Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
Continuation du débat sur les fonds secrets demandés par le cabinet pour l'exercice 1841.
—Chambre des députés.—Séance du 27 février 1841.—
Le rapporteur de la commission, M. Jouffroy, ayant fermement maintenu les idées et les termes de son rapport, le débat se rengagea vivement quand on en vint au vote des articles, et la question fut de nouveau nettement posée entre la politique du cabinet du 1er mars 1840 et celle du cabinet du 29 octobre, dans les affaires d'Orient. M. Piscatory ayant défendu la politique du cabinet du 1er mars, je lui répondis. Les fonds secrets furent votés à 90 voix de majorité.
M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Messieurs, ma réponse à l'interpellation de l'honorable M. Piscatory sera fort simple. Dans l'état actuel des affaires du pays, je ne puis (Rires à gauche.—Interruption)... dans l'état actuel des affaires du pays, je ne puis et ne dois rien dire. (Approbation au centre.)
La position que le cabinet a prise dans la politique extérieure, lorsqu'il s'est assis sur ces bancs, est connue de tout le monde. Quelles négociations ont eu lieu depuis, quel cours sera imprimé aux événements, comment la situation de la France sera modifiée, et si elle le sera, je répète que je ne puis et ne dois en rien dire aujourd'hui. Je manquerais à mon devoir si je répondais autrement.
Voix au centre.—Très-bien! très-bien!
M. le ministre.—J'écarte donc complétement cette partie du discours de l'honorable préopinant.
Il a dit d'ailleurs, et plusieurs honorables membres avaient dit avant lui, que le cabinet avait refusé de s'expliquer sur des questions plus faciles à traiter que celles de la politique extérieure, qu'il avait refusé de s'expliquer sur le rapport de l'honorable M. Jouffroy, et de dire s'il adoptait ou repoussait les principes, les idées, la politique exposés dans ce rapport.
Messieurs, le cabinet, et tout le cabinet, fait autre chose que d'exposer des principes, des idées, une politique; il agit, il gouverne, c'est son devoir, c'est son métier. Eh bien, dans la situation où nous sommes, j'affirme que le cabinet ne devait pas s'expliquer plus complétement qu'il ne l'a fait sur le rapport de l'honorable M. Jouffroy (Mouvement); et voici pourquoi.
Depuis trois jours, nous assistons à un singulier spectacle.
De toutes parts.—C'est vrai! (On rit.)
M. le ministre.—Personne ne le trouve plus singulier que moi.
On parle de clarté, on repousse toute équivoque, on demande des explications; et deux ou trois fois la discussion a failli s'arrêter, parce qu'on n'y prenait pas part; je dis on, c'est-à-dire tout le monde, dans toutes les parties de cette Chambre. Il a fallu, le premier jour de la discussion, que je montasse à cette tribune pour la rengager. (Exclamations.)
Voix à gauche.—Sur l'interpellation de M. Portalis. (Agitation.)
M. le ministre.—L'interpellation de M. Portalis a prouvé précisément ce que je disais: tout le monde laissait tomber la discussion. (Marques nombreuses d'assentiment.) M. Portalis s'en est plaint et il a eu raison de s'en plaindre; et c'est sur sa plainte que je suis monté à la tribune pour rengager la discussion. (Mouvement en sens divers.)
Ce n'est donc pas le cabinet qui a refusé la discussion, ce n'est pas lui qui s'est refusé aux explications, c'est lui qui est venu le premier prendre la parole quand on le lui a demandé.
Maintenant s'agissait-il ici d'une simple discussion, de simples explications? Évidemment non. Voulez-vous que je vous dise de quoi il s'agissait, ce qu'il y avait au fond de tout ce qui se passe depuis trois jours? Il s'agissait d'une espérance de porter dans la majorité le trouble et la désunion. (Réclamations.)
Voix au centre.—C'est vrai! (Vive agitation.)
M. le ministre des affaires étrangères.—Voilà la question. J'entends dire qu'il faut savoir si la majorité existe. Messieurs, la présomption du moins est en sa faveur, convenez-en. Nous avons eu déjà une grande discussion. Pendant quinze jours, je crois, le débat sur le projet d'adresse a continué; la majorité s'est prononcée. Je répète que la présomption, et je suis modeste quand je dis la présomption, est en faveur de l'existence de la majorité.
M. Taschereau.—L'adresse a été changée.
M. le ministre.—Eh bien, l'espérance qui s'est élevée, c'est de porter dans la majorité le trouble et la désunion. Le cabinet n'a pas voulu y concourir.
Une voix.—Je le crois bien!
M. le ministre.—Le cabinet n'a pas voulu se prêter à cette espérance. Et voulez-vous que je vous montre, dans cette discussion même, la preuve de ce que j'ai l'honneur de vous dire? Quels efforts a-t-on faits hier? On s'est attaché à effacer, à atténuer autant qu'on le pouvait, les différences, les dissidences entre la majorité et l'opposition. On a parlé d'abord de politique extérieure. Que vous a-t-on dit? On vous a dit que vous n'aviez pas, que vous n'aviez jamais eu une question de paix ou de guerre à décider. Mon Dieu non! les événements l'avaient décidée. La Chambre, quand elle est venue, a-t-on dit, a trouvé la question toute résolue; la Chambre n'a jamais délibéré sur la paix ou sur la guerre. Entendez-vous? jamais! (Agitation.) Rappelez-vous cependant, messieurs, ce que vous discutiez il y a trois mois, ce que vous disiez dans cette enceinte; il s'agissait de savoir si vous auriez 936,000 hommes sous les armes, ou si vous en auriez 500,000.
M. de Rémusat, et plusieurs membres des extrémités.—Allons donc! allons donc!
Au centre.—C'est vrai! c'est vrai!
M. le ministre.—Nous n'avons pas eu autre chose à discuter pendant quinze jours. (Oui! oui!) Nous avons délibéré sur la question de la paix ou de la guerre (C'est vrai!); et l'honorable M. Thiers, quand je suis monté à la tribune, me disait: «Par votre seul avénement, la question est résolue, la paix est certaine.» (Réclamations à gauche.—Approbation au centre.—À M. Thiers qui se lève et se dispose à parler de sa place: Attendez donc; attendez!) Et je lui répondais: «Si vous, vous étiez resté assis sur ces bancs, la question était également résolue; la guerre était certaine.» (Nouvelles réclamations à gauche.—Vive approbation au centre.)
Voilà quelle était ma réponse; et apparemment, quand nous discutions, c'était pour savoir si nous resterions sur ces bancs ou si le cabinet du 1er mars y reviendrait. (Explosion de bravos au centre.)
Vous aurez beau faire, vous aurez beau vous efforcer d'atténuer et de réduire la question; vous aurez beau vous efforcer de vous faire petits aujourd'hui; (Au centre: Très-bien! très-bien!) vous aurez beau vous efforcer de vous faire petits aujourd'hui pour vous rendre agréables à la majorité qui vous a repoussés; vous ne l'abuserez pas. (Agitation croissante.) Laissez-moi conserver aux débats, aux actes de la Chambre, leur importance et leur grandeur; laissez-moi lui dire, laissez-moi vous dire que nous avons délibéré sur la question de la paix ou de la guerre, que lorsque vous êtes descendus du pouvoir, vous faisiez des préparatifs pour être en état de faire la guerre au printemps, d'exiger (c'étaient vos expressions) la modification du traité du 15 juillet; sans quoi, la guerre!
Voilà le langage que vous teniez; c'était sur vos actions, c'était sur vos préparatifs que la Chambre délibérait et ce n'était pas là la paix ou la guerre! Ce n'était pas là une politique décisive! Vous viendriez aujourd'hui nous tenir un tout autre langage! (Très-vives marques d'approbation.)
Non, non, il faut que vous me laissiez croire que nous avons résolu une grande question, que vous aviez des intentions sérieuses, que, quand nous les avons repoussées, nous l'avons fait sérieusement, que nous savions bien tous ce que nous faisions, vous, ce que vous vouliez, nous, ce que nous ne voulions pas, et que tout ce que nous avons dit et fait, vous et nous, n'a pas été une insignifiante comédie. (Nouvelle et bruyante approbation au centre.)
Voilà pour l'extérieur, messieurs; voyons l'intérieur.
Là aussi on s'est appliqué à effacer, à atténuer du moins les différences entre la majorité et l'opposition. On a dit qu'on avait eu aussi, dans le centre, de nombreuses majorités, les majorités du 1er mars. On n'a pas dit combien de temps on les avait gardées, ni pourquoi on les avait perdues. (Adhésion aux centres.) On a dit qu'on les avait eues. On a fait plus. On a dit qu'on avait trouvé le véritable centre. Il y en a donc un faux?
Messieurs, permettez-moi de vous le dire, cela n'est pas sérieux. Il y a dans cette Chambre deux grands partis, deux grandes opinions; elles y existent depuis 1830.
Une voix à gauche.—Depuis 1815.
M. le ministre.—Elles sont naturelles. Elles su retrouvent dans tous les pays où le gouvernement représentatif est en vigueur.
Il y a des hommes qui ont cherché leur point d'appui, leur allié nécessaire; celui sans lequel ils n'auraient pas eu la majorité, de ce côté de la Chambre (la gauche); je ne leur en fais en aucune façon un reproche...
M. de Malleville, et plusieurs autres membres.—Vous l'avez fait comme eux!.... Et la coalition!
M. le président.—L'orateur ne doit pas être interrompu!
M. le ministre.—On parle de la coalition. (Ah! ah!) Soyez tranquilles, messieurs; je ne donnerai à personne, pas plus à propos de la coalition qu'à propos du rapport de l'honorable M. Jouffroy, le plaisir de me contraindre, malgré moi, à porter le trouble et la désunion dans la majorité. (Très-bien! très-bien!) Je refuserai...
Voix diverses.—Ah! ah! c'est plus facile!
M. le ministre.—Je refuserai les discussions qui ne me paraissent pas convenir à la politique que je veux faire prévaloir, comme je refuse les discussions sur la politique extérieure, quand je crois que le moment n'en est pas venu.
Une voix.—C'est commode.
M. le ministre.—Je dirai un seul mot, et l'honorable M. Odilon Barrot sera témoin de la vérité de ce que je dirai. Quand les débats de la coalition se sont engagés, j'ai pris le soin, non pas implicitement, mais formellement, de déclarer que je restais attaché à la politique que j'avais constamment soutenue depuis la Révolution.
M. Dubois (de la Loire-Inférieure).—C'est vrai!
M. le ministre.—Que je n'abandonnais aucun de mes antécédents (Interruption); que j'entendais rester fidèle à la portion de l'assemblée à laquelle j'avais constamment appartenu. (Mouvements divers.)
Une voix.—Et que vous abandonniez.
M. le ministre,—Je l'ai dit à toutes les époques de la discussion. Et cela est si vrai que, lorsque après la coalition nous avons essayé de former une administration en commun, cela s'est trouvé impossible. (Rires et mouvements divers.)
Voix nombreuses à gauche.—Pourquoi? pourquoi?
M. le ministre.—Je n'en dirai pas davantage et je n'ai pas besoin d'en dire davantage. (Murmures et exclamations à gauche.)
Les honorables membres de ce côté savent très-bien que les interruptions et les murmures ne me feront dire ni plus ni moins que ce que j'ai l'intention de dire. (Très-bien! au centre.)
Je n'en dirai pas davantage, et je répète que je n'ai pas besoin d'en dire davantage, car je suis sûr que sur tous les bancs de cette Chambre je suis parfaitement compris. (Oui! oui! au centre.—Murmures à gauche.)
Je reviens à la situation actuelle et je dis que tout ce que vous avez vu et entendu depuis trois jours n'ayant d'autre but que de porter le trouble et la désunion dans la majorité, le cabinet, qui veut sincèrement le maintien et l'empire de cette majorité, a dû se refuser à toutes les paroles, à toutes les explications qui pouvaient servir les espérances et les desseins qu'il comprenait et qu'il combattait.
La majorité dont je parle, messieurs, cette majorité nouvelle, s'est formée par la nécessité, en présence de ce que nous appelons un grand danger, quoi qu'on en ait dit, en présence de la question de la paix et de la guerre; elle s'est formée pour rétablir, au dehors, la pratique d'une politique prudente et modérée, au dedans, la pratique d'une politique ferme, conséquente, favorable à l'affermissement et à l'exercice du pouvoir.
Voilà par quels motifs s'est formée cette majorité. Et elle s'est formée dans des intentions sincères, qui ne redoutent aucune clarté. Et au nom de toutes les nuances de cette majorité, elle peut dire tout ce qu'elle a fait, elle peut avouer tous les motifs par lesquels elle a agi, toutes les intentions qui la gouvernent, aujourd'hui comme il y a trois mois.
Et j'ai bien le droit de le dire; si le repos du pays s'est rétabli à l'apparition de cette majorité, par l'appui qu'elle a donné au cabinet, si les espérances du pays s'attachent à son affermissement, il est bien naturel que ceux qui lui sont attachés, simples députés ou ministres, ne permettent pas qu'elle soit légèrement compromise; il est bien naturel qu'ils prennent leur majorité au sérieux, et que, pour la conserver, ils acceptent un inconvénient momentané, une contrariété vive; pour moi, par exemple, la contrariété de ne pas parler, autant que je l'aurais voulu, du rapport de l'honorable M. Jouffroy, de ne pas entrer en ce moment dans une discussion approfondie de ses idées, de ses principes et de la politique qu'il a exposée. Tout homme attaché à la majorité, et voulant son succès, a dû faire ce sacrifice. Voilà ce qui a gouverné notre conduite; et comme toute majorité a des éléments divers qui ont leurs droits, leur honneur, qui se respectent mutuellement, nous avons eu les uns pour les autres ce juste respect de ne pas élever des questions qui ne nous étaient pas impérieusement commandées, de ne pas entrer dans des débats que l'état actuel des faits, les nécessités de la politique ne nous imposaient pas.
Votre commission, messieurs, qui n'était pas un cabinet, votre honorable rapporteur, qui n'était pas chargé du poids du gouvernement, a pu très-légitimement, et je dirai plus, a pu utilement venir exposer ici sa politique extérieure et sa politique intérieure, l'ensemble de ses idées, de ses intentions. Nous n'aurions pas dû faire cela; puisque nous ne devions pas le faire, nous ne devions pas le discuter. (Très-bien!)
Vous le voyez, messieurs, je n'apporte ici, en ce moment, qu'une prétention, celle (Agitation à gauche) d'une sincérité complète; la prétention de dire la raison, la vraie raison qui m'a fait refuser d'entrer dans les débats où l'on voulait nous pousser. Et je fais à tous les membres de la majorité, à tous ceux qui ont apporté la même réserve que nous, je leur fais cet honneur, je leur rends cette justice qu'ils ont agi par les mêmes motifs, sous l'empire des mêmes sentiments.
Ils n'ont pas hésité plus que moi, dans une foule d'occasions, à venir ici exposer et soutenir leurs idées. Ils en ont eu le courage dans les moments les plus difficiles; ils l'auraient aujourd'hui si cela était opportun, si cela était utile aux intérêts du pays.
Quoique le gouvernement représentatif, messieurs, soit le gouvernement de la discussion et de la parole, il y a dans ce gouvernement, comme dans tout autre, des moments où il faut savoir s'abstenir, des choses qu'il faut savoir taire, des questions qu'il faut savoir ne pas aborder. C'est bien assez, pour le gouvernement, de porter le poids des difficultés réelles et pratiques. C'est bien assez de suffire aux questions posées pour le jour même, sans entrer dans des discussions générales, dans ces grands et beaux débats systématiques qui ne répondent pas à des nécessités actuelles et inévitables.
Voilà, messieurs, je le répète, voilà le motif qui a gouverné notre conduite dans ce débat. La majorité tout entière veut rester unie; elle sait qu'elle le peut, car elle sait que, sur toutes les questions qui sont aujourd'hui à l'ordre du jour, sur les questions de conduite, sur les questions qu'il faut vraiment résoudre pour agir aujourd'hui, pour agir demain, elle sait qu'elle est du même avis, qu'elle se conduira unanimement. Et si jamais il lui arrivait des dissentiments intérieurs, elle serait sincère alors comme elle l'est aujourd'hui; nous parlerions au besoin, comme nous savons au besoin nous taire. (Vif mouvement d'adhésion. Applaudissements au centre.)
Une vive agitation succède à ce discours; des conversations animées s'engagent sur tous les bancs. La séance est suspendue pendant un quart d'heure.
CIX
Discussion du projet de loi sur les fortifications de Paris.
—Chambre des pairs.—Séance du 25 mars 1841.—
Après son adoption par la Chambre des députés, le projet de loi sur les fortifications de Paris fut présenté à la Chambre des pairs le 1er février 1841. Le rapport en fut fait le 16 mars, par le baron Mounier, qui, au nom de la commission, proposa plusieurs et de graves amendements. Un long et vif débat s'engagea, au terme duquel tous les amendements furent rejetés et le projet de loi adopté par 145 voix contre 85.
Dans le cours du débat, je répondis au duc de Noailles:
M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Messieurs, avant d'entrer dans la discussion, j'ai besoin de répéter une réponse déjà faite à une allégation plusieurs fois répétée. On semble s'obstiner à présenter le projet de loi comme un héritage imposé au cabinet. Il n'en est rien, messieurs; nous avons répudié, dans l'héritage dont on parle, ce qui ne convenait pas à nos opinions et à notre politique. Nous n'avons accepté que ce qui nous convenait. Sans cela nous n'aurions pas eu, et dans l'autre Chambre et dans celle-ci, les vifs débats qui ont déjà marqué cette session. Quand le cabinet a présenté aux Chambres le projet de loi, il l'a fait sien; il l'a présenté parce qu'il le pensait, parce qu'il le voulait, avec la ferme résolution de le soutenir, et croyant rendre service au pays. Mon honorable collègue, M. le président du conseil, a exprimé à ce sujet et hier encore, devant cette Chambre, la même idée, la même assertion. En vérité, messieurs, permettez-moi d'espérer qu'un pareil doute ne se renouvellera pas.
Des deux questions que présente le projet de loi, il en est une spéciale, militaire, que je n'aurai garde d'aborder; outre que j'y serais incompétent, elle vient d'être traitée et résolue à cette tribune par un honorable général, d'une manière qui, si je ne me trompe, a pleinement satisfait les amis du projet de loi et frappé beaucoup ses adversaires; je la regarde donc comme résolue. C'est de la question politique seule que je désire occuper un moment la Chambre.
Que la Chambre me permette, et je dirai que le noble duc qui vient de descendre de la tribune me permette lui-même d'exprimer tout de suite le sentiment qui me préoccupe depuis l'ouverture de ce débat, ma surprise, ma profonde surprise de l'opposition que rencontre dans cette enceinte la mesure qui en est l'objet. Jamais, à mon avis, mesure ne fut plus en droit de s'attendre à être ici, dans cette Chambre, comprise et bien accueillie; jamais Chambre ne parut plus appelée à accueillir, à soutenir la mesure que vous discutez. Messieurs, vous ne jugez pas les choses isolément, ni sur les seules apparences, ni sous l'empire de l'impression du moment ou d'une préoccupation exclusive. La plupart d'entre vous ont vécu, ont grandi dans le maniement des affaires publiques, vous avez agi, vous avez commandé, vous avez gouverné. Vous êtes accoutumés à voir les choses dans leur ensemble et au fond, à placer une mesure au milieu de tous les faits auxquels elle se rattache, dans la situation politique générale sur laquelle elle influe. Le grand côté, le caractère essentiel du projet qui vous est soumis, c'est évidemment son influence sur la situation de la France en Europe, sur nos relations avec l'Europe. Quel est, je vous demande, le fait qui, depuis 1815, pèse sur la situation de la France en Europe, sur les relations de l'Europe avec nous et sur les nôtres avec l'Europe? C'est le souvenir de ces prodigieuses alternatives de triomphes et de revers, de conquêtes et de retraites qui, de 1792 à 1815, ont fait notre histoire. La France a inondé l'Europe et envahi toutes ses capitales; l'Europe a inondé la France et envahi deux fois sa capitale. Il y a vingt-six ans que ces faits sont consommés, et pourtant ils subsistent, ils agissent encore chez nous et autour de nous; ils exercent sur les relations internationales une influence immense. Savez-vous ce qui en résulte dans tous les esprits, chez nous et autour de nous? Un singulier mélange d'orgueil et d'inquiétude, des prétentions présomptueuses et des alarmes continuelles. Tout le monde, en France et en Europe, semble croire à la possibilité de nouveaux triomphes, et en même temps à la possibilité continuelle de nouveaux désastres. Et cette croyance entretient un état d'irritation et d'inquiétude, d'espérance et de sollicitude, qui se manifeste dans les régions les plus élevées comme les plus humbles de l'ordre social. N'avez-vous pas entendu, avant-hier, un honorable membre de la Chambre, M. le duc de Coigny, prononcer le mot de vengeance avec une énergie douloureuse, comme s'il souffrait encore dans le bras qu'il a si glorieusement perdu à 500 lieues de son pays. N'avez-vous pas entendu hier un honorable général parler avec la même impression, la même âpreté de souvenir? Et cela n'arrive pas seulement dans cette enceinte, cela arrive au dehors...
M. le général Lascours.—Oui, beaucoup plus au dehors qu'ici; on le conçoit facilement.
M. le ministre des affaires étrangères.—Cela arrive en Europe comme en France; c'est un fait grave en présence duquel vous vivez, vous délibérez, et qu'il n'y a pas moyen d'effacer de sitôt de vos délibérations. C'est ce fait qui trouble, altère, compromet souvent au dehors nos relations, notre situation, notre influence.
Je sais, messieurs, qu'on ne changera pas ce fait en un jour, ni par une mesure législative. Je sais que la disparition de ce fait ne sera l'œuvre que du temps et d'une politique juste et sensée de part et d'autre. Cependant il y a des actes, il y a des mesures qui peuvent contribuer puissamment à ce résultat si désirable. Eh bien, tenez pour certain que la mesure que vous discutez, loyalement et complétement acceptée, est un des moyens les plus assurés d'apaiser dans les cœurs ces souvenirs qui jouent encore, en France et en Europe, un rôle si triste et si dangereux. C'est évidemment une mesure de défense, de conservation, de paix. Votre honorable rapporteur vous a dit que cette mesure avait été souvent prise, reprise, proposée, rejetée. Cela est vrai; mais qu'il regarde à quel moment elle a été proposée: c'est toujours dans les moments où la politique défensive préoccupait vivement le pays; c'est toujours dans un intérêt de défense et de conservation que la mesure a été reprise. Et quand elle a été abandonnée, c'est au moment où les espérances présomptueuses, où la politique de conquête prévalaient.
Et quel est l'effet que produit en France aujourd'hui cette mesure? Comment est-elle reçue, jugée? Elle est bien accueillie par les hommes les plus susceptibles, les plus jaloux en fait de dignité nationale; elle est considérée par eux comme une satisfaction; elle relève la France à leurs yeux; elle les calme eux-mêmes et les apaise. La masse de la population est du même sentiment. Mon honorable ami, M. le duc de Broglie, vous l'a dit avant-hier; la mesure est-elle repoussée par ces clameurs qui s'élèvent souvent, et qui attestent du moins nos discordes de partis? Non. Pas de clameurs, pas de pétitions. Sans doute, la mesure n'est pas accueillie avec cet enthousiasme, cet entraînement qu'on a vu à d'autres époques; les femmes, les enfants, les vieillards, ne viennent pas vous proposer, comme dans d'autres jours, de travailler aux fortifications de Paris. Non, il n'y a rien de cet enthousiasme subit, de cet entraînement un peu puéril; mais il y a l'adhésion sincère et sérieuse du pays. Croyez-vous que, s'il n'en était pas ainsi, en présence des charges que cette mesure impose, des passions qu'on essaye de soulever en la discutant, le pays resterait tranquille et immobile? Non, non; il prendrait part à vos débats; il exprimerait, dans un sens ou dans l'autre, une opinion ardente. Il n'en fait rien; il vous écoute et il adhère; il approuve gravement, sensément, un peu tristement peut-être, et il a raison, car, dans une situation pareille, de telles mesures qui pèsent sur le pays, même quand elles sont nécessaires, même quand elles lui font honneur, même quand elles le relèvent et satisfont à sa dignité compromise dans de grands désastres, de telles mesures n'inspirent qu'une approbation grave et qui porte l'empreinte des souvenirs auxquels elles se rattachent et des fardeaux qu'elles imposent. (Très-bien! très-bien!)
Et l'Europe, messieurs? L'Europe juge de la mesure comme la France; l'Europe ne s'inquiète pas, l'Europe ne croit pas que ce soit le commencement d'une ère de politique agressive et guerroyante. Non, l'Europe pense, comme nous, que c'est une mesure de défense et de conservation. Elle la voit donc sans inquiétude. Mais elle ne la voit pas sans quelque mélange de dépit et de regret, comme tout ce qui relèvera l'influence, tout ce qui accroîtra la force morale de la France. (Nouvelles marques d'approbation.)
Il ne faut pas s'en plaindre, messieurs, ni s'en blesser. Les États ont le droit et le devoir d'être ainsi vigilants et jaloux les uns envers les autres. Il ne faut point reprocher à l'Europe sa jalousie de notre influence augmentée, de notre force morale relevée; mais il faut en croire le sentiment qu'elle témoigne et le conseil qu'elle vous donne en le témoignant. Par l'accueil qu'elle fait à la mesure que vous discutez, l'Europe vous donne le plein droit de l'adopter, car elle vous montre que vous ne l'inquiétez point; elle vous en donne le conseil, car elle manifeste sa pensée que la France en sera grandie et fortifiée. (Très-bien! très-bien!) Je vous laisse à penser ce qui arriverait si la mesure était rejetée. (Mouvement.) Croyez-vous que la France sortît de ce débat grande et fortifiée, comme l'Europe craint que cela n'arrive par l'adoption de la mesure?
Messieurs, soit que vous la considériez en elle-même, soit que vous considériez l'effet qu'elle produit en France et en Europe, vous verrez que la mesure correspond admirablement à la situation politique dans laquelle nous sommes placés depuis vingt-cinq ans; vous verrez qu'elle relève la dignité de la France en même temps que sa sécurité, qu'elle l'apaise et la fortifie à la fois.
Messieurs, nous défendons depuis dix ans, et avec quelque succès, quoique à travers toute sorte d'obstacles, la politique de l'ordre et de la paix; il ne faut pas refuser aux défenseurs de cette cause les moyens dont ils ont besoin, les seuls moyens qui puissent leur procurer le succès. La France veut sincèrement la paix; mais si la sécurité et la dignité de la France étaient compromises par la paix ou au sein de la paix, si elle n'avait pas satisfaction, et une satisfaction toujours croissante, l'amour sincère de la France pour la paix en pourrait être altéré. (Très-bien!)
L'Europe veut sincèrement la paix. Le parti de la paix, de la politique juste et sensée, prévaut en Europe depuis dix ans. Mais ne vous y trompez pas, ce parti n'est pas le seul. Indépendamment même de tout mauvais vouloir, de tout mauvais dessein, ces habitudes, ces velléités révolutionnaires qui exercent encore, au milieu de nous, tant de pouvoir, ce penchant à aller au-devant des révolutions en les prévoyant, en y croyant, cette disposition des imaginations à regarder les révolutions comme toujours possibles, comme toujours probables, cette maladie existe en Europe comme en France; elle a monté bien haut, elle a descendu bien bas dans la société européenne. (Marques d'approbation.) Il y a partout des esprits passionnés et légers, qui se croient et se disent les conservateurs par excellence, et qui cependant, au bout d'une guerre avec la France, entrevoient, je ne veux pas dire espérent, des révolutions en France. Il faut défendre ces esprits-là de leurs propres égarements; il faut qu'on puisse entrevoir la guerre avec la France, sans qu'il en résulte une révolution en France; il faut mettre votre gouvernement, vos institutions, la tête et le cœur de votre société, à l'abri d'un pareil danger. Il faut persuader à tout le monde en Europe qu'une révolution en France n'est pas possible, et que, fit-on la guerre à la France, on ne viendrait pas dans Paris changer son gouvernement. (Très-bien!) Il faut, messieurs, que cette admirable sagesse, que l'expérience et l'adversité avaient enseignée au vieux roi de Prusse, devienne la sagesse obligée de tous les souverains. (Nouvelles marques d'approbation.) Par là, vous rendrez au parti sensé, au parti de la bonne politique, de la politique conservatrice en Europe, un service immense; vous ferez faire à la politique de l'ordre et de la paix un grand pas, et les fortifications de Paris tourneront au profil de la sagesse de tout le monde, au profit de tous les gouvernements. (Très-bien! très-bien!)
Certes, messieurs, il convient, ce me semble, à la Chambre des pairs de s'associer à une œuvre dont c'est là réellement le caractère et l'effet. Je dis plus; il appartient à la Chambre des pairs d'imprimer à une telle œuvre ce caractère-là. J'ai entendu souvent, depuis trois jours, se plaindre à cette tribune de l'origine de cette loi, des desseins ou du moins des espérances dans lesquelles elle a été conçue. Messieurs, l'honorable général Dode vous le disait tout à l'heure; elle a eu des origines très-diverses: 1818, 1831, 1840, 1er mars, 29 octobre. Qu'importe? Choisissez, entre ces dates, celle qui nous convient; ne vous inquiétez pas de cette variété de noms; imprimez à la loi votre politique, la politique conservatrice; secondez le cabinet qui s'est attaché dans les débats de l'une et de l'autre Chambres, à lui donner ce caractère, à en faire une œuvre d'ordre et de conservation. Vous vous croyez donc bien peu de puissance! Comment! il ne serait pas au pouvoir de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés de donner à une loi son véritable sens? Comment! les grands pouvoirs de l'État, la royauté et les Chambres de concert, n'auraient pas la force de déterminer la direction de la politique qui présidera à une œuvre législative? Cela n'est pas. Vous pouvez plus que vous ne croyez, messieurs, plus qu'on ne vous dit. S'il était vrai, ce que je suis loin de dire, que des pensées de guerre et de conquête, des pensées contraires à votre politique, se fussent associées un moment à ce projet de loi, il dépend de vous de les en chasser, d'en faire une œuvre d'ordre et de conservation. Mais ce n'est pas en rejetant le projet, en le répudiant, que vous atteindrez un pareil résultat. Ç'a été trop souvent la faute des partis conservateurs de ne pas savoir s'emparer des mesures nationales, de ne pas savoir faire ce qui était adapté à la situation et au sentiment du pays. Il dépend des partis conservateurs de se faire nationaux; il dépend des gouvernements voués à la cause de l'ordre et de la conservation, d'enlever à leurs adversaires les armes dont leurs adversaires voulaient se servir contre eux. Vous le pouvez dans cette occasion. Pour Dieu! ne la manquez pas!
Je n'entrerai pas dans l'examen des diverses objections qu'on a faites au projet de loi. On vous l'a présenté comme dangereux pour l'ordre, pour la liberté, pour nos finances, pour Paris lui-même. Je ne reviendrai pas sur cette partie de la discussion; mais permettez-moi une seule observation.
Après avoir énuméré tous ces dangers, que vous propose-t-on pour les conjurer? De substituer une espèce d'enceinte continue à une autre espèce d'enceinte continue. Si l'on vous proposait le rejet de la loi, si l'on vous proposait de renoncer à toute fortification de Paris, je le concevrais! mais non; quand on vous a dit que les fortifications de Paris compromettaient l'ordre, la liberté, nos finances, Paris, le gouvernement lui-même, on vous propose une réduction de quelques millions, et la suppression de quelques fossés et de quelques bastions. Cela n'est pas sensé, cela n'est pas sérieux. De deux choses l'une, ou les dangers ne sont pas réels, et alors le remède est inutile; ou les dangers sont réels, et alors le remède est inefficace. (Très-bien! très-bien!) Il faut choisir entre ces deux partis.
Et, en même temps que vous ne supprimez pas ces dangers par le projet de la commission, que vous les laissez subsister presque tout entiers, que faites-vous? Vous créez des dangers politiques d'une autre nature, et bien plus graves. Vous ne voulez pas rejeter le projet; la plupart des adversaires même du projet disent qu'ils veulent la fortification de Paris; eh bien, vous la compromettez tout entière. Oui, messieurs, quelque délicate que soit cette question, je l'aborderai et je vous dirai: vous compromettez la loi tout entière. Vous savez comment elle a été adoptée, avec quelles difficultés, par quels efforts, de quels éléments divers une majorité s'est formée. Croyez-vous qu'il soit possible de recommencer souvent une telle œuvre? (Mouvement.) Il faut bien que je le dise, puisque cette question a été abordée à cette tribune. Ne vous y trompez pas; une pareille œuvre est difficile à recommencer; une pareille majorité, très-sincère cependant, sera difficile à rallier, quand vous viendrez lui représenter une loi mutilée, dénaturée; non pas celle qu'elle a voulue, qu'elle a votée; non pas la conciliation, comme on l'a dit, des deux systèmes de fortification, mais une loi tout autre, et qui ne la satisfera point. Si vous délibérez dans l'espérance que la loi, amendée comme la commission le propose, ne serait pas essentiellement compromise, permettez-moi de le dire: vous vous trompez. (Sensation.)
Et quand même elle ne serait pas compromise, savez-vous ce qu'elle serait? Elle serait énervée, moralement tuée. J'attache sans doute beaucoup d'importance à la valeur matérielle des fortifications de Paris, si jamais l'occasion se présentait de s'en servir; mais enfin leur véritable importance, c'est leur valeur morale, l'effet moral produit aujourd'hui même en France et en Europe. Pour que cet effet subsiste, il faut que ces remparts de Paris s'élèvent par le concours du pays et du gouvernement bien unis, sous les auspices de tous les grands pouvoirs publics; il faut qu'ils ne soient pas renversés d'avance par les mains mêmes qui les élèvent.
Messieurs, je le répète, si le projet de loi n'était pas compromis par l'amendement, il serait tellement affaibli, tellement énervé qu'il perdrait les trois quarts de sa valeur. Et ce ne serait pas le projet de loi seul; le gouvernement lui-même serait affaibli, profondément affaibli en France et en Europe. (Mouvement en sens divers.) Oui, messieurs, en France et en Europe.
Voilà, messieurs, quel serait le résultat de votre délibération. La France aurait perdu tous les avantages de la loi: elle aurait substitué à ces avantages des risques politiques immenses. Pourquoi, messieurs? Pour supprimer quelques fossés et quelques bastions! Permettez-moi de le dire, cela est impossible. (Marques très-nombreuses d'approbation.)
Après ce discours, la séance reste suspendue pendant quelques instants.
CX
Renouvellement du débat sur les affaires d'Orient et sur les politiques comparées des cabinets du 1er mars et du 29 octobre 1840.
—Chambre des députés.—Séance du 13 avril 1841.—
Dans la discussion du projet de loi sur les crédits supplémentaires et extraordinaires pour l'exercice 1841, la question d'Orient fut relevée, et les politiques des deux cabinets du 1er mars et du 29 octobre 1840 rentrèrent en lutte. Après avoir refusé d'engager dans cette lutte la négociation alors pendante, je l'acceptai pleinement sur les faits passés, et je répondis à M. Billault:
M. Guizot.—Messieurs, la Chambre n'attend pas, après ce que j'ai eu l'honneur de lui dire hier, que je me laisse entraîner dans un débat que je ne crois pas opportun.
Lorsque je l'ai refusé hier, c'est par des raisons sérieuses et puisées dans l'intérêt du pays. Si je ne croyais pas la négociation utile au pays, je ne m'y serais pas engagé; si je ne croyais pas le but que je me propose d'atteindre utile au pays, je ne le poursuivrais pas. C'est pour réussir dans cette négociation, c'est pour atteindre à ce but, c'est pour assurer au pays les avantages qui en résulteront, que je me refuse en ce moment à la discussion sur laquelle on insiste. Je l'ai refusée hier directement; je ne m'y engagerai pas aujourd'hui indirectement.
Le moment viendra, la Chambre peut en être assurée, où toutes les questions que l'honorable préopinant vient de soulever à cette tribune seront traitées et résolues: le moment viendra où la Chambre verra si nous nous sommes écartés de la politique qu'elle nous avait conseillée dans son adresse, où la Chambre verra si l'attitude d'isolement et de paix armée qu'elle avait recommandée n'a pas été maintenue aussi longtemps, aussi dignement que le prescrivait l'intérêt du pays, et si le jour était venu d'en sortir.
Je refuse donc de nouveau, aujourd'hui, d'entrer dans ces questions, parce que je ne pourrais le faire sans nuire au pays, ni le faire avec la vérité, l'étendue qu'elles exigent pour que la Chambre connaisse tout, et décide en pleine connaissance de cause. (Assentiment au centre.)
Mais il y a des choses qui regardent le passé, et que l'honorable préopinant vient de traiter. J'aborderai celles-là.
M. Billault a représenté le budget, et en particulier la loi que vous discutez, la loi des crédits supplémentaires, comme conçus dans un esprit partial, comme ayant dissimulé la vérité de la situation, et ayant voulu uniquement faire servir les faits à une politique particulière.
Messieurs, quand l'adresse a été débattue dans cette Chambre, nous avons exposé notre politique pleinement, sans la moindre réticence, comme la politique opposée s'est produite également à cette tribune.
On parle du silence du ministère; mais, ce me semble, dans aucune session, les questions politiques n'ont été aussi profondément, aussi longuement débattues; jamais elles ne se sont tant de fois renouvelées. L'adresse, les fortifications de Paris, les fonds secrets! Est-ce que toute la politique n'a pas été traitée dans ces divers débats? Est-ce que l'on peut se plaindre du silence du ministère?
Il est vrai que, dans la question des fonds secrets, nous n'avons pas voulu nous engager dans le défilé où vous nous poussiez; nous n'avons pas voulu accepter le piége que vous nous tendiez; nous ne le ferons jamais. Mais cela même, messieurs, c'est de la discussion, c'est de la publicité; ce que nous avons fait là, nous ne l'avons pas fait en cachette. Nous sommes venus dire à cette tribune que nous le faisions, et pourquoi nous le faisions. Notre opinion a été discutée; notre conduite, nous vous l'avons livrée; nos raisons, nous vous les avons exposées. Si jamais le régime représentatif a été en vigueur, si jamais les débats se sont hardiment déployés, c'est dans cette session, je ne crains pas de l'affirmer; à aucune époque, la politique d'aucun cabinet ne s'est produite, je ne dirai pas aussi franchement, aussi complétement, mais plus franchement, plus complétement. Il n'y a aucun cabinet qui ait, à cet égard, le droit de faire au cabinet actuel le moindre reproche, la moindre leçon.
Je viens à la question.
Messieurs, en vérité, je crois que, si jamais le budget a été proposé avec quelque sincérité, je dirai quelque courage, c'est le budget que vous discutez. Nous avons fait de l'héritage qui nous était laissé deux parts: nous avons répudié l'une complétement, hautement, en donnant nos raisons; nous avons accepté l'autre avec la même franchise et aussi complétement. Et croyez-vous que ce fût une chose bien facile pour nous? Croyez-vous qu'il ne nous eût pas été plus commode de répudier une plus grande partie de l'héritage qu'on nous laissait? Croyez-vous qu'il ne nous eût pas été plus commode de ne pas soutenir dans les deux enceintes législatives, à propos des fortifications de Paris, ce grand débat qui a partagé nos amis, et a mis le gouvernement dans une des situations les plus délicates où il se soit jamais trouvé? Certes, il nous eût été aisé de l'écarter. Pourquoi ne l'avons-nous pas fait? Parce que nous avons cru que notre devoir nous ordonnait d'accepter ces difficultés, de prendre notre part de ce fardeau. Nous l'avons fait sans hésiter, loyalement, complétement; et pendant que ce débat avait lieu dans cette enceinte, l'honorable président du cabinet du 1er mars lui-même ne manquait pas de rendre justice à la loyauté, à la fermeté avec laquelle nous avions accepté cette part de son héritage... (Interruption.)
J'en appelle aux souvenirs de toute la Chambre.
M. Thiers.—J'en appelle aussi aux souvenirs de toute la Chambre!
M. le ministre.—Ce que nous avons fait pour les fortifications de Paris, nous l'avons fait pour les armements; nous avons fait deux parts des armements; nous avons dit: vous vouliez 639,000 hommes de troupes régulières et 300,000 hommes de gardes nationales mobilisées...
M. Thiers.—Mais non!
M. le ministre.—Voici les paroles de M. Thiers.
M. Thiers.—C'était dans le cas de guerre.
M. le ministre.—Non! je m'en vais lire:
«À l'appui de la note du 8 octobre, notre projet était d'armer jusqu'à 939,000 hommes, et puis de négocier à la tête de nos forces.»
M. Thiers.—Permettez.
M. le ministre.—Pardon! je vais la lire jusqu'au bout et vous me répondrez.
Je lis textuellement:
«Notre projet était d'armer jusqu'à 939,000 hommes, et puis de négocier à la tête de toutes nos forces... Mes collègues et moi, nous nous sommes retirés le jour où nous n'avons pu pousser jusqu'à son terme naturel et nécessaire la grande résolution que nous avions prise après le 15 juillet, non pas de faire la guerre à l'Europe, mais d'exiger, dans un langage qui ne l'aurait pas offensée, la modification du traité, ou, je l'avoue, le mot est grave à prononcer, de déclarer la guerre.»
M. Thiers.—Permettez-moi de dire un mot.
Au centre.—Vous n'avez pas la parole.
M. le ministre.—Je ne laisse pas la parole à l'honorable M. Thiers en ce moment. Je demande à aller jusqu'au bout de mon idée, et M. Thiers me répondra.
Je dis donc que la politique du cabinet du 1er mars, la politique à raison de laquelle, d'après son propre dire, le cabinet s'est retiré, était celle-ci:
Au mois d'octobre, armer 639,000 hommes de troupes de ligne, 300,000 hommes de gardes nationales mobiles; et, cela fait, négocier à la tête de ces forces pendant l'hiver, avec la résolution prise, une fois ces forces debout et le printemps venu, d'exiger de l'Europe (ce sont les termes) la modification du traité du 15 juillet, ou de déclarer la guerre. (C'est cela!) Je n'ajoute rien.
À gauche.—Oui, c'est cela!
M. le ministre.—Les honorables membres approuvent, et ils ont raison. Je sais fort bien que c'est là leur politique, que c'était la politique du cabinet du 1er mars, c'est de celle-là que le cabinet du 29 octobre n'a pas voulu.
M. Thiers.—Nous sommes d'accord là-dessus!
M. le ministre.—C'est pour ne pas suivre cette politique que le cabinet du 29 octobre s'est formé; c'est cette politique que nous avons débattue, à propos de l'adresse. Et quelle est celle qu'à la place de celle-là nous avons, nous, apportée à la tribune?
Nous avons dit: nous acceptons les armements jusqu'à la concurrence de 500,000 hommes; nous n'avons aucun projet de les pousser plus loin; nous n'avons pas le projet de nous préparer à faire la guerre au printemps prochain, d'exiger, à cette époque, de l'Europe la modification du traité du 15 juillet ou de lui déclarer la guerre; non! Nous voulons rester en paix; nous ne croyons pas que la question qui s'est engagée, et à raison de laquelle vous voulez déclarer la guerre à l'Europe si elle ne modifie pas le traité du 15 juillet, nous ne croyons pas, dis-je, que cette question vaille une telle conduite et de tels périls pour la France. Nous l'avons dit tout haut à cette époque, et c'est pour ce but-là que le cabinet s'est formé.
Nous avons dit en même temps: «Le traité du 15 juillet a fait à la France une situation d'isolement; elle ne concourra pas au traité, elle ne s'y ralliera pas, elle n'y adhérera pas, elle restera en dehors et du traité et des événements. Et comme cet isolement lui impose des précautions extraordinaires, elle maintiendra les armements actuels; elle restera dans l'état de paix armée, avec 500,000 hommes, aussi longtemps que la situation d'isolement se prolongera, et la situation d'isolement se prolongera aussi longtemps que la France le jugera nécessaire à sa dignité et à ses intérêts.» (Mouvement.)
Voilà la politique que nous avons adoptée, soutenue, qui s'est trouvée en présence de la politique du cabinet du 1er mars et de ses honorables amis de la gauche, qui, tout à l'heure, le reconnaissaient hautement. (Approbation au centre.)
Qu'y a-t-il de changé, aujourd'hui, messieurs? Qu'avons-nous fait de contraire à ce que nous avons dit dans la discussion de l'adresse? N'avons-nous pas maintenu les armements? N'avons-nous pas développé, adopté, fait prévaloir le projet des fortifications de Paris? Nous avons négocié, nous négocions, il est vrai; nous l'avons dit; nous l'avons annoncé; nous avons dit que nous continuerions à négocier pour mettre un jour un terme à la situation dans laquelle l'Europe était engagée...
Ici je m'arrête; je n'en dirai pas davantage. Oui, une négociation est ouverte, et j'espère qu'elle mettra un terme à cette situation exceptionnelle et tendue que le traité du 15 juillet a créée et pour l'Europe et pour la France. Personne, à coup sûr, ne prétendra, messieurs, que cette situation soit l'état normal, l'état régulier de l'Europe et de la France; personne ne prétendra que, s'il se présente une possibilité raisonnable, digne, conforme aux intérêts de la France, d'en sortir, il faille la refuser.
Eh bien, le jour où la négociation aura abouti, si elle aboutit, le jour où je pourrai la discuter sans lui nuire et avec toutes mes armes, ce jour-là je le ferai.
D'ici là je n'en dirai pas davantage; mais, dès aujourd'hui, il est évident, il est incontestable que le cabinet est demeuré fidèle à la politique qu'il a soutenue dans l'adresse, fidèle à la politique que la Chambre elle-même a soutenue; il est évident que le cabinet a adopté et pratiqué cette politique à la sueur de son front, à travers des discussions sans cesse répétées, et malgré les obstacles et les périls que cette politique lui suscitait; obstacles, périls qu'avec un peu plus de laisser-aller, de complaisance pour lui-même, avec un peu moins d'attachement à ses devoirs, il aurait pu éviter, du moins en grande partie. Voilà, messieurs, dans quel esprit le budget a été rédigé; voilà dans quel esprit la loi des crédits supplémentaires a été présentée.
Oui, nous avons adopté une portion des armements, une portion des précautions, une portion de l'héritage militaire du ministère du 1er mars; nous avons répudié l'autre portion. Oui, nous avons professé et pratiqué la paix armée d'abord, et nous espérons que le jour viendra où la paix pourra exister, pour l'Europe comme pour la France, sans qu'il soit nécessaire de la tenir aussi énergiquement, aussi constamment armée qu'elle l'a été et l'est encore à l'heure qu'il est.
Je dis à l'heure qu'il est, car la situation n'a pas encore cessé; la négociation dont je vous parle n'est pas encore conclue, quoi qu'on en dise. Si elle était conclue, j'accepterais à l'instant même la discussion.
M. Thiers.—Je demande la parole. (Mouvement.)
M. le ministre.—Quoique vous en disiez, il n'y a rien de définitivement conclu: mais j'espère que tout se conclura dans l'esprit que je viens de développer devant la Chambre. Oui, notre politique est la politique de la paix, de la paix armée, tant que les armements seront nécessaires au maintien de la paix. Le jour où ces armements ne seraient plus nécessaires et à la dignité et aux intérêts de la France, certainement nous n'imposerions pas à la France ni à l'Europe de telles charges devenues inutiles; mais aujourd'hui nous les jugeons encore nécessaires. C'est pour maintenir jusqu'au bout la politique que nous avons défendue dans l'adresse, et que la Chambre a adoptée, c'est pour la maintenir, dis-je, que nous avons présenté les crédits supplémentaires et le budget. Il n'y a pas de réticence, pas de complaisance. Nous n'avons jamais éludé la discussion; nous avons accepté les devoirs les plus rudes, les devoirs qui nous ont obligés à lutter contre une portion de nos amis, et ceux qui ne nous engageaient que contre nos adversaires; nous les avons acceptés les uns et les autres; nous les remplirons jusqu'au bout, et vous ne me ferez pas parler plus tôt que je ne le jugerai convenable aux intérêts du pays, pas plus que vous ne nous ferez dévier un moment de la ligne de conduite que nous avons adoptée. (Très-bien! très-bien!)
M. Thiers répondit à M. Guizot et termina son discours en disant:
«Le jour où il y a eu un cabinet qui a pris à tâche de dire à son prédécesseur: Vous vouliez la guerre et nous voulons la paix; du jour où il s'est fait cette situation commode auprès de certains esprits, cette situation commode pour avoir une majorité, du jour où l'on s'est fait de cela un mérite et où l'on a fait de cela un reproche pour les autres, il est évident que, de ce jour, toute force pour le pays a été perdue.»
M. le ministre des affaires étrangères, s'élançant à la tribune.—Comment, messieurs, le jour où il y aura une opinion favorable à la guerre et une opinion favorable à la paix, ce jour-là, toute force sera perdue pour le pays!
M. Thiers.—Mais non!
M. le ministre des affaires étrangères.—Vous venez de dire à l'instant que le jour où vous avez vu qu'il y avait un cabinet qui voulait la guerre et un autre qui voulait la paix, où vous avez vu qu'on faisait un mérite à l'un et un tort à l'autre de son opinion, ce jour-là vous avez vu que tout était perdu! Je le demande à la Chambre, n'est-ce pas là ce que vous venez de dire? (Oui! oui! Non! non!)
En vérité, messieurs, on dirait que la question de la guerre et de la paix n'a jamais été posée dans une grande assemblée! On dirait que cette question n'a jamais divisé les hommes d'État! Que venez-vous dire? C'est précisément le spectacle que les pays libres de l'Europe ont offert depuis cinquante ans. Certes, il n'y a rien de plus légitime que de conseiller la guerre à son pays quand on croit la guerre utile ou honorable; il n'y a rien de plus légitime que de conseiller la paix quand on croit la paix utile et honorable. C'est là une question naturelle, nécessaire dans certaines situations; il peut arriver que le pays puise sa force dans la paix tout aussi bien que dans la guerre: c'est précisément le point à débattre, à juger. Mais dire que, par cela seul qu'on a parlé de la paix, le pays a perdu sa force, en vérité, c'est méconnaître et les situations les plus vulgaires de l'histoire, et les notions du plus simple bon sens. (Très-bien! très-bien!)
Je reviens à la discussion.
Messieurs, pas plus l'honorable M. Thiers que l'honorable M. Billault ne me fera sortir de la réserve que je me suis imposée. (Très-bien! très-bien! Rires à gauche.)
Quand j'ai dit à cette tribune que je ne croyais pas que le moment fût venu de débattre la négociation pendante, je l'ai dit après y avoir bien pensé, parce que j'ai cru que le débat ne valait rien, ni dans l'intérêt du pays, ni dans l'intérêt de la vérité, les deux seuls intérêts qui me préoccupent et me possèdent à cette tribune.
Je persiste dans cette opinion; je n'accepte point le débat dans lequel M. Thiers vient d'entrer. Malgré le désavantage où il croit me placer par là, je saurai remplir mon devoir. Il a parlé tout à l'heure des conditions du gouvernement; la première des conditions imposées aux hommes qui ont l'honneur d'être appelés au gouvernement de leur pays, c'est de savoir persévérer dans la conduite qu'ils ont adoptée, c'est de ne pas se laisser ébranler ni entraîner par les difficultés momentanées de la situation. J'accepte les difficultés que vous voulez me faire; j'accepte les embarras que vous voulez me créer; j'accepte les avantages que vous vous donnez, et je persiste dans mon devoir, qui m'impose d'attendre le moment où la discussion sera nécessaire et possible pour tout le monde; vous savez bien que je ne vous la refuserai pas ce jour-là.
J'ai pourtant quelque chose à dire aujourd'hui. (Très-bien!—Écoutez!)
À gauche.—Il n'y a pas de quoi applaudir.
M. le ministre du commerce.—Mais certainement si! Que voulez-vous de plus?
M. le ministre des affaires étrangères..—J'ai deux choses à dire: la première, c'est que, dans les assertions que M. Thiers vient de porter à cette tribune, il y a beaucoup et de graves inexactitudes. Quoi qu'il en ait dit, il est mal informé et il affirme légèrement bien des choses. (Très-bien!)
M. Thiers.—Tant mieux!
M. le ministre des affaires étrangères.—Quand le moment viendra, je le prouverai.
M. Thiers.—Nous verrons.
M. le ministre des affaires étrangères.—Je le prouverai en tenant à la main les paroles que M. Thiers vient de prononcer, et je montrerai, quand les faits seront à découvert, que plusieurs de ses assertions sont remplies d'inexactitudes. Je le montrerai non-seulement avec mes propres assertions, mais avec les actes, les documents, les pièces qui, à leur date, prouveront qu'il était mal informé des faits, et qu'il les avait crus légèrement.
Voici ma seconde observation.
Je relisais tout à l'heure à la tribune les paroles de l'honorable M. Thiers; je ne discuterai pas les explications qu'il en a données; mais que résultait-il de ces paroles? Que la perspective du cabinet du 1er mars, sa perspective au bout de six mois, pour le printemps, qui est arrivé, où nous sommes en ce moment, c'était la guerre. C'était la guerre que préparait le cabinet du 1er mars; c'était à la guerre qu'il s'attendait au printemps, si l'Europe ne lui accordait pas la modification du traité qu'il voulait exiger. (C'est cela!)
Il m'est permis d'opposer mon opinion à la vôtre; et mon opinion à moi, c'est que l'Europe, pas plus les deux puissances continentales dont vous parlez que les autres, ne vous auraient pas accordé la modification que vous auriez exigée; à vous moins qu'à d'autres. (Très-bien!)
Je le répète, je ne puis parler ici que de mon opinion; l'honorable M. Thiers n'a donné que la sienne, il n'avait que la sienne à donner; j'oppose la mienne à la sienne. Voilà tout.
C'était la guerre que le cabinet du 1er mars attendait au printemps. Nous avons atteint le printemps; nous avons la paix, la paix armée. Vous convenez vous-même qu'elle est honorable, que l'attitude que nous avons tenue jusqu'à présent, et qui subsiste encore, l'isolement et la paix armée dans l'isolement, convient aux intérêts du pays. C'est là, messieurs, ce que nous avons donné au pays au printemps, au lieu de la guerre que vous lui aviez fait entrevoir.
Eh bien, maintenant, notre attente à nous, je ne veux pas dire notre confiance, c'est un mot trop présomptueux dans de telles affaires, notre attente, c'est qu'à cette paix armée, mais pesante pour la France comme pour l'Europe, succédera une paix plus douce, plus libre, qui ne portera aucune atteinte aux intérêts particuliers de la France, tels qu'ils résultent des faits accomplis. (Mouvements divers. Rumeurs.) Messieurs, si vous avez un moyen de ne tenir aucun compte des faits accomplis, si vous avez un moyen de régler les faits selon vos désirs, sans y prendre plus de peine, sans y courir plus de dangers réels que le cabinet du 1er mars n'en a courus pour soutenir sa politique, je suis tout prêt à accepter vos moyens et à vous céder, sur ces bancs, la place que j'ai l'honneur d'y occuper. (Très-bien!) Pour moi, je ne sais aucun moyen de ne pas tenir compte des faits accomplis.
Je dis donc que ma conviction est qu'à cette paix armée, à cet isolement honorable mais pesant pour tout le monde, que les événements nous ont fait, nous substituerons une paix plus douce, plus libre, plus sûre, je le crois. Quand le moment sera venu de débattre cette question, vous en jugerez; c'est devant vous qu'elle sera portée; rien ne vous sera caché; les circonstances, les actes, les documents, vous connaîtrez tout.
On disait tout à l'heure (et c'était à moi en particulier que le reproche s'adressait) on disait que je n'ai point de confiance dans mon pays, que la méfiance envers le pays, envers sa pensée, sa liberté, sa force, est le caractère fondamental de ma politique.
Messieurs, si jamais j'ai eu l'honneur de faire quelque chose dans ma carrière politique, c'est en en appelant à l'opinion, à la liberté, à la force et à l'intervention du pays dans ses propres affaires.
Est-ce que nous avons pratiqué la tyrannie? Est-ce que nous avons gouverné en dehors des institutions du pays?
M. Manuel.—L'auriez-vous pu?
M. le ministre.—Est-ce que le pays n'a pas été constamment maître de juger entre vous et nous? Est-ce que toutes nos institutions, l'élection, la discussion, la garde nationale, n'ont pas été respectées? Est-ce que ce n'est pas au pays que nous en avons appelé? Est-ce que ce n'est pas la confiance dans le pays, dans son opinion, dans sa liberté, dans son influence, dans son intervention, qui a dirigé le cabinet du 29 octobre? Est-ce que le pays lui-même ne s'est pas prononcé? (Oui! oui! Non! non!)
C'est par la discussion libre, par la liberté, par l'influence active du pays que nous avons gouverné.
Ne parlez donc pas de méfiance: nous avons confiance dans le pays. Au milieu des obstacles que nous rencontrons, dans les difficiles défilés que nous avons à traverser, c'est au pays que nous nous adressons; c'est sur lui que nous comptons; c'est par lui que nous agissons.
Non, messieurs, non! nous ne nous méfions pas du pays, et c'est parce que nous ne nous méfions pas de lui que nous sommes convaincus qu'il saurait soutenir, et soutenir jusqu'au bout, une guerre juste et nécessaire.
On prétend que nous n'osons pas prononcer le nom de guerre, que nous avons renoncé à ce grand moyen de gouvernement.
Non, messieurs, ne croyez pas cela; cela n'est pas vrai. Nous saurions au besoin prononcer le mot de guerre; mais nous n'avons pas voulu de la guerre que vous prépariez (Rumeurs diverses), parce que nous ne la croyions pas juste, parce que nous ne la trouvions pas nécessaire, parce que nous la considérions comme fatale au pays (Bruit), fatale à son honneur comme à sa sécurité (Oui! oui! Non! non!), fatale à son honneur, à sa considération (Nouveau mouvement) morale comme à son bien-être. Mais s'il s'était agi d'une guerre juste, nécessaire, vraiment nationale, nous aurions pensé, nous aurions agi tout autrement. Dieu, je l'espère, éloignera de nous une telle perspective. J'espère que mon pays ne sera pas de longtemps appelé à ces guerres justes et nécessaires qui exigeraient toutes ses forces et lui imposeraient tous les sacrifices. Mais si jamais ce cas arrive, ce jour-là nous saurons faire appel à tous les sentiments généreux, hardis, dévoués. Je ne dis pas que ce jour-là vous ne seriez pas avec nous; mais soyez sûrs que nous, nous ne manquerions pas au rendez-vous. (Très-bien! Bravo!)
CXI
Discussion du traité de commerce et de navigation conclu le 25 juillet 1840 entre la France et les Pays-Bas.
—Chambre des députés.—Séance du 22 mai 1841.—
Le cabinet présidé par M. Thiers avait conclu, le 25 juillet 1840, un traité de commerce et de navigation avec le royaume des Pays-Bas. Le cabinet du 29 octobre 1840 présenta à la Chambre des députés, le 21 juillet 1841, le projet de loi nécessaire pour modifier les tarifs des douanes françaises en exécution de ce traité. Je pris la parole dans ce débat pour défendre le traité et repousser divers amendements dont il fut l'objet.
M. Guizot.—Si je trouvais dans le projet de loi et dans le traité l'amendement que vient de proposer l'honorable M. J. Lefebvre, je le soutiendrais avec empressement; je regrette qu'il n'en soit pas ainsi; ce sentit évidemment une condition meilleure que la France aurait obtenue dans la négociation. Je ne sais s'il était possible d'obtenir cette condition. L'honorable M. Thiers vous a dit hier que, dans sa conviction, cela ne se pouvait pas; il vous a dit qu'il avait réclamé longtemps, dans la négociation, le principe que vient de soutenir l'honorable M. J. Lefebvre, et qu'il n'avait pu l'obtenir. J'admets le fait, et je lis dans le traité cet article réservé:
«Il est convenu que les clauses du présent traité, dont l'exécution comporte des dispositions législatives en France, seront présentées aux Chambres dans leur prochaine réunion, et de manière à ce que la sanction en soit obtenue dans le courant de la session; faute de quoi, le traité sera nul et non avenu pour chacune des hautes parties contractantes.»
C'est donc dans l'intérêt du traité tout entier que je suis forcé de repousser l'amendement de M. J. Lefebvre, comme tout autre amendement. Toutes les dispositions soumises à la Chambre sont essentielles à l'adoption du traité, et si une seule de ces dispositions est rejetée, le traité tombe. (Oui! oui! c'est évident.)
Quel serait le résultat d'une négociation nouvelle? Je l'ignore; tout ce que je puis dire, d'après l'assertion de l'honorable M. Thiers, c'est que, dans la première négociation, il a été impossible d'obtenir plus qu'on n'a obtenu. Or, ce n'est certainement pas au moment où une négociation aurait ainsi échoué, au moment où un traité serait rejeté, qu'on pourrait espérer, ne fût-ce que par les difficultés d'amour-propre et de dignité nationale, de renouer immédiatement une nouvelle négociation qui eût de meilleurs résultats. Il faut, messieurs, ou accepter le projet de loi, ou renoncer au traité. La Chambre est assurément libre de le faire; il est dans son droit de rejeter le projet et d'annuler indirectement le traité; mais il ne faut pas qu'elle se fasse illusion sur les conséquences de son vote; il n'y a pas d'amendement possible; l'adoption de l'amendement de M. J. Lefebvre, comme de tout autre, c'est le rejet complet du projet de loi et l'annulation du traité, en livrant la négociation aux chances de l'avenir et d'un avenir lointain. (C'est cela!)
La question ainsi bien éclaircie, est-il de l'intérêt du pays que la Chambre rejette le projet de loi et annule le traité?
Je demande à la Chambre la permission d'écarter d'abord les intérêts locaux qui se sont produits à cette tribune; non que je ne les tienne pour fort respectables, fort légitimes: non-seulement je n'ai pas de dédain pour les intérêts locaux, mais je pense que c'est un des mérites, un des grands mérites de notre gouvernement de les amener dans cette enceinte, de les faire entendre à cette tribune et de leur permettre d'y faire valoir tous leurs droits; cela est très-bon, cela est essentiel à notre gouvernement. Les intérêts locaux doivent être entendus, il faut leur faire leur part; mais quand ils ont été entendus, quand leur part a été faite, il y a un intérêt général au delà et au-dessus des intérêts locaux, qui doit servir de règle au gouvernement et aux Chambres, et d'après lequel les questions doivent être décidées.
J'écarte donc les intérêts locaux; la Chambre saura leur faire leur part: elle les a entendus, ils se sont très-habilement produits à cette tribune. Je consulte l'intérêt général.
Il n'y a, en réalité, qu'un seul intérêt général qui ait été produit contre le traité, c'est l'intérêt de la navigation française; cet intérêt est grand, je le reconnais; il est grand pour le commerce, pour le gouvernement et le pays.
Mais d'abord, messieurs, ce n'est pas l'intérêt de la navigation tout entière qui est ici engagé. M. Fould tout à l'heure a justement apprécié à cette tribune la valeur de la portion de l'intérêt de la navigation qui se trouve en question dans les rapports de la France avec la Hollande, et par conséquent dans le traité dont il s'agit. Je ne reviendrai pas sur les chiffres qu'il a produits; ils sont présents à la mémoire de la Chambre. Il s'agit, je le reconnais, de l'intérêt de la navigation française, mais elle n'est pas tout entière comprise dans le traité et dans le projet de loi.
Y a-t-il des intérêts généraux autres que l'intérêt de la navigation? Y a-t-il des intérêts politiques supérieurs qui doivent déterminer la Chambre à admettre le projet de loi et à valider le traité? Voilà toute la question.
Le gouvernement est convaincu qu'il y a pour nous, dans de bonnes relations avec la Hollande, un grand intérêt politique, intérêt qui légitime le traité et qui doit déterminer la Chambre à accepter le projet de loi. Cela me paraît si évident que je ne retiendrai pas longtemps l'attention de la Chambre.
Si vous jetez un regard sur la position géographique de la Hollande, sur la place qu'elle occupe vers notre frontière du nord, entre nous et les grandes puissances avec lesquelles nous pouvons être en conflit, vous reconnaîtrez qu'il nous importe d'être avec elle dans les meilleurs termes possibles, et de pouvoir compter, en temps de paix et en temps de guerre, sur sa bienveillance, je dirai même sur son amitié. Ce n'est là que la continuation de la vieille politique que la France a toujours suivie avec les petits États situés près de ses frontières, et qui la séparent des grands États. C'est ainsi qu'elle a toujours cherché à s'unir avec le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, les électorats ecclésiastiques sur le Rhin. La France a un immense intérêt politique à ce que le Rhin coule dans des États amis. Ainsi la seule position géographique de la Hollande nous est un motif déterminant de soigner son amitié, et, si c'était ici le lieu d'entrer dans quelques détails historiques à ce sujet, il me serait aisé de démontrer que c'est là pour la France un intérêt de premier ordre.
Si, après la position géographique, je regarde à la constitution intérieure de la Hollande, je suis conduit au même résultat.
La France a intérêt à être bien avec tous les pays qui ne sont pas des pays de grande production, et qui sont des pays de consommation. Or, il a été constaté que la Hollande, pays d'environ 3,000,000 d'hommes, consommait à peu près autant que 7,000,000 d'Allemands. (On rit.)
Cela a été établi dans les recherches faites à l'occasion du lien de la Hollande avec l'association prussienne. La Hollande est donc un pays de grande consommation: ce n'est évidemment pas un pays de production. Il n'y a point de rivalité possible sous ce rapport entre elle et nous; ainsi, sous le point de vue économique comme sous le point de vue géographique, il nous convient d'être avec la Hollande dans des relations intimes.
Et, remarquez-le, messieurs, il ne s'agit pas de la Hollande seule; il s'agit aussi des grandes colonies hollandaises en Asie. On a trop légèrement parlé de ces colonies et de l'importance qu'elles peuvent avoir pour la France. Savez-vous, messieurs, ce qui est arrivé il y a dix-sept ans? L'Angleterre a commis la même faute qu'on vous conseille aujourd'hui. Elle a conclu, en 1824, avec la Hollande, un traité dans lequel il a été stipulé que les Anglais renonçaient à tout établissement dans les îles des grands archipels situés au sud de l'Inde et de la Chine, et que les Hollandais, de leur côté, renonçaient à tout établissement sur le continent asiatique. L'Angleterre a cru, à cette époque, qu'en s'assurant la complète domination de ce continent et en abandonnant les îles à la Hollande, elle faisait un excellent marché. Elle s'aperçoit aujourd'hui que le marché n'est pas aussi bon qu'elle l'imaginait; elle s'aperçoit qu'elle a méconnu l'importance que devaient acquérir les colonies néerlandaises, les archipels de la Sonde, des Moluques, toutes ces grandes îles qui couvrent les mers du midi de l'Inde et de la Chine. Vous êtes sur le point de commettre la même faute; on vous conseille de ne pas faire cas, dans nos relations avec la Hollande, de ses colonies asiatiques; on vous dit que là nos relations ne sont rien aujourd'hui; on ne vous dit pas ce qu'elles seront un jour: personne ne peut le dire, personne ne le sait; mais il est évident qu'il y a là une masse nombreuse de populations d'une richesse croissante, dont les consommations s'étendent tous les jours, et avec lesquelles, il vous importe beaucoup de vous assurer, dès aujourd'hui, des relations fréquentes.
Donc, sous le point de vue économique comme sous le point de vue politique, la France a un grand intérêt à vivre avec la Hollande, dans les meilleurs, les plus intimes rapports.
Portez plus haut votre vue; les considérations d'intérêt matériel, quelque puissantes, quelque déterminantes qu'elles soient, ne sont pas les seules qui doivent nous toucher en pareille affaire.
Vous n'avez pas en Europe un très-grand nombre de peuples qui vous soient analogues par les institutions, par les sentiments, par les idées.
Eh bien, messieurs, le peuple hollandais est un de ceux qui, sous ce rapport, ont avec vous les liens les plus réels, les plus assurés. Permettez-moi de le dire: la Hollande est le plus ancien des peuples qui appartiennent à la civilisation moderne; c'est en Hollande que les idées politiques modernes ont poussé leurs premières racines et porté leurs premiers fruits; c'est presque la terre natale de la liberté civile et religieuse en Europe. Il vous appartient, il vous convient de vivre, avec un tel peuple, dans de bienveillants rapports. Vous le comprenez, il vous comprend.
Et ce n'est pas du peuple hollandais seul, messieurs, c'est aussi de son gouvernement que je dois parler. Je disais tout à l'heure qu'il n'y avait pas en Europe trop de peuples qui fussent avec nous en sympathie étroite sous le rapport politique; les gouvernements y sont peut-être moins enclins que les peuples. Eh bien, vous avez, en Hollande, une maison régnante qui, depuis deux siècles, défend en Europe la cause de la liberté civile et religieuse. La maison de Nassau a rendu à cette cause les plus grands services, et le caractère qu'elle a déployé au XVIIe siècle, elle le conserve aujourd'hui. C'est un hommage que je suis bien aise de rendre, à cette tribune, au prince qui règne depuis un an en Hollande; son illustre aïeul, Guillaume III, est allé en Angleterre pour y faire prévaloir les principes de la liberté civile et religieuse. Le roi Guillaume II les soutient aujourd'hui en Hollande même; il les soutient à travers de graves difficultés; il les soutient, je hasarderai cette expression, malgré quelques restes d'injustice et d'imprévoyance fanatique qu'il rencontre dans ses propres États. Il faut lui savoir gré de cette politique honorable; il faut, autant que cela convient à notre situation, l'y soutenir, l'y aider, dans l'intérêt de la Hollande elle-même aussi bien que dans celui de la civilisation et de la justice générale.
Soit donc que vous regardiez le peuple hollandais lui-même, ou le prince qui le gouverne, soit que vous considériez sa situation géographique, économique, politique, morale, vous arrivez toujours au même résultat: convenance et utilité pour la France à étendre, à resserrer tous les liens qui garantissent, entre la France et la Hollande, la bonne intelligence, les bons rapports.
Par un malheur des temps, cette bonne intelligence, ces bons rapports avaient été interrompus: la Hollande et son roi sont le seul pays et le seul souverain qui aient perdu quelque chose à la révolution de 1830; elle a coûté la Belgique à la maison de Nassau. C'était un sujet naturel, je ne dis pas légitime, de rancune et d'humeur. Les bons rapports entre la France et la Hollande en ont souffert, souffert pendant longtemps. Depuis quelque temps, par un concours de circonstances heureuses, ce mal tend à disparaître; depuis quelque temps les bons rapports se rétablissent entre la France et la Hollande. La politique des deux pays se rapproche.
Les preuves de ce fait ne manquent pas: vous avez vu le dernier roi de Hollande, ce roi qui vient de descendre du trône par sa libre volonté, vous l'avez vu, le premier entre les souverains du continent, vous l'avez vu, dis-je, reconnaître la reine d'Espagne, Isabelle II. Il s'est le premier détaché, je ne dirai pas de cette coalition, le mot serait trop inexact, mais de cet ensemble de gouvernements qui avaient refusé cette reconnaissance.
Tout récemment, au milieu des obstacles que vous avez rencontrés quand vous avez voulu rétablir votre force militaire et remonter votre cavalerie, la Hollande seule a maintenu pour vous la libre exportation. Et ne croyez pas qu'il n'y ait pas eu à cela quelque mérite; elle a résisté à tous les efforts pour l'entraîner dans le système de l'interdiction.
Voici ce que vous devez à la bonne volonté de la Hollande dans cette occasion: vous avez tiré du pays même 8,000 chevaux, et il a donné passage, par son territoire, à des chevaux allemands au nombre de 3 à 4,000. Ainsi, vous avez dû à la bonne volonté de la Hollande 11 à 12,000 chevaux pour remonter votre cavalerie, quand toute l'Allemagne empêchait l'introduction des chevaux sur votre territoire.
M. Thiers.—La moitié de l'acquisition.
M. le ministre des affaires étrangères.—Encore un fait de même nature. Vous avez été embarrassés pour faire construire chez vous un certain nombre de machines à vapeur. La Hollande vous a ouvert ses ateliers. Vous avez trouvé dans son gouvernement bienveillance et faveur.
Ainsi cette mésintelligence déplorable qui s'était établie entre la France et la Hollande, depuis la révolution de 1830, a cessé et cesse de jour en jour. Et c'est ce moment où les deux pays rentrent dans de bons rapports, où l'harmonie se rétablit entre eux, c'est ce moment que vous prendriez pour donner à la Hollande une marque, je ne dirai pas de malveillance, ce serait injuste, mais de froideur, pour ne pas saisir du moins l'occasion de resserrer et d'étendre vos liens avec elle!
Et vous prendriez ce parti, lorsque la Hollande sort de l'association prussienne dont elle avait fait partie! Oui, messieurs, l'association prussienne ne renouvelle pas son traité avec la Hollande; la Hollande sera complétement en dehors de cette association; elle sera libre, elle demeurera suspendue, en quelque sorte entre la France et l'Allemagne. Choisirez-vous ce moment pour la repousser, pour l'éloigner? Ne saisirez-vous pas, au contraire, cette occasion de l'attirer à vous, de contracter avec elle de nouveaux liens? (Très-bien! très-bien!)
Messieurs, permettez-moi de rappeler un fait ancien qui sera pour tout le monde, si je ne me trompe, un utile enseignement.
À la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, Sully d'abord, Richelieu ensuite, voulurent s'assurer l'amitié de la Hollande; ils en avaient besoin dans leurs relations avec le reste de l'Europe, dans leur lutte contre la maison d'Autriche, pour des guerres flagrantes ou prochaines. Que firent Sully et Richelieu? Ils donnèrent à la Hollande la fourniture de tous les approvisionnements du gouvernement français. Voilà le prix que Sully et Richelieu payèrent à la Hollande pour s'assurer son concours politique dans leurs rapports avec l'Europe. Et cela a duré cinquante ou soixante ans.
Messieurs, on ne nous demande pas aujourd'hui de payer si cher. Si je pouvais mettre sous vos yeux le résultat des conventions conclues par Sully et Richelieu avec la Hollande, et les résultats du traité qu'on vous propose de sanctionner, vous verriez que la différence est grande et que nous pouvons nous assurer les bons rapports avec la Hollande à infiniment meilleur marché que Sully et Richelieu ne l'ont fait.
Il est vrai que Sully et Richelieu voulaient se servir de la Hollande pour des projets de conquête et de guerre contre l'Europe. Nous n'avons aucun projet semblable; nous ne cherchons ni la guerre ni la conquête, nous n'avons nul besoin et nul désir des alliances exclusives, hostiles, conçues en défiance et presque en menace contre d'autres nations.
Notre politique, la politique que nous tenons à pratiquer en fait comme à soutenir en principe, c'est la politique de la paix, de la bonne intelligence avec toutes les nations de l'Europe, de la bonne intelligence plus étroite, plus intime avec celles qui se montreront disposées à l'étendre et à la resserrer. Nous y prêterons-nous, ou nous y refuserons-nous? Voilà la vraie question.
Messieurs, il faut que je le répète, ce n'est pas au nom des intérêts commerciaux seuls, c'est surtout au nom des intérêts politiques que cette question doit être résolue. Je crois que, sous le point de vue des intérêts commerciaux, l'importance du traité est infiniment moins grande qu'on ne l'a dit de part et d'autre. La discussion doit laisser dans l'esprit de la Chambre cette impression que, soit sous le rapport des dommages pour certains intérêts, soit sous le rapport des avantages pour certains autres, commercialement parlant, le traité a moins d'importance qu'on ne veut lui en attribuer; politiquement, il a une importance très-grande, c'est de celle-ci que j'ai essayé de frapper l'esprit de la Chambre; c'est ce qui détermine le gouvernement à persister dans le projet de loi et à repousser tout amendement. (Très-bien! Très-bien!—Aux voix! aux voix!)
CXII
Sur les affaires d'Espagne et d'Orient dans la discussion générale du projet d'adresse.
—Chambre des pairs.—Séance du 12 janvier 1842.—
À la Chambre des pairs, dans la séance du 11 janvier, plusieurs orateurs, entre autres M. de Montalembert, avaient traité des affaires d'Orient, et M. de Brézé avait parlé, à la fin de cette séance, de notre politique et de nos relations envers l'Espagne. Dans la séance du 12, je repris les deux questions.
M. Guizot, ministre des affaires étrangères.—Messieurs, j'avais demandé la parole, hier, à la fin de la séance, pour répondre, en peu de mots, à ce que venait de dire l'honorable M. de Brézé sur les affaires d'Espagne. Je viderai sur-le-champ, aujourd'hui, ce que je regarde comme un incident dans cette discussion.
L'honorable M. de Brézé a remarqué le silence du discours de la couronne sur les affaires d'Espagne; il a eu raison. Ce silence a été réfléchi et volontaire. Il expliquera le mien. L'état de nos relations en Espagne m'interdit d'entrer dans une vraie discussion à cet égard; il y a, en ce moment, entre la France et l'Espagne, des difficultés pendantes, des questions flagrantes sur lesquelles il me serait impossible de m'expliquer sans courir le risque de nuire aux affaires de mon pays.
Cependant, j'ai, non pas sur les questions dont je parle, mais sur nos relations générales avec l'Espagne, une observation à faire en réponse à ce qu'a dit l'honorable M. de Brézé.
Il a rappelé le traité de Bergara et la satisfaction que nous avons témoignée au moment où il a été conclu; il nous a demandé si, après ce qui s'est passé depuis deux ans, nous ressentions aujourd'hui la même satisfaction. Sans aucun doute, messieurs. Le traité de Bergara nous a causé une véritable satisfaction, parce qu'il annonçait le terme d'une guerre civile en Espagne. Nous n'avons pas eu l'espérance qu'il mît un terme, en même temps, à toutes les dissensions civiles de ce pays, à toutes les difficultés de nos relations avec lui. Nous avons une trop longue expérience des révolutions, de leur durée, de leurs vicissitudes, pour croire qu'elles puissent se terminer ainsi en un moment et par un acte isolé; mais il n'en reste pas moins vrai que le traité de Bergara mettait fin à la guerre civile en Espagne. C'est la cause de la satisfaction qu'il nous a fait et qu'il nous fait encore éprouver.
Une autre guerre civile a paru, tout à l'heure, sur le point de recommencer; des bruits ont été répandus sur la part que le gouvernement du roi y avait prise. Ces bruits étaient dénués de tout fondement. Le gouvernement du roi, dans cette occasion comme dans toutes les autres, s'est conduit envers l'Espagne dans la seule pensée d'aider au rétablissement de l'ordre et à la pacification générale dans ce pays. Au milieu de cette crise récente, quand le gouvernement espagnol s'est adressé à nous pour nous demander les mesures qui lui paraissaient propres à en empêcher le développement, quand il nous a demandé de faire interner les réfugiés carlistes qui s'agitaient sur la frontière et rentraient en Espagne pour prendre part à la nouvelle insurrection, nous les avons fait interner. Quand il nous a adressé la même demande à l'égard des christinos qui se pressaient vers la frontière dans le même dessein, nous les avons fait également interner. Une seule de ses demandes lui a été à l'instant et positivement refusée. Je n'ai pas besoin de dire laquelle; la Chambre le sait; elle comprend notre prompt et catégorique refus. (Marques d'approbation.)
Il est donc faux que le gouvernement français ait eu la moindre part aux derniers troubles de l'Espagne. Si nous avions voulu nous plaindre à notre tour de ce qui se passe en Espagne à l'égard du gouvernement du roi, des réunions publiques, des menées odieuses, des propos tenus, je ne veux pas dire par qui, mais par des hommes importants, menaçant de fomenter en France des insurrections, des révolutions nouvelles, et adressant leurs menaces au gouvernement du roi, à la personne du roi, les sujets de récrimination ne nous auraient pas manqué. Nous nous en sommes abstenus. Nous savons quelles sont les difficultés que rencontrent, en pareille matière, les gouvernements libres, quelle est la part qu'il faut attribuer aux passions populaires, à l'entraînement qu'elles exercent souvent sur les gouvernements eux-mêmes, indépendamment de leurs véritables intentions. Mais nous savons aussi qu'il est du devoir des gouvernements de s'en défendre; nous espérons que ce devoir sera rempli de l'autre côté des Pyrénées comme il l'est de notre côté.
Le gouvernement du roi n'est dirigé dans sa conduite, quant à l'Espagne, que par deux idées qu'il peut exprimer tout haut: l'une, c'est de contribuer à l'affermissement de la monarchie régulière, à la pacification du pays; l'autre, c'est que, ne prétendant point à exercer en Espagne une influence exclusive, et, certes, nous l'avons assez témoigné en nous refusant à l'intervention quand on nous la demandait de toutes parts, nous avons aussi la prétention qu'aucune influence exclusive n'y soit exercée à nos dépens et contre nous. La pacification de l'Espagne, ses bonnes et égales relations avec tous les gouvernements avec lesquels elle est en paix, voilà notre politique quant à l'Espagne, celle que nous pratiquons chaque jour.
L'honorable M. de Brézé nous a rappelé la politique de Louis XIV, la politique de Napoléon, quant à l'Espagne. Dans cette politique, messieurs, il y avait du bon et du mauvais, du vrai et du faux. Il y a certains côtés par lesquels elle est encore bonne pour la France et pour l'Espagne; il y en a d'autres qui ne conviennent plus au temps, aux intérêts actuels de la France, aux principes et aux formes des gouvernements. C'est donc un exemple à consulter, mais non un guide à suivre. Il faut aujourd'hui travailler, autant qu'il appartient à un gouvernement étranger, à pacifier l'Espagne, à affermir sa monarchie, et, en même temps, empêcher en Espagne toute influence exclusive qui nuirait aux intérêts français, sans prétendre à exercer nous-mêmes une semblable influence; voilà les deux règles de notre politique: je n'hésite pas à affirmer que nous les suivons exactement. Le jour où nous pourrons examiner de près ce qui se passe aujourd'hui entre l'Espagne et la France, le jour où les questions pendantes seront résolues, on verra que nous nous sommes conformés exactement aux idées que je viens de rappeler.
La Chambre pensera comme moi, je l'espère, que le moment n'est pas encore venu d'entrer dans ce débat. (Mouvement d'adhésion.)
Je passe à la question essentielle qui a occupé, hier, toute la séance de la Chambre, à la question d'Orient, à la convention du 13 juillet 1841.
Je demande la permission d'écarter du débat toute politique rétrospective, tout ce qui est antérieur à l'avénement du cabinet dont j'ai l'honneur de faire partie. Ce sont là des faits et des questions qui ont été jugés l'an dernier.
J'écarte également, et j'en demande la permission à l'honorable M. de Brézé lui-même, le débat tant de fois renouvelé sur l'incurable situation de notre gouvernement et ses funestes conséquences; cette situation, qui ne lui permet pas, dit-on, de faire le bien, même quand il le veut, qui le frappe de tendances radicalement mauvaises, ou au moins d'impuissance. Je ferai à ce sujet une seule observation.
Messieurs, lorsque quelque grande crise éclate, lorsque quelque danger pressant pèse sur le pays, et que des hommes à qui on attribue un peu de sens et de courage s'engagent dans la lutte, on les en loue, on les en remercie presque; et puis, quand la crise est passée, quand le danger ne pèse plus sur personne, on les décourage, on leur dit qu'ils poursuivent une victoire impossible, qu'ils sont condamnés à tourner toujours dans le même cercle, sans jamais réussir. Cela ne me paraît ni juste ni sage; cependant je ne m'en plains pas. C'est un fait que je me borne à rappeler.
Je me rappelle aussi, messieurs, ce qui se passait sous la Restauration; elle s'efforçait quelquefois d'effacer le vice de son origine, l'étranger. Elle s'y appliquait par des efforts honorables et sincères. J'ai vu des hommes qui, au moment même où elle faisait de tels efforts, lui rappelaient sans cesse, lui reprochaient amèrement le vice de son origine, cherchaient à l'y retenir, à l'y enfoncer, à l'empêcher de prendre un plus beau drapeau. C'était un acte de mauvais citoyen. Je le pensais alors, je le pense encore aujourd'hui.
Pour nous, messieurs, nous acceptons hautement notre situation et notre origine; nous en connaissons la gloire et le péril. Le grand acte de la France en 1830 a été un acte légitime, nécessaire, accompli avec une modération et une magnanimité dont aucun temps et aucun pays n'avaient offert l'exemple. Nous en recueillons pieusement la gloire et, en même temps, nous avons, plus que personne peut-être, le sentiment du péril, car il y a onze ans que nous luttons contre ce péril. Jamais gouvernement n'a plus franchement, plus complétement accepté une mission difficile, la mission de séparer le bien du mal, le bon grain de l'ivraie, de garder sa situation et de s'arrêter sur la pente où cette situation même le plaçait. (Marques d'adhésion.) Le gouvernement du roi l'a fait depuis onze ans, il le fait tous les jours; c'est son honneur en même temps que son fardeau. Nous acceptons cette situation tout entière avec sa gloire et avec son danger; nous ne demandons qu'à lui rester fidèles. Qu'on se le rappelle ou qu'on l'oublie, qu'on l'allége ou qu'on l'aggrave, notre conduite sera toujours la même. (Nouvelles marques d'adhésion.)
J'entre enfin dans le débat.
Messieurs, à la fin de 1840, nous avons pris les affaires d'Orient dans un certain état, dans l'état où on nous les laissait. Elles sont aujourd'hui dans un état tout différent. Quel était le point de départ? à quel point sommes-nous arrivés? Qu'avons-nous fait des questions qui ont été remises entre nos mains? C'est là ce que je voudrais clairement établir.
Trois questions étaient comprises dans ce qu'on appelle l'affaire d'Orient. Une à Alexandrie, les rapports du pacha d'Égypte avec le sultan; une à Constantinople, les rapports de la Turquie avec l'Europe; une à Paris, les rapports de la France avec les grandes puissances de l'Europe. Voilà les trois questions que nous avons trouvées flagrantes en prenant les affaires.
En quel état était, à cette époque, la question d'Égypte? Le pacha était chassé de Syrie, sa déchéance prononcée, son existence en Égypte menacée. Dans quel état est-il aujourd'hui? Le pacha est en Égypte; son existence n'est plus contestée par personne; elle est consacrée par la Porte; non pas garantie, mais reconnue, approuvée par les grandes puissances de l'Europe. Voilà, quant à lui, la différence entre l'état où nous avons pris les affaires et l'état où elles se trouvent en ce moment.
Quelles conditions ont été d'abord et sont aujourd'hui attachées à l'existence du pacha? Peu après notre avénement aux affaires, la Porte a réglé les conditions d'existence du pacha. C'est dans le hatti-schérif du 13 février que ces conditions étaient contenues. Le voici: le pacha n'obtenait qu'une hérédité incomplète et mensongère; la Porte se réservait le droit de choisir dans sa famille le successeur qui lui conviendrait. Le pacha ne possédait pas réellement le pouvoir administratif en Égypte. Il devait payer à la Porte un tribut égal au quart du revenu brut de l'Égypte, et des inspecteurs de la Porte devaient être en Égypte pour contrôler sans cesse et l'administration et le revenu. Il n'avait pas non plus la réalité du pouvoir militaire; il ne pouvait faire de nomination d'officiers que jusqu'au grade de simple capitaine, et encore était-il obligé d'obtenir le consentement de la Porte.
Voilà à quelles conditions la Porte, même après avoir accepté l'existence du pacha d'Égypte, même après avoir cessé de la menacer, entendait la régler le 13 février 1841.
Voyons à quelles conditions elle est réglée aujourd'hui, en vertu du hatti-schérif du 25 mai.
Le pacha est investi de l'hérédité réelle, pleine et entière, dans sa famille, par ordre de primogéniture.
Le pacha possède le pouvoir administratif. Ce n'est plus du quart du revenu brut de l'Égypte qu'il s'agit; il n'a plus d'inspecteurs, de contrôleurs de la Porte auprès de lui. Il a un tribut fixe, annuel, à payer. Il administre seul son pays.
Il a également le pouvoir militaire. Il nomme tous les officiers et tous les chefs de corps; il les nomme en vertu de son droit; ce n'est que quand il veut nommer des généraux qu'il est obligé de recourir à l'approbation de la Porte.
Ainsi l'hérédité, le pouvoir administratif, le pouvoir militaire, tout cela est réel aujourd'hui pour le pacha; rien de tout cela ne l'était en vertu du hatti-schérif du 13 février.
Voilà le changement qui s'est opéré dans la question d'Alexandrie. Je n'examine pas encore qui en a le mérite, par quelles voies on y est parvenu; je le constate en fait.
Je constate en même temps un résultat d'un autre ordre, c'est que l'unité du monde musulman est rétablie; la Porte est réellement réconciliée avec le pacha; le pacha est en bonnes relations avec la Porte, et tourne toute son application à maintenir, à affermir ces bonnes relations.
Voilà pour la question d'Alexandrie. Je prends la question de Constantinople.
On fait aujourd'hui, messieurs, très-bon marché du principe de la clôture des détroits, de ce principe devenu maxime écrite et convenue du droit public européen. Il y a quelques années, on n'en pensait pas si légèrement. Si le lendemain du traité d'Unkiar-Skélessi, on était venu offrir à l'Europe la convention du 13 juillet, la fermeture des détroits acceptée par l'Europe entière, signée de toutes les puissances, on aurait regardé cela comme une grande victoire de la bonne politique, de la politique européenne, sur la politique envahissante de telle ou telle puissance. On aurait eu raison. Le principe de la clôture des détroits n'est pas aussi indifférent, tant s'en faut, que le disait hier un honorable pair: sans doute, ce n'est pas une garantie à l'abri de tout événement, de toute force supérieure; mais c'est un gage de sécurité pour l'empire ottoman et de paix pour l'Europe. Substituez par la pensée au principe de la clôture des détroits le principe de l'ouverture (cette substitution a été discutée, l'idée en a été émise): à l'instant vous voyez la Russie sans cesse inquiète dans la mer Noire, inquiète de voir entre les mains de tout le monde, comme le disait l'empereur Alexandre, la clef de sa maison; vous voyez la Porte sans cesse menacée, compromise par le passage continuel des marines militaires européennes, à travers la mer de Marmara et les deux détroits. L'empire ottoman n'aurait pas un moment de sécurité; l'Europe serait sans cesse dans la crainte de voir la paix troublée par des tentatives contre cet empire.
Permettez-moi, à cet égard, de vous citer une anecdote.
La question de la substitution de l'ouverture des détroits à la clôture des détroits a été agitée en Angleterre en 1835, non pas officiellement, mais dans des conversations particulières entre les hommes qui gouvernaient ou avaient gouverné ce pays. L'un d'entre eux consulta à cet égard le duc de Wellington, et lui dit: «Ne vaudrait-il pas mieux substituer le principe de l'ouverture des détroits au principe de la clôture? Dans les affaires qui s'engagent en Orient, ne pourrions-nous pas prendre cette marche?—Non, répondit le duc de Wellington; dans ces parages nous sommes trop loin de nos ressources, et la Russie est toujours à portée des siennes.»
La réponse fut trouvée pleine de sens, et le cabinet anglais n'hésita pas à maintenir le principe de la clôture des détroits.
Croyez-moi, messieurs, ce principe a une valeur réelle. C'est une véritable conquête que la convention du 13 juillet dernier a fait passer dans le droit public européen.
Et ce n'est pourtant là que le petit côté de cette convention. Son acte vraiment important, c'est d'avoir fait passer la Porte elle-même, l'inviolabilité des droits souverains du sultan, le repos de l'empire ottoman dans le droit public européen.
Il n'y a pas là sans doute une garantie expresse, formelle, un engagement de faire la guerre pour maintenir le repos de l'empire ottoman; les gouvernements sensés ne s'engagent pas ainsi. Mais il y a la reconnaissance générale, la reconnaissance faite en commun, officiellement constatée, de l'inviolabilité des droits souverains de la Porte et de la consolidation de l'empire ottoman. Et je dirai, à ce propos, ce que j'ai dit tout à l'heure du principe de la clôture des détroits. Si, il y a quelques années, un acte pareil eût été offert à l'approbation de l'Europe, on l'aurait regardé comme une véritable conquête, il eût fait l'honneur des négociateurs qui l'auraient conclu.
J'ai montré ce que sont devenues, entre le 29 octobre et le 13 juillet, les questions d'Alexandrie et de Constantinople. Voyons la question de France.
Vous vous rappelez tous, messieurs, dans quel état cette question était au 29 octobre. D'abord, la guerre imminente, un armement considérable, une situation qui présentait toutes les apparences révolutionnaires; ensuite, la paix armée, l'isolement de la France, une situation tendue, pesante, périlleuse.
Aujourd'hui, l'isolement a cessé; la bonne intelligence est officiellement rétablie et proclamée entre toutes les puissances de l'Europe; déjà une réduction considérable est opérée dans les charges de notre pays; réduction contre-balancée, motivée par des réductions analogues de la part des autres puissances. C'est une situation régulière, pacifique, qui a encore ses chances, qui n'est pas à l'abri de tout danger, mais qui a remplacé une situation tendue, pesante, pleine de dangers pressants.
Voilà, messieurs, ce que nous avons fait des trois questions que nous avons reçues; voilà l'état dans lequel nous les avons mises. Par quelle voie? À quel prix?
Par un seul moyen bien simple: nous avons eu la conscience de la force qu'avait la France, tranquille dans la situation que le traité du 15 juillet avait créée en Europe. Nous avons cru que cette situation pesante, périlleuse pour tout le monde, ne pouvait cesser que du consentement de la France.
Un homme d'État considérable l'a dit: On ne peut rien faire pour la paix de l'Europe sans le concours de la France. Nous l'avons compris. Avons-nous été au-devant de l'Europe? Avons-nous fait des sacrifices pour obtenir la convention du 13 juillet? Pas du tout. Nous avons dit simplement: La France ne peut entendre parler de rien tant que la question turco-égyptienne ne sera pas terminée; non pas terminée sur le papier, mais réellement terminée, tant que l'existence du pacha d'Égypte ne sera pas réellement réglée. La France n'a pas à aller au devant de l'Europe; c'est à l'Europe à se rapprocher de nous dans les termes, avec les formes qui conviennent à de grands États qui se traitent respectueusement les uns les autres.
Nous avons dit de plus: Nous ne pouvons, en aucun cas, adhérer au traité du 15 juillet; nous ne pouvons sanctionner ce que nous n'avons pas approuvé; nous y resterons étrangers après comme avant.
Enfin, si on nous eût demandé, pour prix de notre rentrée dans le concert européen, quelque sacrifice de dignité, une diminution de nos armements, par exemple, nous n'aurions pas écouté; je ne dis pas que nous n'aurions pas accordé, je dis que nous n'aurions pas écouté.
On est venu au-devant de nous. La question turco-égyptienne est réellement terminée. On ne nous a demandé aucun sacrifice. On ne nous a pas demandé d'adhérer au traité du 15 juillet. Sur notre demande, on a changé, dans les actes qu'on nous proposait, toutes les expressions qui pouvaient impliquer une adhésion quelconque à ce traité. La question ainsi posée, la France pouvait-elle refuser de rentrer en bonne intelligence avec l'Europe, lorsqu'elle n'avait pas jugé à propos de faire la guerre à raison de ce traité? Aucun homme sensé ne pouvait hésiter. On offrait à la France d'accepter en commun un principe réclamé depuis longtemps, de le faire consacrer en droit comme dans la pratique; on lui demandait de contribuer par son adhésion à faire passer l'empire ottoman, sa souveraineté, son repos, dans le droit public européen, et la France aurait refusé! Cela ne se peut imaginer.
Voilà ce que nous avons fait; voilà par quel moyen nous avons changé l'état des trois questions que nous avons trouvées pendantes, nous les avons amenées à l'état où elles sont aujourd'hui. C'était là évidemment la conduite sensée, raisonnable, la seule bonne politique possible dans la situation du pays.
Ne croyez pas, messieurs, que je veuille dire que nous n'avons qu'à nous applaudir de cette situation; ne croyez pas que je prétende que la convention du 13 juillet a réparé, effacé tout ce qui s'est passé en 1840. Je respecte trop mon pays et la Chambre devant laquelle j'ai l'honneur de parler pour ne pas être complétement sincère. Oui, la politique de la France a essuyé un échec; la France s'est trompée sur deux choses, sur l'importance de l'intérêt qu'elle avait dans l'établissement égyptien, et sur la force de l'établissement égyptien. Sous l'empire de cette double erreur, que je n'impute spécialement à personne, qui a été celle de tout le monde, la France a poussé cette question outre mesure, au delà des limites de la bonne politique. Je ne veux pas me servir de mots tristes pour mon pays, mais l'événement a prouvé à la France qu'elle s'était trompée.
Était-ce là, messieurs, un de ces cas où un peuple doit tout risquer, tout sacrifier pour soutenir même son erreur? Évidemment non. L'intérêt n'était pas assez grand, assez national, assez profond pour imposer à la France une telle épreuve.
Dans les résultats, d'ailleurs, tout n'est pas échec, tout n'est pas perdu. Si la France s'est trompée à certains égards, d'autres aussi se sont trompés. À cette même tribune, j'avais l'honneur de dire l'an dernier que l'Angleterre avait fait une faute, qu'elle avait sacrifié la grande politique à la petite, l'amitié de la France au mince avantage de voir quelques districts de la Syrie passer quelques années plus tôt de la domination d'un vieillard à celle d'un enfant. C'est une erreur grave et dont la politique anglaise ressentira peut-être longtemps le dommage, comme nous ressentons celui qui nous a été causé.
Quand je me permets de parler des erreurs et des fautes de la politique de mon pays, je peux bien prendre la même libellé à l'égard des étrangers. J'ai dit quelle avait été, à mon avis, l'erreur de la politique anglaise. Deux autres puissances, l'Autriche et la Prusse, qui, depuis, nous ont prêté une utile et loyale assistance, n'ont pas, dès le premier jour de la question, pensé assez haut de leur propre force, de leur propre influence. Il dépendait d'elles d'arrêter la question dans son origine, d'empêcher qu'on ne mît en péril le repos et l'avenir de l'Europe, comme on l'a fait. Leur faute a été de ne pas oser et de ne pas faire, dès le premier jour, tout ce que, dans la sagesse de leurs pensées, elles désiraient.
La Russie aussi a eu son erreur et sa faute. Selon moi, elle a sacrifié ses intérêts essentiels et permanents en Orient à des impressions superficielles et passagères; elle a sacrifié sa politique d'État à... comment dirai-je?... à ce qui n'est pas de la politique.
Messieurs, de cet ensemble d'erreurs et de fautes, où chacun a eu sa part, il est cependant résulté pour tous quelque profit, quelques grands enseignements.
On a cru et on a dit, à l'origine de la question, qu'on pouvait peser sans crainte sur la France, qu'après s'être défendue, elle ferait comme les autres, qu'elle signerait le traité du 15 juillet, qu'elle mettrait sa politique à la suite d'une autre politique. La France ne l'a pas fait; elle a persisté dans son refus de concourir au traité du 15 juillet.
Quand on a vu que la France n'accédait pas au traité, qu'elle n'acceptait pas une autre politique que la sienne, on s'est flatté du moins que, la France restant en dehors, ne faisant pas la guerre, on se passerait sans embarras de sa présence et de son action. Ici encore on s'est trompé; l'absence de la France a été un grand fardeau pour tout le monde; on s'est trouvé dans une situation que tout le monde a été pressé de faire finir, de sorte que, sans se mêler de l'affaire, sans y être partie active, en restant simple spectatrice, la France a fait acte d'indépendance et acte d'influence.
Soyez-en sûrs, messieurs; on ne recommencerait pas légèrement ce qu'on a fait, bien qu'on ait réussi: on a senti tout le péril de tels succès.
Voilà le véritable sens, voilà les avantages de la convention du 13 juillet; voilà quels ont été, dans les négociations qui l'ont amenée, le rôle et l'influence de la France.
Messieurs, il faut se défendre, dans l'état de nos affaires, de deux dispositions, les illusions de la vanité et les faiblesses du découragement; il ne faut pas croire que la France puisse faire tout ce qu'elle a envie de faire; il ne faut pas croire que, parce qu'elle n'a pas fait tout ce qu'elle désirait faire, elle n'a rien fait. Tenez pour certain que l'Europe est plus convaincue aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a deux ans, qu'on ne fait pas faire à la France tout ce qu'on veut, et qu'on ne se passe pas aisément de sa participation.
Messieurs, un point reste encore sur lequel j'éprouve le besoin de donner quelques éclaircissements à la Chambre. La question dont je demande la permission de vous entretenir quelques minutes me tient autant au cœur qu'à l'honorable membre qui vous en a entretenus hier. Je veux parler du sort des populations chrétiennes en Orient. Je désire que la Chambre sache bien sous quel point de vue le gouvernement du roi la considère, et quelle politique il suit à cet égard.
Il y a parmi les chrétiens d'Orient un mouvement naturel, résultat de ce qui se passe dans le monde depuis quarante ans, et qui les porte à l'insurrection et à la séparation de l'empire ottoman. Eh bien, je le dis très-haut, nous ne poussons pas à ce mouvement-là, nous ne l'approuvons pas, nous ne l'encourageons pas. Notre politique envers l'empire ottoman est loyale. Quand nous disons que nous voulons l'intégrité de l'empire ottoman, nous le disons sérieusement; nous la voulons au dedans comme au dehors.
Il est commode, quand on se laisse aller au libre mouvement de son esprit et de sa parole, de réclamer l'intégrité de l'empire ottoman, de se plaindre des envahissements de telle puissance extérieure, et d'applaudir en même temps aux insurrections intérieures qui déchireraient l'empire; mais cela n'est ni loyal ni sérieux.
Comme elle est loyale, notre politique envers l'empire ottoman est prudente. Toute insurrection, même chrétienne, tout démembrement, même partiel, dans cet empire, peut avoir des conséquences immenses. Voyez la Grèce, voyez l'Égypte. Ce sont des complications infinies. C'est l'ébranlement de toute l'Europe, peut-être la guerre générale.
Quand il plaît à la Providence d'imposer de telles crises aux gouvernements et aux peuples, il faut avoir le courage de les accepter; il ne faut pas aller au-devant. Nous ne voulons pas plus tromper à ce sujet les chrétiens que les Turcs. C'est un tort grave, c'est presque un crime que de se laisser aller, en pareille affaire, aux fantaisies de son imagination. Il y a des malheurs affreux en Orient au bout de nos paroles étourdies en Occident. Il ne faut dire que ce qu'on fera.
Est-ce à dire, messieurs, qu'il n'y a rien à faire, que nous ne faisons rien pour les chrétiens d'Orient? Bien loin de là.
Et d'abord nous travaillons à bien convaincre l'empire ottoman lui-même que son plus grand danger aujourd'hui provient des insurrections intérieures, que les insurrections chrétiennes sont le véritable mal qui le ronge et qui peut le perdre, qu'il n'y a qu'un moyen d'y échapper, c'est de faire aux populations chrétiennes un meilleur sort, c'est de se conduire envers elles avec plus de justice et de douceur, de changer leur condition et de l'améliorer.
Nous travaillons en même temps à faire comprendre à l'Europe que l'intérêt de la paix générale lui impose le devoir de peser sur la Porte en faveur des populations chrétiennes; et à ce sujet, je demande à la Chambre la permission de mettre sous ses yeux quelques fragments d'une pièce que j'ai apportée dans cette intention, et pour laquelle la publicité est à coup sûr sans inconvénient. Voici ce que j'écrivais le 13 décembre dernier aux agents du roi près des principales cours de l'Europe, avec ordre de le communiquer à ces cours:
«Nous sommes frappés du danger des associations propagandistes formées pour seconder ou même exciter, au sein de l'empire ottoman, le soulèvement des populations chrétiennes; mais ce serait, à notre avis, une grave et périlleuse erreur que de voir dans ces associations l'unique ou même la principale cause du mouvement qui agite l'Orient. L'affaiblissement graduel de la puissance ottomane ne pouvait manquer de réveiller les espérances des chrétiens orientaux et de susciter dans leur esprit des pensées d'affranchissement et d'indépendance; enhardis par le succès de l'insurrection grecque, trouvant, dans la tendance générale des idées du siècle et dans les dispositions de l'opinion publique en Europe, des encouragements qu'il n'était au pouvoir de personne de leur enlever, on les eût vus probablement se livrer à d'audacieuses tentatives pour recouvrer leur liberté, quand même la conduite du gouvernement ottoman n'y eût donné aucun prétexte. Malheureusement, ces prétextes, on pourrait dire ces légitimes excuses, n'ont pas manqué. Dans ces derniers temps surtout, la Porte s'est trop souvent montrée impuissante à couvrir ses sujets de cette protection qui constitue le titre principal des gouvernements capables de l'exercer. Les horreurs dont la Bulgarie a été récemment le théâtre, celles qui désolent, en ce moment, la montagne du Liban, ne fournissent que de trop justes griefs à des populations déjà peu satisfaites de leur situation habituelle. Que de coupables intentions, que des intrigues révolutionnaires cherchent et réussissent parfois à s'emparer de ces légitimes mécontentements, pour les faire concourir à d'odieux projets de bouleversement et d'anarchie, rien n'est plus certain. C'est un devoir de loyauté, comme un acte de sagesse, pour les puissances alliées de la Porte, de travailler à faire échouer ces projets. Mais le meilleur, et peut-être le seul moyen d'y réussir, c'est d'enlever aux agitateurs leurs armes les plus puissantes, c'est-à-dire de soustraire les chrétiens orientaux à l'intolérable oppression sous laquelle ils gémissent. Qu'ils cessent d'être en proie à toutes sortes d'iniquités et de misères, qu'ils voient leur condition s'améliorer graduellement par des voies régulières et pacifiques, ils seront bien moins enclins à poursuivre leur but à travers les chances terribles des révolutions, et les intrigues anarchiques perdront leur principal moyen de succès. Quelque difficile que puisse être une telle entreprise, elle n'est pas, nous le croyons, au-dessus des forces des puissances alliées de l'empire ottoman. Qu'elles s'accordent à lui conseiller, en faveur des populations chrétiennes soumises à son autorité, une politique plus juste, plus prévoyante, plus énergique; et pourvu que ces conseils soient donnés avec ensemble, sans réserve, sans arrière-pensée, sans aucune de ces circonstances équivoques qui trop souvent affaiblissent auprès des musulmans la voix de l'Europe en laissant soupçonner ses dissentiments, il est permis d'espérer qu'ils seront entendus, qu'ils porteront d'heureux fruits, que le pouvoir du sultan, devenu tolérable pour ses sujets, se raffermira pour longtemps encore, et que les complots des sociétés propagandistes échoueront misérablement. Si on suivait une autre marche, si les puissances, uniquement préoccupées des attaques dirigées contre le pouvoir du sultan, négligeaient de faire disparaître les causes qui font la gravité de ces attaques et les rendent réellement dangereuses, on peut prédire que ces puissances ne réussiraient pas dans leurs efforts, et que tôt ou tard le sentiment européen, révolté des atrocités d'un tel régime, les forcerait de l'abandonner à sa destinée. Ce qui s'est passé, il y a quinze ans à l'égard de la Grèce dit clairement ce qui arriverait.»
Voilà, messieurs, la politique que nous travaillons à faire prévaloir, et dans l'empire ottoman et en Europe. En même temps, nous exerçons tous les jours ce protectorat ancien, traditionnel, que les capitulations, les traités, l'histoire, confèrent à la France sur les chrétiens d'Orient. Il nous a paru que ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était d'exercer effectivement nos droits, de ne laisser aucun intérêt chrétien en Orient sans lui faire sentir la protection de la France, sans le défendre activement. Il n'y a pas un district, une ville, un village, un monastère, qui n'éprouve la protection de la France à Constantinople. Grâce à la sagesse des Chambres, grâce à l'augmentation qui, dans le budget de l'an dernier, a été accordée aux établissements chrétiens dans l'Orient, des secours continuels, des secours beaucoup plus considérables que par le passé font sentir partout la présence de la France.
Voilà, messieurs, la politique que nous suivons quant aux populations chrétiennes: politique loyale et prudente envers l'empire ottoman, politique active et efficace envers les chrétiens.
Suffira-t-elle pour guérir le mal? Personne n'est en droit de l'affirmer; cependant je n'hésite pas à dire que, si elle est suivie par toutes les puissances avec la même activité, la même sincérité, le mal sera, sinon complétement et pour toujours guéri, du moins fort diminué, et les conséquences en seront indéfiniment ajournées.
Que l'honorable M. de Montalembert en soit bien convaincu: nous avons cette question à cœur autant que lui; nous croyons comme lui que l'honneur de l'Europe occidentale y est engagé; mais nous croyons en même temps que ce n'est pas en encourageant des insurrections qu'on peut réellement protéger les chrétiens d'Orient.
Je m'arrête, messieurs. Je vous ai retracé l'état des affaires à Alexandrie, à Constantinople et en Occident, au moment où nous sommes arrivés au pouvoir; je vous ai décrit leur état actuel, le point où elles ont été amenées; je vous ai montré par quelle route nous y étions parvenus. J'ai prouvé, si je ne me trompe, que le mal qui reste encore dans la situation n'est pas de notre fait, que l'amélioration qu'elle a reçue, nous pouvons en réclamer quelque chose. Je me borne à ce simple exposé, et je laisse au jugement de la Chambre à en tirer les conséquences pour la convention du 13 juillet et pour le cabinet. (Très-bien! très-bien!)
CXIII
Sur les affaires d'Orient et la convention du 13 juillet 1841.
—Chambre des députés.—Séance du 19 janvier 1842.—
La discussion du projet d'adresse de la Chambre des députés, à l'ouverture de la session de 1842, commença le 17 janvier. La question d'Orient en fut le principal objet. Dans les séances des 17 et 18 janvier, plusieurs orateurs, entre autres MM. Fould, de Carné et de Tocqueville, la traitèrent avec beaucoup de développements. Je pris la parole le 19 pour bien établir la politique du cabinet, les motifs et les résultats de la convention du 13 juillet 1841, dite Convention des détroits.
M. Guizot.—Messieurs, après deux jours de ce débat, au point où il est parvenu, au moment où il s'ouvre sur un objet spécial et précis, la Chambre trouvera bon, je pense, que je supprime tout préambule, toute précaution oratoire, et que j'aille droit à la question.
Un mot seulement sur l'incident qui s'est élevé hier à l'occasion du discours de l'honorable M. Liadières. M. le comte Jaubert a reparlé de la coalition, et de moi dans la coalition. J'ai refusé l'an dernier de descendre sur ce terrain, et j'ai dit pourquoi. Il m'a paru que cela pourrait nuire à ma cause, à mon parti, à la politique que je sers, à la majorité qui la soutient. Les mêmes motifs subsistent encore, et je persiste dans ma résolution. M. le comte Jaubert peut recommencer; je ne m'en détournerai point. Je ne sens, pour mon propre compte, aucun besoin de m'en détourner. L'expérience d'une vie déjà longue a confirmé en moi ma pente naturelle, qui est d'avoir confiance dans la vérité. Dans les choses un peu grandes, et qui se passent au grand jour, comme nos actions et nos débats, la vérité finit toujours par déterminer le jugement du public. J'y compte, et je n'aurai pas besoin d'attendre longtemps pour que le public et la Chambre sachent et disent qui de nous a quitté son camp et son drapeau... (Exclamations à gauche. Mouvement prolongé.)
J'entre dans le débat. Il faut que la Chambre connaisse exactement les faits avant d'en apprécier les résultats.
La Chambre sait dans quel état se trouvaient les affaires d'Orient, et du pacha d'Égypte en particulier, lors de l'avénement du cabinet: le pacha frappé de déchéance, vaincu en Syrie, et déjà, en perspective du moins, menacé en Égypte. Cependant, le cabinet ne renonça point à le servir dans son péril; le cabinet ne se borna point, à son début, à réclamer ce que demandait la note du 8 octobre, c'est-à-dire l'Égypte; la première phase de la négociation eut pour objet de sauver, s'il était possible, en faveur du pacha, quelque chose de plus que l'Égypte. Je demande à la Chambre la permission de mettre sous ses yeux quelques-unes des pièces qui le prouvent.
Le 9 novembre, j'écrivais au consul général du roi à Alexandrie:
«Ma dépêche officielle du 2 vous fait connaître la pensée du nouveau cabinet sur l'ensemble de la situation que le traité du 15 juillet a faite à l'Europe et particulièrement à la France. Le discours de la couronne, prononcé jeudi dernier à l'ouverture de la session des Chambres, est l'expression la plus solennelle et la plus haute de cette même pensée. Je crois donc inutile de m'y arrêter ici, et je passe à ce qui concerne spécialement le vice-roi, sa position telle qu'elle me semble résulter de vos derniers rapports, et son avenir.
«Je ne sais, monsieur, si Méhémet-Ali se flatte d'un retour de fortune en Syrie, s'il espère pouvoir reprendre ce qu'il y a perdu, s'il se croit tout au moins en mesure de conserver par les armes la possession des territoires situés à l'est des chaînes du Liban. Je ne sais si, à défaut de cette confiance dans ses propres ressources, il compte purement et simplement sur la France pour échapper, je ne veux pas dire à sa ruine complète, mais à la nécessité de subir, dans toute leur teneur, les conditions du traité du 15 juillet. L'impression que j'ai reçue de la lecture de vos rapports du 18 octobre s'accorderait plutôt avec cette dernière supposition.
«Quoi qu'il en soit, il est bon que Méhémet-Ali sache comment aujourd'hui, en France et dans le reste de l'Europe, ses plus chauds partisans eux-mêmes apprécient sa situation. Il est bon, surtout, que Méhémet-Ali ne s'abuse pas sur ce que la France veut ou peut faire pour lui.
«Tout le monde, à cette heure, est convaincu que s'il reste au vice-roi une chance de conserver ou d'obtenir quelque chose au delà de l'Égypte seule, cette chance n'existe qu'à la double condition de se déclarer immédiatement prêt à accepter tout ce qui lui serait offert, et de renoncer à toute résistance, fondée sur l'espoir de concessions plus amples. Cette conviction, le gouvernement du roi la partage. Je ne dis pas que Méhémet-Ali ne puisse point, pour un temps encore assez long peut-être, prolonger la lutte en Syrie. Je l'ignore; mais le sentiment général, mais mon propre sentiment est que, dans cette voie, le temps ne peut, en définitive, que tourner contre lui et amener des complications nouvelles dont l'effet pourrait aller jusqu'à l'atteindre au siége même de sa puissance.
«Quant à la France, elle ne veut pas, elle ne fera pas la guerre pour permettre à Méhémet-Ali d'alimenter la lutte dans cette contrée. Méhémet-Ali est encore aujourd'hui maître de demeurer tranquille possesseur, possesseur héréditaire de l'Égypte; il a même encore, je le crois du moins, quelque chance d'obtenir, par la voie des négociations, un peu plus que l'Égypte: s'il entre sans retard dans cette voie, s'il est franchement disposé à accepter désormais les décisions du divan, la France redoublera d'efforts pour que ces décisions soient aussi favorables au vice-roi que la situation le comporte. Mais s'il était au contraire dans la pensée de Méhémet-Ali de jouer le tout pour le tout, de risquer même son existence en Égypte pour se maintenir en Syrie, s'il espérait pouvoir entraîner ainsi la France à prendre pour lui les armes, il tomberait dans la plus dangereuse des illusions. La France ne souffrira pas que qui que ce soit l'entraîne dans une guerre pour des intérêts qu'elle ne regarderait pas comme siens et comme assez puissants pour lui faire prendre une telle résolution.
«Je crois en avoir assez dit, monsieur, pour vous faire clairement comprendre ce que doivent être votre attitude et votre langage. Le meilleur, le plus grand service que nous puissions rendre aujourd'hui au vice-roi, c'est de lui dire la vérité tout entière et sur sa situation et sur la pensée du gouvernement du roi. Je crois d'ailleurs inutile d'ajouter que cette lettre est toute confidentielle, et que vous devez avoir soin d'imprimer le même caractère aux communications et aux conseils dont elle vous fournira la matière auprès de Méhémet-Ali.»
C'est, en effet, un des premiers devoirs que nous nous soyons imposés d'apporter dans cette occasion, avec tout le monde, avec le pacha comme avec les puissances européennes, une entière sincérité.
Au même moment où nous tenions à Méhémet-Ali ce langage, nous faisions à Londres des tentatives pour obtenir en sa faveur quelque chose en dehors du traité du 15 juillet, quelque chose de plus que l'Égypte, et nous trouvions appui pour cette tentative. La Prusse en particulier, M. le baron de Bulow, par ordre de son gouvernement, faisait à Londres une ouverture pour que les hostilités fussent arrêtées en Syrie dans le statu quo, chacun restant en possession de ce qu'il occupait encore, et que cette occupation servît de base à un arrangement définitif. Cette proposition, accueillie par nous, était repoussée par d'autres. L'Angleterre, en particulier, ne s'y prêtait pas. Voici ce que m'écrivait M. de Bourqueney:
«Londres, le 15 novembre 1840.
«Dans ma première conférence, avec lord Palmerston (elle avait eu lieu le jour même où se réunissait le conseil de cabinet), j'ai établi avec netteté, avec fermeté, les éléments de la situation telle que l'ont faite les premiers événements de Syrie, telle que l'ont modifiée les mouvements de notre politique intérieure, telle que s'apprêtaient à la modifier plus gravement encore les efforts volontaires et non provoqués des cabinets de Vienne et de Berlin, pour raffermir par un prompt arrangement la paix au moins ébranlée de l'Europe.
«Lord Palmerston n'a contesté aucune de mes propositions: il m'a parlé de l'esprit de conciliation manifesté par le gouvernement du roi avec l'expression de la plus vive satisfaction: «Mais ce même esprit de conciliation est déjà acquis en fait, m'a-t-il dit, au cabinet britannique! C'est aux vœux empressés de la France qu'est due la démarche relative au retrait de la déchéance du vice-roi d'Égypte, déchéance encourue aux termes du traité du 15 juillet!»
Là s'arrêtait l'Angleterre. Elle réclamait l'exécution complète du traité du 15 juillet en ce qui concernait la Syrie, et se refusait à toute concession au delà de ces termes.
Cependant la négociation se poursuivait, l'ambassadeur d'Autriche appuyait celui de Prusse, quand les événements de Syrie s'accomplirent. Acre tomba; le Taurus fut évacué. Il ne resta plus au pacha aucune force efficace en Syrie; il ne lui resta que des troupes débandées, découragées. Dès ce moment, il fut impossible d'obtenir pour le pacha quelque chose de plus que l'Égypte; dès ce moment, les puissances mêmes qui nous avaient d'abord prêté leur appui dans la tentative d'obtenir une concession plus large, se retirèrent, disant que les événements avaient prononcé, qu'il était impossible de défaire, par des négociations à Londres, ce qui avait été fait par les armes en Syrie.
À l'instant s'éleva la question d'Égypte, et c'est ici la seconde phase de la négociation; à l'instant il nous fut évident que l'Égypte elle-même était menacée. À Constantinople, la Porte ne pouvait entrevoir sans plaisir la possibilité d'achever la ruine du pacha, de lui enlever l'Égypte. L'ambassadeur d'Angleterre, qui, depuis longtemps, poursuivait à Constantinople la ruine du pacha, sa ruine complète, ne pouvait non plus entrevoir cette perspective sans y entrer vivement. Je suis persuadé que le dessein prémédité de détruire le pacha en Égypte n'a point fait partie de la politique active du cabinet britannique; mais il en admettait la chance: il n'avait pas d'ardeur pour la faire échouer; et lorsque les événements semblaient la faire entrevoir, la Porte et l'ambassadeur de Londres à Constantinople y poussaient; à Londres, lord Palmerston s'en défendait mollement; il laissait entrevoir que si les chances de la guerre allaient jusque-là, si une insurrection éclatait en Égypte comme elle avait éclaté en Syrie, après tout, le pacha ayant encouru la déchéance, ni la Porte ni les puissances n'étaient obligées de se donner beaucoup de peine pour lui conserver l'Égypte. Le maintien de l'Égypte entre les mains du pacha fut dès lors une œuvre difficile. Quelques pièces le prouveront à la Chambre.
M. de Bourqueney m'écrivait le 18 novembre:
«Si Méhémet-Ali, me disait lord Palmerston, persistant dans sa résistance, refusait de renvoyer la flotte, même après l'évacuation de la Syrie, s'il continuait une attitude hostile au sultan, une attitude qui fût vraiment un essai d'indépendance, nous ne pourrions plus conseiller au sultan de retirer son décret de déchéance. La Porte serait même autorisée à suivre les opérations militaires jusque contre l'Égypte rebelle...
«J'ai interrompu lord Palmerston par ces mots: «Le traité du 15 juillet n'a rien stipulé pour le cas dont vous me parlez; je ne puis consentir à le discuter.»
«Mais, a repris lord Palmerston (et il était allé prendre un exemplaire du traité), le préambule comprend tout...
«Je sais que l'article 7 de l'acte séparé stipule formellement qu'en ce qui concerne l'Égypte, les puissances alliées ne s'engagent qu'à des conseils.»
«Lord Palmerston a timidement argumenté.
«Non, milord, ai-je repris, il faudrait un nouveau et bien plus grave traité.»
«Lord Palmerston n'a rien répondu; mais je le connais assez pour affirmer que son esprit ne s'est pas même encore placé sérieusement en face de l'éventualité qu'il venait de m'indiquer.»
Et le 29 novembre:
«Je ne sais s'il faut uniquement attribuer à la prise d'Acre et à l'enivrement de ce succès un certain renouvellement de zèle pour les intérêts du sultan, même en Égypte; mais lord Palmerston, après m'avoir exprimé, il est vrai, l'espoir que toutes les circonstances rendaient en ce moment vraisemblable la soumission du vice-roi, après m'avoir ajouté que, dans ce cas, les quatre puissances tiendraient leur promesse à Constantinople, et demanderaient la conservation de l'hérédité de l'Égypte dans la famille de Méhémet-Ali, lord Palmerston a conclu avant-hier par ces mots: «Bien entendu qu'il ne se sera passé aucun événement entre les dernières dates et l'arrivée de l'officier porteur de nos paroles à Alexandrie.» Et comme je le regardais d'un air étonné qui exigeait l'explication du mot événement. «Bien entendu, a-t-il repris, qu'il n'y aura pas eu d'insurrection en Égypte.»
«Et quand il y aurait eu une insurrection, ai-je répondu, cela ajouterait-il un article au traité du 15 juillet? Cela vous donnerait-il le droit d'offrir plus que des conseils à la Porte? Cela autoriserait-il la présence d'un seul de vos marins sur le territoire égyptien, le voyage d'un seul de vos bâtiments pour transporter des soldats turcs en Égypte?»
«Lord Palmerston hésitait à s'expliquer: la question de droit était au moins incertaine dans son esprit.
«Mais, a-t-il repris, ne parlons pas d'insurrection; supposons que Méhémet-Ali, après la Syrie évacuée, garde la flotte turque et refuse de se soumettre, est-ce que la concession de l'hérédité de l'Égypte ne se trouvera pas de fait annulée? Est-ce que nous pourrions laisser le souverain dans cette situation relative avec le vassal?»
«J'ai interrompu de nouveau: «Eh bien, ai-je dit, je ne vois, je ne puis consentir à voir, même dans cette hypothèse, qu'une occasion de conseils à la Porte; je n'y vois rien surtout qui autorise les quatre puissances à entrer de vive force dans des événements d'un ordre qui n'est pas prévu par leurs propres stipulations. Comment, arrivée à cette phase, la question égyptienne ne se résoudrait pas par la négociation! N'est-il pas évident comme la lumière du jour que ce ne saurait plus être alors qu'une affaire de patience pour laisser à la vérité le temps de reprendre son empire à Alexandrie? Brusquer le dénoûment au lieu de l'attendre, ce serait faire naître d'une question vidée une question peut-être bien plus grave que celle qu'elle remplacerait.»
«Lord Palmerston n'a voulu ni me contredire, ni engager son consentement.
«L'état vrai de son esprit me semble celui-ci:
«Au fond, il croit à la soumission de Méhémet-Ali; mais si Méhémet-Ali ne se soumet pas, il voudrait avoir réservé sa liberté d'action. Tant qu'il ne le fera ici que par des paroles, je suis peu inquiet; ma seule sollicitude se porte sur quelque démarche ordonnée de Londres sur le théâtre même des événements.
«C'est dans cette pensée que j'ai dirigé hier ma conversation avec le baron de Bulow et avec le prince Esterhazy. Je n'avais point avec eux le même intérêt qu'avec lord Palmerston à circonscrire étroitement les limites de la discussion. Je les sais tous deux préoccupés, au moins autant que moi, de la nécessité de maintenir l'Égypte hors du débat. Leurs instructions sont positives comme leurs intentions.»
Vous le voyez, messieurs; ici commence à se manifester, entre les quatre puissances, une dissidence réelle; ici nous commençons à trouver dans les cours allemandes un véritable appui, je ne dirai pas contre les intentions, mais contre les velléités d'une politique tentée de profiter des événements pour pousser plus loin ce qu'elle regarde comme sa fortune.
Cet appui se déclara bientôt plus hautement encore. Le 1er décembre, M. de Saint-Aulaire m'écrivit de Vienne:
«Vivement préoccupé de la crainte que l'Égypte ne fût compromise ou qu'elle fût préservée indépendamment de notre influence, M. de Metternich a défendu au baron de Sturmer de s'associer à la démarche prescrite par lord Palmerston pour engager la Porte à relever Méhémet-Ali de la déchéance, sous la condition qu'il évacuerait immédiatement la Syrie et restituerait la flotte ottomane. Cette démarche, faite en temps inopportun, pouvait en effet produire une complication nouvelle; le refus de Méhémet-Ali était à prévoir tant qu'il conservait des forces en Syrie, et un accommodement ultérieur en devenait d'autant plus difficile. Si, au contraire, Méhémet-Ali se fût soumis sans consulter la France, nous perdions une occasion de nous rencontrer sur le même terrain que les signataires du 15 juillet, occasion d'autant plus favorable que chacun sera resté fidèle aux antécédents de sa politique: les puissances, en exécutant les stipulations de leur traité, et la France, sans y adhérer, n'intervenant que pour en empêcher les conséquences extrêmes.
«La prise de Saint-Jean d'Acre, ou le mauvais succès de l'attaque tentée sur cette place, était le terme fixé dans la pensée du prince de Metternich pour reprendre les négociations et les pousser avec vigueur. Depuis que le résultat est connu, nos relations, devenues plus rares ainsi que je l'ai dit en commençant cette dépêche, ont repris une grande activité; chaque jour il m'écrit ou me fait prier de venir causer avec lui. Avant-hier, il m'a communiqué une expédition de Saint-Pétersbourg, du 17 novembre, qui présente l'empereur Nicolas comme parfaitement d'accord avec l'Autriche quant à la conservation de l'Égypte sous le gouvernement héréditaire de Méhémet-Ali. M. de Metternich voyait un gage de l'adhésion de l'Angleterre à cette même politique dans l'ordre donné récemment par lord Palmerston à l'amiral Stopford de négocier à Alexandrie la réconciliation du vice-roi et du sultan. Pour ma part, j'inclinais plutôt à voir dans cette intervention une nouvelle tentative pour écarter la France de l'arrangement définitif, et lui enlever le mérite d'avoir sauvé Méhémet-Ali. Fort empressé de dissiper ce soupçon, le chancelier m'a annoncé hier matin que, sur les représentations du prince Esterhazy, lord Palmerston avait reconnu la convenance de vous informer, monsieur le ministre, de la démarche prescrite à l'amiral Stopford, en vous priant de vous y associer. Notre assentiment à cette demande a été considéré comme le gage d'une réconciliation générale et l'on en éprouve ici une vive joie.
«Une difficulté subsiste cependant encore. Après l'irritation qui a existé entre elles, il faut un à-propos pour que les puissances avancent l'une vers l'autre avec bonne grâce, et se tendent amicalement la main. M. de Metternich croit avoir trouvé l'expédient désirable dans l'assurance qui serait donnée, par les puissances signataires du traité du 15 juillet, qu'elles désirent se maintenir avec la France dans les meilleurs rapports de concorde et d'amitié, et que, conséquemment à ce vœu, ayant égard aux déclarations faites par notre gouvernement, elles renoncent à consommer la ruine de Méhémet-Ali, et interviendront même auprès du sultan pour lui faire obtenir la concession du gouvernement de l'Égypte, à titre héréditaire.
«Assurez M. Guizot, m'a dit M. de Metternich, que nous agirons dans ce sens, d'accord avec l'Angleterre, j'en suis certain; mais, m'expliquant dès aujourd'hui pour le compte de l'Autriche, je vous déclare qu'elle s'abstiendra de toute attaque contre l'Égypte, et qu'elle s'en abstiendra par égard pour la France. Si M. Guizot trouve quelque avantage à faire connaître cette vérité dans les Chambres, il peut la proclamer avec la certitude de n'être pas démenti par moi.»
Je sais, messieurs, que quelques personnes se plaisent à dire que c'était là un jeu joué, une politique convenue, qu'il n'y avait rien de sérieux au fond.
C'est cependant en soi quelque chose de sérieux que l'adhésion d'une grande puissance au vœu de la France, et son refus de pousser jusqu'au bout la politique dans laquelle ses propres alliés sont engagés. Mais quand j'accorderais que ceci a été écrit dans l'hypothèse que je pourrais m'en servir à cette tribune, voici un acte complétement étranger à une pareille intention; voici un acte qui s'est passé entre les quatre puissances elles-mêmes, sans aucune arrière-pensée de publicité; vous y verrez exactement ce que vous venez de voir dans la dépêche que j'ai eu l'honneur de vous lire, le parti pris par l'Autriche d'appuyer la politique de la France quant à l'Égypte, et de se refuser à la politique de l'Angleterre, si l'Égypte est menacée.
Voici le protocole d'une conférence tenue à Constantinople, au ministère des affaires étrangères, le 20 décembre 1840, entre le ministre des affaires étrangères de la Porte d'une part, et les envoyés d'Autriche, d'Angleterre, de Prusse et de Russie de l'autre.
«M. le ministre des affaires étrangères de la Porte dit:
«Vous savez, messieurs, qu'une lettre a été adressée par Méhémet-Ali à la Sublime-Porte, et vous en connaissez le contenu. La Sublime-Porte a également reçu avant-hier le memorandum de la conférence de Londres du 14 novembre. Le sultan m'a ordonné de vous demander, messieurs, si Méhémet-Ali s'est conformé, par cette lettre, à l'esprit du memorandum, et si sa soumission doit être considérée comme réelle.
«M. l'ambassadeur d'Angleterre.—Je pense que c'est au sultan qu'il peut seulement appartenir de décider ce point.
«M. le ministre des affaires étrangères.—Jusqu'ici il n'y a de la part de Méhémet-Ali que des paroles; s'il exécute les promesses faites dans la lettre, alors sa soumission pourra être considérée comme réelle.
«M. l'ambassadeur d'Angleterre.—Je laisse à mes collègues de décider là-dessus. Quant à moi, je ne vois pour le moment rien devant moi qui m'autorise à m'expliquer ni à énoncer une opinion.
«M. l'internonce d'Autriche.—Dans le but de me décharger de toute responsabilité et de faire clairement connaître les vues de mon gouvernement dans une circonstance aussi importante, j'ai cru convenable de mettre mon vote par écrit. Je vais en faire la lecture à la conférence:—«J'ai lu et relu avec la plus scrupuleuse attention la lettre que Méhémet-Ali vient d'adresser au grand-vizir et sur laquelle je suis appelé à dire mon opinion. Je n'y ai rien trouvé qui ne soit correct; le ton qui y règne m'a paru répondre à tous les sentiments de convenance. Il eût été désirable qu'il n'y eût pas été question de la convention du commodore Napier: mais nous sommes tous d'accord qu'il l'eût été bien plus encore que cette convention n'eût jamais été conclue; et Méhémet-Ali, en s'y référant, n'a fait que se prévaloir d'un avantage qui lui a été offert gratuitement. Il n'aurait tenu d'ailleurs qu'au capitaine Fanshawe de lui représenter qu'un acte, que les commandants alliés avaient déclaré nul et comme non avenu, ne devait pas être mentionné dans la lettre au grand-vizir. Mais je ne m'appesantirai pas sur cette circonstance qui, à tout prendre, n'a plus maintenant qu'un intérêt secondaire. Je reviens à la lettre de Méhémet-Ali: dans cette lettre, le pacha déclare être prêt à faire tout ce qu'on lui demande, et sous ce rapport sa soumission me paraît entière.
«Je serais donc d'avis que cette soumission fût acceptée, qu'un officier de Sa Hautesse fût envoyé à Alexandrie, que Méhémet-Ali reçût l'injonction de lui remettre la flotte ottomane; que, d'après les termes de l'acte séparé de la convention du 15 juillet, les commandants alliés fussent invités à assister à cette remise; que le pacha fût sommé d'évacuer les provinces ou villes de l'empire ottoman qu'occupent encore les troupes égyptiennes, et qui se trouvent situées en dehors des limites de l'Égypte; enfin, que le vizir, en répondant à sa lettre, lui annonçât que ces conditions, une fois remplies en entier, Sa Hautesse, par égard pour ses alliés, daignerait le réinstaller dans ses fonctions de pacha d'Égypte. Ce conseil est celui que la conférence de Londres a voulu que nous donnassions à la Sublime-Porte, dans le cas où Méhémet-Ali se rendrait à la sommation qui vient de lui être faite. Quant au tribut, aux forces de terre et de mer, et aux lois qui devront gouverner l'Égypte, ces points ont été réglés d'avance par la convention du 15 juillet, et il suffira d'exécuter, à cet égard, les stipulations que renferment les art. 3, 5 et 6 de l'acte séparé annexé à la convention.
«Je regarderais comme regrettable, à tous égards, toute hésitation de la Porte à se conformer aux conseils de ses alliés. Les plus brillants succès ont couronné leurs efforts en Syrie: ces succès ont dépassé nos calculs, nos prévisions, nos espérances. La Syrie est rentrée sous le sceptre de Sa Hautesse, et le principal objet de l'alliance se trouve ainsi rempli. Aller plus loin n'entre pas dans les vues des puissances alliées: la conférence de Londres s'est assez clairement prononcée à cet égard. La Sublime-Porte peut sans doute avoir de bonnes raisons pour désirer l'anéantissement de Méhémet-Ali; mais n'ayant pas les moyens de l'effectuer elle-même, ce serait sur ses alliés qu'en retomberait la charge. Or, voudrait-elle, pour prix des services qu'ils lui ont rendus, les jeter dans une entreprise qui mettrait en péril la paix générale, si ardemment désirée par tous les peuples et si heureusement maintenue jusqu'ici.
«C'est vers la France surtout que se porte aujourd'hui l'attention de nos gouvernements: cette puissance a droit à leurs égards et à leur intérêt; et si l'attitude menaçante et belliqueuse du ministère Thiers n'a pu les arrêter dans leur marche vers le but qu'ils se proposaient et qu'ils ont atteint, ils semblent désormais vouloir vouer tous leurs soins à ménager le ministère qui lui succède, et dont le langage annonce une politique sage, modérée et conciliante. Ils doivent, en conséquence, entrer dans sa position, faire la part des difficultés dont il est entouré, et ne pas l'exposer à se voir entraîné malgré lui dans une fausse route. Dans l'état où sont les esprits en France, un incident imprévu peut tout bouleverser; et n'est-il pas dans l'intérêt de tous et dans celui de la justice qu'on s'unisse franchement à ceux qui la gouvernent pour prévenir un pareil malheur?»
M. Odilon Barrot.—Continuez, glorifiez-vous-en!
M. le ministre des affaires étrangères.—Comment! messieurs, depuis trois mois on répète que si le pacha a été maintenu en possession de l'hérédité de l'Égypte, s'il a obtenu des conditions meilleures au moment où sa ruine semblait imminente, la France n'y est pour rien, qu'on n'a tenu aucun compte de la France, que l'influence de la France a été étrangère à tout ce qui s'est passé! Et au moment où l'on met sous vos yeux la preuve évidente que c'est en considération de la France que ces mesures ont été adoptées...
M. Odilon Barrot.—En considération de son ministère. (Exclamations au centre.)
M. le ministre des affaires étrangères.—Vous feriez au ministère une trop grande part. Comment, ce serait par égard pour le ministère, pour le ministère seul, pour le ministère qui parlait au nom de la France qu'on accorderait ce que la France a demandé, ce que le ministère précédent avait demandé lui-même, ce que la note du 8 octobre posait comme un cas de guerre! Eh bien, messieurs, j'accepte, pour le ministère du 29 octobre l'honneur que vous lui faites. (Bravos au centre.) S'il a obtenu cela, c'est que sa politique, en effet, a été sage et modérée... Et ne croyez pas que je sois embarrassé de ces termes, ne croyez pas que je les repousse. Dieu me garde de ne pas trouver bon que la politique du cabinet soit traitée de sage et de modérée à Londres et à Vienne comme à Paris, dans les cabinets des gouvernements européens comme au sein de cette Chambre! Oui, notre intention est qu'elle soit trouvée sage et modérée partout, et que, précisément parce qu'elle est sage et modérée, on fasse pour elle ce qu'on n'a pas fait pour une politique menaçante et agressive. (Nouvelle approbation au centre.) Oui, nous nous en glorifions; nous croyons que c'est là un service rendu à la France, un service qui honore le cabinet et qui élève l'influence de notre pays. (Très-bien! très-bien!)
Je tenais à établir un fait, précisément le fait qu'on a nié: que c'est devant l'influence de la France, devant la considération de la France, devant le désir de rentrer en bonne intelligence avec elle, que la dissidence s'est introduite entre les quatre puissances, et qu'une portion d'entre elles a fermement maintenu ce que l'autre portion avait quelque velléité de ne pas maintenir. C'est le fait que je tenais à mettre en lumière, c'est le fait qui a marqué la seconde phase de la négociation. Oui, c'est en considération de la France, c'est par le désir de vivre en bonne intelligence avec elle, de maintenir, de concert avec elle, la paix générale de l'Europe, que l'hérédité a été accordée au pacha, que toute tentative contre lui, en Égypte, s'est arrêtée, et que le but réel de la note du 8 octobre a été atteint, par l'influence et sans la menace, comme je le disais à cette tribune l'an dernier.
Dans le cours du mois de janvier, la question a été décidée: la Porte cédant aux représentations de ses alliés, et parmi les alliés, l'Angleterre cédant à la crainte de voir l'Autriche et la Prusse se séparer effectivement de la coalition et refuser désormais à la Porte leur appui moral et matériel, l'hérédité a été formellement accordée au pacha.
Une fois l'hérédité accordée, la question d'Égypte semblait terminée. Alors a commencé à se manifester à Londres, de la part des puissances, le désir de rentrer officiellement en bons rapports avec la France: on a commencé à nous faire des ouvertures.
Qu'avons-nous répondu? Qu'il fallait que la question d'Égypte fût réellement réglée, qu'il ne suffisait pas que l'hérédité fût accordée en principe au pacha, qu'il fallait voir quelles conditions lui seraient faites, de quelle manière sa situation serait réglée dans cette Égypte qu'on lui concédait héréditairement; que, jusque-là, tant que cette question ne serait pas résolue, la France ne pouvait considérer le traité du 15 juillet comme éteint.
On nous disait qu'il était éteint; on nous disait qu'on ne ferait plus rien en vertu du traité du 15 juillet; que les puissances se considéraient comme dégagées des obligations qu'il leur imposait; que, désormais, si de nouveaux différends s'élevaient entre le sultan et le pacha, ils se videraient entre eux, sans aucune intervention des puissances étrangères. On nous l'assurait à Londres.
Nous répondions: Nous croyons à votre assurance, mais elle ne nous suffit pas: il nous faut le fait, il faut que la situation du pacha soit effectivement réglée.
Pendant que ces pourparlers avaient lieu, arriva en Occident le hatti-schérif du 13 février, qui réglait les conditions de l'existence du pacha héréditaire. Que contenait-il? Une hérédité mensongère, mise à la merci de la Porte qui restait maîtresse de choisir dans la famille de Méhémet-Ali son successeur; le pacha, dépouillé de la réalité de l'administration de l'Égypte, obligé de payer un tribut, et quel tribut? le quart du revenu brut de l'Égypte; et, pour constater ce revenu, des hommes de la Porte, des employés du sultan placés à côté du pacha, contrôlant l'administration de l'Égypte, et, par conséquent, nulle réalité dans le pouvoir administratif du pacha. En même temps la destruction du pouvoir militaire du pacha: tout droit de nommer les chefs de corps de ses troupes lui était retiré; il était obligé de faire approuver par la Porte toutes ses nominations d'officiers.
Il avait accepté beaucoup d'autres conditions du hatti-schérif du 13 février. Il se refusa à celles-ci; il réclama auprès de la Porte contre la non-hérédité, contre la destruction de son pouvoir administratif et de son pouvoir militaire.
Au même instant, la France déclara que la question n'était pas terminée pour elle; qu'elle ne voyait là rien de ce qu'elle avait attendu; que l'hérédité n'existait pas; qu'elle était soumise à de telles conditions que le pacha ne pourrait vivre en paix avec la Porte; qu'il recommencerait à chaque instant à lutter contre elle pour s'affranchir; que le but qu'on avait voulu atteindre n'était pas atteint; qu'il ne pouvait l'être à de telles conditions; que la France, en un tel état des choses, ne pouvait reconnaître que la question fût réglée, ni donner sa signature aux ouvertures qu'on lui avait faites.
Cependant, pour prouver sa bonne foi et sa parfaite sincérité dans les négociations, le cabinet consentit à parapher les projets d'actes qui lui avaient été communiqués, et dans lesquels plusieurs modifications importantes, non pas de simples modifications grammaticales, comme on l'a dit à cette tribune, mais des modifications qui touchaient au fond des choses, qui changeaient le véritable caractère des actes, avaient été adoptées.
Le cabinet, dis-je, consentit à parapher les actes pour constater sa bonne foi, déclarant qu'il ne les signerait définitivement que lorsque la question d'Égypte serait réellement terminée, lorsqu'on aurait réellement assuré l'existence du pacha à des conditions raisonnables et qui lui permissent de vivre en paix avec le sultan.
Ces négociations ont rempli plusieurs mois. La même situation que j'indiquais tout à l'heure à la Chambre s'y est reproduite. Les puissances allemandes ont pesé à Constantinople pour obtenir de la Porte les concessions nécessaires pour que la France signât les actes qu'on lui avait offerts. Plus d'une fois l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, et peut-être le ministre britannique à Londres, ont entrevu la possibilité que ces négociations ne réussissent pas, qu'un conflit nouveau s'élevât entre le sultan et le pacha, dans lequel le pacha succomberait peut-être. L'intervention active des puissances allemandes a décidé la question dans notre sens; le hatti-schérif a été modifié dans toutes les parties essentielles sur lesquelles le pacha avait réclamé.
Je prie la Chambre de bien remarquer ce point: toutes les réclamations essentielles du pacha ont été accueillies; par le hatti-schérif du 25 mai, l'hérédité réelle lui a été assurée; le pouvoir administratif lui a été rendu; toute surveillance directe de la Porte en Égypte a été supprimée; un tribut fixe a été substitué au quart du revenu brut de l'Égypte. Le pouvoir militaire réel lui a été rendu également: le pacha a le droit de nommer tous les chefs de corps; pour les généraux seulement, il est obligé d'obtenir le consentement de Constantinople.
Aussi, lorsque le hatti-schérif du 25 mai est arrivé à Alexandrie, à l'instant même le pacha s'en est saisi comme d'un triomphe pour lui, comme de la meilleure solution qu'il pût espérer.
Voici les termes des deux dépêches d'Alexandrie, l'une du 12 juin, l'autre du 6 août; la première après la réception à Alexandrie du hatti-schérif du 25 mai, la seconde après l'arrivée à Alexandrie de la nouvelle que la convention du 13 juillet venait d'être signée à Londres:
«Le 10 au matin, le vice-roi, entouré des principaux dignitaires de l'Égypte, a reçu les deux envoyés ottomans dans la grande salle de son palais de Rasettin. Muhib-Effendi lui ayant présenté le hatti-schérif, Méhémet-Ali l'a porté sur ses lèvres et sur son front, et Samy-Bey en ayant fait la lecture à haute voix, le pacha s'est revêtu de la décoration envoyée par le sultan. Des salves de toutes les batteries des forts et de l'escadre, un pavoisement général et d'autres démonstrations publiques ont signalé à la ville la promulgation solennelle du décret impérial.
«Si, comme Méhémet-Ali s'en montre persuadé, d'après le soin qu'a mis le divan à écarter du hatti-schérif d'investiture la question du tribut et à retarder encore le départ des quatre consuls généraux, quelques objections de sa part sur le chiffre arrêté sont attendues à Constantinople, si, au fond, comme il l'espère, l'on y est disposé à résoudre la difficulté par une nouvelle transaction, le parti que vient de prendre le pacha est incontestablement le plus sage. Tout en se réservant de faire atténuer encore, par la voie des négociations, l'obligation la plus onéreuse qui résulte pour lui de la solution qui lui est offerte, il s'empare de toutes les importantes concessions garanties par le hatti-schérif modifié, et met un terme à la situation d'antagonisme dans laquelle les derniers événements l'avaient placé à l'égard de l'Europe.
«J'ai revu hier matin Méhémet-Ali, et je l'ai trouvé fort satisfait de la situation actuelle de ses affaires. Il m'a dit que Muhib-Effendi s'étant chargé de rendre un compte détaillé de la promulgation du hatti-schérif par le retour du paquebot russe qui est reparti ce matin, il attendrait, pour répondre officiellement au divan, le départ de cet envoyé ou celui de Kémial-Effendi, à la disposition desquels il tient un bateau à vapeur. Je serais tenté de croire, monsieur le ministre, que Muhib-Effendi s'est engagé à appuyer assez vivement, auprès de la Porte, les considérations que le pacha ne cesse de faire valoir contre un tribut annuel de 80,000 bourses, et que les deux envoyés ne prolongent leur séjour ici que pour recueillir, à cet effet, les éléments sur lesquels le vice-roi appuie ses calculs. Quoi qu'il en soit, Méhémet-Ali m'a paru plein d'espoir dans une solution, plus favorable pour l'Égypte, de cette dernière difficulté; et, sachant que j'écrivais à M. de Pontois par le paquebot russe, il m'a prié de signaler de nouveau à notre ambassadeur les objections qu'il élève contre la quotité de tribut fixée, tout en l'informant de la déférence avec laquelle il avait accueilli le nouveau hatti-schérif d'investiture.»
Et plus tard, lorsqu'on apprend que la France, voyant la question définitivement réglée, a enfin consenti à signer la convention du 13 juillet:
«Je me suis rendu, sur-le-champ, auprès du vice-roi pour lui communiquer la nouvelle officielle de la signature à Londres du protocole final et de la convention du 13 juillet. Dans des entretiens précédents, j'avais eu souvent l'occasion de calculer d'avance avec Méhémet-Ali les conséquences de la transaction déjà paraphée; mais bien que la conclusion en fût depuis longtemps attendue à Alexandrie, j'ai pu remarquer que le vice-roi a accueilli avec une grande satisfaction la nouvelle de la signature définitive. Méhémet-Ali me paraît apprécier, monsieur le ministre, avec sa sagacité habituelle, toute la portée de l'acte qui met solennellement un terme à l'union exclusive des quatre puissances dont les efforts combinés ont menacé jusqu'à son existence politique. Il s'applaudit de voir la France reprendre, avec les quatre autres grandes cours de l'Europe, des relations qui ne lui interdisent plus d'exercer son influence salutaire dans les affaires du Levant d'une manière active et officielle. Il me semble enfin partager entièrement avec moi l'espoir que les conseils isolés des puissances dont il redoute les dispositions à Constantinople ne pourront plus exercer sur le divan l'action que l'on n'était que trop fondé à attendre de leur intervention collective au nom d'une conférence européenne, aujourd'hui virtuellement dissoute. «Je n'ai plus, dès ce jour, à compter avec l'Europe,» m'a dit le pacha en apprenant que la conclusion de la convention de Londres pouvait être regardée comme certaine et définitive, «je suis en face de la Porte seule, et c'est en famille que nous réglerons dorénavant nos affaires.»
Voilà, messieurs, quel a été le jugement du pacha sur cette convention si vivement attaquée devant vous; voilà ce qu'il en a pensé; voilà comment il y a vu le terme des difficultés de sa propre situation: il a compris que, d'une part, si elle mettait un terme, en Occident, à l'isolement de la France, elle mettait un terme, en Orient, à son propre isolement, à lui, en face de toute l'Europe; il a compris qu'elle le laissait seul avec la Porte, qu'elle rétablissait, avec la bonne intelligence dans l'Occident, l'unité entre les musulmans en Orient, qu'ainsi le grand but que la France s'était proposé à cet égard était atteint, autant que la faiblesse de la résistance égyptienne nous en avait laissé les moyens, autant que, par de simples négociations, on pouvait se flatter d'y réussir.
Sans doute, si le pacha s'était défendu énergiquement en Syrie, si sa puissance avait eu des racines plus fortes, il aurait obtenu davantage. Mais personne ne peut prétendre être à l'abri de sa propre faiblesse; personne ne peut prétendre que la protection, la bienveillance d'une puissance étrangère le dispense de se défendre soi-même et d'être fort pour son propre compte. Il est impossible de suivre de près les diverses phases de cette affaire sans être convaincu de ces deux points: que la France a obtenu pour le pacha tout ce qu'il était possible d'obtenir après ses malheurs; qu'elle l'a obtenu par la voie de l'influence, par son poids dans les conseils de l'Europe, dans ces conseils auxquels elle n'assistait pas, mais dans lesquels son absence se faisait sentir. La France a obtenu pour le pacha une existence durable et des rapports réguliers possibles avec la Porte. C'est à Méhémet-Ali et à ses enfants à faire le reste; c'est à eux, en restant dans les termes du hatti-schérif, en en remplissant envers la Porte toutes les conditions, en exerçant sagement la mesure de force et d'indépendance qui leur est assurée, c'est à eux de fonder en Égypte quelque chose de durable, quelque chose qui subsiste par soi-même et qui rende à la France des services correspondants à ceux que la France lui a rendus malgré les difficultés de la situation.
Maintenant, messieurs, les choses conduites à ce terme, la question turco-égyptienne effectivement terminée, qu'avait à faire la France? Fallait-il qu'elle restât dans son isolement? Pourquoi? Je demande qu'on m'en donne un motif sérieux. La question turco-égyptienne était réglée. Restait la question de Constantinople. Quel est le but que se propose, depuis longtemps, la politique européenne à l'égard de Constantinople? C'est de soustraire officiellement Constantinople à tout protectorat exclusif, de faire admettre la Turquie dans le droit européen, de faire en sorte que la Turquie ne soit plus le Portugal de la Russie. (Sensation.)
Voilà quel a été, depuis cinquante ans, le véritable but de la politique européenne, de la bonne politique. Eh bien, messieurs, on a fait un pas vers ce but. Sans doute, on n'a pas mis la Porte à l'abri de toutes les ambitions, de toutes les chances de l'avenir; mais il y a un acte officiel, signé de toutes les grandes puissances de l'Europe, qui fait entrer la Porte dans le droit public européen, qui déclare commune l'intention de toutes les grandes puissances de respecter l'inviolabilité des droits du sultan et de consolider le repos de l'empire ottoman.
Je le demande, messieurs, si, avant ces derniers événements, un pareil acte avait été tout à coup présenté à l'Europe, si l'on avait montré la Russie le signant comme les autres puissances, est-ce que cela n'aurait pas été regardé comme une conquête de la politique européenne? Est-ce que cela n'aurait pas été regardé comme une grande et heureuse innovation? C'est cependant là ce qui a été obtenu: en même temps que la question turco-égyptienne était réglée aussi bien que le permettaient les faits accomplis, en même temps la question de Constantinople était réglée mieux qu'elle ne l'avait jamais été depuis qu'on en parlait.
Y avait-il donc une raison pour que la France ne sortît pas de son isolement? La France avait-elle été au-devant des puissances? Leur avait-elle demandé à rentrer dans le concert européen? Lui imposait-on quelques conditions qu'elle ne pût, qu'elle ne dût pas honorablement accepter? On ne lui imposait aucune condition, on ne lui demandait rien; on lui demandait tout simplement ce qu'elle avait toujours elle-même proclamé le but de sa politique. Permettez-moi de vous le dire, il eût été insensé de refuser; il eût été impossible de donner une raison sérieuse pour un entêtement puéril dans un isolement inutile. (Aux centres: Très-bien!) Ce que le cabinet a fait, c'est ce que tout homme sensé, étranger aux préoccupations de l'esprit de parti, eût fait nécessairement dans une pareille circonstance. (Nouvelle approbation.)
Messieurs, on s'effraye de ces mots concert européen. Oui, la France est rentrée dans le concert européen: cela veut-il dire que la Sainte-Alliance est ressuscitée, que la France s'est engagée dans quelque coalition semblable? Cela veut-il dire que la France a abdiqué une portion quelconque de son indépendance, de sa politique? Non, messieurs, il n'y a point d'engagement sur aucun point déterminé; il n'y a point de traité conclu dans tel ou tel but; il n'y a aucune abdication d'aucune partie de la politique, de l'indépendance de la France. Ce qu'on appelle le concert européen, c'est simplement l'esprit de paix entre les grandes puissances de l'Europe; c'est simplement la manifestation de cette pensée commune que, si quelque grand événement survient, avant de recourir aux chances de la guerre, on essayera de s'entendre et de résoudre en commun les grandes questions politiques. Voilà ce qu'on appelle le concert européen. (Très-bien!)
Messieurs, c'est à cette politique que, depuis plus de vingt-cinq ans, l'Europe doit la paix: c'est à cette politique que la Grèce doit son existence; c'est à cette politique que la Belgique doit son existence. Jamais de tels événements ne s'étaient ainsi accomplis pacifiquement, régulièrement, par la seule puissance des négociations et du bon sens européen. (Nouvelles marques d'approbation au centre.)
C'est la politique du concert européen qui a obtenu ces résultats: elle ne nous a rien coûté, aucun sacrifice d'indépendance, ni de politique; elle a maintenu la paix, elle a fondé des États, elle a mis la stabilité là où autrefois seraient venus le bouleversement et la guerre. (Approbation au centre.)
Messieurs, il faut savoir choisir dans ce monde. Il n'y a, pour un pays sensé, que trois systèmes de politique possibles: les alliances, l'isolement ou l'indépendance au sein de la bonne intelligence avec tout le monde.
Les alliances intimes, déterminées, je crois que, pour nous, le moment en est passé. (Chuchotements.)
Je ne dis pas cela pour méconnaître les services qu'une alliance réelle et intime avec la Grande-Bretagne nous a rendus lorsqu'en 1830 nous avons fondé notre gouvernement. Pour mon compte, quels que soient les événements qui sont survenus depuis, quels que soient ceux qui pourraient survenir, j'ai un profond sentiment de bienveillance pour le peuple généreux qui, le premier en Europe, a manifesté de vives sympathies pour ce qui s'était passé en France; pour le gouvernement sensé et courageux qui, le premier, a hautement avoué notre cause et accepté notre amitié. (Approbation au centre.) C'est un vrai service que l'Angleterre nous a rendu, et je suis bien aise aujourd'hui même, après ce qui s'est passé, je suis bien aise de lui en exprimer ici ma reconnaissance. (Nouvelle approbation au centre.)
Mais les événements suivent leur cours, les années n'ont pas toutes les mêmes nécessités; les temps sont changés. Des difficultés sont survenues; la diversité des politiques des deux pays s'est manifestée sur plusieurs points; l'alliance intime n'existe plus.
Une voix à gauche.—Dieu merci!
M. le ministre.—Est-ce à dire que la politique de l'isolement doive être la nôtre et remplacer celle des alliances. Ce serait une folie. Messieurs, ne vous y trompez pas, la politique d'isolement est une politique transitoire qui tient nécessairement à une situation plus ou moins critique et révolutionnaire. On peut l'accepter, il faut l'accepter à certain jour; il ne faut jamais travailler à la faire durer. (Très-bien!) Il faut, au contraire, saisir les occasions d'y mettre un terme, dès qu'on le peut sensément et honorablement.
Quelle politique avons-nous donc aujourd'hui? Nous sommes sortis de l'isolement; nous ne sommes entrés dans aucune alliance spéciale, étroite; nous avons la politique de l'indépendance en bonne intelligence avec tout le monde; nous sommes, avec toutes les puissances de l'Europe, dans des rapports réguliers et pacifiques, plus ou moins bienveillants, plus ou moins empressés (Rires à gauche), partout réguliers et pacifiques; nous sommes, je le répète, dans la politique de l'indépendance et de la bonne intelligence. Regardez-y bien; c'est celle vers laquelle tous les gouvernements sensés, tous les peuples éclairés tendent aujourd'hui; c'est celle que l'Angleterre elle-même pratique.
Pour vous, voici l'alternative où vous êtes places. (Mouvement d'attention.) Si vous restez dans l'isolement, vous resserrez à l'instant même l'alliance des quatre grandes puissances contre vous ou du moins en dehors de vous. Si vous contractez une alliance intime, étroite, avec l'Angleterre, à l'instant vous coupez l'Europe en deux, vous faites ce qu'on a appelé l'alliance des États constitutionnels et l'alliance des États despotiques.
L'alliance intime avec l'Angleterre a pour vous cet inconvénient qu'elle resserre l'alliance des trois grandes puissances continentales.
L'isolement a pour vous l'inconvénient plus grave encore de resserrer l'alliance des quatre grandes puissances.
Ni l'une ni l'autre situation n'est bonne. Que chaque puissance agisse librement suivant sa politique, mais dans un esprit de paix, de bonne intelligence générale: voilà le véritable sens du concert européen tel que nous le pratiquons. Voilà la situation dans laquelle nous sommes entrés par la convention du 13 juillet.
Croyez-vous que notre pays y ait perdu?
Je demande à la Chambre la permission de me reposer un moment.
La séance est suspendue quelques minutes.