Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
The Project Gutenberg eBook of Histoire parlementaire de France, Volume 3.
Title: Histoire parlementaire de France, Volume 3.
Author: François Guizot
Release date: July 26, 2013 [eBook #43308]
Most recently updated: October 23, 2024
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HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
III
PARIS.—IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS.
55, QUAI DES AUGUSTINS.
Complément des Mémoires pour servir à l'Histoire de mon Temps
HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
RECUEIL COMPLET
DES DISCOURS PRONONCÉS DANS LES CHAMBRES DE 1819 à 1848
PAR
M. GUIZOT
TOME TROISIÈME
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
Tous droits réservés.
HISTOIRE
PARLEMENTAIRE
DE FRANCE
DISCOURS DE M. GUIZOT
LXXIX
Discussion du paragraphe de l'adresse relatif aux affaires d'Espagne.
—Chambre des pairs.—Séance du 10 janvier 1837.—
La session de 1837 fut ouverte le 27 décembre 1836. À la Chambre des pairs, dans la discussion du paragraphe du projet d'adresse relatif aux affaires d'Espagne, on contesta que la politique du cabinet du 6 septembre 1836, présidé par le comte Molé, fût, à cet égard, en harmonie avec celle du cabinet du 11 octobre 1832, présidé par le maréchal Soult. Je pris la parole pour combattre cette assertion, et établir l'identité de la politique de la France à ces deux époques.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.—Messieurs, au point où en est arrivée la discussion, je n'ai nul dessein de la prolonger; mais je tiens à établir, sur le même terrain sur lequel s'est placé hier M. le président du conseil, quelle est la politique du cabinet actuel, et la parfaite identité de cette politique avec celle du cabinet du 11 octobre. J'y suis personnellement intéressé: j'ai eu l'honneur de siéger dans le cabinet du 11 octobre 1832; j'ai pris part à toutes ses résolutions, à tous ses actes; ce qu'il a fait, je l'ai fait; j'y adhère encore aujourd'hui complétement. J'ai besoin de prouver que ce que nous faisons aujourd'hui, il l'eût fait également, et que notre politique est une conséquence naturelle, nécessaire, de la politique qu'il avait adoptée.
Je ne rappellerai pas à la Chambre des actes et des faits qui lui sont parfaitement connus; je la prie seulement de remarquer que le cabinet du 11 octobre a été constamment dirigé par deux idées: la première, donner au gouvernement de la reine Isabelle un appui à la fois indirect et sincère et efficace; la seconde, ne jamais engager la France dans les affaires intérieures de l'Espagne, conserver toujours à la France sa liberté d'action, la liberté de s'arrêter dans l'appui indirect donné au gouvernement de la reine Christine, de s'arrêter au point où elle trouverait ses propres intérêts compromis.
Ces deux idées ont été la boussole constante de la politique du cabinet du 11 octobre.
On se répand aujourd'hui en distinctions, en nuances, en variantes. On distingue la coopération de l'intervention; on dit que ce que je viens d'appeler l'appui indirect donné à la reine d'Espagne par le cabinet du 11 octobre est une coopération réelle. Hier, on repoussait l'intervention, on la repoussait absolument; on disait que personne n'y avait jamais songé; aujourd'hui on se montre beaucoup plus disposé à l'accueillir: si le gouvernement y était disposé lui-même, on n'y ferait, dit-on, aucune objection. Il y a donc des partisans réels de l'intervention active, immédiate; c'est donc bien l'intervention qu'au fond de sa pensée on désire et on accepterait... Je me contente de mettre ce fait en évidence, et j'arrive à la coopération. C'est sur la coopération qu'on insiste.
Avant d'examiner ce qu'elle est réellement, je demande à la Chambre la permission de lui lire un fragment d'une dépêche officielle adressée par le président du dernier conseil, l'honorable M. Thiers, à notre ambassadeur d'Espagne. Cette dépêche, du 30 avril 1836, est postérieure par conséquent à la proposition d'intervention ou de coopération qui a été adressée par l'Angleterre à la France en mars dernier, et à laquelle le ministère d'alors s'est refusé.
«L'intervention armée, de quelque nom qu'on la couvre, dans quelques limites qu'on propose de la restreindre, dût-elle même se borner à l'occupation du Bastan, est encore repoussée en ce moment par les mêmes considérations qui, jusqu'à présent, ne nous ont pas permis d'y consentir. Sans rien préjuger sur les changements que des circonstances différentes pourraient apporter plus tard dans nos déterminations, nous devons déclarer que, tant que les choses resteront dans l'état où elles sont aujourd'hui, les démarches qu'on ferait pour obtenir de nous une coopération armée seraient sans résultat. Ces démarches, qui, comme celles qui ont déjà eu lieu, ne tarderaient pas à devenir publiques, seraient une imprudence tout à fait gratuite, puisqu'en mettant dans un nouveau jour la détresse du gouvernement de la reine, et en l'exposant à un refus pénible, elles ne pourraient avoir d'autre effet que de diminuer encore ce qui lui reste de force morale. Ses amis ne peuvent donc trop lui conseiller de s'en abstenir.»
La Chambre le voit clairement: dans l'esprit du dernier président du conseil lui-même, l'intervention ou la coopération armée était la même chose. Il se sert indifféremment des deux mots pour repousser l'une et l'autre. M. le dernier président du conseil n'adopte donc pas les idées au nom desquelles on vient de défendre tout à l'heure la politique du cabinet du 22 février.
J'écarte les mots et je viens au fond des choses.
Oui, le cabinet du 11 octobre a donné au gouvernement de la reine Christine un appui indirect qui a varié selon les temps.
En même temps qu'il se refusait à l'intervention, à la coopération armée, il appuyait la reine d'Espagne, tantôt par le blocus sur la frontière, tantôt en autorisant le gouvernement espagnol à recruter en France et à lever lui-même, en son propre nom, par sa seule action, à lever, dis-je, dans la population ou parmi les militaires en congé, des corps de volontaires, comme l'a été la légion Schwartz; tantôt, enfin, en autorisant la légion étrangère licenciée à passer au service de l'Espagne, à devenir un corps espagnol; car il était bien formellement stipulé, dans la convention, que ce corps n'était plus au service de la France, qu'il devenait un corps espagnol, sous les ordres du général en chef espagnol. Oui, messieurs, tous ces appuis indirects ont été successivement accordés, par le ministère du 11 octobre, à la cause de la reine; et aujourd'hui, pour mon compte, je n'en répudie aucun.
Qu'a voulu, après la dépêche que je viens de lire tout à l'heure, qu'a voulu y ajouter le cabinet du 22 février?
D'une part, il a voulu rendre beaucoup plus considérable la force du corps ou des corps qui servaient en Espagne comme volontaires ou sous le nom de légion étrangère. De plus, il s'est chargé lui-même du recrutement en France: c'est M. le ministre de la guerre qui, par des circulaires et des instructions émanées de lui, par des officiers envoyés par ses ordres, a provoqué et dirigé ce recrutement; ce n'est plus l'ambassadeur d'Espagne seul, ce n'est plus le gouvernement espagnol seul qui a recruté et enrôlé des volontaires en France, ainsi qu'on l'y avait autorisé lors de la formation de la légion Schwartz: c'est le ministre de la guerre de France qui a écrit, qui a ordonné, qui a fait voyager les officiers, qui a recruté et formé les corps d'armée sur le territoire français.
Est-ce là une seule et même chose, messieurs? est-ce là le même appui indirect que le cabinet du 11 octobre avait accordé?
Je continue: voici une autre circonstance qui n'est pas moins grave.
Ce n'est pas seulement dans la population, parmi les militaires en congé illimité, c'est dans les régiments français mêmes, et non-seulement dans les régiments stationnés sur la frontière, mais même dans des divisions éloignées de la frontière que ce recrutement a eu lieu. Le ministre de la guerre français, par des instructions officielles, par des officiers envoyés par lui, recrutait dans les régiments français, dans nos régiments organisés, les soldats qui devaient aller en Espagne, sous la cocarde espagnole, sous le drapeau espagnol, il est vrai, mais en quelque sorte par l'action directe et personnelle du gouvernement français, pour servir dans l'armée de la reine. N'y a-t-il là, messieurs, entre l'appui indirect accordé par le cabinet du 11 octobre et cette nouvelle forme d'action, aucune différence essentielle? Bien que le drapeau français ne dût pas flotter sur le corps d'armée envoyé en Espagne, n'y a-t-il rien là qui engage beaucoup plus avant, beaucoup plus directement, plus profondément, la responsabilité du gouvernement français?
Voulez-vous que je vous prouve, messieurs, indépendamment de ces faits, qu'effectivement la responsabilité du gouvernement se trouvait beaucoup plus engagée? En voici une preuve irrécusable. Ces circonstances nouvelles, ce nouveau mode de procéder que le cabinet du 22 février a ajoutés à l'appui indirect accordé par le cabinet du 11 octobre, le cabinet du 11 octobre les avait repoussés, formellement repoussés.
Je vais mettre sous les yeux de la Chambre les dépêches de mon honorable ami, M. le duc de Broglie, alors président du conseil.
«Le gouvernement du roi,» écrivait M. le duc de Broglie à M. le duc de Frias, le 26 juin 1835, «le gouvernement du roi a déjà eu bien souvent l'occasion de s'expliquer sur la véritable portée du traité du 22 avril, et d'établir qu'en s'engageant à concourir, autant qu'il dépendrait de lui, à la pacification de la péninsule, il avait entendu se réserver, pleinement et sans restriction ni modification quelconque, le droit qui lui appartient d'apprécier, dans son propre intérêt et dans celui de l'Espagne, la convenance et l'opportunité des divers moyens qui pourraient être proposés dans ce but.....
«Toutes les facilités désirables seront données, tant pour augmenter, par voie de recrutement, la force de la légion étrangère, que pour lever d'autres corps composés de Français. Quant à l'armement de ces corps, le gouvernement français entend qu'il ne puisse s'opérer que sur le territoire espagnol.....»
Voici une autre dépêche, écrite à l'occasion d'un avis donné, par erreur, par le préfet de la Seine, et auquel a fait allusion l'honorable orateur qui m'a précédé. M. le duc de Broglie crut devoir, dans une dépêche, dissiper tous les doutes auxquels pouvait donner lieu cet avis de la préfecture de la Seine. Il mandait, le 1er juillet 1835, à M. de Rayneval:
«Vous lirez dans les journaux, monsieur le comte, un avis de la préfecture de la Seine, provoquant à de nouveaux enrôlements dans la légion étrangère: cela veut explication. Un des premiers actes du maréchal Maison, en prenant la direction du département de la guerre, avait été de suspendre tout accroissement de la légion par voie d'enrôlement. Lorsque nous résolûmes de la céder à l'Espagne, il fut convenu que cet ordre suspensif serait révoqué. Le maréchal écrivit circulairement dans ce sens à MM. les préfets, mais c'est par une interprétation très-inexacte de ce contre-ordre que l'avis de la préfecture de la Seine lui a donné le caractère d'un appel aussi direct à des engagements nouveaux. Je m'en suis expliqué ce matin avec M. le duc de Frias. Il doit être bien entendu que tous ceux qui se présenteront pour entrer dans la légion étrangère au service d'Espagne seront adressés à l'ambassadeur de Sa Majesté Catholique.»
Voici une troisième dépêche, et celle-ci se rapporte à la légion étrangère elle-même; elle est du 8 juillet 1835:
«Une convention,» écrivait M. le duc de Broglie à M. de Rayneval, »a fait passer la légion étrangère au service de l'Espagne. Avant la conclusion de cet arrangement, le recrutement de la légion étrangère, interrompu depuis quelque temps, avait été repris en vertu d'un ordre formel dont la pensée était de fortifier d'avance le corps que l'Espagne allait prendre à sa solde. Aujourd'hui, le recrutement ne peut être continué que pour le compte de l'Espagne et par des agents espagnols; le gouvernement français doit évidemment rester étranger à des opérations qui ne le regardent plus, puisque le corps dont il s'agit a cessé de lui appartenir.»
Où trouverait-on, messieurs, des textes plus catégoriques? N'est-il pas évident que le cabinet du 11 octobre, en même temps qu'il accordait à la reine d'Espagne un appui indirect, avait soin de le limiter et de se retenir lui-même d'avance sur la pente sur laquelle il était placé? Le cabinet du 11 octobre ne s'est jamais fait illusion à cet égard: il a fort bien compris qu'en accordant un tel appui indirect à la reine, il se plaçait sous l'influence de causes qui tendraient à le pousser beaucoup plus loin, à lui faire dépasser ce que permettait l'intérêt de la France. Aussi s'est-il, dès les premiers moments, mis en garde contre ces influences; il a dit d'avance et sous toutes les formes, dans ses déclarations de politique générale comme dans les correspondances et les discussions spéciales qui ont eu pour objet, soit la légion étrangère, soit l'autorisation de recrutement accordée à l'ambassadeur espagnol, il a dit d'avance: «Le gouvernement français reste étranger à tout cela; sa responsabilité n'y est pas engagée. On ne pourra jamais s'en prévaloir contre lui; on n'ira pas plus loin.»
Eh bien, messieurs, c'est cette limite que le cabinet du 22 février a cru devoir dépasser: il a fait faire le recrutement par le ministre de la guerre lui-même, dans les régiments français eux-mêmes; en sorte que, sans sortir encore de l'appui indirect, et ici je fais sa cause meilleure que ne la faisait tout à l'heure le préopinant lui-même, il a cependant fait un pas, un pas immense, un pas qui devait plus tard rendre inévitable la coopération armée ou l'intervention, comme on voudra l'appeler, d'autant plus inévitable, permettez-moi de le dire, que le chef même du cabinet du 22 février, dans ses convictions les plus sincères, avait toujours été partisan de l'intervention, au sein même du cabinet du 11 octobre; d'autant plus inévitable que, lorsque le cabinet du 11 octobre avait refusé l'intervention, l'honorable M. Thiers avait manifesté une opinion différente de celle qui avait prévalu dans l'intérieur du conseil.
Voilà donc un pas nouveau, un grand pas fait par le cabinet du 22 février, sous la direction d'un président partisan de l'intervention, et vous voudriez que tout cela fût insignifiant, que tout cela ne fût pas autre chose que ce qu'avait fait le cabinet du 11 octobre? Vous ne verriez pas là une accélération rapide sur cette pente qui menait nécessairement à l'intervention, si on ne s'y arrêtait pas fermement? Messieurs, il faut aller au fond des choses, comme disait le préopinant, il faut mettre de côté les mots, les apparences; il faut voir ce qu'on voulait, ce qu'on cherchait, ce qui serait arrivé, quand même peut-être on ne l'eût pas cherché ou voulu. L'intervention, la coopération armée étaient au bout de ces actes, et c'est à cause de cela que, pour mon compte, nous n'en avons pas voulu, pas plus dans le cabinet du 11 octobre que dans le cabinet du 6 septembre. Nous avons toujours eu devant les yeux et déterminé avec un grand soin la limite à laquelle la France s'arrêterait. Sans prononcer d'une manière irrévocable, absolue, que toute intervention était à tout jamais impossible, nous nous sommes toujours proposé, non-seulement de ne pas poussera l'intervention, mais de l'éviter. Les limites que le cabinet du 22 février a voulu dépasser, nous nous y sommes renfermés. Le cabinet du 6 septembre s'est formé pour s'y tenir encore renfermé, comme avait fait le cabinet du 11 octobre, ainsi que je viens, je crois, de le démontrer irrésistiblement à la Chambre. (Mouvement.)
Je n'ajouterai que quelques réflexions fort courtes et un peu plus générales.
Nous sommes, messieurs, placés ici entre deux classes d'adversaires; les uns nous reprochent d'avoir fait, d'avoir exécuté le traité de la quadruple alliance; les autres de l'avoir abandonné. Les uns nous demandent de revenir sur nos pas, de sortir de la mauvaise voie où nous nous sommes engagés; les autres d'y entrer plus avant, d'aller jusqu'au bout.
Messieurs, nous ne ferons ni l'un ni l'autre; nous garderons notre situation et notre nom de politique de juste-milieu. Il s'est fait en Espagne une grande tentative pour y fonder la monarchie constitutionnelle; cette tentative, comme le disait hier mon honorable ami, le duc de Broglie, a été le résultat de la situation intérieure de l'Espagne, d'événements auxquels nous sommes restés étrangers, que nous n'avons ni amenés ni provoqués, mais que nous avons dû accepter. Une fois la tentative commencée, il était et il est de notre devoir d'y soutenir l'Espagne, d'aider, autant que le permettront les intérêts propres de la France, au succès de la fondation d'une monarchie constitutionnelle dans un État voisin de nous et lié à nous par tant d'intérêts. Nous avons constamment pratiqué cette politique; nous la pratiquerons encore. Mais, en même temps, nous nous sommes promis de ne pas engager dans cette entreprise difficile, incertaine, la fondation d'un gouvernement constitutionnel au milieu d'un pays où il rencontre tant d'obstacles et si peu d'habitudes favorables, nous nous sommes promis, dis-je, de ne pas engager dans cette entreprise que nous aimons, que nous servons, de n'y pas engager la force, la prospérité, la destinée de la France. (Très-bien!)
M. le duc de Noailles, avec la parfaite convenance et la justesse d'esprit qui le caractérisent, nous invitait hier à rentrer enfin en possession de notre liberté, à sortir des liens dans lesquels le traité de la quadruple alliance nous enlaçait. Mais, messieurs, par les faits que je viens de rappeler à la Chambre, par ce qui se passe en ce moment même, n'est-il pas évident que le gouvernement du roi, dans cette grande question, a constamment fait preuve de liberté? Il n'a été entraîné par personne, dominé par personne; il ne s'est mis à la suite de personne, pas même à la suite de la cause qu'il aimait et servait, ce qui est si difficile et si rare: il ne s'est pas laissé entraîner par ses propres inclinations, par ses propres sentiments.
Nous avons servi la cause de la monarchie constitutionnelle en Espagne; nous lui avons donné tout l'appui indirect qui nous a paru compatible avec les intérêts de la France. On nous a demandé davantage: l'Espagne a demandé l'intervention, l'Angleterre a demandé la coopération armée; nous avons refusé; nous avons usé de notre liberté pour refuser comme nous en avions usé pour agir.
Aujourd'hui on voudrait nous pousser plus loin; un cabinet a eu l'envie d'aller plus loin: le gouvernement du roi s'est arrêté, il est resté dans les limites de la politique du 11 octobre. En ceci encore il a fait acte de liberté; il a montré que rien ne l'entraînerait trop loin sur cette pente, qu'il résisterait au besoin, qu'il avait en lui-même, dans sa situation, dans ses antécédents, la force de résister. En acceptant donc la recommandation très-sage que M. le duc de Noailles nous a adressée, je me dois, je dois à mes collègues, à mes amis, de lui faire remarquer à mon tour que nous ne l'avons pas attendue, que nous avons fait preuve constante, preuve éclatante de liberté, et que notre passé est, à cet égard, le meilleur garant de notre avenir.
Mais parce que nous avons su nous arrêter, parce que nous ne nous sommes pas laissé entraîner, un autre honorable préopinant nous disait tout à l'heure: «Vous ne marcherez donc plus, vous allez rester tout à fait stationnaire! Vous ne ferez plus que des vœux, vous ne concevrez plus que des espérances! La politique du cabinet du 11 octobre était une politique d'action, la vôtre va être une politique inerte!»
Messieurs, je demande à l'honorable préopinant de chercher parmi les actes du cabinet du 11 octobre, parmi les témoignages d'appui indirect qu'il a donnés à la cause de la reine Christine, et d'en citer un seul que le cabinet actuel ne continue pas: il n'en trouvera aucun; tout ce qui a été fait par le cabinet du 11 octobre, est maintenu et continué par le cabinet actuel. Il est vrai que le cabinet actuel n'a pas cru devoir y ajouter toutes les démarches, toutes les mesures nouvelles que le cabinet du 22 février avait voulu y ajouter. C'est là, entre lui et nous, la différence; différence que nous acceptons complétement, de grand cœur, mais qui n'empêche pas que nous ne persistions à marcher, à agir comme le cabinet du 11 octobre a agi et marché.
Ce que nous faisons suffira-t-il? Notre appui suffira-t-il à fonder définitivement, régulièrement, la monarchie constitutionnelle en Espagne? Nous l'espérons; mais nous ne le savons pas, personne ne le sait. On nous a accusés de nous en remettre à la Providence, de livrer tout au hasard. Messieurs, nous ne voulons pas tout livrer au hasard; mais nous n'avons pas la prétention de prendre à notre compte le rôle de la Providence, de régler et de décider nous-mêmes toutes choses en Espagne, à tout prix, à tout risque, les institutions comme les événements; non, nous n'avons pas cette prétention; nous la regardons comme déraisonnable, comme dangereuse pour les intérêts et la sûreté de la France. Et quoi qu'il arrive, le gouvernement fera ce que votre Adresse lui recommande, ce qu'exigeront la sûreté et l'honneur de la France. La France est toujours sûre de se suffire à elle-même; mais c'est à une condition, à la condition qu'elle ne sera pas chargée de suffire à tout pour les autres. (Nombreuses marques d'approbation.)
LXXX
Discussion du projet d'adresse sur la question des affaires d'Espagne et de la politique d'intervention ou de non-intervention française dans ce royaume.
—Chambre des députés.—Séance du 16 janvier 1837.—
La question de l'intervention française en Espagne fut, à la Chambre des députés comme à la Chambre des pairs, la principale dans le débat de l'adresse. Je défendis la politique de non-intervention, en en déterminant avec précision le caractère et les limites, et en établissant qu'elle avait été, depuis l'avénement de la reine Isabelle, la politique du gouvernement du roi.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.—Messieurs, ce n'est pas moi qui contesterai la gravité de la question qui se débat devant vous. Je suis convaincu que l'erreur, dans cette circonstance, aurait, pour notre pays et pour son gouvernement, les conséquences les plus funestes. Aussi je ne l'aborde, pour mon compte, qu'avec un véritable recueillement.
Je ne contesterai pas davantage la sincérité des convictions qui diffèrent de la mienne; je sais croire à la sincérité, et l'honorer, même dans mes adversaires. L'honorable M. Thiers a cru devoir rappeler avant-hier, à la tribune, quelques paroles d'une conversation particulière qui eut lieu entre lui et moi, lorsque l'intervention fut demandée pour la première fois au cabinet. Je ne retire aucunement ces paroles; la Chambre comprendra sans peine qu'à cette époque, redoutant dans l'intérieur du cabinet une séparation que je n'ai jamais cherchée et que je regretterai toujours, j'aie employé, dans mes conversations particulières comme ailleurs, quelques paroles qui me semblaient propres à la prévenir. (Très-bien! très-bien!)
J'ajouterai que mon opinion sur cette question n'a pas été, dès le premier jour, complète et absolue, comme d'autres peut-être. Elle s'est formée, elle s'est affermie progressivement et en présence des événements. Mais l'honorable M. Thiers sait, aussi bien que personne et que moi-même, que, toutes les fois qu'il a fallu prendre une résolution, se prononcer pour ou contre l'intervention, je me suis prononcé contre; c'est le seul fait que je tienne à rappeler en ce moment.
À l'époque dont je parle, messieurs, je me suis prononcé contre l'intervention. Je ne l'aurais certainement pas fait si j'avais cru que nous fussions engagés par nos paroles envers la reine d'Espagne, au moment de la mort de Ferdinand VII, et par les traités conclus plus tard. Je suis de ceux qui pensent que les traités engagent, et qu'ils doivent être exécutés à tout risque quand une fois ils ont été conclus. Mais je pense et j'ai toujours pensé que, ni les paroles données à la reine au moment de la mort de Ferdinand, ni les traités conclus plus tard, n'avaient engagé le gouvernement français dans l'intervention ou dans la coopération armée, et qu'il avait toujours conservé la pleine liberté de ses résolutions et de ses actes sur cette question. Je ne reviendrai pas sur la discussion qui s'est prolongée à cette tribune quant au sens des traités; je n'ajouterai rien à ce qu'a dit mon honorable collègue M. Hébert; je ne convaincrais pas ceux qu'il n'a pas convaincus... (Très-bien!) Mais je demande la permission de joindre aux preuves qu'il a données une nouvelle preuve, une preuve de fait que la Chambre regardera comme convaincante: c'est l'opinion constante du gouvernement français depuis la conclusion des traités jusqu'à ce jour, opinion que non-seulement le gouvernement français avait pour son compte, mais qu'il proclamait tout haut: non-seulement il ne s'est jamais tenu pour engagé, mais il l'a dit à toutes les époques; il a averti ses alliés qu'il se considérait comme libre, et que, lorsqu'on parlerait d'intervention ou de coopération, il se réservait le droit de juger si elle était dans l'intérêt de la France. C'est la preuve de ce fait que je vais mettre sous les yeux de la Chambre; et je prie la Chambre de ne pas craindre que j'apporte à cette tribune des dépêches dont la publicité pourrait avoir des inconvénients; les pièces que je vais lire se rapportent à des faits accomplis, et démontreront ce que j'avance, sans inconvénient pour la France ni pour aucun de ses alliés.
Presque au moment même où la France venait d'adresser à la reine d'Espagne les paroles dont on se prévaut aujourd'hui pour considérer le gouvernement comme engagé, M. le duc de Broglie écrivait à l'ambassadeur de France en Espagne:
«Nous n'avons aucune envie d'intervenir à main armée dans les affaires d'Espagne. Tout au contraire, ce serait pour nous une bien fâcheuse extrémité. Nous ne prétendons pas non plus soutenir le gouvernement actuel de l'Espagne quoi qu'il fasse et quoi qu'il arrive, quelque ligne de conduite qu'il suive, et dans quelque position que les événements le placent. Nous avons voulu simplement avouer tout haut ce gouvernement, lui donner force et courage en lui déclarant qu'il pouvait compter sur notre amitié, et nous montrer disposés à écouter favorablement ses demandes s'il était réduit à nous en adresser; mais sans nous dessaisir du droit inhérent à tout gouvernement d'en apprécier l'opportunité, la nature et la portée.» (Sensation.)
Cette dépêche est du 20 octobre 1833.
M. Havin.—Personne ne conteste cela.
M. le ministre de l'instruction publique.—Je crois que vous contesterez quand vous aurez tout entendu. (On rit.)
Le 13 novembre 1833, M. le duc de Broglie écrivait encore:
«Lorsque, informés de la mort de Ferdinand VII, nous avons eu à délibérer sur l'attitude à prendre et sur la marche à suivre, il a été décidé d'abord que nous manifesterions notre intérêt pour la cause de la jeune reine Isabelle, par quelque chose de plus qu'une simple reconnaissance. Désirant ensuite qu'on n'interprétât point à Madrid notre empressement à nous déclarer en faveur de cette cause comme impliquant le projet de dominer le gouvernement de la régente et de l'entraîner malgré lui dans des voies qui lui répugneraient, nous avons résolu de n'agir dans aucun cas que sur la demande expresse de ce gouvernement, et de ne rien entreprendre en définitive que de la manière et dans la mesure qu'il jugerait lui-même convenable. Mais en même temps nous avons positivement établi que nous entendions demeurer libres d'examiner, de discuter ou de refuser ce qui pourrait nous être demandé par l'Espagne.»
M. Isambert.—C'est avant le traité.
M. le ministre de l'instruction publique.—J'ai dit la date en commençant. J'en viendrai au traité. On a voulu tirer notre engagement non-seulement du traité, mais des premières paroles données au gouvernement de la reine après la mort de Ferdinand VII. J'établirai que, soit dans ce premier moment, soit après les traités, nous n'avons pris aucun engagement de ce genre, que nous nous sommes toujours considérés comme libres. J'en donnerai des preuves qui se rapportent aux différentes époques. Je reprends.
«Nous avons positivement établi que nous entendions demeurer libres d'examiner, de discuter ou de refuser ce qui pourrait nous être demandé par l'Espagne; et c'est dans ce but que vos instructions devaient ne rien spécifier relativement à la nature de l'appui que vous serez chargé d'offrir à Sa Majesté Catholique.»
Voici, après le traité, une première dépêche de M. le comte de Rigny, en date du 16 juillet 1834:
«Il importe que, de votre côté, vous vous attachiez à prévenir, dans l'esprit du cabinet de Madrid, des espérances qu'il ne dépendrait pas de nous de réaliser. J'ajouterai que vous ne sauriez mettre trop de soin, non-seulement à décliner toute demande qu'on viendrait à vous faire d'une intervention effective de notre part, mais encore à empêcher, s'il est possible, que l'idée même ne s'en présente au ministère espagnol.»
Voici une seconde dépêche du 12 décembre 1834; elle est encore de M. le comte de Rigny:
«Si, pour nous contester le droit de discuter l'opportunité d'une pareille demande, on voulait se prévaloir des promesses que nous avons faites au moment de la mort de Ferdinand VII, notre réponse serait facile. Le traité du 22 avril, la convention du 18 août, tant d'autres actes qui les ont précédés ou suivis sont certes plus que suffisants pour attester que notre parole n'a pas été vaine. Il serait d'ailleurs absurde de supposer que le gouvernement français, en offrant spontanément son appui à l'Espagne, sans lui demander aucun retour, eût abdiqué à jamais le droit d'examiner, lorsque cet appui lui serait demandé, par quels moyens, dans quelles formes il devrait être accordé, pour concilier les intérêts des deux pays. Une telle abnégation serait certainement sans exemple.» (Sensation.)
Voici, messieurs, une dernière dépêche du 23 janvier 1836; c'est l'un des derniers actes de M. le duc de Broglie dans son second ministère:
«Intervention armée et secours pécuniaires, ce sont là deux points à l'égard desquels le cabinet de Madrid, je le dis franchement, ne doit rien attendre du gouvernement du roi. Il y aurait impossibilité pour nous.....» M. le duc de Broglie parle dans le présent, comme un gouvernement parle toujours; un gouvernement ne parle jamais dans l'avenir; il n'engage point à tout jamais sa conduite ni ses actes; il s'occupe du présent, pour les circonstances présentes, et il serait insensé de se conduire autrement. (Très-bien!)
Une voix à gauche.—Mais en pensant à l'avenir.
M. le président.—N'interrompez pas!
M. le ministre de l'instruction publique.—Je continue:
«Il y aurait impossibilité pour nous à accueillir l'une ou l'autre de ces demandes. Nous sommes loin de nous dissimuler combien la situation de l'Espagne est grave; il n'y a ni optimisme ni indifférence dans notre attitude envers elle; mais nous avons nos nécessités comme elle a les siennes, et nous ne saurions l'aider en dehors des voies où, bien des fois déjà, nous lui avons déclaré vouloir nous maintenir.»
Je crois, messieurs, qu'il est impossible de produire des textes plus formels, des textes qui prouvent plus clairement que, non-seulement le gouvernement français ne s'est pas considéré comme engagé, mais qu'il n'a pas voulu qu'on s'y trompât, qu'il s'est conduit dès l'origine et dans tout le cours de cette affaire avec une complète loyauté, donnant toujours l'appui qu'il croyait pouvoir donner dans l'intérêt de la France, mais ne voulant pas s'engager, et avertissant bien jusqu'à quel point on pouvait compter sur lui et non pas au delà.
Voilà, messieurs, par les actes, par notre conduite même, voilà le sens des traités; voilà comment nous les avons entendus, appliqués et fait entendre.
L'honorable M. Thiers a soutenu que, si les traités ne nous engageaient pas à une coopération armée ou à une intervention effective au profit de l'Espagne, quand elle nous le demanderait, les traités n'étaient rien, notre promesse était vaine; il a même été jusqu'à dire que c'eût été une moquerie, une tromperie envers l'Espagne et l'Europe.
Messieurs, je demande à l'honorable M. Thiers la permission de lui rappeler des paroles qu'il a prononcées, il y a un an, comme président du conseil du 22 février, le 2 juin 1836, à cette tribune; et ici je le prie d'être bien convaincu que ce n'est pas de ma part une malice; une malice en pareille matière serait indigne de lui comme de moi. Je vais lire ses propres paroles.
Le 2 juin 1836, comme président du conseil, l'honorable M. Thiers disait, en répondant, si je ne me trompe, à M. Mauguin:
«On a dit: Vous avez fait un acte énergique, c'est celui de reconnaître la reine; mais vous vous êtes arrêtés, et depuis vous n'avez rien fait. Je répondrai: Si, nous avons beaucoup fait. Nous avons d'abord donné à l'Espagne l'appui moral de la France et de l'Angleterre, et c'était beaucoup. Et si vous connaissiez aussi bien que nous, ce qui est difficile, quelque bien renseigné que vous soyez, puisque vous n'êtes pas aux affaires, si vous connaissiez le mouvement général des choses en Europe, vous sauriez que c'était beaucoup que cet appui moral de la France et de l'Angleterre.»
Il est donc bien reconnu, bien établi, messieurs, qu'un appui moral a été donné, et que l'appui moral était beaucoup. Je continue:
«Mais les Anglais ont donné un corps auxiliaire. La France a également donné un corps auxiliaire, non pas obscurément, mais ostensiblement. Enfin nous avons établi le long des Pyrénées un blocus très-rigoureux qui, sans doute, n'a pas empêché la contrebande de se faire, puisqu'il n'y a pas de lignes de douanes au monde qui puissent l'empêcher absolument, mais qui a empêché les grandes expéditions qu'on n'aurait pas manqué de faire passer par la frontière française. Sans ce blocus, vous auriez vu, non pas seulement des infiltrations, mais un second Coblentz espagnol sur la frontière de France. Tous les carlistes de l'Europe auraient envoyé par là des secours considérables qui auraient rendu la guerre civile plus redoutable qu'elle ne l'est.
«Enfin, après avoir signé ce traité de la quadruple alliance, après avoir donné à l'Espagne l'appui moral, le blocus et la légion étrangère, que restait-il à lui donner? Vous prononcez tous le mot pour moi, messieurs. Il restait à lui donner une armée française. Eh bien, permettez-moi de le dire, c'est là une question immense; c'est à cette question seule que le gouvernement s'est arrêté; et s'il ne s'y était pas arrêté, il serait en ce moment accusé devant vous de la hardiesse avec laquelle il l'aurait résolue. Il ne l'a pas résolue; et dans une aussi grande affaire, s'il était jamais amené à s'en occuper, ce que rien n'annonce aujourd'hui, il ne ferait que ce que lui conseilleraient la dignité, l'intérêt de la France, l'intérêt même de l'Europe, et j'ajouterai, le vœu bien connu, bien constaté, du pays.» (Sensation prolongée.)
Eh bien, messieurs, c'est là ce que nous faisons aujourd'hui. Nous recherchons ce vœu du pays; nous travaillons à le constater. Mais avant d'entrer dans l'examen de la question même, il faut qu'il soit bien reconnu, reconnu par nos adversaires comme par nous-mêmes, que le cabinet français ne s'est jamais considéré comme engagé, que non-seulement il ne s'est pas considéré comme engagé, mais qu'il l'a dit, qu'il l'a répété dans toutes les occasions; que ni l'Espagne, ni l'Europe n'ont pu s'y tromper; et, de plus, que ce qu'il a fait était beaucoup, qu'il n'est point exact de dire qu'il n'ait rien fait, qu'il n'ait pas tenu sa promesse, et qu'il a été au contraire établi par M. le président du conseil du 22 février, comme par tous les ministres des affaires étrangères qui se sont succédé, que nous avons fait beaucoup de choses, et des choses qui ont empêché jusqu'à présent le progrès des carlistes en Espagne.
Nous sommes donc libres, messieurs; la France est libre, la Chambre est libre, le gouvernement du roi est libre; nous pouvons examiner en toute liberté la question de la coopération armée ou de l'intervention, comme vous voudrez l'appeler; nous ne sommes pas liés par des paroles, par des traités; il s'agit seulement de savoir si cette mesure est conforme à l'intérêt de la France, si l'intérêt de la France le permet ou l'exige aujourd'hui. (Au centre: Très-bien!) Je répète à la Chambre que c'est pour aujourd'hui que je parle, pour le présent et non pour un avenir inconnu, pour un temps indéterminé, dont ni vous ni moi nous ne disposons. (Voix à gauche: C'est une nouvelle édition.) Je prie la Chambre et les honorables députés qui siégent sur ces bancs (l'orateur désigne la section de gauche) de prendre mes paroles au pied de la lettre; je les dis toutes sérieusement, avec une conviction profonde, et je n'entends en retirer aucune.
J'aborde maintenant la question en elle-même; et ici je remercie l'honorable M. Thiers d'avoir attaché, comme il le faisait avant-hier, peu d'importance à la distinction, sur laquelle on a tant disserté, entre la coopération et l'intervention. M. Thiers, avec la fermeté de son esprit, s'est prononcé nettement pour l'intervention; il a dit qu'il préférait l'intervention et ne croyait la coopération bonne qu'autant qu'elle suppléait à l'intervention et pouvait en tenir lieu. Il faut donc se rendre un compte exact, précis, complet, dans l'intérêt de la France d'abord, de l'Espagne après (Très-bien!), il faut, dis-je, se rendre compte de ce que c'est que la coopération armée et de ses conséquences.
Eh bien, pour moi, l'intervention, la coopération armée, c'est la France engagée dans les affaires intérieures de l'Espagne, la France attachant sa responsabilité aux destinées intérieures de l'Espagne, la France s'obligeant à une occupation plus ou moins prolongée de telle ou telle partie du territoire espagnol, à une influence plus ou moins cachée, mais prépondérante, sur le gouvernement espagnol, et acceptant la responsabilité qui s'attache partout à l'influence prépondérante. Voilà ce qu'est pour moi l'intervention ou la coopération armée.
On a dit que tous nos ambassadeurs, tous les hommes considérables et éclairés qui avaient été en Espagne, avaient regardé l'intervention, non-seulement comme bonne, comme nécessaire pour l'Espagne, mais comme facile, comme devant amener des résultats prompts et décisifs. Je demande à la Chambre la permission de mettre encore sous ses yeux pour rectifier les faits, pour qu'ils soient bien connus d'elle, et qu'en examinant la question elle ne soit dominée par aucune illusion, de mettre, dis-je, sous ses yeux l'opinion de l'ambassadeur que nous avons eu pendant plusieurs années en Espagne, et qui, en effet, était favorable à l'intervention. Voici quelle était son opinion sur ce point. Il examinait les différentes hypothèses, les divers modes d'après lesquels l'intervention pourrait avoir lieu, et, laissant de côté la question purement militaire pour s'occuper de la question politique, il ajoutait:
«Les passions que la lutte des partis et la guerre civile ont excitées ne peuvent être calmées en un instant; il paraît nécessaire que l'armée française, pour consolider son ouvrage, occupe, pendant un espace de temps plus ou moins long, le pays qu'elle aura pacifié. Le feu se rallumerait indubitablement, ou dans les provinces du nord ou sur quelques autres points de l'Espagne. Il faut convenir d'avance du temps que durera l'occupation, et de plus stipuler d'une manière bien positive que les troupes françaises ne quitteront le territoire espagnol, même après l'expiration de ce terme, que par suite d'une délibération prise en commun par les deux gouvernements, et non sur la simple demande du gouvernement espagnol. Il est résulté beaucoup d'embarras pour nous et beaucoup de mal pour l'Espagne de la faculté laissée, en 1823, au roi Ferdinand de faire cesser à son gré l'occupation du pays par nos troupes. Il ne faut pas que la même faute se renouvelle. N'oublions jamais qu'on doit s'attendre à des caprices perpétuels de la part d'une administration espagnole, et à des caprices capables de renverser en un instant tout ce que nous aurons fait pour assurer la tranquillité de la péninsule. Nous devons prendre nos mesures en conséquence.
«Ceci me conduit naturellement à parler de la conduite que nous devons nous prescrire à l'égard du gouvernement espagnol. Il ne peut évidemment, du moins jusqu'à la majorité de la reine, surmonter les difficultés inhérentes à sa nature et à sa situation qu'en s'appuyant sur nous. Notre coopération actuelle ne doit pas être un fait isolé, mais le premier pas que nous ferons dans un système nouveau...
«Tout en traitant l'Espagne en pays parfaitement indépendant, il est de toute nécessité de la tenir plusieurs années sous notre tutelle. C'est ainsi seulement qu'elle pourra entreprendre la réforme réelle de ses lois et de ses mœurs, calmer les passions violentes qui fermentent dans son sein, et se préparer un avenir de paix et de prospérité.»
Je n'entends pas examiner, quant à présent, le fond de la question; je n'ai voulu que vous faire connaître l'opinion de notre ambassadeur en Espagne, qui jugea qu'il était de son devoir d'en bien instruire le gouvernement du roi au moment où il croyait l'intervention possible.
La question n'est donc pas si simple, ni l'entreprise si facile qu'on voudrait vous le persuader. Je sais qu'on peut dire que tout ceci n'est qu'une conjecture, que l'intervention n'ayant pas eu lieu, on n'en saurait connaître les pesantes conséquences. Je ferai la même réponse à nos adversaires; je leur dirai que l'intervention n'ayant pas eu lieu, ils ne peuvent savoir non plus si elle aurait produit les résultats prompts et faciles qu'ils en attendent. Nous sommes à deux de jeu sur cette question. Mais la partie étant ainsi égale, il y a quelque chose à consulter; il y a des faits qui se sont passés en Espagne depuis quatre années; elle a une histoire qu'il faut examiner. Eh bien, je vous demande en grâce de vous rappeler tout ce qui s'est passé depuis la mort de Ferdinand VII.
Jamais gouvernement nouveau ne s'est établi et n'a passé les premiers moments de sa vie sous des auspices plus favorables ni entouré de meilleures circonstances.
Il s'est établi légalement, en vertu du droit, au nom du principe monarchique, si puissant en Espagne; au moment où il s'est établi, il n'a été contesté sérieusement par personne. Dans tout le pays, non-seulement il a été sur-le-champ le gouvernement légal, le gouvernement de droit, comme il l'est strictement et toujours; mais il a été reconnu, immédiatement reconnu par tous ses voisins, par les puissances qui pouvaient influer directement et efficacement sur ses destinées. Et non-seulement il a été reconnu, mais il a été soutenu moralement, comme je vous le montrais tout à l'heure, par la reconnaissance et par l'appui qui lui a été offert. Il a été soutenu matériellement par des envois d'armes, de munitions, de troupes, la légion étrangère française et la légion anglaise. En fait, je le répète, jamais gouvernement nouveau n'a été mieux soutenu en naissant ni entouré de circonstances plus favorables que celui de l'Espagne. Rappelez-vous ce qui s'est passé parmi nous au moment où le gouvernement de Juillet a été fondé. Est-ce que les circonstances lui ont été aussi favorables? Est-ce qu'il a été vu d'aussi bon œil par tous ses voisins? Est-ce qu'il n'avait pas les embarras intérieurs qui naissent d'une grande commotion, d'un grand emploi de la force nationale? Ces difficultés, messieurs, qui nous ont tant frappés, qui ont tant pesé sur nous, que nous avons en tant de peine à surmonter, le gouvernement de la reine ne les a pas rencontrées en Espagne.
Et cependant est-il parvenu aujourd'hui au même degré de fermeté, d'autorité, d'influence que le gouvernement français? Non, certainement non. Pourquoi? Il y a ici une cause intérieure, une cause que l'honorable M. Thiers signalait lui-même avant-hier: c'est la difficulté, l'extrême difficulté d'établir en Espagne un gouvernement régulier, efficace, qui s'empare de la population, qui la possède et la mène à son but. M. Thiers vous disait avant-hier, en vous parlant du juste-milieu espagnol, que ce qui lui manquait, c'était un gouvernement capable de le rallier et de le conduire. C'est là, messieurs, en effet, c'est là qu'est la véritable difficulté pour l'Espagne; c'est là le mal qu'il faut guérir, l'obstacle qu'il faut surmonter si l'on veut donner réellement à l'Espagne ce qui lui manque.
Eh bien, messieurs, ce que vous demandent, ce que vous proposent les partisans de l'intervention, c'est de vous charger de cette entreprise, c'est de donner au juste-milieu espagnol le gouvernement qui lui manque, de lui donner le temps et la force de l'acquérir.
Messieurs, je ne veux pas affirmer que l'entreprise est impossible; mais certainement elle est bien grande et bien difficile. Ce n'est pas la première fois que des gouvernements étrangers, que la France elle-même essayent d'influer sur l'Espagne, de la réformer, de diriger son gouvernement. Louis XIV l'a essayé, Napoléon l'a essayé, Louis XVIII l'a essayé. Il ne se fera jamais une intervention plus facile, qui ait rencontré moins d'obstacles, qui ait été plus promptement accomplie que celle de 1823. Elle a marché des Pyrénées à Cadix sans obstacle; elle a pris en peu de temps Cadix qui avait résisté à la toute-puissance de Napoléon, et tout cela accompli, quand la France a voulu influer efficacement sur le gouvernement espagnol, quand elle a voulu introduire dans ses conseils, dans ses actes, l'ordre, la modération, la sagesse, l'efficacité, ce qui fait les gouvernements enfin, elle a échoué.
Louis XVIII s'est conduit envers l'Espagne, à cette époque, d'une façon prudente et modérée; il lui a donné de bons et sages conseils; ils ont été à peu près sans vertu, et, trois ans après, il était sur le point de se brouiller avec l'Espagne et de rappeler son ambassadeur.
Est-ce donc là, messieurs, une entreprise facile? Est-ce là une chose que l'on puisse faire en quelques mois, en se jouant, sans y engager toute la force, toute l'autorité, toute la destinée de la nation? Non, messieurs; il est clair que c'est une affaire immense, une de ces affaires dont on ne se charge pas pour le compte d'autrui.
Et, pensez-y bien, messieurs, quel est le gouvernement que vous iriez aujourd'hui vous charger, je ne dis pas d'établir, mais de faire réussir en Espagne, d'assurer et de garantir? Louis XVIII avait affaire à Ferdinand VII, à un roi absolu, à une forme de gouvernement plus simple, plus expéditive que les formes constitutionnelles. Ce que vous iriez vous charger de faire réussir en Espagne, et avec grande raison, car vous n'en devez protéger aucun autre, c'est le gouvernement constitutionnel, un gouvernement libre, un gouvernement de publicité et de discussion, un gouvernement où l'élection joue un rôle immense. Connaissez-vous rien de plus difficile et de plus beau à la fois?
On vous parle, messieurs, de la fatigue et de la faiblesse comme des seules causes de l'existence du juste-milieu et de son empire. Messieurs, pour fonder un gouvernement de juste-milieu, il faut plus de courage, il faut plus de persévérance et de dévouement que pour aucune autre forme de gouvernement et aucune autre entreprise. (Très-bien! très-bien!)
Non certes, il n'est pas vrai que le juste-milieu et son empire soient l'effet de la fatigue et de la faiblesse. Sans aucun doute, le désabusement général y concourt. Je ne me fais pas plus illusion que vous sur ce qu'il peut y avoir aujourd'hui d'erreur et de mal dans l'état moral de mon pays; je sais qu'il y a dans ce désabusement général, dans ce scepticisme général, de la fatigue et de la faiblesse, j'en conviens; mais si nous n'avions trouvé que cela parmi nous, jamais vous ne seriez venus à bout de faire ce que vous avez fait; jamais le gouvernement, jamais le juste-milieu, jamais la révolution de Juillet n'auraient réussi. Ce n'est pas à nos défauts, ce n'est pas à ce qui nous manque, c'est à nos qualités, à notre expérience, à notre intelligence, à notre fermeté, à notre persévérance que le succès du juste-milieu a été dû en France; il vous faudrait rencontrer en Espagne les mêmes éléments pour réussir; et pour réussir, comment? par la main de l'étranger! (Très-bien! très-bien! Mouvement prolongé.)
Je conjure la Chambre, comme je le disais tout à l'heure, de prendre toutes mes paroles à la lettre, et de ne leur donner ni plus ni moins d'étendue que je ne leur en attribue moi-même. Ce que je conclus de tout ceci, c'est uniquement que l'entreprise est très-difficile, qu'elle exige les plus grands efforts, qu'elle lie la responsabilité et le sort de la France aux affaires intérieures et aux destinées de l'Espagne. Il faut donc, pour que la France s'y engage, un intérêt immense, un de ces intérêts dominants, prépondérants, auxquels les nations doivent quelquefois tout sacrifier. Cet intérêt existe-t-il? Je pense que non, et je demande à la Chambre la permission de lui en dire les raisons.
On a apporté, pour prouver tout l'intérêt que doit porter la France aux destinées actuelles de l'Espagne, des considérations de divers genres, les unes puisées dans la politique générale et permanente de la France, les autres dans sa politique actuelle et spéciale, dans l'intérêt du gouvernement de Juillet.
Je parcourrai rapidement les unes et les autres.
On a parlé de Louis XIV; c'est en effet le grand exemple et la grande autorité. Je prie la Chambre de se demander ce que sont devenues après Louis XIV, après ce grand acte de la fin de son règne sur l'Espagne, ce que sont devenues, dis-je, la conduite et la situation de la France dans les grandes affaires de l'Europe, dans tout le cours du XVIIIe siècle. La réponse est facile et connue de tout le monde: une inertie rare, une faiblesse évidente, peu d'influence et peu d'action dans les affaires générales de l'Europe, telle a été l'histoire de la France dans le XVIIIe siècle.
Une voix.—De l'Espagne?
M. le ministre de l'instruction publique.—De la France: c'est de la France que je parle.
Vous n'avez qu'à vous rappeler, messieurs, les grands événements politiques du XVIIIe siècle, la guerre de la succession germanique, la guerre de Sept ans, le partage de la Pologne; vous savez tous quel petit rôle la France y a joué. Pourquoi? Parce que la France était fatiguée, épuisée, et surtout lasse moralement des longues guerres de Louis XIV, de ces efforts si prolongés, si douloureux, de ces succès si incomplets. C'est là la vraie cause qui a laissé, pendant tout le XVIIIe siècle, la France inerte et peu puissante dans les événements généraux de l'Europe. Tout le monde l'a dit, ce n'est pas moi qui l'invente. Que serait-il arrivé, à cette époque, si le gouvernement français, méconnaissant ce grand fait, cet état de son pays, avait engagé la France dans de grandes et périlleuses entreprises? Messieurs, il serait peut-être arrivé de grands revers, et très-probablement de grandes inconséquences, des entreprises légèrement conçues, promptement abandonnées, et ce défaut de consistance, d'énergie qui s'attache aux actes, aux démarches, quand l'esprit général du pays et de l'époque n'y poussent pas, n'y soutiennent pas le gouvernement. C'est là, j'en suis convaincu, ce qui serait arrivé à la France du XVIIIe siècle.
Les ministres français de cette époque, le cardinal de Fleury en particulier, furent plus prudents; ils maintinrent la paix, ils firent de la paix la tendance générale de la politique de la France. Je ne pense pas qu'en définitive la France y ait beaucoup perdu en considération à l'étranger ni en prospérité intérieure. Certainement le XVIIIe siècle n'a pas été une époque de décadence pour la France. Ce qu'elle ne faisait pas d'un côté, elle le faisait de l'autre; ce qu'elle ne gagnait pas au dehors, elle le gagnait au dedans. Elle agissait, non par les armes, mais par les idées, par les lettres, par mille moyens qui lui donnaient en Europe une autorité qu'elle n'aurait pas due aux armes..... (Nouvelle adhésion aux centres.)
Eh bien, appliquez cet exemple simple, clair, qui repose sur de grands faits, appliquez-le à ce qui se passe aujourd'hui parmi nous. Sans aucun doute, la France est fatiguée des longues guerres, des glorieuses conquêtes de la Révolution et de l'Empire. Ce n'est pas à dire, à Dieu ne plaise! que les guerres de la Révolution et de l'Empire aient été inutiles à la France; bien au contraire, elles lui ont rendu des services immenses; elles l'ont sauvée, elles l'ont fondée, elles l'ont glorifiée; mais elles ont fait leur temps, et à la fin elles étaient excessives. Il faut le répéter à cette tribune: l'esprit de guerre et de conquête était devenu excessif; il coûtait à la France bien plus qu'il ne lui valait. Il a fait son temps; nous sommes entrés dans une autre époque, dans une époque de paix, de travail régulier, de développement intellectuel, scientifique, industriel. C'est de ce côté aujourd'hui que la France cherche la force et la gloire. C'est de ce côté qu'il faut la conduire, et non pas en arrière, non pas vers des entreprises qui ont pu être bonnes et belles dans les temps passés, mais qui ne le seraient pas pour nous.
Le premier devoir, la première science des hommes d'État, c'est de démêler le véritable vœu de leur temps, le véritable caractère de leur époque, ce qu'elle désire, ce qu'il lui faut, à quoi elle est propre, à quoi elle se portera volontiers, d'elle-même, librement.
Nous parlons beaucoup de liberté; consultons donc un peu le vœu du pays; croyons un peu à sa libre impulsion, à sa spontanéité; ne prétendons pas lui imposer nos volontés, nos combinaisons, nos fantaisies; ne lui faisons pas une politique à notre guise; donnons-lui la sienne; la politique naturelle et libre est la seule que, dans un gouvernement libre, il faille professer et suivre; c'est la seule que, pour mon compte, je me propose de soutenir toujours. (Marques nombreuses d'assentiment.)
Permettez-moi, messieurs, après vous avoir parlé de la France, de jeter un coup d'œil sur l'Espagne elle-même. Je crains beaucoup que dans cette affaire, comme il arrive souvent, nous ne tombions dans de fréquents anachronismes, et que le souvenir des temps passés et des faits anciens ne nous fasse oublier les temps et les faits d'aujourd'hui.
On parle toujours de l'Espagne comme si nous étions au XVIe ou au XVIIe siècle. Mais, messieurs, l'Espagne du XVIe et du XVIIe siècle, l'Espagne contre laquelle François Ier, Henri IV et Louis XIV ont lutté, n'était pas du tout l'Espagne d'aujourd'hui; elle était étroitement liée aux rivaux de la France en Europe; elle était non-seulement sous l'influence, mais sous la puissance, sous la domination directe des rivaux de la France en Europe. L'Espagne n'était pas seulement au delà des Pyrénées, elle était au delà des Alpes, au delà du Rhin, elle était sur l'Escaut; elle était liée au royaume de Naples, au Milanais, à l'Allemagne, aux Pays-Bas; il y avait là une seule et même force, une seule puissance dans une même main, et contre laquelle la France luttait par une rivalité dont elle ne pouvait s'affranchir, qu'elle n'était pas allée chercher, mais qui était dans le cours naturel des événements et du développement de l'Europe.
Rien de semblable n'existe aujourd'hui: l'Espagne n'appartient plus à aucun des rivaux de la France en Europe; l'Espagne, depuis longtemps, est une puissance isolée, réduite à sa propre force. Quel est le degré de cette force? Je ne l'examine pas; mais enfin l'Espagne n'a plus, dans les luttes que la France peut être appelée à soutenir en Europe, ni la situation, ni l'importance qu'elle avait au XVIe siècle. Il faut bien se garder de juger par ces analogies qui reposent sur des apparences trompeuses. Pour que la France pût être légitimement amenée à s'engager profondément dans les destinées de l'Espagne, il faudrait évidemment d'autres raisons, des raisons plus décisives que celles que l'on tire de l'ancienne politique générale et permanente de la France.
On allègue une raison qui serait immense, et sur laquelle je ne voudrais pas me taire; on a dit: Si nous n'intervenons pas, ou si nous ne coopérons pas à main armée, l'alliance de la France et de l'Angleterre sera prodigieusement affaiblie.
Cette raison serait puissante pour moi, messieurs, car je suis convaincu que, par une foule de causes morales et politiques, l'alliance de la France et de l'Angleterre est, pour toutes deux, un immense et dominant intérêt. Mais il y a d'étranges retours, de singuliers revirements dans les choses de ce monde et dans les langages. En 1835, quand on nous demanda l'intervention en Espagne, une des raisons les plus puissantes qu'on allégua contre notre intervention, c'est que cela affaiblirait l'alliance de la France et de l'Angleterre, que le ministère whig en serait gravement compromis, qu'il fallait prendre garde de lui susciter cet immense embarras. Nous consultâmes en effet l'Angleterre; l'Angleterre fut d'avis qu'il n'y avait pas lieu à intervention, et nous nous en abstînmes en grande partie par cette considération; non qu'il n'y en eût d'autres, et de décisives à mon avis, mais celle-là fut d'un grand poids.
En 1835 donc, si nous intervenions, notre alliance avec l'Angleterre était compromise; aujourd'hui, si nous n'intervenons pas, notre alliance est également compromise et affaiblie!
Je ne pense pas, messieurs, qu'un fait aussi important que l'alliance de la France et de l'Angleterre tienne à des considérations qui varient ainsi d'une année à l'autre. Non, messieurs, l'alliance de la France et de l'Angleterre tient d'une part à la sympathie naturelle d'idées, de sentiments, d'institutions qui existent entre les deux peuples; de l'autre, et surtout peut-être, au maintien de la paix générale en Europe. L'alliance de la France et de l'Angleterre est la base et la garantie de cette paix. Voilà pourquoi elle est au-dessus de tous ces événements, de tous ces incidents particuliers dont on voudrait la faire dépendre. Elle résisterait, soyez-en sûrs, à bien d'autres épreuves. Nous sommes unis, intimement unis avec l'Angleterre; mais nous conservons, dans notre union, la liberté de notre politique, de nos démarches; nous ne subordonnons pas notre conduite à la conduite de l'Angleterre, notre politique à la sienne dans tous les lieux. L'Angleterre en fait autant de son côté, et je le conçois; dans une foule d'occasions, elle suit sa politique particulière, son intérêt particulier, et je ne crois pas que son alliance avec la France soit compromise, ni affaiblie parce que les intérêts des deux pays peuvent, sur tel ou tel point, dans telle ou telle affaire, se trouver en dissidence ou en opposition.
Non, messieurs, nous ne sommes pas à ce point, ni l'Angleterre non plus, susceptibles et jaloux; nous ne nous tenons pas pour enchaînés les uns aux autres parce que nous sommes alliés; nous conservons, je le répète, et il importe que la France le sache bien, dans notre alliance avec l'Angleterre, la liberté de nos actions, la liberté de considérer dans tous les temps, dans tous les lieux, quel est l'intérêt de la France. Votre alliance avec l'Angleterre ne sera compromise ni dans l'une ni dans l'autre des deux hypothèses qui nous occupent. (Très-bien! très-bien!)
Je demande pardon à la Chambre de l'étendue de cette discussion; mais la question est si grave (Oui! oui!) et ma conviction si profonde, que je ne voudrais laisser ignorer aucune des raisons qui déterminent le cabinet et dirigent sa conduite. (Parlez! parlez!)
On dit que du moins, si l'alliance anglaise n'est pas compromise ni affaiblie, nous laisserons prendre à l'Angleterre en Espagne une influence immense, que celle de la France n'y sera plus rien. Parce que l'Angleterre a permis ou ordonné, comme on voudra, à quelques marins, à quelques artilleurs, de rendre à la cause de la reine un utile service, un service dont nous nous félicitons, auquel nous applaudissons, il en résultera pour elle une complète prépondérance en Espagne, et la France en sera exclue.
Messieurs, l'Angleterre, permettez-moi de vous le rappeler, a rendu à l'Espagne de bien autres services. De 1808 à 1814, l'Angleterre a soutenu l'Espagne par de bien autres moyens, avec des démonstrations bien autrement éclatantes, elle devait avoir acquis dans ce pays une bien autre prépondérance; et cependant vous avez vu, sous la Restauration, l'Espagne revenir naturellement, d'elle-même, se placer sous l'influence de la France. (Bruit à gauche.) C'est qu'il y a là un empire des situations, une force des choses que rien ne peut détruire; c'est que l'Espagne est naturellement dans la sphère de la France beaucoup plutôt que dans celle de l'Angleterre. Et croyez-moi, lorsqu'un tel fait a résisté à des services aussi considérables, aussi éclatants que ceux que l'Angleterre avait rendus à l'Espagne en 1812, il résistera aussi, après de légères oscillations, après des variations dont il ne faut pas trop se préoccuper, aux services nouveaux qu'elle pourrait lui rendre encore.
Mais on s'occupe surtout des intérêts commerciaux, on craint surtout pour les intérêts commerciaux de la France en Espagne.
Messieurs, je ne puis entrer à ce sujet dans aucun détail; ce qui importe et ce que je puis dire à la Chambre, c'est que le gouvernement du roi n'a pas perdu un seul instant de vue les intérêts commerciaux de la France en Espagne, et que, lorsqu'ils lui ont paru compromis ou pouvant être compromis par tel ou tel arrangement particulier entre l'Espagne et l'Angleterre, il a sur-le-champ pris ses mesures pour que ces projets ne fussent pas réalisés. Des précautions ont été prises sous le ministère de M. le duc de Broglie, et tout récemment encore par le cabinet actuel, et par les soins de M. le président du conseil.
La Chambre peut être sûre que les intérêts commerciaux de la France en Espagne, comme ailleurs, seront toujours l'objet particulier des soins et de la vigilance du cabinet. (Très-bien!)
Je demande à la Chambre la permission de prendre un peu de repos.
Après une interruption de cinq minutes, M. le ministre reprend en ces termes:
Messieurs, j'arrive à la dernière question posée dans ce grand débat, et je me demande: ce à quoi nous ne sommes point engagés par les traités, ce qui serait très-difficile, ce que la politique générale et permanente de la France, ne nous commande point, la politique spéciale, la politique actuelle, l'intérêt du moment, l'intérêt du gouvernement de Juillet nous le prescrivent-ils? C'est la dernière, et certainement la plus importante de toutes les questions.
M. Odilon Barrot.—C'est vrai.
M. le ministre de l'instruction publique.—Je pense absolument, sur l'importance de la question, comme l'honorable M. Odilon Barrot. Je ne l'atténuerai pas plus que lui.
On dit qu'il y a aujourd'hui entre les idées, les institutions, la politique, la cause de l'Espagne, et les idées, les institutions, la politique, la cause de la France, une telle identité que la France ne peut se dispenser..... Je prie M. Odilon Barrot de me permettre de poser la question..... (Exclamations à gauche.)
M. Odilon Barrot.—Je n'ai pas dit un mot.
M. de Bricqueville.—C'est de la taquinerie. (Rires et nouvelles exclamations.)
M. le ministre de l'instruction publique.—Je demande à la Chambre la permission de ne pas répondre à cette taquinerie par une autre. (On rit.)
M. le ministre de l'instruction publique.—On dit que c'est sa propre cause que la France doit aller soutenir en Espagne. Il y a du vrai dans cette assertion, beaucoup de vrai, messieurs, et c'est à cause de cela que nous avons fait, depuis trois ans, pour l'Espagne, tout ce que nous avons fait; c'est à cause de cela que nous avons prêté à la reine, soit de prime abord, soit par des traités, l'appui que nous lui avons prêté, que nous sommes loin de ne vouloir plus lui prêter, que nous lui prêterions aujourd'hui comme alors, que nous nous glorifions de lui avoir prêté. Mais enfin il faut savoir quelle est la mesure de cette vérité, quelle part elle doit occuper dans les intérêts et dans la conduite de la France: là est toute la question.
La France, messieurs, depuis six ans, a suivi une politique qui lui a réussi en Europe, il est impossible de le contester; elle a maintenu la paix et en même temps son influence et sa considération se sont accrues.
Pourquoi?
D'abord parce que nous nous sommes dit constamment depuis six ans: notre sûreté et notre puissance au dehors dépendent surtout de notre tranquillité et de notre force au dedans, parce que nous avons fait de notre politique intérieure notre grande affaire, parce que nous nous sommes soigneusement abstenus de nous engager dans des affaires étrangères et lointaines. Nous nous sommes appliqués à consolider notre gouvernement, à raffermir l'ordre, à ressaisir tous les principes de l'ordre social, à développer l'intelligence et la prospérité nationales. Voilà notre première cause de succès.
Nous nous sommes de plus soigneusement abstenus de tout esprit de propagande; nous avons évité tout ce qui pouvait nous engager dans une lutte ardente; nous avons pratiqué, au dehors comme au dedans, la politique du juste-milieu; nous avons toujours agi dans un intérêt de modération, de transaction; nous ne nous sommes jamais mis à la suite ni de l'un ni de l'autre des deux principes qui sont toujours prêts à se combattre en Europe, du principe absolutiste ni du principe révolutionnaire. Notre politique intérieure comme extérieure a été, je le répète, une politique de juste-milieu.
Nous avons fait plus encore; nous n'avons pas voulu faire, d'une manière aveugle et indistincte, de la propagande, même au profit du juste-milieu; nous avons soigneusement distingué les lieux, les situations; nous avons compris que notre intérêt dans le succès du juste-milieu n'était pas le même à Turin ou à Naples, à Bruxelles ou à Lisbonne, qu'il y avait là des différences dans les situations dont il fallait tenir compte; en sorte que la politique même du juste-milieu ne nous a pas trouvés aveugles et serviles, et ne nous a pas entraînés partout à sa suite, sans mesure ni discernement.
Cette conduite nous a réussi au delà, je ne dirai pas de nos vœux, mais au delà de l'attente générale de l'Europe et de la France.
Certainement, quand le gouvernement de Juillet a été fondé, quand il a commencé à marcher décidément avec fermeté dans sa politique, personne ne croyait qu'il réussit à ce point.
Deux grands faits se révèlent là, messieurs, deux faits trop longtemps méconnus et trop souvent oubliés. Je prie la Chambre de me permettre de les signaler bien clairement à son attention.
Le premier, c'est que l'Europe continentale elle-même n'est plus aveuglément entraînée par l'esprit absolutiste et contre-révolutionnaire; le second, c'est que la France n'est plus dominée par l'esprit révolutionnaire. Ce sont là les deux faits que notre succès a mis en lumière.
Représentez-vous ce qu'était l'Europe continentale en 1791, quelles idées, quels sentiments, quels projets dirigeaient sa politique, et comparez-la à ce qu'elle est aujourd'hui. Évidemment l'Europe continentale a acquis beaucoup d'intelligence et d'expérience. Elle sait comprendre, elle sait accepter les faits nécessaires; c'est là la sagesse des gouvernements.
Non-seulement l'Europe est devenue modérée, mais l'esprit de réforme, d'amélioration, de progrès s'est introduit dans tous les pays, dans tous les gouvernements. Je n'hésite pas à le dire et je demande à la Chambre la permission de lui exprimer complétement ma pensée à ce sujet. L'esprit fanatique d'absolutisme est en déclin dans toute l'Europe, l'esprit de réforme et de progrès pénètre partout. Dans les monarchies absolues même, la situation des choses a changé; le besoin de la justice envers tous, le besoin du bien-être général, ces deux idées, ces deux sentiments ont pénétré dans tous les gouvernements, à des degrés sans doute très-divers, très-inégaux, et qui sont loin, pour mon compte, de me satisfaire partout également, mais qu'il faut reconnaître partout.
J'admets les exceptions, les inégalités, les variétés; je signale seulement un fait général, le progrès d'intelligence et de modération de l'Europe entière.
C'est là un fait immense et dont il faut tenir grand compte. En même temps, et à côté de ce fait, vous avez le fait correspondant: la France a reçu de sa révolution les biens qu'elle lui demandait; elle en a éprouvé les maux, reconnu les erreurs, elle est à la fois expérimentée et satisfaite. L'esprit conservateur est en progrès parmi nous, en progrès légitime, n'abandonnant rien de ce qui a été justement conquis, ne renonçant à rien de ce qui a été justement pensé, mais revenu aux idées conservatrices de l'ordre social. (Adhésion aux centres.) Cela est visible dans les institutions, dans les idées, dans le langage, partout; cela est visible surtout depuis la révolution de Juillet. C'était un des plus grands malheurs, un des plus grands vices de la Restauration, que par la méfiance qu'elle inspirait, par quelques-unes de ses tendances, elle réchauffait sans cesse l'esprit, les passions, les préjugés révolutionnaires parmi nous. La France lui doit beaucoup en ce sens que, précisément parce qu'à cette époque elle se méfiait de son gouvernement, elle a voulu être libre; la France a voulu, sous la Restauration, ce qu'elle oubliait sous l'Empire; elle a voulu être libre; elle a eu besoin des garanties de la liberté sous un gouvernement dont elle se méfiait. Mais en même temps que la France a appris à être libre, qui de nous peut méconnaître que les passions, les idées, les préjugés révolutionnaires ont repris, à cette époque, un empire qu'ils n'avaient plus?
Eh bien, messieurs, un des grands bienfaits de la révolution de Juillet, c'est d'avoir affranchi l'esprit de la France, de l'avoir délivrée de ces fantômes qui l'obsédaient; elle lui a permis, sous un pouvoir en qui la France se confie, de se dégager de ces routines, de ces habitudes, de ces passions, de ces préjugés révolutionnaires; elle lui a permis de revenir avec sécurité à sa pente naturelle, à l'esprit conservateur, à l'esprit d'ordre, aux idées morales et religieuses, et à toutes les habitudes qui s'y rattachent. (Très-bien! très-bien!)
Il en résulte pour la France un fait bien simple et bien éclatant, c'est qu'elle peut parler à tout le monde; c'est qu'elle a des idées, des sentiments, des intérêts communs avec les deux grandes forces, les deux esprits puissants qui se balancent aujourd'hui en Europe, avec les réformateurs et les conservateurs; la France sait les comprendre et se faire comprendre des uns et des autres; la France peut les aider et se faire aider des uns et des autres; la France peut entrer en intelligence, en relation avec les peuples et avec les gouvernements, avec les amis du progrès et les amis de la liberté, avec les amis de l'ordre et les amis de la conservation. C'est là une situation admirable, une situation pleine d'indépendance et de force, une situation de vrai juste-milieu, de juste-milieu fondé, non sur la lassitude et la crainte, mais sur la raison éprouvée, sur le courage éprouvé; c'est là le juste-milieu qui fait la force des nations comme des gouvernements. (Mouvement.)
Eh bien, messieurs, c'est de cette belle et forte situation qu'on nous propose de sortir pour rentrer, à la suite d'un autre peuple, dans l'arène révolutionnaire, pour nous rengager dans la lutte violente, aveugle, de l'esprit révolutionnaire et de l'esprit absolutiste. La France peut tenir, tient réellement le sceptre en Europe entre les deux esprits; on lui demande de l'abdiquer et de redescendre parmi les combattants: est-ce que cela est dans l'intérêt de la France, messieurs? Est-ce que cela est dans l'intérêt de sa politique? est-ce conforme à ce qu'elle a fait depuis la révolution de Juillet? est-ce là ce que nous sommes allés faire à Anvers? est-ce là ce que nous avons voulu faire quand nous avons protégé la Suisse? Non, messieurs; ce que nous avons protégé partout, c'est l'esprit de modération et de transaction. Nous avons voulu prévenir partout la lutte violente entre le principe absolutiste et le principe révolutionnaire. Après notre révolution consommée, nous avons travaillé, du haut de la position que nous avons acquise, à faire prévaloir en Europe le double esprit de conservation et de progrès qui était le nôtre. Croyez-moi, en quittant cette position, en rentrant dans les luttes révolutionnaires, en mettant la révolution de Juillet à la suite... je ne voudrais pas dire de la révolution...
Voix à gauche.—Dites! dites!
M. le ministre de l'instruction publique.—Eh bien, puisqu'on veut que je le dise, en mettant la révolution de Juillet à la suite de l'insurrection de la Granja, on compromettrait et on abaisserait en même temps la France; on lui ferait courir le risque de se replonger dans les luttes d'où elle est si heureusement sortie. (Très-bien! très-bien!)
Une voix.—Vous isolerez la France.
M. le ministre de l'instruction publique.—La France changerait ainsi de position, la France abdiquerait à la fois sa sécurité et sa vraie grandeur; elle ne le fera pas.
On dit qu'il s'agit de la cause générale de l'humanité; on dit que la France ne peut pas ne pas la soutenir.
Voulez-vous, messieurs, que je dise quel est, dans ma pensée, le plus grand service que la France puisse rendre à cette cause, à la cause des gouvernements constitutionnels, de la liberté régulière, du progrès de la civilisation? C'est de réussir complétement chez elle, (Aux centres.—Très-bien! très-bien!) de donner partout l'exemple d'une nation réformée, d'une nation qui a fait une révolution et qui se gouverne paisiblement, qui rentre dans les voies régulières et conservatrices des sociétés: voilà le plus grand service que vous puissiez rendre à la grande et bonne cause. Soyez sûrs qu'un tel succès et un tel exemple valent bien des coopérations et des interventions. C'est une idée très-fausse, à mon avis, que de croire qu'on est appelé à aller jouer partout sa vie pour soutenir partout sa cause. Non! non! soutenir son droit chez soi, assurer son succès chez soi, donner ainsi aux autres l'exemple, et, en même temps, prêter au dehors son influence, son appui, son autorité, dans les limites de l'intérêt national, voilà le rôle qui convient à un pays qui a réussi comme la France. Croyez-moi, l'intérêt national est ici parfaitement d'accord avec l'intérêt général de l'humanité, et la France rendra de plus grands services en montrant la révolution de Juillet forte et heureuse, qu'en allant la compromettre à la suite d'une révolution pareille. Je demande pardon à la Chambre, je retire l'expression pareille; il n'y a rien de pareil entre la révolution de Juillet et l'insurrection de la Granja.
J'ai entendu faire ici cette comparaison; on n'a oublié qu'une chose, les ordonnances de juillet. (Vive adhésion au centre.)
On a semblé croire et dire que ce qui avait été parfaitement légitime le lendemain des ordonnances l'eût été également la veille. Pour mon compte, je ne le pense pas; je pense que la légitimité de la révolution de Juillet a commencé avec les ordonnances. (Nouvelles marques d'adhésion aux centres.)
M. Glais-Bizoin.—Elle a commencé à partir de 1814. (Mouvement.)
M. le ministre.—Messieurs, je me résume. Je ne crois pas pour mon compte que la France ait, à la coopération en Espagne, un de ces intérêts puissants, supérieurs, qui font taire tous les autres et auxquels tout doit être sacrifié.
Je parlerai des carlistes...
À gauche.—Ah! voyons!
M. le ministre.—Je ne crains pas plus cette question que les autres, messieurs. Personne ne désire plus vivement que nous le succès et la consolidation du gouvernement de la reine Isabelle II. Notre conduite depuis trois ans ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous espérons fermement ce succès. On a bien souvent annoncé le triomphe de don Carlos. Il n'a pas eu lieu, et toutes les fois qu'on l'annonçait le plus, à ce moment même un grand échec venait démentir les prédictions. Il y a, dans la cause de don Carlos, de bien autres faiblesses, de bien autres causes d'impuissance et de désordre que dans celle de la reine. Le triomphe régulier, l'établissement définitif, heureux du gouvernement de la reine, est difficile; mais le triomphe de don Carlos est extrêmement difficile aussi, j'espère impossible. Et parce que je ne voudrais pas engager les destinées de mon pays dans celles de l'Espagne, parce que je ne voudrais pas lier indissolublement la cause de mon pays et du gouvernement de Juillet à la cause de la reine Isabelle II, nous n'en faisons pas moins, non-seulement des vœux, mais des efforts pour l'intérêt de la reine Isabelle, dans les limites des intérêts de la France.
On demande ce que nous ferions, si par malheur la cause qui n'est pas la nôtre triomphait. Personne ne peut le dire, personne ne doit le dire, le gouvernement moins que personne. Nous avons vu un autre gouvernement en Espagne, messieurs; nous avons vu Ferdinand VII roi à Madrid. C'était dans les premiers temps de la révolution de Juillet; c'était au moment de ses plus grands dangers, lorsqu'elle pouvait se croire sérieusement et réellement menacée par l'Europe continentale. Il n'en est rien arrivé. Malgré cet isolement dont on parlait tout à l'heure, la France a surmonté ces obstacles; elle a traversé 1831 et 1832 avec l'Europe continentale en grande alarme et un roi absolu à Madrid. Ce que la France a fait en 1831 et 1832, elle le ferait également en 1838 et 1839. La France est sûre d'elle-même. Elle a suffi depuis six ans à toutes les nécessités de sa situation; elle a suffi, au dedans et au dehors, à des périls, à des craintes bien plus graves qu'il ne peut en reparaître aujourd'hui, aujourd'hui que son gouvernement se consolide, que ses citoyens se rallient, qu'elle fait preuve à la fois, aux yeux de l'Europe, de sagesse et de force.
Messieurs, ce serait de la part du gouvernement un acte de grande imprudence que de s'engager sur l'avenir, quel qu'il soit. Mais nous ne nous engagerons pas plus à nous abstenir qu'à agir; nous veillerons, envers et contre tous, aux intérêts de la France. Et quant à l'Espagne, notre conduite dans le passé, nos sincères et constants efforts pour faite triompher, dans la limite des intérêts de la France, le gouvernement de la reine, c'est là le gage le meilleur, le plus sûr que nous ayons à offrir à notre pays. (Marques nombreuses d'assentiment.)
LXXXI
Continuation de la discussion du projet d'adresse sur les affaires d'Espagne.
—Chambre des députés.—Séance du 17 janvier 1837—
M. Berryer, ayant vivement attaqué la politique du gouvernement du roi quant à l'Espagne, affirma qu'elle ne réussirait pas. Je lui répondis pour établir le caractère général et conséquent de cette politique, soit à l'intérieur de la France, soit dans nos relations avec l'Espagne, et pour montrer qu'elle était déjà en voie de succès.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.—Messieurs, il y a sept ans, nous sommes entrés, pour la première fois, dans cette Chambre, l'honorable préopinant et moi; lui pour soutenir le ministère de M. de Polignac, moi pour le combattre. (Très-bien! très-bien!)
M. Berryer.—Je demande la parole.
M. le ministre.—Lui pour soutenir le ministère de M. de Polignac, moi pour le combattre; lui pour combattre l'adresse des 221, moi pour la soutenir. (Très-bien! très-bien!)
Nous avons été constamment, depuis ce jour, lui et moi, et nous sommes encore aujourd'hui, fidèles à notre origine, à notre cause. Ce qu'il faisait il y a sept ans, il vient de le faire; ce que je faisais, je le fais encore aujourd'hui.
Que vous a-t-on dit pendant sept ans, messieurs? Que vous a dit, en particulier, l'honorable préopinant, quand il s'agissait des affaires de la France et de nos efforts pour rétablir l'ordre dans notre pays? Il vous a dit: «Vous tentez l'impossible, vous ne réussirez jamais; vous êtes sous l'empire d'un principe fatal, du principe révolutionnaire, qui vous pousse invinciblement de conséquence en conséquence à l'anarchie. Vous avez beau lutter, vos efforts seront vains.»
Le fait a donné un démenti éclatant à ses prédictions tant de fois répétées; l'ordre a été rétabli. Le gouvernement fondé, disait-on, sur l'anarchie, s'est affermi par l'ordre; sa considération et son influence se sont accrues. On ne peut plus vous parler aujourd'hui de l'impossibilité de faire quelque chose de raisonnable et de régulier en France; on ne le peut plus, on y renonce, ou se transporte sur un autre terrain, dans un autre pays. (Très-bien! très-bien!)
À vos portes, messieurs, il y a un peuple qui, dans des circonstances très-difficiles, avec une civilisation bien moins avancée que la vôtre, avec une expérience bien moins longue, n'étant pas encore en possession, comme nous, des fruits d'une puissante révolution, il y a un peuple, dis-je, qui fait des efforts pour introduire chez lui quelques principes de constitutionnalité, de liberté, des efforts douloureux, mêlés d'incidents déplorables; vous prêtez votre appui à ce peuple, vous le lui prêtez dans les limites qui conviennent à votre situation, à vos intérêts. On vient vous dire: «Vous tentez l'impossible, vous ne réussirez jamais à rien; vous n'affranchirez point l'Espagne; l'Espagne ne réussira à rien: ni la liberté, ni l'ordre constitutionnel n'auront en Espagne un moment d'existence; renoncez-y donc, ne faites rien pour vos voisins.»
On vous dit pour l'Espagne, messieurs, ce qu'on vous a dit pendant six ans pour vous-mêmes; on vous prédit pour l'Espagne l'impossibilité qu'on vous a prédite pour vous-mêmes. Je n'ose pas me flatter; je n'ose pas prédire à mon tour que vous réussirez en Espagne aussi complétement, aussi heureusement que vous avez réussi en France; mais je dis que vous avez raison d'essayer, que vous avez raison de donner votre appui aux tentatives constitutionnelles de l'Espagne, de le lui donner, comme je le disais hier, dans les limites de l'intérêt de la France, (Très-bien! très-bien!) en prenant toujours l'intérêt de la France pour point de départ; je dis que, si cette prétendue impossibilité dont on vous parle devait réellement exister, il faudrait, avant de le reconnaître, que vous eussiez fait pour l'Espagne tout ce que l'intérêt de la France vous permet.
Je ne rentrerai pas, la Chambre le comprendra sans peine, dans la discussion à laquelle je me suis permis déjà hier de donner tant d'étendue; j'ai cependant quelques réponses simples et directes à faire à l'honorable préopinant; et d'abord, quelques faits importants à rectifier.
Il a parlé des réticences du cabinet, des embarras, des incertitudes de son langage et de sa politique. Messieurs, je ne dirai pas que, dans aucun cas, un gouvernement, un ministère ne doit avoir de réticences; il serait puéril et ridicule de tenir un pareil langage; sans doute il y a des occasions où un gouvernement doit savoir se taire et ne montrer qu'à demi sa pensée et son intention.
Nous serions étrangers aux plus simples règles du bon sens et de la politique, si nous prescrivions de venir toujours ici dire toutes choses, soit au moment même où nous les faisons, soit avant de les faire. Mais certes, si jamais politique a été claire, avouée, franche dans ses principes généraux, dans ses volontés générales, c'est celle qui a été suivie depuis six ans et qui l'est encore en ce moment. Et cela est si vrai, que l'honorable préopinant lui-même, pour connaître cette politique, n'a pas besoin qu'on la lui dise; il vous disait tout à l'heure: «Je sais ce que faisait, ce que devait faire l'ancien président; je sais ce que faisait, ce que doit faire le ministre de l'instruction publique; je le sais, je n'ai pas besoin qu'on me l'apprenne.» Messieurs, notre politique est donc bien claire, bien franche, puisqu'on la connaît si bien; il n'y a certes point de réticences dans une politique ainsi comprise avant d'avoir parlé. (On rit.)
Voici un autre fait qui n'est personnel ni à moi ni au cabinet.
Je m'étonne que l'honorable membre ait parlé du testament de Ferdinand VII comme d'un acte odieux, extorqué à un mourant pour la translation de la couronne sur la tête de sa fille. L'honorable préopinant ignore donc complétement les faits; il ignore donc que le testament de Ferdinand VII n'a rien de nouveau; il ignore qu'en 1789, un acte sanctionné par les cortès du royaume avait aboli la pragmatique-sanction de Philippe V et réglé la succession à la couronne comme l'a fait le testament de Ferdinand VII; il ignore ce qu'il devrait savoir encore mieux, c'est que l'adoption définitive et publique de cet acte des cortès a eu lieu en 1830, bien avant la mort de Ferdinand VII, lorsqu'il ne s'agissait pas d'extorquer un testament à un mourant, lorsque Ferdinand était en pleine possession de sa raison et de sa liberté, pendant que Charles X régnait à Paris; il ignore que l'ambassadeur de France à Madrid, à cette époque, voulut faire des observations et s'opposer au changement de l'ordre de succession en Espagne, et qu'il reçut du gouvernement de Charles X l'ordre de ne point s'opposer, de laisser aller les choses. Ce sont là des faits avérés, officiels, et qui établissent de la manière la plus claire, la plus positive le droit légal du la reine, reconnu par l'Espagne elle-même, dans les formes de ces anciennes institutions que l'honorable préopinant vantait tout à l'heure.
Il a examiné la question de droit, je l'ai examinée après lui; je viens à la question de fait. Il s'est demandé quel était en Espagne le vœu national, et il a comparé la situation du gouvernement de la reine Isabelle et celle de don Carlos.
Il me serait aisé de faire la comparaison contraire, de vous montrer don Carlos en présence d'un gouvernement nouveau, du gouvernement d'une femme et d'un enfant, d'un gouvernement agité par les dissensions qui accompagnent nécessairement les débuts d'un régime de liberté; il me serait aisé de vous montrer don Carlos incapable de sortir de la Navarre, obligé de se concentrer dans des provinces où il ne trouve de la force que parce qu'elles se défendent, non pour lui seul, mais pour leurs antiques priviléges et leur liberté; don Carlos incapable d'exciter, dans le reste de l'Espagne, une insurrection sérieuse, parvenant à faire promener, comme cela s'est vu souvent en Espagne, une bande chargée de prélever, comme on l'a dit, des contributions; une bande qui pille pour je ne sais qui, pour elle-même peut-être, et qui, en parcourant la péninsule, ne peut s'établir nulle part, ne peut faire insurger nulle part les populations des campagnes pour sa cause, ne peut prendre possession durable d'aucune ville. Et c'est là un parti, c'est là un prince qui a pour lui le vœu national! C'est là un parti, un prince qui n'a qu'à se montrer pour rallier le peuple autour de lui? Non, messieurs, don Carlos est resté cantonné dans des provinces dont il n'a pu sortir, et la bande qui en était sortie a été obligée d'y rentrer. (Mouvement d'approbation.)
Le vœu national n'est donc pas plus avéré que le droit. Le droit est en faveur de la reine, et tout ce qui s'est passé jusqu'à présent prouve que le pays lui est également favorable.
Mais, a-t-on dit, ce que vous voulez est impossible en Espagne. Vous voulez y faire ce que vous faites chez vous, y établir un gouvernement fondé sur le principe du pouvoir royal, tempéré par l'empire des majorités, au lieu d'un gouvernement fondé sur l'empire des majorités, tempéré par le pouvoir royal. Je voudrais de tout mon cœur, messieurs, que l'Espagne en fût à cette question; je voudrais de tout mon cœur qu'elle ne fût pas agitée par d'autres débats; mais il n'en est rien. Non, ce n'est pas cette question, moitié politique, moitié philosophique, qui se débat aujourd'hui en Espagne; c'est une question bien plus puissante, bien plus simple.
Il s'agit de savoir si l'Espagne sera livrée, perpétuellement livrée à un vieux despotisme usé, au despotisme de l'intérieur du palais et de l'inquisition; à un despotisme qui a été incapable de se défendre contre l'étranger, qui n'a rien pu faire pour l'Espagne aux jours du péril de l'Espagne, qui a été obligé de laisser l'anarchie s'emparer du pays pour le défendre... (Très-bien! très-bien!)
Oui, messieurs, c'est par l'anarchie populaire que l'Espagne a été défendue contre l'étranger. Le despotisme, que vous appelez l'antique constitution du pays, n'a rien pu pour elle et ne pourrait pas davantage aujourd'hui.
Il s'agit de savoir si le pays lui sera de nouveau abandonné, ou si l'Espagne saisira quelque ombre de garanties pour les libertés individuelles, pour la liberté de la pensée, de la parole, pour les libertés élémentaires de la vie sociale. Voilà de quoi il s'agit, et pas du tout des majorités tempérant le pouvoir royal, ou du pouvoir royal tempérant les majorités... (Nouvelle adhésion.)
Dans cet état de l'Espagne, que voulons-nous y faire? Voulons-nous essayer d'y établir les mêmes principes, les mêmes formes, la même régularité de gouvernement que chez nous? J'ai protesté hier à cette tribune contre une telle entreprise; c'est cette entreprise que j'ai déclarée, non pas impossible, je me suis gardé de le dire, mais tellement difficile qu'il faudrait un intérêt immense, dominant, irrésistible, pour que la France dût s'y engager. Mais ce n'est point là ce que nous avons tenté en Espagne. Ce que nous avons vraiment tenté, pour le gouvernement de la reine, par l'appui moral que nous lui avons prêté, par les secours indirects résultant des traités, par le blocus que nous avons ordonné, et qui, en effet, nous a coûté cher, ce que nous avons voulu faire, c'est d'aider aux efforts d'un peuple malheureux qui essaye d'entrer dans la carrière des gouvernements réguliers et libres. Je me suis appliqué hier à constater à cette tribune la différence de situation des deux peuples, à montrer pourquoi la France ne pouvait, ne devait pas se compromettre profondément dans une entreprise si difficile. Mais Dieu me garde d'avoir jamais abandonné les généreux desseins du cabinet du 11 octobre, ces desseins qui ont été constamment poursuivis depuis avec mesure et persévérance, et qui ont eu pour but d'aider le gouvernement espagnol dans les premiers rudiments de la constitutionnalité, de lui donner tout l'appui indirect qui n'engagerait pas la sûreté, la prospérité, la dignité de la France.
Voilà ce que nous avons fait, et il n'y a rien là d'impossible. Je ne sais pas, ni vous non plus, ni personne, quelle sera l'issue de cette grande lutte; mais enfin depuis trois ans l'issue est suspendue; et quand vous avez cru qu'elle allait se terminer en faveur de votre prétendant, toujours un grand événement est venu éclater contre lui. À qui cela est-il dû? Au vœu national de l'Espagne d'abord. Si l'Espagne n'était pas favorable à la cause de la reine, ce que nous avons fait pour elle n'aurait pas empêché votre prétendant de réussir. À ce vœu de l'Espagne est venu s'ajouter l'appui que la France et l'Angleterre lui ont donné depuis trois ans; voilà ce qui a empêché le prétendant de réussir.
Tantôt c'est le concours de la France, c'est le blocus rigoureux qui a prévenu le passage des armes et des munitions; tantôt ce sont des marins et des artilleurs anglais qui ont fait échouer un grand siége; tantôt c'est la légion étrangère dont le courage a déjoué les expéditions des carlistes. Messieurs, il n'y a rien là d'impossible, car cela a été effectivement accompli; il n'y a rien là d'impossible, car nous poursuivons ce que nous avons fait. Nous persévérerons dans la même voie. Nous n'engagerons pas la France, mais nous tenterons de donner et nous donnerons, je l'espère, un secours prolongé, efficace, qui servira réellement l'Espagne et qui déjouera, je l'espère, les desseins du prétendant. (Bravos aux centres.)
LXXXII
Discussion sur les affaires de l'Algérie et sur la première expédition de Constantine.
—Chambre des députés.—Séance du 22 avril 1837.—
À l'occasion du crédit extraordinaire demandé pour faire face aux dépenses de la première expédition de Constantine (fin de 1836), une vive discussion s'éleva; le maréchal Clausel défendit sa conduite dans cette expédition, et M. Thiers prit la parole, le 21 avril, pour expliquer et soutenir la politique qu'il avait suivie lui-même, quant à l'Algérie, comme président du cabinet du 22 février précédent. Quoique je ne fisse plus alors partie du cabinet de M. Molé, je pris la parole pour le défendre et discuter notre politique générale en Algérie.
M. Guizot. (Mouvement d'attention.)—Messieurs, au premier abord, quand j'ai vu se rengager hier la discussion du système qu'il convient de suivre à l'avenir dans nos possessions d'Afrique, j'ai ressenti quelque regret. Cette discussion avait été ajournée au projet de loi sur les crédits extraordinaires; j'ai craint un moment que, venue incidemment et d'une manière inattendue, elle ne fût mutilée, effleurée, écourtée, et qu'il n'en résultât pour la Chambre peu de lumière.
Mon inquiétude s'est bientôt dissipée: les développements, non-seulement brillants, mais lumineux, qu'a donnés le président du cabinet du 22 février, ont rendu à la question son étendue, et ont remis la Chambre dans la véritable voie. Nous reprendrons ce débat quand viendra la demande des crédits extraordinaires; nous ne le viderons pas aujourd'hui, mais j'espère qu'il fera aujourd'hui un pas, et ce sera beaucoup.
Ce qui me paraît important, c'est de fixer bien précisément le point où la question est actuellement parvenue, l'état actuel de nos affaires en Afrique, et pour ce qui me regarde, si la Chambre me permet de le rappeler, la part qu'a eue le cabinet du 6 septembre dans cet état actuel de la question et des affaires. C'est sur ce point que je désire appeler en ce moment l'attention de la Chambre, en supprimant beaucoup de développements, beaucoup de parties de la question qui trouveront leur place lorsque nous la reprendrons à propos des crédits extraordinaires.
En entendant hier les premières paroles de l'honorable M. Thiers, j'ai éprouvé un moment de surprise. Il a commencé par dire qu'il ne s'agissait pas du tout ici de deux systèmes en présence, qu'il s'agissait uniquement d'une guerre mal faite. Ma surprise s'est bientôt dissipée: au bout d'un moment, j'ai revu les deux systèmes; ils ont reparu dans les paroles même de l'honorable M. Thiers. Il a bien élevé des doutes, il a bien ajourné, jusqu'à l'issue d'une guerre bien faite, le choix définitif entre les deux systèmes; mais il a évidemment combattu l'un, adopté l'autre. Il les a examinés tous les deux. Il a fait au système de l'occupation limitée une foule d'objections qui l'ont conduit à le déclarer à peu près impossible. Tout en reconnaissant les inconvénients du système de l'occupation universelle, tout en en ajournant l'adoption définitive, c'est cependant celui qu'il a soutenu: en sorte que, de son propre aveu, dans son propre discours, les deux systèmes se sont bien retrouvés en présence, et que c'est bien entre les deux que la Chambre aujourd'hui est appelée à délibérer.
Eh! messieurs, si cela n'était pas, que ferions-nous depuis six ans? Depuis six ans, c'est précisément entre les deux systèmes que nous nous débattons à la Chambre. Rappelez-vous, je vous prie, toutes les occasions où il a été question des affaires d'Afrique: entre une personne et une autre, sous une forme ou sous une autre, la question a toujours été de savoir jusqu'à quel point notre occupation devait être étendue, et militairement maintenue. Nous avons eu à choisir tantôt entre la colonisation et la non-colonisation, tantôt entre tel et tel gouverneur général; mais sous des mots et sous des noms propres différents, les deux systèmes ont toujours été aux prises, et la Chambre, depuis six ans, ne s'est occupée que de chercher lequel des deux doit être adopté.
Ce qui se passait dans la Chambre se passait également en Afrique. Là aussi les deux systèmes se sont rencontrés. Parcourez les différentes administrations qui ont régi l'Afrique depuis six ans: M. le maréchal Clausel à sa première administration, M. le duc de Rovigo, M. le comte d'Erlon, M. le maréchal Clausel à sa seconde administration; leur histoire n'est que l'histoire de la lutte confuse, sourde, et de l'amalgame souvent incohérent des deux systèmes; on a passé des tendances de guerre aux tendances de paix, des idées de colonisation aux idées de non-colonisation. On venait se plaindre de l'incohérence de la conduite de l'administration. Que voulait-on dire? qu'elle n'adoptait aucun système, qu'elle les confondait tous. Et il en était ainsi, non-seulement dans l'administration, mais au sein même de la population coloniale africaine. Là aussi, il y a des hommes qui ont la passion des aventures militaires et des aventures financières; il y en a d'autres qui préfèrent un établissement régulier, modéré, progressif. La même diversité d'esprit et de tendance qui s'est manifestée dans les débats de la Chambre, dans le sein de l'administration d'Afrique, cette même diversité existe et se manifeste dans la population coloniale elle-même.
Il y a donc bien là une lutte entre deux politiques, entre deux conduites, lutte qu'il est impossible de méconnaître et d'éluder, qui est le fond même des choses.
Elle a éclaté dans la conduite générale du gouvernement. Quand M. le maréchal Clausel est retourné en Afrique pour la seconde fois, les instructions qui lui ont été données étaient conçues dans le système de l'occupation limitée et pacifique. En arrivant en Afrique, M. le maréchal Clausel a fait une proclamation qui a paru s'écarter de ce système, et rentrer dans celui de l'occupation universelle et guerroyante. La différence a été si évidente que M. le ministre de la guerre s'est cru obligé de s'en plaindre.
Soit donc que vous considériez les débats de la Chambre, la conduite de l'administration en Afrique, l'état des esprits dans la population coloniale, les grands actes du gouvernement central, vous retrouverez partout la différence profonde des deux politiques et la nécessité, pour la Chambre comme pour le gouvernement, de se prononcer entre les deux.
Il le faut bien, messieurs, il le faut tous les jours plus nécessairement. Rappelez-vous les résultats de la seconde administration de M. le maréchal Clausel. Je les prends d'abord dans une seule province, dans celle où ils se sont déployés de la manière la plus exacte et la plus complète, celle d'Oran. Je ne rappellerai pas la généalogie dont parlait il y a quelques jours mon honorable ami M. Jaubert; mais voici les faits.
Dans la province d'Oran, vous avez été à Mascara, de Mascara à Tlemcen; vous avez lié Tlemcen à Oran par le camp de la Tafna; vous avez témoigné l'intention de retourner à Mascara, d'y établir une garnison et de lier de nouveau Mascara à Tlemcen par un autre camp.
Qu'est-ce que cela, messieurs? n'est-ce pas le système de l'occupation universelle, militairement organisée sur tous les points importants de la régence?
Il a été mis en pratique dans la province d'Oran. Pendant le même temps, on commençait à poursuivre le même but dans la province d'Alger; là aussi on annonçait l'intention d'occuper toutes les places, d'y établir des garnisons, de lier toutes ces places entre elles par des camps. On l'a tenté, on l'a commencé aussi dans la province de Bone; l'expédition de Constantine faisait partie de ce plan. On liait Bone à Guelma par le camp de Dréan. On devait établir un camp entre Guelma et Constantine. En un mot, c'était partout le système de l'occupation universelle et militaire aboutissant: 1o à l'occupation des places par des garnisons françaises ou indigènes à la solde de la France; 2o à l'enchaînement de toutes ces places entre elles par des camps retranchés; 3o à l'établissement, sur tous les points où nous ne serions pas nous-mêmes, de beys nommés par nous; 4o enfin, à des expéditions fréquentes pour ravitailler et soutenir les places, les camps, les beys.
Voilà le système tel qu'il a été conçu et qu'on a commencé à le pratiquer.
Quand le ministère dont l'honorable M. Thiers était président est arrivé aux affaires, il n'a pas définitivement et ouvertement adopté ce système; mais je n'hésite pas à dire, et je ne pense pas que l'honorable M. Thiers me démente, je n'hésite pas à dire qu'il s'est placé dans cette voie, sur cette pente. Je n'en veux pour preuve que la lettre de M. le maréchal Clausel au général Rapatel, son remplaçant en Afrique. C'est l'exposition la plus complète, la plus claire de ce système:
«Un système de domination absolue de l'ex-régence est, sur ma proposition, définitivement arrêté par le gouvernement.....»
Puis il ajoute:
«Les opérations qui doivent avoir lieu dans chaque province se feront simultanément et de manière à ce que la campagne qui va s'ouvrir atteigne le but définitif que l'on se propose.
«Occuper toutes les villes importantes du pays, y placer des garnisons et établir des postes retranchés au centre de chaque province et aux divers points militaires qui doivent être occupés d'une manière permanente; masser, sur un point central dans chaque province, les troupes destinées à former des colonnes mobiles qui pourront toujours et instantanément se porter d'un point sur un autre..... Voilà mon plan d'occupation.»
Un tel langage repose, si je ne me trompe, sur l'aveu tacite du gouvernement qui avait envoyé le maréchal en Afrique. Et non-seulement ce plan d'occupation était résolu, mais l'exécution en fut aussitôt commencée dans toutes les parties de la régence.
Voilà dans quel état le ministère du 6 septembre a trouvé la question. Eh bien, le cabinet du 6 septembre n'était pas d'avis de ce système; je l'avais, pour mon compte, toujours combattu; je m'étais prononcé à plusieurs reprises pour l'occupation limitée et pacifique, la Chambre peut me faire l'honneur de s'en souvenir. Le cabinet partageait à cet égard mon opinion, et repoussait l'opinion contraire par des raisons que je me permettrai de rappeler brièvement et en résumé; elles reviendront avec plus de développement dans la discussion des crédits extraordinaires.
La première de toutes, c'est que le système de l'occupation universelle entraînait la guerre permanente, résultat que le cabinet du 6 septembre n'a jamais voulu adopter.
On parle des États-Unis, de la population indigène qui les entoure. Eh bien, les États-Unis se sont conduits envers cette population avec beaucoup plus de ménagements et de prudence; les États-Unis n'ont pas dit: «Nous sommes les souverains, nous allons nous approprier tout le territoire dans lequel est dispersée cette population des Indiens; nous en occuperons les principaux points; nous établirons des camps, et nous ferons des promenades militaires continuelles.»
Si les États-Unis avaient dit cela, ils se seraient évidemment constitués en état de guerre permanente avec les populations indiennes. Ils ont procédé, je ne dirai pas avec plus de loyauté et de douceur, mais plus régulièrement, plus prudemment; ils ont laissé en paix la population dispersée sur le territoire; ils n'ont pas prétendu se l'approprier, l'organiser militairement; seulement, à mesure qu'ils ont avancé, ils ont pris telle ou telle portion de territoire, et se sont ainsi étendus.
Je comprendrais, sans l'approuver, qu'on voulût introduire en Afrique un pareil système; mais la prétention de prendre sur-le-champ le territoire tout entier, de l'occuper sur-le-champ militairement, et en même temps de vivre en paix, en bons termes avec la population qui le regarde en grande partie comme sien, cette prétention me paraît impossible à réaliser. Le système de l'occupation universelle et organisée militairement est le système de la guerre permanente avec la population arabe. Les dangers de cette guerre sont connus, je n'y arrêterai pas davantage la Chambre; mais elle voit là une des principales raisons pour lesquelles le cabinet du 6 septembre n'a pas cru devoir adopter ce système.
En voici un autre. Il est impossible que vous ne soyez pas frappés, depuis six ans, de la difficulté de gouverner une grande province, à la distance de l'Afrique, si loin de l'influence du gouvernement de Paris. Or, dans le système dont il s'agit, cette difficulté devient infiniment plus grande. Si vous avez, sur tous les points du territoire africain, un chef, des garnisons, un bey dont vous répondiez, puisqu'il est votre client, puisque vous l'avez établi, vous trouverez à chaque instant votre responsabilité engagée dans la conduite de ces agents que vous ne gouvernerez pas, sur lesquels vous n'aurez qu'une action très-indirecte; de sorte que la principale difficulté que vous rencontrerez à gouverner l'Afrique, vous l'aggraveriez infiniment si vous adoptiez le système dans lequel on veut vous engager. Vous verriez alors la responsabilité du cabinet sans cesse compromise par des actes sur lesquels il aurait été impuissant; vous verriez se renouveler sans cesse ces abus, ces violences, ces réclamations, qui ont fait, je ne veux pas dire le scandale, mais la tristesse de nos derniers débats; vous les verriez, dis-je, se renouveler constamment, et vous vous trouveriez, et le gouvernement se trouverait avec vous dans l'impuissance de les prévenir efficacement; et le lourd fardeau que l'Afrique vous impose en ce moment se trouverait ainsi fort appesanti.
Et ce système si difficile à maintenir, qui vous met dans un état de guerre permanent avec la population, qui vous impose un gouvernement dont vous ne pouvez pas répondre, qui vous entraîne dans des désordres, dans des abus que vous ne pouvez pas prévenir, vous vous l'imposeriez en imposant au pays des charges en hommes et en argent évidemment supérieures au prix que vous retirez de l'Afrique et aux avantages de cette position.
Voilà, en résumé, les causes principales qui ont déterminé le cabinet du 6 septembre à répudier le système dans lequel il trouvait l'administration engagée, système sinon définitivement adopté, du moins sur le point de l'être et déjà en cours d'exécution.
Messieurs, ce n'était pas une chose facile que de changer ce système, d'opérer la transition de l'occupation universelle, déjà commencée, à l'occupation limitée, de continuer la guerre, de la faire comme elle devait être faite, en se proposant cependant la paix et un système pacifique.
Et pourtant à cette difficulté s'ajoutait encore une difficulté particulière, celle de l'expédition de Constantine.
Je ne retiendrai pas longtemps la Chambre sur ce fait; cependant, comme c'est une des résolutions les plus graves qui aient été prises par le cabinet dont j'ai fait partie, j'ai besoin de la bien expliquer.
On nous dit: Pourquoi, puisque vous vouliez changer le système, ne l'avez-vous pas fait sur-le-champ, nettement, complétement? Pourquoi avez-vous autorisé l'expédition de Constantine qui était un pas de plus dans la voie dont vous voulez sortir, pas qui vous y engageait et vous imposait des difficultés de plus?
Messieurs, je ne nie pas qu'à considérer les choses d'une manière abstraite cela n'eût mieux valu; je ne nie pas que s'il avait été possible de changer sur-le-champ le système, hommes et choses, de rentrer sur-le-champ dans les voies qui convenaient à la France en Afrique, je ne nie pas, dis-je, que cela n'eût mieux valu; ce n'est pas moi qui me plaindrai toutes les fois qu'on voudra adopter une politique nette, décidée, active. Cependant je vous prie de remarquer les difficultés d'une telle résolution; elles sont plus grandes dans le gouvernement représentatif que dans aucun autre, plus grandes dans un pays libre que dans aucun autre; les résolutions brusques, complètes, les résolutions qui supposent un pouvoir bien ferme, bien sûr de son fait, ces résolutions ne se concilient guère avec les ménagements que, dans un pays libre, on est obligé d'avoir, qu'on doit avoir pour toutes les opinions, tous les intérêts, toutes les personnes. Ne vous y trompez pas, le gouvernement représentatif impose au pouvoir plus de transactions, plus de ménagements, plus de lenteur, plus de réserve, plus de prudence qu'aucun autre. Je ne crains pas la liberté, mais je la respecte, et dans le régime représentatif, le pouvoir doit toujours la respecter. Quand une opinion est devenue considérable, quand elle a pris place dans le pays, quand des personnes ont longtemps tenu le pouvoir entre leurs mains, quand des intérêts se sont formés, on ne peut pas, on ne doit pas les briser tout à coup; on ne doit pas passer sans transition, sans égards, d'une conduite à une autre. (Très-bien!) Par cela seul donc que le système dont je parle était déjà engagé, et qu'il avait été puissant pendant quelque temps, il était impossible au gouvernement de ne pas le ménager, même en l'abandonnant.
C'est ce qu'a fait le cabinet, c'est la résolution à laquelle il s'est arrêté. On lui disait que s'il abandonnait Constantine, s'il changeait précipitamment de système, les Arabes reprendraient courage, que notre armée serait abattue, découragée, que ce serait le signal, non pas d'une modification dans le système d'occupation, mais d'un commencement d'abandon de l'Afrique. La presse, à Paris, répétait et répandait ces calomnies. Dans cette situation, une conduite prudente, réservée, était imposée au cabinet. C'est le motif qui l'a déterminé à autoriser le maréchal Clausel à faire l'expédition; mais il l'a autorisé en répétant qu'il répudierait le système jusqu'alors suivi, que c'était par des motifs particuliers, par des considérations d'urgence qu'il autorisait l'expédition, mais que, quant au système, on n'y ferait pas un pas de plus, et qu'on se mettait dès ce moment en mouvement pour le modifier.
C'est dans ces termes que le maréchal Clausel a été autorisé à faire l'expédition. Elle n'a pas réussi: qu'a fait sur-le-champ le gouvernement? Il a changé le système tout entier, hommes et choses; il a rappelé le maréchal Clausel, non parce qu'il avait été malheureux, non parce qu'il avait essuyé un échec, mais parce qu'il était en Afrique le représentant du système de l'occupation universelle et guerroyante. C'est à cause de cela que M. le maréchal Clausel a été rappelé par le cabinet du 6 septembre.
Et, en même temps que le maréchal Clausel était rappelé, le cabinet a pris grand soin d'envoyer en Afrique des hommes, des administrateurs attachés au système qu'il s'agissait de faire prévaloir, attachés par leur propre opinion, par leur conviction. Il ne faut pas croire que ce soit une chose indifférente, surtout dans un pays libre, d'avoir des instruments soumis, ou des hommes qui, de leur propre pensée, spontanément, volontairement, concourent avec le gouvernement qui les emploie. Cette spontanéité est indispensable quand on opère à distance, quand il faut laisser aux employés une large mesure d'indépendance. Il importait donc que les hommes placés à la tête des affaires en Afrique fussent par eux-mêmes, par leur propre pensée, enclins à fonder le système d'occupation limitée et de paix.
En même temps, le gouvernement préparait, pour ces nouveaux administrateurs, des instructions conçues dans l'esprit dont je parle, dans le système d'occupation limitée et pacifique. Ces instructions, je ne sais si elles ont déjà été effectivement adressées aux administrations d'Afrique; celles qui avaient été préparées par le cabinet du 22 février n'avaient pas été non plus envoyées au maréchal Clausel. Ainsi voilà deux instructions qui n'ont eu ni l'une ni l'autre leur exécution officielle. Mais je voudrais qu'on pût les lire à cette tribune et les comparer: on verrait à quel point elles sont différentes, à quel point elles sont conçues dans un esprit différent, à quel point elles ont des tendances diverses. Les premières ont pour objet d'arriver à l'occupation universelle et militaire de l'Afrique, pendant que les secondes ont pour objet l'occupation limitée et les relations pacifiques avec les indigènes.
Voilà, messieurs, à quel point la question se trouve aujourd'hui ramenée, quel est réellement l'état des affaires en Afrique. Il ne s'agit point, comme on l'a dit hier, de l'abandon d'Alger: personne n'y pense, aucune administration n'y a pensé; j'ai combattu à cette tribune, aussi énergiquement que qui que ce soit, comme membre du cabinet du 11 octobre, les idées d'abandon. Il ne s'agit donc en aucune façon d'abandon. Il ne s'agit pas non plus de donner ou de refuser à l'armée un territoire, un champ de bataille où elle puisse s'exercer, se déployer, avancer. Je partage à l'égard de l'armée tous les sentiments qui ont été exprimés hier à cette tribune. Je suis convaincu que le respect pour la loi et les pouvoirs légaux l'animent, et qu'en toutes occasions l'armée ne fera rien au delà des limites de ce qui lui sera légalement ordonné. Je suis persuadé que, dans notre nouvel ordre de choses, dans notre nouvelle société, on se trompe sur la place que doit prendre notre armée, sur celle qu'elle prendra naturellement, quand on raisonne d'après l'induction du passé, d'après les idées qu'inspirent les armées permanentes sur les prétoriens et sur les révolutions militaires; rien de semblable n'est à craindre en France. L'armée n'est, et ne sera désormais qu'une garantie d'ordre et de respect pour la loi; elle en donnera la première l'exemple.
Moi aussi je sais quel est le bon esprit de l'armée. Je sais que, dans le sein de l'armée comme dans le sein de la société, la raison et le patriotisme prévaudraient au besoin contre les suggestions de l'intérêt personnel et contre les fantaisies de l'imagination. (Très-bien!) Je sais que là aussi, si on faisait appel aux idées de justice et au bon sens, on les trouverait puissantes. J'ai confiance partout dans le triomphe du bien, et je pense qu'il faut attendre de l'armée, comme de la société, tout ce qu'on est en droit de lui demander raisonnablement dans l'intérêt du pays. Je pense qu'il ne faut jamais lui refuser l'avancement légitime: elle y a droit. Je pense qu'un territoire, un champ de bataille où elle pourra s'exercer, se former, déployer ses vertus, se préparer à la guerre, est excellent pour elle; mais encore faut-il que cela soit renfermé dans les limites de l'intérêt du pays, et je suis convaincu que l'armée ne voudrait pas d'un territoire, d'un champ de bataille, d'un avancement qui seraient achetés contre les intérêts du pays, (Très-bien!) qui imposeraient au pays des charges excessives; l'armée répudierait, j'en suis sûr, quiconque viendrait réclamer pour elle plus que l'intérêt du pays ne commande.
La question reste donc entière, la liberté de la décision reste entière. Si l'intérêt de la France veut que l'armée trouve en Afrique un territoire où elle se forme, où elle s'exerce, où elle trouve des occasions d'avancement, on le lui donnera. Mais si l'intérêt du pays exigeait au contraire que la guerre cessât, que les expéditions, que les promenades militaires devinssent moins fréquentes, je suis persuadé que l'armée le trouverait bon; elle comprendrait que l'intérêt du pays est sa loi comme la nôtre. (Très-bien! très-bien!)
La Chambre, messieurs, se trouve donc aujourd'hui à ce point, qu'après six ans d'essais confus, incohérents, dans lesquels les deux systèmes ont été tour à tour essayés et confondus en Afrique, il vient de se faire, depuis un an, deux tentatives successives et distinctes des deux systèmes. J'ai tort de parler ainsi, car cela n'a pas été jusqu'à la tentative, cela n'a pas été assez long pour constituer un véritable essai; mais enfin le cabinet du 22 février s'était placé sur la voie de l'occupation universelle et militairement organisée dans toute la régence. Le cabinet du 6 septembre s'est placé au contraire dans la voie de l'occupation limitée et pacifique. C'est entre ces deux tendances que la Chambre est appelée à prononcer aujourd'hui. Je crois qu'il importe beaucoup, dans l'intérêt de nos possessions d'Afrique, dans l'intérêt de notre propre dignité, de notre bonne administration, que la question soit nettement décidée. Il faut sortir, en Afrique, de cette politique incertaine, de cette politique de tâtonnement et d'oscillation; il faut adopter une politique ferme, nette, complète. C'est là aujourd'hui la question. Quand nous traiterons des crédits extraordinaires, nous la reprendrons dans toute son étendue; mais le point vrai auquel on est parvenu est celui-là. La confusion, l'incohérence des systèmes ont eu lieu d'abord en Afrique. Plus tard, deux systèmes ont été tentés, l'un d'occupation universelle et de guerre permanente; l'autre d'occupation limitée et d'établissements pacifiques. Quand nous aurons épuisé, à propos des crédits extraordinaires, cette question, quand la Chambre se sera clairement prononcée, alors l'administration en Afrique et le gouvernement à Paris sauront dans quelle voie ils devront marcher. La question aura fait un pas, et l'on pourra espérer pour l'Afrique un avenir. Si nous restons ou si nous retombons dans l'hésitation, dans la confusion dans laquelle on a persévéré depuis six ans, le sort de l'Afrique sera de nouveau compromis, et vous pourrez bien avoir encore des désordres et des scandales pareils à ceux qui nous ont affligés depuis trois jours, et l'on viendra peut-être encore dire alors que l'abandon est le seul moyen d'échapper à tant de maux et d'embarras. Ne courez pas le risque d'arriver à cette solution; adoptez une politique nette, claire, précise. Pour mon compte, je suis convaincu que celle dont le cabinet du 6 septembre avait fait sa règle, dans laquelle il était entré, sans y avoir parcouru, il est vrai, une longue carrière, est la seule praticable, la seule qui n'impose pas de charges trop lourdes, et atteigne un but vraiment utile: je la maintiendrai de nouveau, quand on discutera les crédits extraordinaires; je n'ai voulu aujourd'hui que marquer le point précis auquel la question est arrivée, et faire sentir à la Chambre la nécessité de prendre une résolution décisive. (Adhésion marquée.)
M. Thiers.—J'ai peu de mots à ajouter à tout ce qui a été dit sur cette grave question. Cependant, les paroles que je désire ajouter à ce qui a été dit ont peut-être quelque utilité. C'est avec quelque regret, je dois le dire, que je suis monté hier à la tribune; je ne croyais, je l'avoue, rouvrir... (Rumeur.) Je n'ai eu qu'une seule intention en y montant, c'était de faire faire un pas à la question d'Afrique, pas qu'il me semblait indispensable de lui faire faire cette année. C'était non pas de résoudre la question des deux systèmes, mais de bien avertir la Chambre de la gravité de cette entreprise, de bien l'avertir de l'ignorance dans laquelle elle avait vécu d'une partie de la vérité. Et aujourd'hui je crois que tout le profit de la discussion serait perdu, si nous placions encore la question là où l'on veut la placer, et où elle n'est pas.
Que résulte-t-il des paroles de l'honorable préopinant? Non pas précisément que tel ou tel système vaut mieux que l'autre, car il est peu entré dans le détail des deux systèmes. Il semblerait résulter de ses paroles qu'il y a deux systèmes en présence, ou pour mieux dire deux tendances. Cela ressemblerait moins à une discussion utile et approfondie de ces deux tendances, qu'à ce qu'on appellerait un procès de tendance qu'on se ferait les uns les autres. (Mouvement.)
Je n'ai pas l'habitude d'imputer aux hommes avec lesquels je discute des tendances fâcheuses. Ainsi, par exemple, je n'imputerai jamais aux hommes qui veulent l'occupation restreinte, la tendance dissimulée de l'abandon. (Agitation.) Cependant j'aurais pu peut-être dire aussi qu'à travers cette manière de dissimuler la gravité de la question, à travers ce système prétendu pacifique, il y avait peut-être au fond une manière d'amener peu à peu l'abandon. (Nouvelle agitation.) Je n'ai pas dit de telles choses, et je voudrais à mon tour qu'on ne m'imputât pas, à moi qui n'accuse pas le système de l'occupation réduite d'aboutir à l'abandon, je ne voudrais pas, dis-je, qu'on m'imputât d'aboutir à ce système de la guerre perpétuelle et de la destruction des populations arabes, pour y substituer une population européenne. Car hier, après que j'avais expliqué ma pensée de la manière la plus claire, on me disait encore que j'étais le partisan de ce système qui voulait la destruction, l'incendie et la guerre en Afrique; et il m'a fallu dire de mon banc que je ne voulais pas cela.
Eh bien, je prétends que, quand on dit qu'il y a deux systèmes en présence, cela se peut; mais assurément cela ne s'est pas trouvé dans les deux cabinets dont j'ai eu l'honneur de faire partie, ni dans celui du 11 octobre, ni dans celui du 22 février, et cela ne s'est pas trouvé dans mes paroles, parce que ce n'était pas dans ma pensée.
Non, il n'est pas vrai qu'il y ait en présence deux systèmes, le système pacifique et le système belliqueux, le système de l'occupation limitée et le système de l'occupation non limitée, le système de colonisation et celui de non-colonisation. J'ai dit et je répète encore que pour moi, si l'on m'assurait Oran, Alger, Bone (les paroles que j'ai prononcées se trouvent au Moniteur d'hier), si l'on me les assurait, avec une certaine étendue de territoire autour et des relations pacifiques avec les tribus, je trouverais cela excellent, et comme député et comme ministre, je m'y résignerais avec une très-grande joie. J'ai dit et je dis encore que, quant à moi, je crois le projet de coloniser ridicule, quand c'est le gouvernement qui le tente; j'ai dit que le système d'occupation limitée me paraissait plein de dangers; j'ai dit enfin, qu'à moins d'être ridiculement barbare, il n'était pas possible de préférer la guerre à la paix. Voici pour moi, membre du cabinet du 22 février, où réside la question. Je résume les affaires d'Afrique dans cette situation que j'ai définie hier: la guerre mal faite. La question n'est point, par exemple, dans la demande de 23,000 hommes, à laquelle la commission du budget opposait le chiffre de 18,000 hommes. Non, je dis que, quand la question est ainsi placée, elle est faussement placée.
Eh bien, l'année dernière j'ai tâché de dire la vérité; je l'ai dite hier plus vivement, parce que la même réserve ne m'était plus imposée. Je veux avertir mon pays que, quel que soit le système, on l'abuse, on le trompe, on l'entretient dans l'illusion que l'Afrique pourrait être mise sous la domination française avec 18 ou 23,000 hommes. (Approbation.) Ce que j'ai voulu, c'est sortir de l'ambiguïté, de la dissimulation, et faire faire ce que j'appelle un pas à la question; c'est vous avertir que ce n'est que par de grands efforts que vous parviendrez à vous établir, non pas jusqu'au grand Désert, mais seulement sur le littoral, de manière à réunir les trois conditions, la première de pouvoir vivre, la seconde d'être maître du commerce, la troisième d'être assez maître du rivage pour que la piraterie ne puisse renaître. Eh bien, je dis que cela ne se peut pas avec 23,000 hommes. C'est la vérité que je veux vous dire, parce que je trouve que le mensonge a été la source de nos revers et de nos désastres.
Maintenant, je n'ajoute plus qu'un mot. Ce système belliqueux dans lequel on prétend que nous voulons engager la France, le cabinet du 22 février l'a-t-il créé ou l'a-t-il trouvé? Mascara! Est-ce le président du cabinet du 22 février qui l'a voulu? Mais Mascara est peut-être la saillie la plus imprudente dans nos guerres d'Afrique. Je conçois qu'elle ait été faite si on avait voulu occuper ce territoire; mais la course de Mascara, pour aller détruire quelques établissements, est-elle dans ce système pacifique qui veut se borner au littoral? Qui a voulu Mascara? Je ne dirai pas le secret du cabinet. Je n'ai qu'un mot à dire: j'étais absent à cette époque; ainsi ce n'est pas le président du cabinet du 22 février qui s'est rendu coupable de ces expéditions si hasardées qui ont entraîné la France si loin. Pour moi, j'ai agi en homme positif; j'ai trouvé la guerre engagée; j'ai pensé qu'il fallait la faire d'une manière active, avec vigueur, et qu'il ne convenait pas à la France de la faire autrement.
J'ai dit et je répéterai toujours que, lorsque nous aurons fait la guerre en Afrique, non pas au point de détruire la population, cela serait barbare et insensé, mais au point de nous y assurer des amis, de faire naître entre les chefs ou princes, qui occupent les provinces africaines, l'intention et le désir de traiter, alors on pourra traiter avec eux. Cette manière de s'y prendre sera-t-elle définitivement la meilleure? L'expérience Je démontrera. Mais, pour le présent, je le déclare, la question n'est pas entre un système pacifique et un système belliqueux; elle est entre des gens qui voient clairement les difficultés, qui ne se les dissimulent pas, qui marchent droit sur elles et ne veulent pas les éviter. Messieurs, ce que le gouvernement doit toujours faire, dans toute situation, c'est de dire la vérité aux Chambres; c'est de ne pas les faire vivre dans une confiance aveugle, c'est de leur faire voir toute l'étendue du danger, afin qu'elles puissent y appliquer le remède nécessaire.
À gauche.—Très-bien! très-bien!
M. Guizot.—Si la Chambre le permet, je dirai encore deux mots. (Oui, oui! Parlez, parlez!) J'ai désiré, comme l'honorable M. Thiers, faire faire un pas à la question. Nous sommes animés de la même intention, et je n'ai pas plus de goût que lui pour l'ambiguïté et la dissimulation. Je pense, comme lui, qu'on ne doit taire ni à la Chambre, ni à la France, les charges que doit lui imposer l'Afrique. Nous y avons la guerre flagrante; elle doit être faite énergiquement et de manière à assurer un résultat. Je partage à cet égard l'opinion de l'honorable M. Thiers; je ne suis pas plus disposé que lui à dissimuler les besoins de la situation, et je crois que, quand le cabinet viendra demander les crédits extraordinaires pour la guerre qui se fait aujourd'hui en Afrique, la Chambre trouvera qu'on ne lui dissimule pas la situation, et qu'on n'atténue pas les chiffres. Mais je n'en pense pas moins qu'il y a entre les deux politiques, entre les deux conduites en Afrique, une différence réelle, une différence sur laquelle il est bon que la Chambre s'arrête et prenne un parti. Il ne s'agit pas d'une guerre d'un moment; il s'agit de l'établissement définitif et permanent; il s'agit de savoir si on s'établira d'une manière permanente et militairement organisée sur tous les points de l'intérieur du territoire, aussi bien que sur les points principaux de la côte. Il s'agit de savoir quelle sera la conséquence de cette politique, de cet établissement permanent et militaire, soit direct, soit indirect, soit par des garnisons françaises, soit par des beys soutenus par la France sur tous les points principaux de l'intérieur du territoire.
Je pense, pour mon compte, que ce système, cette conduite, comme on voudra l'appeler, est contraire aux véritables intérêts de la France en Afrique, car elle impose à la France un fardeau excessif et des difficultés de gouvernement que la France n'a aucun intérêt à s'imposer. Je pense qu'en renonçant à ces établissements permanents sur tous les points importants de l'intérieur du pays, en se restreignant à une occupation limitée, non pas seulement à trois ou quatre ports dans lesquels on serait enfermé, mais à des parties de territoire autour des principaux points, et en s'appliquant à vivre en bonnes relations avec les indigènes, on agit d'une manière beaucoup plus conforme aux intérêts de la France en Afrique, et qu'on lui assure les mêmes avantages, en lui imposant moins de charges. Je crois que c'est là un résultat vers lequel la Chambre doit aspirer, et que je recommande à sa plus sérieuse attention.