Histoire parlementaire de France, Volume 3.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
M. de La Pinsonnière.—La minorité de votre commission avait peu de chances de faire triompher ses opinions. Cependant, comme l'a dit à l'instant même mon honorable collègue M. de Jussieu, elle a pris une part très-active à la discussion générale de l'adresse, et à celle des paragraphes. Il est bien certain qu'il y en a quelques-uns sur lesquels la minorité n'a pas élevé d'objections; mais elle s'était réservé, dès le commencement, le droit de vous les apporter (Bruit) par cette raison qu'elle ne voyait pas de moyen de faire triompher son opinion dans la commission. (Marques d'étonnement et d'impatience sur les bancs de l'opposition.)
Je ne suis monté à cette tribune que parce que j'ai cru remarquer que M. Guizot tirait cette conclusion de notre silence sur certains paragraphes, que nous les adoptions. (Dénégations.)
Si je ne me trompe, M. Guizot vient de dire que la preuve que les paragraphes en question ne renfermaient pas tout ce qu'on croyait y rencontrer aujourd'hui, c'est que dans la commission on n'y avait pas fait d'objections. Il a été fait des objections sur beaucoup de paragraphes, et mes collègues le diront eux-mêmes; et moi, bien que je n'eusse pas l'espoir de faire triompher mon opinion, moi-même j'ai pris une part fort active dans la discussion des paragraphes qui me paraissaient les plus saillants. Quant à celui-là, je n'y trouvais qu'un mot ou deux, et je me réservais pour ces deux mots de manifester mes objections à la Chambre. (Bruit.)
M. le président.—La parole est à M. Guizot.
M. Guizot.—La Chambre me permettra de ne pas pousser plus avant la discussion sur ce paragraphe. Je la prie de croire que je ne la retiendrai pas longtemps. La démonstration que j'entreprends de lui donner sera courte et, du moins pour moi, concluante.
Le deuxième paragraphe porte: «Sous un gouvernement jaloux de notre dignité, gardien fidèle de nos alliances, la France tiendra toujours, dans le monde et dans l'estime des peuples, le rang qui lui appartient et dont elle ne veut pas déchoir.»
Dans l'opinion de la majorité de la commission, ce paragraphe veut dire que le cabinet actuel n'est pas suffisamment jaloux de notre dignité...
Aux bancs de l'opposition.—Très-bien!
M. Guizot.—Messieurs, il faut que vous me permettiez de dire ici ma pensée avec une entière sincérité, car je ne suis monté à la tribune que pour cela. Nous avons voulu dire que le cabinet n'était pas suffisamment jaloux de notre dignité ni gardien assez fidèle de nos alliances. Il n'y a rien là à coup sûr de factieux ni de révolutionnaire. Nous avons cette mauvaise opinion de la politique du cabinet. Le gouvernement représentatif existe pour que nous puissions le dire...
M. le ministre de l'intérieur.—Il existe pour que vous puissiez le dire, et que nous, nous puissions prouver le contraire.
M. Guizot.—Pour que nous puissions le dire, et pour que vous puissiez prouver le contraire; soit, je ne demande pas autre chose. La Chambre est juge, et au delà de la Chambre le pays. (Très-bien! très-bien!)
Vous pouvez, messieurs, et je m'en épargnerai la fatigue matérielle, vous pouvez lire tous les paragraphes suivants sur les affaires étrangères, ils ont absolument le même caractère. Tous les reproches s'adressent à la politique du cabinet; il n'y a encore là rien de factieux ni de révolutionnaire.
Il n'y a rien de semblable, à coup sûr, dans le paragraphe sur l'Afrique; car il est tout entier à l'éloge de l'administration.
Rien de semblable non plus dans le paragraphe relatif à la conversion des rentes. Ce n'est autre chose qu'un vœu que la Chambre avait déjà exprimé, et la perspective d'une mesure déjà annoncée dans un paragraphe d'un discours de la couronne.
Je passe aux paragraphes des affaires intérieures, et j'arrive à celui qui est relatif à la naissance du comte de Paris, et à la joie que la France en a ressentie. Je relis la phrase:
«Nous ressentons profondément, Sire, vos espérances et vos craintes, vos joies et vos douleurs; la France entière a salué de ses acclamations la naissance du comte de Paris; fasse le ciel que rien ne trouble de si douces émotions! Nous entourons de nos hommages le berceau de ce jeune prince accordé à votre amour et aux vœux les plus chers de la patrie. Élevé, comme son père, dans le respect de nos institutions, il saura l'origine glorieuse de la dynastie dont vous êtes le chef, et n'oubliera jamais que le trône où il doit s'asseoir un jour est fondé sur la toute-puissance du vœu national. Nous nous associerons, Sire, ainsi que tous les Français, aux sentiments de famille et de piété que cet heureux événement vous inspire comme père et comme roi.»
Je ne pense pas que personne trouve rien là de factieux ni de révolutionnaire.
Une voix au centre.—Si!
M. Thiers, de sa place.—Qu'on le dise alors. (Agitation.)
M. le ministre de l'intérieur.—Qu'on dise quoi?
M. Thiers.—Dites-le, il faut s'expliquer sur ce mot.
M. le président.—Vous n'avez pas la parole.
M. le garde des sceaux, de son banc.—Messieurs... (Bruit.)
M. Guizot, à la tribune.—M. le garde des sceaux, laissez-moi parler, veuillez ne pas m'interrompre.
M. le président.—M. le garde des sceaux, personne n'a le droit d'interrompre un orateur. La parole est à M. Guizot.
M. le garde des sceaux.—M. Thiers s'est levé le premier et a provoqué ma réponse.
M. le président.—J'ai commencé par lui pour réclamer le silence.
M. Guizot.—Je dis, messieurs, qu'il n'y a rien de factieux ni de révolutionnaire dans ce paragraphe, que c'est le langage de la loi, que les lois rendues pour consacrer et fonder notre dynastie s'expriment en ces termes: Les droits que le roi tient du vœu de la nation. (Très-bien! très-bien!)
Plusieurs ministres.—C'est aussi notre opinion.
M. le ministre de l'intérieur.—Nous ne sommes pas pour la quasi-légitimité! (Agitation.)
M. Guizot.—Si M. le ministre de l'intérieur avait quelque mémoire, il pourrait se rappeler qu'à cette tribune j'ai déjà plus d'une fois répondu à l'accusation qu'il renouvelle. Le mot qu'il vient de prononcer n'est jamais sorti de ma bouche, et je suis étonné de voir qu'un homme aussi sérieux et aussi sincère que lui ait renouvelé une pareille accusation. (Très-bien! très-bien!)
À cette occasion, je rappellerai que, sur une interpellation de même nature, j'ai dit que je regardais notre révolution comme pleinement légitime, qu'elle avait eu pour elle les deux plus grandes sources de la légitimité en ce monde, la nécessité et le droit, le vœu national et le succès. Que voulez-vous donc de plus? Quand le droit a commencé et que le succès a couronné, que peut-il manquer à une révolution? (Très-bien! très-bien!)
Messieurs, je passe au dernier paragraphe.
Je prie la Chambre de remarquer que voilà déjà la question réduite à des termes bien simples. On parlait de l'adresse tout entière; depuis le premier mot jusqu'au dernier elle était factieuse. (Non! non! Oui! oui! Agitation.)
Comment! Vous venez de le dire à cette tribune après l'avoir dit partout, et quand on vous le répète, vous n'en convenez pas? (À gauche: Très-bien! très-bien!)
Convenez-en donc, vous l'avez dit. (Oui! oui!) Vous avez dit qu'elle était, du premier mot au dernier, factieuse et révolutionnaire. (Non!—Oui! oui!—Vive agitation.)
J'ai déjà tout disculpé, tout affranchi, excepté un paragraphe. Soyez sûrs, messieurs, que mon intention n'est pas de reculer devant celui-là.
Le voici:
«Nous en sommes convaincus, Sire, l'intime union des pouvoirs contenus dans leurs limites constitutionnelles peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement.»
Y a-t-il là quelque chose de factieux?... (Bruit.)
Messieurs, laissez-moi parler, vous me répondrez.
Y a-t-il là quelque chose de factieux? Nous ne nous sommes pas contentés de parler de l'intime union des pouvoirs; nous avons ajouté avec soin, et pour tous: «contenus dans leurs limites constitutionnelles.»
Je ne sache rien, à coup sûr, de plus réservé, de plus respectueux.
Je poursuis:
«Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité de votre trône, et le couvrant au dedans de sa responsabilité...»
M. le président du conseil.—Ah! ah! nous y voilà!
M. Guizot.—J'y arrive, M. le président du conseil; ce n'est pas ma faute si je ne suis pas arrivé plus tôt. Je continue:
«... est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tant à cœur de vous prêter.»
Je pense qu'on ne fera porter l'objection que sur ces mots: «Et le couvrant au dedans de sa responsabilité.» Eh bien, trouve-t-on là quelque chose de factieux, quelque chose de révolutionnaire?
Voix diverses.—Oui! Non! non! (Bruit confus.)
M. Guizot.—Il faut que j'épuise la patience de la Chambre, car la conviction que je veux porter dans son esprit me tient trop fortement à cœur pour que j'hésite à lui demander quelques minutes de plus de son temps. (Parlez! parlez!)
Ce n'est donc que sur ce mot qu'on fait porter l'objection. Eh bien, quand le paragraphe viendra, si une discussion plus détaillée est nécessaire, j'y entrerai, mais voici ce que je répondrai à l'instant. La responsabilité, messieurs, n'est pas une vaine forme, ce n'est pas un mot; il ne suffit pas qu'on écrive: «Ministre responsable.» Je vais faire une supposition.
Qu'il plaise à la couronne de prendre, je ne sais où, dans la rue... (Murmures, interruption.)
Messieurs, laissez-moi parler.
Qu'il plaise à la couronne de prendre, je ne sais où, les huit premiers hommes venus.... (Nouvelle interruption.)
Je ne peux pas discuter ainsi, il faut qu'on me permette de parler. (Écoutez! écoutez!)... Les huit premiers hommes venus, et de les faire ministres. Rien n'est plus légal, rien n'est plus constitutionnel. (Mouvements divers.)
M. Odilon Barrot.—Oui! oui! dans la lettre.
M. Guizot.—Je suis dans le cœur de la question, messieurs, et vous voyez que je ne crains pas d'y entrer jusqu'au fond.
Rien n'est plus légal, rien n'est plus constitutionnel.
Voix à droite.—Rien n'est moins convenable.
M. Guizot.—Je ne sache personne qui ait une objection légale à faire...
Voix à droite.—C'est une injure à la couronne.
M. Guizot.—Je ne veux pas savoir quel est l'interrupteur, mais j'ai défendu la couronne contre toutes les injures dont elle a longtemps été l'objet. Ce n'est pas moi qui voudrais lui en faire une. La supposition que je me permets ici n'est qu'une supposition purement théorique...
M. Lanyer.—À la bonne heure! (Nouveau bruit.)
M. Guizot.—J'en demande pardon à la Chambre, mais il y a des objections... (Interruption.) Vous ne voulez donc pas qu'on suive MM. les ministres dans la discussion qu'ils viennent de rouvrir. Ce n'est pas moi qui suis monté le premier à cette tribune pour parler sur l'adresse, pour dire que c'était une adresse qui allait à la gauche, qu'elle était révolutionnaire.
M. Liadières.—Je demande la parole. (Mouvement.)
M. Guizot.—Ce n'est pas moi qui suis venu ressusciter la discussion générale; mais puisqu'on l'a rouverte, il m'est bien permis de justifier, du premier mot au dernier, une adresse que je tiendrais à honneur d'avoir faite seul. (À gauche: Très-bien! Agitation.) Pour que la responsabilité soit réelle il faut autre chose qu'un mot, une forme. Il faut, pour couvrir réellement le trône de sa responsabilité, une administration suffisante; je ne veux pas me servir d'une autre expression; il faut une administration suffisante. Ce n'est qu'à cette condition que le trône est réellement couvert. C'est là, messieurs, c'est là la pensée de la commission; c'est là ce que nous avons voulu dire; il n'y a rien de moins factieux, il n'y a rien de moins révolutionnaire que d'invoquer une administration assez ferme, assez habile, assez appuyée sur les sentiments généreux, assez forte, assez grande pour être devant la royauté une véritable cuirasse et la couvrir vraiment de sa responsabilité. Ce sont les amis sincères de la royauté qui veulent qu'elle soit ainsi défendue. (Très-bien!) Ils veulent que, lorsqu'un acte politique est consommé, lorsqu'une parole est prononcée, personne en France ne puisse supposer que l'administration n'est pas suffisante, que ce n'est pas l'administration elle-même qui agit ou parle. (Agitation.) Voilà la doctrine constitutionnelle, voilà la doctrine vraiment royaliste. Je sais, messieurs, qu'elle ne correspond pas à certains préjugés qui ont encore vigueur dans quelques esprits. Je sais que l'idée du droit arbitraire, absolu, existe encore dans des esprits qui se croient d'ailleurs... (Vives dénégations.)
Messieurs, quand nous aurons vécu longtemps sous le régime représentatif, quand nous l'aurons pratiqué réellement, pas une de ces discussions ne pourra s'élever à cette tribune, (Très-bien!) et les paroles que j'ai tant de peine à y faire entendre et pour lesquelles il faut que j'épuise le peu de force qu'il a plu à Dieu de me donner, ces paroles n'y retentiront plus jamais.
Voilà le véritable esprit de l'adresse, messieurs. Non, elle est loyale et constitutionnelle; elle a été dictée par l'amour sincère de la royauté, par le sentiment vrai de ses besoins et de l'état des esprits. Si j'avais eu l'honneur, honneur que je n'ai pas, de la faire à moi seul, j'en serais fier, et je croirais avoir rendu service à la couronne et à mon pays. (Marques d'adhésion à gauche.)
—Séance du 14 janvier 1839.—
Je répondis à M. Baude, qui avait soutenu le cabinet au sujet des affaires d'Italie et de l'évacuation d'Ancône:
M. Guizot.—La Chambre prête, avec raison, toute son attention à ce débat. De bien graves considérations y sont alléguées; la foi des traités et notre influence politique au dehors, notre loyauté d'une part et notre dignité de l'autre. La conduite du cabinet a-t-elle ménagé tous ces intérêts? a-t-elle réussi à les concilier? Je ne le pense pas, et je viens soutenir le projet de la commission.
M. le président du conseil, dans son habile et lucide argumentation de votre dernière séance, s'est fondé sur deux grandes raisons: la tradition des cabinets antérieurs et la valeur de l'engagement que la France a contracté. Je les examinerai successivement.
Quant à la tradition des cabinets antérieurs, je demande à la Chambre la permission de lui soumettre deux observations préliminaires. Non-seulement aucun de ces cabinets n'a évacué Ancône, mais aucun n'a même été appelé à exprimer, au sujet de l'évacuation, une opinion positive, à annoncer une résolution. (Bruit au centre.)
Je ne parle pas du cabinet du 22 février; M. Thiers saura bien expliquer sa propre dépêche. Aucun des cabinets antérieurs n'a été appelé, je le répète, à prendre, sur Ancône, une résolution. On est obligé d'induire ce qu'ils auraient fait de leurs dépêches, et ces dépêches sont incomplétement connues. Quant au cabinet du 11 octobre et à la dépêche que M. le président du conseil a apportée à cette tribune, et dont je parlerai tout à l'heure, évidemment, lorsque M. le président du conseil a pris le parti de l'évacuation d'Ancône, ce n'est pas sur cette dépêche qu'il s'est fondé, car il ne la connaissait pas alors. (Mouvement à gauche.) Il vous a dit lui-même qu'il y avait quelques jours seulement qu'elle lui était connue. (À gauche: Très-bien! très-bien!) C'est pourtant la seule dans laquelle il ait trouvé l'opinion, du moins telle qu'il l'entend, du cabinet du 11 octobre sur la question.
La résolution de M. le président du conseil a donc été complétement indépendante de ce qu'il savait des traditions et des résolutions du cabinet du 11 octobre. (À gauche: Très-bien!)
J'aborde le fond de la question, et j'interroge les cabinets antérieurs.
Pour celui du 13 mars, je demande à la Chambre la permission de mettre sous ses yeux le langage que tenait M. Casimir Périer lui-même lorsqu'il vint parler dans cette enceinte de l'occupation d'Ancône, et des motifs qui l'avaient déterminée. C'est la meilleure réponse, je crois, à toutes les allégations que vous venez d'entendre encore à ce sujet.
Dans la séance du 7 mars 1831, M. Périer disait:
«Fidèle à sa politique telle que nous venons de la définir, le gouvernement, dans son intérêt comme dans celui du saint-siége, et toujours dans l'intérêt de la paix dont le maintien exige qu'on écarte avec un soin religieux toutes les causes de collision et d'ombrage, le gouvernement, conservant la pensée dominante de fonder la sécurité du saint-siége sur des moyens plus stables que ceux d'une répression périodique, le gouvernement crut de son devoir de prendre une détermination qui, loin d'être un obstacle à la solution des difficultés qu'il s'agit de résoudre, lui semble au contraire devoir la rendre plus prompte.
«C'est dans ce but que nos troupes ont débarqué à Ancône le 23 février...
«Comme notre expédition de Belgique, notre expédition à Ancône, conçue dans l'intérêt général de la paix aussi bien que dans l'intérêt politique de la France, aura pour effet de donner une activité nouvelle à des négociations auxquelles concourent toutes les puissances, pour assurer à la fois la sécurité du gouvernement pontifical et la tranquillité de ses États par des moyens efficaces et durables.»
À gauche.—C'était très-bien cela!
M. Guizot, continuant la lecture.—«Ainsi, messieurs, la présence de nos soldats en Italie aura pour effet, nous n'en pouvons douter, de contribuer à garantir de toute collision cette partie de l'Europe, en affermissant le saint-siége, en procurant aux populations italiennes des avantages réels et certains, et en mettant un terme à des interventions périodiques, fatigantes pour les puissances qui les exercent, et qui pourraient être un sujet continuel d'inquiétude pour le repos de l'Europe.»
À gauche.—Tout cela était fort bien.
M. Guizot.—Il est bien évident, messieurs, que la pacification intérieure de l'Italie et des Légations en particulier, par des institutions obtenues du saint-siége, et sollicitées par toutes les puissances, était, sinon le but unique, du moins l'un des buts essentiels de cette occupation.
Maintenant qu'on vienne apporter à cette tribune des preuves que M. Casimir Périer n'avait jamais songé à rendre notre occupation permanente ni indépendante de l'occupation autrichienne, qui le conteste? Ce que nous soutenons, c'est que, dès l'origine, elle a eu, sinon pour but unique, du moins pour but essentiel, de garantir, par des institutions obtenues du saint-siége, la sécurité de l'Italie en même temps que celle de l'Europe.
Le cabinet du 11 octobre est entré dans la même voie. M. le président du conseil disait, dans la dernière séance:
«Vous prétendez en vain qu'il y a eu de la part du saint-siége engagement synallagmatique, pris avec la France, d'accorder des institutions à la Romagne. Je déclare que je n'en ai trouvé de traces nulle part. On en était resté là-dessus aux simples conseils, et le saint-siége a commencé à dire, après le mauvais accueil fait à ses premières concessions: Vous voyez si cela me réussit. Et depuis, on ne lui en a pas demandé de nouvelles.»
Messieurs, je ne puis parler de documents que je n'ai pas entre les mains; mais comment M. le président du conseil considère-t-il donc le memorandum du 21 mai 1831, et la réponse qui y a été faite par le saint-siége?
Je demanderai la communication de ces documents et leur dépôt sur le bureau de la Chambre. Vous y verrez, si on nous l'accorde, que le memorandum, signé de toutes les puissances, contient formellement la demande de la sécularisation de l'administration dans les Légations, la demande d'assemblées municipales, de conseils provinciaux, et d'autres améliorations de ce genre formellement énoncées. Vous verrez, de plus, dans les notes adressées par le cardinal Bernetti, les unes à la France, les autres en réponse au memorandum, que le saint-siége s'est engagé, comme on s'engage en pareille matière où il ne s'agit pas d'un contrat civil, à donner aux puissances satisfaction et les garanties de sécurité qu'elles demandaient.
Est-ce que ce n'est pas là un engagement? Peut-on dire que ce soient de purs conseils après lesquels il n'y ait rien à attendre? Permettez-moi, messieurs, de m'étonner de la facilité avec laquelle on renonce aux engagements lorsqu'ils sont au profit de notre cause. (Approbation à gauche.)
Comment! voilà des demandes claires adressées au saint-siége, des réponses formelles, des notes dont je ne puis pas citer les termes, mais que je me rappelle parfaitement! Et cela n'avait aucune valeur! et nous ne pouvions insister!
On a insisté, messieurs, on a continué d'insister; car il est inexact de dire, comme l'a prétendu M. le président du conseil, qu'on ait cessé de réclamer du saint-siége les garanties promises. Le cabinet du 11 octobre, dès sa formation et pendant tout le cours de sa durée, a persisté à demander ces garanties; et la correspondance, les dépêches que M. le président du conseil a dans les mains en sont la preuve irrécusable. Je lui demanderai entre autres la communication d'une dépêche du 3 mars 1833, qui a pour objet précisément de presser l'exécution des promesses du saint-siége.
Voici, messieurs, quelle était à cette époque la situation dans laquelle notre cabinet se trouvait à Rome. Le cabinet autrichien s'était mis à la tête de l'insistance auprès du saint-siége; il avait envoyé à Rome un conseiller chargé de presser la concession des institutions, de débattre avec le saint-siége quelles étaient celles qu'il convenait de donner. L'Autriche insistant ainsi fortement, il était d'une bonne politique pour la France, il était du devoir du ministre des affaires étrangères de ne pas gêner l'action de l'Autriche, de ne pas mettre en avant celle de la France, beaucoup plus suspecte au saint-siége que l'Autriche. C'est ce que fit le ministre des affaires étrangères de cette époque. Étranger à toute vanité, à toute charlatanerie, désireux surtout d'atteindre le but que nous poursuivions, il déclara hautement que l'insistance de l'Autriche étant le meilleur moyen de réussir, bien loin de l'entraver, il la seconderait, et qu'il effacerait momentanément la France pour ne pas nuire au succès commun.
La dépêche du 3 mars 1833, dont je demande communication, contient à ce sujet les éclaircissements les plus positifs. Je ne puis la lire textuellement, mais j'en donnerai le sens, et je persiste à en demander la communication officielle.
Voici le sens:
Il s'agissait d'un projet d'organisation du gouvernement papal dans les Légations, présenté par le conseiller autrichien dont j'avais l'honneur de parler tout à l'heure à la Chambre. «Bien que ce projet ait une origine autrichienne, bien que le cabinet impérial, en agissant isolément pour le faire prévaloir, ait probablement voulu se réserver le mérite et la popularité d'une semblable innovation, nous ne saurions nous refuser à reconnaître que cette innovation était dans l'intérêt du saint-siége; et loin d'éprouver le moindre ombrage de l'influence exercée par l'Autriche en cette circonstance, nous eussions franchement applaudi au succès de ses démarches; car ce que nous souhaitons avant tout, c'est l'affermissement de la tranquillité des États romains; c'est de voir effacer jusqu'au dernier germe des troubles qui n'ont déjà que trop ébranlé l'Italie; et ce double but, nous continuons d'avoir l'intime conviction qu'il ne saurait être atteint qu'en améliorant par d'utiles réformes le gouvernement et l'administration des domaines de l'Église. La cour de Vienne nous retrouvera donc toujours aussi sincèrement empressés que nous l'avons été à nous unir à elle pour faire entrer le saint-siége dans des voies si salutaires; et si, comme il l'avait annoncé au cardinal Bernetti, M. de Metternich a réellement le désir de s'associer à notre politique, il peut compter sur la loyauté de notre concours en tout ce qui pourra tendre à préserver le repos de l'Italie.» (Très-bien! très-bien!)
Certes, messieurs, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu une politique meilleure et plus honorable; une politique plus sincèrement dévouée au but qu'elle avait publiquement annoncé. Celle-ci a mis de côté toute vanité personnelle, tout amour-propre national; elle ne s'est inquiétée que du but lui-même.
Mais quand elle a vu que le but n'était pas atteint, quand elle a vu que l'Autriche abandonnait l'insistance qu'elle avait mise d'abord, alors notre politique s'est modifiée; alors elle a agi elle-même, elle n'a pas craint de se mettre en avant. Et qu'a-t-elle fait? Elle a fait ce qu'il n'avait pas été nécessaire de faire jusque-là; elle a rapproché les deux questions, la question de l'occupation et la question des institutions. M. le président du conseil n'a rien répondu avant-hier aux arguments de mon honorable ami M. Duchâtel. Qu'a établi M. Duchâtel? Que des questions qui n'étaient pas nécessairement liées pouvaient et devaient cependant l'être par une bonne politique, qu'il n'y avait point d'arbitres, point de juges au-dessus des États, qu'ils étaient entre eux dans des rapports de droit naturel, et obligés de se faire justice eux-mêmes, n'ayant personne pour rendre justice entre eux. Les États n'ont que la persuasion ou la force, et quand la persuasion ne réussit pas, reste la force. Certainement un des meilleurs, un des plus simples, des plus légitimes moyens de force, c'est, quand on a un gage entre les mains, de s'en servir pour obtenir ce qui vous est dû d'ailleurs. Cela est élémentaire en matière de droit public. (Assentiment aux extrémités.)
M. Thil.—Je demande la parole.
M. Jacques Lefebvre.—Je la demande aussi. (Mouvements et bruits divers.)
M. Guizot.—Cela s'est pratiqué dans une multitude d'occasions. Ce rapport dont je parle, ce lien à établir entre deux questions n'est pas un lien obligé, nécessaire. Le gouvernement l'établit quand il croit de son intérêt de l'établir, quand il n'a pas d'autre moyen de faire prévaloir son droit, quand il pense que décidément la persuasion ne réussira pas; c'est ce qu'a fait le cabinet du 11 octobre, et il l'a fait dans l'intérêt de la paix générale de l'Europe, dans l'intérêt de ces institutions que l'expédition d'Ancône s'était proposées pour but principal.
Avait-il réellement le droit de le faire? L'engagement contracté par la France interdisait-il l'emploi d'un pareil moyen? Quelle est la valeur, la valeur réelle de cet engagement?
Je tiens pour évident, messieurs, d'après les faits que j'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux de la Chambre, que les cabinets antérieurs n'ont jamais, comme le disait hier M. le président du conseil, abandonné l'affaire des institutions de la Romagne, et qu'ils n'ont point hésité à se servir de l'occupation d'Ancône pour faire réussir ce grand dessein.
Je viens à l'engagement.
Je l'avoue pleinement: la France a promis d'évacuer Ancône, quand les Autrichiens évacueraient.
Je dois faire remarquer que cet engagement est de même nature et conçu dans les mêmes formes que celui qui se rapporte aux institutions à concéder par le saint-siége à la Romagne, et dont j'ai parlé tout à l'heure.
Les puissances ont adressé au saint-siége un memorandum, sorte de note, pour demander ces institutions. Le saint-siége a répondu par une promesse de satisfaction: voilà l'engagement. Je n'ai pas les pièces sous les yeux, je n'en parle que d'après mes souvenirs, et j'y suis forcé. (Mouvement.)
Voyons maintenant quel est notre engagement, quant à l'évacuation d'Ancône.
Une note, adressée par le cardinal Bernetti à notre ambassadeur à Rome, contenait des propositions d'arrangement pour l'occupation et l'évacuation d'Ancône; une note en réponse fut adressée par notre ambassadeur au cardinal Bernetti. L'engagement résulte de l'échange des deux notes contenant des propositions et des acceptations. C'est là, je le répète, un engagement semblable, sinon dans son objet, du moins dans sa forme, à celui qui se rapportait aux institutions à concéder par le saint-siége.
Quelle est la valeur de cet engagement? excluait-il pour la France le droit, lorsque l'évacuation serait proposée ou réclamée, d'en examiner l'opportunité? excluait-il le droit de réclamer, en cas d'évacuation, des précautions pour l'avenir, pour le retour de circonstances semblables et d'une nouvelle occupation? Cela est impossible à supposer...
Voix à gauche.—Ce serait absurde.
M. Guizot.—Comment? Nous aurions été dans Ancône une force purement matérielle, à la complète disposition du cabinet autrichien ou du saint-siége, contraints de nous retirer sans aucune observation, sans avoir le moindre mot à dire, la moindre objection à élever, quand on nous en sommerait, comme une sentinelle qu'on relève de son poste? (Sensation.) Cela n'est pas concevable, cela n'eût été acceptable pour personne.
Croyez-vous que d'autres se soient soumis à une pareille condition? Croyez-vous, par exemple, que l'Autriche, quand elle est entrée dans les Légations, ait accepté la nécessité de s'en aller sur une sommation du saint-siége, sans examiner elle-même l'opportunité de l'évacuation? Voici ce que vous disait avant-hier M. le président du conseil:
«M. de Metternich, dit en 1835, dans une conversation avec notre ambassadeur à Vienne: «Les circonstances ne nous permettent pas de songer à évacuer les Légations en ce moment.» (Bruits divers).
M. de Metternich s'était donc réservé d'examiner l'opportunité de l'évacuation, d'avoir un avis à ce sujet. Apparemment nous avions bien le même droit que lui; apparemment la France était dans la même situation que l'Autriche; elle pouvait aussi, si on parlait d'évacuation, examiner l'opportunité. Et je suppose que le cabinet français eût entrevu une évacuation, que dirais-je? je ne veux pas me servir d'un mot offensant, mais enfin une évacuation qui n'eût pas été bien réelle, bien définitive; je suppose que vous eussiez entrevu qu'il y avait un concert pour que les Autrichiens se retirassent des Légations, en vous sommant d'exécuter votre engagement, pour y rentrer plus à l'aise. Est-ce que vous vous seriez crus obligés de ne pas examiner si l'évacuation était sérieuse, si elle serait définitive? est-ce que vous vous seriez crus obligés d'obéir à la première injonction? Encore une fois, cela n'est pas supposable. Vous aviez plein droit d'examiner l'opportunité de l'évacuation, et en même temps un second droit, celui de demander des garanties, de prendre des précautions pour les éventualités de l'avenir, dans le cas où une seconde occupation pourrait avoir lieu.
Et, messieurs, vous avez encore ici l'exemple de l'Autriche, non-seulement de ce qu'elle a dit, mais de ce qu'elle a fait; elle vous a ouvert la voie, elle vous a indiqué ce que vous aviez à faire.
En 1831, lors de la première occupation, le cabinet autrichien avait promis de se retirer à jour fixe; il y avait engagement de sa part. Avant que le jour arrivât, comme il trouvait qu'il n'y avait pas opportunité, que le moment d'évacuer n'était pas arrivé, il éleva des objections, il dit, quoiqu'il eût promis d'évacuer à jour fixe, qu'il avait besoin que son ambassadeur à Rome se concertât avec le nôtre, et qu'il attendait qu'ils se fussent mis d'accord sur l'opportunité de l'évacuation.
Il fit plus, il éleva une seconde difficulté. (Mouvement au banc des ministres.)
Je ne dis rien là, monsieur le président du conseil, que mon honorable ami, M. le duc de Broglie n'ait déjà mis en lumière à la Chambre des pairs.
Il éleva cette seconde difficulté: «Mais je ne puis évacuer si nous ne sommes pas convenus de quelque chose pour les éventualités de l'avenir, si nous n'avons pas réglé ce que nous ferons ensemble dans le cas où il y aurait lieu de rentrer dans les Légations.»
Voilà, messieurs, ce qu'a fait l'Autriche en 1831, voilà sa conduite; c'était vous indiquer ce que, dans une situation pareille, vous aviez à faire. Je ne demande aucune préférence pour la France, je ne demande rien de spécial pour elle, je ne demande que l'égalité entre la France et l'Autriche. Est-ce au cabinet à la refuser? (Mouvement d'approbation aux extrémités.)
J'ai établi que les cabinets antérieurs n'avaient jamais eu la pensée d'évacuer Ancône sans avoir stipulé quelques garanties pour l'avenir. J'ai établi que notre engagement même nous laissait pleinement le droit de prendre à cet égard, de réclamer du moins les précautions nécessaires, et de lier ensemble les deux questions: j'ajoute que l'intérêt français le commandait évidemment.
Permettez-moi de rappeler quelques paroles que j'ai eu l'honneur de prononcer dans cette enceinte, très-peu de temps après que l'occupation d'Ancône venait d'avoir lieu.
Le 7 mars 1832, j'avais l'honneur de dire à la Chambre:
«Le malaise de l'Italie est un fait qu'on ne peut supprimer, et dont il faut bien tenir compte. L'Autriche a grande envie d'en profiter, non pour conquérir, mais pour maintenir ou étendre sa prépondérance dans la péninsule; l'Autriche veut que l'Italie lui appartienne, sinon directement, du moins par voie d'influence. La France, de son côté, ne peut le souffrir. La collision violente des deux États n'aura pas lieu; mais il y aura entre eux des difficultés, des tiraillements, des négociations épineuses. Chacun s'efforcera de prendre ses positions. L'Autriche a pris les siennes. Eh bien, nous prendrons les nôtres; nous lutterons pied à pied contre l'influence autrichienne en Italie: nous éviterons soigneusement toute idée de conquête, toute cause de collision générale; mais nous ne souffrirons pas que l'Italie tout entière tombe décidément et complétement sous la prépondérance autrichienne.»
Je persiste aujourd'hui dans cette politique. Ce n'est pas la politique de la guerre, comme on nous en menaçait avant-hier; c'est la politique de la paix, mais de la paix vigilante et active; c'est la politique qui repousse la propagande, mais qui recherche partout l'influence.
Je ne puis m'étonner assez de l'attitude qu'on veut nous faire prendre dans ce débat. Comment! on n'est pas content d'être sorti d'Ancône, on veut que nous ayons eu tort d'y entrer! (Mouvement divers.)
À gauche.—C'est vrai! c'est vrai!
Voix à droite.—Qui a dit cela?
M. Guizot.—Il ne suffit pas que cette position soit perdue, on veut qu'elle n'ait jamais mérité d'être prise! Messieurs, à chacun ses œuvres. À M. Casimir Périer, l'occupation d'Ancône; aux ministères qui lui ont succédé, le maintien de cette position; à vous, l'évacuation.
Sur les bancs de l'opposition.—Très-bien! très-bien!
M. Guizot.—Laissez-nous notre part dans cet incident de notre histoire, nous ne vous contestons pas la vôtre. (Même mouvement.)
Je n'ajoute qu'un mot. Ce que les cabinets précédents ont toujours cherché, ce que les engagements permettaient, ce que l'intérêt français commandait, un autre intérêt qui mérite aussi d'être pris en grande considération, l'intérêt européen le conseillait.
Messieurs, l'Europe se croit, se sent toujours aux prises avec des révolutions possibles. Il ne faut pas qu'elle se trompe; pour les prévenir, pour les maîtriser, elle a besoin du concours de la France (Très-bien!), de la France sage en même temps que libre, monarchique en même temps que constitutionnelle; cette influence est nécessaire au repos de l'Europe. (Approbation.)
Savez-vous quel était le résultat de la présence de ces quelques soldats français et de ces quelques pièces de canon sur ce point si reculé, dites-vous, de l'Italie? C'est que dans toute l'Italie les esprits sensés, éclairés, les bons esprits avaient une satisfaction et une espérance (Mouvement); les mauvais esprits au contraire, les esprits désordonnés se sentaient contenus, non par une force absolument ennemie, mais par la même force qui donnait satisfaction et espérance aux bons esprits. Cela était, messieurs, pour nous un grand honneur, et pour l'Europe un bien immense.
Je ne sais si l'on a agi prudemment en se privant de ce concours.
À une autre tribune, il y a quelques années, un grand ministre, M. Canning, s'est plu à présenter son pays, l'Angleterre, comme maître de déchaîner sur l'Europe toutes les tempêtes. Ce n'est pas là ce que je réclamerai jamais pour mon pays; mais le droit de comprendre mieux que d'autres d'où peuvent venir les tempêtes, le droit de les prévenir et d'empêcher qu'elles n'éclatent sur la tête de l'Europe, c'est là aujourd'hui le droit de la France; c'est là l'immense service qu'elle est appelée à rendre à l'Europe tout entière. Ancône était un des points où elle s'était établie pour protéger, de sa sagesse bienveillante, la sécurité de l'Italie et de l'Europe. C'est un malheur qu'elle en soit sortie. (Sensation.)
Vous avez oublié tout cela, vous avez oublié toutes les précautions qui pouvaient conserver à la France cette force salutaire pour l'Europe entière. L'intérêt français le commandait, l'intérêt européen le conseillait, les engagements le permettaient. Vous n'en avez tenu compte (Légère agitation); vous êtes sortis d'Ancône sans examiner l'opportunité, sans prendre aucune précaution pour l'avenir; vous avez été au delà des engagements qui pesaient sur nous en négligeant de réclamer ceux qu'on avait pris envers nous. Ce n'est pas là une bonne politique; ce n'est pas une politique que la Chambre puisse approuver.
Je vote pour le paragraphe de l'adresse.
Aux extrémités.—Très-bien! très-bien!
L'agitation qui succède à ce discours amène un instant de suspension dans la séance.
—Séance du 15 janvier 1839.—
M. d'Angeville, député de l'Ain, ayant attaqué le paragraphe de l'adresse relatif aux affaires de Suisse, je lui répondis:
M. Guizot.—La commission ne peut certainement être accusée d'avoir cherché à dissimuler ou à atténuer sa pensée.
Quand elle a cru devoir insérer dans son adresse un blâme positif de la conduite du cabinet, elle n'a pas hésité.
En ce qui regarde la Suisse, elle a apporté une extrême réserve: non qu'elle approuvât la conduite qui avait été tenue, non qu'elle n'y trouvât beaucoup à reprendre; mais elle s'est appliquée uniquement à fermer une plaie, à réparer un mal; elle n'a pas voulu envenimer le passé, mais en prévenir les fâcheuses conséquences.
Telle est l'intention de son paragraphe: non pas, je le répète, qu'elle ait cherché à dissimuler sa pensée, mais parce que cette réserve lui a paru commandée par l'intérêt du pays.
Le paragraphe exprime le désir que les rapports de bonne amitié entre les deux peuples ne soient pas altérés par ce qui s'est passé récemment. Il ne dit rien de plus.
Pour mon compte, je vais discuter la conduite du cabinet et montrer, ce que la commission n'a pas voulu insérer formellement dans son paragraphe comme elle l'a fait dans l'affaire d'Ancône, montrer, dis-je, que c'est cette conduite qui a fait courir à la France le risque de voir ses rapports de bonne amitié avec la Suisse effectivement altérés.
Je ne contesterai à M. le président du conseil aucune des choses qu'on lui a souvent contestées.
J'accorde que la présence de Louis-Napoléon en Suisse était un danger réel, un danger qu'il fallait écarter.
J'accorde qu'il y avait moins d'inconvénient à grandir momentanément un prétendant qu'à le laisser sur notre frontière en mesure de se livrer à des intrigues criminelles et dangereuses pour cette frontière même.
Mais je dis que le but pouvait être atteint par d'autres moyens, par des moyens qui ne compromissent pas la sûreté du pays et ses bons rapports avec une puissance voisine.
Quand on a, messieurs, quelque chose à demander à un État voisin, il y a bien des circonstances auxquelles il faut faire une sérieuse attention: il faut penser à la nature de ce qu'on demande, à l'état de la puissance à laquelle on s'adresse, à ce qu'elle peut faire pour accorder ou refuser.
Il faut penser aussi à la situation générale dans laquelle on se trouve envers cette puissance, à la politique générale qui préside à nos rapports avec elle.
Dans mon opinion, le cabinet n'a fait attention à aucune de ces circonstances; il n'a tenu compte d'aucun de ces éléments essentiels de la question.
M. le président du conseil parlait tout à l'heure avec raison de la nécessité de prendre les affaires au sérieux et d'y porter une entière bonne foi.
Eh bien, je suis convaincu, moi, que Louis-Napoléon se considérait toujours comme Français, et que c'était bien à ce titre qu'il entendait vivre et agir. Cependant, légalement parlant, extérieurement parlant, il était investi d'un titre de citoyen suisse. Il y avait là, quoi qu'on en dise, une question à décider, une question légale pour la Suisse; question grave, car si on avait demandé à la Suisse d'éloigner, de bannir de son territoire un de ses citoyens, c'est un coup d'État qu'on lui demandait. C'est vraiment un coup d'État pour un peuple que le bannissement de l'un de ses citoyens.
Et à qui le demandait-on? Rappelez-vous ce que vient de vous dire notre honorable collègue M. d'Angeville du gouvernement de la Suisse, de la nature de ses institutions. On demandait cet acte si grave à un des gouvernements les moins armés, les moins pourvus des moyens nécessaires pour une difficulté de ce genre.
Permettez-moi une hypothèse. Vous avez à demander l'expulsion d'un étranger. Vous la demandez à un État absolu, la Sardaigne, par exemple. Il n'y a pas la moindre difficulté, on vous l'accorde; la Sardaigne peut le faire à une première réquisition.
Je suppose qu'on demande la même chose à la France. Il y a déjà un peu plus de difficulté, parce que la France est un État constitutionnel dans lequel tout se discute.
Cependant le gouvernement français est armé du droit d'éloigner de son territoire les étrangers. Quoiqu'il puisse être appelé dans la suite à rendre compte de cet acte, la mesure est immédiatement possible.
Je poursuis, et je suppose que vous demandez à l'Angleterre l'expulsion d'un étranger. Tant que la loi qui s'appelle en Angleterre l'alien bill n'existe pas, le gouvernement anglais vous répond: «Je ne puis vous accorder ce que vous me demandez; je n'ai pas le droit d'éloigner un étranger de mon territoire.»
Si vous mettez une grande importance à obtenir ce que vous demandez, vous lui direz: «Mettez l'alien bill en vigueur, demandez-le à votre parlement, votre parlement l'accordera.»
Vous avez ainsi ce dernier moyen d'insister près du gouvernement anglais.
Mais en Suisse rien de semblable. Le gouvernement suisse n'est armé d'aucun moyen pour pourvoir à de pareilles nécessités.
Et Louis-Napoléon en Suisse n'était pas un étranger. Il se donnait pour Suisse.
Je ne dis pas, messieurs, que ce fût une raison de ne pas demander l'expulsion de Louis-Napoléon; je dis que ce sont là des difficultés graves qu'il faut prévoir, dont il faut tenir compte quand on veut vivre en bons rapports avec ses voisins.
M. le président du conseil parlait hier avec grande raison du respect que l'on doit aux petits États. Croyez-vous que ce soit avoir donné une grande marque de respect à un petit État que de n'avoir tenu aucun compte de ses institutions, des pouvoirs dont il n'était pas revêtu, des difficultés que la nature de ses institutions lui opposait pour faire droit à votre demande?
Certes, messieurs, ce n'est pas là une marque de respect envers un petit État; ce n'est pas là de la bonne conduite, ce n'est pas là une affaire bien gouvernée. Il y avait, je le répète, une question légale à résoudre, la question de savoir si Louis-Napoléon était Français ou Suisse. En honneur, ce n'était pas vous, Français, qui pouviez vous charger de la résoudre; cette question ne vous appartenait pas; vous ne pouviez décider si Louis-Napoléon était Français ou Suisse: c'était à la Suisse à en décider. Vous n'en avez pas tenu compte; vous vous êtes adressés à la Suisse, permettez-moi de le dire, confusément, légèrement, dans une note qui regarde la question de savoir si Louis-Napoléon est Français ou Suisse comme tranchée. C'est là une des choses qui ont le plus choqué la fierté nationale. (Dénégations au centre.)
Vous n'avez qu'à ouvrir les délibérations de la diète; vous n'avez qu'à lire les discours des orateurs suisses; vous verrez que ce qui les a offensés, ce n'est pas tant la demande d'expulsion en elle-même que la manière dont vous avez paru intervenir dans leurs affaires intérieures, et décider une question qui n'appartenait qu'à eux seuls.
Relisez les discours des députés des cantons de Vaud, de Lucerne, de Zurich, de Genève; vous trouverez que c'est surtout de cela qu'ils se sont choqués; ils se sont choqués de ce qu'ils ont appelé de votre part une usurpation de pouvoir, de ce que vous prétendiez juger vous-même une question qui n'appartenait qu'à eux seuls, une question que la Suisse seule pouvait résoudre.
Que serait-il arrivé si vous aviez suivi une autre marche, si, au lieu d'adresser à la Suisse cette note dans laquelle confusément, péremptoirement, sans tenir compte de sa législation et des difficultés particulières de son gouvernement, vous lui avez demandé l'expulsion de Louis-Bonaparte comme Français, vous lui aviez d'abord adressé publiquement une autre question? Je dis publiquement, car je ne puis parler ici des actes qui ont précédé les actes publics. Je ne doute pas que toutes les tentatives officieuses n'aient été faites, et faites avec beaucoup de convenance et de mesure; mais vous savez que, pour les gouvernements, pour les rapports des peuples entre eux, ce sont les actes publics qui décident de tout, c'est des actes publics qu'un peuple a à se louer ou à se plaindre. C'est contre vos actes publics, contre la manière dont vous avez publiquement élevé la question et suivi la négociation que la Suisse, à mon avis, a eu de justes plaintes à exprimer.
J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure. Je suppose que vous vous fussiez adressés à la Suisse et que vous lui eussiez dit: «Louis-Napoléon trouble notre territoire; il dit qu'il est Suisse. C'est à vous à résoudre cette question; selon que vous l'aurez résolue, nous nous conduirons. S'il est Français, c'est-à-dire s'il est étranger en Suisse, la question devient infiniment plus simple, car vous ne pouvez nous refuser l'expulsion d'un étranger qui troubla notre territoire. S'il est Suisse, nous verrons ce que nous avons à faire.»
Si vous aviez ainsi mis à la charge de la Suisse cet embarras de résoudre préalablement cette question, savez-vous ce qui serait arrivé? Très-probablement vous auriez mis de votre bord tous les hommes sensés qui savent très-bien le fond des choses, en Suisse comme ailleurs, et qui auraient très-bien vu que Louis-Napoléon se servait de sa qualité de Suisse pour les compromettre et nuire à la France. Vous auriez en même temps rallié les hommes timides qui auraient voulu éviter une affaire dangereuse avec la France; et le résultat de cela aurait probablement été que la diète aurait pesé sur le canton de Thurgovie pour amener la reconnaissance que Louis-Napoléon n'était pas Suisse, mais Français. Et s'il y avait eu nécessité de recourir à la diète elle-même pour prononcer sur cette question, la diète aurait pu le faire en vertu de pouvoirs spéciaux. Ouvrez les notes, messieurs, rappelez-vous ce qui s'est passé. La question s'est agitée dans la diète de savoir si Louis-Napoléon était Suisse ou Français. Huit cantons ont voté que Louis-Napoléon n'était pas Suisse, qu'il était Français; huit cantons ont donné des pouvoirs à leurs députés à la diète pour le déclarer formellement.
Si cette marche avait été suivie, si tous les cantons, ou seulement la majorité des cantons avaient donné des pouvoirs à leurs députés à la diète pour venir déclarer que Louis-Napoléon n'était pas Suisse, toutes les difficultés auraient été levées; l'expulsion serait devenue alors un fait simple; l'orgueil national n'aurait point été blessé, et vous n'auriez rencontré aucune de ces susceptibilités, aucune de ces difficultés de gouvernement qui ont fait votre embarras et qui font aujourd'hui que dans le cœur d'une partie des Suisses, je ne veux pas me servir de mots trop graves, il est resté des sentiments tristes et amers à l'égard de la France.
Je ne répéterai pas ce que mon honorable collègue, M. Passy, nous a dit sur l'état des partis en Suisse. Évidemment, la France a un grand intérêt à ménager en Suisse un parti qui s'y est formé depuis 1830, le parti d'une politique modérée, qui s'est constamment opposé au parti radical et l'a réprimé efficacement en plusieurs occasions. Ce parti, c'est le parti français; par votre conduite, par la marche que vous avez suivie dans cette circonstance, vous l'avez aliéné; vous l'avez réduit à l'impuissance; vous l'avez obligé à se replier sur le parti radical; vous avez obligé les hommes qui jusque-là avaient tenu le langage le plus modéré, le plus français, vous les avez obligés à tenir un langage violent et contraire à la France. C'est là, selon votre commission, la plus fâcheuse conséquence de l'affaire; et c'est pour remédier à ce mal, c'est pour adresser à la Suisse des paroles bienveillantes qu'elle a inséré ce paragraphe dans l'adresse. Ne dites pas que ce paragraphe est inutile; sans aucun doute, la commission a blâmé la marche imprimée à l'affaire, elle ne l'a trouvée ni bonne ni habile; mais elle n'a pas voulu exprimer formellement ce blâme dans son paragraphe; elle n'y a mis que des paroles propres à prévenir les conséquences du mal que vous avez fait. (Très-bien! Aux voix! aux voix!)
—Séance du 16 janvier 1839.—
M. le comte Molé, répondant à un discours de M. Berryer, combattit l'adresse et se défendit en soutenant qu'il n'avait fait que pratiquer la politique des cabinets précédents, de M. Casimir Périer et du cabinet du 11 octobre 1832, la politique de la paix. Je lui répondis:
M. Guizot.—Ma fatigue est extrême, ma voix est éteinte (Légère rumeur); mais il m'est impossible de ne pas porter à cette tribune, contre la politique du cabinet..... (Écoutez! écoutez!), le nouveau grief qui vient de naître pour moi, à l'instant même, dans cette discussion; et ce grief, c'est le discours que vous venez d'entendre. Oui, messieurs, le discours de l'honorable M. Berryer, et les prétextes, les apparences de raison dont ce discours a pu être revêtu, voilà mon nouveau grief. (Mouvements divers.)
Savez-vous à quoi vous devez ce discours et ces apparences de raison? À la politique du cabinet. (Mouvements au centre.)
Il y a huit ans, messieurs, la France et son gouvernement se sont engagés dans la politique de la paix; ils ont eu raison: j'ai soutenu cette politique, je l'ai soutenue ministre et non ministre, sur tous les bancs de cette Chambre. Je suis convaincu, convaincu aujourd'hui comme alors, que la moralité comme la prospérité de notre révolution la conseillait, la commandait. Je lui suis et lui serai éternellement fidèle.
Mais croyez-vous donc que la politique de la paix, que nous avons soutenue de 1830 à 1837, soit la politique qui prévaut aujourd'hui? Croyez-vous que ce soit une seule et même politique? croyez-vous qu'il n'y ait pas de différence entre ce qui se passe maintenant et ce qui s'est passé en 1831, en 1832?
Messieurs, quand nous défendions alors, au milieu des plus violents orages, la politique de la paix contre les passions nationales, contre des passions légitimes dans leur principe, mais dangereuses, déplorables dans leurs conséquences (Rumeurs au centre); quand nous avons contribué, autant que tout autre, à faire prévaloir cette politique de la paix, nous l'avons regardée comme essentiellement liée, non-seulement à la dignité du langage, à la dignité des apparences, mais à la dignité des actions, et à l'influence, au progrès de l'influence de notre pays en Europe.
Rappelez-vous quels ont été les résultats de cette politique; rappelez-vous le royaume de Belgique fondé et garanti à nos portes; rappelez-vous la révolution des cantons suisses acceptée, garantie, consolidée; rappelez-vous l'occupation d'Ancône, entreprise à la fois et comme un gage contre la prédominance exclusive de l'Autriche en Italie, et comme un gage d'amélioration dans la condition sociale d'une portion de l'Italie... Voilà, messieurs, quelles ont été les conséquences de la politique de la paix, telle que nous l'avons soutenue et pratiquée.
Et pour soutenir cette politique, nous ne nous sommes pas confinés dans cette tribune; nous ne nous sommes pas bornés à des paroles; nous avons été à Anvers, nous avons été à Ancône; nous avons joint les actes au discours; nous avons prouvé que nous n'hésitions pas à nous porter forts pour l'honneur, l'influence et la dignité du pays, au même moment où nous défendions la paix à cette tribune. (Très-bien!)
Sans doute, dans le cours de ces huit années, nous avons eu des mécomptes, des douleurs. Nous n'avons pas réussi partout; nous n'avons pas pu, nous n'avons pas dû tout entreprendre. Il est vrai que le mouvement de la révolution de Juillet a soulevé la Pologne; nous n'avons pas pu, nous n'avons pas dû compromettre la France dans cette cause lointaine et si difficile, quelque émotion qu'elle nous inspirât. Il est vrai aussi que des mouvements du même genre ont éclaté ailleurs, et que nous n'avons pas pu, que nous n'avons pas dû nous porter partout au secours de tous les événements plus ou moins analogues à ceux que nous faisions triompher chez nous et près de nous. Plus d'une fois nous en avons ressenti d'amers regrets, de vives douleurs; mais nous avons dû les sacrifier à la raison, à l'intérêt, à la prospérité de notre pays, à sa moralité, au respect des traités. Mais nous n'avons pas fait des sacrifices partout, nous n'avons pas été absents partout, nous ne nous sommes pas retirés de toutes parts. Ce que nous avons pu défendre, selon les intérêts de la France, selon la mesure de ses forces et de ses droits, nous l'avons défendu. Nous l'avons défendu non-seulement avec résolution, mais avec succès; nous l'avons fait triompher. Et vous, aujourd'hui, qu'avez-vous fait? que venez-vous de faire? Vous venez d'abandonner des causes que nous avions fait triompher...
Au centre.—Non! non!
Aux extrémités.—Oui! oui!
M. Guizot.—Vous n'avez pas fait plus que nous pour les causes qui étaient hors de l'atteinte et des véritables intérêts de la France; mais là où nous avions porté l'influence de la France, vous l'avez fait se retirer... (Non! non! Si! si!)
Messieurs, je suis aussi dévoué qu'aucun membre de cette Chambre à la politique qui a été suivie en France depuis 1830; mais je ne peux pas, je ne veux pas, mon honneur ne me permet pas d'accepter l'assimilation qu'on a voulu établir entre la politique du cabinet actuel et la nôtre.
Au centre.—Allons donc!
Aux extrémités.—Très-bien! très-bien!
M. Guizot.—C'est au nom de l'honneur du pays, c'est au nom des véritables intérêts du pays, et au nom de mon propre honneur, que je proteste. (Nouvelles réclamations des centres.)
Aux extrémités.—Très-bien! très-bien!
M. Guizot.—Ce que vous avez fait, ce que vous faites, je ne l'aurais pas fait; je vous blâme de l'avoir fait. (Bruit.) Nous avions laissé la France à Ancône, elle n'y est plus. (Interruption.)
M. Jollivet.—Les Autrichiens n'y sont plus non plus!
M. Guizot.—De quoi voulez-vous donc qu'on parle, sinon des faits qui sont en discussion? que voulez-vous que je répète, sinon Ancône, la Suisse, la Belgique? (Oui! oui! Parlez!)
Sur un grand nombre de points importants, nous avons laissé de l'influence et de la dignité à la France; elle les a perdues entre vos mains (À gauche: Très-bien!), par votre fait. Voilà pourquoi je repousse toute assimilation pareille à celle qu'on a voulu établir; voilà pourquoi je combats l'amendement qui vous est proposé.
Il est commode de venir confondre les temps et les politiques; il est commode de venir dire qu'on parle pêle-mêle de tout ce qui s'est passé depuis 1830; il est commode de venir mettre l'évacuation d'Ancône à couvert sous l'occupation d'Ancône (Mouvement); il est commode de venir mettre notre influence compromise en Suisse à l'abri de notre influence prépondérante en Suisse. (Approbation aux extrémités.) Cela est commode; mais cela n'est pas vrai, cela n'est pas juste, et c'est au nom de la justice, c'est au nom de la vérité, c'est pour faire à chacun sa part que je réclame contre cette assimilation, que je repousse l'amendement de M. Amilhau, et que je maintiens le paragraphe de l'adresse. (Très-bien!)
—Séance du 19 janvier 1839.—
M. de Lamartine ayant pris, d'une façon générale, l'attaque de l'adresse et la défense du cabinet du 15 avril, je répondis:
M. Guizot.—Je dois la parole que je prends en ce moment à l'amitié de mon honorable collègue, M. Janvier, qui a bien voulu me la céder. Avant d'en user pour discuter l'amendement qui vous occupe et le paragraphe de l'adresse auquel il correspond, permettez-moi de protester très-brièvement, très-modérément, contre un tour bien étrange qu'on a essayé plusieurs fois de donner à cette discussion.
On a parlé bien souvent d'ambitions personnelles (Mouvement); on a voulu expliquer par là la conduite de quelques-uns de mes amis et la mienne; et tout à l'heure l'honorable préopinant, non content de cette accusation, vient de chercher, à votre adresse et aux démarches des membres de votre commission, un autre motif bien plus extraordinaire. Nous aurions cherché, pour ressaisir le pouvoir, à ramener des circonstances graves, des périls au dedans et au dehors, pour rallier une majorité. Messieurs, ceci serait autre chose que de la personnalité, autre chose que de l'ambition: ce serait un crime.
À gauche.—Très-bien! Très-bien!
M. Guizot.—Messieurs, il n'est pas permis, il n'est pas parlementaire, il n'est pas loyal...
Voix nombreuses.—C'est vrai! c'est vrai!
M. Thiers.—Je dis, moi, que c'est déloyal.
M. Guizot.—Il n'est pas loyal d'apporter à cette tribune de telles paroles. (Oui! oui! très-bien!) Il n'est pas loyal de prétendre expliquer par des motifs personnels, honteux ou coupables, ce qui s'explique naturellement, simplement, par des opinions sincères, par le droit de tout membre de cette Chambre.
Nous n'avons eu aucune autre raison de rédiger l'adresse que vous discutez, sinon celle-ci: nous trouvons la politique du cabinet mauvaise au dedans et au dehors; nous avons cru de notre devoir, comme de notre droit, de le dire à la Chambre et au pays, de le dire à la couronne à laquelle nous nous adressons, et de nous efforcer de porter cette conviction dans la Chambre, dans le pays et dans l'esprit de la couronne. Voilà nos motifs, les seuls qui puissent être, je ne dirai pas avoués, mais les seuls qui puissent jamais être allégués à cette tribune; tout autre est une injure et une calomnie; (Très-bien!) tout autre est une étrange dérogation aux usages et à la liberté des débats de cette Chambre. Croyez-vous qu'il y aurait liberté dans les débats de cette Chambre, si on ne pouvait venir ici exprimer son opinion, louer ou blâmer, sans être accusé d'ambition personnelle, de motifs honteux; sans être accusé de vouloir troubler son pays et l'Europe pour ressaisir le pouvoir? Cela serait fatal à la liberté de vos discussions et de vos délibérations; cela serait un outrage envers nous et un danger pour vous. (Vifs applaudissements.)
M. Berryer.—Très-bien! très-bien!
M. Guizot.—J'arrive à la question, et je promets à la Chambre que je ne m'en écarterai pas un instant.
L'adresse, messieurs, a eu un double but qui était dans notre droit, car nous y étions provoqués par le discours de la couronne; l'adresse a voulu s'expliquer sur la politique extérieure et intérieure du cabinet. Elle l'a fait, de l'aveu de tout le monde, directement, nettement, sans ménagements ni détours.
Sur la politique extérieure, qu'est-il arrivé de la discussion qui nous occupe depuis tant de jours? Cette discussion a-t-elle donné tort à l'adresse?
Au centre.—Oui! oui!
M. Guizot.—C'est ce que je discute en ce moment. Croyez-vous que, pour avoir changé tel ou tel paragraphe, pour n'avoir pas approuvé l'opinion de votre commission sur telle ou telle question particulière, croyez-vous que vous ayez donné une grande marque d'adhésion à la politique du cabinet? (On rit.) Croyez-vous que vous lui avez prêté au dehors beaucoup de force et d'appui, quand vous avez refusé de déclarer que cette politique avait été digne et gardienne fidèle de nos alliances? Non! vous n'avez pas adhéré aux propositions de votre commission, mais vous n'avez pas adhéré non plus à la politique du cabinet. (C'est vrai!)
Permettez-moi de m'en expliquer avec une entière sincérité. Vous n'avez pas voulu, je ne dis pas que vous ayez eu tort ou raison, mais vous n'avez pas voulu avouer ni désavouer la politique extérieure du cabinet; ce que l'adresse vous proposait de faire ouvertement, complétement, vous ne l'avez pas fait; mais vous n'avez pas fait non plus le contraire.
Je regarde cela comme un grand mal. Je crois qu'il est de l'intérêt public, qu'il est de l'intérêt du gouvernement en général, et de la dignité de cette Chambre, d'avoir un avis, un avis positif, clair, ferme, qui dirige et soutienne le pouvoir, ou qui le change s'il se trompe. Vous ne l'avez pas fait quant aux affaires extérieures.
Que vous propose-t-on aujourd'hui, quant à la politique intérieure, par l'amendement que vous discutez? Exactement la même chose. On vous propose de rester dans la même incertitude, dans la même insignifiance, de ne pas vider, quant à la politique intérieure, la question qui se débat devant vous, de ne pas mettre un terme à la situation que vous portez tous impatiemment.
Permettez-moi de relire l'amendement:
«Nous en sommes convaincus, Sire; l'intime union des pouvoirs, agissant dans leurs limites constitutionnelles, peut seule maintenir la sécurité du pays et la force de votre gouvernement.»
Je ne ferai pas d'objection à la substitution du mot agissant au mot contenus. (Mouvements divers.) J'ai un grand mépris pour les pures querelles de mots. (À gauche: Très-bien! très-bien!) Je crois que celui qui avait été adopté par l'adresse était plus vrai, plus précis, constitutionnellement parlant. Mais l'autre dit à peu près la même chose, je ne m'en embarrasse pas.
Vous avez fait une autre substitution sur laquelle j'appelle votre attention. Vous avez dit: «L'intime union des pouvoirs peut seule maintenir la sécurité du pays et la force de votre gouvernement.» Nous n'avions pas mis maintenir, nous avions mis fonder, car nous croyons qu'actuellement le gouvernement n'est pas fort. Nous voulions autre chose que maintenir la force qui existe aujourd'hui. (À gauche: Très-bien! très-bien! Murmures au centre.) Nous ne la trouvons pas suffisante. Nous provoquons une union plus intime des pouvoirs, pour arriver à une plus grande force dans le gouvernement. On vous propose, messieurs, d'en être contents; on vous propose de trouver le gouvernement assez fort et les pouvoirs assez intimement unis. Nous ne sommes pas de cet avis. (Mouvements divers.)
Je poursuis:
«Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, aussi jalouse de la dignité de votre trône que du maintien des libertés publiques, est le gage le plus sûr de ce concours que nous aimons à vous prêter.»
Je trouve cette phrase très-équivoque. (C'est vrai! c'est vrai!) La nôtre, permettez-moi de vous la rappeler, était claire; il était évident que nous n'appliquions pas à l'administration actuelle les qualités dont nous parlions; il était évident que nous ne la trouvions pas, à un degré suffisant, ferme, habile, faisant respecter au dehors la dignité du trône, couvrant le trône de sa responsabilité au dedans; il était évident que ce concours, que nous avons tant à cœur de prêter à la couronne, nous ne le prêtions pas à l'administration qui siége sur ces bancs. (À gauche: Très-bien!) Je le répète, notre phrase était claire, la vôtre ne l'est pas.
Trouvez-vous que l'administration actuelle soit suffisamment ferme, habile, qu'elle s'appuie suffisamment sur les sentiments généreux, et tout le reste? (Au centre: Oui! oui!)
Le concours que vous aimez à prêter à la couronne, le prêtez-vous au cabinet? (Au centre: Oui! oui!)
Le promettez-vous? (Oui! oui!) Nous verrons.
Comment? vous prêtez votre concours, vous le promettez, comme le disait tout à l'heure M. Debelleyme, sans conditions? (Non! non!) Vous l'avez dit. (À gauche: Oui! oui!) Vous l'avez dit; vous avez dit que vous vous adressiez à la couronne, et que vous lui parliez d'un concours sans conditions. Messieurs, c'est à la couronne qu'on s'adresse, mais c'est de son cabinet qu'on lui parle. (Très-bien!) C'est sur le cabinet que la Chambre exprime à la couronne son opinion, et à un cabinet quelconque la Chambre ne promet jamais un concours sans conditions. (À gauche: Très-bien!... Interruption au centre.) Il faut bien, malgré les interrupteurs et les marques d'impatience, que je réponde à ce qui a été dit. (Agitation.)
Je dis qu'en examinant de près l'amendement, je le trouve équivoque, indécis, n'osant pas dire ce qu'il essaye de faire entendre, n'osant pas soutenir ouvertement la politique intérieure de l'administration, et pourtant voulant le laisser croire.
Messieurs, encore une fois, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors, de nos affaires intérieures ou de nos affaires à l'étranger, ce n'est pas là une conduite digne de la Chambre, du rôle qui lui appartient dans les affaires du pays et de l'influence qu'elle doit y exercer; c'est une manière d'éluder les difficultés, de ne pas mettre un terme à la situation, et de laisser le mal s'aggraver, quand vous êtes appelés à y apporter le remède. S'il y a quelque chose qui ne soit pas constitutionnel, qui ne soit pas du gouvernement représentatif, c'est cela.
Et, soyez-en sûrs, par là le gouvernement s'affaiblit comme vous; tous les pouvoirs s'affaiblissent ensemble par une telle faiblesse, une telle indécision. Ce n'est pas là le langage de votre commission, ce n'est pas la route dans laquelle elle voulait vous engager, dans laquelle elle persiste à marcher.
J'ai examiné l'amendement de M. Debelleyme, je vais répondre maintenant à ce qu'on dit du paragraphe de la commission.
Messieurs, au paragraphe de la commission, on fait un seul reproche sérieux; je ne m'arrêterai pas aux reproches de détail. Tout s'adresse à ces mots: Couvrant au dedans le trône de sa responsabilité.
Je me suis déjà expliqué au sujet de ce paragraphe; j'ai déjà dit que, pour la responsabilité légale, elle ne manquait jamais; que du moment où il y avait des ministres sur ces bancs, la responsabilité légale était assurée. Sans doute, s'il s'agissait de quelques-uns de ces actes coupables qui mettent en mouvement la juridiction de la Chambre, la responsabilité légale serait là, et très-suffisante. Mais il s'agit de bien autre chose. L'honorable M. Debelleyme avait l'air de croire que cette responsabilité légale et juridique est tout; et il s'est demandé quel acte du cabinet, quel acte particulier pouvait avoir donné lieu à une telle responsabilité. Il n'y en a aucun. C'est de tout autre chose que nous parlons; c'est de la responsabilité politique, de la responsabilité morale, de tous les jours, qui agit sur les esprits, et fait qu'on perd ou que l'on conserve le pouvoir. Ceci est tout autre chose.
Vous invoquez l'inviolabilité de la couronne. Messieurs, il est bien étrange que nous nous trouvions en dissentiment à ce sujet; car, quand nous avions inséré cette phrase dans l'adresse, c'était pour consacrer plus que jamais le principe de l'inviolabilité de la couronne, pour lui rendre le plus solennel hommage. Quand est-il né ce principe? quand et comment est-il venu au monde? Il est venu au monde avec le gouvernement représentatif; c'est au gouvernement représentatif que la couronne doit le principe de l'inviolabilité.
M. Odilon Barrot.—Oui! c'est à lui qu'elle le doit.
M. Guizot.—Elle le lui doit. Et qu'est-il arrivé dans les pays qui ont possédé avant nous le gouvernement représentatif? C'est qu'à mesure que le gouvernement représentatif s'est affermi, complété, à mesure qu'il a poussé de plus profondes racines, à mesure que le pouvoir est devenu plus parlementaire, l'inviolabilité de la couronne s'est affermie en même temps. Ouvrez donc, ouvrez l'histoire de nos voisins. Ils ont eu un temps comme le nôtre, où les principes du gouvernement représentatif étaient encore indécis, incomplets. C'est en affermissant, en complétant le gouvernement représentatif que l'Angleterre a mis la couronne hors de cause, et qu'elle a pu se livrer facilement, généreusement, pour le grand honneur et la grande force du pays tout entier, à l'énergie de ses institutions. Voilà ce que nous demandons, et pas autre chose. (Très-bien!) Comment! du respect pour la couronne, pour l'inviolabilité de la couronne! Nous ne souffrons pas que personne nous dise qu'il en a plus que nous (À gauche: Très-bien!); nous ne souffrons pas que personne vienne, comme l'a fait tout à l'heure l'honorable M. de Lamartine, introduire la couronne dans ces débats. (Approbation sur les bancs de l'opposition.) Dans cette enceinte, messieurs, pour la liberté de vos discussions, pour la sûreté de la couronne elle-même, il ne doit pas être dit de telles paroles. Quand nous sortons de cette enceinte, tout le bien se reporte à la couronne, de quelque façon qu'il ait été fait, quelle qu'en ait pu être la source.
Laissez-moi vous rappeler, je vous prie, ce qui s'est passé près de nous, lors de cet immense changement que la réforme parlementaire a introduit dans le parlement britannique.
Personne n'ignorait que ce changement s'opérait contre l'opinion du roi régnant, Guillaume IV; et si quelque membre du parlement s'était avisé dans la discussion d'invoquer le nom du roi, l'autorité de la couronne, lord Grey se serait récrié à l'instant et aurait réclamé l'inviolabilité de la couronne et la liberté des débats.
Qu'arriva-t-il après la réforme obtenue, après le bill sanctionné, au milieu du pays en possession de ce nouveau droit? Dans une réunion publique, dans un grand banquet, lord Grey reporta à la couronne l'honneur de la réforme; lord Grey dit que c'était au roi que ce bienfait était dû. Non-seulement lord Grey faisait bien, mais il avait raison; tout ce qui se fait de bien dans le gouvernement représentatif, la couronne le provoque ou l'accepte; tout ce qui se fait de bien doit donc être reporté à la couronne. Mais dans le travail du gouvernement, dans le cours de nos débats, elle est absente, et nous nous abaisserions nous-mêmes si nous la faisions descendre parmi nous. (Sensation.)
Ainsi, je renvoie à nos adversaires tous leurs reproches! je les leur renvoie tous! Oui, c'est dans l'intérêt de la couronne, c'est dans l'intérêt de son inviolabilité, c'est dans l'intérêt de son honneur que nous venons ici vous demander de fortifier, de compléter, d'accepter dans toute son étendue, dans toutes ses conséquences, le gouvernement parlementaire. C'est dans l'intérêt de la couronne que nous venons nous plaindre que le cabinet actuel ne soit pas assez parlementaire.
Et ne croyez pas, quand je parle ainsi, qu'il s'agisse du mérite des personnes, du talent de quelques orateurs: pas le moins du monde. Mais dans un gouvernement parlementaire, les grandes opinions, les grands intérêts qui existent dans le pays, envoient dans cette Chambre, par l'élection, leurs représentants naturels, leurs organes, à qui ils font quelquefois l'honneur de les appeler leurs chefs; et ainsi envoyés, la Chambre présente ces hommes à la couronne. La couronne a la pleine liberté de son choix; la couronne n'est pas obligée de prendre tel ou tel conseiller; elle n'est pas obligée même de prendre ses ministres dans cette Chambre; sa liberté est entière. Mais il y a, dans ce monde, de la raison, il y a un intérêt bien entendu; or, la raison, l'intérêt bien entendu veulent que la couronne, pour elle-même et non pour nous, pour sa propre force et non pour satisfaire notre ambition personnelle, appelle auprès d'elle les forces naturelles, les forces vivantes du pays, et que toutes les grandes opinions pénètrent ainsi régulièrement, tranquillement, constitutionnellement, dans les conseils de la couronne. Voilà l'influence de la Chambre.
Il ne s'agit pas de débattre des noms; il ne s'agit pas de savoir s'il y a deux, trois, quatre, cinq ministres, plus ou moins, pris dans le sein de la Chambre; il s'agit de savoir si l'influence de la Chambre pénètre, comme elle le doit, dans le gouvernement. Il s'agit de savoir si les deux Chambres, si la Chambre des députés surtout a dans le gouvernement, sa part, son influence; influence permanente, habituelle, dans la pratique des affaires de tous les jours; influence décisive dans les grandes occasions, dans les affaires importantes du pays. Voilà le gouvernement représentatif! (Vive approbation aux extrémités.) Voilà le gouvernement des majorités. C'est cela que nous demandons; notre adresse n'a pas d'autre sens, mais elle a celui-là, elle l'a tout entier, elle l'a jusqu'au bout, sans exception, sans restriction.
Nous poursuivrons ce but-là, nous le poursuivrons constamment, courageusement. Nous croyons servir et la couronne et le pays en marchant dans cette voie; nous respectons immensément la couronne et ses prérogatives; nous la voulons inviolable, nous la voulons forte, nous la voulons grande, nous la voulons honorée; et quand nous lui adressons ces paroles, nous croyons lui apporter de la force, de la grandeur, de l'honneur. Si nous pensions que nos paroles dussent produire un autre effet, nous nous tairions, messieurs, et je ne serais pas monté à cette tribune. (Vif mouvement d'adhésion à gauche. Agitation prolongée.)
XCV
Discussion à l'occasion des interpellations de M. Mauguin sur la formation du cabinet après la coalition.
—Chambre des députés.—Séance du 22 avril 1839.—
Le 22 avril, pendant que le ministère intérimaire formé le 31 mars était encore seul chargé des affaires, M. Mauguin fit des interpellations sur les causes de la prolongation de la crise ministérielle et de l'inutilité des efforts tentés pour former un cabinet définitif. Les principaux députés qui avaient pris part à la coalition furent amenés à expliquer, dans cette circonstance, leur conduite, ses motifs et leur position actuelle. Je parlai après M. Thiers, en ces termes:
M. Guizot.—La Chambre voudra bien, je l'espère, m'accorder un peu de silence. J'ai encore la voix très-faible, et il me serait difficile de l'élever beaucoup.
L'honorable M. Mauguin, en adressant ses interpellations, a prononcé tout à l'heure un mot qui m'a frappé, le mot d'irrésolution. L'irrésolution en effet, à mon avis, joue un grand rôle dans notre situation. (C'est vrai!) À considérer les choses d'une manière tout à fait impartiale, et en n'imputant à aucun mauvais motif les embarras qui pèsent sur nous, je les rapporte à deux causes: le balancement des partis et l'irrésolution des hommes. Personne ne peut se dissimuler qu'aujourd'hui, dans cette Chambre, les forces des partis sont à peu près égales. La Chambre, toutes les fois qu'elle y est appelée par la nature des questions, se coupe à peu près en deux moitiés. De là, messieurs, soit par la faiblesse de notre nature, soit par la force de la situation, une grande irrésolution parmi nous. Il semble que tout le monde veuille ménager toutes les chances, que chacun craigne d'être dupe, ou du moins de le paraître. C'est là un grand mal; il faut prendre son parti; il faut que la situation de chacun, non-seulement dans le passé, mais dans l'avenir, soit nette et complète. C'est ce que j'essayerai de faire pour mon compte, avec la même modération, la même convenance parfaite dont les préopinants, et notamment l'honorable M. Thiers, viennent de donner l'exemple.
Comme lui, et plus que lui, d'après ce qu'il vient de dire en remontant à cette tribune, je n'ai point eu l'honneur d'être chargé de former un cabinet. J'ajoute que si j'avais été appelé par la couronne à cet honneur, je l'aurais décliné. (Sensation.) Dans la situation que m'a faite, à mes amis et à moi, ce qui s'est passé depuis trois mois, depuis la discussion de l'adresse, nous ne saurions être appelés à former un cabinet. Par des causes sur lesquelles je ne reviendrai pas, mais qui sont au vu de tout le monde, je me suis trouvé séparé, dans une certaine mesure, de ce que je puis appeler l'armée à laquelle j'appartenais. (Mouvements divers.) Il ne m'appartient point, en ce moment, de me porter fort pour elle; il ne m'appartient point d'en disposer comme on dispose politiquement de ses amis. Je puis aujourd'hui, selon ce qui me paraît convenable et utile à l'intérêt public, entrer dans telle ou telle combinaison; je puis prêter mon concours à tel ou tel cabinet. Je ne saurais être mis en demeure d'en former un, et je répète que, si j'avais l'honneur d'y être appelé, je le déclinerais. (Nouveau mouvement.)
Cela posé, je dois rendre compte à la Chambre, comme l'ont fait les préopinants, des combinaisons auxquelles j'ai pu prendre part, et des motifs qui ont réglé ma conduite.
Immédiatement après les élections, la première combinaison dont on a parlé, et je pourrais dire qui m'a été proposée par l'honorable M. Thiers lui-même, c'était le ministère de grande coalition. (Mouvement.)
Je tiens à faire connaître à la Chambre, d'une manière exacte et complète, les faits auxquels j'ai pris part.
Le ministère de grande coalition, c'est-à-dire un ministère dans lequel M. Thiers, M. Odilon Barrot et moi entrerions également.
Je n'ai pas cru pouvoir prendre part à une telle combinaison, et si je ne me trompe, l'honorable M. Odilon Barrot en a pensé comme moi. (M. Odilon Barrot fait un signe d'adhésion.) Dans la coalition, nous avions fait avec grand soin, l'un et l'autre, la réserve de nos principes et de nos antécédents distincts. Si, après le succès de la coalition, nous avions paru ne tenir aucun compte de cette différence, que nous avions nous-mêmes si clairement établie, tous les reproches qui avaient été adressés à la coalition seraient devenus légitimes; on aurait dit avec raison que nous sacrifiions à notre ambition personnelle des principes et des antécédents dont la diversité était évidente: ni lui ni moi n'avons voulu donner à ce reproche le moindre prétexte.
Un tel cabinet n'aurait été possible qu'autant que, sur le fond des choses, sur la manière de gouverner ensemble, nous nous serions réellement entendus: si nous avions été d'accord au fond, nous aurions pu passer par-dessus l'inconvénient d'une mauvaise apparence, pour donner à la coalition le grand résultat d'un ministère complet. Mais nous savions qu'il y avait entre nous des différences considérables qui se reproduiraient d'autant plus que nous serions ensemble au pouvoir, et que si nous siégions ensemble sur ces bancs pour avoir cherché une union trop intime, notre dissidence n'en éclaterait que plus tôt et plus complétement.
Cette première combinaison fut donc de suite écartée.
Vient la seconde dont l'honorable M. Thiers a parlé, une combinaison qui formerait un cabinet des deux centres, des amis de l'honorable M. Thiers et des miens, et qui, en même temps, porterait M. Odilon Barrot à la présidence de cette Chambre.
J'acceptai alors le double principe de cette combinaison. Je ne pouvais avoir aucune objection à la formation d'un cabinet des deux centres: c'était le but qu'au su de tout le monde je poursuivais depuis longtemps. Quant à la candidature de M. Odilon Barrot au fauteuil, le lendemain des élections, après la grande bataille parlementaire électorale que nous venions de livrer ensemble, un tel fait me paraissait possible et naturel; je dis plus, il me paraissait bon en lui-même: malgré la diversité de nos idées et de nos situations, de grands et heureux rapprochements s'étaient opérés dans les esprits; beaucoup de préventions, de passions paraissaient dissipées, apaisées; il était bon d'en donner une preuve éclatante; il était bon de fournir à tous les membres de l'ancienne opposition qui voudraient se rapprocher du gouvernement une occasion et un motif de le faire naturellement et honorablement.
J'acceptai donc, je le répète, les deux principes de la combinaison. Mais quand on en vint à l'examiner de plus près, une grave difficulté se manifesta; on nous proposa à mes amis et à moi deux portefeuilles, sur dix qu'on se proposait d'avoir dans le cabinet. Cela n'éleva de notre part aucune objection; nos prétentions, quant au nombre, étaient certainement très-modérées. (Mouvement. Écoutez! écoutez!) Mais les deux départements ministériels qui nous furent proposés étaient des départements non politiques, des départements qui ne nous donnaient, dans le gouvernement proprement dit, aucune part directe et efficace. Ce fut là, pour mon compte, ce que je ne pus admettre. Le principe d'un cabinet des deux centres, à mon avis, c'est la participation égale de l'un et de l'autre au pouvoir politique. Cela m'a toujours paru exigé et par la dignité des personnes et par la dignité des partis; et je donne ici à ce mot parti son sens le plus innocent, le plus légitime. Il m'a toujours paru que, sans la participation au pouvoir politique, sans une action réelle, directe, sur les grandes affaires du pays, on servait dans un cabinet, mais on n'était pas du gouvernement. Ma dignité, je le répète, ma dignité personnelle et celle de mon parti me décidèrent donc à demander le département de l'intérieur, pendant que l'honorable M. Thiers, avec une persévérance que je suis loin de désapprouver, dans l'intérêt de son honneur personnel et de la politique qu'il affectionne, demandait le département des affaires étrangères. Nous avions je ne dirai pas seulement le droit, mais le devoir d'insister sur une demande de même nature.
Un autre motif encore me déterminait. Je le disais tout à l'heure, je me suis trouvé, par la discussion de l'adresse et par les élections, séparé d'une partie des hommes avec lesquels j'ai marché pendant longtemps; mais quoique séparé d'eux, je me suis toujours cru en devoir de faire, aux principes et au parti conservateur dans le gouvernement, la position et les garanties auxquelles ils me paraissent avoir droit.
L'honorable M. Thiers, l'honorable M. Odilon Barrot, et toutes les personnes entre lesquelles cette question s'est agitée à cette époque, ne me démentiront pas quand je dirai que c'est là un des motifs, et un des motifs principaux que j'ai allégués pour mon insistance sur le département de l'intérieur.
Cette insistance fut repoussée. La combinaison qui donnait à l'honorable M. Duchâtel et à moi deux départements, dont le département de l'intérieur était l'un, échoua, non, pas de notre fait, mais par le refus des personnes avec qui elle se discutait.
On me permettra de dire ici les conséquences que je tirai de ce refus, que j'en tirai sans aucune espèce d'animosité ni d'humeur, et je n'en apporte pas davantage en en parlant. D'abord il me parut évident que l'ancienne opposition, la gauche, pour parler le langage vulgaire, conservait à notre égard, à l'égard de mes amis et au mien, certaines préventions... (Rumeur), certaines dispositions qui l'empêchaient de voir avec confiance une portion considérable du pouvoir politique entre nos mains.
Je le trouve parfaitement simple; je ne lui en fais aucun reproche: c'est un fait seulement que je relève.
En voici un second qui me parut également démontré par le mauvais succès de la combinaison que je raconte: c'est que l'ancienne opposition avait, quant à la manière dont le cabinet devait être constitué, quant à la base sur laquelle il devait reposer, des idées que, pour mon compte, je trouvais trop exclusives, non-seulement à mon égard et à l'égard de mes amis, mais encore à l'égard de cette portion considérable de la Chambre que les élections avaient renvoyée dans cette enceinte, et qui s'appelle le parti conservateur. Il me parut évident que l'ancienne opposition ne se faisait pas une idée juste de l'état général des choses et des nécessités de gouvernement, qu'elle voulait faire reposer le pouvoir sur une base trop étroite et former le cabinet d'après des combinaisons trop exclusives.
Comme de raison, ces deux faits ont agi sur moi, et j'en ai tenu compte dans la suite des combinaisons dont j'ai à entretenir la Chambre.
J'ajoute en passant qu'ayant eu, pendant que ces combinaisons s'agitaient, l'honneur d'être appelé deux fois, si je ne me trompe, auprès de la couronne, je lui ai tenu exactement le langage qui réglait ma conduite dans les combinaisons dont il s'agit; ce que je pratiquais dans les négociations parlementaires, je l'ai conseillé à la couronne, et j'ajoute que je l'ai trouvée ayant son avis, sans nul doute, sur ce qu'il y avait à faire, sur les combinaisons désirables, ayant, dis-je, son avis, son désir, et disposée à employer les moyens constitutionnels qui sont entre ses mains pour faire prévaloir son avis et son désir, comme c'est son droit et son devoir, mais en même temps parfaitement décidée à ne rien refuser, choses et personnes, de ce que le vœu bien constaté des Chambres et du pays paraîtrait exiger. (Très-bien!)
Et ici je prie la Chambre de permettre que j'insiste un moment, car il y a une vérité importante qui, non-seulement aujourd'hui mais dans toutes les conversations et les discussions à ce sujet, m'a paru trop souvent oubliée. Il est très-naturel, très-légitime, que sur les formations de cabinet, sur l'attribution des départements ministériels à tel ou tel parti, à telle ou telle personne, comme sur toutes les autres questions politiques, la couronne ait son opinion et son vœu. Il est très-naturel et très-légitime qu'elle s'applique, par les moyens et dans les limites constitutionnelles, à faire prévaloir son opinion et son vœu, pourvu que, lorsqu'une fois le vœu des Chambres et du pays est bien constaté, lorsqu'une combinaison est évidemment appelée par ce vœu, la couronne n'y oppose pas d'obstacles, et qu'en se réservant la liberté de son opinion, elle s'y prête loyalement et sincèrement. Voilà ce qu'on a droit d'attendre d'elle, rien de moins, rien de plus.
La seconde combinaison dont je viens de parler ayant échoué, toutes celles qui ont été tentées pendant près de quinze jours nous ont été étrangères, à mes amis et à moi. Elles s'agitaient dans les limites du centre gauche.
Tout le monde nous rendra, à mes amis et à moi, cette justice, que nous n'avons cherché à apporter aucun obstacle, aucune entrave à la réussite de ces combinaisons. Nous nous sommes renfermés dans l'inaction et le silence le plus complet. J'ai poussé le scrupule à ce point d'interdire à la portion de la presse sur laquelle j'avais quelque action, tout effort, toute parole. Pendant tout ce temps-là, elle n'a fait aucune observation, rapporté aucun fait, élevé aucune objection. Je tenais essentiellement à ce qu'il fût évident que nous ne voulions susciter aucun embarras à aucune des combinaisons auxquelles nous étions étrangers.
Ces combinaisons n'ont pas réussi.
On en est venu alors à penser que le département de l'intérieur pouvait être accordé à mon parti et à moi-même. Une nouvelle combinaison s'est ouverte, dans laquelle, en effet, on nous a proposé d'entrer avec le département de l'intérieur entre mes mains.
On y a apporté, comme l'honorable M. Thiers le rappelait tout à l'heure, on y a apporté une condition: on a demandé que le cabinet adoptât la candidature de l'honorable M. Odilon Barrot à la présidence; non-seulement sa candidature, mais cette candidature présentée comme question de cabinet; c'est-à-dire que le cabinet aurait été contraint, engagé à se retirer si M. Odilon Barrot ne réussissait pas.
Sur cette question-là, et sur celle-là seulement, je prie la Chambre de le remarquer, sur cette question-là seulement l'honorable M. Duchâtel et moi nous avons refusé de nous engager.
Sur le fond de la proposition en elle-même, sur la question de savoir si en effet le cabinet porterait M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre, rien n'a été convenu, rien n'a été accepté ni refusé. Nous n'avons discuté que la question préjudicielle, celle de savoir si on ferait de la candidature de M. Odilon Barrot, dans le cas où elle serait adoptée, une question de cabinet. Nous nous y sommes refusés.
Voici nos raisons.
Faire de la présidence de M. Odilon Barrot une question de cabinet, c'était mettre beaucoup de membres de cette portion de la Chambre qui s'appelle le parti conservateur dans une situation très-difficile; c'était les mettre dans la nécessité ou d'accepter un candidat qui ne correspondait pas à leurs opinions, ou de renverser le nouveau cabinet. C'était leur imposer d'une façon violente la candidature de M. Odilon Barrot.
Je n'ai pas pensé que cela convînt à mes rapports avec cette portion de la Chambre; je n'ai pas pensé que ce fût la traiter avec assez de considération et d'égards.
J'ajoute une seconde réflexion: accepter comme question de cabinet la candidature de M. Odilon Barrot, c'est-à-dire déclarer qu'on se retirerait s'il n'était pas nommé, c'était passer dans les rangs de la gauche; c'était contracter avec la gauche cette alliance à la vie et à la mort qui fait le lien puissant et véritable des partis. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas faire cela.
Il y a, messieurs, des rapprochements, il y a des alliances très-légitimes, très-honorables, dans un but spécial bien déterminé, quand on n'abandonne d'ailleurs ni ses principes ni son drapeau. C'est ce qui est arrivé dans la coalition. (Rumeurs diverses.)
Mais changer de principes et de situation, passer définitivement d'un camp dans un autre, cela n'est jamais légitime ni honorable. (Approbation.) Quand on reconnaît qu'on s'est trompé, qu'on a eu tort, quand on se repent, quand on vient, comme l'a fait une fois M. le duc Matthieu de Montmorency, à cette tribune, reconnaître ses erreurs, désavouer son passé, à la bonne heure; il n'y a rien là que de parfaitement honorable, rien que de très-beau même peut-être; mais quand on ne croit pas s'être trompé, quand on ne se repent pas, quand on ne désavoue rien de son passé, quand on a soigneusement réservé tous ses principes et tous ses précédents, après cela, messieurs, changer de camp, de situation, passer à un autre parti, cela eût été déshonorant. Messieurs, je l'ai refusé absolument.
Voilà, messieurs, quant aux faits auxquels j'ai été appelé à prendre part, voilà les détails dans lesquels il m'est permis d'entrer avec la Chambre. Si d'autres idées, d'autres tentatives de combinaisons ont pu être traitées dans la conversation, elles n'ont jamais acquis de consistance et n'ont jamais été assez près de l'exécution pour qu'il soit convenable d'en entretenir la Chambre.
Je pourrais en rester là, messieurs; j'ai rendu à la Chambre un compte fidèle de ce que nous avons fait mes amis et moi, et des motifs qui nous ont déterminés. Mais la situation est trop grave, elle pèse trop sur nous tous, pour que je descende de cette tribune sans dire quelques mots, non-seulement de ce que j'ai fait, mais de ce qui me paraît possible et bon à faire aujourd'hui... (Écoutez! écoutez!)
Il est clair, d'après ce que j'ai eu l'honneur de dire à la Chambre, et tout ce qui lui a été raconté par les honorables préopinants, il est clair qu'il n'y a aujourd'hui que deux combinaisons sérieusement possibles, et desquelles puisse sortir un véritable cabinet: ou bien un cabinet du centre gauche, avoué et appuyé par la gauche; ou bien un cabinet des deux centres. (Mouvement.) On peut se débattre, on peut vouloir éluder la réalité; mais, d'après tout ce qui s'est dit, il est évident que nous avons été ballottés de l'une à l'autre de ces combinaisons, et que toutes celles qui ont été tentées rentrent dans l'une ou dans l'autre de ces deux là.
Permettez-moi de dire mon avis sur toutes les deux.
Un cabinet du centre gauche avoué et appuyé par la gauche, je le comprends. J'ignore s'il aurait la majorité dans cette Chambre, quelle serait cette majorité; mais les choses en sont évidemment à ce point qu'on peut très-bien se proposer un tel but.
Il aurait pourtant, à mon avis, de très-fâcheux résultats, et les voici.
D'abord, un tel cabinet divise le parti gouvernemental; il en laisse une grande portion en dehors du pouvoir et de ses amis permanents. Cela est très-grave dans notre situation. Notre gouvernement de Juillet a bien des ennemis; pour se défendre contre eux, il n'a pas trop de tous ses amis.
Les amis du gouvernement de Juillet, je demande pardon de répéter un mot qu'il m'est souvent arrivé de prononcer dans cette Chambre, les vrais, les solides, les puissants amis du gouvernement de Juillet, c'est toute la portion élevée, éclairée, aisée, indépendante, de la classe moyenne. (Mouvement.) Voilà la force du gouvernement de Juillet, voilà ses racines... (Bruit.)
N'abusez pas de mes paroles. Je ne dis pas qu'il n'en ait pas ailleurs, qu'il n'en ait pas dans le pays tout entier, dans toutes les classes, dans le peuple proprement dit; je dis seulement que, dans la vie politique, dans la conduite des affaires, dans les débats des pouvoirs entre eux, c'est sur la portion élevée, éclairée, indépendante de la classe moyenne que le gouvernement de Juillet s'appuie essentiellement; c'est avec elle qu'il gouverne contre ses adversaires de tout genre, contre les amis de l'ancien ordre de choses, contre les amis d'une démocratie prématurée et excessive. (Nouveau mouvement.)
Trouvez-vous, messieurs, que ce soit un petit inconvénient, pour une combinaison de cabinet, de diviser les amis du gouvernement de Juillet, de laisser une portion considérable de la classe gouvernementale en dehors de cette combinaison? Moi je trouve cet inconvénient-là immense, d'autant plus grand que l'appui que vous voulez donner à cette combinaison, l'appui de l'ancienne opposition, d'une partie considérable au moins de l'ancienne opposition, ne vaut pas celui que vous lui faites perdre. Vous ne vous offenserez pas de mes paroles, car vous êtes sûrs qu'elles sont l'expression sincère et sérieuse de ma pensée. À mon avis, messieurs, dans l'ancienne opposition, dans la portion même la plus disposée à soutenir le cabinet du centre gauche, il y a bien moins d'esprit de gouvernement que dans la partie de cette Chambre dont le cabinet se trouverait séparé. (Exclamation à gauche. Interruption.)
Messieurs, on ne peut pas, permettez-moi de vous le dire, on ne peut pas occuper en même temps toutes les situations, avoir en même temps tous les mérites; on ne peut pas être en même temps les promoteurs habituels du principe populaire, principe très-noble, très-légitime, mais qui n'est pas le seul principe social; on ne peut pas, dis-je, être en même temps les promoteurs habituels du principe populaire, et les appuis permanents du pouvoir. (Nouvelle interruption.) Cela ne s'est jamais vu en ce monde. Permettez-moi une observation à l'appui de ce que je dis. Depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette Chambre, il ne m'est jamais arrivé de dire le moindre mal de la presse; je puis en appeler au souvenir de tous les membres de cette Chambre; jamais je n'ai dit un mot contre la presse.
Un membre, à gauche.—Mais vous avez fait des lois pour la bâillonner!
M. Guizot.—Cependant nous avons évidemment, vous et moi, des idées très-différentes sur les droits et la puissance que la presse doit exercer. Pour mon compte, je la trouve très-bonne comme contrôle du gouvernement; je trouve très-bon qu'elle exerce de l'influence sur le public, et par le public sur le pouvoir; mais je trouverais sa domination, son influence prépondérante sur le gouvernement, sur le cabinet, détestable; je suis convaincu que des hommes politiques qui se trouveraient dans un cabinet et qui accorderaient à la presse, sur leurs idées, sur leurs résolutions, une influence prépondérante, dominante, seraient de très-mauvais ministres.
M. Odilon Barrot.—C'est vrai! nous en convenons tous!
M. Guizot.—Eh bien, je suis convaincu, je me trompe peut-être, mais je suis également convaincu que, de ce côté de la Chambre, dans l'ancienne opposition, la presse exerce une influence trop prépondérante...
Un membre, à gauche.—On ne la subventionne pas!
M. Guizot.—Je n'ai voulu dire aucun mal de la presse; je ne m'occupe ni de la presse subventionnée ni de la presse libre; c'est de la presse libre que je parle maintenant. Eh bien, c'est de celle-là que je dis que, dans ma conviction, elle exercerait sur le gouvernement, si le gouvernement avait pour appui fondamental ce côté de la Chambre, une influence excessive et contraire aux véritables intérêts du pays.
Je ne dis cela, messieurs, que pour montrer par quelles raisons il ne me paraît pas bon que l'ancienne opposition, que le côté gauche soit le point d'appui essentiel, le véritable camp du gouvernement et du cabinet.
J'ajouterai, et je demande encore, comme je le faisais en commençant, je demande qu'on ne s'offense point de mes paroles; j'ajouterai que je crois que le pays pense comme moi. (Murmures à gauche.)
L'opposition, messieurs, a pour elle beaucoup d'instincts, beaucoup d'idées du pays, d'idées vraies et fausses, de sentiments bons et mauvais, elle a des racines profondes, elle a une vraie puissance dans le pays. Eh bien, je suis convaincu que ce même pays n'a pas dans l'opposition assez de confiance pour la voir sans crainte approcher du pouvoir. Je suis convaincu que, s'il voyait l'opposition au pouvoir ou près du pouvoir, ce même pays serait inquiet, très-inquiet (Réclamations à gauche), inquiet pour l'ordre, inquiet pour la paix, inquiet pour des révolutions futures; j'en suis convaincu!
Vous comprenez dès lors pourquoi un cabinet centre gauche avoué, et appuyé principalement par la gauche, ne me paraît pas bon; pourquoi, en ce qui me touche, il me serait impossible, non-seulement de m'y associer, mais de le voir se former sans quelque inquiétude, et de ne pas me trouver vis-à-vis de cette combinaison dans un état d'observation et d'un peu de méfiance.
Je pense tout autrement d'un cabinet des deux centres. (Rumeur prolongée.)
Cette combinaison, messieurs, me paraît avoir pour résultat de rallier tout le parti gouvernemental, dans la portion la plus conservatrice comme dans la portion la plus libérale. Elle me paraît avoir pour résultat de donner des garanties efficaces, des garanties réelles, d'une part, aux intérêts de l'ordre, aux intérêts de la paix, d'autre part aux intérêts de la liberté, aux intérêts du progrès. Et ces garanties, la combinaison d'un ministère des deux centres les donne en outre d'une manière honorable pour tout le monde. (Mouvement.)
Quand un cabinet du centre gauche parle de cette portion de la Chambre qui appartient essentiellement aux principes conservateurs, il dit, il est obligé de dire qu'il l'aura pour lui. Il sait parfaitement qu'on ne peut guère s'en passer, qu'un gouvernement est tenu d'avoir son appui, au moins en très-grande partie et dans la plupart des occasions. Que dit-on alors? Qu'il n'y a pas à s'en inquiéter, que cette portion de la Chambre suivra, qu'elle suit de toute nécessité le gouvernement, qu'elle vote toujours pour le gouvernement. Je ne veux, messieurs, rappeler aucun mot offensant; mais vous savez bien qu'on dit cela, et qu'on est obligé de le dire.
Messieurs, ce n'est pas là une bonne situation, une situation qu'un gouvernement doive faire à aucune portion de ses amis. (C'est vrai!)
Un gouvernement doit avoir des amis qui soient ses amis parce qu'ils pensent comme lui, parce qu'ils le croient bon, parce qu'ils désirent son succès, et non parce qu'ils le subissent.
Un gouvernement doit aimer et respecter ses amis, pour être aimé et respecté par eux; à cette seule condition il y a un parti vraiment gouvernemental, à cette seule condition un gouvernement est aimé et soutenu. (Très-bien! très-bien!) Ne croyez pas que le cabinet soit aimé et soutenu par des hommes qui, pour ne pas troubler le pays, se voient forcés de voter pour lui, qui sont en quelque sorte des serfs attachés à une glèbe qui leur déplaît. (Rumeurs.)
Comment, messieurs, vous vous étonnez! mais ce que je dis là, c'est ce qui a été dit cent fois sur les bancs, dans les couloirs de cette Chambre. Je ne l'admets point; je veux que le parti du gouvernement soit à lui par sa pensée, par sa conviction, par sa volonté, et non par une nécessité fatale et précaire. Le cabinet des deux centres est le seul qui atteigne ce but, c'est le seul qui fasse, à toutes les fractions du parti gouvernemental, une situation également acceptable et honorable.
Encore une dernière considération; celle-ci correspond aux nécessités et aux convenances de notre situation du moment.
Je me servirai encore ici des mots dont on se sert habituellement, mais sans intention offensante pour qui que ce soit.
Le parti parlementaire se trouve séparé d'une grande portion du parti conservateur. À mon avis, le parti conservateur s'est trompé (Mouvement); à mon avis, dis-je (et j'ai bien le droit de le dire aujourd'hui, car toute ma conduite a été gouvernée par cette conviction depuis trois mois), à mon avis, le parti conservateur s'est trompé.
Il n'a pas bien jugé la situation du pays et la sienne propre; je n'ai pas eu une autre raison du me séparer de lui dans cette solennelle occasion.
Eh bien, aujourd'hui, messieurs, le parti parlementaire a réussi; il a renversé le ministère du 15 avril, il a gagné la bataille électorale; il est en état d'empêcher, dans cette Chambre, le succès de toute combinaison ministérielle analogue à celle du 15 avril. Si une pareille combinaison se reproduisait, je suis convaincu que le parti parlementaire ne se manquerait point à lui-même.
Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit aujourd'hui; quand une victoire a été remportée, on a autre chose à faire que de continuer la guerre; ce qui est à faire aujourd'hui, pour le parti parlementaire comme pour nous tous, c'est de constituer un gouvernement, c'est du refaire un cabinet, c'est de gouverner vraiment le pays: eh bien, le parti parlementaire ne peut faire cela, ne peut le faire efficacement, honorablement, sûrement pour le pays, qu'autant qu'il ralliera et ralliera honorablement la portion la plus considérable, sinon tout, et je voudrais bien dire tout, mais la portion la plus considérable du parti conservateur. (Mouvement.) Cela est imposé au parti parlementaire comme bonne conduite, comme nécessité de situation. Il faut qu'il le fasse, sans quoi toutes ses tentatives, toutes ses mesures, seront sans force et sans durée. Eh bien, je n'hésite pas à le dire, un ministère des deux centres est le seul qui puisse atteindre ce but; c'est le seul qui donne une satisfaction, une satisfaction raisonnable et légitime au parti parlementaire, et qui, en même temps, ait des chances de rallier efficacement le parti conservateur.
Voilà pourquoi, messieurs, j'ai toujours désiré et poursuivi ce but-là; je ne cesserai pas de le poursuivre, quelles que soient les difficultés, quelles que soient les chances momentanées de succès ou de revers. Il est dans ma nature, permettez-moi de le dire, de ne pas me décourager aisément. Je crois qu'il est d'une bonne conduite, d'une conduite sage et patriotique, pour la Chambre elle-même, de poursuivre ce même dessein, de ne pas s'effrayer des difficultés, de ne pas se décourager par les obstacles, de ne pas s'inquiéter des retards. Pour mon compte, je ne veux pas d'un ministère à tout prix; et quelle que soit la gravité de la crise qui pèse sur nous, je ne suis pas tellement pressé de la voir finir que je veuille lui sacrifier le seul cabinet qui me paraisse bon et sérieusement possible aujourd'hui. (Très-bien!)
J'engage donc, et avec une profonde conviction, j'engage la Chambre, sans se laisser alarmer, à se rendre bien compte du but qu'il est utile et patriotique de poursuivre; et, quand une fois elle sera convaincue, si elle est convaincue, je l'engage à poursuivre ce but obstinément, patiemment; comme le but est raisonnable, à mon avis, comme il est d'accord avec les vrais et réels intérêts du pays, nous pouvons espérer de l'atteindre: la persévérance seule mène au succès. (Très-bien! très-bien!)
Le lendemain 23 avril, M. Odilon Barrot ayant répondu à ce discours, je lui répliquai dans les termes suivants:
M. Guizot.—La Chambre me croira sans peine quand je dirai que personne n'est plus pressé que moi de mettre fin à ce débat; je ne le prolongerai donc pas longtemps. Cependant, j'ai besoin de répondre quelques mots à l'honorable préopinant; ils auront pour unique objet de rétablir dans leur parfaite vérité ma pensée et mon intention, que je ne saurais reconnaître dans le tableau qu'il vient d'en faire.
Je commence par repousser tout ce qu'il a dit d'un mandat que j'aurais voulu m'arroger, d'une situation que j'aurais voulu reprendre vis-à-vis telle ou telle portion de cette Chambre. En répondant tout à l'heure à l'honorable M. de Lamartine, je crois avoir répondu aussi d'avance à M. Odilon Barrot. Je ne me suis arrogé aucun mandat, je n'ai prétendu changer la situation de personne, ni reprendre moi-même une situation différente de celle que j'avais avant-hier. J'ai dit ma pensée, ma pensée tout entière sur une situation difficile, qui nous préoccupe tous, et sur laquelle je me suis expliqué le premier complétement et sans détour. Je répète que je n'ai eu nul autre dessein.
J'écarte donc complétement ce premier reproche de l'honorable préopinant. J'aborde le second. Il m'a accusé d'avoir ressuscité nos vieilles querelles; j'avoue que le reproche m'a étonné: je croyais avoir parlé hier, soit en m'adressant à ce côté de la Chambre, soit dans toute autre occasion, avec une modération irrécusable; telle avait été du moins ma bien sincère intention. Que l'honorable M. Odilon Barrot me permette donc de répudier les mots dont il s'est servi tout à l'heure: «parti antipathique au gouvernement, parti favorable au désordre.» Je n'ai rien dit de pareil de lui et de ses amis, rien qui en approche; je puis rappeler mes expressions: j'ai dit qu'à mon avis, dans cette portion de la Chambre, il y avait moins d'esprit de gouvernement que dans telle autre. (Mouvement.)
En conscience, messieurs, il est impossible que nos susceptibilités, les uns envers les autres aillent à ce point, qu'il soit impossible de tenir un tel langage sans être accusé de vouloir ressusciter de vieilles querelles, de vouloir donner l'exclusion à tout un parti, de le mettre au ban du pays, de le considérer comme antipathique au gouvernement. J'en appelle à tous ceux qui m'ont entendu hier; je n'ai rien dit de semblable. Je repousse absolument cette exagération de langage, parce qu'elle dénature tout à fait ma pensée et mon intention. Non; je n'ai entendu ressusciter aucune vieille querelle: j'ai entendu rester ce que j'étais, comme l'honorable M. Odilon Barrot a voulu le faire lui-même tout à l'heure. Que M. Odilon Barrot se rappelle la discussion de l'adresse; qu'il se rappelle avec quel soin, et, j'ose dire, avec quelle probité nous avons, lui et moi, maintenu nos principes, nos sentiments, nos antécédents. Eh bien, qu'ai-je fait aujourd'hui, qu'ai-je fait hier après toutes ces réserves, sinon de reprendre purement et simplement ma position telle qu'elle était avant la coalition, de la reprendre simplement, rien de moins, rien de plus? Je n'ai parlé, je le répète, d'aucun de nos anciens débats; je n'ai ressuscité aucune querelle; je suis resté fidèle à moi-même dans mes rapports avec les diverses portions de cette Chambre, dans l'opinion que je me suis formée de chacune d'elles, dans mes intentions politiques; je suis resté fidèle à ce que j'ai été toujours et à toutes les réserves que j'ai faites pendant le débat de l'adresse et pendant la durée de la coalition; je le répète, rien de moins, rien de plus.
On m'accuse de vouloir donner l'exclusion (l'exclusion du pouvoir apparemment, car c'est de celle-là qu'il s'agit) à tout un parti politique; mais il me semble que l'honorable M. Barrot lui-même tout à l'heure a dit, ce qu'il avait dit souvent, que le temps de son opinion n'était pas venu, que le temps de son parti, pour prendre et exercer le pouvoir, n'était pas encore là. Je n'ai rien dit de plus; je le pense, en effet; je ne sais si ce temps-là viendra jamais, je suis loin de l'affirmer; ce que je pense, c'est qu'il n'est pas venu.
L'honorable M. Odilon Barrot parle d'exclusion: il sait mieux que personne que son parti, malgré ce qu'il disait tout à l'heure, a entendu nous exclure, nous, mes amis et moi; car, en vérité, je ne saurais accepter l'espèce d'admission dont M. Barrot parlait tout à l'heure. Comment! il vient de dire que parce qu'il nous croit, parce qu'il nous fait l'honneur de nous croire des hommes de quelque valeur parlementaire, on nous avait admis à prendre place dans le cabinet, mais que nous avions entendu y entrer comme parti politique, enseignes déployées.... Ah! oui, messieurs; c'est parfaitement vrai. Je ne suis jamais entré, je n'ai jamais consenti à entrer dans le pouvoir qu'au nom de mon parti, enseignes déployées, et jamais pour mon propre compte.
On parle du devoir de l'abnégation, on parle d'orgueil et de prétentions personnelles.
Messieurs, il n'y a de prétentions personnelles que lorsque l'on a des prétentions pour soi; il n'y a orgueil que lorsqu'on se présente pour son propre compte, au nom de ce qu'on appelle la valeur personnelle, la capacité d'un homme. Quand on agit, non pour soi-même, non en vertu de ce qu'on peut valoir soi-même, mais au nom de sa seule opinion, de son seul parti, dans un intérêt public, et non pas dans un intérêt personnel, c'est alors qu'il y a véritable abnégation personnelle, véritable dignité. Pour mon compte, c'est toujours ainsi que j'ai voulu me conduire, c'est ainsi que je me conduirai toujours. Non, jamais je ne consentirai à entrer au pouvoir à titre d'habile avocat, d'amnistié capable... (Exclamations diverses.) Jamais au monde je ne consentirai à une situation pareille. L'honorable M. Barrot a raison, il a dit vrai; nous n'avons voulu, mes amis et moi, y rentrer qu'au nom de notre opinion, de notre passé. Ce n'est pas là de l'orgueil; c'est, si je ne me trompe, de la dignité bien entendue, c'est une véritable abnégation de tout intérêt personnel. (Très-bien! très-bien!)
Allons au vrai, au vrai simplement et sans exagération comme sans détour. L'honorable M. Barrot et moi nous avons, quant à la formation de la majorité de cette Chambre et du cabinet qui doit la représenter, des désirs différents. Je désire qu'en tenant grand compte de la différence des temps, de la diverse disposition des esprits, de l'état du pays, qui n'est plus ce qu'il était il y a quelques années, je désire que la politique qui a prévalu depuis 1830, que la politique du juste-milieu soit maintenue; je désire qu'il se forme une majorité qui, en se montrant, en étant réellement large, conciliatrice, libérale, en s'applaudissant de rallier les hommes sincères qui ont pu lui être d'abord étrangers, ait approuvé, soutenu dans ses principaux éléments cette politique, qui la respecte et qui l'aime, et qui soit intéressée à la maintenir, sauf, je le répète, les modifications qu'entre hommes sensés et intelligents la diversité des temps exige.
L'honorable M. Barrot, fidèle à lui-même, comme je le suis à mon tour, pense que cette politique a été mauvaise dans le passé. Il le croit, car il l'a toujours combattue. Eh bien, moi, je crois qu'elle a été bonne. Il croit qu'il faut la changer essentiellement. Je ne le pense pas. Nous formons donc, quant à la majorité et au cabinet, des vœux différents. Par conséquent mon désir naturel, mon intention, proclamée tout haut, est que la majorité se forme dans cette Chambre par l'union des centres, car les centres, et en grande partie le centre gauche aussi bien que le centre droit, ont pris part à la politique que j'aime et que j'ai soutenue. Les lois que je veux défendre, plusieurs de ses honorables membres les ont défendues.
M. Dupin.—Pas toutes!
Voix à gauche.—Pas la loi de disjonction!
M. Guizot.—Je suis tout prêt, je n'éluderai aucune question.
L'honorable M. Barrot et ses amis ont attaqué les lois de septembre aussi bien que la loi de disjonction. Qu'ils me permettent de leur dire que les lois de septembre ont aujourd'hui beaucoup plus d'importance que la loi de disjonction, car l'une a été rejetée, et les autres subsistent.
Eh bien, l'honorable M. Thiers, avec grande raison, est venu dire hier qu'il était d'avis du maintien des lois de septembre. L'honorable M. Barrot et ses amis ne sont certainement pas de cet avis-là. Ils doivent désirer qu'il se forme une majorité qui attire insensiblement le pouvoir dans la route où probablement les lois de septembre seraient un jour changées. Moi, je désire le contraire; je désire que le pouvoir se maintienne dans la route qui ne nous mènera pas à l'abolition des lois de septembre. Je pourrais passer en revue les différentes parties de notre situation. Elles me conduiraient toutes au même résultat. Il est donc parfaitement naturel, parfaitement simple que, mettant à part toute animosité, mettant à part toute vieille querelle, nous formions, M. Barrot et moi, des vœux différents. Il est tout simple que je désire un cabinet des deux centres.
Ce que nous disons-là, nous pouvons le dire sans parler du passé, sans exagérer les uns et les autres les paroles dont nous nous sommes servis; nous pouvons le dire sans amener aucune violence, aucune irritation dans nos débats. (Rumeur.)
Je le demande encore une fois à la conscience de la Chambre, ai-je parlé hier avec modération, oui ou non?
Voix nombreuses.—Oui! oui! (Murmures à gauche.)
D'autres voix.—Écoutez! écoutez!
M. Guizot.—Ah! je sais bien qu'il y a des hommes qui croient qu'il n'y a pas de modération dès qu'il y a une opinion ferme, fixe et publiquement proclamée. Je ne puis le penser, car je suis convaincu que le plus grand obstacle au triomphe de la modération, de la politique modérée, c'est au contraire l'irrésolution, la faiblesse, l'incertitude des opinions et des volontés.
Voix diverses.—C'est vrai!
M. Guizot.—Quand on est arrivé au but par des idées fermes et une volonté ferme, il est aisé de se modérer, quand la force a fait l'épreuve d'elle-même, quand elle a eu confiance en elle-même, et qu'elle a inspiré la confiance aux autres, alors elle peut se modérer; mais l'irrésolution, les vacillations, la faiblesse ne sont propres qu'à entraîner dans des voies violentes. Ce n'est pas une opinion ferme qui empêche d'être modéré; ce n'est pas un langage ferme qui exclut la modération. Quand j'ai apporté à cette tribune la question du fond de notre situation, quand je l'ai mise à découvert, je savais bien dans quelle route je m'engageais; je savais bien que je pouvais me faire dire ce que l'honorable M. de Lamartine et l'honorable M. Odilon Barrot vous ont dit. Je n'ai voulu me soustraire ni à ces périls, ni à ces attaques, parce que je n'étais animé d'aucune ambition personnelle, et qu'aucun mauvais désir ne gouverne mon âme. (Très-bien!)
Je n'ai pas la prétention, la sotte prétention de n'avoir jamais fait de faute, de ne m'être jamais trompé; j'ai pu tomber dans l'erreur, j'ai pu avoir des torts, Dieu me garde de le nier! Je suis sûr de la pureté de mes intentions, de la sincérité de mes pensées; je suis sûr de ma modération au fond du cœur.
Voilà ce que j'apporte à cette tribune, et on aura beau dénaturer mon langage, on ne changera pas le fond des choses.
Je proteste contre les paroles qu'on m'a prêtées, contre les intentions qu'on m'a prêtées, contre les conséquences qu'on a voulu en tirer.
Je n'ai point entendu réveiller de vieilles querelles; je n'ai voulu exciter aucune passion dans cette Chambre, ni me servir d'aucune passion pour reprendre position vis-à-vis de telle ou telle portion de cette Chambre. J'ai entendu exprimer complétement mon opinion sur une situation difficile, afin d'amener un résultat désirable.
Dans tous les cas, ce que je souhaite, c'est la formation d'une majorité fidèle à notre politique, la formation d'une majorité du juste-milieu.
Voilà ce que je souhaite, voilà ce que je veux, ce que je demande. Rien de moins, rien de plus. (Nombreuses marques d'adhésion au centre.)
XCVI
Sur les affaires d'Orient et les rapports du sultan avec le pacha d'Égypte.
—Chambre des députés.—Séance du 2 juillet 1839.—
La rupture entre le sultan Mahmoud et le pacha d'Égypte Méhémet-Ali étant devenue imminente, le cabinet formé le 12 mai 1839, sous la présidence de M. le maréchal Soult, demanda, le 25 mai, à la Chambre des députés, un crédit extraordinaire de dix millions pour augmenter nos forces maritimes dans le Levant. Le 24 juin, M. Jouffroy fit, au nom de la commission chargée de l'examiner, son rapport sur ce projet de loi et en proposa l'adoption. Un long débat s'engagea. J'y pris part, le 2 juillet, en ces termes:
M. Guizot.—La Chambre m'approuvera, je l'espère, si, dans une question qui tient de si près à la grandeur et à l'honneur du pays, je m'efforce d'écarter absolument deux choses, l'esprit de parti et l'esprit de système. (Chuchotements.) J'ai entrevu hier avec quelque regret l'ombre de l'esprit de parti derrière le discours, d'ailleurs si politique et si sérieux, par lequel M. le duc de Valmy a ouvert ce débat. Il a représenté le gouvernement de Juillet comme fatalement voué à une politique, à une seule politique, qui même n'était pas au fond la vraie politique de la France, mais celle de l'Angleterre; il l'a représenté, dis-je, comme voué à cette politique, ne pouvant en pratiquer une autre, et n'ayant pas su ou n'ayant pas osé pratiquer pleinement celle-là.
Que dirait l'honorable duc de Valmy si on venait, d'une autre part, lui parler de la Restauration comme vouée aussi fatalement à une politique, à la politique de la Sainte-Alliance, à la politique absolutiste, et n'ayant fait, dans les projets dont il nous a entretenus hier, que se montrer complaisante pour le chef de cette politique, sans en rien obtenir que des promesses sans résultat?
Je ne crois pas, messieurs, qu'il soit utile pour personne de présenter ainsi les grandes questions de politique nationale par le triste et mesquin côté de l'esprit de parti et de nos dissensions civiles.
M. Berryer.—Je demande la parole. (Mouvement.)
M. Guizot.—Je désire, pour mon compte, en dégager pleinement celle-ci. Non, le gouvernement de Juillet n'a pas été voué en Orient à une politique; celle qu'il a suivie, il l'a choisie: il aurait pu en suivre une autre; il a pris celle-là parce qu'il l'a jugée bonne, conforme aux intérêts du pays; il était libre, parfaitement libre dans son choix; et nous, conseillers de la couronne, nous qui, à cette époque, avons suivi la politique aujourd'hui attaquée, nous en acceptons pleinement la responsabilité; nous l'avons prudemment choisie et pratiquée, et non pas acceptée comme une fatalité de notre gouvernement. (Assentiment au centre.)
Comme l'esprit de parti, je demande à écarter l'esprit de système. La Chambre m'en croira quand je dirai que je n'entends nullement exclure par là les vues d'ensemble et cette persistance dans les desseins qui fait la force et la dignité de la politique; à Dieu ne plaise! mais s'attacher particulièrement à un certain côté d'une question, d'un certain fait, à une certaine idée, et s'y attacher sans tenir compte des autres faits, en les oubliant, ou bien en voulant les anéantir par la violence, c'est là l'esprit de système; c'est là ce que vous avez vu hier. Vous avez vu apparaître tantôt la nationalité arabe, tantôt la légitimité absolue de l'empire ottoman, tantôt le partage immédiat, prémédité de cet empire. Il y a là, messieurs, l'oubli de faits actuels, de faits considérables que la politique ne peut ni ne doit effacer. Il faut qu'elle en tienne compte. Les faits actuels et les intérêts du pays tels qu'ils résultent de ces faits, voilà d'où la politique doit sortir. Elle ne doit être ni asservie à l'esprit de parti, ni inventée au gré des fantaisies de l'imagination.
Ici, messieurs, nous n'avons pas longtemps à chercher la politique qui convient à la France, nous la trouvons depuis longtemps toute faite. C'est une politique traditionnelle, séculaire, c'est notre politique nationale; elle consiste dans le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, selon la situation des temps et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des États.
Si je cherchais des noms propres, je rencontrerais Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Napoléon; ils ont tous pratiqué cette politique, celle-là et aucune autre.
Et hier encore, que vous ont dit tous les orateurs? Que c'était là, en effet, la meilleure politique, que, si elle était possible, il faudrait persister à la suivre. Ils en ont seulement nié ou révoqué en doute la possibilité; et alors chacun a produit son système à la place de ce qu'il déclarait impraticable.
Voici donc la véritable question: la politique nationale, historique, de la France, le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, selon les temps et dans les limites du possible, est-elle encore praticable aujourd'hui? Là est toute la question, celle qui nous presse et avant laquelle il n'en faut aborder aucune autre. (Très-bien!)
La solution dépend de deux choses, de l'état de l'empire ottoman lui-même et de l'état des grandes puissances de l'Europe.
Quant à l'empire ottoman, je suis fort loin de contester son déclin, il est évident. Cependant, messieurs, prenez garde, n'allez pas trop vite dans votre prévoyance.
Je ne répéterai pas les éloquentes paroles que M. le ministre de l'instruction publique prononçait hier; mais, soyez-en sûrs, les empires qui ont longtemps vécu sont très-longtemps à tomber, et on prévoit, on attend leur chute pendant des siècles peut-être avant qu'elle se réalise.
La Providence, qui ne partage pas les impatiences et les précipitations de l'esprit humain (Rires approbatifs) semble avoir pris plaisir à donner d'avance un démenti aux prédictions dont on nous parle; à le donner sur le même lieu, dans les mêmes murs; elle a fait durer un empire, l'empire grec, non pas des années, mais des siècles, après que les gens d'esprit du temps avaient prédit sa ruine (Nouveaux rires) et dans des circonstances bien moins favorables à la prolongation de sa durée que celles où se trouve aujourd'hui l'empire ottoman.
Je pourrais m'en tenir à cette réponse générale, et peut-être le démenti serait suffisant. Mais entrons plus avant dans les faits; voyons de plus près comment s'est opéré depuis vingt ans, depuis cinquante ans, le déclin de l'empire ottoman, et quelles circonstances l'ont accompagné et l'accompagnent encore de nos jours.
Cet empire a beaucoup perdu; il a perdu des provinces, des provinces bonnes à faire des royaumes. Comment les a-t-il perdues? Il y a déjà longtemps que ce n'est plus par la conquête; il y a déjà longtemps qu'aucune des puissances européennes n'a rien enlevé par la guerre, par la force ouverte à l'empire ottoman: la Crimée est la dernière conquête qui lui ait été ainsi arrachée, car je ne parle pas de la province d'Alger qui lui était presque complétement étrangère.
Qu'est-il donc arrivé? Comment l'empire ottoman a-t-il perdu les principautés sur le Danube, puis la Grèce, puis l'Égypte? Ce sont, permettez-moi l'expression, ce sont des pierres tombées naturellement de l'édifice. (Mouvement.) Ce sont des démembrements en quelque sorte spontanés, accomplis par l'insurrection intérieure, par l'impuissance de l'empire ottoman. Que les intrigues de l'Europe y aient eu quelque part, je le veux bien; mais elles auraient été hors d'état de les mener à fin.
Ce ne sont pas les intrigues de l'Europe qui ont soulevé les Valaques et les Moldaves; ce ne sont pas les intrigues de l'Europe qui ont soulevé la Grèce. Ce sont là, messieurs, des démembrements naturels, ce sont des provinces qui se sont soulevées d'elles-mêmes contre l'empire ottoman.
Et une fois détachées, que sont-elles devenues? sont-elles tombées entre les mains de telle ou telle grande puissance européenne? Non encore; elles ont tendu à se former en États indépendants, à se constituer à part sous tel ou tel protectorat plus ou moins réel, plus ou moins périlleux, mais qui les a laissées et les laisse subsister à titre de peuples distincts, de souverainetés nouvelles dans la famille des nations.
Et croyez-vous, messieurs, que sans cette perspective, sans cet espoir de voir naître ainsi de nouveaux États, croyez-vous que nous eussions pris, à ce qui s'est passé en Orient, au sort de la Grèce, par exemple, la part si active, si officieuse que nous y avons prise? Non, certes; à coup sûr, s'il se fût agi de détacher de l'empire ottoman une province pour la donner à quelqu'un, vous n'auriez pas vu, messieurs, se produire parmi nous ce mouvement national qui est venu au secours de la Grèce et l'a sauvée.
J'ai entendu hier avec un profond regret, je l'avoue, exprimer ici plus que du doute, exprimer du chagrin sur cet affranchissement de la Grèce, sur la bataille de Navarin!
Eh! messieurs, l'empire ottoman, j'en conviens, a perdu là une province; et nous, par conséquent, nous avons perdu quelque chose dans les garanties de l'équilibre européen que nous offrait la force de l'empire ottoman. Mais la séparation était spontanée, naturelle; elle avait été souvent tentée; la tentative se serait renouvelée sans cesse, et nous avons gagné, à son succès, non-seulement la délivrance d'une population chrétienne, mais la naissance d'un État indépendant qui aura sans doute besoin de temps et d'efforts pour s'affermir et se développer, mais qui ne tombera pas au pouvoir de personne (Très-bien!), et qui apportera dans l'avenir, à la civilisation et à l'équilibre européen, une force et une garantie de plus.
Messieurs, il faut en politique, permettez-moi de vous le dire, il faut un peu plus de fidélité, non-seulement aux personnes, mais aux événements. Quand on a voulu, quand on a secondé un grand événement, il faut savoir accepter les inconvénients, les mécomptes, les périls qu'il entraîne à sa suite; il faut lui demeurer fidèle malgré ces périls, malgré ces mécomptes.
Pour moi, j'ai hâte de le dire, j'éprouve aujourd'hui en pensant à la bataille de Navarin, à l'indépendance de la Grèce, les mêmes sentiments, la même conviction, les mêmes espérances que j'éprouvais quand ces grands faits venaient frapper nos oreilles et émouvoir nos âmes, dans cette ville de Paris qui semble aujourd'hui les avoir oubliés. (Très-bien!)
Ce que je dis de la Grèce, je le dirai de l'Égypte; c'est un fait de même nature. Ce n'est pas nous qui avons détaché l'Égypte de l'empire ottoman. Sans doute, nous sommes pour quelque chose, par l'expédition française, dans l'origine de cette puissance nouvelle; mais enfin elle n'est pas de notre fait; ce démembrement de l'empire ottoman, opéré lui-même par le génie de l'homme, par la force de la volonté, par la persévérance, irons-nous aujourd'hui le combattre? Il s'est fait sans nous; il ne nous doit pas son existence; il a continué en Égypte quelque chose de ce que nous y avions commencé.
Nous l'avons protégé en 1833, à Kutahié, comme la Restauration avait protégé la Grèce naissante, et par les mêmes raisons. Nous avons vu là encore un démembrement naturel, inévitable, de l'empire ottoman, et peut-être une nouvelle puissance indépendante qui jouera un jour son rôle dans les affaires du monde, et méritait d'être prise en grande considération.
Regardez-bien, messieurs, à tout ce qui s'est passé en Orient et dans l'empire ottoman depuis trente ans; vous verrez partout le même fait; vous verrez cet empire décliner, vous le verrez se démembrer de lui-même sur tel ou tel point, non au profit de telle ou telle des grandes puissances de l'Europe, mais pour commencer, pour tenter la formation de quelque souveraineté nouvelle et indépendante. Pourquoi cela, messieurs? Parce que personne en Europe n'eût voulu souffrir que la conquête donnât à telle ou telle puissance un agrandissement considérable. Voilà la vraie cause du cours qu'ont pris les événements, et la politique de la France, j'en conviens, s'y est montrée favorable.
Maintenir l'empire ottoman pour le maintien de l'équilibre européen; et quand, par la force des choses, par la marche naturelle des faits, quelque démembrement s'opère, quelque province se détache de ce vieil empire, favoriser la conversion de cette province en État indépendant, en souveraineté nouvelle, qui prenne place dans la coalition des États, et qui serve un jour, dans sa nouvelle situation, à la fondation d'un nouvel équilibre européen, qui remplace celui dont les anciens éléments ne subsisteront plus, voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et que nous avons suivie. (Mouvement d'approbation.)
Est-ce qu'elle ne peut plus la suivre aujourd'hui? Est-il survenu, dans la disposition des grandes puissances de l'Europe, quelque changement qui empêche la France de continuer dans cette voie? Pour mon compte, je ne le pense pas. Prenez les grandes puissances européennes, examinez leur situation actuelle et la politique qui leur est, en quelque sorte, imposée par la situation quant à l'Orient; vous verrez que rien n'est changé, que la France n'a pas lieu de se croire en Orient sans alliés.
Quant à l'Autriche, il est clair que le premier des intérêts politiques, l'intérêt territorial, lui prescrit plus que jamais de protéger l'empire ottoman; plus que jamais l'Autriche ne peut consentir à ce qu'une autre puissance s'agrandisse aux dépens de cet empire.
L'Autriche a beaucoup gagné, messieurs, s'est beaucoup agrandie depuis quelques années; mais cet agrandissement n'est pas encore intimement consommé. L'Italie gêne la liberté des mouvements de ses maîtres; l'Autriche n'a plus aujourd'hui, si l'on peut ainsi parler, la plénitude du droit de paix et de guerre en Europe; elle est obligée à une prudence qui est bien près de l'immobilité.
L'intérêt commercial de l'Autriche n'existait pas il y a vingt ans; il est grand aujourd'hui; elle a une navigation importante dans l'Adriatique et dans la Méditerranée. Elle est obligée de ménager les intérêts de ses fabricants et de ses négociants. Elle ne peut souffrir qu'il s'établisse à Constantinople une grande puissance qui s'approprie toute cette navigation, et lui enlève la part qu'elle y a prise depuis quelques années.
Sous quelque point de vue que vous considériez la situation et les intérêts de l'Autriche, vous la trouverez vouée en Orient au maintien de la politique dont je vous entretenais tout à l'heure.
Quant à l'Angleterre, vous le savez, le statu quo continental est le fond même de sa politique; elle n'a rien à gagner à l'agrandissement de personne sur le continent. Quant à son intérêt commercial, je ne vous en entretiendrai pas, il frappe tous les yeux. Un grand ministre, lord Chatam, disait: «Je ne discute pas avec quiconque me dit que le maintien de l'empire ottoman n'est pas pour l'Angleterre une question de vie ou de mort.»
Quant à moi, messieurs, je suis moins timide; je ne pense pas que, pour des puissances telles que l'Angleterre et la France, il y ait ainsi, dans le lointain, des questions de vie et de mort; mais lord Chatam était à ce point frappé de l'importance du maintien de l'empire ottoman pour son pays, et l'Angleterre le pense encore si complétement, qu'elle se voue à cette cause, même avec un peu de superstition, à mon avis. Elle s'est souvent montrée un peu hostile à ces États nouveaux, dont je parlais tout à l'heure, et qui se sont formés des démembrements naturels de l'empire ottoman. La Grèce, par exemple, n'a pas toujours trouvé l'Angleterre amie; l'Égypte encore moins. Je n'entrerai pas dans le détail des motifs qui ont pu influer à cet égard sur la politique anglaise; je crois qu'elle s'est quelquefois trompée; je crois que, dans cette occasion, elle a quelquefois sacrifié la grande politique à la petite, l'intérêt général et permanent de la Grande-Bretagne à des intérêts secondaires: le premier des intérêts pour la Grande-Bretagne, c'est que la Russie ne domine pas en Orient.
S'il m'est permis d'exprimer ici une opinion sur la politique d'un grand pays étranger, à mon avis, il y a quelque faiblesse de la part de l'Angleterre à écouter des susceptibilités jalouses, ou bien tel ou tel intérêt commercial momentané et à ne pas employer tous ses efforts, toute son influence pour consolider, pour développer ces États nouveaux et indépendants qui peuvent, qui doivent devenir de véritables barrières contre l'agrandissement indéfini de la seule puissance dont, en Orient, l'Angleterre doive craindre la rivalité.
Quels que soient, à cet égard, le mérite ou l'erreur de quelques actes de la politique anglaise, il n'en est pas moins évident que l'Angleterre est vouée, vouée plus décidément, plus complétement encore que toute autre grande puissance, au maintien de l'empire ottoman.
Quant à la Russie, elle a une tendance et une situation fort différentes: on peut dire ce qu'on voudra de sa modération, de sa patience; au fond, elle suit et poursuit sa destinée. Elle ne coule pas autant vers l'Orient que le disait hier M. de Lamartine; on coule bien plutôt vers les lieux où l'on a envie d'être que vers ceux où il est facile d'aller. Les peuples d'Orient ont toujours coulé vers l'Occident, parce que là étaient pour eux les vives jouissances, les belles espérances; et la Russie désire infiniment plus, je crois, une province de l'Occident que tous les déserts de la Tartarie asiatique. (Mouvement.)
Mais, messieurs, quoique la Russie ait cette tendance et que je la regarde comme incontestable, ici encore les garanties et les principes de sécurité ne vous manquent pas.
L'empereur Nicolas est un prince prudent et un prince conséquent. Plus d'une fois il s'est montré, dans sa vie politique, ferme et brave. Quand l'occasion a eu besoin de son courage, elle l'a trouvé. Mais ce n'est pas un souverain téméraire ou seulement entreprenant; il ne paraît point avoir le goût des entreprises et des aventures; il ne va pas au-devant des événements. L'histoire de sa double campagne en Turquie et toute sa conduite à l'égard de l'Orient ne permet guère de doute à cet égard.
C'est de plus un prince conséquent: en 1830, il avait à choisir entre la politique du souverain absolu et la politique de l'empereur de Russie, entre la politique légitimiste et la politique nationale, nationale russe. Il a fait son choix. Je n'examine pas s'il a eu tort ou raison, s'il a bien ou mal fait; il a fait son choix; il s'est déclaré le patron de la politique légitimiste et absolutiste en Europe. Bien ou mal choisi, c'est un grand rôle. (Bruit.) Mais ce rôle a ses charges, ses conditions, et sans doute l'empereur Nicolas les connaît; il sait certainement que, dans la situation qu'il a choisie, il ne retrouverait probablement pas, s'il en avait besoin en Orient, les sympathies et l'appui dont, à une autre époque, il a pu apprécier l'importance et la valeur; il se lancerait donc bien plus difficilement qu'on ne le suppose dans cette hasardeuse carrière.
J'ajoute que, précisément dans la situation qu'il a prise, dans le rôle qu'il a choisi, l'empereur Nicolas doit se piquer de loyauté, de fidélité à ses engagements; je dirai même qu'il en a donné des preuves, quand il a évacué Silistrie par exemple. (Rumeurs diverses.) Eh bien, messieurs, il serait permis, si une pareille expression peut être employée, il serait permis à l'empereur Nicolas, moins qu'à personne, de porter la moindre atteinte à l'existence d'un État indépendant et légitime. Il est obligé de respecter tout ce qui est ancien et établi. Il faut que l'empire ottoman tombe évidemment, complétement, qu'il tombe de lui-même, pour que l'empereur Nicolas, sans manquer à son honneur, puisse avoir l'air d'y porter la main. (Mouvement prolongé.)
Vous le voyez, messieurs, la France a bien des motifs de persévérer dans sa politique à l'égard de l'Orient. Elle ne manque pas, elle ne manquera pas en Europe de chances et de moyens de succès; non pas d'un succès absolu, indéfini, ce qui n'est pas donné aux choses de ce monde, mais d'un succès prolongé suffisant, tel qu'il est permis de l'espérer. La France aurait donc tort de s'écarter de cette politique qui est la sienne, qui est la sienne de tout temps, et dans laquelle elle a été confirmée depuis cinquante ans par le cours naturel et libre des événements.
Mais je me hâte de le dire, messieurs, ce ne peut être une politique inerte et isolée. Les exemples sont sous vos yeux. L'empereur de Russie a sa politique aussi; il la suit prudemment mais activement; il a des forces considérables toujours prêtes; il a des armées et des flottes dans Sébastopol, sur la mer Noire. Il maintient, à votre égard et à l'égard de toute l'Europe, la position qu'il a prise, et qui est de soutenir qu'il règle seul ses affaires en Orient, qu'il ne les met en commun avec personne.
Messieurs, vous êtes obligés à une prévoyance, à une activité égales à la sienne; s'il persiste à s'isoler, vous êtes obligés de rallier autour de vous toutes les forces armées; vous êtes obligés de soigner, de préparer d'autant plus vos alliances, que l'empereur Nicolas prétendra que ses affaires vous demeurent plus étrangères. Vous êtes obligés d'avoir dans la Méditerranée des forces suffisantes pour correspondre à celles qu'il entretient dans la mer Noire.
Aussi, pour moi, bien loin de refuser ce que demande le cabinet, s'il m'était permis d'avoir une opinion, je trouverais que le cabinet ne demande pas assez. (Mouvement.) C'est d'un armement considérable et permanent dans la Méditerranée qu'il s'agit. Le mérite des gouvernements absolus, c'est la prévoyance et la persévérance: montrons au monde que les gouvernements libres savent aussi être prévoyants et persévérants. L'empereur de Russie tient, depuis plusieurs années, dans Sébastopol, une flotte et une armée dont il ne se sert pas, mais qu'il garde là dans l'attente des événements, et pour être toujours prêt; faites comme lui; sachez être aussi persistants que lui; tenez dans la Méditerranée des forces suffisantes, non pas pour aujourd'hui, pour demain, mais pour le jour où l'événement éclatera, pour le jour où il ne faudra pas qu'on ait à vous demander des instructions et à attendre un ordre de Paris pour prendre un parti. (Très-bien! très-bien!)
Voilà comment vous aurez une politique égale à celle contre laquelle vous voulez lutter.
Encore un mot, messieurs. Je l'avoue, je regarde cette question et le rôle qu'il appartient à la France d'y jouer, comme une bonne fortune pour nous, pour notre gouvernement; non pas toutefois par les mêmes raisons que donnait hier ici, avec tant d'éclat, l'honorable M. de Lamartine; je ne pense pas que, parce que nous sommes encore mal assis, nous ayons un grand intérêt à nous agiter beaucoup. Je suis partisan déclaré, partisan persévérant de la politique de la paix; je la crois seule morale aujourd'hui, seule utile à la France, et seule conforme aux vœux réels du pays. Mais, messieurs, ne vous y trompez pas, la politique de la paix, par cela seul qu'elle est souvent oisive et froide, court le risque de passer pour pusillanime et pour égoïste. Et il ne faut pas que la lassitude dans laquelle tout ce qui s'est passé nous a momentanément plongés, il ne faut pas que cette lassitude nous fasse illusion.
Ce qu'il y a de nouveau et d'indestructible dans le monde politique, la grande révolution qui s'est accomplie depuis le dernier siècle, le voici, messieurs: c'est que les intérêts publics, les intérêts généraux, nationaux, et les sentiments élevés, généreux, sympathiques, jouent un grand rôle dans la politique; ce ne sont plus des forces idéales, des rêves de philosophe; ce sont des forces réelles, actives, présentes tous les jours et tout le jour sur la scène politique.
À Dieu ne plaise que jamais nous mettions ces nobles forces contre nous! À Dieu ne plaise que jamais les intérêts généraux, les grands intérêts moraux, et les sentiments qui leur sont inhérents, se regardent comme subordonnés, comme sacrifiés à une politique pusillanime et égoïste, soit au dedans, soit au dehors! Ce serait un affaiblissement matériel et un décri moral dont il serait difficile de mesurer la portée.
La politique qui nous convient dans la question d'Orient, messieurs, a, à mes yeux, cet avantage qu'elle est conservatrice et pacifique, et en même temps active, digne, noble; elle fait appel et donne satisfaction à ces grands intérêts, à ces sentiments puissants que je veux honorer et soigner.
Et, en même temps qu'elle répond aux vrais besoins du présent, elle n'engage en aucune façon l'avenir.
S'il arrivait, je ne sais quel jour, je ne sais comment, mais enfin s'il arrivait que l'empire ottoman chancelât tout à fait, cette politique vous laisserait parfaitement libres, libres de chercher ailleurs, partout où vous les trouveriez, ces moyens d'équilibre européen qui sont toujours pour nous le grand problème à résoudre.
Ainsi vous le voyez, messieurs, c'est la politique nationale; c'est celle des anciens comme des derniers temps; elle répond aux besoins du présent, elle n'engage point, elle ne compromet point l'avenir, elle vous satisfait et elle vous laisse libres. Pour moi, je ne demande au gouvernement de mon pays que d'y persévérer hardiment, complétement. Qu'il vienne ensuite demander à cette Chambre, dans toute leur étendue et pour tout le temps nécessaire, tous les moyens, toutes les forces dont il aura besoin pour l'accomplissement de son œuvre; je suis prêt à les voter, et je suis convaincu que le pays en ferait autant. (Très-bien! très-bien!)