arrangement proposé au mois de septembre par le cabinet du 12 mai, et que le cabinet du 1er mars avait adopté.

J'ai eu cette espérance; et toutes les fois que je l'ai conçue, je l'ai dit sincèrement; je n'ai pas cherché à me faire un mérite du succès en aggravant d'avance les difficultés de l'entreprise.

Cependant je dois ajouter qu'à la suite des dépêches dans lesquelles je disais loyalement quelles espérances je concevais, quel terrain je gagnais, à la suite de ces dépêches, j'ai toujours eu soin d'exprimer mes doutes et de rappeler les difficultés.

Puisqu'on a mis sous les yeux de la Chambre les espérances, je suis obligé de lui faire connaître également les doutes.

Le 16 mars, j'écrivais à M. le président du conseil:

«Le gouvernement britannique croit avoir en Orient deux intérêts inégaux sans doute, mais tous deux réels et qui lui tiennent fortement au cœur. Il redoute la Russie à Constantinople; la France l'offusque en Égypte: il veut rétablir à Constantinople, soit par la force de l'empire ottoman lui-même, soit par l'intervention régulière de l'Europe, une barrière contre la Russie. Il désire affaiblir le pacha d'Égypte, de peur qu'il ne soit pour la France, dans la Méditerranée, un trop puissant et trop utile allié.» (Sensation.)

La Chambre voit avec quelle sincérité je rendais compte des faits que j'observais. (Bien, très-bien!)

«Il croit, ajoutais-je, le moment favorable pour atteindre à l'un et à l'autre but. Par un singulier concours de circonstances, la Russie se montre disposée à abandonner, à ajourner du moins, non-seulement ses projets d'agrandissement, mais ses prétentions au protectorat exclusif sur l'empire ottoman, et à seconder l'Angleterre dans son dessein d'affaiblir le pacha d'Égypte.

«L'Autriche et la Prusse adhèrent, comme de raison, à ce mouvement rétrograde de la politique russe.

«Le gouvernement britannique voit donc, dans l'état actuel de l'Orient combiné avec les dispositions d'une grande partie de l'Europe, nullement un embarras qui lui soit survenu et dont il soit pressé de se décharger, mais une occasion précieuse qu'il lui importe de saisir.

«Cependant deux craintes le préoccupent: l'une que, dans l'exécution et par la nature même des moyens à employer, le premier résultat qu'il poursuit ne lui échappe, c'est-à-dire qu'au lieu de fortifier l'empire ottoman contre la Russie, il ne livre cet empire à un nouveau progrès de l'influence russe; l'autre, que son alliance avec la France, à laquelle il tient beaucoup, ne se relâche et même ne se rompe par la diversité des deux politiques et la séparation des deux puissances en Orient. Ces deux craintes tiennent le gouvernement britannique en suspens et le poussent à faire des concessions à la France dans la question de l'Égypte pour s'assurer son concours dans celle de Constantinople, pour éviter en Orient, dans l'une et l'autre question, l'emploi de moyens périlleux et pour maintenir l'alliance française dans son intégrité.

«Jusqu'où peuvent aller ces concessions? Pourraient-elles devenir suffisantes pour satisfaire aux intérêts essentiels du pacha d'Égypte et à la politique française? Personne, je le pense, ne peut le savoir aujourd'hui.

«Telles sont en résumé, je crois, les vues politiques du cabinet anglais dans cette affaire, vues que de nouveaux incidents ou des difficultés d'exécution peuvent entraver, ajourner, arrêter même, mais qui sont, si je ne m'abuse, assez sérieuses et déjà assez avancées pour que ce cabinet s'applique à surmonter les difficultés, au lieu de s'empresser d'y céder.»

J'écrivais ceci quinze jours après mon arrivée à Londres.

Je voulais par là donner au gouvernement du roi une idée juste de l'importance que le cabinet anglais mettait à son double but, et de la persistance, de l'énergie avec lesquelles il le poursuivrait.

J'ajoutai à cette dépêche une lettre du 17 mars, du lendemain, portant:

«Je vous demande de porter sur ma dépêche d'aujourd'hui toute votre attention. Il est possible que cette nouvelle face de la situation disparaisse, et que nous puissions rentrer dans la politique d'attente au bout de laquelle nous entrevoyons le statu quo

Je fais allusion à ce que disait hier M. Thiers de la nécessité d'attendre et de gagner du temps, pour arriver peut-être, à la fin et de guerre lasse, au maintien du statu quo en Orient.

«Mais il se peut aussi que les choses se précipitent, et que nous nous trouvions bientôt obligés de prendre un parti. Si cela arrive, l'alternative où nous serons placés sera celle-ci: ou nous mettre d'accord avec l'Angleterre, en agissant avec elle dans la question de Constantinople et en obtenant d'elle, dans la question de Syrie, des concessions pour Méhémet-Ali, ou bien nous retirer de l'affaire, la laisser se conclure entre les quatre puissances et nous tenir à l'écart en attendant les événements. Je n'affirme pas que, dans ce cas, la conclusion entre les quatre puissances soit certaine; de nouvelles difficultés peuvent surgir; je dis seulement que cette conclusion me paraît probable, et que si nous ne faisons pas la tentative d'amener, entre nous et l'Angleterre, sur la question de Syrie, une transaction dont le pacha doive se contenter, il faut s'attendre à l'autre issue, et s'y tenir préparé.

«... Il importe que vous sachiez bien l'état des choses et que vous ne vous fassiez, sur les chances probables, aucune illusion. Il y a ici, dans le cabinet, désir sincère de maintenir et de resserrer l'alliance française. Mais que ce désir et la perspective des difficultés d'exécution l'emportent sur les motifs qui poussent l'Angleterre à saisir l'occasion de vider, selon sa politique, les questions de Constantinople et de Syrie, je ne puis l'affirmer.»

C'est le 17 mars que j'indiquais ainsi, comme une chance très-probable, comme une issue à laquelle il fallait se tenir préparé, et sur laquelle il ne fallait se faire aucune illusion, l'arrangement à quatre, si nous ne venions pas à bout de transiger sur la question de Syrie.

Messieurs, je n'en poursuivis pas moins mes efforts pour le succès du projet d'arrangement que le cabinet du 1er mars avait adopté et qui consistait, comme la Chambre le sait, à assurer au pacha l'Égypte héréditaire et la Syrie héréditaire en ne lui demandant que la restitution de l'île de Candie, d'Adana et des villes saintes.

Comme je le disais tout à l'heure, j'eus, par moments, l'espérance de faire réussir ce plan; j'en rendis compte à M. le président du conseil. Au commencement d'avril, dans un de ces moments, dans le moment peut-être où j'ai eu le plus d'espérance, dans la lettre qui en témoigne le plus, je terminais en disant, le 3 avril:

«Je suis sorti laissant lord Palmerston assez préoccupé, je crois, de notre entretien. Il ne m'a rien dit qui m'autorise à penser que ses intentions soient réellement changées ou près de changer; mais, si je ne m'abuse, c'est la première fois que la possibilité d'un arrangement qui donnerait à Méhémet-Ali l'hérédité de la Syrie comme de l'Égypte, et se contenterait pour la Porte de la restitution de Candie, d'Adana et des villes saintes, s'est présentée à lui sans révolter son amour-propre et sans qu'il la repoussât péremptoirement.

«Je prie V. Ex. de ne pas donner à mes paroles plus de portée qu'elles n'en ont dans mon propre esprit: je la liens exactement au courant de toutes les oscillations, bonnes ou mauvaises, d'une situation difficile, complexe, où le péril est toujours imminent et dans laquelle, jusqu'à présent, nous avons plutôt réussi à ébranler nos adversaires sur leur terrain qu'à les attirer sur le nôtre.» (Mouvement.)

La Chambre voit que l'expression du doute se joignait étroitement à celle de l'espérance: c'est que je m'imposais le devoir de faire connaître toute la vérité. (Très-bien!)

Je pourrais mettre sous les yeux de la Chambre deux ou trois dépêches de la même nature; celle-ci suffit: il n'y en a aucune qui soit en contradiction avec celle-là.

Dans le cours de cette négociation et à travers les oscillations d'espoir et de crainte par lesquelles elle me faisait passer, plusieurs transactions furent effectivement proposées. Je dois dire, pour la vérité également et pour qu'elle soit connue de mon pays, que, dans ma profonde conviction, l'Angleterre, les autres puissances, mais l'Angleterre surtout, désiraient sincèrement une transaction avec la France. J'ai la conviction que, non-seulement le peuple anglais, mais le gouvernement anglais, mais lord Palmerston lui-même, a l'alliance française à cœur. (Mouvement.—Rumeurs dubitatives à gauche.)

Je suis à cette tribune pour dire ce que je crois être la vérité, et jamais il n'a plus importé à mon pays de la connaître. Comment, messieurs, le gouvernement du roi a tenu fermement à ses premières propositions d'arrangement; il n'a pas voulu s'en écarter, et cependant voudrait-il que l'on dît qu'il n'avait pas l'alliance anglaise à cœur? L'honorable M. Thiers sait mieux que personne quelle importance il y attachait, et il avait raison; cependant il a tenu, quant à l'Orient, à ses idées, à ses premières propositions. C'est ce que l'Angleterre elle-même a fait. Pourquoi en concluriez-vous qu'elle n'avait pas l'alliance française à cœur? Elle pourrait vous rétorquer le reproche. (Réclamations sur quelques bancs.)

M. le président.—N'interrompez pas. Je rappelle combien cela importe à ce grave débat.

M. le ministre des affaires étrangères.—De ce que je dis là, messieurs, je n'entends tirer que cette conséquence que, de part et d'autre, le désir du rapprochement a été sincère, que de part et d'autre, si on ne s'est pas rapproché, c'est que l'on a attaché au point de dissidence une importance extrême, de part et d'autre, à mon avis, exagérée. (Rumeurs diverses.)

Le premier essai sérieux de transaction qui fut fait, ce fut l'offre d'ajouter à l'Égypte héréditaire le pachalik de Saint-Jean d'Acre viager, y compris la forteresse. Tout le monde avait mis à la forteresse de Saint-Jean d'Acre une extrême importance; tout le monde disait, depuis qu'il était question de cette affaire, que Saint-Jean d'Acre était la clef de la Syrie, que le possesseur de Saint-Jean d'Acre pouvait facilement reprendre la Syrie. J'ai entendu dire cela dans tous les débats qui ont eu lieu dans cette grande question; et quand le cabinet du 12 mai avait écarté la proposition de la concession héréditaire du pachalik de Saint-Jean d'Acre viager, c'était surtout parce que la place de Saint-Jean d'Acre n'y était pas comprise, et que, sans la place, le pachalik paraissait insignifiant.

Je dois donner à la Chambre connaissance de la disposition d'esprit dans laquelle se trouvait lord Palmerston lorsqu'il fit cette proposition de transaction. J'en rendis compte au cabinet le 8 mai:

«Évidemment, l'abandon de la forteresse de Saint-Jean d'Acre coûtait beaucoup à lord Palmerston. Il s'en est dédommagé, en me disant ce que je savais, que, pour cet arrangement et si le pacha s'y refusait, l'Autriche consentait à recourir aux moyens de contrainte, en joignant son pavillon aux pavillons de l'Angleterre et de la Russie.

«Il m'a développé alors son plan de contrainte, qui consistait dans un triple blocus, etc.»

Je supprime des détails qui n'importent pas à la Chambre.

«J'ai fait quelques observations sans entrer en discussion; au point où l'affaire est parvenue, la discussion est peu utile, car elle suscite plus d'obstination qu'elle ne résout de difficultés: le moment était peu favorable. Je voyais lord Palmerston à la fois vivement contrarié d'abandonner Saint-Jean d'Acre et rendu confiant par l'adhésion de l'Autriche à l'emploi des moyens de contrainte.»

Je cite ce passage à la Chambre uniquement pour lui faire voir l'importance que le cabinet anglais mettait, à tort ou à raison, à la concession qu'il faisait en ce moment, et la sincérité de l'esprit d'arrangement qui l'animait.

La Chambre sait que la proposition fut écartée; le cabinet français ne crut pas devoir accepter.

Il ne vint plus de lord Palmerston aucune proposition directe, formelle; mais des propositions... non pas des propositions, des ouvertures, j'ai tort de me servir du mot proposition... des ouvertures me furent faites dans la conversation par les ministres de Prusse et d'Autriche. Elles avaient pour objet d'ajouter la Syrie viagère à l'Égypte héréditaire.

L'honorable M. Thiers a rappelé hier qu'il y avait eu même un moment où ces ministres, et surtout l'un d'eux, avaient regardé comme possible la concession de la Syrie héréditaire. Il est vrai que cela a paru une ou deux fois dans la conversation, et je l'ai fait connaître dans mes moments d'espérance; mais je dois à la vérité de le dire, cette idée n'a jamais pris à mes yeux, dans l'esprit de ces plénipotentiaires, une vraie consistance.

Je demande pardon à la Chambre de ces détails. Je ne veux parler qu'avec une extrême exactitude; je suis obligé de ne laisser supposer aucune nuance au delà de la vérité. J'ajoute que, lorsqu'on me laissait entrevoir de loin, d'une manière très-douteuse, la possibilité que nos projets d'arrangement fussent adoptés, c'était toujours à une condition, à la condition que nous nous engagerions immédiatement, envers les quatre autres puissances, à employer la force contre le pacha pour les lui faire accepter s'il s'y refusait.

Je n'ai jamais été autorisé à accepter cette condition, et toutes les fois que j'insistais sur l'adoption de notre arrangement, et qu'on me demandait: «Si le pacha le rejette et si nous l'adoptons, vous engagerez-vous avec nous à employer la force contre lui pour l'y contraindre?» Je n'avais rien à dire.

L'ouverture de la Syrie viagère me fut donc faite comme une idée au succès de laquelle les cabinets d'Autriche et de Prusse s'emploieraient activement si on pouvait compter sur l'adhésion de la France. La condition préalable, la condition nécessaire de ce plan, c'était que la France y adhérât, et qu'on pût dire à lord Palmerston en pesant sur lui pour le décider: «Cela finit la question; la France y adhère, l'arrangement se termine à cinq.» C'était à cette condition, avec cet engagement que l'Autriche et la Prusse laissaient espérer qu'elles pèseraient sur lord Palmerston pour le décider.

En faisant connaître au cabinet cette ouverture, je lui fis connaître en même temps, dans des termes bien formels je crois, quelles me paraissaient être les conséquences de son rejet.

Je prie la Chambre de le remarquer; un ambassadeur n'est pas ministre des affaires étrangères; il n'a pas de parti à prendre, ce n'est pas lui qui résout les questions, qui adopte les résolutions: n'ayant pas le pouvoir, je n'ai jamais accepté la responsabilité; je n'ai jamais dit: «Faites ou ne faites pas telle chose.» J'ai rendu compte exactement des faits; j'ai rendu compte en même temps des conséquences du rejet ou de l'acceptation, et la décision, la résolution, l'ordre à me donner appartenaient au cabinet. Je n'avais aucune initiative, je n'en ai pris aucune. Voici dans quels termes, le 24 juin, je rendais compte, dans une lettre à l'honorable M. Thiers, de l'état de l'affaire:

«Nous touchons peut-être à la crise de l'affaire. Ce pas de plus dont je vous parlais dans une lettre précédente, et qui consiste, de la part de l'Autriche et de la Prusse, à dire à lord Palmerston qu'il faut se résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha, et faire à la France cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe, en ce moment. Des collègues de lord Palmerston d'une part, les ministres d'Autriche et de Prusse de l'autre, pèsent sur lui, je crois, en ce moment, pour l'y décider. S'ils l'y décident, en effet, ils croiront les uns et les autres avoir remporté une grande victoire et être arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet, car de mon langage, quelque réservé qu'il soit, peut dépendre ou la prompte adoption d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système, et leur ferait adopter à quatre son projet de retirer au pacha la Syrie, et l'emploi, au besoin, des moyens de coercition. On fera beaucoup, beaucoup, et dans le cabinet, et parmi les plénipotentiaires, pour n'agir qu'à cinq, de concert avec nous et sans coercition. Je ne vous réponds pas qu'on fasse tout, ni qu'une conclusion soudaine à quatre soit impossible. Nous pouvons être d'un moment à l'autre placés dans cette alternative: l'Égypte héréditairement, la Syrie viagèrement au pacha, moyennant la restitution des villes saintes, de Candie et d'Adana et par un arrangement à cinq; la Syrie retirée au pacha par un arrangement à quatre, et par voie de coercition, s'il y a lieu.»

Une voix.—Qu'a-t-on répondu?

D'autres voix.—La date?

M. le ministre des affaires étrangères.—Le 24 juin. C'était dans les huit ou dix premiers jours que l'ouverture m'avait été faite.

Vous voyez, messieurs, que, sans me permettre de donner un conseil, sans me permettre d'indiquer une résolution, je faisais clairement entrevoir les conséquences du rejet de cette ouverture. J'ajoutais que cette ouverture, et vous le voyez, avait besoin, pour avoir une chance de succès, d'être accueillie et vivement poussée. Elle était difficile à faire réussir; il eût fallu la certitude de l'adhésion de la France; sans cette certitude, les auteurs de l'ouverture ne pouvaient faire sur le cabinet britannique l'effort sérieux et persévérant qui était indispensable pour le décider.

Voici la réponse que je reçus de l'honorable M. Thiers.

Plusieurs voix.—La date?

M. le ministre des affaires étrangères.—Le 30 juin.

«Quand je vous parlais d'une grande conquête qui changerait notre attitude, je voulais parler de l'Égypte héréditaire et de la Syrie héréditaire.

«Toutefois, j'ai consulté le cabinet relativement au plan dont vous m'avez parlé ces jours derniers: l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement. On délibère, on penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de vous expliquer, il faut un peu voir venir; rien n'est décidé.» (Bruit; interruption.)

Je restais et je devais rester dans la situation qui m'était prescrite. Je n'abandonnai pas tout à fait la chance qui s'était ouverte devant moi; elle continua d'être poursuivie et par les ministres de Prusse et d'Autriche, et par quelque membres du cabinet, mais très-faiblement, sans l'insistance, l'énergie, l'espérance qui, dans ma ferme conviction, étaient indispensable pour qu'elle réussît.

Quand je dis pour qu'elle réussît, je veux m'expliquer très-exactement.

L'honorable M. Thiers m'a demandé hier si je croyais, si j'avais cru qu'on obtînt jamais de lord Palmerston la concession de la Syrie viagère. Comme je suis monté ici pour dire la vérité, je dirai que je ne le crois pas. (Sensation.)

Je ne crois pas, je doute qu'on eût amené lord Palmerston à la concession de la Syrie tout entière, même viagère, au pacha. Ce que je crois, et je ne puis dire rien de plus, car évidemment c'est une simple conjecture, c'est que si on était entré dans cette voie, si on avait fortement engagé les hommes qui en avaient fait l'ouverture, on aurait obtenu, pour le pacha, une coupure de la Syrie meilleure que celle du traité du 15 juillet. (Mouvements et bruits divers.)

Tout, dans ce monde, vous le savez, messieurs, est affaire de transaction et d'accommodement. On n'obtient jamais tout ce qu'on désire; on ne réussit jamais tout à fait dans ce qu'on entreprend; on en obtient une portion, on réussit à moitié. Ma conviction, ou pour mieux dire, ma conjecture profondément sincère, c'est qu'on serait arrivé à un partage de la Syrie plus favorable au pacha que celui du 15 juillet, et je vais l'indiquer. L'Angleterre a toujours mis, dans cette question de la Syrie, une importance particulière à Bagdad. En même temps qu'elle était fortement préoccupée de Constantinople et de la crainte que la marche du pacha en Asie Mineure n'appelât les Russes à Constantinople, elle craignait le pacha pour Bagdad, et les conquêtes du pacha en Orient, dans le Diarbékir, vers la Mésopotamie, sur les bords de l'Euphrate, l'inquiétaient beaucoup. Il y avait telle coupure de la Syrie qui donnait satisfaction à l'Angleterre sur ce point, et retirait complétement au pacha le cours de l'Euphrate. Si la Porte, par exemple, avait recouvré les pachaliks d'Alep et de Damas, ou du moins la plus grande partie du pachalik de Damas, elle restait maîtresse de l'Euphrate. Le pacha n'avait plus de ce côté aucune possession. La Porte, par là, communiquait librement avec ses domaines de l'Arabie; il y avait sécurité pour elle et sécurité pour l'Angleterre. On pouvait entrevoir alors pour le pacha la concession du pachalik de Tripoli ajouté au pachalik de Saint-Jean d'Acre et d'une portion du pachalik de Damas.

Rien n'a été négocié à ce sujet; c'est une pure conjecture que je mets sous les yeux de la Chambre; mais j'ai quelques raisons de croire que, si l'on était entré sérieusement, vivement, dans l'ouverture qui m'avait été faite, on serait arrivé à ce résultat ou à quelque chose de très-analogue.

Pendant que l'affaire était ainsi en suspens, arriva à Londres la nouvelle que le pacha, apprenant la destitution de Khosrew-Pacha, avait envoyé Samy-Bey à Constantinople, offert la restitution de la flotte, et tenté un arrangement direct avec la Porte. Ce fait me fut annoncé par l'honorable M. Thiers. Après les détails dans lesquels il est entré hier sur la tentative de l'arrangement direct, il est impossible que je ne mette pas les faits exactement, tels que je les vois, sous les yeux de la Chambre.

M. Thiers m'écrivit le 30 juin:

«Je viens de recevoir d'Égypte la dépêche ci-jointe, dont je vous envoie copie. (C'est la dépêche qui annonçait la proposition du pacha.) Il importe de ne pas la faire connaître à Londres, pour que les Anglais n'aillent pas empêcher un arrangement direct.»

M. Desmousseaux de Givré.—Ah! (Rires ironiques à gauche.)

M. le ministre des affaires étrangères.—«La nouvelle sera bientôt connue, mais pas avant huit jours. Dans l'intervalle, les Anglais ne pourront rien faire, et nous sommes sûrs qu'ils arriveront trop tard s'ils veulent écrire à Constantinople. Vous vous serviriez toutefois de cette nouvelle pour empêcher une résolution, si l'on voulait en prendre une relativement au plan sur lequel vous m'avez consulté ces jours derniers, l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement.» (Mouvements divers.)

À peu près au même moment où arrivait la nouvelle de la tentative d'arrangement direct du pacha, arrivait aussi celle de l'insurrection de la Syrie. Je n'ai rien à ajouter à ce qu'a dit, au sujet de cette insurrection, l'honorable M. Thiers; je me suis plus d'une fois plaint, vivement plaint au cabinet anglais des efforts que, je crois, il faisait sous main pour soulever cette insurrection.

Voici la dépêche dans laquelle je rendis compte de l'effet que produisaient à Londres les deux nouvelles:

11 juillet... Je prie la Chambre de vouloir bien écouter avec attention cette dépêche, qui est très-importante dans l'affaire... (Parlez! parlez!)

«Depuis que la proposition de couper la Syrie en deux, en laissant à Méhémet-Ali la forteresse et une partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, a été écartée, lord Palmerston a paru éviter la conversation sur les affaires d'Orient. Je l'ai engagée une ou deux fois, plutôt pour bien établir la politique du gouvernement du roi que pour tenter réellement de faire faire, par la discussion directe, un nouveau pas à la question. Lord Palmerston m'a répondu en homme qui persiste dans ses idées, mais ne croit pas le moment propice pour agir, et veut gagner du temps.» (Sensation.)

Quand nous avons voulu gagner du temps, lord Palmerston était pressant; quand lord Palmerston a voulu gagner du temps, je crois que notre intérêt à nous était d'être pressants. Nous ne l'avons été à aucune époque.

M. Thiers.—Il fallait le dire!

M. le ministre des affaires étrangères.—L'honorable M. Thiers, si je ne me trompe, me dit: Il fallait le dire. Je crois que je l'ai dit.

M. Thiers.—Puisque vous accueillez mon interruption, je demande à présenter une observation.

Je prouverai, pièces en main, puisque je suis réduit à me justifier devant l'ambassadeur qui recevait mes ordres (Rumeurs) et devait me donner ses avis, je prouverai, pièces en main, que vous m'avez dit, le 14 juillet même, que nous avions encore du temps et que rien n'était précipité.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je le dirai moi-même tout à l'heure. (Mouvement prolongé.) Mais je ne puis accepter les paroles de l'honorable M. Thiers; il n'a point à se justifier ici devant moi. Je suis ici, comme député, obligé dédire mon avis, de donner à la Chambre des renseignements sur la part que j'ai prise dans la grande affaire dont il s'agit. Aucun de nous ne se justifie; nous nous expliquons devant la Chambre et devant le pays. (Approbation.) Ce n'est donc point de moi qu'il s'agit; j'étais sous les ordres de l'honorable M. Thiers; j'ai reçu ses instructions, je les ai exécutées; je lui ai donné toutes les informations qu'il a été en mon pouvoir de recueillir.

M. Thiers.—Jamais votre opinion!

M. le ministre des affaires étrangères.—L'honorable M. Thiers me dit que je ne lui ai jamais donné mon opinion; je ne comprends pas l'objection. Je viens de lire à la Chambre une dépêche dans laquelle je disais: «Si on n'accepte pas cette ouverture, il arrivera telle ou telle chose; il est probable qu'il y aura un arrangement à quatre, qui sera peut-être soudainement conclu.» (Mouvement.)

Si je ne me trompe, c'était-là un avis autant qu'il était pour moi dans les convenances de le donner. (Aux centres: Très-bien!) Si j'avais été plus explicite, j'aurais, je crois, manqué à ces convenances et j'aurais engagé ma responsabilité personnelle plus que je ne le devais. Quand on n'a pas le pouvoir, quand on ne décide pas soi-même, quand on ne prend pas la résolution, il faut faire tout connaître exactement, complétement, avec une entière sincérité; je ne devais rien de plus; j'aurais manqué de prudence comme de convenance si j'avais fait davantage. (Nouvelle adhésion au centre. Mouvement prolongé.)

Je reprends la lecture de la dépêche que j'avais l'honneur de communiquer à la Chambre: «Lord Palmerston n'a, en effet, pendant plusieurs semaines, comme je l'ai déjà mandé à Votre Excellence, ni entretenu le cabinet des affaires d'Orient, ni même communiqué à ses collègues la dernière note de Chekib-Effendi. Cependant le travail de quelques membres, soit du cabinet, soit du corps diplomatique, en faveur d'un arrangement qui eût pour base la concession héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la Syrie au pacha, continuait. J'en suivais les progrès sans m'y associer, conformément aux instructions de Votre Excellence; je n'ai ni accueilli cette idée, ni découragé, par une déclaration préalable et absolue, ceux qui en cherchaient le succès.

«C'est dans cet état de l'affaire et des esprits qu'est arrivée ici la nouvelle de la destitution de Khosrew-Pacha et de la démarche directe de Méhémet-Ali auprès du sultan. Elle ne m'a pas surpris.

«Votre Excellence m'avait communiqué une dépêche de M. Cochelet, du 26 mai, qui annonçait de la part du pacha cette intention. J'avais tenu cette dépêche absolument secrète; mais j'ai appris depuis qu'une lettre de M. le comte Appony, en date du 16 juin, si je suis bien informé, avait annoncé au baron de Neumann la prédiction de M. Cochelet. La dépêche télégraphique par laquelle ce dernier instruit Votre Excellence de la démarche de Méhémet-Ali était aussi du 16 juin. En sorte que, par une coïncidence singulière, le même jour M. Cochelet mandait d'Alexandrie, comme un fait accompli, ce que l'ambassadeur, M. le comte Appony, écrivait de Paris, d'après une dépêche de M. Cochelet, disait-il, comme un fait probable et prochain. Quand donc le fait même est parvenu à Londres, lord Palmerston et les trois autres plénipotentiaires n'en ont été guère plus surpris que moi; ils n'y ont vu, ou du moins ils se sont crus en droit de n'y voir qu'un acte concerté entre le pacha et la France, qui, à Constantinople comme à Alexandrie, avait travaillé à le préparer.

«L'effet de l'acte en a éprouvé une notable altération; non-seulement il a perdu quelque chose de l'importance que la spontanéité et la nouveauté devaient lui assurer, mais les dispositions de lord Palmerston et des trois autres plénipotentiaires se sont visiblement modifiées. Ils ont considéré la démarche de Méhémet-Ali et son succès:

«1o Comme la ruine de la note du 29 juillet 1839 et de l'action commune des cinq puissances;

«2o Comme le triomphe complet et personnel de la France à Alexandrie et à Constantinople.

«Dès lors, ceux qui poursuivaient, dans l'espoir d'obtenir l'action commune des cinq puissances, l'arrangement fondé sur la concession héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la Syrie, se sont arrêtés dans leur travail, et semblent y avoir tout à fait renoncé. De son côté, lord Palmerston s'est montré tout à coup disposé à agir, et dans deux conseils successifs, tenus le 4 et le 8 de ce mois, il a présenté aux cabinets, avec une obstination pleine d'ardeur, ses idées et son plan de conduite dans l'hypothèse d'un arrangement à quatre.

«Rien n'a été résolu, le cabinet s'est montré divisé. Les adversaires du plan de lord Palmerston ont insisté sur la nécessité d'attendre des nouvelles de Constantinople. On s'est ajourné à un nouveau conseil. Mais lord Palmerston est pressant. Les puissances, dit-il, sont engagées d'honneur à régler par leur intervention, et de la manière la plus favorable à la Porte, les affaires d'Orient. Elles l'ont promis au sultan, elles se le sont promis entre elles; la démarche de Méhémet-Ali ne saurait les en détourner. C'est un acte au fond peu significatif qui ne promet, de la part du pacha, point de concessions importantes, qui ne changera ni la situation ni la politique de la Porte, qui n'amènera donc pas la pacification qu'on espère, et n'aura d'autre effet que d'entraver, si l'on n'y prend garde, les négociations entre les puissances et d'empêcher qu'elles ne marchent elles-mêmes au but qu'elles se sont proposé. Cependant l'occasion d'agir est favorable, l'insurrection de Syrie est sérieuse.»

Il y a là quelques détails que je supprime; ce sont des renseignements que lord Palmerston recevait de la Syrie par des lettres particulières.

«Toutes les fois que l'occasion s'en présente, partout où je puis engager, avec quelques-uns des hommes qui influent dans la question, quelque entretien, je combats vivement ces idées; je rappelle toutes les considérations que j'ai fait valoir depuis quatre mois, et dont je ne fatiguerai pas de nouveau Votre Excellence. Je m'étonne de l'interprétation qu'on essaye de donner à la démarche que vient de faire Méhémet-Ali. Quoi de plus naturel, de plus facile à prévoir, de plus inévitable que cette démarche? Depuis un an bientôt les puissances essayent de régler les affaires d'Orient, et n'en viennent pas à bout. Le pacha, de son côté, a déclaré, dès le premier jour, que la présence de Khosrew au pouvoir était pour lui le principal obstacle à son retour confiant et décisif vers le sultan. Khosrew est écarté. Qu'est-il besoin de supposer une longue préparation, un grand travail diplomatique pour expliquer ce qu'avait fait le pacha? il a fait ce qu'il avait lui-même annoncé, ce que lui indiquait le plus simple bon sens. La France, il est vrai, a donné et donne encore à Alexandrie des conseils, mais des conseils de modération, de concession, des conseils qui n'ont d'autre objet que de rétablir en Orient la paix, et dans le sein de l'empire ottoman la bonne intelligence et l'union, seuls gages de la force comme de la paix.

«Il serait bien étrange de voir les puissances s'opposer au rétablissement de la paix, de ne pas vouloir qu'elle revienne si elles ne la ramènent pas de leurs propres mains, et se jeter une seconde fois entre le suzerain et le vassal pour les séparer de nouveau au moment où ils se rapprochent.

«Il y a un an, cette intervention se concevait; on pouvait craindre que la Porte épuisée, abattue par sa défaite de la veille, ne se livrât pieds et poings liés au pacha, et n'acceptât des conditions périlleuses pour le repos de l'avenir; aujourd'hui, après ce qui s'est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l'appui, quand le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l'initiative du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour s'y opposer, pour le retarder d'un jour?

«Ce langage frappe en général ceux à qui je l'adresse; mais je ne puis le tenir aussi haut ni aussi fréquemment que je le voudrais, car on s'applique à ne pas m'en fournir les occasions.

«L'affaire est donc en ce moment dans un état de crise (Sensation); rien, je le répète, n'est décidé: la dissidence et l'agitation sont grandes dans le cabinet; quelques ministres insistent fortement pour qu'on attende les nouvelles de Constantinople. Ceux dont l'opinion est flottante se montrent enclins à ce délai: il y a donc bien des chances pour qu'on n'arrive pas immédiatement à des résolutions définitives et efficaces.»

C'est là la phrase à laquelle M. Thiers faisait allusion tout à l'heure.

M. Thiers.—Il y en a d'autres.

M. le ministre des affaires étrangères.—Oui, dans le même sens.

M. Thiers.—Non, plus précises.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je les accepte comme vous voudrez.

M. Thiers.—Vous m'avez écrit, je crois, le 6, le 9 et le 14 juillet, toujours en me présentant les faits comme voici:

«Le cabinet anglais délibère, il y a grande agitation, il y a crise; mais rien n'est arrêté encore. On a préparé deux plans: un à cinq, qui contiendrait le maximum des concessions à faire à la France pour se l'attacher, et un plan à quatre, en supposant que la France ne consente pas aux propositions qu'on lui ferait.»

Toutes les lettres que vous m'avez écrites, toutes les dépêches officielles que vous m'avez adressées contenaient cette supposition qu'avant de signer le traité on ferait une proposition préalable à la France, et moi, comptant que cette démarche serait faite, j'attendais pour provoquer dans le cabinet une résolution définitive.

J'ajouterai que vous ne faites ressortir ici, comme motif déterminant ayant agi sur le cabinet anglais, que la fausse interprétation que l'on donnait à la démarche du pacha d'Égypte. Je prouverai encore, par des citations des dépêches officielles et des lettres particulières, que le vrai motif, dans votre propre opinion, était la nouvelle de l'insurrection de la Syrie, et la découverte, qu'on n'avait pas faite encore, d'un moyen efficace qui ne fût ni l'envoi d'une armée anglaise, ni l'envoi d'une armée russe.

M. de Lamartine.—Quel moyen?

M. Guizot.—Je viens de lire à la Chambre, sans en rien retrancher, les dépêches dans lesquelles j'insiste également sur les deux motifs qui pressaient la conclusion, la tentative d'arrangement direct et l'insurrection de la Syrie; je viens de lire les détails que lord Palmerston recevait sur l'insurrection de la Syrie, les espérances qu'il en concevait, et les raisons qu'il y puisait pour conclure un arrangement. Je viens de lire également à la Chambre les motifs d'indécision qui agissaient encore dans le cabinet anglais, les chances que je croyais exister encore pour gagner du temps, pour que rien ne fût immédiatement et définitivement décidé. Je n'ai pas la moindre intention de rien dissimuler dans ce que je dis à ce sujet. Rappelez-vous, messieurs, ce qui s'est passé à cette époque dans l'affaire; la Chambre sait parfaitement que, dans les derniers jours des négociations, on se cachait de la France. Je l'ai écrit, je l'ai dit à une autre tribune, je l'ai dit partout, on se cachait de la France. Il en résultait que je n'étais pas exactement et complétement informé de ce qui se passait dans l'intérieur du cabinet, je le savais à peu près; je mandais exactement ce que je savais, ni plus ni moins; je ne pouvais pas donner les certitudes que je n'avais pas; je ne pouvais pas parler avec la précision qui n'était pas dans ma propre pensée. On se cachait... Ai-je dissimulé qu'à mon avis c'était-là un mauvais procédé? Ne l'ai-je pas dit très-haut ailleurs? Je croyais, comme M. Thiers, j'étais, comme lui, en droit de croire qu'avant de signer définitivement, quand on aurait arrêté ce projet d'arrangement à quatre, on le communiquerait à la France, qu'on la mettrait en demeure, qu'elle aurait à s'expliquer une dernière fois. Sans doute, je le croyais.

M. Thiers.—Et vous me l'avez fait croire.

M. le ministre des affaires étrangères.—Si je ne l'avais pas cru, si M. Thiers ne l'avait pas cru, nous n'aurions pas eu à nous plaindre d'un mauvais procédé.

Une voix à gauche.—Dites d'une injure.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je traiterai plus tard la question de savoir quelle est la valeur de ce procédé; en ce moment, je ne parle que du fait.

Sans aucun doute, j'ai cru et vous avez cru qu'on nous communiquerait le traité avant de le signer définitivement, et voilà pourquoi nous avons le droit de nous plaindre, voilà pourquoi vous vous êtes plaint très-légitimement, voilà pourquoi j'ai été l'interprète, l'organe très-animé de vos plaintes. Je partage votre sentiment; je pense comme vous sur ce point, mais vous n'avez pas à vous plaindre de moi; je ne pouvais pas vous dire ce que je ne savais pas; je ne pouvais pas vous exprimer une opinion contraire à la mienne comme à la vôtre; je m'attendais, comme vous, à ce qu'au dernier moment, avant de signer, on nous communiquerait le traité, on nous mettrait en demeure de signer. Et je crois qu'on a eu tort envers nous en ne le faisant pas; je crois que c'est là un mauvais procédé dont nous avons à nous plaindre; mais vous n'avez pas à vous étonner que je ne vous aie pas annoncé ce que je ne présumais pas.

Avec le mauvais procédé que je viens de rappeler... le traité m'a été communiqué le 17 juillet.

Voix à gauche.—Vous vous trompez.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je me trompe, en effet; ce n'est pas le traité, mais le fait de l'arrangement qui m'a été communiqué; le traité ne m'a été communiqué que six semaines ou deux mois plus tard, après la ratification...

Un membre.—Dites après l'exécution.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je voudrais faire ouvrir un portefeuille qui est à ma place, et dans lequel est le compte rendu de la conversation que j'ai eue avec lord Palmerston, au moment où il m'a communiqué le fait du traité; je désire la mettre sous les yeux de la Chambre, pour qu'elle voie dans quel langage j'ai exprimé la pensée du gouvernement du roi dans un moment si difficile.

Un huissier apporte le portefeuille à M. le ministre.

«Le 17 juillet, onze heures et demie du soir.

«Lord Palmerston m'a écrit à une heure qu'il désirait s'entretenir avec moi vers la fin de la matinée. Je me suis rendu au Foreign-Office. Il m'a dit que le cabinet, pressé par les événements, venait d'arrêter sa résolution sur les affaires d'Orient, qu'il avait une communication à me faire à ce sujet, et que pour être sûr d'exprimer exactement et complétement sa pensée, il avait pris le parti de l'écrire. Il m'a lu alors la pièce dont j'insère ici une copie (c'est le memorandum du 17 juillet; il a été publié, il est inutile d'en donner lecture). J'ai écouté lord Palmerston sans l'interrompre, et, prenant ensuite le papier de ses mains: Mylord, ai-je dit, sur le fond même de la résolution que vous me faites connaître, je n'ajouterai rien à ce que j'ai eu souvent l'honneur de vous dire; je ne veux pas, sur une première lecture faite en courant, discuter tout ce que contient la pièce que je viens d'entendre; mais quelques points me frappent sur lesquels je me hâte de vous exprimer mes sentiments. Les voici:

«Je relus d'abord ce passage: «Malgré que dernièrement les quatre cours aient proposé à la France de s'allier avec elle pour faire exécuter un arrangement entre le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur des idées qui avaient été émises vers la fin de l'année dernière par l'ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n'a pas cru pouvoir prendre part à cet arrangement.»

«Vous faites sans doute ici allusion, mylord, à l'arrangement qui aurait eu pour base l'abandon au pacha d'une partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris la forteresse, et il résulterait de ce paragraphe que le gouvernement français, après avoir fait faire cette proposition, n'aurait pas cru pouvoir l'accepter. Je ne saurais admettre pour le gouvernement du roi un tel reproche d'inconséquence. Les idées dont il s'agit n'ont jamais été émises officiellement, au nom du gouvernement du roi, par l'ambassadeur de France à Londres, ni par moi, ni par mon prédécesseur. Elles ont pu paraître dans la conversation comme beaucoup d'autres hypothèses; elles n'ont jamais été présentées sous une forme ni avec un caractère qui autorise à dire ou à donner lieu de croire que le gouvernement du roi les a d'abord mises en avant, et puis qu'il les a repoussées.

«Voici ma seconde observation. Vous dites que le gouvernement français a plusieurs fois déclaré qu'il n'a rien à objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent, et que, dans aucun cas, la France ne s'opposera aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l'adhésion du pacha d'Égypte.

«Je ne saurais, mylord, accepter cette expression, dans aucun cas, et je suis certain de n'avoir jamais rien dit qui l'autorise. Le gouvernement du roi ne se fait à coup sûr le champion armé de personne, et ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du pacha d'Égypte, la paix et les intérêts de la France; mais si les mesures adoptées contre le pacha, par les quatre puissances, avaient, aux yeux du gouvernement du roi, ce caractère ou cette conséquence que l'équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y consentir; il verrait alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours à cet égard sa pleine liberté. (Très-bien.)

«J'ai fait encore, sur quelques expressions du memorandum, quelques remarques de peu d'importance, et sans rengager aucunement la discussion au fond, j'ai ajouté:

«Mylord, le gouvernement du roi a toujours pensé que la question de savoir si deux ou trois pachaliks de la Syrie appartiendraient au sultan ou au pacha ne valait pas, à beaucoup près, les chances que l'emploi de la force et le retour de la guerre en Orient pourraient faire courir à l'Orient et à l'Europe: vous en avez jugé autrement... Si vous vous trompez, nous n'en partagerons pas la responsabilité: nous ferons tous nos efforts pour maintenir la paix, nos alliances générales, et pour surmonter, dans l'intérêt de tous, les difficultés, les périls peut-être que pourra amener la nouvelle situation où vous entrerez.»

En réponse à ce memorandum, je reçus de l'honorable président du conseil le contre-memorandum français du 24 juillet, avec ordre d'en donner lecture et d'en laisser copie à lord Palmerston. La Chambre le connaît: je n'en veux lire qu'un passage qui m'intéresse pour caractériser l'opinion que M. le président du conseil avait, et a sans doute encore, du procédé dont nous nous plaignons justement.

Après avoir rappelé le langage qu'avait tenu le gouvernement français, soit directement, soit par mon organe, et ce qu'il pensait, en principe général, de l'affaire, il disait:

«Ce que pensait à ce sujet la France, elle le pense encore, et elle a quelques raisons de croire que cette opinion n'est pas exclusivement la sienne. On ne lui a adressé, dans ces dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à s'expliquer. Il ne faut donc pas imputer, à des refus qu'elle n'a pas été en mesure de faire, la détermination que l'Angleterre lui communique, sans doute au nom des quatre puissances. Mais, au surplus, sans insister sur la question que pourrait faire naître cette manière de procéder à son égard, la France le déclare de nouveau, elle considère comme peu réfléchie, comme peu prudente, une conduite qui consisterait à prendre des résolutions sans moyens de les exécuter, ou à les exécuter par des moyens insuffisants ou dangereux.»

Si je ne me trompe, ce qu'on a droit d'inférer de ce langage, c'est que M. le président du conseil pensait, comme moi, qu'il y avait eu, dans le dernier acte de la conduite des quatre puissances envers la France, un mauvais procédé, un procédé dont la France avait le droit de se plaindre et d'être blessée; mais qu'il n'y a pas vu, pas plus que moi, une insulte, un affront, un de ces outrages graves qui ont entre peuples, entre États comme entre individus, de tout autres conséquences que la plainte, la froideur et l'isolement.

Je ne veux, je le répète, tirer de cette pièce aucune autre conséquence; mais celle-là, je me crois en droit de l'en tirer.

Le traité signé, le mécontentement de la France témoigné, et il l'a été, je n'hésite pas à l'affirmer, aussi pleinement que M. le président du conseil pouvait le désirer, j'ai approuvé, j'ai secondé autant qu'il m'appartenait de le faire de loin, l'attitude, les préparatifs, les armements de prévoyance qu'a faits le gouvernement du roi. J'ai pensé et je pense toujours que, dans l'état de froideur et d'isolement où la France allait se trouver et avec les chances que le parti pris en Orient pouvait amener, il était indispensable que la France fût dans l'état le plus complet et le plus respectable de paix armée. Je me sers à dessein du mot de paix, car je n'ai pas pensé et je ne pense pas aujourd'hui que, dans ce qui s'est passé à cette époque, il y eût aucun motif juste, légitime, sérieux, je ne dis pas de rompre immédiatement la paix, mais de se préparer pour rompre soi-même un jour la paix. (Mouvement prolongé. Rires à gauche.)

J'ai pensé qu'en restant dans cette attitude de froideur, d'isolement et de paix armée, la France serait en mesure de suffire aux chances des événements, et que si, au contraire, elle allait au-devant des événements, par son attitude, par ses armements, par le déploiement de ses forces, elle les appellerait. (Même mouvement.) Je n'ai aucun projet de rentrer dans le débat d'hier. Je ne me propose que de mettre complétement sous les yeux de la Chambre et les faits qui me sont connus, et ce que j'en ai pensé à mesure qu'ils se développaient.

La Chambre ne peut prendre mes convictions, mes assertions que comme un fait, mais il faut bien que je les lui dise telles quelles sont. Je suis convaincu que les puissances qui ont signé le traité du 15 juillet n'ont eu dans ce traité aucune idée hostile, aucune arrière-pensée menaçante pour la France et son gouvernement. (Réclamations à gauche.)

Je suis convaincu qu'il y a eu, entre les puissances et la France, sur la question d'Orient, sur les rapports du sultan et du pacha d'Égypte et sur la meilleure manière de les régler, une dissidence que je déplore; rien de plus. (Rires à gauche.)

Je trouve tout simple qu'on pense autrement que moi; mais si mon opinion a quelque valeur, ne fût-ce par la position dans laquelle je me suis trouvé, la Chambre a quelque intérêt à la connaître. (Très-bien! très-bien!)

Toutes les fois qu'il se passe en France un mouvement un peu vif, un peu désordonné, l'Europe, voit une révolution; toutes les fois que les puissances se rapprochent, se concertent dans un but déterminé, la France voit une coalition. (Mouvement.)

Cela est fort simple, fort naturel de part et d'autre; personne n'a le droit de s'en plaindre; mais les hommes de sens, les hommes qui sont appelés à influer sur les affaires de leur pays doivent juger froidement ces faits-là comme d'autres. (Marques d'assentiment).

Eh bien, de même que nous avons, je ne dis pas moi seul, je n'ai pas cette prétention, mais beaucoup d'entre nous, de même que nous avons dit souvent à l'Europe: Vous vous trompez, il n'y a pas chez nous de révolution qui vous menace; vous avez tort dans vos alarmes, elles sont très-exagérées; de même, nous avons le droit et le devoir d'avertir notre pays, de l'engager à mesurer ses craintes et sa prévoyance, à regarder d'un œil tranquille et ferme la situation dans laquelle il est placé.

Oui, le traité du 15 juillet a fait à la France, sur une grave question, un état d'isolement en Europe, de froideur vis-à-vis de son meilleur et plus sûr allié. (Mouvement à gauche.)

Voilà le fait dans sa vérité et son étendue; voilà le fait auquel il faut pourvoir, pour lequel il a fallu prendre une certaine attitude, faire certains préparatifs. Mais si vous prenez une attitude, si vous faites des préparatifs qui correspondent, non pas à ce fait là, mais à des faits beaucoup plus menaçants, beaucoup plus pressants, messieurs, vous mettez vous-mêmes la France dans la situation périlleuse où vous dites qu'elle est; vous êtes vous-mêmes les auteurs du danger; vous préparez vous-mêmes la coalition dont vous parlez. (Vive approbation au centre.)

M. Arago.—Cela n'est pas vrai. (Agitation.)

M. le ministre des affaires étrangères.—Il faut bien que je vous dise ici ce que j'ai vu; il faut bien que je vous répète ce que j'ai entendu. Je vous parlais tout à l'heure de ces terreurs très-fausses, très-exagérées qui saisissent l'Europe quand la France s'agite; je les ai vues, je les ai entendues. Qu'aurais-je dit, messieurs, si, au lieu d'un armement de paix, on avait vu un armement de guerre, si on avait vu lever en France 650,000 hommes de troupes régulières et 300,000 hommes de gardes nationales? Quelle réponse aurais-je pu faire aux hommes qui m'auraient dit: mais c'est la révolution; mais c'est la menace révolutionnaire; c'est le retour aux temps de l'Empire et de la République! (Murmures à gauche.) Qu'aurais-je eu à dire?

Que ceux qui croient qu'il importe à la sécurité et à l'honneur de la France de venger, comme on dit, de laver dans quelque grande entreprise, dans quelque grande aventure, ce qu'on appelle la faiblesse, et je crois que le mot a été prononcé, le déshonneur de nos dernières années, que ceux qui croient cela veuillent un armement de 900,000 hommes, ils ont raison; mais ceux qui ne le croient pas, ceux qui croient que la France n'a rien à réparer au dehors, que ce qu'elle a à faire, c'est de développer ses institutions, de fonder son gouvernement, d'accroître sa prospérité, sa force intérieure, de se donner en spectacle à l'Europe pour le bon gouvernement et la prospérité intérieure, ceux qui pensent cela ne peuvent pas croire qu'un armement de 900,000 hommes soit nécessaire pour donner à la France l'altitude de la paix armée. Ceux qui partagent mon opinion ont besoin, quand on leur parle de l'esprit agressif de la France, de pouvoir répondre: Non, cela n'est pas; voyez! la France ne fait rien que ce qu'elle a besoin de faire pour sa propre sûreté; la France a pourvu aux chances qui peuvent naître de la solution que vous donnez à la question d'Orient; elle ne veut pas être prise au dépourvu. Quand la France est unie à l'Angleterre, 300,000 hommes lui suffisent comme pied de paix; mais, quand elle est seule, il lui faut 4 à 500,000 hommes pour l'attitude de paix armée. Nous le répétons depuis dix ans: quand notre révolution a éclaté, l'honorable chef actuel du cabinet a fixé à 500,000 hommes le grand pied de paix armée, et jamais la pensée de personne n'a été au delà.

M. Laffitte.—Avec un million de gardes nationales.

M. le ministre des affaires étrangères.—Si donc il s'était agi de l'armement dont on parlait hier, je n'aurais rien eu à répondre, personne n'aurait rien eu à répondre aux terreurs de l'Europe; il n'y aurait eu aucun moyen de les repousser par la raison, et vous auriez vu votre pays compromis gravement par les soins malhabiles que vous auriez pris pour le défendre. (Marques nombreuses d'approbation.)

J'ai donc, messieurs, pour mon compte et de loin, adhéré à l'attitude et aux armements contenus dans les limites que je viens d'indiquer. Quand j'ai cru entrevoir qu'une autre impulsion, non du gouvernement lui-même, mais du dehors, tendait à emporter mon pays et son gouvernement avec lui, quand j'ai cru entrevoir que, d'une situation dans laquelle il fallait, à mon avis, maintenir la paix, on se précipitait vers la guerre, vers la guerre inévitable, je me suis arrêté. Mon adhésion, mon concours au cabinet s'est arrêté, et un homme que l'honorable M. Thiers nommait hier à cette tribune, et qui est mon ami comme le sien, M. le duc de Broglie, a eu connaissance de l'état de mon esprit, de ce que je pensais sur la situation et les dangers qui nous menaçaient. Il en a eu connaissance, et si je ne me trompe, comme je l'en avais prié, comme je l'y avais autorisé, il en a donné connaissance à M. le président du conseil et à quelques-uns de ses collègues. Je crois que cela a été fait...

M. Thiers.—Je m'expliquerai là-dessus.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je ne le dis dans aucun autre but...

M. Thiers.—Vous ne m'en avez rien écrit à moi!

Une voix à gauche.—C'est ce qu'il aurait fallu faire.

M. le ministre.—Ce qui m'importait, messieurs, et j'ose dire ce qui importait à l'honorable M. Thiers, c'était que mes opinions, que mes sentiments lui fussent bien véridiquement connus. Après cela, qu'il le sût directement par moi ou par un intermédiaire comme celui d'un honorable ami commun, je crois que cela importe fort peu au fond. J'écrivis donc à M. le duc de Broglie, je n'en dirai que quelques mots à la Chambre. (Bruit.) S'il ne s'était agi que d'une lettre écrite à M. le duc de Broglie, je n'en parlerais pas, mais celle-ci a pour moi une importance politique, car elle a été pour moi un acte politique...

M. Odilon Barrot.—Vous, être juge des convenances! mais en vérité!...

Voix nombreuses.—Parlez! parlez!

M. le ministre des affaires étrangères.—J'ai voulu, à la fin du mois de septembre et au commencement d'octobre, que le cabinet sût que je m'inquiétais de la direction dans laquelle je croyais mon pays entraîné... (Bruit.)

J'ai écrit cette lettre pour que mon sentiment fût connu. Je répète que cette lettre a été de ma part un acte politique, et il m'importe qu'on sache aujourd'hui à quel moment j'ai exprimé ma pensée et dans quelles limites je l'ai exprimée. (Marques d'approbation.Lisez! lisez!) «Je suis inquiet, très-inquiet du dedans, encore plus que du dehors.» (Mouvement.)

Plusieurs membres.—La date, la date!

M. le ministre.—Ce sont deux lettres, l'une du 23 septembre, l'autre du 13 octobre:

«Nous retournons vers 1831, vers l'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national... (Aux centres: Bravo! Très-bien! très-bien!) et poussant à la guerre.....»

Je prie la Chambre de me permettre de m'arrêter une seconde sur ces deux mots: «l'esprit révolutionnaire et l'entraînement national.» Je respecte, j'honore l'entraînement national, même quand il s'égare. L'entraînement national repose sur des sentiments légitimes dans le principe, généreux, précieux, sur des sentiments qui, au jour des grandes nécessités et des grands dangers, font la force et le salut des nations. (Très-bien!) Mais ce n'est pas une raison de se livrer aveuglément à l'entraînement national; il a besoin d'être jugé, d'être dirigé, de venir à sa place, et seulement quand il est indispensable. Eh bien, au sortir des grandes secousses politiques, il reste dans la société quelque chose qui n'est pas du tout l'entraînement national, qui n'a rien de commun avec lui, quelque chose que je n'honore pas, que je n'aime pas, que je crains profondément, l'esprit révolutionnaire. (Très-bien!) ce qui a fait, non-seulement aujourd'hui, mais à tant d'époques diverses, ce qui a fait la difficulté de notre situation, c'est ce contact perpétuel de l'esprit révolutionnaire et de l'entraînement national; c'est l'esprit révolutionnaire essayant de s'emparer, de dominer, de tourner à son profit l'entraînement national sincère et généreux. (Nouvelles marques d'approbation.)

Voilà le grand danger dont nous avons eu plusieurs fois à nous défendre, et que j'ai cru, dans ma profonde conviction, voir reparaître naguère. Je l'ai donc dit. Je continue ma lecture:

«L'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national et poussant à la guerre sans motifs légitimes, sans chances raisonnables de succès, dans le seul but et le seul espoir des révolutions.

«Je dis sans motifs légitimes: la question de Syrie n'est pas un cas de guerre légitime, je tiens cela pour évident. La France, qui n'a pas fait la guerre pour affranchir la Pologne de la Russie (Mouvement à gauche) et l'Italie de l'Autriche, ne peut raisonnablement la faire pour que la Syrie soit aux mains du pacha et non du sultan.»

Quelques voix.—C'est très-vrai! très-bien!

M. le ministre.—«La politique jusqu'ici exprimée et soutenue par la France, quant à l'Orient, ne le lui permet pas. Nous avons hautement, constamment dit que la distribution des territoires entre le sultan et le pacha nous importait peu, que si le pacha voulait rendre la Syrie, nous n'y objections point, que la prévoyance de son refus, de sa résistance, des périls qui en devaient naître pour l'empire ottoman et pour la paix de l'Europe, était le motif de notre opposition aux moyens de coercition. En faisant la guerre pour conserver au pacha la Syrie, nous nous donnerions à nous-mêmes un éclatant démenti, un de ces démentis qui affaiblissent en décriant. Aucune autre question n'est élevée jusqu'ici en principe par la convention du 15 juillet. En fait, par son exécution, aucun grand intérêt de la France n'est attaqué, ni son indépendance, ni son gouvernement, ni ses institutions, ni ses idées, ni sa libre activité, ni sa richesse. Ce qu'on tente en Orient peut amener autre chose que ce qu'on tente; des questions peuvent naître là, des événements peuvent surgir, auxquels la France ne saurait rester étrangère. C'est une raison de s'armer, de se tenir prêt; ce n'est pas une raison d'élever soi-même, en Occident, des événements et des questions plus graves encore, et qui ne naissent point naturellement. (Très-bien! très-bien!)

«On a tenu peu de compte de l'amitié de la France; elle en est blessée et très-justement. C'est une raison de froideur, d'isolement, de politique parfaitement indépendante et purement personnelle; ce n'est pas un cas de guerre. L'offense n'est pas de celles qui commandent et légitiment la guerre. On n'a voulu ni insulter, ni défier, ni tromper la France.» (Rumeurs à gauche.)

M. Matthieu.—On s'est caché d'elle; on l'a trompée.

M. le ministre des affaires étrangères.—«On lui a demandé son concours; elle l'a refusé aux termes qu'on lui proposait. On a passé outre avec peu d'égards. Il y a mauvais procédé, non pas affront.

«Nous le disons depuis dix ans: c'est l'honneur de notre gouvernement d'être devenu un vrai gouvernement le lendemain d'une révolution, d'avoir soutenu nos droits sans faire nulle part appel aux passions, de s'être créé par la résistance et maintenu par l'ordre et la paix. Cesserons-nous de le dire? Changerons-nous tout à coup de maximes, de langage, d'attitude, de conduite?

«Cela n'est pas possible. Je suis loin, je vois de loin le mouvement, l'entraînement. Je ne puis rien pour y résister; je suis décidé à ne pas m'y associer. Je vous l'écrivais il y a trois semaines. Je ne saurais juger de l'état des esprits en France, ni apprécier ce qu'il prescrit ou permet au gouvernement. Il se peut que la guerre, qui ne me paraît point commandée par l'état des choses, soit rendue inévitable par l'état des idées et des sentiments publics. Si cela était, je ne m'associerais pas davantage à une politique qui me paraîtrait pleine d'erreurs et de périls; je me tiendrais à l'écart.

«J'ai confiance dans les Chambres; j'ai toujours vu, dans les moments très-critiques, le sentiment du péril, du devoir et de la responsabilité s'emparer des Chambres et leur donner des lumières, un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué, comme à tout le monde. (Très-bien!)

«C'est ce qui est arrivé en 1831; nous nous le sommes dit très-souvent: sans les Chambres, sans leur présence, sans leur concours, sans cette explosion légale, cette lutte organisée des passions et de la raison publique, jamais le gouvernement n'eût résisté à l'entraînement belliqueux et révolutionnaire alors si vif et si naturel; jamais le pays n'eût trouvé en lui-même tant de sagesse et d'énergie pour soutenir son gouvernement.

«Sommes-nous à la veille d'une seconde épreuve? Peut-on espérer un second succès? (Voix nombreuses: Oui! oui!) Je l'ignore; mon anxiété est grande, mais ma confiance va à la même adresse. (Sensation). C'est par les Chambres seules, par leur appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein qu'on peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut.» (Très-bien! bravo! marques prolongées d'assentiment. M. le ministre, en descendant de la tribune, est entouré d'un grand nombre de députés qui lui expriment leurs félicitations).

C

Continuation de la discussion de l'Adresse.—Affaires d'Orient.

—Chambre des députés.—Séance du 28 novembre 1840.—

Dans la séance du 27 novembre, M. Thiers rentra dans la question d'Orient pour répondre à ce que j'en avais dit dans la séance du 26 en répondant à M. Passy. Je repris à mon tour la parole à l'ouverture de la séance du 28.

M. Guizot.—Messieurs, j'ai demandé la parole pour mettre, dès le début de cette séance, un terme aux questions personnelles. Personne n'y a moins de goût que moi, mais je les accepte sans hésiter. Elles ont leur utilité; elles éclairent la Chambre et le pays sur la conduite des hommes publics. C'est le seul motif qui me détermine à y attacher quelque importance.

L'honorable M. Thiers (je vais au fait sur-le-champ), l'honorable M. Thiers a cité hier à cette tribune un fragment d'une lettre dans laquelle je lui exposais l'état d'esprit de lord Palmerston et sa confiance que la France n'opposerait aucune résistance à l'entreprise dans laquelle il engageait son pays.

Quelques personnes ont paru conclure de cette lecture que j'avais tenu à l'Angleterre un langage faible sur les dispositions de la France. (Non! non!)

Messieurs, je suis charmé de la dénégation qu'on m'adresse en ce moment: on ne la faisait pas hier. (C'est vrai!) On se montrait ému hier d'une impression différente de celle qu'on témoigne aujourd'hui. (Approbation au centre.) C'est à l'impression d'hier et non à la protestation d'aujourd'hui que je viens répondre.

Ma réponse est bien simple. Je lirai ma lettre tout entière, ainsi que la dépêche officielle qui correspondait à la même époque. La Chambre jugera si, dans le cas où ces deux pièces auraient été lues tout entières, l'impression qui s'est manifestée hier aurait pu paraître un moment.

Le 23 juillet, j'écrivais à l'honorable M. Thiers:

«Aujourd'hui je n'ai rien à vous apprendre, mais j'aurais beaucoup à vous dire et beaucoup à vous demander. Dans un tel moment, c'est bien peu que des lettres. Je voudrais vous tenir parfaitement au courant des dispositions; je voudrais examiner avec vous toutes les hypothèses qu'on examine autour de moi. Voici ce que je vois dans l'état des esprits.»

Messieurs, il n'y a certainement pas là le dessein de rien taire, de rien cacher, de ne pas faire connaître tout ce que je connaissais moi-même.

«Lord Palmerston a vécu longtemps (je relis le paragraphe que l'honorable M. Thiers a lu hier), lord Palmerston a vécu longtemps dans la confiance qu'au moment décisif, quand cela deviendrait sérieux, la France céderait et ferait comme les quatre autres. À cette confiance a succédé celle-ci: les quatre feront ce qu'ils entreprennent; la France se tiendra tranquille; et l'affaire faite, malgré et après l'humeur, la France rentrera dans ses bonnes relations avec l'Angleterre; la paix de l'Europe n'aura pas été troublée; l'Angleterre et la France ne seront pas brouillées, et l'Orient sera réglé comme l'Angleterre l'aura voulu. Telle est la confiance de lord Palmerston et celle qu'il a fait partager à ses collègues. Ni lui ni ses collègues ne veulent se brouiller avec nous. Ils se promettent qu'il n'en sera rien, comme ils s'étaient promis qu'en définitive nous marcherions avec eux.

«J'ai dit et je redis que la seconde confiance se trouvera aussi mal fondée que la première. (Nouvelle approbation au centre.) Je combats partout cette confiance, je parle des incidents, des conflits imprévus, des passions nationales, des querelles subalternes... L'affaire sera longue et grave. Nous entrons tous dans les ténèbres.

«On s'inquiète de ce que je dis; on s'inquiète de ce que fera la France.

«Les quatre puissances croiseront sur les côtes de Syrie, couperont toute communication avec l'Égypte, bloqueront les ports, débarqueront, pour aider les insurgés, au nom du sultan, des soldats turcs ou dits turcs. (On rit.) Que fera la France sur les côtes de Syrie?

«Les quatre puissances bloqueront Alexandrie, détruiront peut-être la flotte du pacha, porteront peut-être des troupes turques en Égypte même. Que fera la France à Alexandrie et en Égypte?

«Si le pacha envahit l'Asie Mineure, menace Constantinople, des troupes russes y viendront peut-être, des vaisseaux anglais entreront peut-être dans la mer de Marmara. Que fera la France aux Dardanelles?

«Ainsi l'on examine toutes les chances, on suit pas à pas le cours des événements, on cherche à pressentir ce que fera la France dans chaque lieu, à chaque phase de l'affaire. J'accepte toutes les questions. Je dis qu'il y en a bien d'autres qu'on ne prévoit pas, et je ne laisse entrevoir aucune réponse.

«Vous vous posez certainement à vous-même, avec votre précision accoutumée, ces questions qu'on se pose ici à notre égard, et vous y préparez des réponses qui seront claires pour nous, en même temps que nous les laisserons obscures pour les autres, jusqu'au moment de l'action.» (Sensation.)

Je demande à la Chambre s'il y a, dans cette lettre, un seul mot, un seul sentiment qui pût exciter les impressions qui se sont manifestées hier. (Non! non!)

Il faut, messieurs, que je complète les faits. À côté de ce récit particulier, il faut que je fasse connaître à la Chambre le langage officiel que j'ai tenu dans cette grande circonstance, le 25 juillet, en communiquant à lord Palmerston le contre-memorandum français que l'honorable M. Thiers m'avait envoyé; voici un extrait de la conversation que j'eus avec lord Palmerston; elle est exactement rendue telle qu'elle a été tenue.

Lord Palmerston a protesté vivement: «Nous ne changeons point de politique générale, m'a-t-il dit, nous ne changeons point d'alliance, nous sommes et nous resterons, à l'égard de la France, dans les mêmes sentiments. Nous différons, il est vrai, nous nous séparons sur une question, importante sans doute, mais spéciale et limitée. Je reviens à l'exemple dont je vous parlais tout à l'heure; c'est ce qui est arrivé dans l'affaire de Belgique. Nous pensions comme vous sur la nécessité de contraindre le roi de Hollande à exécuter le traité. Pour agir avec vous, nous nous sommes séparés des trois autres puissances. Nous avons employé la force sans elles; la paix de l'Europe n'a pas été troublée. Nous espérons bien qu'il en sera encore ainsi, et nous ferons tous nos efforts pour qu'il en soit ainsi. Si la France reste isolée dans cette question, comme elle-même l'aura voulu, comme M. Thiers à votre tribune en a prévu la possibilité, ce ne sera pas un isolement général, permanent; nos deux pays resteront unis, d'ailleurs, par les liens les plus puissants d'opinions, de sentiments, d'intérêts, et notre alliance ne périra pas plus que la paix de l'Europe.

«Je le souhaite, mylord, ai-je répondu, et je ne doute pas de la sincérité de vos intentions; mais vous ne disposez ni des événements, ni du sens qui s'y attache, ni du cours qui peut leur être imprimé. Partout, en Europe, ce qui se passe en ce moment sera considéré comme une large brèche à l'alliance de nos deux pays, comme une brèche qui peut en ouvrir de bien plus larges encore. Les uns s'en réjouiront, les autres s'en inquiéteront; tous l'interpréteront ainsi, et vos paroles ne détruiront pas l'interprétation. Viendront ensuite les incidents que doit entraîner en Orient la politique où vous entrez; viendront les difficultés, les complications, les méfiances réciproques, les conflits peut-être; qui peut en prévoir, qui en empêchera les effets? Vous nous exposez, mylord, à une situation que nous n'avons pas cherchée, que, depuis dix ans, nous nous sommes appliqués à éviter. M. Canning, si je ne me trompe, était votre ami et le chef de votre parti politique; M. Canning a montré un jour, dans un discours bien beau et bien célèbre, l'Angleterre tenant entre ses mains l'outre des tempêtes et en possédant la clef; la France aussi a cette clef, et la sienne est peut-être la plus grosse. (Marques d'assentiment.) Elle n'a jamais voulu s'en servir; elle a tout fait pour n'avoir pas besoin de s'en servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins assurée; ne donnez pas en France, aux passions nationales, de sérieux motifs et une redoutable impulsion; ce n'est pas là ce que vous nous devez, ce que nous doit l'Europe pour la modération et la prudence que nous avons montrées depuis dix ans...» (Approbation générale.—Agitation.)

La Chambre, si je ne me trompe, est pleinement désabusée de l'impression qu'une partie de ses membres avait paru recevoir hier. (Mouvements divers.) Il me serait également facile de repousser toutes les autres citations qui ont été apportées à cette tribune; il me serait également facile de montrer qu'à aucune époque, dans aucune circonstance, je n'ai hésité à remplir tous les devoirs que m'imposaient mes fonctions, à donner mon avis à l'honorable président du conseil sous les ordres duquel je servais, toutes les fois que j'ai cru mon avis nécessaire, utile seulement. Je ne me suis pas borné, comme il a paru le dire hier, à l'informer; je me suis cru obligé d'employer tous mes efforts pour faire prévaloir la politique que je représentais, et qui était celle du cabinet: j'ai donné plus que mes avis à Londres, j'ai donné mon assentiment, mon concours, mon concours quotidien, actif. Et je le donnais parce que je croyais la politique bonne, juste. Tant que je l'ai crue bonne, tant que je l'ai crue juste, mes avis n'ont pas manqué... Eh! mon Dieu, je n'ai qu'à ouvrir mes lettres; elles en sont pleines sur les points les plus délicats, sur les points sur lesquels je devais le plus hésiter à engager mon opinion et ma responsabilité.

La Chambre me permettra d'en donner deux seuls exemples.

J'écrivais à M. Thiers, le 14 juillet: «Je vous ai parlé de renseignements donnés par... (je suis obligé d'omettre les noms propres) sur l'insurrection de Syrie. Il en est arrivé de nouveaux. C'est une lettre écrite de Jérusalem dans la première quinzaine de juin. Je n'ai pu en savoir encore la date précise. On y parle beaucoup de l'insurrection de Syrie, de sa force, de sa popularité, et très-mal du gouvernement du pacha, non-seulement en Syrie, mais en Égypte. On le représente comme si vexatoire, si détesté que partout les populations sont prêtes à l'abandonner ou à l'attaquer; une force étrangère de 2,000 hommes suffirait pour amener ici une explosion.

«Il m'est revenu quelques paroles, quelques élans d'impatience qui donneraient lieu de présumer qu'on pense à quelque résolution soudaine, à quelque ordre qui, transmis soudainement, empêcherait les renforts que Méhémet-Ali veut envoyer en Syrie d'y parvenir, et les retiendrait dans le port d'Alexandrie, ou les intercepterait en mer. Je vous dis cela sans aucune certitude, pour ne vous rien laisser ignorer de ce qui me traverse l'esprit. Cependant l'éveil m'est donné, et je crois que, de votre côté, vous feriez bien de le donner aussi ailleurs...» (Au centre: Voilà un conseil.)

19 juillet: «Vous m'enverrez sans doute une réponse au memorandum par lequel lord Palmerston m'a communiqué sa résolution, et que je vous ai transmis dans ma dépêche. Ce sera une pièce importante. Nous traitons, vous et moi, mon cher collègue, cette grande affaire en commun. Nous pouvons et nous voulons, j'en suis sûr, nous aider l'un l'autre sans la moindre prétention ni le moindre embarras d'amour-propre. Je veux donc vous dire quels sont, à mon avis, pour le bon effet ici, les trois points qu'il est important de mettre en éclatante lumière; vous en jugerez:

«1o L'esprit de paix orientale et européenne qui a présidé, et qui préside dans tout ceci à la politique de la France; 2o l'obscurité de l'avenir où l'on entre et la gravité des chances suscitées par la politique que l'Angleterre vient d'adopter; 3o la résolution où est la France de n'accepter, dans cet avenir inconnu et périlleux pour tous, rien qui porte atteinte à l'équilibre des États européens.»

Je n'hésitais donc pas, dans une des questions les plus délicates, dans la réponse à l'acte qui nous annonçait la conclusion du traité, non-seulement à donner mon avis, mais à indiquer les bases d'après lesquelles, dans mon opinion, le contre-memorandum devait être rédigé.

Je pourrais multiplier à l'infini ces exemples; je n'en veux ajouter qu'un seul. Le 27 juillet, j'écrivais: «La presse ministérielle demeure ici craintive, brève, et proteste encore contre toute idée de rupture et de guerre. Il importe extrêmement que la nôtre soit très-ferme, mais tranquille et point offensante. (Au centre: Très-bien!) Le courant de l'opinion nous est favorable; mais elle pourrait aisément rebrousser chemin... Toute menace, tout air de bravade nous nuirait.» (Sensation.)

Messieurs, il n'était certainement pas dans mes obligations diplomatiques d'exprimer, sur une pareille question, sur une question d'administration intérieure, ma pensée; cependant je n'ai pas hésité à le faire: je l'ai fait parce que je voulais sincèrement le succès de la politique que nous poursuivions en commun; parce que je donnais mon concours loyal, comme je l'avais promis.

Mais, en même temps que je le donnais, je n'oubliais pas, je ne voulais pas changer ma position politique dans le pays. J'ai été plusieurs fois dans les affaires avec l'honorable M. Thiers; nous avons plusieurs fois concouru en commun à des œuvres qui, j'espère, ont été utiles à notre pays; mais il n'ignore pas, et nous nous sommes dit souvent avec la franchise d'hommes sensés, qu'il y avait entre lui et moi des différences essentielles de situation, d'idées, de tendances, d'amitiés politiques. Pourquoi n'aurais-je pas été à Londres, sous ce rapport, le même qu'à Paris? Pourquoi ne serais-je pas resté fidèle à mes antécédents, à mes convictions. J'avais l'honneur de le dire avant-hier à la Chambre: «point de réforme électorale, point de dissolution», c'est le drapeau qui me fut montré comme drapeau de la politique intérieure du cabinet, et que j'acceptai en disant qu'il me serait impossible d'en accepter un autre. Dans le cours de ma mission, toutes les fois que quelque circonstance m'a donné lieu de croire que ce drapeau serait changé, que, par telle ou telle cause, on ne le suivrait pas complétement, je me suis fait un devoir, un devoir de conscience, d'avertir qu'il me serait impossible de persévérer dans ma mission, quand même il n'y aurait sur la politique extérieure, sur celle que j'étais chargé de faire prévaloir à Londres, aucun dissentiment.

J'ai donc donné, d'une part, mon concours loyal et complet; je suis resté, d'autre part, parfaitement sincère. J'ai secondé loyalement; j'ai averti loyalement quand j'ai vu que je ne pourrais plus seconder; je ne crois pas qu'aucun de ces faits soit contesté; on ne pourra pas citer un mot de moi qui y soit contraire.

Je me bornerai là, messieurs; je n'ai, je le répète, pas plus de goût qu'un autre pour les questions personnelles; mais je crois qu'elles ont leur importance, et qu'il importe à chacun de nous de montrer qu'il a été en toute occasion, loyal, sincère et conséquent. (Très-bien! très-bien!)

La question personnelle écartée, et j'espère qu'elle l'est définitivement, je rentre dans la question politique; non pas comme le disait hier mon honorable ami M. le ministre de l'instruction publique, dans la politique rétrospective, non pas dans l'examen du passé, dans la distribution de l'éloge ou du blâme à divers cabinets ou à divers hommes. Je veux prendre l'affaire au point où elle en est aujourd'hui. (À la bonne heure!) Je veux traiter la question pratique, la question de politique actuelle; je veux montrer à la Chambre ce qu'elle a à décider en ce moment, et quelle est la résolution du cabinet. (Marques d'adhésion.)

Messieurs, nous ne sommes plus au lendemain du traité du 15 juillet. Bien des faits se sont accomplis depuis; bien des situations sont changées.

Permettez-moi de les énumérer.

Le traité s'est exécuté, dans les limites indiquées en Syrie, par les moyens qui avaient été annoncés. Les côtes de la Syrie ont été occupées par les alliés. L'insurrection a éclaté et s'est propagée dans la plus grande partie de la province. Ibrahim-Pacha a rappelé ses troupes du pied du Taurus et du district d'Adana, il a abandonné les débouchés de l'Asie Mineure. Saint-Jean d'Acre a été enlevé. Enfin, le vice-roi a donné à son fils l'ordre de se replier sur l'Égypte avec toutes ses troupes. Voilà les faits accomplis.

Tous ces faits, messieurs, se sont accomplis du 15 juillet au 3 novembre, sous le cabinet du 1er mars, en présence de son influence, de sa volonté, de son action.

En Orient, il n'a rien fait pour les empêcher.

En Occident, voici ce qu'il a fait: il a accepté, pratiqué la politique d'isolement et d'attente. Il a fait des réserves générales dans l'intérêt de l'équilibre européen. Il a fait des armements de précaution, il a armé la paix. Enfin, il a fait des réserves positives, des réserves que j'appellerai d'action, quant à l'Égypte.

Voilà les actes du cabinet du 1er mars en Occident; en Orient, sur le théâtre des événements, pour les arrêter, pour en modifier le cours, il n'y en a eu aucun.

Quand les événements ont paru se précipiter, le cabinet a voulu faire davantage; c'est alors que vous avez vu paraître le projet du grand armement de guerre, 950,000 hommes, et les préparatifs de guerre au printemps pour faire modifier le traité; je ne donne pas à l'intention de la guerre une autre portée.

Sur ce point, le cabinet n'ayant pu s'entendre avec la couronne est sorti des affaires. Il m'est bien permis de le dire; je suis convaincu que la couronne, dans cette occasion, comme lorsqu'il s'est agi, il y a quelques années, de l'intervention en Espagne, a rendu au pays un grand service en n'acceptant pas les propositions qui lui étaient faites. Je suis convaincu qu'en se refusant au cours qu'on voulait imprimer aux événements, à la politique par laquelle on voulait dominer l'avenir, la couronne a rendu au pays un service immense, un service analogue à ceux qu'elle lui avait rendus plusieurs fois dans de semblables occasions. (Vive adhésion au centre.)

C'était son office constitutionnel; c'était, dans ma pensée, son devoir patriotique.

C'est sur cette rupture de la couronne et du cabinet que nous sommes entrés aux affaires. Nous avons à l'instant déclaré notre politique sincèrement et à tout le monde: au pays et aux Chambres d'abord, à l'Europe, au pacha d'Égypte.

Nous avons dit que nous voulions travailler au maintien de la paix, que nous l'espérions. Nous avons maintenu les armements, les armements de paix; nous n'avons fait auprès de l'Europe aucune proposition, aucune concession; nous n'avons dit aucune parole qui altérât la position isolée, digne, expectante, que le cabinet précédent, avec raison, avait prise. Nous avons donné sur-le-champ au pacha d'Égypte des conseils de raison, de raison pratique et prompte. Nous lui avons dit sans détour, sans flatterie, sans faiblesse, ce que nous pensions de sa situation, et quelle conduite nous nous proposions de tenir.

Nous avons, je le répète, parlé avec sincérité à tout le monde.

Au milieu de cette situation, une dépêche est venue de Londres qui a été publiée, je ne sais comment ni par qui; mais j'ai droit de dire que je regarde comme un grand mal pour les affaires du pays cette pratique de correspondre diplomatiquement par les journaux (De toutes parts: Très-bien!), de publier les actes du gouvernement au moment même où ils s'accomplissent, les dépêches pendant que la négociation se suit. Soyez sûrs que ce sera un jour, pour les affaires, un grand embarras, et que vous rencontrerez sur votre chemin une foule d'inconvénients qui viendront de cette mauvaise pratique, si on la continue. (Adhésion aux centres.)

Messieurs, cette dépêche du 2 novembre a excité dans la Chambre et dans le pays de vives inquiétudes. On a cru y voir des arrière-pensées, des projets contre l'Égypte même. Le cabinet en a manifesté sur-le-champ sa surprise, je ne veux pas me servir d'une autre expression. On lui a répondu, dans les termes les plus convenables, qu'on n'avait eu aucune intention analogue à celle qu'ici on supposait. On lui a répondu que les inquiétudes que cette dépêche avait suscitées, quant à l'Égypte, étaient sans aucun fondement, que les intentions du cabinet britannique et de ses alliés étaient toujours les mêmes sur ce point. On a fait plus que parler, on a agi. Des ordres ont été transmis à l'amiral Stopford pour qu'il envoyât au pacha un officier chargé de lui dire que, s'il consentait à cesser les hostilités... (Murmures à gauche.)

Personne n'a le droit de s'en étonner..., s'il consentait à cesser les hostilités et à rendre la flotte, les quatre puissances s'engageaient à demander pour lui à la Porte le pachalik héréditaire de l'Égypte, et à le lui obtenir. (Interruption.)

Voilà, messieurs, l'état actuel de l'affaire. Presque au même moment où arriveront en Égypte la nouvelle de la prise d'Acre et celle du mouvement par lequel Ibrahim se replie avec ses troupes, presque au même moment arrivera au pacha l'offre du pachalik héréditaire de l'Égypte, offre qui lui est faite, je n'hésite pas à le dire, surtout en considération de la France. (Rires ironiques aux extrémités.)

On offre aujourd'hui au pacha, après tous les faits accomplis que je viens de vous retracer, on lui offre ce que vous avez réservé pour lui dans la note du 8 octobre.

M. Vigier.—C'est vrai!

M. Thiers.—C'est inexact!

M. le ministre.—Je ne veux entrer, sur le sens et les limites de la note du 8 octobre, dans aucune discussion. Je maintiens seulement ceci: la note du 8 octobre n'a réservé, d'une réserve définitive et active, directement active de la part de la France, que l'Égypte.

M. Thiers.—J'ai dit le contraire.

Plusieurs voix au centre.—Mais la note du 8 octobre est précise!

M. le ministre.—Je n'entrerai pas dans cette discussion.

M. Thiers.—Permettez-moi une observation.

M. le ministre.—Parlez!

M. Thiers.—La note ne s'est nullement expliquée sur la limite territoriale, et c'est avec intention qu'elle a gardé à cet égard le silence; et, en vous l'adressant, je vous ai positivement dit que le cabinet, pour son compte, n'admettait pas les limites du traité du 15 juillet. Je ne prétends pas que cela doive déterminer aujourd'hui une autre conduite; mais il ne faut pas attribuer à la note un autre sens que celui que je lui attribuais le 8 octobre.

Plusieurs membres.—Lisez la note.

M. le ministre.—Je ne voudrais pas prolonger la discussion à cette tribune sur un point qu'il est difficile d'y éclaircir à la satisfaction de tout le monde. J'affirme cependant que la note a été prise en général, au dehors et au dedans, dans le sens que je lui attribue, et la raison en est bien simple. Contre quoi la note proteste-t-elle? Contre l'acte de déchéance prononcé par la Porte. Or, l'acte de déchéance s'applique à l'Égypte exclusivement (C'est cela!), à l'Égypte nominativement. Le reste était en dehors des stipulations de l'acte de déchéance; le reste était considéré comme perdu, soit par le traité, soit par les chances de la guerre. Toutes les dépêches portent que l'acte de déchéance ne s'applique qu'à l'Égypte, que c'est comme vice-roi d'Égypte que Méhémet-Ali est déchu; et quand la note proteste contre l'acte de déchéance, quand elle déclare que c'est à la déchéance que la France ne saurait en aucun cas consentir, c'est évidemment de l'Égypte qu'il s'agit.

Au centre.—C'est évident.

Plusieurs membres.—Lisez la note.

M. le ministre.—Je ne pousserai pas plus loin cette discussion. Je reprends la question de fait au point où elle est aujourd'hui.

Par les chances de la guerre, avant le 3 novembre, pendant la durée et sous l'action du cabinet du 1er mars, le pacha a perdu la Syrie tout entière. Par la note du 8 octobre, on avait fait la réserve du pachalik héréditaire de l'Égypte. Ce pachalik héréditaire est offert à Méhémet-Ali, au nom des puissances. Dans cet état des faits, des faits accomplis et diplomatiques, que voulez-vous qu'on fasse? Lui donneriez-vous le conseil de refuser l'Égypte héréditaire, dans l'espoir qu'au printemps, par la guerre, avec 950,000 hommes, vous lui ferez rendre la Syrie? (Rires approbatifs au centre.)

Voilà la question réelle; voilà la question pratique, la question sur laquelle, le cabinet d'une part, la Chambre de l'autre, sont appelés à se prononcer aujourd'hui.

Il faut choisir entre deux politiques, entre celle qui, acceptant la position que vous avez prise, acceptant les faits accomplis sous votre administration, acceptant la réserve que vous avez faite, se contente de cette réserve, et donne au pacha sincèrement, sans détour, le conseil de s'en contenter, et une politique qui, remettant en question les faits accomplis, remettant en question la position que vous avez prise, remettant en question les limites dans lesquelles vous vous êtes vous-mêmes renfermés, donnerait au pacha le conseil de continuer je ne sais quelle guerre, non en Syrie, où il ne sera bientôt plus, mais en Égypte même, dans l'espoir que, par une guerre générale, dans six mois, vous serez en état de lui faire recouvrer la Syrie.

Il n'y a pas d'autre question politique que celle-là. (Approbation au centre.)

M. Thiers.—Aujourd'hui.

M. le ministre des affaires étrangères.—L'honorable M. Thiers me dit: Aujourd'hui. Il a raison. Tout le reste est du passé, un passé qui nous est étranger, que nous n'avons pas fait, qui s'est fait, je le répète, en votre présence et sous votre influence. Je ne discute pas ce passé; je n'y rentre point. Je ne crois pas qu'il soit aujourd'hui d'une grande importance pour le pays de débattre les différentes actions qu'on aurait pu exercer, les différentes politiques qu'on aurait pu pratiquer. Je crois que ce qui importe au pays, c'est de mettre un terme à une situation difficile et périlleuse; et on ne peut le faire qu'en acceptant, je le répète, et les faits accomplis, et les réserves qui ont été faites au profit du pacha, et qui sont aujourd'hui reconnues et offertes. Voilà la politique du cabinet, sa politique actuelle, pratique, sans récrimination, sans discussion du passé. C'est sur cette politique que la Chambre a à se prononcer par son adresse. En l'adoptant, la Chambre reconnaît la sagesse de cette politique; la Chambre l'adopte, autant qu'il est dans sa mission, dans sa situation constitutionnelle, de l'adopter. Nous le lui demandons, car nous ne pouvons, pour notre compte, en pratiquer aucune autre. (Vive approbation au centre.)

CI

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