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Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848

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Discussion des fonds secrets demandés par le cabinet en mars 1837, après ma rupture avec le comte Molé.

—Chambre des députés.—Séance du 3 mai 1837.—

La demande d'une augmentation de 800,000 fr. de fonds secrets amena une longue discussion, moins sur cette question même que sur les derniers changements ministériels, sur la politique comparée des divers cabinets de 1832 à 1837, et sur celle que semblait annoncer le nouveau cabinet présidé par M. Molé. Je pris la parole dans ce débat, après des interpellations adressées aux ministres anciens et nouveaux par le comte de Sade, et, tout en votant pour l'augmentation de fonds secrets réclamés par le nouveau cabinet, je discutai les diverses vicissitudes ministérielles et leurs vraies causes politiques.

M. Guizot.—Messieurs, je ne viens pas, je pourrais peut-être me dispenser de le dire, je ne viens pas combattre l'allocation proposée, je vote pour cette allocation dans sa totalité. Mais depuis le commencement de cette discussion, et tout à l'heure par un honorable préopinant, j'ai été appelé à m'expliquer sur ce qui s'est passé depuis quelque temps.

Je suis sorti récemment des affaires: j'en suis sorti, non-seulement pour des causes personnelles, mais encore pour des causes de politique générale. J'ai gardé jusqu'à présent, à ce sujet, le silence le plus absolu. J'aurais pu, dans les deux dernières discussions auxquelles s'est livrée la Chambre, soit sur la dotation votée pour Mgr le duc d'Orléans, soit à l'occasion de la dot de la reine des Belges, j'aurais pu prendre la parole. Je m'en suis abstenu; je n'ai pas voulu mêler des débats purement politiques à des intérêts qui m'étaient chers comme à vous tous.

Aujourd'hui, j'éprouve le besoin de m'expliquer sans réserve sur la part que j'ai prise aux derniers événements, (Écoutez! écoutez!) sur ma conduite et sur ses motifs, sur la politique à laquelle je reste fidèle et sur ses raisons.

Quant aux faits purement personnels et à la crise ministérielle, je serai très-court. J'ai peu de goût pour l'une et pour l'autre de ces questions.

J'ai été (il m'est peut-être permis de le rappeler), j'ai été taxé quelquefois, en pareille circonstance, de prétentions et de volontés intraitables, absolues. Je pourrais, sans trop m'en inquiéter, accepter ce reproche. Ce n'est pas, à mon avis, dans la trop grande inflexibilité, dans la trop grande énergie du pouvoir que réside, depuis trois ans, le mal du pays; c'est bien plutôt dans le défaut d'unité, dans les tiraillements intérieurs, dans l'incertitude des idées et des volontés. C'est là, depuis 1830, la véritable cause de si fréquentes et toujours si déplorables crises ministérielles. Il y a longtemps, messieurs, que j'en suis convaincu.

Cependant, comme je connais en même temps ce que décrivait tout à l'heure à cette tribune l'honorable M. de Sade, l'éparpillement des esprits, l'incertitude des idées, le fractionnement des partis, comme je sais que cette forte unité de pensée et de volonté, si désirable dans tout gouvernement, n'existe guère au sein du pays même, et qu'il est fort naturel que les hésitations, les fluctuations, les morcellements du pays se reproduisent dans son gouvernement, je n'ai point hésité à me prêter, et toujours loyalement, à des arrangements, à des transactions, à des conciliations. Je crois pouvoir me rendre cette justice de n'avoir porté dans les affaires, quoi qu'on en ait pu dire quelquefois, aucun esprit intraitable et exclusif. J'en appellerais volontiers, s'il en était besoin, aux souvenirs du ministère du 11 octobre. C'était là aussi un ministère de conciliation, de transaction entre des nuances diverses représentées par des hommes divers, et cependant ce ministère a duré plusieurs années, malgré les temps si rudes qu'il a eus à traverser; au milieu de grandes difficultés intérieures, il a duré, il a survécu à ces difficultés, et les hommes qui en ont fait partie ont quelque droit de dire qu'ils ont fait preuve d'esprit de conciliation, qu'ils ont montré qu'ils étaient étrangers aux prétentions exclusives et intraitables.

La conduite que j'ai tenue dans le ministère du 11 octobre, je l'ai tenue également depuis, et en particulier, au moment de la formation du ministère du 6 septembre.

Je n'ai mis alors d'importance qu'à deux choses, aux conditions qui m'ont paru nécessaires pour assurer le ferme maintien de la politique suivie depuis six ans, et en même temps pour m'assurer une part d'influence proportionnée à la part de responsabilité politique qui devait peser sur moi. Je n'ai rien demandé au delà de ce qui m'a paru nécessaire, dans l'un et dans l'autre but.

Lorsque la nécessité de modifier le cabinet du 6 septembre s'est fait sentir, je suis demeuré fidèle à la même idée, à la même conduite; je n'ai rien demandé que je n'eusse demandé au moment de sa formation. J'ai apporté dans les différentes transactions ou plutôt dans les différents essais auxquels la crise ministérielle a donné lieu, le même esprit de ménagement et de conciliation.

À ce sujet, je n'ai à me plaindre, dans le débat qui s'est élevé hier, que d'une seule parole échappée à l'honorable M. Havin... (Mouvement d'attention.)

Quand j'ai fait, auprès d'un de mes collègues du 11 octobre, une démarche que je ne désavoue pas plus aujourd'hui qu'au moment où je l'ai faite, je ne l'ai point faite dans un vulgaire et bas désir de conserver le pouvoir... (Très-bien!)

J'ai quitté et pris le pouvoir plusieurs fois en ma vie, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique... (Nouvelle adhésion aux centres.) Je n'y mets d'intérêt que l'intérêt public, l'intérêt de la cause à laquelle j'appartiens et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m'en croire, messieurs; il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l'âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal... (Profonde sensation... Bravos prolongés.) Je n'hésite donc pas à me rendre moi-même cette justice: des motifs politiques m'ont seuls déterminé dans cette démarche, comme dans toutes les autres; je croyais qu'il était de l'intérêt du pays de reformer, si cela se pouvait, le cabinet qui, à mon avis, l'avait le mieux servi, le plus longtemps et le plus efficacement. Il était bien clair que je n'entendais maintenir par là aucune autre politique que la politique du 11 octobre, et que c'était là la question que j'allais adresser à l'honorable M. Thiers, en lui demandant de la soutenir de nouveau avec moi. C'est là ce qui n'a pu se réaliser; je le regrette, mais je ne regrette nullement la démarche par laquelle je l'ai tenté... (Très-bien!)

Cette tentative ayant échoué, j'en ai fait d'autres; la Chambre les connaît. Je n'ai agi dans cette circonstance que très-publiquement et très-rapidement. Les diverses tentatives de conciliation et d'arrangement ayant échoué, j'ai été amené à proposer à la couronne un ministère dont l'unité, l'homogénéité fût le caractère dominant. Je ne l'ai fait qu'après avoir épuisé tous les autres moyens, toutes les autres chances. Je suis persuadé que dans l'avenir, qu'il s'agisse de moi ou de tout autre, peu importe, le pays et la couronne reconnaîtront que l'unité, l'absence de tiraillements intérieurs, la fermeté simple dans la direction du pouvoir, deviendront de plus en plus une condition nécessaire de force et de succès. C'est tout ce que je veux dire. (Nouvelle adhésion aux centres.)

M. Berryer.—Bravo! bravo!

M. Guizot.—Voilà pour les faits personnels. Ils suffiraient, pleinement, je crois, pour expliquer ma sortie des affaires.

En aucun cas un homme public ne doit accepter une responsabilité supérieure, je ne dis pas supérieure à l'apparence, mais à la réalité de l'influence qu'il possède. En aucun cas, non plus, il ne doit laisser entamer sa considération personnelle. Cela est dans l'intérêt du pays, comme dans l'intérêt des personnes.

Ne croyez pas cependant que les motifs dont je viens d'entretenir la Chambre, ne croyez pas que ces considérations purement personnelles, quoique politiques au fond, m'aient seules déterminé dans la conduite que j'ai suivie.

La politique générale a eu sa part, et une grande part, dans la crise ministérielle et les incidents dont elle a été accompagnée.

Messieurs, on peut s'accorder sur la pensée qui doit présider à la conduite politique, et ne pas s'accorder sur la conduite même qui peut réaliser cette pensée; on peut s'accorder dans l'intention et ne pas s'accorder dans l'action. Je n'en donnerai à la Chambre que deux exemples bien récents.

Quand le cabinet du 6 septembre se forma, on convint, et d'un commun accord, qu'on ne se laisserait pas rebuter par des échecs, par certains échecs, par exemple, par le rejet de telle ou telle loi, de la loi de disjonction nommément... (M. le président du conseil fait un mouvement.)

Je remarque quelques signes de doute au banc des ministres: je me suis peut-être trompé en attribuant ce que je viens de dire au moment de la formation du cabinet. (M. le président du conseil paraît vouloir adresser une observation à l'orateur.) Voulez-vous permettre que je répète exactement?

J'ai dit qu'au moment de la formation du cabinet du 6 septembre, on était convenu d'un commun accord qu'on ne se laisserait pas rebuter par certains échecs, qu'on ne ferait pas légèrement des questions de cabinet, et que, lorsque, entre autres, on prit le parti de proposer la loi de disjonction, il fut convenu qu'on n'en ferait pas une question de cabinet. Mes souvenirs sont parfaitement clairs.

Eh bien, il n'est personne qui n'ait pu remarquer et qui n'ait remarqué, lorsque la loi de disjonction a été rejetée, que ce rejet produisait sur les différents membres du cabinet une impression très-différente, que leur langage, leur attitude à tous n'étaient pas les mêmes, que les uns paraissaient plus déterminés, les autres plus hésitants à continuer la campagne dans laquelle on venait de subir un tel échec. C'est là un fait dont il n'y a, sans doute, aucun témoignage officiel, mais qui peut être présent à la mémoire d'un grand nombre de membres de cette Chambre. Cette diversité au moment de l'épreuve était pour le cabinet une grande cause d'embarras et d'affaiblissement. Il y avait là différence, et une différence importante dans l'action, bien qu'il n'y en eût pas eu dans l'intention.

Voici un second exemple. La loi d'apanage avait été proposée de concert, d'un avis unanime. Eh bien, pour mon compte, je ne me serais jamais prêté à la retirer avant l'épreuve du débat. Je sais comme un autre me soumettre sincèrement, sans arrière-pensée, aux mesures adoptées ou rejetées par mon pays. Je sais comme un autre quelle est la valeur de l'opinion publique, même quand on croit qu'elle se trompe, et le respect qui lui est dû; mais je crois qu'il est du devoir du gouvernement d'être difficile, sévère, exigeant, quand il s'agit de constater l'opinion publique. Je crois qu'il y a des épreuves légales, des épreuves constitutionnelles par lesquelles les Chambres et le pays doivent être appelés à passer, et la première de ces épreuves, sans contredit, c'est la discussion. Aujourd'hui je parle en pleine liberté de cette question, car c'est là évidemment une question finie, une question jugée; ce n'est pas d'un simple ajournement, c'est d'un ajournement indéfini, ou de quelque chose d'équivalent qu'il s'agit. Les opinions sont donc aujourd'hui en pleine liberté sur cette matière, et j'exprime la mienne sans aucune préoccupation de l'avenir. (Sensations diverses.)

Je signale encore là une de ces différences dans l'action qui peuvent être très-importantes entre des hommes politiques, et amener dans le développement des affaires un véritable dissentiment, quoiqu'il n'y en ait pas eu dans leur pensée primitive.

Je prie la Chambre de me permettre, puisque j'ai parlé de la loi d'apanage, une très-courte digression dans laquelle je suis personnellement intéressé. À cette occasion, on a répété ce qu'on avait déjà dit souvent: on m'a taxé de tendances aristocratiques, de je ne sais quelle intention de ressusciter le système du privilége des aristocraties constituées. J'ai besoin, messieurs, de m'expliquer une fois nettement et catégoriquement devant mon pays, à ce sujet. Je sais que c'est là un côté par lequel il est singulièrement susceptible et par lequel on se plaît à attaquer les hommes qu'on veut affaiblir dans son estime politique. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Je dirai donc sans détour toute ma pensée.

Il y a d'étranges revirements dans la situation des hommes et dans le langage qu'on tient à leur sujet. Lorsqu'on discutait la loi des élections du 5 février 1817, cette loi qui a, je n'hésite pas à le dire, véritablement fondé le gouvernement représentatif en France, puisqu'elle a fait sortir l'élection des mains de la multitude où elle ne peut avoir lieu qu'indirectement et mensongèrement, pour la placer dans les mains des classes élevées et capables, où l'élection s'opère directement et efficacement, eh bien, au moment où l'on discutait cette loi, elle était accusée, par le parti de l'ancien régime, d'avoir pour résultat le triomphe de la classe moyenne en France, son triomphe définitif, sa prépondérance complète dans l'ordre politique, aux dépens des débris des anciennes classes supérieures et de la multitude. C'était là le reproche que lui adressaient les chefs intelligents et capables du parti de l'ancien régime.

À cette époque, n'étant ni député ni membre important du gouvernement, je défendis la loi contre ces attaques; je la défendis officiellement, dans le Moniteur, en servant d'interprète au gouvernement lui-même; et je la défendis en avouant le reproche, en disant qu'il était vrai que cette loi avait pour résultat de rendre impossible le retour de la prépondérance de l'ancienne aristocratie et de toutes les classes privilégiées, qu'elle avait en effet pour résultat de fonder en France la prépondérance politique de la classe moyenne, et que cela devait être, qu'ainsi le voulaient la justice et l'intérêt du pays.

Quelques années plus tard, en 1820, étranger au gouvernement, dans les rangs de l'opposition, tout ce que j'ai pu dire ou écrire sur la politique a eu pour objet de prouver que notre révolution de 1789 était la victoire glorieuse et définitive de la classe moyenne sur le privilége et sur le pouvoir absolu. Je défie qu'on cite un seul de mes écrits politiques où cette idée ne soit énergiquement et incessamment soutenue et développée.

Depuis 1830, de quoi avons-nous été accusés, mes amis et moi, et moi en particulier, par les défenseurs du parti de l'ancien régime, dans leurs journaux, dans leurs écrits? De vouloir constituer ce qu'on appelait une monarchie bourgeoise, le règne de la classe moyenne, la monarchie de la classe moyenne. C'est à ce titre, messieurs, que j'ai été continuellement attaqué; et me voilà aujourd'hui, depuis quelque temps, me voilà le défenseur, le résurrecteur, s'il est permis d'inventer ce mot, de l'ancienne aristocratie, du privilége, de l'aristocratie privilégiée et nobiliaire, car c'est sous son nom et dans ces termes que j'ai été plusieurs fois attaqué à cette tribune!

Il n'en est rien, messieurs, il n'en est absolument rien. Je suis fidèle aujourd'hui à l'idée politique qui m'a dirigé pendant toute ma vie. Oui! aujourd'hui, comme en 1817, comme en 1820, comme en 1830, je veux, je cherche, je sers de tous mes efforts la prépondérance politique des classes moyennes en France, l'organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilége et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830. Voilà le but vers lequel j'ai constamment marché, vers lequel je marche encore aujourd'hui.

Cependant, il y a ici, entre mes adversaires et moi, une différence notable, sur laquelle je demande à la Chambre la permission de m'arrêter un moment.

Oui, messieurs, je veux le triomphe définitif, je veux la prépondérance politique des classes moyennes en France; mais je veux aussi que cette prépondérance soit stable et honorable, et pour cela, il faut que les classes moyennes ne soient ni violentes et anarchiques, ni envieuses et subalternes. (Marques d'adhésion.)

On parle beaucoup, messieurs, depuis quelque temps, de bourgeoisie, de classe moyenne, de démocratie, de France nouvelle; mais on s'en fait, à mon avis, une bien fausse idée. Il est vrai, la France nouvelle, la démocratie actuelle, veut une justice universelle, un mouvement ascendant d'une étendue inconnue à l'ancienne société. Mais ne croyez pas, messieurs, que la démocratie actuelle, que la classe moyenne actuelle ressemble à la bourgeoisie du moyen âge, à cette bourgeoisie récemment affranchie, qui doutait, et doutait avec raison, de sa dignité comme de sa force, étroite, envieuse, inquiète, tracassière, mal élevée, voulant tout abaisser à son niveau; non, messieurs, la France nouvelle, la démocratie nouvelle a la pensée plus haute et le cœur plus fier; elle se confie en elle-même; elle ne doute point de sa destinée et de ses droits; elle n'est jalouse de personne; elle ne conteste à personne sa part dans l'organisation sociale, bien sûre qu'on ne viendra pas lui disputer la sienne. Elle a fait ses preuves et pris ses garanties à cet égard; après la victoire qu'elle a remportée, elle a le cœur et les sentiments d'un vainqueur; telle est sa vraie disposition aujourd'hui. C'est lui faire injure, c'est lui faire injure et dommage que de lui supposer, et de travailler à lui rendre les inquiétudes, les jalousies, les susceptibilités, les ombrages qui la travaillaient autrefois. Quiconque l'honore et veut la servir véritablement doit au contraire travailler sans cesse à lui élever le cœur, à lui inspirer confiance en elle-même, à l'affranchir de toutes les jalousies, de toutes les tracasseries; à lui persuader qu'il faut qu'elle ouvre sans cesse ses rangs, qu'elle se montre prête à accueillir, à rallier toutes les supériorités; que toutes les supériorités anciennes ou nouvelles, quels que soient leur nom et leur caractère, ne sont bien placées que dans son sein; qu'en dehors d'elle, elles deviennent à charge à elles-mêmes et inutiles au pays; qu'il faut que toutes les supériorités, quelles que soient leur date et leur nature, je le répète, acceptent ce fait, ce fait définitif de notre époque, le triomphe des classes moyennes, la prépondérance des intérêts généraux qu'elles représentent, et viennent nettement se réunir à elles pour reprendre leur place, une place digne et grande, dans les affaires du pays. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Voilà le langage qu'il faut tenir aux classes moyennes; voilà le seul langage digne d'elles, digne de cette assemblée, digne des institutions que les classes moyennes ont conquises par leur intelligence et par leur courage. Toutes ces vieilles querelles, tous ces vieux débris de mots et de choses, de priviléges, d'aristocratie nobiliaire, tous ces vieux débris doivent disparaître; ce sont des querelles réchauffées, des querelles honteuses aujourd'hui, des querelles qui appartenaient à la bourgeoisie d'autrefois, à la classe moyenne d'il y a trois cents ans, des querelles auxquelles la France nouvelle et la démocratie actuelle sont et deviendront de jour en jour plus étrangères. (Très-bien! très-bien!)

Je n'hésite donc pas, messieurs, pour mon compte, lorsque je rencontre dans les institutions anciennes ou modernes, étrangères ou nationales, lorsque je rencontre une institution qui me paraît convenir à la société actuelle, aux intérêts, aux besoins de la France nouvelle, telle qu'elle a été faite par la victoire de notre révolution de 1789 à 1830, que cette institution s'appelle apanage ou de tout autre nom, qu'on en puisse retrouver quelque semblant vrai ou faux, complet ou incomplet, dans des siècles ou dans des institutions différentes, je ne m'en inquiète en aucune façon; je repousse ce qui est nuisible à l'état actuel de la France, aux intérêts de la France nouvelle; mais, tout ce qui la sert, je crois qu'elle peut et qu'elle doit l'adopter; elle est assez sûre d'elle-même, et de sa victoire et de son avenir, pour ne pas s'inquiéter de quelques mots et de quelques fausses ressemblances. (Nouvelles marques d'adhésion au centre.) Je laisse là cette question.

Je demande pardon à la Chambre de cette digression qui, pour moi, a quelque valeur politique, quoiqu'elle n'en ait aucune dans la question particulière des fonds secrets. J'ai cru devoir saisir l'occasion de la mettre sous ses yeux. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Je rentre dans la question; je disais à la Chambre qu'indépendamment des motifs personnels qui avaient déterminé ma sortie des affaires, il y avait des motifs de politique générale provenant de la diversité qui peut se rencontrer entre des hommes honorables, au moment de l'action et dans la conduite politique, quoique au fond et dans l'intention ils se soient proposé le même but. J'ai donné deux exemples pris dans des circonstances toutes récentes; j'ai besoin d'entrer plus avant dans cette partie de la question, c'est-à-dire dans les causes de politique générale qui ont amené la dissolution du cabinet du 6 septembre, et qui président à la situation actuelle du cabinet, de la Chambre et du pays. Ici, je demande à la Chambre la permission de m'expliquer encore avec la plus entière franchise, car, à mon avis, on ne l'a pas toujours fait, par réserve de langage plutôt que par aucune autre raison.

L'honorable M. Thiers se plaignait à cette tribune, à l'occasion des affaires d'Afrique, de la timidité et de l'insuffisance du langage, ce qui avait fait qu'on n'avait pas dit la vérité complète à la Chambre; je m'en plaindrai ici à l'occasion de la politique générale, et je parlerai sans détour.

Quand la session s'est ouverte, si la Chambre veut me faire l'honneur de s'en souvenir, dans la discussion des affaires d'Espagne, j'ai dit que l'esprit révolutionnaire était en déclin en France, et l'esprit conservateur en progrès. Je pense aujourd'hui comme il y a trois mois; je ne voudrais pas cependant qu'on se méprit sur la portée de mes paroles. L'esprit révolutionnaire décline parmi nous, en ce sens et par cette cause que les situations sociales, les intérêts généraux, qui étaient révolutionnaires en 1789, sont maintenant satisfaits et devenus conservateurs. Les intérêts de droits publics, de charges publiques, de dignité personnelle, de propriété, qui étaient révolutionnaires en 1789, sont maintenant conservateurs. C'est la grande différence entre cette époque et la nôtre.

Il y a, de plus, les leçons de l'expérience qui, bien qu'elles ne restent jamais complétement gravées dans la mémoire, ne sont jamais non plus tout à fait perdues pour les hommes.

Mais, messieurs, malgré l'expérience, les esprits et les mœurs ne changent pas aussi vite que les situations et les intérêts, et l'esprit révolutionnaire est encore bien présent et bien puissant parmi nous. Et quand je dis l'esprit révolutionnaire, je ne parle pas seulement de cette passion de renversement, de cette fureur anarchique qui ne saisit ordinairement qu'un petit nombre d'hommes; je parle de ces instincts irréguliers, de ces idées contraires à l'organisation et à la stabilité du pouvoir et de l'ordre social, de ces préjugés antisociaux qui caractérisent, non l'esprit révolutionnaire forcené, mais l'esprit anarchique.

Je dis que l'esprit révolutionnaire ainsi défini est encore présent et puissant parmi nous. Regardez, je vous en prie, aux classes même où dominent les intérêts conservateurs. Que disons-nous tous les jours? qu'observons-nous tous les jours? Qu'on ne rencontre souvent, dans ces classes mêmes, qu'une intelligence incomplète des conditions de l'ordre social et du gouvernement, que là encore dominent un grand nombre de préjugés, d'instincts de méfiance pour le pouvoir, d'aversion contre toute supériorité. Ce sont là des instincts véritablement anarchiques, véritablement antisociaux. Que disons-nous, qu'observons-nous encore tous les jours? Un grand défaut de prévoyance politique, le besoin d'être averti par un danger imminent, par un mal pressant; si ce mal n'existe pas, si ce danger ne nous menace pas, la sagacité, la prévoyance politique s'évanouissent, et l'on retombe en proie à ces préjugés qui empêchent l'affermissement régulier du gouvernement et de l'ordre public. (Très-bien!)

Nous disons tous les jours, dans les conversations particulières, que c'est là un mal qui se rencontre dans les classes les plus éclairées, les plus aisées, chez lesquelles les intérêts conservateurs dominent.

Si nous pénétrons dans les classes qui vivent de salaires et de travail, le mal est bien plus grand. Je pourrais parler des ravages que font tous les jours dans ces classes les exemples si séducteurs et encore si récents des succès et des fortunes amenées par les révolutions. C'est évidemment là une tentation qui agit aujourd'hui bien puissamment sur les classes pauvres et laborieuses.

Mais qui n'est frappé aussi de l'absurdité des idées répandues dans ces classes sur l'organisation sociale, sur les droits des individus, sur la constitution des gouvernements? Qui n'est frappé de l'inconcevable légèreté et de l'épouvantable énergie avec lesquelles ces classes s'en occupent, en délibèrent, en font le sujet de leur attention dans leurs moments de loisir?

Qui n'est frappé en même temps du relâchement des freins religieux et moraux? Qui n'est frappé de la facilité avec laquelle tous les mensonges, toutes les calomnies les plus antisociales, les plus nuisibles aux objets de votre respect sont accueillies dans ces classes?

Je pourrais en citer de déplorables et de récents exemples; je pourrais vous montrer quel mal politique immense peuvent faire quelques pages dans des millions d'hommes.

Vous n'avez, contre cette disposition révolutionnaire des classes pauvres, vous n'avez aujourd'hui, indépendamment de la force légale, qu'une seule garantie efficace, puissante, le travail, la nécessité incessante du travail. C'est là le côté admirable de notre société. La puissance du travail, et le frein que le travail impose à toutes les ambitions, à toutes les prétentions, est aujourd'hui un fait très-salutaire. Mais ne vous y fiez pas; le travail est un frein insuffisant, qui manque tel jour. Il n'y a de freins véritablement sûrs que ceux qui puisent leur force dans l'homme lui-même, dans ses convictions, dans ses sentiments; il n'y a de freins véritablement sûrs que les freins moraux, les freins sincèrement acceptés par ceux sur qui ils s'exercent. Eh bien, dans l'état actuel de la société, ces freins, je n'hésite pas à le dire, vous manquent dans les classes inférieures; et vous êtes sans cesse sur le point de les voir entraînées par les tentations et les prétentions révolutionnaires.

Ce n'est pas tout. Pendant que vous êtes ainsi travaillés dans les classes aisées et les classes pauvres, ici par les restes, là par les passions de l'esprit révolutionnaire, cet esprit est entretenu, fomenté parmi vous par deux causes tout à fait indépendantes de vous, et sur lesquelles vous ne pouvez rien.

D'abord par l'état révolutionnaire du monde entier.

Personne ne peut se dissimuler que ce qui s'est accompli en France fermente partout; qu'on s'en félicite ou qu'on s'en inquiète, le fait est évident. Le principe, le besoin révolutionnaire, qui a éclaté en France, fermente partout, et l'esprit révolutionnaire qui subsiste encore en France reçoit tous les jours, de cet état général de l'Europe, de ce qui se passe en Angleterre, en Espagne, en Portugal ou ailleurs, un aliment que vous ne pouvez éloigner.

Il est encore une autre cause, une cause plus active, vos propres institutions. Personne, messieurs, ne les admire plus que moi; personne ne leur est plus sincèrement dévoué que moi. Elles organisent régulièrement la lutte du bien et du mal, du vrai et du faux, des bonnes et des mauvaises passions, des intérêts légitimes et des intérêts illégitimes; elles organisent cette lutte dans la confiance que le bien prévaudra sur le mal, les bons sentiments sur les mauvais, les intérêts légitimes sur les intérêts illégitimes. Je partage cette confiance; elle est honorable pour la dignité de l'homme, elle est la gloire et la force de notre temps et de nos institutions; mais en acceptant le fait dans sa beauté, il ne faut pas méconnaître le péril qui s'y mêle; or, vous ne pouvez vous dissimuler qu'il y a là des facilités données au mal, des provocations sans cesse adressées aux mauvaises passions, aux prétentions illégitimes; vous ne pouvez vous dissimuler que, dans cette lutte sans cesse ouverte, le mal est tous les jours appelé à se produire comme le bien, que les mauvaises passions et les intérêts illégitimes s'entendent dire chaque jour des choses dont ils ne se doutaient pas, dont ils n'avaient jamais entendu parler, en sorte que vous avez dans vos propres institutions une provocation continuelle, incessante à l'esprit révolutionnaire, au développement de ses passions, de ses intérêts et de ses prétentions.

Eh bien, en présence de pareils faits, dans un pareil état de notre société, comment ne verriez-vous pas que l'esprit révolutionnaire n'est pas chez nous un hôte accidentel, passager, qui s'en ira demain, auquel vous avez quelques batailles à livrer, mais avec lequel vous en aurez bientôt fini? Non, messieurs, c'est un mal prolongé et très-lent, jusqu'à un certain point permanent, contre lequel la nécessité de votre gouvernement est de lutter toujours. Le gouvernement, dans l'état actuel de la société, n'a pas la permission de se reposer, de s'endormir à côté du gouvernail; il est engagé contre l'esprit révolutionnaire; sous diverses formes et à des degrés très-inégaux, il est engagé, dis-je, dans une lutte constante et à laquelle il ne doit pas songer à se soustraire.

Je sais le reproche qu'on nous a adressé, à moi et à mes amis, reproche qu'on est tout prêt à renouveler; je sais qu'on a dit: Les voilà toujours, ces hommes de lutte, de combat, qui ne cherchent que la guerre, qui ne sont propres qu'à la guerre, qui ne veulent pas de la conciliation, qui ne souffrent pas qu'on se repose jamais.

Je demande la permission de répondre sérieusement à ce reproche, car s'il était fondé, il serait grave. Mais il ne l'est pas, et j'espère le démontrer à la Chambre.

Messieurs, je commence par nier, par nier absolument en fait ces reproches de violence, de dureté, d'emportement, si souvent adressés à la politique et à la conduite du gouvernement depuis six ans. J'affirme qu'à aucune époque, en aucun pays, au milieu de telles épreuves, de telles difficultés, jamais gouvernement ne s'est conduit avec tant de patience et de modération.

Plusieurs membres.—Oui! oui! c'est vrai!

M. Guizot.—Je dis cela de toutes choses, je le dis des actes comme des lois. Je dis que les actes du gouvernement, depuis six ans, au milieu de tant de périls et de difficultés, ont été aussi modérés, aussi patients qu'il était possible pour suffire aux dangers; que si vous aviez retranché quelque chose, quelque peu que vous eussiez retranché de ce que le gouvernement a fait, il n'aurait pas suffi à sa tâche; il a fait tout juste ce qu'il fallait, rien de plus. Il ne me serait pas difficile, sous le point de vue politique, sous le point de vue parlementaire, de trouver, au sein même de cette Chambre, des preuves éclatantes de la patience et de la modération du gouvernement depuis six ans.

Quant aux lois, je dis que celles qu'on a faites étaient indispensables, et qu'elles n'ont rien fait que suffire, si tant est qu'elles aient pleinement suffi, à leur mission.

Je ne me sens donc, pour mon compte, nullement disposé à les abandonner, ni en principe, ni dans l'exécution. Je suis convaincu qu'elles doivent être complétement et fermement exécutées aujourd'hui comme il y a un an, comme il y a deux ans. Je suis convaincu que non-seulement elles ont sauvé le pays depuis six ans, mais qu'elles sont destinées à le sauver plus d'une fois encore, et que leur présence est aujourd'hui, dans le pays, le premier moyen de salut.

Je n'abandonne donc, je le répète, aucun des actes, aucune des lois qui ont été rendues depuis six ans.

Nos moyens de force contre le mal révolutionnaire, nous les avons conquis depuis six ans à la sueur de notre front; gardons-les bien. Nos lois sont des armes nécessaires; ne souffrons pas qu'on les laisse rouiller. (Mouvement à gauche.)

En faut-il d'autres? en faudra-t-il d'autres? Je n'en sais rien. Je crois qu'il serait insensé à un homme sage de prendre à ce sujet aucun engagement.

Je regrette sincèrement que la loi de disjonction n'ait pas été adoptée. (Chuchotements.) Je crois que le gouvernement avait bien fait de la proposer. J'aime mieux qu'elle ait été rejetée que si le gouvernement ne l'avait pas proposée. (Nouveau mouvement.) Il a acquitté sa responsabilité, il a fait son devoir. Il se soumet toujours aux décisions du gouvernement représentatif; mais il n'abandonne pas pour cela son opinion, et ne change pas de sentiment.

Quelques membres.—Très-bien!

M. Guizot.—Quant à la loi sur la prison de détention à l'île Bourbon, je ne veux pas anticiper sur la discussion, mais j'espère qu'elle aura lieu, et je me propose, quand cette loi viendra à discussion, d'établir que jamais loi n'a été plus conforme aux véritables principes et au véritable but de la législation pénale.

Je me propose d'établir qu'elle a précisément, non pas pour objet, mais pour effet, de rendre peu à peu possible la réduction de la peine de mort en matière politique.

M. Laffitte.—Elle dispense en effet de la peine de mort. (Agitation.)

M. Guizot.—Je demande à la Chambre de ne pas anticiper sur cette discussion.

M. Laffitte.—Oui, vous faites bien.

M. Guizot.—Si je répondais aux interpellations j'anticiperais malgré moi.

M. Laffitte.—Vous en avez dit assez.

M. Guizot.—Je n'en ai pas dit assez, car je n'ai pas dit la centième partie de ce que je pense. (Vive sensation.)

M. Laffitte.—Continuez, allez toujours.

Voix de la gauche.—Ne laissez pas rouiller vos lois de sûreté.

M. Guizot.—Quant à la loi de non-révélation, je ne sais si elle arrivera à discussion devant cette Chambre. Si elle y arrivait, j'en dirais mon avis avec la même sincérité; et je crois que j'aurais peu de peine à établir que les accusations d'immoralité et d'inutilité qui lui sont adressées sont fausses, et sont aisées à rétorquer contre ses adversaires. (Mouvement à gauche.)

Je n'engage pas la discussion, j'exprime d'avance ma pensée.

M. Laffitte.—Vous avez raison de dire votre façon de penser, parlez!

M. Guizot.—Je regarde donc toutes les mesures de vigueur qui ont été employées depuis six ans quand l'occasion l'a exigé, toutes les lois qui ont été rendues, je les regarde comme des armes salutaires, nécessaires, que le gouvernement ne doit jamais hésiter, pas plus aujourd'hui qu'hier, qu'il y a deux ans, qu'il y a trois ans, à employer quand le besoin s'en fait sentir. Il est vrai que le besoin ne se fait pas sentir toujours de la même manière; ce serait nous supposer atteints de folie que de croire que nous ayons l'intention de nous défendre quand on ne nous attaque pas; ce serait nous supposer atteints de folie que de croire que nous ayons l'intention d'employer des armes contre ceux qui ne dressent pas leurs armes contre nous et de nous servir de lois répressives quand la répression n'est pas nécessaire. Il n'y a pas un homme du pouvoir, il n'y a pas un ami de l'ordre qui aille gratuitement, et pour son seul plaisir, au-devant de pareilles nécessités.

Et d'ailleurs, messieurs, ce ne sont pas là les seuls moyens de lutter contre le désordre, contre l'esprit d'anarchie, contre les tentatives révolutionnaires; ce ne sont pas là les seuls moyens que le gouvernement possède pour soutenir cette lutte; ce ne sont pas les seules mesures par lesquelles il puisse déployer sa fermeté et son activité. Un gouvernement obligé de faire de la lutte contre l'esprit révolutionnaire son état permanent et général n'en est pas réduit, je le répète, à n'employer contre ce mal que des mesures de rigueur ou des lois répressives; il a, selon les temps, selon l'opportunité, d'autres armes qui ont aussi leur valeur, et dont il faut qu'il sache se servir. Permettez-moi de les indiquer en peu de mots.

La première, messieurs, c'est la forte organisation du pouvoir lui-même, soit dans les Chambres, soit dans l'administration. Qu'est-ce qui a fait notre principale force depuis six ans? Croyez-vous que ce soient les lois répressives? Elles ont servi, mais elles n'ont pas fait notre principale force. Croyez-vous que ce soient les mesures de rigueur, la résistance à main armée contre les émeutes? Elles étaient indispensables, mais là n'a pas été notre première force. Notre première force, c'est la présence d'une majorité dans les deux Chambres, fortement constituée, bien décidée, sachant ce qu'elle pense, ce qu'elle veut, et adhérant fermement au gouvernement qui en même temps adhérait fermement à elle.

Voilà ce qui a fait, pendant six ans, notre première et notre véritable force dans les épreuves que nous avons été appelés à traverser. Eh bien, quand les coups de fusil ne sont plus nécessaires, quand les lois répressives, quand du moins leur application immédiate et fréquente n'est plus nécessaire, croyez-vous que cette forte constitution du pouvoir, cette ferme et intime union de la majorité avec l'administration et de l'administration avec la majorité ne soient plus nécessaires? Croyez-vous que cela aussi puisse se relâcher avec le reste? Non, non, messieurs. Quand vous ne voulez pas user des moyens matériels, l'autorité morale du pouvoir vous est d'autant plus nécessaire. Quand vous ne voulez pas réprimer par la force, il faut que vous réprimiez par votre autorité sur les esprits. L'énergique constitution de la majorité dans les Chambres, l'intime union de la majorité et de l'administration sont plus nécessaires, je le répète, quand on ne se bat pas dans les rues que quand on s'y bat. (Très-bien! très-bien!)

J'en dirai autant d'une autre force dont on n'a pas tiré, depuis six ans, tout le parti qu'on peut en tirer, et qui est, sinon le premier, du moins un des premiers éléments de gouvernement parmi nous: c'est la bonne constitution de l'administration locale. Nous ne savons pas encore, messieurs, nous ne nous doutons pas de tout ce que le gouvernement puiserait de sécurité et de force, et le pays de repos, dans une administration homogène, dirigée par le même esprit, empreinte de cette unité, de cette harmonie avec le centre de l'État, avec la majorité parlementaire et l'administration générale, que nous avons si souvent vainement désirée. C'est là encore une œuvre des temps pacifiques, des temps où l'on ne se bat point. On peut y arriver sans trouble, par des moyens réguliers; et ne vous y trompez pas, c'est une des principales forces, un des plus grands moyens dont vous soyez armés dans la lutte contre l'esprit d'anarchie, contre les tendances désorganisatrices de la société. Il faut que l'administration locale soit une, homogène, animée d'un même esprit, conduite dans le même sens, que les mêmes influences qui dirigent ici le gouvernement dirigent l'administration dans les localités. À ce prix vous obtiendrez, pour vous, gouvernement central et pour le pays, la sécurité et l'ordre après lesquels vous courez. (Assentiment.)

Et, ne vous y trompez pas, ce n'est pas seulement des fonctionnaires que je parle ici. Les fonctionnaires ne sont pas les seuls hommes que vous ayez à organiser avec cette unité. Ces classes aisées dont nous parlions tout à l'heure, et où dominent les intérêts conservateurs, elles ont besoin d'être ralliées; elles sont éparses, elles manquent d'expérience; elles ne vous apportent pas à vous, gouvernement, toutes les forces qu'elles ont en elles-mêmes et qu'elles pourraient vous donner. Il faut évidemment que votre administration locale, vos fonctionnaires, vos lois, vous servent à rallier ces classes conservatrices, à les organiser; il faut qu'elles se pressent partout autour de votre administration, qu'elles l'entourent, qu'elles la soutiennent, qu'elles lui apportent leur force et leur influence.

Alors seulement votre société sortira de l'état de faiblesse et d'anarchie dans lequel vous vous plaignez de la voir. Voilà, messieurs, de quoi occuper le pouvoir quand l'émeute ne gronde pas dans la rue, quand les lois répressives ne doivent pas être immédiatement appliquées. Voilà par quels moyens il peut, à de telles époques, soutenir, sous une autre forme, cette lutte continuelle, inévitable, contre l'esprit révolutionnaire, dans laquelle je vous disais en ce moment qu'il est engagé.

Car je vous demande, messieurs, de ne pas oublier que le mal est au milieu de vous; le mal ne s'arrête pas: si les pouvoirs armés pour la défense ne sont pas toujours dans un état de vigilance, l'action continuelle du mal fait des progrès après lesquels on est bien embarrassé à regagner le terrain perdu. Eh! messieurs, n'avez-vous pas vu avec quelle facilité on pouvait perdre du terrain dans la bonne cause, et avec quelles difficultés on le regagnait? Vous l'avez déjà vu, prenez garde de le voir encore. (Au centre.—Très-bien! très-bien!)

Je me résume, messieurs, je dis que cet état de lutte, de lutte politique contre l'esprit d'anarchie, étant le fait dominant de notre société actuelle, le fait auquel nul cabinet ne peut échapper, s'il arrivait quelque jour qu'en ne déployant pas la force matérielle, en laissant dormir les lois répressives, on laissât aussi pénétrer le doute et le trouble dans les grands pouvoirs publics, dans les majorités parlementaires, dans l'administration, s'il arrivait que la force matérielle et l'autorité morale du pouvoir s'énervassent à la fois, s'il arrivait qu'on le vît désarmer et s'abaisser du même coup, si, au même moment où il cesserait d'intimider ses ennemis, il perdait son ascendant sur ses amis, que voudriez-vous qu'il advînt alors de la société?

Est-ce que vous croyez que la mission du pouvoir serait accomplie? Est-ce que vous croyez qu'il suffirait à sa tâche? Messieurs, la mission des gouvernements n'est pas laissée à leur choix, elle est réglée en haut... (Bruits à gauche.) en haut! Il n'est au pouvoir de personne de l'abaisser, de la rétrécir, de la réduire. C'est la Providence qui détermine à quelle hauteur et dans quelle étendue se passent les affaires d'un grand peuple. Il faut absolument monter à cette hauteur et embrasser toute cette étendue pour y suffire.

Aujourd'hui plus que jamais il n'est pas permis, il n'est pas possible aux gouvernements de se faire petits. (À gauche.—Ah! ah!) La grandeur intellectuelle et morale est particulièrement nécessaire à notre gouvernement; c'est là la seule grandeur qu'il lui convienne de chercher; c'est la seule à laquelle il soit naturellement appelé. (Bruit. Interruption.—Écoutez! Écoutez!)

D'autres ont pu rechercher la grandeur des bouleversements intérieurs du pays; d'autres la grandeur des conquêtes extérieures; pour nous, pour le gouvernement de Juillet, nous n'avons et ne voulons avoir que la grandeur des idées et des devoirs. (Mouvement.) C'est notre impérieuse mission d'y suffire; ne pas y suffire, pour nous, c'est abdiquer.

Il y aurait à cela, messieurs, peu d'honneur et beaucoup de danger pour la société; la Chambre, j'en suis sûr, ne se laissera jamais entraîner dans cette voie. (Aux centres.—Très-bien! très-bien!—Longue adhésion.)

M. Havin.—Je demande la parole pour un fait personnel.

M. Havin monte à la tribune; il en descend pour la céder à M. le président du conseil qui, à son tour, quitte la tribune.

La séance demeure suspendue pendant quelque temps.

M. le comte Molé, président du conseil.—Messieurs, quelque désavantage qu'il y ait à succéder à la tribune à un orateur tel que celui que vous venez d'entendre, je me félicite cependant d'avoir à continuer des explications données avec tant de gravité et de convenance.

L'honorable M. de Sade nous a demandé des explications sur la crise ministérielle. Messieurs, il est de mon devoir d'en donner, et depuis longtemps je désirais l'occasion de m'expliquera mon tour; je le ferai en très-peu de mots.

Je ne pense pas, comme l'honorable M. Guizot, que l'homogénéité parfaite d'un cabinet soit appropriée à nos circonstances. On vous a beaucoup parlé du fractionnement des opinions dans cette Chambre; un orateur de ce côté a semblé même vous le reprocher. Messieurs, ce fractionnement n'est pas votre faute, il existe dans le pays, et pour en bien apprécier les causes il faudrait remonter bien haut: il est le résultat de cinquante années de révolution; il est le résultat de cette indépendance des esprits qui rend tous les jours, il faut le dire, les majorités et par conséquent le gouvernement plus difficiles.

Les cabinets, pour avoir des chances de durée, doivent se proportionner à cet état de choses, et représenter en quelque sorte, dans leurs éléments, les principaux éléments de la majorité. (Sensation.) Ce furent les idées générales que j'apportai à la formation du cabinet du 6 septembre.

Je dus aussi prendre en considération quelques circonstances spéciales qui devaient aussi avoir leur part dans la formation du cabinet. La dissolution du cabinet précédent avait été amenée par une question de politique étrangère. La prérogative royale s'était exercée de manière à prouver qu'elle avait adopté l'opinion de la minorité du conseil. Un autre cabinet était appelé sur cette question de politique extérieure. Il me semblait conforme au mécanisme de notre gouvernement de conserver, dans le nouveau cabinet, les membres du dernier qui avaient précisément fait triompher le principe sur lequel le nouveau cabinet allait se former. Ce fut dans cette pensée que je présentai une combinaison qui ne fut pas acceptée. Après une grande instance de ma part et de longs délais, le cabinet du 6 septembre s'établit tel que vous l'avez vu.

Je déclare que jamais, dans toutes ces combinaisons de noms propres, je n'ai eu une autre pensée que la durée de l'administration dont je devais avoir l'honneur d'être le chef et les chances de majorité qu'elle pouvait avoir dans les Chambres; jamais je n'ai eu un autre but, une autre prétention, et jamais je n'ai cherché un autre résultat.

La combinaison que le cours des choses me fit accepter me parut renfermer dès son origine quelques germes de destruction pour l'avenir. Un événement parlementaire ne tarda pas à nous révéler que le cabinet ne répondait pas parfaitement à ces conditions de majorité que j'avais cherchées. C'est surtout ici, messieurs, que je diffère en quelque chose de l'honorable orateur auquel je réponds. Il vous a dit que d'accord dans les intentions, et marchant vers le même but, on avait différé dans l'action. Je crois que je rapporte bien ses paroles... (Oui! oui!) Et pour preuve, il a cité ce qui s'était passé à l'occasion de la loi de disjonction. Il vous a dit: En entrant dans le cabinet on était convenu de ne pas s'ébranler au moindre choc, et de ne pas faire légèrement des questions de cabinet... (Rumeurs.)

Je demande un peu de silence, je suis encore très-fatigué.

Messieurs, lorsque la loi de disjonction fut rejetée par la Chambre (je ne sais si ma mémoire me trompe, mais j'oserais jurer ici qu'elle ne me trompe pas), personne n'eut moins que moi l'idée de la retraite; et si quelques membres du cabinet en reçurent quelque découragement et crurent que ce rejet était, en effet, une manifestation contre le ministère, ce n'est pas moi. Je dirai seulement que, pour ma part, je vis dans ce rejet de la loi de disjonction (que je regrette aussi, messieurs, et que je regrette, parce que j'étais convaincu, comme je le suis encore, qu'il était nécessaire qu'une manifestation législative quelconque protestât contre les événements de Strasbourg)... (Au centre: Très-bien!) Je vis, je le répète, dans le rejet de la loi de disjonction, un certain affaiblissement pour le cabinet, et la confirmation des idées que j'avais essayé de faire prévaloir au 6 septembre dans la composition du cabinet. Maintenant, comment la crise commença-t-elle? Assurément pas par aucune démonstration qui me fût personnelle; je ne dirai pas même par la retraite de celui de nos collègues qu'il s'agit bientôt de remplacer, car il ne se retira pas, mais par je ne sais quelle rumeur qui s'éleva sur certains bancs de cette Chambre, et qui pressait cette retraite et la nomination d'un successeur. Pour moi, messieurs, qui désirais sincèrement le maintien de l'administration dont j'avais l'honneur d'être le chef, je vis ce mouvement commencer avec d'autant plus de regret que j'en prévoyais les conséquences.

Ce n'est assurément pas moi, je l'affirme, qui ai donné le signal de la retraite à personne; mais quand l'ébranlement eut commencé, je n'eus pas un autre système que celui que j'avais eu au 6 septembre. Ce qui m'avait paru indiqué au 6 septembre, comme condition de la majorité, me parut beaucoup plus fortement indiqué alors, et je le proposai de nouveau et de toutes mes forces. Je rends justice entière aux intentions de chacun, mais je m'empresse de reconnaître avec l'honorable orateur que nous n'envisageons pas la situation de la même manière: il voulait le cabinet le plus homogène possible, et moi le cabinet le plus en harmonie avec les éléments dont la majorité des Chambres se compose. Cependant il vous a présenté, comme le modèle des cabinets qui ont existé depuis sept ans, le ministère du 11 octobre. Or, était-ce un cabinet homogène que celui du 11 octobre? Son mérite à mes yeux était précisément de représenter ce que j'aurais désiré reproduire dans celui du 6 septembre, l'alliance de certaines opinions qui, marchant vers le même but, mais variant parfois sur les moyens, composent certainement la véritable majorité politique du pays.

Ce système, messieurs, était le mien, imperturbablement le mien, et je ne crois pas qu'il y en ait un autre. Tout ministère homogène, dans la division, dans la dissémination actuelle des esprits, serait un ministère sans durée; tandis qu'un ministère composé d'hommes marchant d'un pas ferme vers le même but, quoique ayant des caractères divers et des opinions différentes, transigeant entre eux comme il est nécessaire que vous transigiez entre vous, comme le pays transige aussi lui-même, un tel ministère est à mon avis le seul possible, le seul approprié aux circonstances, le seul qui puisse faire un bien durable, et qui lui-même puisse durer longtemps. (Très-bien!)

D'ailleurs, permettez-moi de l'observer, ce ministère du 11 octobre a été soumis à cette condition d'instabilité qui affligera tous les cabinets, parce qu'elle est inhérente à la nature des circonstances. Ce cabinet a été remanié cinq fois.

L'honorable orateur a donné un second exemple de cette divergence dans l'action à laquelle il a attribué en partie la chute du cabinet. Ce second exemple, il l'a pris dans le retrait de la loi d'apanage.

Il me permettra de lui représenter que ce n'est pas là ce qui a concouru apparemment à diviser le cabinet, car il n'a jamais été question, dans son sein, du retrait de la loi d'apanage. Il désapprouve aujourd'hui ce retrait, et il a dit qu'il fallait au moins affronter la discussion. Eh! messieurs, nous ne craignons pas d'affronter les discussions ni les luttes, et je crois que nous le prouvons tous les jours. Ce que nous avons voulu éviter touche à des intérêts plus graves; ce que nous avons craint d'affronter, c'était la chance d'un rejet. (Rumeurs diverses.)

Je ne suivrai pas non plus l'honorable et éloquent orateur dans l'exposition de son système; je dirai seulement que nous croyons vous avoir fait connaître suffisamment le nôtre. Je viens de le faire encore en vous donnant mes idées sur la composition du cabinet. Je ne crains pas de vous le répéter, messieurs, notre système, en deux mots, est de considérer aujourd'hui la France comme fatiguée de ses agitations passées. Les vieux partis s'agitent encore; mais tous les jours, messieurs, leurs rangs sont plus désertés, tous les jours un plus grand nombre d'hommes égarés tendent au repos et à rentrer dans les voies de l'ordre, et, comme je le disais l'autre jour, des intérêts privés. Quelques-uns s'agitent encore, et nous vous demandons les moyens de les surveiller. Partout où ils oseront tenter l'exécution de leurs coupables desseins, ils rencontreront la plus imperturbable exécution des lois.

Voilà, messieurs, quel est notre système: nous ne faisons à personne la guerre pour la guerre; au contraire, nous tendons la main à tous ceux qui viennent à nous sincèrement et de bonne foi, qui nous acceptent, nous, nos opinions, notre manière de gouverner, notre système; nous n'acceptons que ceux-là. Nous aimons mieux calmer les passions que d'avoir à les vaincre; mais si le mal relevait audacieusement la tête, nous saurions prouver que le monopole de l'énergie n'appartient à personne: armés alors des lois que vous avez faites, et que le pays vous doit, nous saurions le réprimer et le confondre. (Très-bien! très-bien!)

Quelques membres.—La clôture! Aux voix!

(M. Havin et M. de Laboulie se dirigent en même temps vers la tribune.)

M. Mauguin.—Je demande la parole.

M. de Laboulie.—Je l'ai avant vous, je suis inscrit.

M. Mauguin.—Mais vous avez cédé votre tour hier à M. Jaubert.

M. de Laboulie.—Oui; mais M. Larabit m'a cédé le sien aujourd'hui.

M. Mauguin.—Je voudrais répondre à M. Guizot.

M. de Laboulie.—Vous répondrez dans la discussion de l'article premier.

M. Havin.—Je demande pardon aux honorables membres, mais j'ai la parole pour un fait personnel; je veux dire seulement quelques mots. (Écoutez!)

Messieurs, l'honorable M. Guizot a dit que, dans toute la discussion d'hier, un seul mot l'avait blessé, que ce mot avait été prononcé par moi, qui avais pu supposer qu'il avait voulu conserver le pouvoir seulement dans un intérêt privé.

Messieurs, ici, jamais je n'attaque que les opinions et les hommes politiques, je n'ai jugé dans M. Guizot que l'homme politique, que l'homme de parti. J'ai apprécié une démarche politique; je la blâme hautement, je la trouve peu digne du ministre qui représente une opinion, qui a joué un si grand rôle depuis six ans, et je me permettrai de faire à M. Guizot une observation qui rentrera dans celles que lui faisait si spirituellement M. le président du conseil il n'y a qu'un instant: «Comment se fait-il que vous, qui voulez l'homogénéité du ministère, vous ayez fait partie du ministère du 11 octobre?» Eh bien, moi, je répète avec M. Molé: «Comment se fait-il que vous ayez fait cette démarche pour reconstituer un ministère dont les membres n'auraient pas eu des opinions homogènes? Vous êtes donc inconséquent avec vos principes?» (Interruption des centres.)

À gauche.—Très-bien!

M. Havin.—M. Guizot a dit encore que j'accusais, lui et ses amis, d'avoir des idées aristocratiques.

Eh bien, je ne m'en défends pas, et je vous le demande: qui a voulu l'hérédité de la pairie? qui a voulu les apanages?... (Exclamations et murmures au centre.)

Aux extrémités.—C'est vrai.

M. Havin.—Qui a refusé l'entrée dans cette enceinte à ce qu'on a nommé les capacités? (Nouvelles exclamations.) Qui a voulu que la propriété seulement fût représentée dans cette Chambre? Je le demande à M. Guizot, sont-ce là des idées aristocratiques, ou sont-ce des idées démocratiques? (Interruption prolongée.)

Permettez-moi, messieurs, encore une seule observation sur la modération du système.

M. le président du conseil (au milieu du bruit).—La plupart de vos reproches...

M. Havin.—Je n'ai pas entendu l'observation que vient de faire M. le président du conseil.

M. le président du conseil.—Je disais que la plupart des reproches que vous adressez à un autre orateur pourraient m'être adressés.

M. Havin.—Je ne vous empêche pas, monsieur le président du conseil, d'en prendre votre part. (Hilarité générale.)

Je n'ajoute qu'un mot sur la modération du système.

Vous avez vu comment il a été développé par M. Guizot; vous pouvez juger de sa modération, il nous l'a caractérisée par ces seuls mots: Il ne faut pas laisser rouiller le fer. (Vives réclamations au centre.) Les armes du moins.

Quelques voix.—Il a parlé de lois. (Agitation prolongée.)

M. Guizot (de sa place).—J'ai dit...

M. Havin.—Laissez-moi rétablir ma pensée. Vous concevrez très-bien que, répondant à M. Guizot, je n'ai pas la prétention de répondre à toutes les parties de son discours, et que dans une improvisation on peut se tromper sur les mots. M. Guizot a dit: rouiller les armes.

Au centre.—Non! non! (Nouveau bruit.)

À gauche.—Si! si!

M Guizot.—J'ai dit les lois. (Agitation croissante.)

M. Havin.—Je suis bien aise que M. Guizot m'ait donné l'occasion de rectifier ces mots.

M. Guizot.—Permettez...

M. Havin.—Vous parlerez lorsque j'aurai fini. (Murmures au centre.)

M. Guizot.—Je prie l'honorable orateur de me permettre de rétablir moi-même le mot tel que je l'ai dit. J'ai dit qu'il ne fallait pas laisser rouiller les lois.

LXXXIV

Continuation de la discussion sur les fonds secrets.

—Chambre des députés.—Séance du 5 mai 1837.—

M. Odilon Barrot ayant ranimé le débat en reprenant les questions de politique générale et de crises ministérielles qui semblaient épuisées, je pris la parole pour bien expliquer et compléter ce que j'en avais dit dans la séance du 3 mai.

M. Guizot.—Messieurs, je voudrais pouvoir oublier de quelles paroles l'honorable préopinant m'a fait tout à l'heure l'honneur de se servir en parlant de moi; il m'a presque ôté par là le droit de le remercier de la franchise et de l'élévation avec lesquelles il vient de poser la question.

Comment voulez-vous, après ce qu'il m'a fait l'honneur de dire de moi, comment voulez-vous que je rende une pleine justice à la hauteur de ses vues, à la sincérité de son langage, et à cet appel qu'il a fait à la sincérité et à la franchise de la Chambre tout entière? Je suis gêné, messieurs, à ce sujet, et je vous demande la permission de mettre de côté ces sentiments personnels pour entrer dans la question.

Il y a cependant, messieurs, il y a une justice que je regrette que l'honorable préopinant ne m'ait pas rendue. Je me suis appliqué avant-hier, en traitant la question, à la dégager le plus tôt possible de toutes les considérations personnelles. L'honorable M. Barrot vous a très-bien montré que, dans la crise ministérielle qui venait de s'accomplir et dans la situation actuelle, il y avait une question de politique générale, une question profonde entre deux systèmes de gouvernement. J'avais eu l'honneur de le dire avant-hier à la Chambre; je m'étais hâté d'en finir avec les considérations personnelles, pour ramener le débat à la politique générale.

L'honorable M. Barrot a paru croire un moment que des considérations..... il a dit, je crois, de prééminence personnelle, avaient été, presque de mon propre aveu, la véritable cause de la crise ministérielle.

Il n'en est rien, messieurs, absolument rien; l'honorable M. Barrot vous l'a montré lui-même dans la suite de son discours.

Je ne dirai donc à ce sujet qu'un seul mot de plus: je n'ai jamais fait de ce qui m'était personnel une question importante pour moi-même; je ne me suis jamais considéré dans les affaires publiques que comme, je ne dirai pas le représentant, mais le serviteur des intérêts de mon pays, et de ce que je regardais comme la vérité, comme la bonne cause. (Très-bien!)

C'est dans ce seul intérêt que j'ai cru qu'il était de mon devoir de vouloir, non pas la prééminence, mais l'influence, l'influence sans laquelle il n'est donné à personne de soutenir et de faire triompher sa cause. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

J'ai toujours mis de côté, et personne, j'ose le dire, n'en a donné des gages plus certains que moi, j'ai toujours mis de côté toute question de prééminence personnelle. Quand j'ai eu l'honneur, au 6 septembre, d'être appelé dans les affaires, je n'ai voulu y rentrer que dans le poste que j'avais précédemment occupé. Mais l'influence, l'influence politique, l'influence pour ma cause, l'influence pour mes idées, l'influence pour les intérêts auxquels je me suis dévoué, ah! certainement non, je n'y ai jamais renoncé. (Bravo au centre.)

J'ai toujours considéré comme de mon devoir, comme de mon honneur, d'étendre, d'entretenir cette influence, autant qu'il m'était donné de le faire dans la position à laquelle il plaisait au roi de m'appeler.

Voilà pour les considérations personnelles; la Chambre me permettra de ne pas m'y arrêter davantage. La Chambre ne se plaît pas aux débats intérieurs, aux anecdotes, aux luttes de personnes: je la conjure seulement d'avoir sans cesse présente à l'esprit cette idée, que la prééminence, les apparences, les avantages personnels, je n'en ai jamais tenu aucun compte, je n'en ai jamais fait aucun cas. Mais la réalité du pouvoir, l'influence politique, les moyens de force pour ma cause, pour mon opinion, je les ai toujours cherchés, et je les chercherai toujours. (Nouvelles et vives acclamations au centre.)

J'arrive au fond des choses.

Vous l'avez vu, l'honorable M. Barrot a posé sur-le-champ la question dans sa vérité. Que vous a-t-il dit? quelles sont les paroles qui ont dû vous frapper le plus?

Que la politique suivie depuis six ans, cette politique qu'il a constamment combattue, avait été une politique de répression, de répression à outrance: c'est le mot dont il s'est servi; politique dans laquelle on avait attaqué, non-seulement l'abus, mais l'usage de nos libertés; politique dans laquelle, tantôt par des lois, tantôt par des actes, on avait porté atteinte aux droits essentiels, aux principes fondamentaux de la révolution de Juillet.

C'est là, messieurs, la question qui se débat depuis six ans devant vous. (Marques d'adhésion.)

L'honorable M. Barrot pense que la politique suivie depuis six ans a été mauvaise, répressive avec excès, contraire aux principes de la révolution de Juillet et aux droits du pays.

Je pense le contraire: il y a six ans que j'ai l'honneur de le soutenir devant la Chambre. C'est donc toujours la même question: quels que soient les hommes, quelles que soient les crises ministérielles, c'est toujours cette question-là qui s'agite. Ne l'oubliez donc pas, messieurs; ce qui se traite dans ce moment devant vous, à propos de la crise ministérielle, c'est la question de savoir si le gouvernement et vous nous resterons fidèles à la politique suivie depuis six ans, ou si nous abandonnerons cette politique. (Au centre: Très-bien!)

Eh! messieurs, je n'ai ici nul besoin d'explication, nul besoin d'interprétation; quand l'honorable M. Barrot vous a parlé des dernières crises ministérielles, de celles qui ont renversé le ministère du 11 octobre et celui du 6 septembre, qu'a-t-il dit? comment en a-t-il parlé en son nom et au nom de ses amis? Il a dit que quelque faible espérance, quelque lointaine perspective de changement que pût leur offrir un nouveau ministère, lui et ses amis s'étaient hâtés d'y adhérer, qu'ils s'étaient hâtés d'accepter cette espérance si faible, cette perspective si lointaine, tant le changement leur paraissait important, tant il s'agissait à leurs yeux des plus graves intérêts du pays compromis par la politique suivie depuis six ans. Il vous a dit que le moindre temps d'arrêt dans cette politique leur paraissait un immense avantage, un avantage qui les avait décidés, lui et ses amis, à des sacrifices qui leur avaient beaucoup coûté.

Je le comprends, M. Odilon Barrot et ses amis ont eu parfaitement raison. En effet, toutes les fois qu'il se produira dans la vie des cabinets, dans la vie de cette Chambre, quelque crise, quelque événement qui donnent lieu d'espérer la moindre déviation, la moindre altération de la politique suivie depuis six ans, M. Odilon Barrot et ses amis feront bien de se hâter d'y adhérer.

Voix aux centres.—Très-bien! très-bien!

M. Guizot—D'y adhérer avant que la brèche soit grande, avant que les yeux du pays soient ouverts, avant que tout le monde sache bien de quoi il s'agit; car le jour où la brèche apparaîtra, le jour où l'on saura de quoi il s'agit, le jour où l'on verra l'honorable M. Odilon Barrot et ses amis entrer avec le cabinet dans des voies nouvelles, dans une voie de véritable changement, dans la voie d'abandon de la politique suivie depuis six ans, malgré l'estime qu'on leur porte, je n'hésite pas à annoncer que la disposition du pays changera, et qu'il se fera une réaction qui fera adopter bien autre chose que la loi de disjonction et les autres mesures que nous vous avions proposées..... (Vifs applaudissements au centre. Sensation prolongée.)

Messieurs, je suis, pour mon compte, si heureux de la voie de franchise que M. Odilon Barrot vient d'ouvrir, je me sens tellement à l'aise depuis qu'il a parlé à cette tribune, que j'ai bien envie de faire quelques pas de plus dans cette voie et de vous parler avec une vérité encore plus complète que la sienne, s'il m'est possible. (Marques nombreuses d'adhésion.)

Il est déjà arrivé plus d'une fois, comme l'a dit M. Barrot, qu'on a été sur le point de s'arrêter dans la politique suivie depuis six ans, qu'on a été sur le point d'en dévier, qu'on a laissé entrevoir quelques symptômes de changement politique, quelque approche de l'opposition vers le pouvoir. Que s'est-il manifesté dans le pays? Une inquiétude générale. (Vive approbation au centre. Rires ironiques à gauche.)

Pour mon compte, j'observe comme un autre, et j'ai aussi le droit d'apporter à cette tribune le résultat de mon observation. (À gauche: C'est juste.)

Eh bien, le résultat de mon observation, c'est que toutes les fois que les principes, les maximes de l'opposition, malgré certaines sympathies qu'elle rencontre dans le pays, malgré les souvenirs, les préjugés (qu'on me permette de me servir de cette expression), malgré les préjugés qui existent encore dans le pays en sa faveur, toutes les fois qu'elle a paru approcher du pouvoir, une inquiétude générale, une inquiétude profonde, l'inquiétude des intérêts sérieux, l'inquiétude de ces intérêts qui sont les intérêts essentiellement sociaux, les intérêts conservateurs, s'est aussitôt manifestée. (Dénégations à gauche.)

Au centre.—C'est vrai! c'est vrai!

M. le général Demarçay.—Pourquoi donc avez-vous fait les lois de septembre?

M. Guizot.—L'opposition comprendra donc que, convaincu, pour mon compte, que son système est mauvais, et persuadé par mon observation que le pays n'en veut pas...

M. Demarçay.—C'est M. de Labourdonnaye!

M. Guizot.—Il faut bien que je dise ce que je pense. (Oui! oui! Parlez! parlez!)

Voilà six ans, messieurs, que le pays est mis à l'épreuve, qu'il a pleinement la liberté de la presse, la liberté des élections. On peut attaquer comme on voudra notre système électoral, les influences exercées dans les élections; mais enfin personne ne peut nier que le pays ne jouisse depuis sept ans, en matière d'élection et de presse, d'une liberté plus grande qu'à aucune autre époque; personne ne peut nier que le gouvernement de Juillet n'ait été chercher l'opinion du pays plus profondément et avec infiniment plus de sincérité que ne l'avait fait aucun gouvernement précédent.

Eh bien, toutes les fois que cette opinion s'est manifestée par des voies légales, par les élections, dans les Chambres, après les débats de la presse et de la tribune, le système de l'opposition a été réprouvé, repoussé par le pays légal, le pays constitué.

Une voix.—Le pays légal, c'est-à-dire le vôtre!

M. Guizot.—Il est vrai, le pays légal est le nôtre, le pays légalement constitué est le nôtre. Nous ne méconnaissons point les droits individuels écrits dans la Charte, et dont jouissent tous les citoyens, dont ils sont, sous leur responsabilité, en pleine possession; mais ce qui est légalement constitué, ce sont les colléges électoraux, ce sont les Chambres. Voilà les vrais pouvoirs publics, les pouvoirs écrits dans la Charte, dont l'ensemble constitue notre gouvernement. Les renierez-vous, ces pouvoirs? refuserez-vous de les reconnaître? Sont-ils vicieux à vos yeux, soit dans leur origine, soit dans leur constitution?

Non, vous les reconnaissez légaux, vous reconnaissez que ce sont les pouvoirs nationaux. Eh bien, je ne puis me dispenser de vous rappeler ce fait qui s'est reproduit constamment depuis six ans, ce fait que votre système, bien que soutenu par la faveur qui s'attache à d'anciens souvenirs du pays, soutenu par l'autorité de votre talent et de l'estime qu'inspire votre caractère, je suis obligé de vous rappeler que votre système a été constamment repoussé par le pays légal. (Vive approbation au centre.)

Voix à gauche.—Et le vôtre!

M. Guizot.—Aucun gouvernement, que je sache, n'a prétendu à l'infaillibilité; aucun gouvernement n'a prétendu que tous ses projets fussent adoptés par les pouvoirs publics, que toutes ses idées fussent partagées par les majorités qui le soutenaient. J'énonce ici un fait général, sans m'arrêter à quelques exceptions, à quelques déviations particulières qui ne le détruisent pas; j'énonce ce fait que le jugement prononcé par le pays, par le pays libre et légal, depuis six ans, entre l'opposition et nous, c'est-à-dire entre le système de l'opposition et le nôtre, que ce jugement a été constamment en notre faveur.

Messieurs, l'explication la voici, et j'y suis amené par les paroles de l'honorable M. Barrot sur la classe moyenne. «La classe moyenne, a-t-il dit, comment a-t-il pu vous entrer dans l'esprit d'en faire une classe à part, par conséquent opposée aux autres classes de la nation? C'est un mensonge, c'est un danger. Vous oubliez donc toutes les victoires de notre Révolution qui ont été gagnées par tout le monde; vous oubliez le sang qui a coulé au dedans et au dehors pour l'indépendance ou pour la liberté de la France! C'est le sang de tout le monde.» Non, je ne l'oublie pas: il y a dans notre Charte des droits, des droits publics qui ont été conquis par tout le monde, qui sont le prix du sang de tout le monde. (Très-bien! très-bien!) Ces droits, c'est l'égalité des charges publiques, c'est l'égale admissibilité à tous les emplois publics, c'est la liberté de la presse, c'est la liberté individuelle. Ces droits-là, parmi nous, sont ceux de tout le monde; ces droits appartiennent à tous les Français; ils valent bien la peine d'être conquis par les batailles que nous avons livrées et par les victoires que nous avons remportées.

Il y a eu encore un autre prix de ces batailles, un autre prix de ces victoires; c'est vous-mêmes, messieurs, c'est le gouvernement dont vous faites partie, c'est cette Chambre, c'est notre royauté constitutionnelle. Voilà ce que le sang de tous les Français a conquis; voilà ce que la nation tout entière a reçu de la victoire, comme le prix de ses efforts et de son courage. (Bravos aux centres.) Et vous trouvez que ce n'est rien! vous trouvez que cela ne peut pas suffire à de nobles ambitions, à de généreux caractères! Sera-t-il donc nécessaire, après cela, d'établir aussi, au profit de tout le monde, cette absurde égalité, cette universalité des droits et des pouvoirs politiques qui se cache au fond de toutes les théories qu'on vient apporter à cette tribune? (Vive adhésion au centre.)

Ne dites pas que je refuse à la nation française, que je lui conteste le prix de ses victoires, le prix de son sang versé dans nos cinquante années de révolution; à Dieu ne plaise! elle a gagné un noble prix, et aucun événement ne pourra le lui ravir.

Mais elle a entendu, au bout de ses combats et pour garantir toutes ces libertés, tous ces droits qu'elle avait conquis, elle a entendu apparemment qu'il s'établirait au milieu d'elle un gouvernement régulier, un gouvernement stable, un gouvernement qui ne fût pas sans cesse et perpétuellement remis en question par des combats analogues à ceux que nous avons livrés depuis cinquante ans. Apparemment la nation française n'a pas entendu vivre toujours en révolution comme elle a vécu pendant vingt ans. Non, certes; elle a entendu arriver à un état de choses régulier, stable, dans lequel la portion de la nation véritablement capable d'exercer les pouvoirs politiques fût régulièrement constituée sous la forme d'un gouvernement libre, d'un gouvernement qui garantît les libertés, les droits de tous, par l'intervention active et directe d'un certain nombre d'hommes. Je dis à dessein d'un certain nombre, pour exclure du moins dans ma propre pensée, cette théorie du suffrage universel, de l'universalité des droits politiques, théorie qui est cachée, je le répète, au fond de toutes les théories révolutionnaires, et qui survit encore dans la plupart des idées et des systèmes que l'opposition apporte à cette tribune. (Aux centres: Très-bien!)

Voilà ce que j'ai voulu dire quand j'ai parlé de la nécessité de constituer et d'organiser la classe moyenne. Ai-je assigné des limites à la classe moyenne? M'avez-vous entendu dire où elle commençait, où elle finissait? Je m'en suis soigneusement abstenu; je ne l'ai distinguée ni d'une classe supérieure, ni des classes inférieures; j'ai simplement exprimé le fait général qu'il existe, au sein d'un grand pays comme la France, une classe qui n'est pas vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a de la liberté et du loisir dans la pensée, qui peut consacrer une partie considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques, qui a non-seulement la fortune nécessaire pour une pareille œuvre, mais qui a en même temps les lumières, l'indépendance, sans lesquelles cette œuvre ne peut être accomplie.

Quand je disais hier que la loi du 5 février 1817, qui avait établi parmi nous l'élection directe, avait fondé la réalité du gouvernement représentatif, il m'est venu de ce côté de la Chambre (gauche) des signes d'assentiment; vos signes d'assentiment d'hier sont la condamnation la plus formelle du système que vous êtes venu soutenir aujourd'hui.

Qu'a donc fait la loi du 5 février 1817? Elle a commencé précisément cette œuvre dont j'entretenais la Chambre, cette constitution, cette organisation politique de la classe moyenne; cette loi a précisément posé les bases de la prépondérance politique de la classe moyenne; elle a placé le pouvoir politique dans la portion la plus élevée, c'est-à-dire dans la portion indépendante, éclairée, capable, de la société, et elle a fait descendre en même temps ce pouvoir assez bas pour qu'il arrivât jusqu'à la limite à laquelle la capacité s'arrête. Lorsque, par le cours des temps, cette limite sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les causes qui changent l'état de la société auront appelé un plus grand nombre d'hommes et des classes plus nombreuses à la capacité politique, la limite variera. C'est la perfection de notre gouvernement que les droits politiques, limités par leur nature même à ceux qui sont capables de les exercer, peuvent s'étendre à mesure que la capacité s'étend; et telle est en même temps l'admirable vertu de notre gouvernement qu'il provoque sans cesse l'extension de cette capacité, qu'il va semant de tous les côtés les lumières politiques, l'intelligence des questions politiques, en sorte qu'au moment même où il assigne une limite aux droits politiques, à ce moment il travaille à déplacer cette limite (Très-bien! très-bien!), à l'étendre, à la reculer, et à élever ainsi la nation entière.

Comment pouvez-vous croire, comment quelqu'un dans cette Chambre a-t-il pu croire qu'il me fût entré dans l'esprit de constituer la classe moyenne d'une manière étroite, privilégiée, d'en refaire quelque chose qui ressemblât aux anciennes aristocraties? Permettez-moi de le dire; j'aurais abdiqué les opinions que j'ai soutenues toute ma vie, j'aurais abandonné la cause que j'ai constamment défendue, l'œuvre à laquelle, depuis six ans, j'ai eu l'honneur de travailler sous vos yeux et par vos mains. Quand je me suis appliqué à répandre dans le pays les lumières de tous genres, quand j'ai cherché à élever ces classes laborieuses, ces classes qui vivent de salaire, à la dignité de l'homme, à leur donner les lumières dont elles avaient besoin pour leur situation, c'était une provocation continuelle de ma part, de la part du gouvernement tout entier, à acquérir des lumières plus grandes, à monter plus haut; c'était le commencement de cette œuvre de civilisation, de ce mouvement ascendant, universel, qu'il est dans la nature de l'homme de souhaiter avec ardeur. (Vifs applaudissements.)

M. Odilon Barrot.—C'est pour cela, sans doute, que vous avez repoussé les capacités.

M. Guizot.—Je repousse donc, je repousse absolument, et pour le système que j'ai eu l'honneur de soutenir, et pour moi-même, ces accusations de système étroit, étranger à la masse de la nation, aux intérêts généraux, uniquement dévoué aux intérêts spéciaux de telle ou telle classe de citoyens; je les repousse absolument, et en même temps je maintiens ce qu'il y a de vrai dans ce système: c'est que le moment est venu de secouer ces vieilles idées, ces vieux préjugés d'égalité absolue.

M. Garnier-Pagès.—Je demande la parole. (Mouvement.)

M. Guizot.—Je répète à dessein, parce que je ne doute pas que l'honorable M. Garnier-Pagès n'entre à son tour, avec une entière franchise, dans la question telle qu'elle vient d'être posée; je répète à dessein que le moment est venu, à mon avis, d'écarter ces vieux préjugés d'égalité de droits politiques, d'universalité des droits politiques, qui ont été non-seulement en France, mais dans tous les pays, partout où ils ont été appliqués, la mort de la vraie liberté et de la justice, qui est la vraie égalité. (Mouvement prononcé d'adhésion.)

On parle de démocratie, on m'accuse de méconnaître les droits, les intérêts de la démocratie. Ah! messieurs, je m'étais efforcé hier de répondre d'avance à cette objection; je m'étais efforcé de démontrer que ce qui perd la démocratie, dans tous les pays où elle a été perdue, et elle l'a été souvent, c'est précisément qu'elle ne sait pas avoir le sentiment vrai de la dignité humaine; elle ne sait pas s'élever sans cesse, et au lieu d'admettre cette variété des situations, cette hiérarchie sociale sans laquelle il n'y a pas de société, et qui n'a pas besoin d'être une hiérarchie fermée, privilégiée, qui admet parfaitement la liberté et le mouvement ascendant des individus, et le concours perpétuel entre eux selon le mérite de chacun, au lieu de l'admettre, dis-je, elle la repousse avec une aveugle arrogance.

Ce qui a souvent perdu la démocratie, c'est qu'elle n'a su admettre aucune organisation hiérarchique de la société; c'est que la liberté ne lui a pas suffi; elle a voulu le nivellement. Voilà pourquoi la démocratie a péri. (Très-bien! très-bien!)

Eh bien, je suis de ceux qui combattront le nivellement, sous quelque forme qu'il se présente; je suis de ceux qui provoqueront sans cesse la nation entière, la démocratie, à s'élever; mais qui, en même temps, l'avertiront à chaque instant que tout le monde ne s'élève pas, que tout le monde n'est pas capable de s'élever, que l'élévation a ses conditions spéciales, qu'il y faut la capacité, l'intelligence, la vertu, le travail, et une foule de qualités auxquelles il n'est pas donné à tout le monde de suffire. (Très-bien! bravo!)

Je veux que partout où ces qualités se rencontreront, partout où il y aura capacité, vertu, travail, la démocratie puisse s'élever aux plus hautes fonctions de l'État, qu'elle puisse monter à cette tribune, y faire entendre sa voix, parler au pays tout entier. Mais vous avez cela; vous n'avez plus besoin de le demander; votre gouvernement vous le donne; cela est écrit dans votre Charte, dans cette constitution officielle, légale de votre société, contre laquelle vous vous élevez sans cesse. Vous êtes des ingrats, vous méconnaissez sans cesse les biens dont vous êtes en possession; vous parlez toujours comme si vous viviez sous un régime d'oppression, de servitude, comme si vous étiez en présence d'une aristocratie comme celle de Venise, ou d'un pouvoir absolu. Eh! messieurs, vous vivez au milieu de la société la plus libre qu'on ait jamais vue, et où le principe de l'égalité sociale est le plus consacré. Jamais vous n'avez vu un pareil concours d'individus élevés aux plus hauts rangs dans toutes les carrières. Nous avons tous, presque tous, conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ de bataille. (Applaudissements prolongés.)

M. Odilon Barrot.—Si c'était à recommencer...

M. Guizot.—M. Odilon Barrot a raison; c'est à recommencer aujourd'hui.

M. Odilon Barrot.—Vous n'avez pas compris ma pensée. Ces illustrations ont été conquises dans un temps d'égalité, et si c'était à recommencer...

M. Guizot.—Il me semble que l'honorable M. Barrot se fait ici une étrange illusion. Je parlais tout à l'heure de tous les genres d'illustration... L'honorable M. Barrot est en possession d'une véritable illustration; il l'a conquise de nos jours, à nos yeux, au milieu de nous, sous ce régime dont je parle, et non à une autre époque. (Très-bien! très-bien!)

Il y a bien d'autres hommes qui, dans d'autres carrières, se sont élevés et s'élèveront comme lui! Je répudierais absolument un avantage qui s'attacherait à une seule génération, fût-ce la mienne. Je n'entends pas qu'après toutes les batailles de la nation française, nous ayons conquis pour nous seuls tous les droits que nous possédons. Non, nous les avons conquis pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos petits-neveux à travers les siècles. Voilà ce que j'entends, voilà ce dont je suis fier, voilà la vraie liberté (Oui! oui! Vive adhésion), la liberté féconde, au lieu de celle qui se présente sans cesse, pardonnez-moi de le redire, à la suite de vos systèmes; au lieu de cette démocratie envieuse, jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, qui n'est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes. À Dieu ne plaise que mon pays demeure longtemps atteint d'une si déplorable maladie! Je me l'explique dans les temps qu'il a traversés, dans les luttes qu'il a eues à soutenir; quand il fallait renverser le pouvoir absolu et le privilége, il a bien fallu, à tort et à travers, appeler à soi toutes les forces du pays, dangereuses ou utiles, légitimes ou illégitimes, les bonnes et les mauvaises passions. Tout a paru sur les champs de bataille, tout a voulu sa part du butin. Mais aujourd'hui la bataille est finie, la paix est faite, le traité conclu: le traité, c'est la Charte et le gouvernement qui en est sorti..... (Bravos prolongés.)

Je ne veux pas que mon pays recommence ce qu'il a fait. J'accepte 1791 et 1792; les années suivantes même, je les accepte dans l'histoire, mais je ne les veux pas dans l'avenir... (Très-bien! très-bien!) et je me fais un devoir, un devoir de conscience, d'avertir mon pays toutes les fois que je le vois pencher de ce côté. Messieurs, on ne tombe jamais que du côté où l'on penche. (Sensation.) Je ne veux pas que mon pays penche de ce côté, et toutes les fois que je le vois pencher, je me hâte de l'avertir. (Agitation.)

Voilà, messieurs, voilà mon système, ma politique, ma seule politique; voilà dans quel sens j'entends ces mots classe moyenne et démocratie, liberté et égalité, qu'on a tant répétés tout à l'heure à cette tribune. Rien, messieurs, ne me fera dévier du sens que j'y attache. J'y ai risqué ce que l'on peut avoir de plus cher dans la vie politique, j'y ai risqué la popularité. Elle ne m'a pas été inconnue. Vous vous rappelez, messieurs..... l'honorable M. Barrot peut se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s'en souvenir, j'étais populaire, populaire comme lui; j'ai vu les applaudissements populaires venir souvent au-devant de moi; j'en jouissais beaucoup, beaucoup; c'était une belle et douce émotion: j'y ai renoncé... j'y ai renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s'attache pas aux idées que je défends aujourd'hui, à la politique que je maintiens; mais je sais aussi qu'il y a une autre popularité: c'est la confiance qu'on inspire aux intérêts sociaux du pays, la confiance qu'on inspire à ces intérêts conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la société repose.

Eh bien, c'est celle-là, à la place de cette autre popularité séduisante et charmante, que j'ai connue, c'est celle-là que j'ai ambitionnée depuis; c'est la confiance des intérêts conservateurs, la confiance des amis de l'ordre, des hommes qui croient que la France a atteint son but, qu'elle est en possession et des droits et des institutions qu'elle cherche depuis 1789, et que ce qu'elle a de plus précieux, de plus important à faire aujourd'hui, c'est de les conserver et de les consolider.

Voilà à quelle cause je me suis dévoué; voilà quelle confiance je cherche. Celle-là, je puis en répondre, me consolera de tout le reste, et je n'envierai à personne une autre popularité, quelque douce qu'elle puisse être. (Bravos prolongés au centre. Applaudissements.)

LXXXV

Sur les encouragements littéraires et en particulier sur ceux qui avaient été accordés aux bénédictins de Solesmes.

—Chambre des députés.—Séance du 8 juin 1837.—

M. Isambert ayant attaqué l'emploi que j'avais fait, en plusieurs occasions, des fonds destinés aux encouragements littéraires, et spécialement l'allocation que j'avais accordée aux bénédictins de Solesmes, pour la continuation de la Gallia christiana, je les expliquai et les justifiai en ces termes:

M. Guizot.—Messieurs, je commencerai par rectifier une erreur de fait dans laquelle est tombé l'honorable préopinant. Il a paru croire que l'allocation à laquelle il faisait allusion, et qui, en effet, s'élève à 100,000 fr., s'appliquait à une seule année.....

M. Havin.—Elle s'applique à cinq années.

M. Guizot.—Vous me permettrez de faire la rectification moi-même; je ne la demande à personne, je vous prie de me laisser continuer.

L'honorable préopinant, dis-je, a paru croire que l'allocation s'appliquait à une seule année; c'est ce qui résulte des termes dont il s'est servi, quand il a dit qu'à peu près la totalité du crédit annuel de 134,000 fr. était absorbée par cette allocation. Il n'en est rien. Elle est répartie non pas sur cinq, mais, si je ne me trompe, sur sept années; oui, c'est sur sept années, de sorte que c'est 15,000 fr. par an et non pas 100,000 fr. Il y a, messieurs, un grand nombre d'ouvrages dont la publicité doit durer plusieurs années, et qui absorbent près, et quelquefois plus, de 15,000 fr. par an. Tels sont l'ouvrage sur la Morée, le voyage de Jacquemont dans l'Inde, le voyage de d'Orbigny dans l'Amérique méridionale, etc. Il n'y a donc, dans la souscription à laquelle on a fait allusion, rien d'extraordinaire. L'unique question est de savoir si la publication est utile et la souscription profitable. J'ai toujours pensé, messieurs, que les fonds affectés aux souscriptions littéraires avaient une double destination: d'abord d'encourager la publication des grands ouvrages qui ne se publieraient pas sans ce moyen; ensuite de répandre, de mettre à portée des bibliothèques des départements et des établissements publics, les collections qui contiennent des ouvrages utiles, de bonne lecture générale, et qui ne parviendraient pas sans cela à la connaissance d'un grand nombre de lecteurs.

Voix à gauche.—Ils y sont déjà.

M. Guizot.—Je puis assurer les honorables membres qui m'interrompent que, dans les ouvrages dont je parle, il y en a un grand nombre qui ne sont point sous la main des lecteurs départementaux auxquels vous portez tous intérêt, et je les citerai si la Chambre le désire. (Non, non!)

Je suis bien aise d'avoir cette occasion d'établir ici les véritables principes en cette matière. Je dis que les fonds destinés aux souscriptions littéraires ont une double destination: l'encouragement des grands ouvrages scientifiques et littéraires qui ne se multiplieraient pas sans ce moyen et la propagation des bons ouvrages dans les établissements publics où ils arriveraient difficilement sans cet encouragement.

J'ajoute que cela a toujours été pratiqué ainsi, et que les fonds employés aux souscriptions ont toujours reçu cette double destination; par exemple, quand on a réimprimé (dirai-je ici les noms propres?) quand M. Petitot a réimprimé la collection des Mémoires sur l'Histoire de France, c'étaient de pures réimpressions qu'il faisait. Ces Mémoires existaient déjà dans beaucoup de bibliothèques publiques; cependant personne n'a trouvé extraordinaire que le ministre de l'instruction publique souscrivît pour un certain nombre d'exemplaires de cette collection et les envoyât dans les bibliothèques où ils ne se trouvaient pas, pour qu'ils fussent mis à la portée d'un grand nombre de lecteurs. Cela s'est fait pour bien d'autres ouvrages où il ne s'agissait que de pures réimpressions. Citerai-je des ouvrages d'histoire naturelle? On a souscrit, par exemple, pour une réimpression des Œuvres de Buffon; ces œuvres sont connues du monde entier, mais il y a une foule de bibliothèques, d'établissements publics, dans lesquels elles n'existent pas, ou bien qui n'ont pas de bonnes éditions. On a cru faire et on a fait une chose utile pour beaucoup de lecteurs, en mettant à leur portée de bons livres qu'ils n'auraient pas trouvés sans cela.

La souscription spéciale et récente à laquelle on fait allusion a précisément ce résultat; elle propage, elle fait lire de bons et beaux ouvrages qui n'existent pas, quoi qu'on en dise, dans la plupart des bibliothèques publiques; je citerai les œuvres de Bacon; on les cherche en vain dans la plupart des bibliothèques des établissements publics. On a parlé de la Somme de saint Thomas d'Aquin; il est aisé de railler sur saint Thomas d'Aquin, surtout quand on ne l'a pas lu. L'honorable M. Lacrosse ignore peut-être qu'aujourd'hui un grand nombre de personnes, dans les départements comme à Paris, se portent avec zèle vers l'étude des idées religieuses; or dans l'histoire des idées religieuses au moyen âge, saint Thomas d'Aquin est un des hommes qui ont joué le plus grand rôle. L'honorable préopinant serait peut-être étonné si je lui disais que le volume de la collection dont il s'agit, qui contient d'anciens écrits religieux, est l'un de ceux qui se sont vendus au plus grand nombre d'exemplaires, l'un de ceux que le public a recherchés avec le plus d'empressement.

J'affirme donc, sans hésiter, que le Panthéon littéraire est au nombre de ces collections qu'il est bon de répandre et de mettre à la portée d'un grand nombre de lecteurs, et que l'administration a pu, sans déroger le moins du monde à l'emploi légitime des fonds consacrés aux souscriptions publiques, affecter non pas 100,000 fr., mais 15,000 fr. par an à cet emploi.

Voilà, sur ce point, les faits exactement rétablis; je passe au second fait dont a parlé l'honorable préopinant, aux bénédictins de Solesmes.

Il les a appelés des bénédictins; il leur plaît à eux-mêmes de s'appeler ainsi; je n'y fais pas la moindre objection; il est bien clair qu'il n'y a là aucune existence légale, aucun nom officiel; c'est un nom historique que quelques personnes peuvent prendre, si cela leur convient, mais qui n'a point de valeur officielle. Quelques personnes ont acheté les ruines d'un bel édifice qui avait appartenu aux anciens bénédictins; elles s'y sont établies avec l'intention de se livrer à des pratiques et à des études religieuses. Il n'y a rien là, à coup sûr, de dangereux ni d'illégitime.

Eh bien, messieurs, un des plus grands ouvrages que les anciens bénédictins eussent entrepris, la Gallia christiana, restait incomplet. La métropole de Tours, la métropole de Besançon et la métropole de Vienne en Dauphiné y manquaient. Les religieux de Solesmes étaient précisément établis dans le territoire de la métropole de Tours; ils avaient en leur possession, dans le diocèse du Mans, une grande partie des matériaux recueillis par les anciens bénédictins pour l'histoire de cette métropole. Ce sont là les motifs qui m'ont porté à leur confier ce travail. Ils étaient, je le répète, à portée des renseignements, en possession des plus importants documents; quelques-uns d'entre eux sont des hommes réellement savants. Ils ont, sans aucun doute, les croyances, les opinions de leur robe; personne ne peut le trouver étrange; mais dans l'ouvrage dont ils ont été chargés, il s'agit uniquement de recueillir des pièces et des documents, de les coordonner, de les publier comme cela a déjà été fait pour la presque totalité de la Gaule chrétienne. Il n'y a rien, absolument rien, dans une telle mission, qui ne convienne aux personnes qui en ont été chargées, rien qui ne convienne à la situation particulière dans laquelle elles se trouvent, et au but de l'administration qui a voulu relever l'étude de notre ancienne histoire religieuse et civile.

On a demandé pourquoi l'Académie des inscriptions n'avait pas été chargée de ce travail. Messieurs, personne plus que moi n'honore l'Académie des inscriptions; mais elle est chargée d'un grand nombre de travaux de ce genre; elle a cinq ou six grands recueils à continuer; elle y met beaucoup de temps, de science, de zèle; et cependant ces recueils n'avancent que lentement. Quand on a le désir véritable, non pas de faire les choses en apparence, mais de les faire réellement, non pas de faire dire dans un journal qu'on a ressuscité tel travail scientifique, mais de faire effectivement continuer et achever les grands travaux, il faut en charger des hommes qui aient du temps à y donner, qui y apportent un zèle véritable. J'ai trouvé, dans les personnes qu'on appelle les bénédictins de Solesmes, du temps, de la science, du zèle, des moyens que je n'aurais pas trouvés ailleurs, et je n'ai pas hésité à leur confier cette entreprise, dont ils ont consenti à se charger pour la modique somme de 4,000 fr. par an.

Voilà, messieurs, sur ces deux faits particuliers, des explications que je suis bien aise d'avoir données à la Chambre. Je ne dirai qu'un mot sur deux autres observations qui se sont produites dans le cours de la discussion. On s'est étonné de l'augmentation de 16,000 fr. que j'avais eu l'honneur de proposer à la Chambre. En vérité, messieurs, supposez, je vous en prie, que vous n'ayez jamais su qu'il y avait dans le budget de l'État, dans le budget de la France, des fonds affectés à l'encouragement des lettres, à des souscriptions scientifiques et littéraires, et que tout à coup on vous dise que 150,000 fr. sont consacrés à cet objet; je n'hésite pas à dire que vous seriez tous étonnés de la modicité de la somme. Prenez de bien petits États de l'Europe, je ne parle pas des États d'Allemagne, où les lettres prospèrent; prenez la Toscane ou tel autre petit pays; vous trouverez souvent des sommes bien plus considérables affectées aux souscriptions scientifiques et littéraires. Je n'ai pas d'autre réponse à faire. 150,000 fr. par an dans le budget de la France pour souscriptions aux grands ouvrages littéraires et scientifiques! en vérité, je ne comprends pas comment on refuserait la petite augmentation qui est proposée. (Très-bien!)

Encore une observation à laquelle je veux répondre. Un honorable préopinant a paru étonné que, parmi les ouvrages auxquels il avait été souscrit, se rencontrassent quelques ouvrages de poésie légère. L'honorable préopinant peut se rappeler que le fond du budget se divise en deux parts: l'une est consacrée aux souscriptions, l'autre aux encouragements personnels à accorder à des hommes de lettres débutants ou âgés, qui ont besoin d'encouragements de ce genre. Il arrive quelquefois qu'au lieu de donner à une femme, à un écrivain, un encouragement direct et personnel, sur l'article consacré à ce genre d'emploi, on souscrit pour quelques exemplaires de l'ouvrage qu'il vient de publier; c'est un moyen de donner un secours à l'auteur de l'ouvrage; c'est une forme d'encouragement et pas autre chose.

LXXXVI

Discussion de l'Adresse.—Renouvellement du débat sur la question de l'intervention française en Espagne.

—Chambre des députés.—Séance du 11 janvier 1838.—

MM. Thiers, Passy, Mauguin, Dufaure et Odilon Barrot attaquèrent la politique du cabinet envers l'Espagne et ranimèrent la question de l'intervention française sous des formes plus ou moins nettes et efficaces; j'étais alors étranger au cabinet, mais je défendis, en répondant à M. Odilon Barrot, la politique de non-intervention adoptée par les cabinets précédents auxquels j'avais appartenu.

M. Guizot.—Messieurs, je remercie l'honorable préopinant d'avoir ramené la question à sa vérité. Hier, l'honorable M. Thiers avait demandé que tout le monde apportât à cette tribune toute franchise; je crois que jamais question, jamais situation n'en ont eu plus besoin. Je prie seulement la Chambre de remarquer que, sinon la franchise, du moins la liberté de langage ne m'est pas aussi facile qu'à mes adversaires. Je désire autant que qui que ce soit l'affermissement de la monarchie constitutionnelle espagnole; je veux autant de bien que qui que ce soit à ce gouvernement; et pourtant, une de mes raisons, de mes raisons les plus fortes contre l'intervention, c'est l'état intérieur de l'Espagne et les difficultés sans nombre qui en résultent pour une intervention utile et efficace. Comment se mêler, à ce point, des affaires d'un pays déchiré par des factions qui se renversent et se succèdent avec une si déplorable facilité? un pays sans armée, sans argent, sans crédit, sans administration, un pays où tout manque, où tout est à faire, où il faut tout apporter, tout créer, même le gouvernement, pour avoir ensuite à le soutenir? Si je tirais toutes les conséquences d'un tel état de choses, si j'apportais à cette tribune tous les faits qui le prouvent, comme l'honorable général Jacqueminot vous le disait tout à l'heure, le seul fait d'une telle discussion ferait à l'Espagne un mal énorme.

J'ai donc bien raison de dire que nous, qui voulons au gouvernement de l'Espagne autant de bien que vous, nous sommes dans un grand embarras quand il faut en parler; car nous voulons avant tout le bien de la France, nous pensons à la France avant tout. Il faut donc que, si l'intérêt de l'Espagne doit être sacrifié à celui de la France, nous apportions des faits en preuve, et cela nous coûte beaucoup; et nous nous imposons beaucoup de ménagements dans le langage.

Soyez-en sûrs, messieurs, mes raisons contre l'intervention sont plus fortes que je ne le dirai, et je ne dirai pas toutes les raisons que j'ai; car, encore une fois, je respecte le gouvernement de l'Espagne, et je voudrais le servir et non pas lui nuire. (Mouvement.)

Je prie l'honorable préopinant d'être également convaincu que j'apporte le même dévouement (j'ose dire qu'il le sait bien), le même dévouement que lui à la cause de notre gouvernement de Juillet. C'est dans l'intérêt de sa durée, dans l'intérêt de sa force que j'examine la question. Si je croyais, comme l'honorable préopinant, qu'il fût dans l'intérêt du gouvernement de Juillet de poser dès aujourd'hui et d'une manière générale, en principe, que l'intervention vaut mieux que de laisser arriver en Espagne tout ce qui pourra y arriver, si j'étais convaincu de cela, je n'hésiterais pas à le proclamer; car je suis convaincu que le premier intérêt de la France, l'intérêt pour lequel la France devrait véritablement donner son dernier homme et son dernier écu, c'est la durée et la force du gouvernement de Juillet. (Vive approbation.)

Je n'ai donc à cet égard, quant au but, aucune hésitation. C'est parce que je ne pense pas que la question doive être posée comme vient de la poser l'honorable M. Barrot, c'est parce que je ne crois pas que, dans l'intérêt de la durée et de la force de notre gouvernement, nous devions décider aujourd'hui, par avance et d'une manière générale, que l'intervention doit être acceptée à tout prix, plutôt que de laisser les événements suivre leur cours en Espagne, en y opposant d'ailleurs tous les autres moyens qui sont en notre pouvoir, c'est parce que je ne crois pas cela que je repousse l'intervention.

Je prie encore l'honorable préopinant de remarquer que la question n'est pas nouvelle; il a dit lui-même que, dans la politique extérieure, la question qui nous occupe depuis plusieurs années, c'est la question de savoir dans quelles limites et jusqu'à quel point, dans son propre intérêt, la France est tenue d'aller soutenir son principe partout où ce principe se trouve engagé dans une lutte contre le principe opposé.

Je dis dans quelles limites; car l'honorable M. Barrot lui-même vient de dire qu'il ne pensait pas, qu'il n'avait jamais eu la pensée que la France fût obligée d'aller soutenir cette lutte en Pologne.

Mais remarquez qu'après nous avoir fait pour la Pologne cette concession, qu'on ne nous a pas toujours faite depuis sept ans, M. Barrot ne l'a pas faite quant à l'Italie: selon lui, nous avons eu tort de ne pas aller soutenir notre principe en Italie quand il a été proclamé; nous avons eu tort de souffrir l'intervention autrichienne dans telle ou telle partie de l'Italie.

Je pense, moi, que nous n'avons pas eu tort; je pense que la France n'avait pas, dans le débat des deux principes en Italie, un intérêt tellement pressant, tellement dominant qu'elle dût courir tous les risques qu'une pareille lutte pouvait susciter.

M. Odilon Barrot.—C'est la lutte qu'il fallait empêcher.

M. Guizot.—Il n'y avait pas d'autre moyen d'empêcher la lutte que la guerre.

M. Odilon Barrot.—Ce n'était pas la guerre, c'était l'intervention que nous demandions.

M. Guizot.—Je ne crois pas qu'on pût empêcher l'intervention autrement qu'en intervenant soi-même; et l'intervention, c'est la guerre.

J'insiste sur cette remarque pour faire bien voir à la Chambre que la question qui nous occupe n'est pas nouvelle; que c'est toujours celle qui se débat entre nous depuis plusieurs années, que M. Odilon Barrot est du nombre de ceux qui étendent beaucoup plus que mes amis et moi les limites dans lesquelles la France est obligée d'aller soutenir, par la guerre, le principe de son gouvernement.

Nous l'avons, nous, soutenu en Belgique...

M. Odilon Barrot.—Je ferai remarquer...

M. Guizot.—Je prie l'honorable M. Barrot de permettre que je continue.

M. Odilon Barrot.—Je veux dire seulement que je n'accepte pas la position de la question: ce n'est pas mon opinion que vous traduisez à la tribune.

M. Guizot.—Je dis en fait que vous avez pensé qu'en Italie la France a eu tort de ne pas aller s'opposer par la guerre, le seul moyen qu'elle eût, à l'intervention d'une puissance étrangère contre ce principe. Je crois que la France n'a pas eu tort, qu'elle n'avait pas en Italie un intérêt assez pressant pour engager cette lutte au profit de son principe. Je dis qu'ailleurs, en Belgique par exemple, quand nous avons pu croire notre intérêt compromis, nous avons accepté l'intervention; nous l'avons acceptée à tout risque. Voici donc la question dans toute sa rigueur: Avons-nous en Espagne un intérêt assez pressant, assez dominant pour que la France doive, à tout risque, dire d'une manière générale et par avance: je ne souffrirai pas que le principe analogue au mien essuie un échec en Espagne. C'est là, je le répète, la question dans toute sa rigueur.

Je dis à tout risque, par avance et d'une manière générale, car c'est là ce que M. Odilon Barrot vient d'établir à cette tribune.

Messieurs, l'an dernier en traitant la même question, je crus devoir terminer par ces paroles, que je demande la permission de rappeler:

«Messieurs, ce serait, de la part du gouvernement, un acte de grande imprudence que de s'engager sur l'avenir, quel qu'il soit: nous ne nous engagerons pas plus à nous abstenir qu'à agir; nous veillerons, envers et contre tous, aux intérêts de la France.»

Voilà ce que je disais l'an dernier, messieurs, en m'opposant à l'intervention, et je le répète aujourd'hui. Je crois que jamais le gouvernement ne doit s'engager par avance et d'une manière générale, ni à s'abstenir, ni à agir. J'insiste beaucoup sur ce point, parce que là, à mon avis, entre M. Barrot et moi, réside toute la question.

M. Odilon Barrot pense que l'intérêt de la force et de la durée de notre gouvernement est tellement compromis dans les destinées de l'Espagne que la France doit déclarer par avance, et d'une manière générale, qu'elle risquera tout plutôt que de souffrir un échec à son principe en Espagne. Je ne le pense pas. Il peut y avoir tel cas, telle situation, tel cours d'événements qui pourrait amener la France à ne pas souffrir un pareil échec à son principe en Espagne. Je ne repousse donc pas d'une manière générale, anticipée, absolue, toute idée d'intervention; mais je dis qu'il ne faut pas non plus l'accueillir par avance et d'une manière générale et absolue. Je dis qu'il ne faut pas encourager les espérances d'intervention en Espagne, qu'il ne faut pas faire considérer par avance la France comme solidaire de tout ce qui arrivera en Espagne. Je dis que c'est là une mauvaise politique, une politique qui compromet la France plus que, dans son intérêt, elle n'est obligée de se compromettre, et je demande la permission de l'établir en peu de mots.

Je rappellerai ce qui a été mis sous les yeux de la Chambre dans le cours de cette discussion.

Supposez un moment l'intervention obligatoire, obligatoire d'une manière générale, comme vient de le demander l'honorable préopinant, et voyez les conséquences. D'abord voilà notre gouvernement solidaire, engagé irrévocablement dans les destinées du gouvernement espagnol; le voilà obligé de soutenir deux révolutions au lieu d'une, de fonder deux gouvernements au lieu d'un.

Messieurs, je n'accepterais une pareille nécessité qu'à la dernière extrémité. Je ne sais si vous en êtes frappés comme moi; mais je trouve, depuis sept ans, que c'est déjà une œuvre assez difficile, assez laborieuse, de fonder un gouvernement dans notre propre pays, dans un pays préparé comme l'a été la France, pour hésiter beaucoup à accepter une seconde mission pareille dans un pays comme l'Espagne, que rien n'a préparé, comme la France, à un pareil gouvernement.

Messieurs, ne vous pressez pas d'accepter une pareille mission; la sûreté même, la force de notre propre gouvernement auraient beaucoup à en souffrir. Je n'ai, je l'avoue, aucune inquiétude sur la durée et la sûreté du gouvernement de Juillet en France, tant qu'il renfermera ses destinées dans notre territoire. Je suis tranquille sur son compte; il pourrait courir des dangers, il les surmonterait tous. Mais si vous allez l'associer aux destinées de toutes les révolutions qui l'entourent, lui faire épouser leur cause comme la sienne, lui imposer l'obligation de les faire triompher toutes, ah! alors, je n'ai plus la même sécurité, la même confiance. C'est donc au gouvernement de Juillet, dans l'intérêt de sa force et de sa durée, que je demande qu'il ne joigne sa cause à d'autres causes que là où cela lui sera indispensablement nécessaire; il faut que partout ailleurs il maintienne soigneusement la supériorité de notre révolution sur toutes les révolutions qui ont éclaté ou qui pourraient éclater, la supériorité de nos droits, de notre position. Nous n'avons pas eu un reproche sérieux à nous faire. Nous n'avons pas eu un tort, quand nous avons été amenés à accomplir cette grande révolution. Dès le lendemain de la révolution, nous nous sommes dévoués à la cause de l'ordre: nous l'avons rétabli avec des efforts inouïs; nous n'avons pas été promenés de faction en faction, d'insurrection en insurrection; nous n'avons pas eu le triomphe d'une émeute de la Granja; nous n'avons pas eu une guerre civile permanente; nous n'avons rien eu de ce qui peut rendre une cause suspecte et douteuse. La nôtre est parfaitement bonne. Notre histoire depuis sept ans est la meilleure preuve de sa légitimité. Je vous conjure donc de ne pas assimiler toutes les causes à notre cause, de ne pas prodiguer nos forces à surmonter des difficultés infiniment plus grandes que celles que nous avons rencontrées chez nous, quand nous savons tout ce qu'il en coûte de peines et d'efforts pour surmonter celles-ci. Sachez, messieurs, vous limiter quant à la politique extérieure comme vous avez su vous calmer pour la politique intérieure. C'est par là que nous avons triomphé; c'est par là que nous triompherons toujours. Ne compromettez pas notre pays pour des causes qui ne valent pas la nôtre. (Très-bien! très-bien!)

Je ne vous parle pas de tout ce qu'on vous a dit tout à l'heure sur les inconvénients matériels qui résulteraient, pour notre état intérieur, des chances d'une intervention en Espagne. Je vous prierai de relire votre propre adresse, et de voir au milieu de quelles circonstances vous provoquez une politique pareille. Vous demandez, dans votre adresse, la consolidation de notre établissement en Afrique, vous demandez la conversion des rentes; vous demandez un grand ensemble de travaux publics; vous demandez des économies: et c'est dans cette même adresse que vous iriez pousser à l'intervention en Espagne! (Bruits et mouvements divers.) Mais, messieurs, cela est contradictoire; si vous croyez que votre dignité exige qu'on pousse à l'intervention en Espagne, renoncez à toutes ces prospérités, à toutes ces économies, à tous ces biens intérieurs dont vous parlez dans votre adresse, car vous serez engagés dans une affaire qui de longtemps ne vous permettra de nourrir de pareilles pensées.

Je passe au dehors, et je poursuis toujours les conséquences de l'intervention reconnue obligatoire d'une manière générale.

M. le président du conseil vous disait, hier et aujourd'hui, avec vérité, que le plus grand intérêt de la France, c'était d'avoir les mains libres vis-à-vis de toute l'Europe, que c'était là le gage le plus infaillible de sa sûreté. Je pense comme lui. Vous voulez la paix; mais vous la voulez sûre et digne. Eh bien, j'accorde que, même si vous allez en Espagne, la paix ne sera pas troublée; j'admets que l'Europe ne se remuera pas, qu'elle vous laissera faire. Cependant, vous n'aurez pas la pleine liberté de vos mouvements, la pleine disposition de vos forces, comme vous l'avez aujourd'hui. On ne vous fera pas la guerre; mais il s'élèvera des questions, il y aura des affaires, il y en a toujours en Europe, il en naît à chaque instant. Ces jours derniers, vous avez couru le risque d'en avoir une en Belgique. S'il survenait en Italie quelque événement analogue à celui qui a provoqué l'occupation d'Ancône, seriez-vous libres de tenter une pareille expédition avec une intervention en Espagne, avec vos forces et vos destinées compromises au delà des Pyrénées?

Je n'hésite pas à affirmer, car je connaissais la fermeté de son jugement, que si l'illustre Casimir Périer avait vu la France engagée dans une intervention en Espagne, il n'aurait pas fait flotter le drapeau français sur les murs d'Ancône.

Il aurait parfaitement compris qu'il ne faut pas se mettre sur les bras une multitude d'affaires à la fois.

Eh bien, voilà ce qui vous arrivera: vous ne serez plus en état de faire face à toutes les affaires qui surviendront, et qui toucheront à la dignité de la France. Vous êtes fiers, vous êtes susceptibles; vous avez raison, restez fiers, restez susceptibles, mais gardez les moyens de l'être, gardez-les tous, gardez-les soigneusement. (Au centre: Très-bien!)

Vous dites tous les jours qu'on ne vous aime pas en Europe, que vous êtes suspects, que vous êtes redoutés. Je l'accorde, bien que je pense mieux que vous de la sagesse de l'Europe. Je crois qu'elle comprend à quel point il est de son intérêt que l'ordre établi en France se maintienne et se consolide. Je crois que l'Europe, comme nous-mêmes, en a infiniment appris dans les quarante années qui viennent de s'écouler; que de même que nous avons été sages de 1830 à 1838, l'Europe a été sage, et qu'elle le serait encore. Mais, enfin, elle ne nous aime pas, dites-vous; elle nous soupçonne, elle nous surveille. Eh bien, quand une fois vous serez engagés dans une affaire difficile et longue, permettez-moi de vous le dire, l'Europe se passera ses fantaisies en fait de désagréments à nous donner. (Rires approbatifs au centre.)

Elle se permettra des procédés qui vous blesseront, qui vous offenseront; vous aurez raison de vous plaindre, vous aurez raison de vous offenser; mais vous n'aurez plus cette attitude tranquille, parfaitement libre, parfaitement disponible que vous avez aujourd'hui, et qui fait une grande partie de votre force et du respect qu'on nous porte. (Très-bien!)

Maintenant, messieurs, que serait-ce si, au lieu d'une intervention passagère, momentanée, en Espagne, l'affaire dans laquelle vous semblez disposés à vous engager allait devenir une longue occupation, s'il y avait nécessité pour vous, dans notre intérêt, dans l'intérêt français, et pour ne pas laisser recommencer en Espagne ce que vous y auriez fait finir, d'y rester longtemps. Pensez à la prolongation de cette situation et aux embarras qu'elle pourrait amener!

Messieurs, l'hypothèse que je présente, c'est l'opinion de beaucoup d'hommes très-éclairés, qui ont beaucoup réfléchi sur la question espagnole, et ont été à portée de la juger.

Je suis obligé de revenir sur des faits qui ont été déjà mis, l'année dernière, sous les yeux de la Chambre: je lui demande la permission de les lui rappeler, puisque la question revient tout entière.

Voici ce que pensait sur la question de l'intervention en Espagne notre dernier ambassadeur, M. de Rayneval, quand il y résidait, et quand son opinion était plutôt favorable que contraire à l'intervention.

Voici, dis-je, ce qu'il pensait sur les conséquences de l'intervention quant à la France: «Les passions que la lutte des partis et les effets de la guerre civile ont excitées ne pouvant être calmées en un instant, il paraît nécessaire que l'armée française, pour consolider son ouvrage, occupe, pendant un espace de temps plus ou moins long, le pays qu'elle aura pacifié. Le feu se rallumerait indubitablement ou dans les provinces du nord ou sur quelque autre point de l'Espagne. Il faut convenir d'avance du temps que durera l'occupation, et de plus stipuler, d'une manière bien positive, que les troupes françaises ne quitteront le territoire espagnol, même après l'expiration de ce terme, que par suite d'une délibération prise en commun par les deux gouvernements, et non sur la simple demande du gouvernement espagnol. Il est résulté beaucoup d'embarras pour nous, et un grand mal pour l'Espagne, de la faculté laissée, en 1823, au roi Ferdinand de faire cesser à son gré l'occupation de son pays par nos troupes; il ne faut pas que la même faute se renouvelle.»

Je supprime quelques phrases inutiles qui ne sont que le développement de ces idées, et je continue: «Ceci me conduit naturellement à parler de la conduite que nous devons tenir à l'égard du gouvernement espagnol. Il ne peut évidemment, du moins jusqu'à la majorité de la reine, surmonter les difficultés inhérentes à sa nature et à sa situation, qu'en s'appuyant sur nous. Notre coopération active ne doit pas être un fait isolé, mais le premier pas que nous ferons dans un système nouveau; tout en traitant l'Espagne en pays indépendant, il est de toute nécessité de la tenir pendant plusieurs années sous notre tutelle. C'est ainsi seulement qu'elle pourra entreprendre la réforme de ses lois et de ses mœurs, calmer les passions qui fermentent dans son sein, et se préparer un avenir plus tranquille.»

Messieurs, est-ce la tâche que vous voulez entreprendre? (M. Thiers: Non! non!) J'en suis convaincu; je suis convaincu que, la question ainsi posée, personne n'en veut. Mais je rappelle ces faits pour montrer que des hommes pleins de sens, pleins de lumières, habitant l'Espagne, favorables à l'intervention, ont regardé cette occupation prolongée, cette tutelle prolongée, comme la conséquence nécessaire de l'intervention, et qu'il y a au moins là une chance bien grave sur laquelle j'appelle toute l'attention de la Chambre.

Messieurs, encore une fois, si l'intervention était obligatoire, si elle était indispensable à la sécurité et à l'avenir de notre gouvernement, si nous étions liés par le traité, je n'aurais rien à dire, j'accepterais toutes ses conséquences, quelles qu'elles soient; mais je crois avoir bien démontré que la durée et la sécurité de notre gouvernement ne sont pas liés à ce qui se passe au delà des Pyrénées.

Sans doute, il y a là quelque chose de grave pour nous, et beaucoup à faire pour prévenir le danger; nous avons déjà beaucoup fait, nous avons fait autre chose que des vœux, et M. le président du conseil du 22 février se rappelle parfaitement le langage qu'il tenait au mois de juin 1836, quand il parlait de ce que nous avions fait. Je demande la permission de le remettre sous les yeux de la Chambre, parce qu'il est important d'établir que nous avons offert autre chose que des sympathies, que nous formons autre chose que des vœux, et que les reproches qu'on nous adresse ne sont nullement fondés.

Voici les paroles que prononçait l'honorable M. Thiers le 2 juin 1836, en répondant, je crois, à M. Mauguin:

«On a dit: Vous avez fait un acte énergique, c'est celui de reconnaître la reine; mais vous vous êtes arrêtés là, et depuis vous n'avez rien fait. Je répondrai: Si, nous avons beaucoup fait. Nous avons d'abord donné à l'Espagne l'appui moral de la France et de l'Angleterre, et c'était beaucoup; et si vous connaissiez aussi bien que nous, ce qui est difficile, le mouvement général des choses en Europe, vous sauriez que c'était beaucoup que l'appui moral de la France et de l'Angleterre.

«Mais les Anglais ont donné un corps auxiliaire. La France a donné également un corps auxiliaire, non pas obscurément, mais ostensiblement. Enfin, nous avons établi le long des Pyrénées un blocus rigoureux, qui sans doute n'a pas empêché la contrebande de se faire, mais qui a empêché les grandes expéditions qu'on n'aurait pas manqué de faire passer par la frontière française.»

Enfin, après avoir signé le traité de la quadruple alliance, après avoir donné à l'Espagne l'appui moral, le blocus, la légion étrangère, que restait-il à lui donner? Vous prononcez tous le mot, messieurs: il restait à lui donner une armée française. Eh bien, c'est là une question immense; c'est à cette question seule que le gouvernement s'est arrêté. Et s'il ne s'y était pas arrêté, il serait en ce moment accusé devant vous de la hardiesse avec laquelle il l'aurait résolue. Il ne l'a pas résolue, et dans une aussi grande affaire, si jamais il est amené à s'en occuper, ce que rien n'annonce aujourd'hui, il ne ferait que ce que lui conseilleraient la dignité et l'intérêt de la France, l'intérêt de l'Europe, et j'ajouterai le vœu bien connu, bien constaté du pays.

De l'aveu de M. Thiers lui-même, messieurs, nous avons donc beaucoup fait, nous avons fait ce qui, j'en suis convaincu, a puissamment aidé jusqu'ici le gouvernement de la reine à s'établir. On nous dit tous les jours que la contre-révolution est imminente, que don Carlos est sur le point d'entrer à Madrid. Il y a trois ans qu'on nous dit cela; il y a trois ans que, deux ou trois fois chaque année, don Carlos le tente; et cependant il n'a pas réussi, grâce à l'appui moral de la France et de l'Angleterre, grâce aux secours que la France a donnés, grâce aux efforts des puissances signataires du traité. On s'étonne de la durée de cette lutte. Mais il y a eu des luttes tout aussi douloureuses, plus douloureuses même, et qui ont duré bien plus longtemps, qui ont duré dix, quinze, vingt ans, plus encore. Pendant la lutte des Pays-Bas contre l'Espagne, il y avait une puissance qui avait, avec les Pays-Bas, des intérêts analogues, une grande sympathie de principes et de croyances, c'était l'Angleterre. La reine Élisabeth a souvent donné aux Pays-Bas un appui indirect, un appui moral; elle leur a souvent fourni de l'argent, des secours divers; mais, pour les faire triompher, elle ne s'est pas crue obligée de s'engager dans une guerre sérieuse et longue avec l'Espagne, et d'aller intervenir dans les Pays-Bas avec une armée anglaise.

Vous êtes dans une situation analogue: vous avez fait beaucoup pour l'Espagne, vous pouvez faire encore beaucoup; mais je ne crois pas qu'il soit de l'intérêt de la France d'aller mettre sa cause tout entière dans la cause de l'Espagne. Or, ne vous y trompez pas, messieurs, c'est là ce que le paragraphe de l'adresse vous demande de faire. M. Odilon Barrot l'a interprété avec beaucoup de jugement et de vérité; il vous a dit qu'il y voyait l'engagement pris par la France, d'avance, d'une manière générale, de tout risquer plutôt que de souffrir le cours des événements en Espagne.

M. Odilon Barrot.—La contre-révolution.

M. Guizot.—Je n'hésite pas plus que vous à me servir des mots propres. Vous avez souvent, depuis quelque temps, manifesté dans cette Chambre l'intention d'adoucir le langage, d'éviter tout ce qui pouvait entretenir la division des partis et les sentiments violents; c'est par assentiment à cet honorable désir que j'atténuais cette façon de procéder et que je retenais mon langage. Je ne crains pas d'ailleurs de me servir des mots propres.

Eh bien, messieurs, d'après le sens très-réel qu'y a attaché l'honorable M. Odilon Barrot, ce que veut dire le paragraphe de l'adresse, c'est que vous prenez dès aujourd'hui, d'une façon anticipée, générale, dans toutes les circonstances, l'engagement de tout risquer pour empêcher en Espagne la contre-révolution. Le jour où vous prendrez cet engagement, vous faites la chose même, autant du moins qu'il est en vous, car la France tient ses engagements. Si une fois les Chambres et le gouvernement du roi avaient pris un engagement pareil, ils le tiendraient. Eh bien, ce que nous vous demandons, nous, c'est de ne pas le prendre, c'est de vous réserver la liberté de votre jugement et de votre action. L'amendement de M. Hébert ne vous impose pas, d'une manière anticipée et générale, l'obligation de ne jamais intervenir en Espagne; il déclare seulement que l'intervention n'est point contenue dans les traités, que vous n'êtes pas liés par le traité de la quadruple alliance à tout risquer pour empêcher la contre-révolution en Espagne; il vous laisse la liberté de faire ou de ne pas faire, chaque jour, dans chaque circonstance particulière, selon votre situation, selon la situation de l'Espagne. Et vous venez de proclamer vous-mêmes qu'il est des situations qui peuvent amener des conduites différentes. L'honorable M. Odilon Barrot disait tout à l'heure, à cette tribune, que l'année dernière, au moment où une insurrection militaire venait de triompher à Madrid, il pouvait y avoir des raisons d'hésiter; qu'il était beaucoup plus difficile d'intervenir alors qu'aujourd'hui. Eh bien, est-ce qu'il n'est pas possible que, soit en France, soit en Espagne, il survienne encore des circonstances qui rendent l'intervention impossible? Et vous iriez vous engager par avance et d'une manière générale, comme le paragraphe de votre adresse vous le conseille?

Non, vous ne le ferez pas. Le gouvernement ne vous le propose pas. Je prie la Chambre de remarquer que l'adresse lui demande deux choses singulières: on lui demande d'aller plus loin que ne le propose le gouvernement, de prendre l'initiative dans une matière diplomatique et militaire; on lui demande formellement de pousser à l'intervention, et en même temps on lui fait abdiquer en quelque sorte son droit d'examen; on lui fait dire qu'elle se confie aux mesures que le gouvernement croira devoir prendre. En sorte que la Chambre va au delà des convenances en prenant l'initiative, et qu'elle renonce en quelque sorte à son droit d'examen, dans l'avenir, sur la conduite que pourrait tenir le cabinet.

Il y aurait là, je crois, de la part de la Chambre, une double et extrême imprudence.

Et ne croyez pas que la question soit éloignée, qu'il ne s'agisse que d'un intérêt lointain. À l'heure qu'il est, on provoque à Madrid la demande de l'intervention; à l'heure qu'il est, si le paragraphe était adopté après cette discussion, tel qu'il est proposé, tenez pour certain que l'intervention serait demandée, et que vous auriez résolu la question par votre vote, autant du moins qu'il est en vous.

Ne vous y trompez donc pas; vous décidez la question dans ce moment. Je n'ai qu'à ouvrir le discours de M. Martinez de la Rosa; il dit lui-même qu'il aurait demandé l'intervention à une certaine époque, s'il n'avait pas cru qu'elle serait refusée. Le jour où, en Espagne, on croira que vous l'accorderez, on la demandera à l'instant même.

Vous allez donc décider la question, dans la limite de votre pouvoir. Je conjure la Chambre d'y bien penser. De la politique de non-intervention, on peut toujours en revenir; on est toujours à temps de prendre le parti de l'intervention. Mais la politique de l'intervention, une fois qu'on y est engagé, on n'en revient pas, c'est une décision définitive, c'est une politique irrévocable: que la Chambre y pense. (Vive adhésion au centre.)

LXXXVII

Sur la pension à accorder à madame la comtesse de Damrémont, veuve du général comte de Damrémont, tué devant Constantine.

—Chambre des députés.—Séance du 5 février 1838.—

Le Gouvernement avait proposé qu'une pension de 10,000 francs fût accordée à la comtesse de Damrémont, comme récompense nationale pour les services et la mort glorieuse de son mari. La commission demanda, par amendement, que le taux de la pension fût réduit à 6,000 francs. Je soutins la proposition du Gouvernement. L'amendement de la commission fut adopté.

M. Guizot.—Je regrette le débat qui s'élève en ce moment; je le regrette parce que je suis convaincu que nous avons tous le même sentiment, la même intention; nous honorons tous au fond de notre cœur, nous voulons tous honorer publiquement par nos votes les mérites, les services qui ont motivé le projet de loi que vous discutez. Je n'en voudrais d'autre garant que l'honorable rapporteur de votre commission lui-même. Les mérites auxquels se réfère ce projet de loi sont de même nature que les siens; les services qui ont amené le projet de loi, l'honorable rapporteur de votre commission en a rendu d'analogues; les hommages que nous voulons rendre à ces services, il marche dans le chemin qui y conduit. Il est donc impossible que le sentiment qui nous anime ne soit pas le même que celui qui animait la commission et son honorable rapporteur.

Cependant je repousse les amendements de la commission, et j'ai besoin de dire pourquoi.

Nous nous plaignons sans cesse, messieurs, de l'empire de l'égoïsme, de la mollesse des caractères et des mœurs, de cette disposition qui porte tant de gens à écouter des calculs d'intérêt personnel, à rechercher les agréments et les commodités de la vie plutôt que d'accepter les efforts, les sacrifices que les devoirs et les sentiments élevés commandent et inspirent. Nous déplorons entre autres l'affaiblissement qui résulte de là pour l'esprit militaire, esprit à la fois régulier et ardent, qui a besoin d'enthousiasme autant que de soumission, qui condamne à une vie dure, quelquefois grossière, et qui veut cependant des sentiments élevés et délicats. Cette alliance est difficile, messieurs, et pourtant nous la voulons, nous en sentons le besoin. Nous sentons le besoin de fortifier, d'encourager, dans les esprits raisonnables, les sentiments généreux, dans les cœurs généreux, les idées raisonnables; nous sentons le besoin d'encourager cette alliance du bon sens et d'une moralité élevée, ces deux gloires de l'humanité, ces deux pivots de la société.

Eh bien, messieurs, voici un officier général, un gouverneur général d'une grande province, un général en chef qui s'était précisément distingué dans le cours de sa carrière par la modération de son caractère et la sagesse de ses idées, par le bon sens, cette raison pratique qui s'allie si bien aux vertus militaires; par là surtout il avait mérité que le pouvoir civil lui fût confié avec le commandement militaire. Mis à l'épreuve, le général Damrémont a donné, en même temps, l'exemple du courage et du dévouement; il a donné sa vie pour son pays. Et il ne l'a pas donnée seul; à côté de lui est tombé son chef d'état-major, son ami, un officier général très-distingué aussi qui l'avait accompagné en Afrique, par amitié, par zèle, pour l'honneur et le service de son pays, malgré les supplications de sa vieille mère. Le général Damrémont et le général Perregaux sont morts des mêmes coups, pour la même cause. Eh bien, pour de tels services, rendus dans une telle circonstance, que vous demande le gouvernement? Vient-il vous demander un capital immense, une dotation perpétuelle? Vient-il vous demander d'enrichir et de fonder à jamais une famille? Non, messieurs, non; on vous demande une modique pension de 10,000 fr. réversible sur la tête de deux enfants. Et la commission vous propose de réduire le taux de cette pension, de supprimer la réversibilité sur les enfants, de leur retirer la pension au moment où ils atteindront leur majorité, c'est-à-dire au moment où ils pourront en comprendre l'honneur et en sentir la reconnaissance! Messieurs, reportez-vous, je vous prie, à une autre époque, sous d'autres gouvernements. Qu'eût fait l'Empereur en de telles circonstances? Les honneurs, les dotations auraient plu sur la tête de la veuve et des enfants du général Damrémont. Que fût-il arrivé dans un autre pays? Si, par exemple, le gouverneur général des Grandes-Indes eût été tué en enlevant la capitale de Tipoo-Saïb, qu'eût fait le parlement anglais?

Messieurs, la résolution que vous propose la commission n'est pas digne de la France; elle n'est pas digne de la Chambre, elle n'est pas digne de la commission, elle n'est pas digne de son honorable rapporteur.

M. le général Jacqueminot.—Je demande la parole.

M. Guizot.—Vous voulez encourager les vertus publiques, vous voulez encourager les sentiments généreux, vous voulez lutter contre les suggestions et les calculs de l'intérêt personnel; soyez généreux vous-mêmes, donnez l'exemple de ces élans vrais qui portent à la reconnaissance les grandes assemblées et les nations tout entières; ne vous enfoncez pas dans des calculs domestiques, quand il s'agit de donner une marque de l'estime et de la reconnaissance nationale: le taux de la pension m'importe peu; ce qui m'importe, c'est le mouvement d'âme qui la fait accorder. Suivez ce mouvement, et vous inspirerez vraiment les sentiments que vous voulez honorer; vous encouragerez les bons services en même temps que les sentiments généreux. Cela est moral, messieurs, et utile pour la France; cela est honorable pour ceux qui donnent et pour ceux qui reçoivent. En agissant ainsi, vous ne ferez que justice, mais une justice profitable au pays. Je vote pour la proposition du gouvernement et contre les amendements de la commission. (Aux voix! aux voix!)

LXXXVIII

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