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Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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Messieurs, je voudrais terminer ici ce débat, et descendre de cette tribune, car j'ai traité complétement, je crois, la question spéciale qui m'y a fait monter. J'ai fait connaître à la Chambre les diverses phases de la négociation; j'en ai discuté les résultats; j'ai montré dans quelle situation se trouvaient aujourd'hui les questions diverses et les divers intérêts qui y étaient engagés.

En Orient, Alexandrie et Constantinople.

En Occident, les rapports de la France avec l'Europe, le concert européen, les alliances, l'indépendance nationale.

Il semble que j'ai tout dit.

Mais il y a une autre question qui me tient à cœur autant qu'à ceux qui l'élèvent si bruyamment tous les jours; c'est ce qu'on appelle l'abaissement de mon pays, le défaut de dignité de sa politique. Je regrette qu'une telle question soit ainsi vaguement posée. À mon avis, nous ne devrions monter à cette tribune, surtout en matière de politique extérieure, que pour y débattre des questions réelles, actuelles, pour savoir comment les affaires de notre pays ont été conduites en chaque occasion, si elles l'ont été selon ses intérêts et son honneur. J'ai peu de goût, je l'avoue, pour ces conversations universelles, sans objet précis, qu'on recommence sans cesse pour prouver l'abaissement de notre pays. Cependant, et bien qu'à regret, j'y entrerai. On a abusé si étrangement de ces idées vagues pour irriter, pour égarer, pour attrister la France, que, quelque inconvénient qu'il puisse y avoir, il faut bien que je les aborde à mon tour, et que je nie ce dont on nous accuse.

Tout cela est faux. Il n'est pas vrai que, depuis 1830, la France soit abaissée. (Mouvement et exclamations à gauche.) Il n'est pas vrai qu'elle ait perdu de son influence et de sa dignité en Europe.

La France a débuté en 1830 par l'acte d'indépendance le plus grand, le plus éclatant que jamais un peuple ait accompli: elle s'est dégagée de toute influence, de toute apparence d'influence étrangère dans ses affaires intérieures et dans son gouvernement. Depuis 1830, qu'a-t-elle fait? On dit que des événements analogues aux nôtres se sont produits en Europe et que la France les a abandonnés, qu'elle a trahi la cause des peuples après avoir fait triompher la sienne. Cela n'est pas vrai. D'abord je n'accorde pas aisément qu'il se soit accompli en Europe des événements analogues à la révolution de 1830. (Au centre: Très-bien! très-bien!) Je ne reconnais pas la parenté, la fraternité de toutes les révolutions avec la nôtre. Nous avons eu pour notre révolution des motifs légitimes, une nécessité impérieuse, évidente; aucun des événements qu'on appelle analogues en Europe ne s'est produit avec de tels caractères. Cependant il n'est pas vrai que nous ayons abandonné, que nous ayons trahi tous ceux qui se sont produits. La Belgique, la Suisse, l'Espagne, nous les avons avouées et soutenues, nous les avons avouées et soutenues de manière à les faire réussir. Je sais que ce succès n'est pas complet, tranquille. Je sais que la Belgique, que la Suisse, que l'Espagne ont traversé, traverseront peut-être encore de douloureuses vicissitudes. Il n'en est pas moins vrai qu'après les avoir aidées au premier moment par notre éclatant aveu, nous les aidons encore tous les jours par l'appui de notre influence et de nos conseils. Voilà comment la France a abandonné les causes analogues à la sienne.

Deux autres pays, la Pologne et l'Italie, sont plus douloureux à nommer. Je crois qu'il est du devoir des bons citoyens de n'en pas parler. (Rires aux extrémités.) Ce que la France a fait, la politique qu'elle a suivie à cet égard, a été, à mon avis, bonne, sage, conçue dans l'intérêt de notre pays et selon les règles du droit des gens et de la raison. Je suis tout prêt à recommencer cette discussion si on l'exige; mais je ne la crois bonne pour personne.

Voilà comment la France a été abaissée depuis 1830, dans sa conduite envers les événements analogues à notre révolution. Prenez les autres parties de notre conduite au dehors, et dites-moi si vous y trouvez plus d'abaissement. Quand un intérêt français a exigé quelque part un déploiement de forces, y avons-nous manqué? Au Mexique, à Buenos-Ayres, partout, quand un intérêt national a appelé le déploiement de la force nationale, elle s'y est précipitée avec imprudence, plutôt qu'elle ne s'est contenue avec timidité. Et j'ajoute que partout où la force nationale s'est portée, elle a obtenu un résultat conforme aux vues de l'entreprise.

Il faut, messieurs, il faut donner un démenti éclatant à ces allégations d'abaissement et de pusillanimité contre toute notre politique en général depuis 1830. Cela est faux: à prendre notre politique dans son ensemble, nous n'avons abandonné aucune grande cause, aucun grand intérêt national.

On allègue, comme preuve d'abaissement, que nous n'avons pas conquis de territoire. Messieurs, vous êtes engagés, depuis dix ans, dans la conquête d'un grand territoire. La guerre d'Afrique est une conquête à laquelle vous travaillez tous les jours. Je sais qu'il y a beaucoup de personnes qui méprisent cette conquête et la regardent uniquement comme un fardeau. Cela s'est dit, messieurs, de beaucoup de grandes conquêtes analogues. Et, en effet, elles ont été longtemps un fardeau. Mais consultez l'Europe, consultez les connaisseurs en fait de conquêtes et d'agrandissement territorial; vous verrez ce qu'ils vous diront: ils regardent tous l'occupation de l'Afrique par la France comme un grand fait, comme un fait destiné à accroître beaucoup un jour son influence et son poids en Europe. Et pourtant ils reconnaissent que ce fait s'accomplit, s'affermit; ils n'ont plus la pensée de le contester et de le combattre. (Mouvement.)

M. de Saint-Aulaire m'écrivait, il y a trois mois, à propos des mesures que nous avons prises sur Tunis, et en me rendant compte d'une conversation qu'il avait eue avec lord Aberdeen:

Le comte de Saint-Aulaire au ministre des affaires étrangères.

«Londres, 4 octobre 1841.

«J'ai commencé par établir que la sûreté de nos possessions d'Afrique était pour nous un intérêt de premier ordre que nous ne pourrions laisser fléchir devant aucune considération. Lord Aberdeen, après m'avoir écouté attentivement, m'a dit: «Je suis bien aise de m'expliquer nettement avec vous sur ce sujet. J'étais ministre en 1830, et si je me reportais à cette époque, je trouverais beaucoup de choses à dire; mais je prends les affaires en 1841 et telles que me les a laissées le précédent ministère: je regarde donc votre position à Alger comme un fait accompli, contre lequel je n'ai plus à élever aucune objection.»

Est-ce là, messieurs, un symptôme de notre abaissement?

Mais, dit-on, nous ne nous connaissons pas en fait de dignité, notre politique en manque essentiellement. Messieurs, il y a deux éléments de la dignité politique: le droit et la force. Je conviens que, quand la force manque au droit, la dignité lui manque bientôt aussi également. Mais la force sans le droit ne suffit pas pour donner de la dignité à une politique, et nous l'avons trop souvent oublié: dans notre histoire contemporaine, la séparation de la force et du droit, le culte de la force est une idolâtrie que, pour mon compte, je répudie absolument. (Approbation au centre.)

Nous avons vu trop longtemps, à travers le déploiement de la force nationale, le droit oublié et méconnu. Le jour est venu où la force seule n'a plus suffi pour assurer la dignité, où, après avoir méconnu le droit des autres, après avoir méconnu la mesure, la sagesse qui est prescrite à la politique d'un grand pays, il a fallu porter nous-mêmes la peine de ces fautes.

On parle beaucoup de la politique de la Révolution et de l'Empire. À Dieu ne plaise que je méconnaisse les grands services que ces gouvernements ont rendus à notre pays! À Dieu ne plaise que je répudie l'héritage de leur gloire! Mais ne vous y trompez pas; c'est pour avoir méconnu le respect du droit, pour avoir trop cru en la force, et en la force seule, qu'ils ont imposé à notre pays de grandes souffrances, de grands sacrifices. En reconnaissant leurs bienfaits, en acceptant avec transport leur gloire, permettez-moi de reconnaître aussi leurs erreurs et tout ce qu'elles nous ont coûté.

Eh bien, c'est l'honneur de la France et de son gouvernement, depuis 1830, d'avoir soigneusement recherché l'union du droit et de la force, de n'avoir jamais cru qu'il lui fût permis de méconnaître le droit, de dépasser cette limite de mesure, de prudence, qui est commandée, par la nécessité autant que par la sagesse, aux plus puissants États.

Nous assistons, en vérité, à un étrange aveuglement: par une bonne fortune rare, nous sommes appelés à prospérer, à nous honorer, à grandir, à influer en Europe, par les voies régulières et morales, par le respect du droit, par l'ordre, par la paix; et on s'en plaint, on s'en dégoûte, on voudrait nous ramener dans les voies de la politique agressive et belliqueuse! Ah! messieurs, c'est méconnaître toutes les conditions actuelles de la grandeur et de l'influence; dans l'état actuel de l'Europe, c'est précisément à la politique tranquille et régulière, c'est précisément au maintien de tous les intérêts réguliers et pacifiques que la grandeur et l'influence sont attachées, aussi bien que la prospérité intérieure des nations. Ne nous détournez pas de cette voie pour nous faire marcher vers un abîme en nous traînant dans une ornière.

Je dirai plus: c'est méconnaître également la grande pensée, la pensée nationale de la France en 1789. Ce que voulait cette pensée, c'était, d'une part, le gouvernement libre, de l'autre, le développement pacifique de la civilisation générale. Voilà quel était l'instinct national, le vœu, et ce qu'on a appelé le rêve de la France en 1789. Le régime révolutionnaire, le régime impérial, les égarements de la propagande et de la conquête, ont été des déviations naturelles, inévitables, mais des déviations réelles de cette pensée primitive et profonde. (Marques d'assentiment.) Messieurs, nous y ramenons la France. Oui, nous entendons mieux que vous le véritable vœu de nos pères; nous sommes plus fidèles que vous à leur intime pensée politique: paix et liberté, c'était là leur vœu; c'était là le fond de toutes leurs croyances souvent aveugles, inexpérimentées, mais sincères et bienveillantes pour l'humanité tout entière.

Messieurs, j'ai vu sur nos bancs un homme de bien, un ami très-sincère et très-sévère de la liberté de son pays, M. Comte; il avait pris pour épigraphe de son journal le Censeur européen: «Paix et liberté.» C'est la vraie devise de la France. (Éclats de rire sur quelques bancs de la gauche. Marques générales d'étonnement.)

M. de Sade.—On n'a pas ri de ce que vous avez dit, monsieur le ministre, on a ri d'autre chose qui s'est dit sur ces bancs. (Mouvement.)

M. le ministre.—Je n'en doute pas; je ne comprendrais pas comment on aurait pu rire de ce que je disais.

Je finis, messieurs, et je finis par ces mêmes paroles: l'union du droit et de la force, dans toute notre politique, la liberté au dedans, la paix au dehors, à moins d'une nécessité évidente et impérieuse qui nous oblige à rompre la paix, voilà notre politique; c'est la politique de la France depuis 1830. La France a grandi, la France grandira en prospérité et en influence par cette politique, et il y a autant de dignité que de sagesse à la pratiquer tous les jours. (Marques nombreuses et prolongées d'approbation.)

CXIV

Sur les conventions de 1831, 1833 et 1841 pour l'exercice du droit de visite en mer, afin d'arriver à l'abolition de la traite des nègres.

—Chambre des députés.—Séances des 22 et 24 janvier 1842.—

Dès l'ouverture de la session de 1842, et dans la première séance de la discussion de l'adresse (17 janvier), les conventions de 1831 et 1833, pour l'abolition de la traite des nègres par l'exercice du droit mutuel de visite, et la nouvelle convention conclue à Londres le 20 décembre 1841 dans le même but, furent vivement attaquées, entre autres par M. Billault qui proposa un amendement tendant à leur abolition. Je lui répondis:

M. Guizot.—Messieurs, l'honorable préopinant a déterminé lui-même avec précision le but de son amendement. Il s'agit de décider la Chambre à exprimer un blâme, un blâme positif contre les conventions conclues en 1831 et en 1833 pour rendre efficace la répression de la traite des noirs. Ce n'est pas uniquement du nouveau traité, non encore ratifié, qu'il s'agit, mais des conventions antérieures et du principe sur lequel elles reposent.

Je prie la Chambre de permettre que je lui retrace en peu de mots l'histoire de cette négociation.

La convention de 1831, conclue seulement entre la France et l'Angleterre, portait (art. 9): «Les hautes puissances contractantes au présent traité sont d'accord pour inviter les autres puissances maritimes à y accéder dans le plus bref délai possible.»

Des négociations furent constamment suivies pour amener l'adhésion des autres puissances maritimes.

Le Danemark, la Sardaigne, les villes hanséatiques, Lubeck, Brême, Hambourg, la Toscane, les Deux-Siciles, ont successivement adhéré au traité. Toutes ces puissances, dont l'honorable membre vous disait tout à l'heure qu'elles n'obtiendraient pas, comme la France l'avait obtenu, le droit de réciprocité, mais qu'elles seraient soumises à la visite absolue de l'Angleterre, toutes ces puissances ont accédé au traité et ont obtenu le droit de réciprocité comme la France. (Aux centres: Très-bien!—Rires à gauche.)

Voix à gauche.—Ce n'est pas étonnant, elles ont peur!

M. le ministre.—On peut sourire du principe de réciprocité; mais il est impossible de ne pas reconnaître que c'est la meilleure protection, le droit le plus efficace que les faibles puissent réclamer contre les forts. (Dénégations à gauche.)

Si, en toute occasion, les forts accordaient aux faibles, seulement en principe, la réciprocité, soyez sûrs que ce serait pour les faibles une grande conquête, et tenez... (Interruption) et tenez pour certain que ces mêmes puissances, qui ont accepté le traité à cause du principe de réciprocité, ne l'auraient pas accepté à d'autres conditions. J'ai une trop haute idée de leur honneur pour ne pas croire que c'est précisément le principe de réciprocité, introduit dans le traité, qui les a déterminées à y accéder.

Mais trois grandes puissances restaient en dehors; depuis 1836 des négociations furent suivies pour les déterminer à entrer dans le traité. Elles firent une objection de forme et de dignité personnelle; elles dirent qu'il ne leur convenait pas d'accéder à une convention antérieurement conclue entre deux puissances; elles demandèrent qu'un traité spécial et nouveau fût conclu avec elles. La base de ce traité nouveau fut posée à Londres, en décembre 1838, dans une conférence. La France et l'Angleterre proposèrent à l'Autriche, à la Prusse et à la Russie, une convention qui devait être, entre les cinq puissances, la reproduction des deux conventions déjà conclues entre la France et l'Angleterre.

Vous voyez, messieurs, qu'il me serait facile d'éluder, d'atténuer, du moins pour mon compte personnel, la responsabilité de cet acte. Je n'ai fait que conclure ce qui avait été décidé et formellement proposé en 1838, qu'étendre aux trois puissances nouvelles ce qui se pratiquait entre les deux autres depuis dix ans.

Mais je n'élude point cette responsabilité; je l'accepte et pour le traité de 1841, et même pour les conventions antérieures auxquelles j'ai été étranger.

Je crois que ces conventions ont eu pour objet, pour objet unique, d'atteindre un but louable, un but généreux, la répression d'un trafic infâme; je crois qu'elles ont, en effet, puissamment contribué à atteindre ce but, qu'elles ont donné lieu à de minces abus, et qu'elles contiennent en elles-mêmes des garanties efficaces contre les abus possibles.

Écartons d'abord de cette question tout ce qu'on a dit sur le droit des neutres; il n'est point question du droit des neutres, et il n'est en aucune façon entamé ni réduit par les conventions dont il s'agit.

M. Thiers.—Je demande la parole.

M. le ministre.—Nous maintenons, sur le droit des neutres, tous les principes que la France a constamment maintenus; nous n'accordons sur les neutres, en temps de guerre, pas plus de droit de visite qu'on n'en accordait auparavant. Ils sont, je le répète, tout à fait en dehors de la question.

Je vais plus loin; le droit de visite n'a point été inventé pour le cas particulier dont il s'agit; le droit de visite existe, dans certains cas, à l'égard des neutres: en cas de blocus, en temps de guerre, pour tout ce qu'on appelle la contrebande de guerre, les neutres sont sujets au droit de visite; dans cette limite, il est reconnu et accepté par toutes les puissances.

Ce qu'on a fait dans le cas qui nous occupe, c'est d'assimiler la traite des nègres à la contrebande de guerre en cas de blocus. On a considéré, en quelque sorte, les côtes d'Afrique comme en état permanent de blocus, quant au trafic des esclaves, et on a traité les bâtiments négriers comme porteurs de contrebande de guerre.

Non-seulement donc le droit des neutres, dans ce qu'il a de légitime et de sacré, est ici hors de question; mais c'est la législation même des neutres, sur le point par où elle admet le droit de visite, qui a été, par voie d'assimilation, appliquée à la traite des noirs.

Maintenant voyons si les conventions de 1831 ne contiennent pas des garanties efficaces contre l'abus de ce droit. Je reconnais que l'abus est possible, qu'il est dangereux, qu'il faut avoir les moyens d'y échapper. Je dis que les conventions contiennent ces moyens.

Le premier, et je m'étonne que le préopinant ne l'ait pas lu dans les conventions, c'est qu'il n'est pas au pouvoir de l'une des parties contractantes de faire un croiseur; il faut qu'il ait reçu en même temps un mandat de l'autre. Il n'appartient pas à la reine d'Angleterre seule de donner à un croiseur anglais le droit d'arrêter un bâtiment négrier français: il faut qu'il ait reçu, en outre, un mandat du roi des Français.

C'est le texte même de l'article 5 de la convention de 1831:

«Les bâtiments de guerre, réciproquement autorisés à exercer la visite, seront munis d'une autorisation spéciale de chacun des deux gouvernements.»

En sorte que si un croiseur anglais prétendait arrêter un bâtiment français sans exhiber le mandat français qui lui donne cette autorisation, il serait hors de son droit, hors du traité, et le bâtiment français aurait le droit de résister.

Croyez-vous, messieurs, que ce ne soit pas là une garantie efficace? Croyez-vous que si le gouvernement français s'apercevait qu'on abuse réellement du droit de visite, qu'on en abuse dans d'autres intentions que celles du traité, au delà des limites du traité, il ne saurait pas refuser de nouveaux mandats? Il les refuserait, et à l'instant même l'abus serait arrêté.

Voilà une première garantie; en voici une seconde.

M. Léon de Malleville.—Le nombre des mandats n'est pas limité.

M. le ministre.—Peu importe que le nombre des mandats soit limité ou illimité (Murmures à gauche); dès qu'on est obligé d'avoir deux mandats, cela suffit, car le gouvernement qui doit donner le sien peut le refuser, si on en abuse contre lui.

À gauche.—Alors plus de traité!

M. le ministre.—Vous répondrez.

M. le président.—La question est grave, les deux opinions se défendront successivement à la tribune, M. le ministre a droit d'être écouté.

M. le ministre des affaires étrangères.—La seconde garantie est la nationalité de la juridiction. Le croiseur étranger n'a que le droit, déjà grave sans doute, d'amener le bâtiment qu'il a saisi devant la juridiction nationale; c'est la juridiction nationale qui prononce seule, et elle prononce, non-seulement comme cour d'assises, mais sur les dommages et intérêts. Je parlerai tout à l'heure de cette troisième garantie.

On avait demandé à la France que la traite des nègres fût déclarée piraterie. Quel eût été le résultat de cette déclaration? Le crime de la traite des nègres devenait un délit du droit international, au lieu d'être un délit du droit national; on aurait pu saisir tout bâtiment présumé négrier, et le mener dans un port quelconque pour faire juger son capitaine et son équipage comme des voleurs de grand chemin. La France s'est constamment refusée à cette mesure exorbitante; elle a voulu maintenir le délit de la traite des nègres dans les limites du droit national, sous l'influence de la juridiction nationale, et c'est ce qui a été réglé par l'art. 7 de la convention de 1831.

Voici la troisième garantie:

Si le bâtiment étranger amené devant la juridiction nationale est reconnu par elle avoir été arrêté sans motifs suffisants (je prie la Chambre de bien remarquer la grande généralité de ces expressions, sans motifs suffisants), elle a le droit d'imposer, au gouvernement étranger auquel appartient le capteur, des dommages et intérêts.

M. Estancelin.—Pardon; c'est à l'officier capteur.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je vais lire l'article; c'est un exemple unique peut-être d'un si grand pouvoir donné à un tribunal sur un gouvernement étranger.

La convention de 1833 dit (art. 8):

«Lorsqu'un bâtiment de commerce de l'une ou de l'autre nation aura été visité et arrêté indûment ou sans motif suffisant de suspicion, ou lorsque la visite et l'arrestation auront été accompagnées d'abus ou de vexations, le commandant du croiseur ou l'officier qui aura abordé ledit navire, ou enfin celui à qui la conduite en aura été confiée, sera, suivant les circonstances, passible de dommages-intérêts envers le capitaine, l'armateur et les chargeurs. Ces dommages-intérêts pourront être prononcés par le tribunal devant lequel aura été instruite la procédure contre le navire arrêté, son équipage et sa cargaison; et le gouvernement du pays auquel appartiendra l'officier qui aura donné lieu à la condamnation payera le montant desdits dommages-intérêts dans le délai d'un an à partir du jour du jugement.»

J'ajoute que le nouveau traité a réduit le délai d'un an à six mois.

Voici donc, messieurs, la vérité des faits; voici comment les choses se passent. Un bâtiment français a été arrêté par un croiseur anglais; le croiseur anglais n'a pu l'arrêter sans un mandat du gouvernement français; et, s'il l'a arrêté sans motif suffisant, l'un et l'autre sont amenés devant une juridiction française, qui condamne à des dommages-intérêts le gouvernement du capteur.

M. Mercier.—Et le moyen de faire exécuter la condamnation?

M. le ministre des affaires étrangères.—Je demande s'il est possible d'introduire dans une convention de cette nature (et j'admets la gravité des conventions et les abus auxquels elles pourraient donner lieu), je demande s'il est possible d'introduire des garanties plus réelles, plus indépendantes?

Telle a été, en fait, l'efficacité de ces garanties, que, dans l'espace de dix ans, il y a eu une seule réclamation. Une réclamation en dix ans! J'en conclus que l'exercice du droit s'est maintenu dans les limites du traité.

Mais on dit: Il y aura une nuée de croiseurs étrangers qui pèseront sur notre commerce, tandis que nous aurons, dans deux ou trois stations éparses, un petit nombre de bâtiments qui n'useront que très-imparfaitement de la réciprocité. Ici encore je réponds par les faits.

Depuis dix ans, il y a eu 124 croiseurs anglais, commandités, passez-moi cette expression, commandités par les deux gouvernements, et 105 croiseurs français. La différence, certes, est peu considérable. Voulez-vous connaître la répartition de ces bâtiments?

Dans la station des Antilles, 37 croiseurs français, 38 croiseurs anglais; sur les côtes du Brésil, 42 croiseurs français, 47 croiseurs anglais; sur les côtes occidentales d'Afrique, 13 croiseurs français, 35 croiseurs anglais. C'est le point où l'inégalité est la plus grande. (Interruption à gauche.) Vous n'êtes pas au bout. Sur les côtes de Bourbon et de Madagascar, deux points où ce commerce se fait avec beaucoup d'activité, 13 croiseurs français et 4 croiseurs anglais.

Vous le voyez, s'il y a eu inégalité, elle a existé, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et, à tout prendre, elle a été sans importance pour des hommes sérieux et impartiaux. (Approbation au centre.)

J'ai mis sous vos yeux le droit, le texte des traités, les garanties attachées au droit de visite et les faits depuis dix ans. Les faits prouvent que les abus ont été rares, et les traités montrent que, s'il devait y avoir des abus, nous étions en mesure de les réprimer, et d'en commettre autant nous-mêmes qu'on pouvait en commettre contre nous. (Nouvelle approbation au centre.)

Le nouveau traité contient toutes les garanties que contenait l'ancien. Il les reproduit, et même il en ajoute quelques-unes; par exemple, celle que l'indemnité doit être payée dans six mois, au lieu d'une année.

Il y a un point, je me garderai bien de laisser ignorer à la Chambre ce changement, il y a un point sur lequel le nouveau traité a introduit une innovation assez notable. La voici.

L'ancienne convention accordait le droit de visite dans de certaines zones, autour des lieux que j'appellerai le point de départ du commerce des nègres et autour des lieux que j'appellerai le point d'arrivée. Les côtes d'Afrique sont le point de départ; le Brésil et l'île de Cuba sont le point d'arrivée. La convention avait déterminé, autour de ces points, certaines zones dans lesquelles le droit de visite pouvait s'exercer. Dans l'espace intermédiaire entre ces zones, le droit de visite ne s'exerçait pas. Cependant, quand un bâtiment soupçonné de faire la traite avait été aperçu, quand le croiseur prétendait l'avoir aperçu dans la zone où pouvait se faire la visite, il avait droit de le poursuivre dans l'espace intermédiaire; il ne pouvait l'arrêter et le visiter dans l'espace intermédiaire, s'il l'y avait aperçu pour la première fois; mais quand il l'avait aperçu dans la zone autorisée, il pouvait le suivie partout.

De là résultaient des contestations assez fréquentes sur la question de savoir où le bâtiment visité avait été aperçu pour la première fois.

De là naissait aussi un autre inconvénient. Quand je parle d'inconvénients, je parle selon la pensée des hommes qui veulent sincèrement, réellement, l'abolition de la traite des nègres, et qui pensent que le but des traités est un but moral, honorable et utile à atteindre. Il y avait donc, à l'ancienne démarcation des zones, cet inconvénient que des bâtiments qui voulaient faire la traite, quand une fois ils avaient échappé à la zone du point de départ, restaient dans l'espace intermédiaire jusqu'à ce qu'ils trouvassent un moment favorable pour traverser la zone d'arrivée, et se rendre au but de leur destination. L'objet de la convention était ainsi souvent éludé, et la traite s'accomplissait.

Ce que le nouveau traité a fait, c'est de supprimer cet espace intermédiaire entre les zones de départ et d'arrivée. Lord Palmerston avait d'abord proposé d'étendre le droit de visite, ce droit spécial contre les bâtiments présumés négriers, à la totalité de l'Océan, en n'exceptant que les mers intermédiaires, comme la Méditerranée. Cette extension a été repoussée, et on n'a accordé que celle que je viens d'expliquer.

Je suis loin de nier que celle-ci ne soit réelle. Ce que je dis, c'est qu'elle a été uniquement déterminée par le besoin de réprimer efficacement la traite, et de supprimer une partie des contestations auxquelles le régime précédent donnait lieu.

(M. Estancelin adresse à l'orateur une interpellation qui n'arrive pas jusqu'à nous.)

M. Cunin-Gridaine, vivement.—Monsieur Estancelin, montez à la tribune si vous avez à parler!

M. Estancelin.—Oui, je demande à faire une observation.

M. le ministre des affaires étrangères.—La Chambre sait bien que je n'ai pas l'intention d'éluder la discussion, et que je ne dissimule aucune des objections. Je ne veux échapper à rien, rien éluder; on montera après moi à cette tribune; j'y remonterai, s'il est nécessaire; mais aucune interruption n'est utile.

Le but du nouveau traité, comme des premières conventions, n'est autre, messieurs, que de réprimer efficacement, réellement, d'abolir, s'il se peut, la traite des nègres. On a dit et on disait tout à l'heure à cette tribune que l'Angleterre se proposait de tout autres desseins, et que des intérêts fort temporels, fort mondains, étaient sa véritable pensée. Messieurs, je ne contesterai jamais la présence, le mélange des intérêts personnels et temporels au milieu des plus nobles et des plus désintéressés sentiments. Cela existe; c'est la condition de notre nature, la condition de la société humaine. Mais ne croyez pas qu'il ait jamais été donné à des intérêts égoïstes d'exciter dans le monde un mouvement pareil à celui qui a déterminé de grands peuples à s'imposer de grands sacrifices pour abolir la traite des nègres. Ne croyez pas qu'il ait été donné à une prétention ambitieuse d'imprimer une telle impulsion aux hommes, et d'atteindre de tels résultats. Non, messieurs, quel qu'ait été le mélange des intérêts personnels, de l'ambition, ou de l'égoïsme national, c'est un mouvement moral, c'est l'ardent désir de mettre fin à un commerce honteux, c'est le désir d'affranchir une portion de l'humanité (Très-bien! très-bien!) qui a lancé et accompli cette œuvre.

M. Isambert.—C'est la vérité. (Hilarité prolongée.)

M. le ministre des affaires étrangères.—Messieurs, s'il y a un pays dans lequel ceci ne doive pas être contesté, c'est assurément le nôtre. Depuis 1789, la France a fait de grandes choses; elle les a faites avec beaucoup d'aveuglement, de passion, d'erreur, beaucoup de mauvais systèmes et d'intérêts personnels. Mais c'est un élan généreux, ce sont de nobles désirs qui vous ont fait tenter et poursuivre ces grandes et belles choses. Ne contestez pas à d'autres une gloire que vous avez vous-mêmes méritée. Si vous assistiez, messieurs, à ces grandes réunions, à ces meetings, où tant d'hommes de bien, réunis par le sentiment d'une piété ardente, se dévouent à cette cause, si vous voyiez, si vous entendiez ce que l'honorable M. Isambert a vu et entendu comme moi, il n'y a pas un de vous qui ne fût convaincu qu'au-dessus des sentiments personnels, au-dessus de l'égoïsme national, il y a des sentiments désintéressés, des sentiments généreux, un grand amour du bien et de l'humanité, véritable mobile de ce grand travail que maintenant il faut poursuivre ou abandonner. (Très-bien! très-bien!)

M. Lanjuinais, de sa place.—Il ne s'agit pas des principes, il s'agit des moyens.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je dis qu'il s'agit de le poursuivre ou de l'abandonner. Eh bien, je suis de ceux qui veulent le poursuivre; je suis de ceux qui croient que ce qui se passe au milieu de nous, ces travaux qui se préparent au nom du gouvernement du roi pour l'abolition de l'esclavage, ces commissions, ces études auxquelles tant d'hommes de bien se livrent, je suis, dis-je, de ceux qui pensent que tout cela n'est pas vain, que tout cela ne doit pas être vain, et qu'il serait étrange, qu'il serait ridicule, au moment où vous préparez l'abolition de l'esclavage, de détruire, d'affaiblir du moins les mesures qui ont pour objet d'abolir la traite. Songez-y bien, messieurs; ne renoncez pas à ce que vous avez entrepris. L'expérience qui nous donne la sagesse ne doit pas nous rendre égoïstes; parce que nous aurons appris à nous défendre des chimères, parce que nous aurons appris à être patients et modérés, deviendrons-nous glacés et impuissants? Non, non; cela ne sera pas. Nous acquerrons, nous déploierons les qualités qui sont indispensables pour mener à bien de telles œuvres: d'abord la persévérance, et quand je dis persévérance, je ne parle pas de dix ans, je parle de bien plus. Une autre qualité plus difficile peut-être, c'est de savoir accepter les inconvénients du bien qu'on veut faire et des mesures qui y conduisent. Il n'y a point de bien gratuit en ce monde; il n'y a point de bien qui ne coûte des sacrifices, des efforts, qui ne fasse courir des dangers; cela est vrai. Ainsi, dans les conventions de 1831 et 1833, il y a des inconvénients, des abus, des dangers possibles. Je soutiens qu'il y a aussi des garanties, des moyens de lutter contre ces dangers. C'est à vous, c'est à votre gouvernement de savoir se servir des garanties; mais résignez-vous aux inconvénients, résignez-vous aux abus; luttez contre le mal, et ne renoncez pas au bien; n'affaiblissez pas aujourd'hui, entre les mains de votre gouvernement, les moyens qu'on lui avait donnés il y a dix ans pour poursuivre cette œuvre, ces moyens qui n'ont jamais donné lieu à aucun abus qui vaille le bruit qu'on en fait aujourd'hui. (Marques nombreuses d'assentiment.)

M. Thiers m'ayant répondu, je lui répliquai immédiatement.

M. le ministre des affaires étrangères.—Messieurs, je serai fort court; je ne veux que rétablir quelques faits.

Le premier, il est impossible que je ne le fasse pas remarquer à la Chambre, c'est que la convention de 1833 a été faite par le ministère du 11 octobre, et que l'honorable M. Thiers, alors ministre du commerce, y a eu certes autant de part que moi, ministre de l'instruction publique.

Quand je suis monté tout à l'heure à cette tribune, j'ai accepté, sans hésiter, ma part de responsabilité dans la convention de 1833; je ne vois pas pourquoi l'honorable M. Thiers répudie la sienne. (Réclamations diverses.)

M. Thiers.—Je n'ai pas dit cela.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je prie les honorables membres d'être bien convaincus que je ne veux pas éluder la distinction que l'honorable M. Thiers a établie entre la convention de 1831 et celle de 1833; j'en parlerai tout à l'heure. Ce que je dis à présent, c'est qu'en vérité je ne trouve pas qu'un ministre du 11 octobre ait bonne grâce à venir dire, en parlant du traité de 1833: «Voilà ce que vous avez fait; vantez-vous-en!» (Rires et murmures.)

Je n'ai aucun désir de prolonger ce qu'il peut y avoir de personnel dans cette discussion; mais j'ai voulu, j'ai dû relever un fait étrange qui m'a frappé comme la Chambre.

M. Thiers.—Un fait inexact. (Bruit.)

M. Teste, ministre des travaux publics.—Un fait très-exact: consultez les notes du Moniteur.

M. le ministre des affaires étrangères.—Je prie l'honorable M. Thiers de vouloir bien relever, de sa place, l'inexactitude qu'il me reproche; mais auparavant, qu'il veuille bien me laisser achever ma phrase.

L'honorable M. Thiers parlait tout à l'heure des effets de la convention de 1833, de l'incident du Marabout, par exemple, incident qui s'est passé sous l'empire de la convention de 1833, et non pas du traité nouveau, puisqu'il n'est pas en exécution. Il décrivait les déplorables conséquences de cet incident pour notre commerce, pour nos matelots, et il disait: Vantez-vous-en! Voilà sur quoi porte mon observation; je suis tout prêt à m'en vanter; mais il faut que l'honorable M. Thiers s'en vante tout autant que moi. (Rire général.)

M. Thiers.—Je ne nie pas ce qui est vrai. Je n'ai pas l'habitude de vouloir faire dire aux documents ce qu'ils ne disent pas. Je me suis franchement expliqué sur les deux conventions; j'ai dit que la convention de 1831 avait fait une concession déplorable, que celle de 1833 n'avait fait qu'une chose, de limiter la concession et de donner quelques garanties pour nous rassurer contre les dangers qui pourraient menacer notre commerce; mais ces garanties étaient insuffisantes, elles ne couvraient pas suffisamment notre pavillon, elles ne couvraient que la vie de nos matelots. Je n'ai pas entendu attaquer la convention de 1833. (Quelques voix: Ah! ah!)

Je dis que cette convention a été insuffisante parce que, après la concession qu'on avait faite dans le traité de 1831, il n'y avait plus de garanties suffisantes pour couvrir notre commerce.

J'ai voulu dire et répéter que la convention de 1833, qui a été faite avec le plus grand soin, que j'ai louée en l'attribuant à M. le duc de Broglie, avait offert une plus grande garantie pour notre marine, mais qu'elle n'avait pu corriger complétement la convention de 1831. J'ajoute que, lors du traité de garantie de 1833, vous n'avez pu prévoir tous les inconvénients qui nous menaçaient en mer; mais cette convention valait encore mieux que celle que vous avez faite.

À gauche.—Vantez-vous-en maintenant.

M. le ministre des affaires étrangères.—J'en demande pardon à l'honorable M. Thiers, mais il vient de mêler des questions que j'avais soigneusement séparées; l'affaire des zones n'est ici pour rien, et quant à la différence entre la convention de 1831 et celle de 1833, j'allais y arriver. Je ne suis pas plus responsable de la convention de 1831 que l'honorable M. Thiers, et s'il y avait à s'en vanter, ce ne serait pas à moi plus qu'à lui de le faire, comme le reproche, s'il y avait lieu, ne s'adresserait pas plus à moi qu'à lui. Mais je laisse là ces misères (Exclamations ironiques à gauche), je laisse là ces misères que je n'ai pas portées à cette tribune, et je rappelle la question à son véritable caractère. Je dis que les principales garanties étaient contenues dans la convention de 1831; que la garantie, par exemple, qui exige que le mandat soit donné par les deux gouvernements et qu'aucun croiseur ne puisse exercer en vertu du mandat d'un seul gouvernement, appartient à la convention de 1831. (Au centre. C'est vrai!) La convention de 1833 a eu pour objet de compléter la convention de 1831, d'assurer l'efficacité des mesures prises par celle-ci pour la répression de la traite, en même temps que de porter remède à quelques-uns des abus possibles. La convention de 1833 n'a pas fait ce que l'honorable M. Thiers vient de faire ici; elle n'a pas désavoué la convention de 1831; elle a accepté ses bases comme ses précautions, elle l'a complétée et améliorée quand elle l'a pu; le préambule même le dit: «Ayant reconnu la nécessité de développer quelques-unes des clauses contenues dans la convention signée en 1831...» Et il suffit, en effet, de lire attentivement la seconde convention pour reconnaître qu'elle contient le développement des clauses répressives aussi bien que l'intention de porter remède aux abus possibles.

Je passe à une autre erreur plus grave encore. L'honorable M. Thiers a parlé tout à l'heure du droit des neutres, et il a dit que nous l'avions abandonné. Je dis que non.

M. Thiers a cité entre autres ce grand principe du droit des neutres qui veut qu'un bâtiment convoyé ne puisse être visité, et il en a déploré la perte. Mais il n'a donc pas lu la convention de 1833; ce principe y est rappelé et consacré dans un article formel, l'art. 3, et le voici:

«Il demeure expressément entendu que si le commandant d'un croiseur de l'une des deux nations avait lieu de soupçonner qu'un navire marchand, naviguant sous le convoi ou en compagnie d'un bâtiment de guerre, s'est livré à la traite, il devra communiquer ses soupçons au commandant du convoi ou du bâtiment de guerre, lequel procédera seul à la visite de ce navire suspect.»

Voilà donc ce grand principe du droit des neutres, le voilà respecté, consacré autant que l'honorable M. Thiers peut le souhaiter.

M. Thiers vous a dit que les États-Unis, par leur résistance au droit de visite, restaient les seuls protecteurs du droit des neutres, et qu'ils résistaient à ce que nous avions accepté.

J'ai eu l'honneur de dire tout à l'heure à cette tribune que nous n'entendions abandonner aucun des principes du droit des neutres, et que si, en temps de guerre, quelqu'un de ces principes était violé, nous le soutiendrions aussi énergiquement que nous l'avons jamais soutenu, et que nous soutiendrions les nations qui le soutiendraient, si elles avaient besoin de notre concours.

J'ai dit cela, et je le répète. Mais les États-Unis ont, dans leur résistance actuelle au droit de visite, une raison que M. Thiers n'a pas rappelée. L'Angleterre prétend exercer, sur les bâtiments des États-Unis, un droit de presse des matelots anglais. L'Angleterre prétend que, lorsque par un motif quelconque, elle visite un bâtiment américain, elle a le droit d'y reconnaître les matelots anglais déserteurs, de les y prendre et de les renvoyer en Angleterre. Elle ne prétend pas au droit de visiter les bâtiments américains dans ce but spécial; non, elle ne va pas jusque-là; mais elle soutient que toutes les fois qu'elle visitera un bâtiment américain pour un objet quelconque, elle pourra exercer le droit de presse sur les matelots anglais qu'elle trouvera à bord.

C'est là, messieurs, le grand motif de la résistance si énergique des Américains contre tout droit de visite anglais, sous quelque forme et sous quelque prétexte qu'il se produise; et, à mon avis, les Américains ont raison. Si les Anglais prétendaient venir chercher des matelots anglais à bord des vaisseaux français, certainement nous résisterions comme les Américains. Mais tenez pour certain que, s'il ne s'agissait que du droit de visite, dans les limites où il est renfermé pour nous, sous les conditions auxquelles il doit s'exercer, avec les garanties qui y sont attachées, tenez pour certain, dis-je, que vous ne verriez pas aux États-Unis un soulèvement pareil à celui qui y a éclaté toutes les fois que la prétention de l'Angleterre, quant à ses matelots, s'est manifestée.

Je poursuis.

M. Thiers a regardé comme un fait grave la suppression présumée, dans la convention nouvelle, de l'article qui disait que le nombre des croiseurs de chaque nation ne pourrait jamais être le double des croiseurs de l'autre.

Le véritable motif de la suppression de cet article a été celui-ci: c'est qu'il était impossible de l'appliquer à la Russie et à la Prusse. Il était impossible de prétendre que les Anglais ou les Français ne pussent pas avoir le double des croiseurs de la Russie ou de la Prusse. On a donc supprimé la limitation, et on a pensé que la nécessité du double mandat était une limitation aussi efficace, que celle-là suffisait, et qu'on n'avait pas besoin de l'autre. Évidemment, on a eu raison.

Quant au reproche tiré de ce que le traité n'a pas été rédigé exclusivement en français (Mouvement), messieurs, je ne le trouve pas sérieux. Il y a une rédaction en français, rédaction donnée comme un texte original, signée comme un texte original par tous les plénipotentiaires. Que l'Angleterre ait voulu une rédaction en anglais, et signée de même, je ne crois pas qu'on pût la refuser. Si l'Autriche avait voulu en avoir une version allemande, pour mon compte, je n'y aurais apporté aucune objection, et je ne crois pas que l'amour-propre national y fût engagé.

M. Thiers a beaucoup insisté, et c'est l'objection qui revient sous toutes les formes, sur ce que la totalité des mers commerciales se trouverait livrée aux croiseurs anglais. Je réponds à cela que notre marine a eu, en dix ans, 105 croiseurs contre 124 croiseurs anglais. Si cet état de choses devait entraîner pour nous des inconvénients, nous avons dans la convention le moyen d'y porter remède. Je ne puis que répéter ici ce que j'ai déjà eu l'honneur de dire à la Chambre en finissant. Sans doute il y a des dangers possibles dans les conventions dont il s'agit; ces dangers sont inséparables de la grandeur de l'œuvre que nous voulons accomplir. Il a été reconnu que l'extension des conventions à toutes les grandes puissances et la modification des zones étaient nécessaires pour l'efficacité de la répression de la traite. Si des abus graves se produisaient, nous ne sommes point désarmés; nous userions du droit de refuser les mandats, du droit de réclamer des indemnités. Comme je pense qu'entre nations civilisées, même quand on s'appelle la France et l'Angleterre, les traités sont quelque chose, je n'hésiterais pas à en réclamer énergiquement l'observation; et je suis sûr qu'avec la justice pour nous et la force de la France, nous obtiendrions toutes les réparations auxquelles nous aurions droit. (Très-bien! très-bien!—Aux voix! aux voix!)


—Séance du 24 janvier 1842.—

M. le ministre des affaires étrangères.—Messieurs, je n'avais pas le projet de reprendre la parole dans ce débat, et, à l'état de ma voix (la voix du ministre est très-affaiblie), la Chambre voit bien que je ne la garderai pas longtemps. (Parlez! parlez!)

Mais, quelle que soit la difficulté que j'éprouve, un double devoir m'appelle impérieusement à cette tribune: le premier, envers une grande et sainte cause que j'ai toujours défendue et que je ne déserterai pas aujourd'hui (Bruits divers); le second, envers la couronne que j'ai l'honneur de représenter sur ces bancs et dont je ne livrerai pas les droits. (Nouveaux bruits.)

On vous disait tout à l'heure que la traite avait été depuis dix ans efficacement réprimée, qu'on ne pouvait plus l'imputer à la France, que depuis dix années pas un bâtiment français n'en avait été trouvé coupable. J'accepte, messieurs, j'accepte avec empressement ce fait; je suis ravi qu'on en soit à ce point convaincu. Pourquoi est-il arrivé? Parce que les conventions de 1831 et de 1833 ont mis à la traite, pour la France comme pour l'Angleterre, un obstacle efficace. C'est aux conventions de 1831 et de 1833 qu'appartient le mérite d'avoir réellement supprimé chez nous la traite et lavé le pavillon français de cette infamie.

Maintenant, messieurs, voulez-vous que je vous dise pourquoi on a demandé, on a poursuivi l'extension des traités qui, en France et en Angleterre, avaient atteint ce but? Pour que ce même but fût atteint partout et avec la même efficacité. Savez-vous ce qui arrivait depuis que la traite ne se faisait plus sous le pavillon français ou anglais? Elle se faisait sous d'autres pavillons, sous des pavillons que ni la France ni l'Angleterre n'avaient le droit de visiter. Les petits États que j'ai nommés à cette tribune servaient d'instruments à la traite; leur pavillon s'y prêtait. Eh bien, on a voulu que les mêmes moyens qui réprimaient efficacement la traite française et anglaise s'appliquassent aux autres nations. C'est dans ce dessein qu'on a réclamé l'extension des deux conventions premières; et quand elle a été obtenue, tel pavillon sous lequel la traite se faisait jusque-là a cessé de la faire. Voilà le véritable objet des négociations poursuivies depuis 1832 et 1833.

Et M. Berryer ne vous disait-il pas tout à l'heure: S'il reste un seul pavillon en dehors des conventions, si le pavillon des États-Unis, par exemple, continue à pouvoir couvrir la traite, elle continuera, et vos traités seront illusoires. Ah! M. Berryer reconnaît donc l'efficacité des conventions! (Mouvements divers.)

Voix à gauche.—La question n'est pas là!

M. le ministre des affaires étrangères.—Je conjure la Chambre de vouloir bien me prêter un peu d'attention silencieuse, car les efforts que je fais en ce moment sont tels que, si j'avais à surmonter les orages de la Chambre, je ne pourrais y suffire.

M. Berryer reconnaît, dis-je, que, partout où les conventions sont appliquées, elles sont efficaces, et que la traite est réellement supprimée. Il dit que si un seul pavillon, celui des États-Unis, reste en dehors, à lui seul il fera la traite.

Aussi, messieurs, je désirerais bien vivement que les États-Unis acceptassent ce que toutes les grandes puissances du monde ont accepté aujourd'hui. Je croirais avoir rendu à l'humanité un grand service si je pouvais obtenir l'adhésion des États-Unis à la convention que nous débattons en ce moment. Je vous ai dit avant-hier pour quelle grande raison ils s'y refusaient; mais, n'eussent-ils pas cette raison de refus, à Dieu ne plaise que leur liberté soit entamée sur ce point! À Dieu ne plaise que, comme M. Berryer vous le disait, la contrainte soit jamais employée par qui que ce soit, Angleterre ou France, pour forcer une nation à accepter un pareil arrangement! On n'a employé la contrainte contre personne; aucune puissance, petite ou grande, n'a été amenée par la contrainte à accepter la convention; toutes l'ont fait librement, noblement, pour s'associer à cette grande œuvre que la France et l'Angleterre ont poursuivie depuis cinquante ans, et qui, pour la première fois, est, sinon complétement abandonnée, du moins menacée aujourd'hui.

Messieurs, les États-Unis sont libres, les États-Unis resteront libres. Le jour où ils adhéreront aux conventions, ils auront fait une grande et belle chose, ils auront accompli l'abolition de la traite dans le monde. Et ne croyez pas que leur liberté, pas plus que celle des mers, que celle des terres, ait à en souffrir. Ne croyez pas que la liberté des mers, comme, on l'a tant répété, soit le moins du monde engagée dans cette question: la liberté des mers n'a rien à y voir; la liberté des mers reste aujourd'hui ce qu'elle était auparavant. (Dénégations aux extrémités.)

M. le président.—Ces interruptions sont insupportables. On peut contester à la tribune les doctrines d'un orateur, mais on doit lui permettre d'être entendu.

M. le ministre des affaires étrangères.—Un cas a été ajouté à ceux que toutes les nations civilisées ont mis en dehors de la liberté des mers; voilà tout. Ne dites pas qu'il n'y a point de cas semblables; vous en avez vous-mêmes proclamé à cette tribune. Vous avez parlé de la piraterie, de la contrebande de guerre; vous avez reconnu que, selon les principes avoués par toutes les nations les plus jalouses de la liberté des mers, selon les principes professés par la France elle-même, la contrebande de guerre était interdite, et que le droit de visite existait sur les neutres pour arrêter la contrebande de guerre.

M. Odilon Barrot.—Je demande la parole.

M. le ministre des affaires étrangères.—Ce que les conventions de 1831 et de 1833 ont fait, c'est de considérer la chair humaine comme une contrebande de guerre; elles ont fait cela, rien de moins, rien de plus; elles ont assimilé le crime de la traite au délit accidentel de la contrebande de guerre: à Dieu ne plaise que la liberté des mers soit compromise à si bon marché! Il ne s'agit pas plus de la liberté des mers que de la liberté des États-Unis. Les mers restent libres comme auparavant; il y a seulement un crime de plus inscrit dans le code des nations, et il y a des nations qui s'engagent les unes envers les autres à réprimer en commun ce crime, réprouvé par toutes. (Bravo!)

Et le jour où toutes les nations auront contracté ce même engagement, le crime de la traite disparaîtra; et ce jour-là, les hommes qui auront poursuivi ce noble but à travers les orages politiques et les luttes des partis, à travers les jalousies des cabinets, à travers les rivalités personnelles, les hommes, dis-je, qui auront persévéré dans leur dessein, sans s'inquiéter de ces accidents et de ces obstacles, ces hommes-là seront honorés dans le monde; et j'espère que mon nom aura l'honneur de prendre place parmi les leurs. (Bravo!)

Il me reste un second devoir à remplir. J'ai défendu la cause des noirs, je viens défendre celle des prérogatives de la couronne. Quand je parle des prérogatives de la couronne, je suis modeste, messieurs, car je pourrais dire aussi que je viens défendre l'honneur de mon pays. C'est l'honneur d'un pays que de tenir sa parole (Sensation), de ne pas proposer, de ne pas entamer légèrement ce qu'on désavouera deux ou trois ans après. En 1838, au mois de décembre, la France et l'Angleterre réunies, après y avoir bien pensé sans doute, car de grands gouvernements, de grands pays pensent à ce qu'ils font, la France et l'Angleterre réunies, dis-je, ont proposé à l'Autriche, à la Prusse et à la Russie, non pas d'adhérer simplement aux conventions antérieures de 1831 et de 1833, mais de faire un nouveau traité dont elles leur ont proposé le texte, conforme au traité qui vous occupe en ce moment.

Après deux ou trois ans de négociations, de délibérations, les trois puissances ont accepté: le traité a été conclu. Il n'est pas encore ratifié, j'en conviens, et je ne suis pas de ceux qui regardent la ratification comme une pure formalité à laquelle on ne peut se refuser d'aucune façon, quand une fois la signature a été donnée. (Bruits divers.) La ratification est un acte sérieux, un acte libre, je suis le premier à le proclamer. La Chambre peut donc jeter dans cette question un incident nouveau, elle peut apporter, par l'expression de son opinion, un grave embarras... je ne dis rien de plus (Sensation), un grave embarras à la ratification; mais, dans cet embarras, la liberté de la couronne et des ministres de la couronne reste entière.

Voix nombreuses.—C'est évident.

M. le ministre.—La liberté de ratifier ou de ne pas ratifier, quelle qu'ait été l'expression de l'opinion de la Chambre, reste entière dans tous les cas. (Nouvelles marques d'adhésion.)

Sans doute l'opinion de la Chambre, si la Chambre exprime son opinion, est une considération grave qui doit peser dans la balance; mais elle n'est pas décisive. (C'est juste!)

Et j'ajoute qu'à côté de cette considération, il y en a d'autres bien graves aussi, car il y a peu de choses plus graves pour un gouvernement que de venir dire aux puissances avec lesquelles il est en rapport régulier et amical: «Ce que je vous ai proposé il y a trois ans, je ne le ratifie pas aujourd'hui. (Mouvement à gauche.) Vous l'avez accepté à ma demande; vous avez fait certaines objections, vous avez demandé certains changements. Ces objections ont été accueillies, ces changements ont été faits. Nous étions d'accord, n'importe, on ne ratifie pas aujourd'hui.» (Nouveau mouvement.)

Je dis qu'il y a là quelque chose de bien grave pour l'autorité du gouvernement de notre pays, pour l'honneur de notre pays lui-même... (Interruption à gauche.) Oui, l'honneur de notre pays est intéressé à n'avoir rien proposé que sérieusement, à n'avoir rien fait que sérieusement, à avoir bien pesé, il y a trois ans, la question sur laquelle on délibère aujourd'hui. L'autorité du gouvernement, l'honneur du pays, l'intérêt de la grande cause qui se débat devant nous, voilà certes des motifs puissants, voilà des considérations supérieures qu'un ministre serait bien coupable d'oublier.

Je le répète en finissant: quel que soit le vote de la Chambre, la liberté du gouvernement du roi reste entière (Oui! oui!); quand il aura à se prononcer définitivement, il pèsera toutes les considérations que je viens de vous rappeler, et il se décidera sous sa responsabilité. Vous le trouverez prêt à l'accepter. (Marques d'assentiment aux centres.)

CXV

Sur l'envoi d'un ambassadeur à Madrid, et sur nos relations avec la cour d'Espagne.

—Chambre des députés.—25 janvier 1842.—

Après une interruption des relations diplomatiques entre la France et l'Espagne, le gouvernement du roi avait envoyé à Madrid un nouvel ambassadeur, M. le comte de Salvandy. Cette mission avait donné lieu, entre les deux États, à des difficultés graves, encore pendantes, dont le discours de la couronne n'avait point parlé. Dans la discussion de l'adresse, M. Gustave de Beaumont proposa, à ce sujet, l'insertion d'un paragraphe que je combattis et qui fut rejeté.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Je devrais me refuser à ce débat...

Plusieurs voix.—Plus haut! plus haut!

M. le ministre.—Je parlerai aussi haut qu'il me sera possible; mais la Chambre sait que j'ai la voix un peu affaiblie.

Je devrais, dis-je, me refuser à ce débat. Il porte sur une affaire encore pendante, délicate, compliquée, qui peut d'un moment à l'autre prendre des faces diverses. Ce serait mon droit et peut-être mon devoir de me taire absolument; mais on abuserait de mon silence pour induire en erreur la Chambre. L'amendement qu'on lui propose me paraît plein d'inconvénients pour notre pays, pour le gouvernement du roi, pour la Chambre elle-même. Je veux le repousser en peu de mots et par un simple exposé de notre situation envers l'Espagne. Je le fais, comme je le disais tout à l'heure, contre mon gré, avec le sentiment que c'est de la mauvaise politique, mais par une nécessité absolue.

La Chambre se rappelle à quel moment le cabinet du 29 octobre 1840 est entré en relations avec l'Espagne, au moment même où la révolution de septembre venait de s'accomplir à Madrid. La Chambre sait quel mouvement, il faut bien que j'appelle les choses par leur nom, quel mouvement antifrançais a accompagné cette révolution. Je pourrais en dire les causes; je ne le ferai pas: je me borne à rappeler le fait; il est notoire. La révolution de septembre s'est accomplie au milieu d'un mouvement antifrançais et par l'influence d'un parti antifrançais.

L'attitude du gouvernement du roi était donc délicate. Il prit celle d'une politique parfaitement tranquille, en rapports réguliers, mais point empressés, avec le gouvernement espagnol. Le cabinet s'est surtout appliqué à convaincre l'Espagne de deux choses: la première, que nous n'entendions aucunement intervenir dans ses affaires intérieures, et nous ingérer dans son gouvernement par une influence étrangère; la seconde, que nous ne considérions point l'Espagne comme un théâtre de nos rivalités, de nos luttes avec telle ou telle puissance européenne, sacrifiant sans cesse dans ces luttes les intérêts de l'Espagne et même nos intérêts.

Voilà les deux idées qui ont été la règle de la politique du cabinet du 29 octobre envers l'Espagne. Il les a scrupuleusement mises en pratique. Nous avons évité toute occasion de débat, de querelle. Elles ne nous ont pas manqué. Plusieurs incidents sont survenus, que la Chambre peut se rappeler: l'affaire des Aldudes et l'affaire de l'îlot del Rey. Nous n'avons voulu envenimer aucune de ces questions; nous avons été modérés, patients, tolérants, uniquement occupés d'entretenir avec l'Espagne des rapports réguliers, et de la bien convaincre que nos intentions étaient bienveillantes et sincères.

Au bout de quelque temps, nous avons gagné du terrain. Cette tendance antifrançaise, qui avait éclaté dans la révolution de septembre, s'est atténuée; les rapports sont devenus plus faciles, plus bienveillants. Un ministre espagnol est venu à Paris, où il n'y avait auparavant qu'un chargé d'affaires. Enfin, une autre circonstance, qui pouvait être très-importante pour les affaires d'Espagne, est survenue: le cabinet britannique a changé.

Nous avons pensé que ces trois circonstances, l'amélioration de nos rapports, l'arrivée à Paris d'un ministre espagnol, le changement du cabinet britannique, motivaient l'envoi d'un ambassadeur à Madrid. Je dirai tout à l'heure dans quelle pensée l'ambassadeur a été envoyé; je rappelle en ce moment les circonstances au milieu desquelles l'envoi a été résolu.

Au moment même où le gouvernement du roi venait de prendre cette résolution, l'insurrection christine a éclaté. La Chambre sait quelles accusations ont retenti à ce sujet contre le gouvernement français: on l'a représenté comme complice, comme auteur de l'insurrection christine; j'affirme de la façon la plus positive qu'il y a été complétement étranger.

Je vais plus loin: des avertissements ont été donnés au gouvernement espagnol sur des préparatifs qui se faisaient contre lui, sur des envois d'armes, de munitions de guerre, etc., dans les provinces basques: on en ignorait l'objet, l'origine; mais on l'informait du fait. Et peu après ces avertissements, l'insurrection a éclaté. Je répète que le gouvernement y a été tout à fait étranger. À cette occasion, le ministre espagnol à Paris a adressé au gouvernement du roi plusieurs demandes. Il a demandé que les réfugiés carlistes qui se pressaient sur la frontière pour aller prendre part au mouvement fussent internés; la demande a été accordée. Il a demandé que les réfugiés christinos qui prenaient la même route fussent également internés; ils l'ont été. Il a désigné quelques noms propres qui inquiétaient spécialement, sur cette frontière, le gouvernement espagnol; on les a fait interner. Il a adressé au gouvernement du roi une autre demande qui a été à l'instant même et péremptoirement refusée; je n'ai pas besoin de dire pourquoi: la Chambre le sait. (Marques d'approbation.)

Voilà, messieurs, quelles ont été, avant l'insurrection christine, l'attitude et la conduite du gouvernement du roi; voilà quelles ont été son attitude et sa conduite pendant l'insurrection. Cependant tout le monde sait que, pendant et après cette insurrection, ce même mouvement antifrançais, ces mêmes emportements, ces mêmes suppositions déclamatoires et injurieuses, qui avaient éclaté en Espagne contre la France au moment de la révolution de septembre, se sont renouvelées avec violence: il y a eu plus que des déclamations, plus que des suppositions calomnieuses; des atteintes ont été portées à notre territoire; sur plusieurs points, en Espagne, nos nationaux ont été menacés; dans le port de Barcelone, nos bâtiments ont été inquiétés. Nous avons dû prendre des précautions à l'occasion de ces menaces; nous les avons prises avec une extrême prudence, dans le seul but de garantir partout la personne et les intérêts de nos nationaux; et, dès que la nécessité des précautions s'est éloignée, les précautions mêmes, les mouvements de troupes et de vaisseaux se sont éloignés aussi. Je puis l'affirmer sans crainte: dans les mesures adoptées pour préserver et notre territoire et nos nationaux des mouvements qui éclataient en Espagne, la plus grande modération a été pratiquée.

L'insurrection étouffée, le mouvement anarchique qui se produisait sur plusieurs points fit sentir au gouvernement espagnol la nécessité d'une répression plus efficace, d'un retour plus énergique aux principes d'ordre. Nous avons jugé que c'était là un moment favorable pour faire partir l'ambassadeur du roi. Dans cette crise naissante, le gouvernement espagnol devait sentir un besoin d'appui; et quand je dis appui, je ne le dis pas d'une façon qui puisse être désagréable ni insultante pour une grande nation; je parle de cet appui moral, de cette adhésion éclatante que la présence d'un ambassadeur donne au pays, au gouvernement auprès duquel il est accrédité. Le départ de l'ambassadeur du roi pour Madrid était, dans notre pensée, d'abord une grande marque d'affection et de déférence pour la jeune reine à laquelle la France et son roi doivent et veulent donner toute la protection qu'un pays et un gouvernement étranger peuvent donner hors de leur territoire... (Marques d'adhésion au centre.) C'était en même temps une marque d'impartialité, de neutralité dans les dissensions intérieures de l'Espagne. C'était aussi, comme je le disais tout à l'heure, un appui prêté au gouvernement espagnol contre l'anarchie qui le menaçait, et qu'il sentait le besoin pressant de réprimer; c'était enfin un grand appui moral donné à ce gouvernement auprès de l'Europe, pour l'aider à atteindre le but qu'en gardant toutes les convenances de leur dignité les gouvernements nouveaux ont toujours raison de poursuivre, leur reconnaissance par les peuples civilisés et les gouvernements anciens. (Nouvelles marques d'adhésion.)

C'est là un but très-légitime; c'est une grande force dont les gouvernements nouveaux ont besoin, et qu'il serait insensé à eux de ne pas rechercher. On recherchait cette force pour l'Espagne; nous le savions, et nous avons pensé que l'arrivée d'un ambassadeur du roi à Madrid seconderait puissamment les négociations entreprises dans ce dessein.

Voilà dans quelles idées, dans quel sentiment l'ambassadeur du roi a été nommé et est parti. Si je ne me trompe, l'honorable préopinant lui-même, malgré ses préventions, doit trouver cela sérieux et légitime.

Quand l'ambassadeur est parti, messieurs, il était nommé depuis plusieurs mois; on savait auprès de qui il était accrédité. Il était accrédité auprès de la reine Isabelle II; on savait quelles étaient ses lettres de créance; il ne pouvait y avoir à cet égard aucune incertitude.

Quand il est arrivé, non pas le premier jour de son arrivée, non pas dans sa première entrevue avec M. le ministre des affaires étrangères d'Espagne, mais le lendemain seulement, la question dont on a tant parlé a été élevée. On dit aujourd'hui: Pourquoi ne l'avez-vous pas prévue? Et de quel droit nous aurait-on demandé de la prévoir? Nous avons agi dans cette occasion, comme dans toutes les autres, loyalement, publiquement, selon nos précédents, selon les principes de toute monarchie, constitutionnelle ou autre, selon les règles du droit public européen.

Quant aux précédents, je ne parlerai pas, si vous voulez, des anciens, de ceux qui sont antérieurs à l'établissement du régime constitutionnel en Espagne et en France: ils sont nombreux, clairs, tous semblables. Je veux bien les omettre, quoique je fasse grand cas de leur autorité. Je me bornerai aux précédents nouveaux, aux précédents de notre propre gouvernement, précédents auxquels toute l'Europe a concouru.

En Grèce, l'Europe a envoyé des ministres à un roi mineur. Ces ministres, ceux de la France comme les autres, ont été accrédités auprès du roi mineur. C'est à lui-même qu'ils ont remis leurs lettres de créance en présence de la régence.

Voulez-vous un autre exemple plus frappant encore, plus analogue à l'Espagne, un exemple absolument pareil au cas qui nous occupe?

Au Brésil, l'empereur dom Pedro II était mineur; le régent, M. Feijão, élève la même prétention qu'on élève aujourd'hui à Madrid, la prétention que les lettres de créance, quoique adressées au souverain, lui soient remises à lui en personne, comme investi, dit-il, de la plénitude de l'autorité royale. Il élève cette prétention; il la porte à la connaissance de tous les membres du corps diplomatique, à Rio-Janeiro. Elle est unanimement repoussée, repoussée plus tard par les instructions venues d'Europe, comme elle l'avait été au premier moment par les agents diplomatiques établis à Rio-Janeiro. L'Autriche, la France, l'Angleterre, répondent de la même façon. Le régent renonce à sa prétention, et les lettres de créance sont présentées à l'empereur mineur, en présence du régent, qui les reçoit après lui.

Voilà les faits récents des États constitutionnels les plus analogues à l'Espagne par leur origine, par leur langue, par leurs institutions. (Très-bien! très-bien!)

Rien de plus simple, messieurs: c'est là le principe même de la monarchie. Que faut-il à la monarchie? Que, pendant les minorités, tout ce qui est dignité, hommage, manifestation publique, s'adresse à la personne du souverain; que tout ce qui est autorité, exercice réel et efficace du pouvoir, soit remis à la personne investie de la régence.

La minorité dans une monarchie, ce n'est pas la mort, ce n'est pas l'éclipse du monarque: il est inactif, il n'est pas absent. Il y a des devoirs qui s'adressent à lui, des droits qui résident en lui. Si cela n'était pas, vous verriez bientôt, dans les minorités, et surtout dans les minorités placées au milieu des révolutions, vous verriez bientôt disparaître la monarchie. (Au centre: Très-bien!) Lorsque cette question s'éleva au Brésil, précisément au sein d'une monarchie naissante, et naissante au milieu des révolutions, ce fut là la raison principale sentie et alléguée par toute l'Europe. Il faut que la royauté paraisse dans toutes les occasions où elle peut paraître convenablement, où elle a, non une autorité pratique et réelle à exercer, mais des hommages à recevoir, soit de ses peuples, soit des étrangers.

Et ce ne sont pas là, messieurs, des questions d'étiquette, de vaines formalités: c'est ainsi que les gouvernements se fondent; c'est ainsi que les principes se maintiennent; c'est ainsi que les sentiments sont entretenus, alimentés, échauffés dans le cœur des populations. (Très-bien!) Si vous voulez faire disparaître toutes les occasions de les manifester, si vous ne voulez pas que la dignité extérieure reste au monarque, ne comptez plus sur la monarchie, elle disparaîtra bientôt elle-même. (Très-bien!)

En élevant, je ne dirai pas cette prétention, car ce n'était pas d'une prétention qu'il s'agissait, nous avons eu l'intention de continuer un droit et un fait, un droit et un fait non-seulement français, mais européen; lorsque ce qui s'est passé à Madrid a été connu en Europe, partout, partout sans hésiter, les cabinets ont donné raison à la France; les cabinets constitutionnels comme ceux qui ne le sont pas, l'Angleterre comme les puissances continentales. Partout on a reconnu que le gouvernement du roi n'avait fait, en cela, que se conformer à ses propres précédents, aux précédents de tout le monde, aux règles de sa propre monarchie, aux règles de toutes les monarchies, constitutionnelles ou non et ceux des cabinets européens qui ont pu manifester leur opinion en Espagne l'ont fait hautement.

Voilà, messieurs, le véritable état de la question.

Aux faits que je viens de rappeler, aux raisons que je viens de donner, l'Espagne en oppose d'autres. Je ne les discute point; ce n'est pas moi qui viendrai, à moins que je n'y sois contraint, discuter à cette tribune le sens d'un article de la constitution espagnole; à l'Espagne seule il appartient d'en décider. Sans nul doute, quand l'Espagne juge à propos d'imposer certaines conditions, certaines règles à la réception des ambassadeurs ou des ministres plénipotentiaires étrangers, quand elle dit que sa constitution le lui prescrit, elle est dans son droit. (À gauche: Très-bien!) Personne ne prétend la contraindre à le violer. Mais son droit ne détruit pas le nôtre (C'est évident!), son opinion ne fait rien à la nôtre. (Très-bien!) Nous restons tous parfaitement libres. Eh bien, nous ne croyons pas que nous devions, que nous puissions convenablement pour nous-mêmes, utilement pour l'Espagne, avoir un ambassadeur à Madrid à de telles conditions; et nous rappelons le nôtre.

On dit: Il ne fallait pas envoyer d'ambassadeur. J'ai dit tout à l'heure par quelles raisons nous l'avions envoyé. J'ai dit que nous n'étions point tenus de prévoir cet obstacle, que nous n'avions rencontré nulle part; j'ajoute que la crainte même de le rencontrer n'eût pas été pour nous une raison suffisante de ne pas envoyer à Madrid un ambassadeur, et de ne pas essayer de rendre à l'Espagne le service important que nous croyions et que nous voulions lui rendre par cet envoi. (Très-bien!)

Dans ma conviction, que je n'entends en aucune façon imposer à l'Espagne, que j'exprime pour mon pays, l'Espagne a méconnu ses propres intérêts; elle a méconnu et les intentions du gouvernement du roi et les avantages qu'elle devait en retirer.

Et ce n'est pas moi seul qui parle ainsi: l'Espagne a des alliés, des amis: qu'elle les consulte; ils lui tiendront le même langage, soyez-en certains.

Les choses étant ainsi, messieurs, que vous demande-t-on par l'amendement?

Le discours de la couronne a gardé le silence sur l'Espagne: il nous a paru que c'était, envers l'Espagne elle-même, l'attitude la plus convenable de notre part; que le meilleur service que nous pussions encore lui rendre était de ne pas faire de ceci une occasion de débat solennel et irritant.

Le gouvernement du roi n'a point provoqué le débat qui s'élève aujourd'hui; il a eu l'intention de ne point le provoquer. La Chambre entend-elle changer cette attitude du gouvernement du roi envers l'Espagne? Entend-elle substituer une diplomatie à une autre? Entend-elle faire de la diplomatie dans son adresse? En s'occupant de répondre au discours de la couronne, entend-elle répondre à l'adresse des cortès de Madrid? (Très-bien!) C'est de cela qu'il s'agit, messieurs. Le gouvernement du roi a suivi envers l'Espagne une certaine politique; il a pris une certaine attitude; il l'a prise dans le discours de la couronne comme dans ses autres actes. De leur côté, les cortès de Madrid ont fait une adresse, Que vous demande-t-on? De répondre dans votre adresse à celle des cortès et non pas au discours de la couronne? (Murmures à gauche.) Est-ce là ce que veut faire la Chambre? (Au centre: Non! Non!) Croit-elle que ce soit là son rôle dans les affaires extérieures du pays? Croit-elle que ce soit ainsi qu'elle doive y intervenir pour porter son jugement sur la manière dont elles sont conduites? Croit-elle que ce soit ainsi, dans une affaire pendante, dans une situation flagrante, qu'elle doive venir exercer une action imprévue, irrégulière, et entrer en conversation avec une assemblée étrangère, au lieu de répondre au discours du roi? Là est la vraie question; la Chambre en décidera. (Approbation au centre.—Une longue agitation succède à ce discours.)

CXVI

Discussion sur la proposition de M. Ducos, relative à l'extension des droits électoraux.

—Chambre des députés.—Séance du 15 février 1842.—

Dans la séance du 14 février 1842, M. Ducos développa une proposition tendant à faire déclarer électeurs tous les citoyens inscrits sur la liste départementale du jury. Un long débat s'éleva à ce sujet. J'y pris part le 15 février en répondant à M. Billault qui avait appuyé la proposition. Elle fut rejetée dans cette même séance.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Messieurs, au moment de prendre part à ce débat, je demande à la Chambre, je demande à l'opposition la permission d'oublier un moment le débat même, d'oublier un moment les partis qui nous divisent, leurs engagements, leurs luttes, leurs craintes et leurs espérances, de considérer la question en elle-même, uniquement en elle-même, au seul point de vue de l'intérêt social, abstraction faite de toute combinaison politique, de tout intérêt, de tout incident parlementaire ou personnel.

Quand je me place à ce point de vue, je l'avoue, messieurs, à l'instant même, la question disparaît. J'ai beau regarder, j'ai beau chercher; je ne puis trouver parmi nous, aujourd'hui, dans l'état de la société, à la réforme électorale qu'on vous propose, aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d'un pays libre et sensé.

Ce n'est pas la première fois, messieurs, que de telles questions se débattent. Avant nous, ailleurs que chez nous, des réformes électorales ont été proposées, discutées, accomplies. Pourquoi? Dans quelles circonstances? Sous l'empire de quelles nécessités?

La société était divisée en classes diverses, diverses de condition civile, d'intérêts, d'influences; non-seulement diverses, mais opposées, se combattant les unes les autres, la noblesse et la bourgeoisie, les propriétaires terriens et les industriels, les habitants des villes et ceux des campagnes. Il y avait là des différences profondes, des intérêts contraires, des luttes continuelles. Qu'arrivait-il alors de la répartition des droits politiques? Les classes qui ne les possédaient pas avaient à souffrir beaucoup de cette privation. La classe qui les possédait s'en servait contre les autres; c'était là son grand moyen de force dans leurs luttes continuelles. De là, ces longues, puissantes, vives réclamations, pour arriver à un partage plus égal des droits politiques, pour les faire répandre dans toutes les classes, ou, au moins, dans une plus grande partie des classes de la société. C'est là l'histoire de toutes les réformes électorales si longtemps demandées, et enfin accomplies dans les pays où la liberté s'est introduite.

Rien de semblable chez nous aujourd'hui. On parle beaucoup de l'unité de la société française, et l'on a raison; mais ce n'est pas seulement une unité géographique, c'est aussi une unité morale, intérieure. Il n'y a plus de luttes entre les classes; il n'y a plus d'intérêts profondément divers, contraires. Qu'est-ce qui sépare aujourd'hui les électeurs à 300 fr. des électeurs à 200 fr., des électeurs à 150 fr., des électeurs à 50 fr.? Qu'est-ce qui sépare les patentables à 200 fr. des patentables inférieurs? Ils ont au fond les mêmes intérêts, ils sont dans la même condition civile, ils vivent sous l'empire des mêmes lois. La similitude des intérêts s'allie aujourd'hui chez nous, ce qui n'était encore jamais arrivé dans le monde, à la diversité des professions et à l'inégalité des conditions. (Très-bien!) C'est là un grand fait, le fait nouveau de notre société.

Un autre grand fait en résulte; c'est que la distribution des droits politiques n'est pas, ne peut être chez nous, un objet de luttes et de compétitions perpétuelles, comme cela arrivait dans les sociétés autrement constituées. L'électeur à 300 fr. représente parfaitement l'électeur à 200 fr., à 100 fr.: il ne l'exclut pas, il le représente, il le protége, il le couvre, il ressent, il défend les mêmes intérêts. Aussi le besoin d'entrer dans l'exercice des droits politiques ne se fait pas sentir vivement dans notre société, parce que, quelque puissante que soit la vanité humaine, quelque naturel que soit le désir de l'exercice des droits politiques, quand cet exercice n'est pas nécessaire à la défense des intérêts journaliers, à la protection de la vie civile, à la sûreté de la propriété, de la liberté, de tous les biens quotidiens de l'homme, quand, dis-je, la possession des droits politiques n'est pas nécessaire à ces buts essentiels de l'état social, elle n'éveille plus dans les masses la même ardeur. (Très-bien! très-bien!)

Aussi ces longues et vives réclamations qui ailleurs ont abouti à de grandes réformes électorales, vous ne les entendez point parmi nous. Quoiqu'on l'ait contesté tout à l'heure et plus d'une fois à cette tribune, je n'hésite pas à affirmer que le mouvement qui a fait entrer aujourd'hui cette question dans cette enceinte n'est pas un mouvement naturel, vif, né du sentiment de la société elle-même. Je dirai tout à l'heure quels sont les vrais partisans, les partisans ardents de la réforme électorale, quels sont ceux qui en ont un désir passionné, je le dirai, mais ce n'est pas d'eux que je m'occupe en ce moment.

Je dis que le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et par les comités. (Interruption aux extrémités.) Par les journaux et par les comités. Il n'est pas sorti spontanément du sein de la société elle-même, de ses intérêts et de ses besoins. (Au centre: C'est vrai!)

En vérité, c'est une grande pitié que de voir ce mouvement continuel pour introduire la division, la fermentation dans une société unie et tranquille, et qui n'a que des raisons de l'être, ce travail factice pour réveiller des passions qui n'existent pas, des désirs auxquels on ne pense pas. Hier un honorable membre posait à cette tribune la question entre la fortune et l'intelligence... Ah! messieurs, s'il en était ainsi, soyez sûrs que vous verriez se produire un bien autre mouvement que celui auquel vous assistez. S'il était vrai que l'intelligence fût exclue des droits politiques, s'il était vrai que la fortune les procurât seule, que cette société-ci fût partagée en riches qui possèdent et en hommes capables qui ne possèdent pas, vous verriez alors, non pas des comités, non pas des articles de journaux, non pas quelques pétitions, mais le soulèvement de la société tout entière pour changer cet ordre de choses. (Très-bien! très-bien!)

Il n'en est rien, messieurs, et c'est parce qu'il n'y a pas chez nous une telle opposition entre la fortune et l'intelligence, c'est parce que chez nous les deux choses s'allient, s'acquièrent l'une par l'autre, c'est à cause de cela que vous ne voyez aucun mouvement semblable. Que de propriétaires aujourd'hui sont industriels! Que d'industriels sont propriétaires! Que de gens capables deviennent propriétaires et industriels! Toutes les classes, toutes les forces sociales s'amalgament, se combinent, vivent en paix au sein de cette grande unité morale de la société française. Il y a là une des plus sûres garanties de notre repos, et c'est parce que notre société est ainsi faite, c'est parce que l'intelligence, dans toutes les carrières, y trouve sa place, arrive à la fortune, au pouvoir, que l'intelligence est satisfaite et que la propriété n'est pas attaquée, excepté par les brouillons et les malintentionnés. (Vif mouvement d'adhésion au centre.)

Je n'entrevois donc pour mon compte, et je le répète avec la plus profonde conviction, je n'entrevois, à la réforme électorale qu'on vous propose, aucun motif sérieux, aucun motif qui intéresse la société elle-même. Cependant on la demande, et on la demande sérieusement. Je vais dire qui et par quels motifs.

La réforme électorale est demandée d'abord... Que la Chambre ne s'étonne pas de la liberté de mon langage; je respecte profondément, on sait, la liberté des autres; je suis de ceux qui trouvent bon que toutes les questions soient apportées à cette tribune, que toutes les choses y soient dites; j'use sans réserve du droit que j'accorde.

La première impulsion vers la réforme électorale vient des ennemis du gouvernement, de ceux qui veulent le renversement de l'ordre établi. (Au centre: C'est vrai! Très-bien!)

Personne n'ignore que deux, je ne veux pas dire deux partis, je dirai deux factions travaillent, parmi nous, au renversement du gouvernement, les républicains et les carlistes. (Interruptions et réclamations diverses.)

J'aime mieux ce nom-là, c'est à dessein que je l'emploie; j'aime mieux, quand je parle d'une faction, la désigner par un nom propre que par un principe.

M. de Larcy.—Le principe est dans vos ouvrages!

M. le ministre des affaires étrangères.—Messieurs, au moment même où je signale ce travail de deux factions contre notre gouvernement, je me hâte de renfermer les mots dont je me sers dans leurs justes limites.

On s'est trop accoutumé à croire, par exemple, que le parti républicain, c'était les masses, les classes inférieures, le peuple; le parti se présente sous ce drapeau, il se sert de ces beaux noms, il prétend être le représentant et l'organe des classes laborieuses, du peuple, des masses. Cela n'est pas vrai. (Très-bien!) Quand on entre dans le sein de ces classes laborieuses et populaires qui couvrent notre sol, on peut y compter les républicains, aussi bien que dans les classes supérieures; là comme partout ils sont dans une pitoyable minorité. (Très-bien!) Le peuple est attaché à l'ordre établi, au gouvernement de Juillet, à ses institutions, il vit en paix sous sa protection.

Je dirai la même chose des carlistes. Il n'est pas vrai que tous les hommes que des sentiments honorables, des idées élevées attachent à leur passé, soient entrés dans une faction, que tous travaillent à ramener de nouvelles révolutions dans leur pays. Cela n'est pas vrai.

Il y en a beaucoup qui successivement comprennent et comprendront qu'il est de leur devoir de ne pas se détacher de leur pays, de ne pas rester étrangers au gouvernement et aux institutions de leur pays, qu'il est de leur devoir de reprendre leur place dans cette grande société qui a reconquis ses libertés, non pour les garder d'une manière exclusive, mais pour les répandre sur tout le monde (Très-bien! très-bien!), pour en faire le ciel qui couvre, le soleil qui éclaire la France. Ils comprendront leur devoir, ils useront de leur droit peu à peu, et nous attendrons patiemment, en nous passant de leur concours, mais en le désirant toutes les fois qu'il sera libre, raisonnable et d'accord avec les intérêts du pays, nous attendrons, dis-je, patiemment, qu'ils comprennent leurs intérêts et qu'ils remplissent leurs devoirs envers la France.

Je réduis donc les deux factions à leur vrai caractère; je les enferme dans leurs justes limites. Mais là je les connais, je les ai vues à l'œuvre; vous les y voyez tous les jours; vous savez le mal qu'elles vous font, vous ne savez pas tout celui qu'elles peuvent vous faire. Voyez, au moindre prétexte, dès qu'une porte s'entr'ouvre, dès qu'un côté faible se découvre dans votre politique, dès qu'un incident malheureux vient embarrasser votre situation, voyez comme elles se précipitent pour aggraver le mal, pour l'exploiter, pour le faire tourner au profit de leurs coupables desseins. Que l'embarras vienne du dehors ou du dedans, qu'il s'agisse de la crainte de la guerre ou du recensement, d'une mesure que vous avez ordonnée sans vous douter des conséquences qu'elle pouvait avoir, leur action est la même; vous avez vu ce que les factions ont fait de cette mesure si simple, si innocente. C'est ce qu'elles feront, ce qu'elles essayeront de faire de toutes choses. Méfiez-vous bien toutes les fois que vous les voyez témoigner un désir vif, toutes les fois que vous les voyez s'efforcer activement en un sens; méfiez-vous; à coup sûr, il y a un danger. (Très-bien!)

Vous le voyez, messieurs; dans un pays bien civilisé, bien éclairé, dans un pays fier de sa civilisation et de sa gloire, vous voyez quelle est encore la crédulité publique, vous voyez combien il est facile d'abuser ce pays, de l'entraîner hors de ses véritables intérêts. Prenez donc bien garde, ne donnez pas d'aliment à cette crédulité; ne donnez pas d'espérances, ne donnez pas des moyens d'action aux factions qui l'exploitent. C'est votre premier devoir de veiller pour leur fermer toutes les portes, pour leur enlever tous les prétextes et défendre le public, ce public encore inexpérimenté, contre les piéges qu'elles lui tendent, contre les assauts qu'elles ne cessent de lui livrer. (Très-bien! très-bien!)

J'ai dit quels sont les premiers apôtres de la réforme électorale; voyez si c'est à ceux-là que vous voulez céder quelque chose.

Je passe aux seconds, infiniment plus respectables et légitimes, car il ne s'agit plus que d'une opinion, d'une théorie politique. Il y a des hommes qui regardent le grand nombre des électeurs comme indispensable à la vérité du gouvernement représentatif; ils placent surtout le mérite du système électoral dans le grand nombre des électeurs; ce sont des héritiers timides et, à mon avis, aveugles, du suffrage universel, qui était, il y a quarante ou cinquante ans, la doctrine universelle de la France.

Je crois, messieurs, que ces hommes se trompent, qu'ils se font une fausse idée de nos institutions et de l'état de notre société. Le grand nombre des électeurs importait autrefois quand les classes étaient profondément séparées et très-diverses par les intérêts et les influences, quand il fallait faire, à chacune, une part spéciale et nécessairement une part considérable. Rien de semblable, je le répète, n'existe plus chez nous; la parité des intérêts et l'appui qu'ils se prêtent les uns aux autres permettent de ne pas avoir un si grand nombre d'électeurs sans que ceux qui ne possèdent pas des droits politiques aient à en souffrir.

J'ajoute que, dans une société aristocratique, en face d'une aristocratie puissante, ancienne, c'est par le nombre que la démocratie se défend; le nombre est sa principale force; il faut bien qu'à l'influence de propriétaires très-riches, de grands seigneurs, de patrons puissants, elle oppose ses masses. Partout où l'aristocratie est puissante dans la société, soyez sûrs que le corps électoral, si le pays est libre, sera nombreux et qu'il doit être nombreux. Rien de semblable chez nous. Nous n'avons pas à nous défendre contre une aristocratie puissante. Les classes supérieures sont liées de près aux classes inférieures, elles les représentent, les protégent et ne les oppriment pas.

Une autre considération me touche beaucoup.

Je suis, pour mon compte, ennemi décidé du suffrage universel. Je le regarde comme la ruine de la démocratie et de la liberté. Et si j'avais besoin de preuves, j'en aurais une sous les yeux; je ne la développerai pas. Cependant je me permettrai de dire, avec tout le respect que je porte à un grand pays et à un grand gouvernement, que le danger intérieur, le danger social dont les États-Unis d'Amérique me paraissent menacés, tient surtout au suffrage universel; c'est là ce qui leur fait courir le risque de voir leurs libertés réelles, les libertés de tout le monde compromises, aussi bien que l'ordre intérieur de leur société. C'est le suffrage universel qui fait que la puissance politique aux États-Unis n'a pas ce degré de force, de concentration et de confiance en elle-même dont elle a besoin pour remplir sa tâche dans une société quelconque.

Non-seulement donc je n'ai pas le désir de voir le suffrage universel s'introduire parmi nous, mais je m'oppose à toutes les tendances vers ce but. Je les crois nuisibles, dangereuses pour nos libertés comme pour l'ordre public.

Je n'hésite donc pas à dire que les raisons des partisans du nombre, en fait de régime électoral, me touchent aussi peu que les raisons des factions; elles sont plus honnêtes, elles méritent une discussion approfondie, mais elles n'ont pas, à mes yeux, plus de valeur.

La réforme électorale a encore d'autres partisans très-honorables: ce sont les hommes qui y voient une amélioration propre à nous préserver d'innovations dangereuses, une satisfaction donnée à des besoins légitimes et qui donnera le droit de repousser les prétentions d'intérêts illégitimes. Je n'atténue certainement pas leur idée ni la valeur de leur argument.

Mais pour que l'argument fût réellement fort, voici ce qu'il faudrait.

Une innovation n'est une amélioration utile qu'autant qu'elle oppose à un mal réel un remède efficace, autant qu'elle donne satisfaction à un besoin réel. À mon avis, le mal dont on parle n'est pas réel en France, il n'existe pas; le besoin de réforme électorale n'est pas réel non plus; il ne se fait pas sentir, il est factice, mensonger. Comment voulez-vous que je désire, que j'approuve une satisfaction à un besoin que je n'admets pas, un remède à un mal qui ne me paraît pas vrai? Savez-vous ce que vous faites? Au lieu d'opposer un remède à un mal réel, vous donnez satisfaction (je ne voudrais pas me servir d'un mot trop vulgaire) à cette démangeaison, à ce prurit d'innovation qui est un mal réel chez nous; vous donnez satisfaction à cette démangeaison politique qui travaille, non pas la société elle-même, mais un certain nombre d'individus dispersés dans cette société. Voilà le mal que vous prétendez guérir, le besoin que vous essayez de satisfaire; c'est-à-dire que vous risquez de porter atteinte au fond de la santé pour pallier un moment un mal superficiel, une maladie de la peau. (Hilarité générale.) Vous compromettez, vous affaiblissez la grande société saine et tranquille pour plaire un moment à cette petite société maladive qui s'agite et qui nous agite. Ce n'est pas là de la bonne politique; vous manquez votre but au lieu de l'atteindre; vous sacrifiez la réalité à l'apparence, les vrais intérêts de la société aux besoins imaginaires. Je respecte profondément vos intentions et vos convictions; mais, je suis obligé de le dire, ce n'est pas là, à mon avis, de la bonne, de la vraie, de l'efficace politique. (Approbation au centre.)

Il y a encore un refuge, un dernier refuge à la réforme électorale qu'on vous propose. On dit qu'elle est insignifiante, que, si elle n'est pas bien nécessaire, si elle n'est pas bien demandée par la société, au moins elle n'a pas de grands dangers, de dangers réels.

Messieurs, c'est, je l'avoue, un singulier argument à apporter en faveur d'une réforme que son insignifiance. Je n'accorde pas l'insignifiance. Quand je ne rappellerais l'attention de la Chambre sur ce que je viens de dire, je n'accorde pas qu'une réforme qui est vivement sollicitée par les ennemis de l'ordre établi, qui serait donnée à l'erreur des partisans du nombre en matière électorale, et à l'erreur de ceux qui veulent guérir un mal qui n'existe pas, je n'accorde pas, dis-je, qu'une telle réforme soit insignifiante et qu'elle n'ait pas de dangers.

Mais je passe par-dessus tout cela, et je vais à l'ensemble de notre situation. C'est avec l'ensemble de notre situation, avec la tâche que nous avons à remplir que je veux comparer la réforme qu'on propose.

Nous avons, messieurs, une tâche plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune époque; nous avons trois grandes choses à fonder: une société nouvelle, la grande démocratie moderne, jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde; des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif jusqu'ici étranger à notre pays; enfin une dynastie nouvelle. Il n'est certainement jamais arrivé à notre époque d'avoir une pareille tâche à accomplir; jamais!

Cependant, messieurs, nous approchons beaucoup du but. La société nouvelle est aujourd'hui prépondérante, victorieuse, personne ne le conteste plus; elle a fait ses preuves; elle a pris possession du terrain social; elle a conquis en même temps et les institutions et la dynastie qui lui conviennent et qui la servent. Les grandes conquêtes sont toutes faites. Cela a été dit plusieurs fois à cette tribune, je ne puis me lasser de le répéter. Oui, toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits; notre premier, presque notre seul devoir, c'est d'entrer en possession de ce que nous avons conquis, de nous en assurer la ferme et complète jouissance.

Eh bien, pour réussir dans ce qui est la véritable tâche de notre temps, nous n'avons besoin que de deux choses: de stabilité d'abord, puis de bonne conduite dans les affaires journalières et naturelles du gouvernement, dans les affaires intérieures ou extérieures qui arrivent au gouvernement sans qu'il aille les chercher, par cela seul qu'il est le gouvernement du pays; la stabilité et la bonne conduite dans la vie de tous les jours, voilà les seuls vrais, les seuls grands intérêts de la France aujourd'hui. (Au centre. Très-bien! très-bien!)

Que faites-vous donc? Vous faites précisément le contraire de ce que veut la bonne politique de votre temps; vous altérez la stabilité des lois et des pouvoirs, la stabilité du corps électoral, la stabilité de la Chambre, la stabilité du gouvernement. Vous semez l'incertitude partout. Et pourquoi? Est-ce par une nécessité impérieuse? Est-ce en présence d'un grand mouvement, d'une force puissante? Non; c'est pour satisfaire à un besoin faux, factice, ou, pour le moins, bien douteux et bien faible.

C'est pour donner une grande place à une affaire que vous allez chercher, provoquer, qui ne vous vient pas naturellement, qui n'est pas le vœu spontané de la société et de notre temps: c'est pour cela que vous ébranlez la stabilité de vos lois et de vos pouvoirs. (Très-bien! très-bien!)

Messieurs, il n'est pas nécessaire d'être assis au banc des ministres et d'avoir la responsabilité des affaires de son pays, pour sentir que ce n'est pas là de la bonne politique; il suffit de prendre place sur l'un des bancs de cette Chambre; il suffit d'avoir une part, quelque petite qu'elle soit, du fardeau du gouvernement et de la responsabilité qui pèse sur nous. Comment, vous trouvez que la tâche de mettre un peu de stabilité en toutes choses, la tâche de suffire aux nécessités du gouvernement, aux affaires naturelles, obligées et inévitables du pays, vous trouvez que cela ne vous suffit pas? Vous voulez accepter toutes les questions qu'on se plaira à élever devant vous, toutes les affaires qu'on vous suscitera, réelles ou factices, vraies ou fausses?

Messieurs, gardez-vous bien d'une telle facilité; ne vous croyez pas obligés de faire aujourd'hui ceci, demain cela; ne vous chargez pas si facilement des fardeaux qu'il plaira au premier venu de mettre sur vos épaules, lorsque celui que nous portons nécessairement est d'un grand poids. Résolvez les questions obligées; faites les affaires indispensables que le temps amène naturellement, et repoussez les questions qu'on vous jette aujourd'hui à la tête légèrement et sans nécessité. (Vive adhésion au centre.)

Il me reste un dernier point sur lequel je serai fort court.

Sans aucun doute, j'ai le droit de compter, parmi les motifs qui font provoquer la réforme électorale, l'opposition au cabinet, le désir de le renverser. (Mouvements divers.) Je ne m'en plains pas, c'est parfaitement permis; et si je m'étonne de quelque chose, c'est qu'on ne le dise pas tout haut, et qu'on essaye plutôt de s'en cacher. (Au centre: Très-bien!)

Comment? Est-ce que par hasard les personnes qui désirent le renversement du cabinet auraient elles-mêmes le sentiment que ce serait un fait grave, plus grave que le motif par lequel elles essayent d'y pousser aujourd'hui? N'importe, je ne conteste pas, j'admets la pleine légitimité du désir et du travail: vous usez de nos institutions, c'est bien; je vais vous dire ce que nous ferons. (Écoutez! écoutez!)

Le cabinet, tant que la majorité de cette Chambre ne changera pas la politique générale qui l'a portée à le soutenir, le cabinet ne se laissera pas renverser par la minorité. (Très-bien! très-bien!) Les attaques, les embarras, les désagréments, les ennuis, ne sont pas des motifs sérieux pour des hommes qui se respectent et qui respectent la tâche dont ils sont chargés. (Nouveau mouvement.)

Quand le cabinet s'est formé, il s'est formé sous l'empire de deux idées: pour rétablir au dehors la bonne intelligence entre la France et l'Europe, pour faire rentrer au dedans, dans le gouvernement, l'esprit d'ordre et de conservation.

Ces deux buts peuvent certes être avoués, et valent la peine qu'on risque et qu'on souffre quelque chose pour leur accomplissement. (Oui! oui! Très-bien!) Nous risquerons et nous souffrirons. (Mouvement d'approbation au centre.—Exclamations aux bancs de l'opposition.)

Nous ferons ce que vous faites, messieurs, nous userons comme vous de nos institutions, de la plénitude de nos institutions.

Voilà la seule réponse que je doive à nos adversaires.

À nos amis j'ai encore quelque chose à dire. (Écoutez! écoutez!)

Voici ce que j'ai à leur dire: vous nous avez engagés et soutenus dans une tâche pesante; je suis convaincu que vous êtes décidés à nous y soutenir tant que nous serons fidèles comme vous à la cause qui est la vôtre comme la nôtre (Oui! oui!); mais prenez garde; prenez garde de ne pas affaiblir légèrement, par des motifs insuffisants, ce pouvoir que vous voulez soutenir; prenez garde de ne pas diminuer la force quand vous ne diminuez pas le fardeau. (Profonde sensation).

Vous avez, comme nous, des devoirs à remplir; vous êtes partie du gouvernement; vous avez votre part de responsabilité dans les affaires et devant le pays. Ne l'oubliez jamais. Ne vous déchargez pas facilement de ce qui vous revient dans le fardeau et dans la responsabilité.

J'ose dire, pour mes collègues et pour moi, ce que vous savez déjà, que le courage et la persévérance ne nous manqueront point. Mais nous ne pouvons rien seuls; nous avons besoin de votre aide.... (Mouvement), de votre aide persévérante. Je ne puis que vous répéter ce que je disais à l'instant même: ne diminuez pas légèrement la force quand vous ne diminuez pas le fardeau. Si jamais la force nous manquait, si jamais les moyens de gouvernement nous paraissaient trop faibles pour que nous continuassions d'accepter notre responsabilité, soyez certains que nous vous le dirions avant que vous vous en fussiez aperçus. (Marques nombreuses d'assentiment aux centres.)

CXVII

Sur la non-ratification de la convention du 20 décembre 1841 pour l'abolition de la traite des nègres par le droit de visite.

—Chambre des députés.—Séance du 28 février 1842.—

Le droit mutuel de visite entre la France et l'Angleterre pour l'abolition de la traite des nègres étant devenu l'occasion d'un vif débat et d'une manifestation claire des sentiments publics, le gouvernement du roi ne crut pas devoir ratifier la nouvelle convention conclue le 20 décembre 1841 sur l'exercice de ce droit. De là provint, dans la situation diplomatique et parlementaire du cabinet, un grave embarras. M. Mauguin lui ayant adressé, à ce sujet, le 28 février, des interpellations, je lui répondis:

M. Guizot.—Messieurs, dans le débat dont la question qui vous occupe a déjà été l'objet, j'ai fait deux choses: j'ai maintenu, dans sa pleine liberté constitutionnelle, la prérogative de la couronne, son droit de ratifier le traité qu'elle avait conclu; en même temps j'ai reconnu que le sentiment manifesté par la Chambre était un fait grave que le gouvernement du roi devait prendre en grande considération.

J'ai agi selon ce que j'avais dit; mes paroles ont réglé ma conduite. Quand le moment de la ratification est arrivé, la couronne, d'après les conseils de son cabinet et du ministre des affaires étrangères en particulier, a chargé son ambassadeur à Londres de déclarer qu'elle ne croyait pas devoir ratifier maintenant le traité; elle a dit de plus qu'elle ne pouvait faire connaître à quelle époque elle croirait pouvoir le ratifier: enfin elle a fait des réserves et proposé des modifications au traité.

Que l'honorable préopinant se rassure; ces propositions n'ont point excité le repoussement, les colères dont il vient d'entretenir la Chambre. Sans doute, l'Angleterre a vivement regretté que le traité ne reçût pas notre ratification immédiate; mais la situation du gouvernement du roi et les motifs qui déterminaient sa conduite ont été compris. Les autres puissances, n'ayant aucun motif semblable pour ne pas échanger leurs ratifications, les ont échangées au terme fixé, et, d'un commun accord, le protocole est resté ouvert pour la France, ouvert d'une manière indéfinie jusqu'au moment où les négociations proposées par la France auraient atteint leur but.

Voilà exactement quelle est aujourd'hui la situation. La ratification n'a pas été donnée; aucun délai déterminé n'a été assigné pour le moment où elle serait donnée. Aucun engagement direct ni indirect de ratifier purement et simplement à aucune époque n'a été contracté. Aucune des hypothèses que l'honorable préopinant vient d'émettre à cette tribune n'a été abordée. Personne n'a parlé ni de la dissolution de la Chambre, ni d'un changement possible des opinions de la Chambre; non, messieurs, rien de cela n'eût été convenable ni digne de la Chambre, du gouvernement du roi, de la France, de nous-mêmes. Les choses ont été exposées dans leur pure et simple vérité; et dans un pays où le gouvernement constitutionnel est si bien connu et pratiqué, elles ont été comprises avec bon sens et sincérité, comme elles étaient exposées. Le protocole reste ouvert. La France ne s'est point séparée des autres puissances; la France, sur cette question même, toute spéciale qu'elle est, n'est point isolée en Europe. Comme l'Europe, elle veut la répression efficace de la traite; elle veut y concourir. Des motifs graves, des motifs constitutionnels ont déterminé la couronne à ne pas donner maintenant sa ratification, ce qui est son droit; droit qui n'a pas été aussi rarement exercé que l'honorable préopinant le disait tout à l'heure; les exemples de ratifications refusées, de ratifications données avec des réserves, ne manquent point dans l'histoire du droit des gens, et dans notre histoire récente, indépendamment même de celui que l'honorable préopinant citait tout à l'heure.

La situation est donc parfaitement simple: la ratification n'a pas été donnée, aucun terme précis n'a été assigné. Une négociation nouvelle est entamée pour obtenir des modifications au traité, des modifications qui satisfassent en même temps à la répression de la traite et aux sentiments manifestés par la Chambre. Sur quels points spéciaux portera cette négociation? Quelles seront les modifications proposées? Quelle en sera l'issue? Il m'est impossible de le dire aujourd'hui; il est de mon devoir de ne point aborder aujourd'hui cette question. L'affaire est pendante, la négociation est ouverte; elle sera suivie avec le désir de ne point manquer aux engagements de la France, de ne point abandonner la cause, la sainte cause qui a été l'objet du traité, et en même temps de faire leur juste part aux sentiments que la Chambre a manifestés, c'est-à-dire de garantir pleinement et l'indépendance de notre pavillon et les intérêts légitimes de notre commerce.

Voilà le but général de la négociation. Je ne puis, et la Chambre le comprend, entrer en ce moment dans aucun détail à ce sujet. J'ai voulu seulement bien caractériser la situation. Elle n'a rien d'irrégulier, rien de contraire au droit des gens; elle est délicate, elle veut être ménagée avec soin, avec prudence. Nous ne perdrons jamais de vue le double objet qu'elle se propose; c'est tout ce que j'en puis dire aujourd'hui. (Marques d'approbation au centre.)

CXVIII

Discussion du projet de loi portant demande d'un million de fonds secrets pour l'exercice 1842.

—Chambre des députés.—Séance du 10 mars 1842.—

M. le comte Duchâtel, ministre de l'intérieur, présenta à la Chambre des députés, le 23 février 1842, un projet de loi pour demander, selon l'usage, un crédit pour dépenses secrètes pendant l'exercice 1842. Le rapport en fut fait le 7 mars par M. Jars, député du Rhône, qui, au nom de la commission, en proposa l'adoption. Je pris la parole, à la fin du débat, pour répondre à diverses allégations inexactes, spécialement sur la conduite du gouvernement envers les consuls étrangers en Algérie, et le projet de loi fut adopté à 77 voix de majorité.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Je ne viens point rouvrir un débat sur des questions qui ont déjà été traitées devant la Chambre, que je regarde comme épuisées, du moins dans leur état actuel, et sur lesquelles on ne revient pas sans quelque inconvénient lorsque rien n'est changé d'ailleurs dans les faits, lorsqu'on n'a rien à ajouter ni à retrancher à ce qui en a déjà été dit. Cette tribune n'est pas un lieu où nous venions causer des affaires publiques pour notre seul plaisir et par voie de passe-temps. (Interruption à gauche.—Approbation au centre.)

M. Durand (de Romorantin).—Nous ne sommes pas ici pour cela, mais pour faire les affaires du pays.

M. le ministre.—Je répète que, dans ma ferme conviction, cette tribune n'est pas un lieu où nous venions nous entretenir des affaires publiques par pure conversation et pour notre passe-temps. (Interruption nouvelle.)

M. Durand (de Romorantin).—Il n'y a qu'à fermer la Chambre!

M. le ministre.—La Chambre sait que je ne me refuse jamais à la discussion, mais aucune des questions que l'honorable préopinant vient d'aborder n'est nouvelle à cette tribune. Elles y ont toutes été débattues dans le cours de cette session, et avec toute l'étendue qu'il a plu à la Chambre de leur accorder. Le gouvernement, l'opposition, ont dit librement, complétement ce qu'ils croyaient avoir à dire. Rien n'est changé dans l'état des faits depuis le moment où ces discussions ont eu lieu. Je le demande; lorsque rien n'est changé dans l'état des faits, doit-on renouveler sans nécessité des débats qui, par leur retentissement extérieur, par la délicatesse des questions qui s'y rattachent, ne sont jamais, je ne dirai pas sans inconvénient, mais du moins sans difficulté, dans l'intérêt du pays même.

Je ne viens donc pas, je le répète, rouvrir le débat sur ces questions. Je viens rétablir des faits qui ont été inexactement représentés ou affirmés; je viens répondre à des dénégations dénuées de tout fondement.

M. Durand (de Romorantin).—Je demande la parole.

M. le ministre.—Je commencerai par rétablir la vérité sur un fait qui a déjà été expliqué plusieurs fois à la Chambre. Je veux parler de l'exequatur donné aux consuls étrangers qui résident à Alger. C'est l'habitude que, dans les mutations de gouvernement, sur un même territoire, ces consuls continuent à agir en vertu de l'exequatur et des pouvoirs qu'ils avaient auparavant. Cela s'est ainsi pratiqué en Afrique, lors de notre prise de possession, non-seulement pour le consul d'Angleterre, mais pour les consuls des autres puissances; et depuis, quand un consulat est devenu vacant, quand un nouveau consul a été appelé, il a été obligé de demander et de recevoir l'exequatur du gouvernement français, et il n'a pu entrer en fonctions sans l'avoir reçu. Il en résulte qu'aujourd'hui la plupart des consuls qui résident en Algérie, ayant été nommés depuis notre occupation, ont reçu l'exequatur du gouvernement du roi, et exercent leurs fonctions en vertu de cet exequatur.

Le consul anglais à Alger (et il n'est pas le seul), étant antérieur à 1830, le poste n'étant pas devenu vacant depuis, il n'y a pas eu lieu à lui donner un nouvel exequatur; mais j'ajoute que ce même consul ayant demandé, pour un vice-consul de sa nation, le droit de se transporter d'un point de l'Algérie sur un autre point, il lui a été répondu que, pour obtenir cette translation, le vice-consul aurait besoin d'un exequatur nouveau; et la translation n'a pas été autorisée et ne le sera point jusqu'à ce que le nouvel exequatur ait été donné. (Marques d'adhésion au centre.) Et le jour où le poste de consul anglais à Alger deviendra vacant, le principe qui a été appliqué à tous les autres postes le sera également à celui-ci. Aucun consul nouveau ne sera installé s'il ne demande et s'il n'obtient l'exequatur du gouvernement du roi.

Il n'y a donc rien eu de particulier dans ce qui a été fait à l'égard du consul anglais.

La même maxime, la même règle a été suivie pour lui et pour tous les autres consuls des puissances européennes dans l'Algérie. Je répète que ce point avait déjà été éclairci devant la Chambre, et que la réponse que j'ai l'honneur de lui faire lui avait déjà été plusieurs fois adressée.

Le second point se rapporte à la connaissance que j'ai donnée, il y a quelque temps, à la Chambre, d'une dépêche de l'ambassadeur du roi en Angleterre, sur une conversation qu'il avait eue avec lord Aberdeen, quant à nos possessions en Algérie.

Je rectifie d'abord une assertion complétement fausse. Jamais il n'est entré dans ma pensée que l'ambassadeur du roi pût adresser, et jamais il n'a adressé aucune parole, je ne dirai pas pour demander l'adhésion du gouvernement britannique à notre possession de l'Algérie, mais pour élever, pour admettre qu'on pût élever une question à ce sujet, jamais.

M. Durand (de Romorantin).—Mais je n'ai pas dit le contraire.

M. le ministre.—On a dit tout à l'heure à cette tribune, j'ignore si c'est l'honorable préopinant ou un de ceux qui l'ont précédé, on a dit que le gouvernement du roi avait demandé l'adhésion de l'Angleterre à notre établissement en Algérie. Je nie le fait.

Dans la conversation que je rappelais à la Chambre, lord Aberdeen, spontanément, a dit à l'ambassadeur du roi à Londres, qu'en 1830 il avait fait, contre notre occupation en Algérie, des protestations, des réclamations vives, incessantes, mais que maintenant il ne reprenait pas cette position, que son attitude était différente, que dix ans de possession étaient à ses yeux un fait grave, un fait accompli, et que, sur ce sujet, il n'avait pas d'objection ou d'observation à faire; j'avoue que la différence des deux mots me touche peu.

La conversation, je le répète, n'avait pas été provoquée, les paroles ont été dites spontanément; la sanction du temps, la conquête devenant progressivement un fait accompli, voilà ce qui a frappé lord Aberdeen, ce qu'il a dit simplement et sensément; car, en vérité, c'est là un fait simple, évident, et qui ne devait pas donner lieu à un tel débat.

Il y a déjà dix ans, messieurs, le premier peut-être, j'ai dit à cette tribune: «La France a conquis Alger, la France gardera sa conquête.» Les paroles que j'ai dites, il y a dix ans, je les répète aujourd'hui; tout le monde les répète, ou est bien près de les répéter. Mais vous ne pouvez vous étonner qu'il ait fallu du temps pour en venir là; vous ne pouvez empêcher que les conquêtes aient besoin de temps; c'est ce qui est arrivé à toutes les conquêtes du monde; la sanction du temps leur donne seule une autorité, une sécurité reconnue.

Eh bien, les paroles de lord Aberdeen à l'ambassadeur du roi à Londres n'ont pas été autre chose que la reconnaissance de la sanction progressivement donnée par le temps à notre établissement en Algérie; paroles prononcées à bonne intention, dans un esprit de bonne intelligence et de paix, pour n'être pas obligé de reprendre au bout de dix ans, les mêmes réclamations, les mêmes contestations qui, en 1830, avaient été si vives.

Ce sont ces explications, spontanément données, qui m'ont été loyalement transmises par l'ambassadeur du roi à Londres. Qu'il y ait dans les termes telle ou telle variante, peu importe. Entre hommes sérieux et sensés, c'est du fond des choses qu'il s'agit; je ne viens pas élever ici une discussion de mots; je constate un grand fait, c'est que la France a conquis Alger, et que déjà douze ans de possession ont amené l'homme d'État qui avait élevé contre cette occupation les objections les plus graves, les réclamations les plus vives, à prendre, en rentrant aux affaires, une attitude toute différente, et à garder, sur cette question, le même silence qu'avait aussi gardé son prédécesseur.

Quand un temps encore plus long se sera écoulé, quand l'autorité de nouvelles années se sera encore ajoutée à celle de notre ferme intention de garder notre établissement d'Afrique, vous verrez le cabinet anglais, comme les autres cabinets, et la Porte elle-même, faire des pas nouveaux, et la sanction la plus complète, la plus définitive, l'aveu de tout le monde viendra consommer notre établissement d'Afrique, ainsi que cela est arrivé pour toutes les grandes conquêtes. Il n'y en a aucune qui ait passé dans le droit européen le lendemain même du jour où, en fait, elle avait été accomplie. Il n'y en a aucune qui n'ait eu besoin de beaucoup d'années pour être transformée en droit définitif et reconnu de tous. Ce qui arrive aujourd'hui à l'égard de l'Algérie n'a rien d'étrange; c'est l'histoire de toutes les grandes mutations de territoire; le temps seul les consacre irrévocablement.

J'en viens à quelques paroles attribuées au président du conseil des ministres à Madrid. On prétend, et quelques journaux ont dit, mais je n'ai à cet égard aucune certitude, on prétend, dis-je, que M. le président du conseil a affirmé que le gouvernement anglais, après avoir adhéré aux principes que nous avons suivis, en ce qui concerne la remise des lettres de créance de l'ambassadeur du roi à Madrid, avait rétracté son adhésion, et que le cabinet espagnol était en possession d'une dépêche dans laquelle le cabinet anglais adhérait à des maximes contraires.

Je n'hésite pas à dire que j'ai eu connaissance, connaissance officielle, de la dépêche dans laquelle lord Aberdeen écrit au ministre d'Angleterre à Madrid qu'il approuve les maximes que la France a soutenues à cet égard. La question était discutée avec détail dans cette dépêche, entre autres en ce qui touche la constitution espagnole. J'ai une trop haute idée de la fermeté d'esprit et de l'honneur du ministre des affaires étrangères de Sa Majesté Britannique pour jamais supposer qu'après avoir ainsi pensé et écrit il ait presque aussitôt rétracté son dire, et que le cabinet espagnol soit en état de produire une dépêche contraire. Comme de raison, existât-elle, elle ne serait pas venue à ma connaissance; mais je suis fermement convaincu qu'elle n'existe pas, et que le cabinet britannique persiste dans les maximes qu'il a adoptées et ouvertement professées, comme nous, sur cette question.

M. le président du conseil à Madrid paraît avoir nié également qu'aucun renseignement, aucun avis eût été donné au gouvernement espagnol par l'administration française sur des mouvements qui se préparaient dans les provinces basques, avant le mois d'octobre de l'année dernière. J'avais dit, en effet, à cette tribune, que l'administration des douanes sur la frontière avait informé le consul d'Espagne, à Bayonne, que des armes, des munitions, passaient secrètement la frontière dans un but qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne pouvait expliquer, mais qui semblait indiquer un projet de quelque mouvement politique.

J'ai une réponse bien simple à faire à M. le ministre des affaires étrangères à Madrid; c'est de lire la lettre même, dans laquelle, le 25 juin 1841, le consul d'Espagne à Bayonne remerciait le directeur des douanes françaises des avis qu'il lui avait donnés à ce sujet:

«Bayonne, 25 juin 1841.

«Monsieur le directeur,

«Après avoir reçu votre obligeante communication du 14 de ce mois, je me suis empressé d'en informer S. Exc. M. le ministre des affaires étrangères de Sa Majesté Catholique, et en même temps j'ai réclamé, des autorités des provinces limitrophes, toutes les données et renseignements qui seraient à leur connaissance, relativement à l'usage qu'on aurait fait du soufre et salpêtre exportés de cette place pour l'Espagne. Je comptais recevoir, dans un bref délai, le résultat de mes démarches pour vous le transmettre de suite; mais voyant le retard qu'éprouvent les réponses des autorités à qui j'ai demandé les renseignements, je ne puis différer plus longtemps de vous témoigner, monsieur le directeur, ma profonde gratitude pour les importantes nouvelles que vous avez eu la bienveillance de me communiquer.

«Agréez, etc.

«Le consul d'Espagne,
«J.-J. de Arguinsegui.

«À monsieur le directeur des douanes à Bayonne.»

J'ignore si M. le ministre des affaires étrangères à Madrid a eu connaissance de cette lettre; mais le consul d'Espagne affirme qu'il lui a transmis les renseignements qu'il avait lui-même reçus.

Je m'arrête ici, messieurs; je ne veux point rentrer, je le répète, dans les débats qu'on a essayé tout à l'heure de renouveler à cette tribune. Si la Chambre jugeait un nouveau débat nécessaire, si elle croyait, par exemple, que, malgré tout ce qui a été dit dans la discussion de l'adresse, la politique du gouvernement du roi, quant à l'Espagne, a besoin de nouvelles explications, je n'hésiterais pas à les donner; mais la Chambre se rappelle que j'ai déjà exposé, devant elle, cette politique, que j'ai discuté les faits récents dans lesquels elle s'était manifestée, et qu'aucune réplique ne s'est élevée de ces bancs; les explications que j'ai données sont restées alors, il y a trois semaines ou un mois, sans réponse. Rien n'est changé depuis, et, quant à moi, je ne sens aucun besoin de recommencer.

Sur tous les faits dont on vient de parler, j'ai rétabli la vérité; je l'ai rétablie, je pense, avec un degré d'exactitude et d'évidence qui n'est pas susceptible de contestation. C'est tout ce que j'ai à faire en ce moment; la suite de la discussion m'apprendra si j'ai quelque chose de plus à dire. (Très-bien! très-bien!)

CXIX

Discussion sur les missions extraordinaires ordonnées par le ministre des affaires étrangères.

—Chambre des députés.—Séance du 4 avril 1842.—

Dans la discussion du projet de loi relatif aux crédits supplémentaires et extraordinaires, demandés pour les exercices 1841 et 1842, les missions extraordinaires ordonnées par le département des affaires étrangères furent l'objet de diverses observations et attaques; notamment de la part de M. Glais-Bizoin, député des Côtes-du-Nord. Je lui répondis par les explications suivantes:

M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Les observations de l'honorable préopinant portent sur deux points.

Il demande d'abord que des explications soient données à la Chambre, comme elles l'ont été à la commission. Si l'honorable préopinant ou quelque autre membre voulait indiquer les objets spéciaux sur lesquels des explications lui semblent nécessaires, je serais prêt à les donner; mais je ne puis d'une manière générale et par avance, répéter ici à la Chambre tout ce que j'ai dit à la commission. Je ne demande pas mieux que de présenter à la Chambre, sur les différentes missions étrangères, tous les renseignements qu'elle désirera. J'attends qu'on me les indique.

Sur le second point, j'ai peine à croire que l'honorable préopinant lui-même puisse sérieusement supposer que j'aie avoué l'infériorité ou l'insuffisance de notre politique; ce que j'ai dit à la commission, ce que j'avais dit à la Chambre l'année dernière, ce que je répète aujourd'hui, c'est l'insuffisance de nos moyens d'information. Il est vrai que nous avons, relativement à d'autres États, des moyens d'information incomplets et précaires. L'honorable préopinant lui-même en signalait un tout à l'heure; il parlait de l'insuffisance des traitements de nos agents consulaires. Il a raison, il en résulte qu'ils sont souvent mal informés. Le nombre de nos agents consulaires ne suffit pas non plus. Il y a des points sur lesquels il importerait beaucoup d'en avoir, et où nous en avons manqué jusqu'à présent. La commission du budget l'a reconnu elle-même, comme on le verra dans son rapport. Et ce que l'honorable préopinant a dit des agents consulaires, je le dis également, sur certains points, des agents politiques. Tantôt les traitements sont insuffisants; tantôt les agents manquent. Mais c'est uniquement de l'insuffisance des informations que j'ai parlé; il en résulte de grands inconvénients pour notre politique, et nous les avons plus d'une fois rencontrés. Une puissance voisine a, dans les diverses parties du globe, des établissements beaucoup plus multipliés que les nôtres, un commerce beaucoup plus étendu et plus actif, des voyageurs libres beaucoup plus nombreux, et qui tiennent à devoir d'informer leur gouvernement de tout ce qu'ils observent. Pour nous, nous sommes obligés de suppléer à ces moyens-là, tantôt par nos seuls agents officiels, tantôt par des missions extraordinaires. Il est donc naturel, il est indispensable qu'elles soient nombreuses; et quiconque a gouverné le département des affaires étrangères en a reconnu le besoin. Pour mon compte, je suis prêt, je le répète, à donner, sur ce sujet tous les renseignements, toutes les explications que la Chambre désirera.

M. Glais-Bizoin ayant particulièrement insisté sur les missions extraordinaires dans la Plata et en Grèce, je lui répondis:

M. le ministre des affaires étrangères.—Quant à ce qui regarde Buenos-Ayres, j'aurai l'honneur de rappeler à la Chambre que cette question a déjà été plusieurs fois débattue devant elle, que tous les renseignements que je pourrais donner lui ont déjà été communiqués, et que la Chambre a pensé qu'à tout prendre la question de Buenos-Ayres a été résolue aussi bien que le comportaient les difficultés de la situation. Je ne reviendrai donc pas sur ce point; je n'aurais aucun détail de quelque valeur à ajouter à ceux dont la Chambre a déjà eu connaissance; c'est uniquement sur la question de la mission en Grèce que je désire donner à la Chambre quelques éclaircissements.

M. Glais-Bizoin.—Pardon, monsieur le ministre, j'aurais une observation à faire. La solution de la question de Buenos-Ayres peut avoir été acceptée par la Chambre, à la satisfaction du cabinet; mais la question de la mission est complétement inconnue à la Chambre: je ne pense pas qu'aucun membre me démente sur ce point; la Chambre et le pays ont besoin, j'en suis convaincu, avant d'approuver la dépense occasionnée par cette mission, de connaître quels fruits elle a produits.

M. le ministre des affaires étrangères.—La mission dont parle le préopinant est complétement étrangère à mon administration, comme toute l'affaire de Buenos-Ayres que j'ai trouvée conclue et que j'ai eu à justifier devant la Chambre, ce que j'ai fait sans hésiter, quoique je n'y eusse pris aucune part. Cette mission a été du reste peu importante; elle avait pour objet de mettre un officier d'état-major en communication avec l'un des généraux insurgés dans l'intérieur de l'Amérique du Sud, et de se procurer, sur l'état de ce général et sur ses moyens d'action, des renseignements. C'est là tout ce que je connais de cette mission, qui ne mérite pas, je crois, une longue attention de la Chambre. J'en viens à la Grèce.

Au commencement de 1841, l'état de la Grèce appela l'attention la plus sérieuse du gouvernement du roi; il nous parut mauvais. La tranquillité intérieure de la Grèce semblait menacée, et par la faiblesse de l'administration publique, et par l'ébranlement de toutes les passions nationales. La Chambre se rappelle qu'à cette époque, l'île de Candie était en pleine insurrection; d'autres insurrections étaient près d'éclater sur les frontières continentales; les rapports pacifiques entre la Grèce et l'empire ottoman pouvaient être, d'un moment à l'autre, sérieusement compromis. Au dedans, des vices d'un autre genre donnaient de graves inquiétudes. L'administration semblait inerte, sans énergie, incapable non-seulement d'améliorer l'état social, mais d'exercer réellement le pouvoir.

De tout cela résultait, pour les puissances protectrices de la Grèce et qui ont fondé cet État, de véritables inquiétudes sur ses destinées futures. C'est au milieu de cette situation que la mission dont M. Glais-Bizoin vient de rappeler le souvenir a été décidée et accomplie.

Elle a eu un triple objet: d'abord de mettre le gouvernement du roi bien au courant des faits, au courant de l'état intérieur de l'administration grecque; ensuite de nous faire bien apprécier son état financier, et de nous diriger dans les importantes résolutions que nous avions à prendre à cet égard; enfin de faire entendre au gouvernement et au peuple grec des conseils amis, de les bien avertir que toute tentative de soulèvement, toute tentative d'extension de territoire pourrait avoir, pour la solidité de l'État grec, les conséquences les plus déplorables, de les contenir ainsi sans les abattre, sans leur donner le sentiment d'une contrainte étrangère, en leur donnant au contraire la ferme confiance que la consolidation et le développement de l'État grec, étaient le seul but de notre politique.

Il fallait, pour une telle mission, un homme que ses antécédents missent en rapport avec la population grecque, un homme qui eût donné à la Grèce d'éclatantes preuves de dévouement et d'affection, qui eût de l'autorité pour parler aux patriotes grecs, aux patriotes les plus animés, les plus faciles à entraîner. Le choix de l'homme qui a rempli cette mission n'a point été, comme l'honorable membre le disait tout à l'heure, un pur choix d'amitié. Sans doute l'honorable M. Piscatory est de mes amis; mais s'il n'avait eu que ce titre, je n'aurais jamais pensé à l'envoyer en Grèce. Il a reçu cette mission parce qu'il avait rendu à la Grèce de vrais services, parce qu'il pouvait se faire écouter des hommes qu'il importait le plus d'avertir.

Et sa mission a eu réellement l'effet que j'en attendais. Il a parcouru la Grèce entière; il a porté partout le sentiment de la bienveillance, de la bienveillance active de la France. Le parti national en Grèce, je me sers à regret du mot parti, je ne devrais pas l'employer, ce n'est pas un parti, c'est la Grèce elle-même, la Grèce a naturellement confiance dans l'amitié de la France; mais cette confiance pouvait être ébranlée; il importait qu'elle fût raffermie, et qu'elle le fût, non pas en se prêtant aux passions et aux entraînements de la Grèce, mais en les réprimant au contraire, en engageant la Grèce à les réprimer elle-même.

C'est là ce qui a été fait. Pour mon compte, je me félicite et de la mission et de ses résultats. La Grèce a été à la fois rassurée et contenue. Elle a eu confiance dans la sincérité de nos avis, et elle a eu raison, car notre conduite a été parfaitement loyale. Nous n'avons point cherché là un succès d'influence exclusive, un triomphe personnel dans la rivalité des influences européennes. Au moment même où la mission de M. Piscatory s'accomplissait, le cabinet grec a été changé; un ministère nouveau a été formé; il n'appartenait point, par son chef du moins, à ce qu'on appelle le parti français; il semblait, non pas imposé, à Dieu ne plaise que je me serve d'un tel mot, mais porté en Grèce par une influence différente de la nôtre. Nous l'avons accepté hautement, nous l'avons soutenu; nous avons fait taire toutes les rivalités, toutes les jalousies. Ce cabinet n'a pas réussi; il n'est pas resté au pouvoir; nous avons été complétement étrangers à sa chute. Et, de même que nous l'avions hautement accepté et que nous n'avions rien fait pour l'éloigner du pouvoir, de même nous avons porté à son successeur, qui passe pour appartenir au parti de la France, le même loyal appui.

Le résultat de la mission a répondu, je le répète, à l'intention qui l'avait inspirée. La Grèce est aujourd'hui à la fois plus animée et plus calme, plus confiante dans le présent et moins impatiente sur son avenir. Elle est entrée dans la voie des améliorations. La sagesse de son roi saura l'y conduire d'accord avec le zèle de ses ministres; et à mesure que ces heureux résultats se développeront, on reconnaîtra de plus en plus que l'amitié loyale et prudente de la France n'y est pas étrangère.

M. Glais-Bizoin ayant dit que le ministre ordinaire de France en Grèce eût pu et dû suffire pour atteindre le but du la mission extraordinaire dont j'avais chargé M. Piscatory, je repris la parole:

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