Histoire Sainte; ou, Histoire des Israélites: Depuis La Création, Jusqu'a La Dernière Destruction De Jérusalem
CHAPITRE II.
A cette époque la connaissance d'un seul vrai Dieu ne se retrouvait plus chez tous ces peuples, qui, comme nous l'avons vu, avaient été répandus par la volonté de Dieu de la vallée de Sennaar (Babylonie) par toutes les régions de la terre; tous étaient tombés dans l'idolâtrie, et par suite dans le péché et dans le vice. Et comme le service des faux dieux se continuait déjà depuis des siècles, l'Éternel, toute bonté, résolut enfin d'introduire au milieu des peuples un autre peuple qui, par les révélations divines dont il serait le dépositaire, serait aussi, par sa vie et par ses destinées remarquables, choisi pour conserver la vraie connaissance de Dieu et pour la répandre parmi les hommes. C'est alors que pour atteindre ce but élevé, Dieu choisit pour tige de ce peuple l'homme le plus digne de ses révélations et le plus apte à les communiquer. Cet homme pieux, qui jouissait de la confiance et de l'amour [pg 23] de Dieu, cet homme par qui toutes les nations de la terre devaient être bénies un jour, s'appelait alors Abram, et plus tard Abraham.
Abraham.
Déjà, le père d'Abraham, Tharé était sorti, comme nous l'avons vu plus haut, de la Mésopotamie, sa patrie, pour habiter le pays de Chanaan, mais il ne vint qu'à Haran (Carra en Syrie) et y resta pendant tous les jours de sa vie. Ce n'est qu'Abraham, qui, quittant pour toujours sa patrie, entra en Chanaan lorsque l'Éternel lui apparut et lui dit: Allez vous-en de votre pays, du lieu de votre naissance et de la maison de votre père au pays que je vous montrerai. Je ferai de vous une grande nation, je vous bénirai, j'agrandirai votre nom, vous serez une bénédiction. Je bénirai ceux qui vous béniront et je maudirai ceux qui vous maudiront, et toutes les familles de la terre seront bénies en vous. Abraham partit alors comme l'Éternel le lui avait dit, Lot alla avec lui. Abraham était âgé de soixante-quinze ans lorsqu'il sortit de Haran. Abraham emmena sa femme Saraï, Lot son neveu, tout le bien qu'ils avaient acquis, le personnel qu'ils avaient formé à Haran; ils sortirent pour se rendre dans le pays de Chanaan, où ils arrivèrent bientôt. Abraham traversa le pays jusqu'à la contrée de Chechem, jusqu'au bocage de Moré. Les Chananéens occupaient alors ce pays-là. Or l'Éternel apparut à Abraham et lui dit: Je donnerai ce pays à votre postérité. Abraham dressa en ce lieu un autel à l'Éternel, comme souvenir de son apparition. Étant passé de là vers [pg 24] une montagne qui est à l'orient de Bethel, il y tendit ses tentes, ayant Bethel à l'occident, et la ville d'Aï à l'orient. Il dressa encore en ce lieu un autel et invoqua le nom de l'Éternel. Abraham alla encore plus loin, marchant toujours et s'avançant vers le midi. Il y parcourut avec ses nombreux troupeaux les fertiles vallées et les plaines, annonçant partout le nom de Dieu unique et éternel. Une famine générale le força, quelque temps après, de se diriger vers la fertile Égypte située dans ces environs. Toutefois, après y avoir été éprouvé de Dieu à diverses reprises, il se rendit bientôt de nouveau à Chanaan et demeura d'abord à Bethel, et plus tard, au bocage de Mamré près d'Hébron, abandonnant à Lot, son neveu, les contrées de Sodome à cause d'une querelle qui s'était élevée entre leurs pasteurs. Car leurs troupeaux s'étant multipliés de jour en jour, le pays ne leur suffisait plus; de sorte qu'ils se gênaient l'un l'autre. Abraham dit donc à Lot: Qu'il n'y ait point, je vous prie, de dispute entre vous et moi, ni entre mes pasteurs et les vôtres, parce que nous sommes frères. Vous voyez devant vous tout le pays. Retirez-vous, je vous prie, d'auprès de moi. Si vous allez vers la gauche, je prendrai la droite: si vous choisissez la droite, j'irai vers la gauche. Lot choisit alors sa demeure vers le Jourdain, en se retirant du côté de l'orient. C'est ainsi qu'ils se séparèrent l'un de l'autre. Abraham demeura dans la terre de Chanaan, et Lot dans les villes qui étaient aux environs du Jourdain: et il habita Sodome. Or, les habitants de Sodome étaient devant Dieu des hommes perdus de vices; et leur corruption était montée à son comble. L'Éternel dit donc à Abraham, après que Lot se fut séparé d'avec lui: Levez les yeux et regardez de l'endroit où vous [pg 25] êtes, vers le nord, le midi, le levant et le couchant; car tout le pays que vous voyez, je le donnerai à vous et à votre postérité, pour toujours: je rendrai votre postérité comme la poussière de la terre: que si quelqu'un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter votre postérité; levez-vous, parcourez le pays en long et en large, car c'est à vous que je le donnerai. Abraham éleva alors un autel à l'Éternel pour le remercier de cette prédiction.
A cette époque il arriva que le roi de Sodome fut vaincu dans une guerre et que les vainqueurs ayant pris toutes les richesses et les vivres de Sodome, se retirèrent, et emmenèrent aussi Lot, fils du frère d'Abraham, qui demeurait dans Sodome, et tout ce qui était à lui. Un fuyard vint en apporter la nouvelle à Abraham. Et aussitôt que celui-ci apprit que son parent avait été fait prisonnier, il arma trois cent dix-huit serviteurs choisis parmi les plus habiles de ceux qui étaient nés dans sa maison, et poursuivit les vainqueurs jusqu'à Dane. Il forma deux corps de ses gens et de ses alliés, et venant fondre sur les ennemis durant la nuit, il les défit et les poursuivit jusqu'à Hoba qui est à la gauche de Damas. Il ramena avec lui tout le butin qu'ils avaient pris, Lot, son neveu, avec tout ce qui était à lui, les femmes et tout le peuple. Et le roi de Sodome sortit au-devant de lui dans la vallée de Savé appelée aussi la vallée du Roi. Malchisedek, roi de Chalème, fit apporter du pain et du vin; il était prêtre du Dieu suprême; il bénit Abraham, en disant: Qu'Abraham soit béni du Dieu très-haut, qui a créé le ciel et la terre: et que le Dieu très-haut soit béni, lui qui par sa protection vous a mis vos ennemis entre les mains. Il lui donna la dîme de tout [pg 26] ce qu'il avait. Or, le roi de Sodome dit à Abraham: Donnez-moi les personnes, et prenez le reste pour vous. Abraham lui répondit: Je lève la main et je jure par l'Éternel, le Dieu très-haut, possesseur du ciel et de la terre, que je ne recevrai rien de ce qui est à vous, depuis le moindre fil jusqu'à un cordon de soulier; afin que vous ne puissiez pas dire que vous avez enrichi Abraham. Rien pour moi, seulement ce que mes gens ont pris pour leur nourriture, et ce qui est dû à ceux qui sont venus avec moi, Aner, Escol et Mamré, qui pourront prendre leur part du butin.
Promesse de l'Éternel et piété d'Abraham.
Ensuite l'Éternel parla à Abraham dans une vision, et lui dit: Ne craignez point, Abraham; je suis votre protecteur, votre récompense sera infiniment grande. Abraham répondit: O Éternel, mon Dieu, que me donnerez-vous? je marche sans enfants, et l'intendant de ma maison est Eliézer de Damas. Abraham continua: Voyez! vous ne m'avez pas donné d'enfants; ainsi mon serviteur sera mon héritier. Alors l'Éternel lui répondit ainsi: Non, celui-ci ne sera point votre héritier, mais celui qui sortira de vos entrailles héritera de vous. Regardez donc vers le ciel, et comptez les étoiles, si vous pouvez les compter; ainsi, ajouta-t-il, sera votre postérité. Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. Il offrit un jour un sacrifice, selon la demande de l'Éternel qui lui confirma ses promesses par un signe sensible et continua ainsi: Sachez dès maintenant que votre postérité demeurera dans un [pg 27] pays étranger, et qu'elle sera réduite en servitude et accablée de maux pendant quatre cents ans. Mais j'exercerai mes jugements sur le peuple auquel ils seront assujettis, et ils sortiront ensuite de ce pays avec de grandes richesses. Quant à vous, vous irez en paix auprès de vos pères, vous serez enseveli après une vieillesse heureuse. Mais vos descendants reviendront en ce pays-ci après la quatrième génération, parce que la mesure des iniquités des Amorrhéens n'est pas encore remplie présentement.
En ce jour-là l'Éternel fit alliance avec Abraham en lui disant: Je donnerai ce pays à votre postérité, depuis le fleuve d'Égypte jusqu'au grand fleuve d'Euphrate. Abraham après avoir séjourné pendant dix ans dans le pays de Chanaan, prit pour seconde femme sa servante, Hagar; elle lui enfanta un fils, qu'il nomma Ismaël. Abraham avait quatre-vingt-six ans lorsque Hagar lui enfanta Ismaël.
Alliance de la circoncision.
Lorsque Abraham fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l'Éternel lui apparut et lui dit: Je suis le Dieu Tout-Puissant, marchez devant moi et soyez parfait; je ferai alliance avec vous, et je vous multiplierai jusqu'à l'infini. Voici le pacte que je fais avec vous, afin que vous l'observiez et votre postérité après vous: tous les mâles d'entre vous seront circoncis. Ce sera le signe de l'alliance entre moi et vous. L'enfant de huit jours sera circoncis parmi vous; et dans la suite de toutes les générations, tous les enfants mâles, tant les esclaves qui seront nés en votre maison, que tous ceux que vous aurez achetés, et qui ne seront [pg 28] point de votre race, seront circoncis. Mon alliance sera pour votre chair une alliance perpétuelle. Tout mâle dont la chair n'aura pas été circoncise, sera exterminé du milieu de son peuple, parce qu'il aura violé mon alliance. Dieu dit encore à Abraham: Je bénirai aussi votre femme Saraï, je vous donnerai aussi un fils né d'elle, que vous nommerez Isaac; et je ferai un pacte avec lui, et avec sa postérité après lui, afin que mon alliance avec eux soit éternelle. L'entretien de Dieu avec Abraham étant fini, celui-ci prit Ismaël son fils, et tous les esclaves nés dans sa maison, tous ceux qu'il avait achetés, et généralement tous les mâles qui étaient parmi ses domestiques; il les circoncit tous aussitôt en ce même jour, selon que Dieu le lui avait commandé. Abraham avait quatre-vingt-dix-neuf ans, lorsqu'il se circoncit; et Ismaël avait treize ans accomplis lorsqu'il reçut la circoncision. Abraham et son fils Ismaël furent circoncis en un même jour. En ce même jour encore furent circoncis tous les mâles de sa maison, tant les esclaves nés chez lui, que ceux qu'il avait achetés, et qui étaient nés dans des pays étrangers.
C'est à cette occasion que le nom d'Abram, c'est-à-dire père élevé, fut changé en celui d'Abraham, c'est-à-dire, père élevé de la multitude, et que le nom de Saraï, c'est-à-dire ma princesse, fut changé en celui de Sarah, la princesse.
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Hospitalité d'Abraham. Naissance d'Isaac prédite pour la dernière fois. Intercession d'Abraham. Destruction de Sodome.
L'Éternel apparut un jour à Abraham dans le bocage de Mamré, lorsqu'il était assis à la porte de sa tente dans la plus grande chaleur du jour. Abraham ayant levé les yeux, trois hommes lui apparurent près de lui. Aussitôt qu'il les eut aperçus, il courut de la porte de sa tente au-devant d'eux, et se prosterna en terre, et dit: Seigneurs, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, ne passez pas la maison de votre serviteur. J'apporterai de l'eau pour laver vos pieds; et alors vous vous reposerez sous cet arbre, jusqu'à ce que je vous serve un peu de pain pour reprendre vos forces; car c'est pour cela que vous êtes venus vers votre serviteur, et vous continuerez ensuite votre chemin. Ils lui répondirent: Faites ce que vous avez dit. Abraham entra promptement dans sa tente, et dit à Sarah: Pétrissez vite trois mesures de farine, et faites-en des gâteaux. Il courut en même temps à son troupeau, y prit un veau d'une chair tendre et succulente, et le donna à un serviteur, qui se hâta de le faire cuire. Ayant pris ensuite du beurre et du lait, avec le veau qu'il avait fait cuire, il le servit devant eux, et ils mangèrent, tandis qu'il se tenait debout près d'eux. Ils lui dirent: Où est Sarah votre femme? Il leur répondit: Elle est dans la tente. L'un d'eux dit à Abraham: Je vous reviendrai voir dans un an, à cette même époque: je vous trouverai tous deux en vie, et Sarah votre femme aura un fils. Ce que Sarah ayant entendu, elle se mit à rire derrière la porte de la tente. Car ils [pg 30] étaient tous deux vieux et fort avancés en âge. Elle rit donc secrètement, disant en elle-même: Lorsque je suis devenue vieille, et que mon seigneur est vieux aussi, aurais-je de la volupté? Mais l'Éternel dit à Abraham: Pourquoi Sarah a-t-elle ri, en disant: Serait-il bien vrai que je puisse avoir un enfant, étant vieille comme je suis? Y a-t-il rien de difficile à Dieu? Je vous reviendrai voir, comme je vous l'ai promis, dans un an en ce même temps, je vous trouverai tous deux en vie, et Sarah aura un fils. Je n'ai point ri, répondit Sarah; et elle le nia, parce qu'elle était tout épouvantée. Non, dit-il, cela n'est pas ainsi, car vous avez ri.—Ces hommes s'étant donc levés de ce lieu, tournèrent leurs pas vers Sodome, et Abraham allant avec eux les reconduisit. Dieu lui fit connaître alors qu'il punirait les villes de Sodome et d'Amora, à cause de leurs grands péchés. Abraham intercéda pour les habitants de ces villes et sollicita instamment auprès de Dieu pour qu'il voulût leur pardonner et les ménager. Abraham avait tant fait, qu'il lui fut promis que ces deux villes seraient épargnées s'il s'y trouvait seulement dix justes. Mais ce petit nombre de dix ne s'y trouva même pas; tous étaient impies, tous viciés et corrompus. C'est pourquoi dès le lendemain matin, lorsque le soleil se levait sur la terre, une punition terrible leur fut infligée. Après que Lot, neveu d'Abraham, eut été emmené avec sa famille, l'Éternel fit descendre du ciel sur Sodome et sur Amora, une pluie de soufre et de feu, et il perdit ces villes avec tous leurs habitants, tout le pays d'alentour avec ceux qui l'habitaient, et tout ce qui avait vie sur la terre. Depuis ce jour toute cette contrée n'est qu'un lac salé et plein de soufre, en signe de la malédiction du ciel que s'attirent les crimes des hommes.
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Naissance d'Isaac. Sacrifice d'Abraham.
Après qu'Abraham eut changé de domicile, qu'il eut habité en Gerar, où il fut de nouveau éprouvé de Dieu, l'Éternel pensa à Sarah comme il avait dit; elle conçut et enfanta un fils en sa vieillesse, dans le temps que Dieu lui avait prédit. Abraham donna le nom d'Isaac (Jitzchak) à son fils né de Sarah, et il le circoncit le huitième jour, selon le commandement qu'il en avait reçu de Dieu, ayant alors cent ans; car ce fut à cet âge-là qu'il devint père d'Isaac. Et Sarah dit alors: Dieu m'a donné un sujet de ris et de joie; quiconque l'apprendra, s'en réjouira avec moi. Et elle ajouta: Qui croirait qu'on aurait jamais pu dire à Abraham, que Sarah nourrirait de son lait un fils qu'elle lui aurait enfanté lorsqu'il serait déjà vieux? Cependant l'enfant crût, et on le sevra, et Abraham fit un grand festin au jour qu'il fut sevré.
Après cela Dieu tenta Abraham, et lui dit: Abraham. Abraham répondit: Me voici. Dieu ajouta: Prenez Isaac votre fils unique, que vous aimez, et allez-vous en vers le pays de Morya et là sacrifiez-le en holocauste sur une des montagnes que je vous indiquerai. Abraham se leva de bon matin, prépara son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac; il fendit aussi du bois pour l'holocauste, et partit pour se rendre à l'endroit que Dieu lui avait désigné. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, aperçut cet endroit de loin. Abraham dit alors à ses gens: Restez ici avec l'âne, tandis que moi et mon fils nous irons jusque là-bas pour nous prosterner, et nous [pg 32] reviendrons près de vous. Abraham prit ensuite le bois pour l'holocauste, le chargea sur son fils Isaac, prit le feu et le couteau dans sa main, et ils marchèrent ensemble. Isaac s'adressa ensuite à son père, et dit: Mon père! celui-ci dit: Me voici, mon fils; l'autre reprit: Voici bien le feu, le bois, mais où est donc l'agneau pour l'holocauste? Abraham répondit: Mon fils, Dieu se pourvoira d'un agneau pour un holocauste; et ils marchèrent ensemble. Ils arrivèrent à l'endroit que Dieu avait désigné; Abraham y éleva un autel sur lequel il rangea le bois: ensuite il lia Isaac et le plaça sur le bois; Abraham tendit la main, prit le couteau pour immoler son fils. Alors un ange cria vers lui du ciel, et dit: Abraham, Abraham! celui-ci répondit: Me voici. L'ange reprit: Ne tendez pas la main vers votre fils, et ne lui faites rien; car je sais maintenant que vous êtes un homme pieux, puisque vous ne m'avez pas même refusé votre fils, votre fils unique. Abraham levant les yeux, vit un bélier retenu par les cornes à un buisson; Abraham y alla, prit ce bélier et le sacrifia en holocauste en place de son fils. Abraham appela cet endroit Adonaï-Jiré (l'Éternel pourvoira). Un ange appela du ciel Abraham, pour la seconde fois, et dit: J'en jure par moi, que puisque vous avez obéi, et que vous n'avez pas refusé votre fils unique, je vous bénirai certainement, et je multiplierai vos enfants en aussi grand nombre que les étoiles du ciel et le sable qui se trouve sur le bord de la mer; votre postérité possédera la porte de ses ennemis; et c'est par votre postérité que toutes les nations de la terre seront bénies, parce que vous avez obéi à ma voix. Abraham retourna vers ses gens; ils se levèrent et allèrent ensemble à Beér-Chébâ, et Abraham s'y établit.
[pg 33] Après ces événements, il fut annoncé à Abraham, que Milca avait aussi donné des enfants à Nachor; savoir: son premier-né Outs, et son frère Bouse; ainsi que Kémouel, père d'Arame; et Késchède, Hazo, Pildach, Jidlaph et Bethouel; et Bethouel qui engendra Rebecca (Ribka); tel est le nom des huit enfants que Milca enfanta à Nachor, frère d'Abraham.
Mort de Sarah.—Isaac épouse Rebecca.—Mort d'Abraham.
Sarah ayant vécu cent vingt-sept ans, mourut à Kiriath-Arba, qui est Hebron, au pays de Chanaan. Abraham la pleura, en fit le deuil et l'enterra dans la caverne du champ de Machpéla, devant Mamré; laquelle terre Abraham avait achetée d'Ephron, en présence des enfants de Heth, pour quatre cents sicles d'argent. Le champ avec la caverne qui y était fut donc livré en cette manière, et assuré à Abraham par les enfants de Heth, afin qu'il le possédât comme un sépulcre qui lui appartenait légitimement.—Or Abraham était vieux et fort avancé en âge, et l'Éternel l'avait béni en toutes choses. Il dit donc au plus ancien de ses domestiques, qui avait l'intendance sur toute sa maison: Mettez votre main sous ma cuisse, afin que je vous fasse jurer par l'Éternel, le Dieu du ciel et de la terre, que vous ne prendrez aucune des filles des Chananéens parmi lesquels j'habite, pour la faire épouser à mon fils; mais que vous irez au pays où sont mes parents, afin d'y prendre une femme pour mon fils Isaac. Son serviteur lui répondit: Si la fille ne veut pas venir en ce pays-ci avec moi, voulez-vous que je remène votre fils au lieu [pg 34] d'où vous êtes sorti? Abraham lui répondit: Gardez-vous bien de remener mon fils en ce pays-là. L'Éternel, le Dieu du ciel, qui m'a tiré de la maison de mon père et du pays de ma naissance, qui m'a parlé et qui m'a juré en me disant: Je donnerai ce pays à votre postérité, enverra lui-même son ange devant vous, afin que vous preniez une femme de ce pays-là pour mon fils. Si la fille ne veut pas vous suivre, vous ne serez point obligé à votre serment; seulement ne ramenez jamais mon fils en ce pays-là. Ce serviteur mit donc sa main sous la cuisse d'Abraham son maître, et s'engagea par serment à faire ce qu'il lui avait ordonné. En même temps il prit dix chameaux du troupeau de son maître, porta avec lui tous ses biens, et s'étant mis en chemin, il alla droit à Arame Naharaïme en Mésopotamie, à la ville de Nachor. Étant arrivé sur le soir près d'un puits hors de la ville, au temps où les filles avaient accoutumé de sortir pour puiser de l'eau, et ayant fait reposer ses chameaux, il pria Dieu: Éternel, Dieu d'Abraham, mon maître, assistez-moi aujourd'hui, je vous prie, et faites miséricorde à Abraham mon seigneur. Et Dieu l'assista, lui fit connaître d'une manière miraculeuse Rebecca, fille de Béthouel, petite-fille de Nachor, frère d'Abraham. Il lui demanda s'il pouvait loger dans la maison de son père, elle lui répondit qu'il le recevrait avec plaisir. Elle courut donc l'annoncer à sa famille, et alla lui dire tout ce qu'elle avait entendu. Or Rebecca avait un frère nommé Laban, qui sortit aussitôt pour aller trouver cet homme près de la fontaine. Et ayant déjà vu aux mains de sa sœur les pendants d'oreilles et les bracelets que cet homme lui avait donnés, il vint à lui, lorsqu'il était encore près de la fontaine avec ses chameaux, et lui [pg 35] dit: Vous qui êtes béni de Dieu, pourquoi demeurez-vous dehors? Venez chez mon père, j'ai préparé la maison, et un lieu pour vos chameaux. Il le fit aussitôt entrer dans le logis; il déchargea ses chameaux, leur donna de la paille et du foin; et fit laver les pieds de cet homme et de ceux qui étaient venus avec lui. En même temps on lui servit à manger. Mais le serviteur lui dit: Je ne mangerai point jusqu'à ce que je vous aie proposé ce que j'ai à vous dire. Vous pouvez le faire, lui dit Laban. Et il leur parla ainsi: Je suis serviteur d'Abraham. L'Éternel a comblé mon maître de bénédictions et l'a rendu grand et riche. Il lui a donné des brebis, des bœufs, de l'argent, de l'or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes. Sarah, la femme de mon maître, lui a enfanté un fils dans sa vieillesse, et mon maître lui a donné tout ce qu'il avait. Et il m'a fait jurer devant lui en me disant: Promettez-moi que vous ne prendrez aucune des filles des Chananéens dans le pays desquels j'habite, pour la faire épouser à mon fils, mais que vous irez à la maison de mon père, et que vous prendrez parmi ceux de ma parenté une femme pour mon fils... C'est pourquoi si vous avez véritablement dessein d'obliger mon maître, dites-le-moi. Si vous avez résolu autre chose, faites-le-moi connaître, afin que j'aille chercher une fille ailleurs. Laban et Béthouel répondirent: C'est Dieu qui parle en cette rencontre; nous ne pouvons vous dire autre chose que ce qui paraît conforme à sa volonté. Rebecca est entre vos mains, prenez-la et l'emmenez avec vous, afin qu'elle soit la femme du fils de votre maître, selon que l'Éternel s'en est déclaré. Le serviteur d'Abraham ayant entendu cette réponse, se prosterna contre terre, et adora l'Éternel. Il tira ensuite [pg 36] des vases d'or et d'argent, et de riches vêtements, dont il fit présent à Rebecca. Il donna aussi des présents à son frère et à sa mère. Ils firent ensuite le festin; ils mangèrent et burent, et demeurèrent ensemble ce jour-là. Le lendemain le serviteur s'étant levé le matin, leur dit: Permettez-moi de retourner vers mon maître. Le frère et la mère de Rebecca lui répondirent: Que notre enfant demeure au moins quelques jours avec nous, et après elle s'en ira. Je vous prie, dit le serviteur, de ne me point retenir davantage, puisque l'Éternel m'a conduit dans tout mon chemin. Permettez-moi d'aller retrouver mon maître. Ils lui dirent: Appelons Rebecca et sachons d'elle-même son sentiment. On l'appela donc; et elle, étant venue, ils lui demandèrent: Veux-tu bien aller avec cet homme? Je le veux bien, répondit-elle. Ils la laissèrent donc aller accompagnée de sa nourrice, avec le serviteur d'Abraham et ceux qui l'avaient suivi; et souhaitant toutes sortes de prospérités à Rebecca, ils lui dirent: Notre sœur, crois en mille et mille générations; et que ta postérité se mette en possession des villes de ses ennemis. Rebecca et ses filles montèrent donc sur les chameaux et suivirent cet homme, qui s'en retourna en grande diligence vers son maître. En ce même temps Isaac revenait du voyage au puits, appelé le puits de celui qui vit et qui voit; car il demeurait au pays du midi. Il était alors sorti dans le champ pour méditer, le jour étant sur son déclin. Et ayant levé les yeux, il vit de loin venir les chameaux. Rebecca ayant aussi aperçu Isaac, descendit de son chameau, et dit au serviteur: Qui est cette personne qui vient le long du champ au-devant de nous? C'est mon maître, lui dit-il. Elle prit aussitôt son voile et se couvrit. Le serviteur rendit compte à Isaac [pg 37] de tout ce qu'il avait fait. Alors Isaac fit entrer Rebecca dans la tente de Sarah sa mère, et la prit pour femme; et l'affection qu'il eut pour elle fut si grande, qu'elle tempéra la douleur que la mort de sa mère lui avait causée.
Abraham épousa ensuite une autre femme nommée Kétoura, qui lui enfanta plusieurs fils. Il donna à Isaac tout ce qu'il possédait, fit des présents aux fils de ses autres femmes, et de son vivant il les sépara de son fils Isaac, les faisant aller dans le pays qui regarde l'orient. Tout le temps de la vie d'Abraham fut de cent-soixante et quinze ans, et les forces lui manquant, il mourut après une heureuse vieillesse, étant fort âgé et rassasié de jours, et il fut réuni aux siens. Isaac et Ismaël, ses fils, l'enterrèrent dans la caverne de Machpéla, située dans le champ d'Ephrone, fils de Tsohar Héthéen, vis à vis de Mamré, qu'il avait acheté des enfants de Heth. C'est là qu'il fut enterré ainsi que Sarah, sa femme.
Naissance de Jacob et d'Ésaü.
Après la mort de son père, Isaac continua la vie nomade, vie habituelle aux Patriarches; il s'adonna aussi avec succès à l'agriculture. Dieu l'éprouva bien des fois, ainsi que son père Abraham, par la famine et par d'autres malheurs, mais toujours reconnu pieux et juste, l'Éternel le bénit comme il l'avait promis à Abraham. Isaac avait quarante ans lorsqu'il épousa Rebecca, mais elle était stérile. Il pria donc l'Éternel, et l'Éternel l'exauça en donnant à Rebecca la vertu de concevoir. Lorsque le temps, où elle devait être délivrée, fut arrivé, elle se trouva mère de [pg 38] deux enfants jumeaux. L'aîné des deux était roux, et tout velu, et fut nommé Ésaü (Esave), c'est-à-dire homme fait. Le second tenait de sa main le pied de son frère, et fut nommé Jacob, c'est-à-dire supplantateur. Isaac avait soixante ans lorsqu'il eut ces deux enfants. Quand ils furent grands, Ésaü devint habile à la chasse, homme des champs: Jacob, au contraire, homme simple, demeurait à la maison. Isaac aimait Ésaü; mais Rebecca aimait Jacob.
Primogéniture et bénédiction paternelle.
Un jour que Jacob avait préparé des lentilles, Ésaü les vit à son retour de la chasse, qui faisait son occupation ordinaire et désira les manger. Il dit donc à Jacob: Donne-moi de ce mets roux que tu as fait cuire, parce que je suis extrêmement las. Jacob lui dit: Vends-moi ton droit d'aînesse. Ésaü répondit: Je me meurs, de quoi me servira mon droit d'aînesse? Jure-le-moi donc, lui dit Jacob; Ésaü le lui jura, et lui vendit son droit d'aînesse. Et ainsi, ayant pris du pain et ce plat de lentilles, il mangea et but, et s'en alla, se mettant peu en peine d'avoir vendu son droit d'aînesse. Depuis lors, il fut nommé Édom, c'est-à dire roux (par allusion au plat de lentilles). Or, Ésaü ayant quarante ans, épousa Judith, fille de Beeri Héthéen, et Basemath, fille d'Elon du même pays; ce qui fut une cause de contrariétés pour Isaac et Rebecca.
Isaac étant devenu fort vieux, ses yeux s'obscurcirent de telle sorte, qu'il ne pouvait plus voir. Il appela donc Ésaü son fils aîné, et lui dit: Mon fils. Me voici, dit Ésaü. Son père ajouta: Tu vois que je suis fort âgé, et [pg 39] que j'ignore le jour de ma mort. Prends tes armes, ton carquois et ton arc, et sors; et lorsque tu auras pris quelque chose à la chasse, tu me l'apprêteras comme tu sais que je l'aime, et tu me l'apporteras afin que j'en mange, et que je te bénisse avant que je meure3. Rebecca entendit ces paroles, et Ésaü étant allé dans les champs pour faire ce que son père lui avait commandé, elle conseilla à son fils Jacob de lui apporter deux des meilleurs chevreaux. Elle les prépara comme elle savait que les aimait Isaac. Elle fit prendre ensuite à Jacob les plus beaux habits d'Ésaü, qu'elle gardait elle-même au logis. Elle lui mit autour des mains la peau de ces chevreaux, et lui en couvrit le cou, partout où il était découvert. Puis elle lui donna ce qu'elle avait préparé à manger. Jacob porta le tout devant Isaac et lui dit: Mon père! Je t'entends, dit Isaac: Qui es-tu, mon fils? Jacob lui répondit: Je suis Ésaü votre fils aîné4: j'ai fait ce que vous m'avez commandé. Levez-vous, asseyez-vous et mangez ma chasse, afin que vous me donniez votre bénédiction. Isaac dit encore à son fils: Mais comment as-tu pu, mon fils, en trouver sitôt? Il lui répondit: Dieu a voulu que ce que je désirais se présentât tout d'un coup à moi. Isaac dit encore: Approche-toi d'ici, mon fils, afin que je te touche, et que je reconnaisse si tu es mon fils Ésaü ou non. Jacob s'approcha de son père, et Isaac l'ayant tâté, dit: Pour la voix, c'est la voix de Jacob; [pg 40] mais les mains sont les mains d'Ésaü, et il ne le reconnut point, parce que ses mains étant couvertes de poils, parurent toutes semblables à celles de son aîné. Isaac le bénissant donc, lui dit: Es-tu mon fils Ésaü? Je le suis, répondit Jacob. Mon fils, ajouta Isaac, apporte-moi à manger de ta chasse, afin que je te bénisse. Jacob lui en présenta; et après qu'Isaac en eut mangé, il lui présenta aussi du vin qu'il but, Isaac lui dit ensuite: Approche-toi de moi, mon fils, et viens me baiser. Il s'approcha donc de lui et le baisa. Et aussitôt qu'Isaac eut senti la bonne odeur qui s'échappait de ses habits, il lui dit en le bénissant: L'odeur qui sort de mon fils, est semblable à celle d'un champ que l'Éternel a comblé de ses bénédictions. Que Dieu te donne une grande abondance de blé et de vin, de la rosée du ciel et de la graisse de la terre. Que les peuples te soient assujettis et que les tribus t'adorent. Sois le seigneur de tes frères, et que les enfants de ta mère s'abaissent profondément devant toi. Que celui qui te maudira soit maudit lui-même; et que celui qui te bénira, soit comblé de bénédictions. Isaac ne faisait que d'achever ces paroles, et Jacob était à peine sorti, qu'Ésaü entra; et que, présentant à son père ce qu'il avait apprêté de sa chasse, il lui dit: Levez-vous, mon père, et mangez de la chasse de votre fils, afin que vous me donniez votre bénédiction. Isaac lui dit: Qui es-tu donc? Ésaü lui répondit: Je suis Ésaü votre fils aîné. Isaac fut grandement surpris de ce qui était arrivé; il lui dit: Qui est donc celui qui m'a déjà apporté de ce qu'il avait pris à la chasse, et qui m'a fait manger de tout avant que tu vinsses? Je lui ai donné ma bénédiction, et il sera béni. Ésaü, à ces paroles de son père, jeta un cri de fureur, et dans une extrême consternation, il lui dit: [pg 41] Donnez-moi aussi votre bénédiction, mon père. Isaac lui répondit: «Ton frère est venu me surprendre, et il a reçu la bénédiction qui t'était due.—C'est avec raison, dit Ésaü, qu'il a été appelé Jacob, c'est-à-dire supplantateur; car voici la seconde fois qu'il m'a supplanté. Il m'a enlevé auparavant mon droit d'aînesse; et présentement il vient encore de me dérober la bénédiction qui m'était due. Mais, mon père, ajouta Ésaü, ne m'avez-vous donc point réservé aussi une bénédiction?» Isaac lui répondit: «Je l'ai établi ton seigneur, et j'ai assujetti à sa domination tous ses frères; je l'ai affermi dans la possession du blé et du vin; et après cela, mon fils, que me reste-t-il que je puisse faire pour vous?» Ésaü lui repartit: «N'avez-vous donc, mon père, qu'une seule bénédiction? Je vous conjure de me bénir aussi.» Il jeta ensuite de grands cris mêlés de larmes, et Isaac en étant touché, lui dit: «Ta demeure sera dans la graisse de la terre et dans la rosée du ciel qui vient d'en haut; tu vivras de l'épée, tu serviras ton frère, et le temps viendra que tu secoueras son joug, et que tu t'en délivreras.»
Ésaü haïssait donc toujours Jacob à cause de cette bénédiction qu'il avait reçue de son père; et il disait en lui-même: «Les jours de deuil de mon père approcheront, et alors je tuerai mon frère Jacob.»
Voyage de Jacob.—Il arrive chez Laban et y demeure.
Les paroles d'Ésaü ayant été rapportées à Rebecca, elle envoya querir son fils Jacob, et lui dit: «Voilà ton frère Ésaü qui menace de te tuer. Mais, mon fils, crois-moi, hâte-toi de te retirer vers mon frère Laban qui est à Haran. [pg 42] Tu demeureras quelque temps avec lui, jusqu'à ce que la fureur de ton frère s'apaise, que sa colère se passe, et qu'il oublie ce que tu as fait contre lui. J'enverrai ensuite pour te faire revenir ici. Pourquoi perdrais-je mes deux enfants en un même jour?» Rebecca dit ensuite à Isaac: «La vie m'est devenue ennuyeuse à cause des filles de Heth. Si Jacob épouse une fille de ce pays-ci, je ne veux plus vivre.» Isaac ayant donc appelé Jacob, le bénit, et lui fit ce commandement: «Ne prends point, lui dit-il, de femme d'entre les filles de Chanaan; mais va en Mésopotamie qui est en Syrie, en la maison de Béthouel, père de ta mère, et épouse une des filles de Laban, ton oncle. Que le Dieu tout-puissant te bénisse, qu'il accroisse et qu'il multiplie ta postérité; afin que tu sois le chef d'une assemblée de peuples. Qu'il te donne, et à ta postérité après toi, les bénédictions qu'il a promises à Abraham, et qu'il te fasse posséder la terre où tu demeures comme étranger, et qu'il a promise à ton aïeul.» Jacob ayant pris congé d'Isaac, partit pour se rendre en Mésopotamie, chez Laban, et étant venu en un certain lieu, comme il voulut s'y reposer après le coucher du soleil, il prit une des pierres qui étaient là, et la mit sous sa tête, et s'endormit dans ce même lieu. Alors il vit en songe une échelle, dont le pied était appuyé sur la terre, et dont le haut touchait au ciel, et des anges de Dieu montaient et descendaient le long de l'échelle. L'Éternel se tenait au-dessus, et dit: «Je suis l'Éternel, le Dieu d'Abraham votre père, et le Dieu d'Isaac; je vous donnerai, ainsi qu'à votre postérité, la terre sur laquelle vous êtes couché. Votre postérité sera nombreuse comme la poussière de la terre, vous vous étendrez à l'occident, à l'orient, vers le nord et vers le midi; avec vous et votre postérité seront bénies toutes les familles de la terre. Je [pg 43] serai votre protecteur partout où vous irez, je vous ramènerai dans ce pays, et je ne vous quitterai point que je n'aie accompli tout ce que je vous ai dit.» Jacob s'étant éveillé après son sommeil, dit ces paroles: «L'Éternel est vraiment en ce lieu-ci, et je ne le savais pas.» Et dans la frayeur dont il se trouva saisi, il ajouta: «Que ce lieu est redoutable! C'est véritablement la maison de Dieu, et voici la porte du ciel.» Jacob se levant donc le matin, prit la pierre qu'il avait mise sous sa tête, et l'érigea comme un monument, répandant de l'huile dessus. Il donna aussi le nom de Bethel, c'est-à-dire, maison de Dieu, à la ville qui auparavant s'appelait Luze. Et il fit ce vœu en même temps, disant: «Si Dieu est avec moi, s'il me protége dans le chemin par lequel je marche, et me donne du pain pour me nourrir, et des vêtements pour me vêtir; et si je retourne heureusement en la maison de mon père, l'Eternel sera mon Dieu; et cette pierre que j'ai dressée comme un monument sera la maison de Dieu; et je vous offrirai, Eternel, la dîme de tout ce que vous m'aurez donné.»
Jacob continua alors son chemin, et arriva au pays qui était vers l'orient. Il entra dans un champ où il vit un puits, et trois troupeaux de brebis qui se reposaient auprès; car c'était de ce puits qu'on abreuvait les troupeaux, et l'entrée en était fermée avec une grande pierre. C'était la coutume de ne lever la pierre que lorsque tous les troupeaux étaient assemblés; et après qu'ils avaient bu, on la remettait sur l'ouverture du puits. Jacob dit donc aux pasteurs: «Mes frères, d'où êtes-vous?» Ils lui répondirent: «De Haran.» Jacob ajouta: «Ne connaissez-vous point Laban, fils de Nachor?» Ils lui dirent: «Nous le connaissons. Se porte-t-il bien?» dit Jacob. Ils lui répondirent: «Il se porte bien, et voilà sa fille Rachel qui vient ici avec son troupeau.» [pg 44] Jacob leur dit: «Il reste encore beaucoup de jour, et il n'est pas temps de remener les troupeaux dans l'étable: faites donc boire présentement les brebis, et ensuite vous les remènerez paître.» Ils lui répondirent: «Nous ne pouvons le faire, jusqu'à ce que tous les troupeaux soient assemblés, et que nous ayons ôté la pierre de dessus le puits, pour leur donner à boire à tous ensemble.» Ils parlaient encore, lorsque Rachel arriva avec les brebis de son père, car elle menait paître elle-même le troupeau. Jacob l'ayant vue, et sachant qu'elle était sa cousine germaine, et que ces troupeaux étaient à Laban son oncle, ôta la pierre qui fermait le puits. Et ensuite ayant fait boire son troupeau, il l'embrassa en haussant sa voix et en pleurant; car il lui avait dit qu'il était le fils de Rebecca, la sœur de Laban. Rachel courut aussitôt le dire à son père, lequel ayant appris que Jacob, fils de sa sœur, était venu courut au-devant de lui, et l'ayant embrassé plusieurs fois, le mena en sa maison. Lorsqu'il eut appris de lui-même le sujet de son voyage, il lui dit: «Vous êtes ma chair et mon sang,» et il le traita avec hospitalité. Jacob demeura donc pendant plusieurs années dans la maison de Laban; il en épousa les deux filles, Léa et Rachel, après s'être obligé à servir sept ans pour chacune d'elle. Ces deux femmes, avec leurs deux servantes Bilha et Silpa, donnèrent à Jacob douze fils et une fille.
Retour de Jacob et sa rencontre avec Ésaü.
Après avoir été vingt ans au service de Laban, Jacob était devenu entièrement riche, il eut de grands troupeaux, [pg 45] des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes. Il entendit alors les enfants de Laban qui s'entre-disaient: «Jacob a enlevé tout ce qui était à notre père, et il est devenu puissant en s'enrichissant de son bien. Il remarqua aussi que Laban ne le regardait pas du même œil qu'auparavant. Et de plus Dieu lui fit connaître sa volonté de retourner au pays de ses pères et vers sa famille. Il envoya donc querir Rachel et Léa, et les fit venir dans le champ où il faisait paître ses troupeaux; et il leur dit: «Je vois que votre père ne me regarde plus du même œil dont il me regardait ci-devant; cependant le Dieu de mon père a été avec moi, et vous savez vous-mêmes que j'ai servi votre père de toutes mes forces. Il a même usé envers moi de tromperie, en changeant dix fois ce que je devais avoir pour récompense, quoique Dieu ne lui ait pas permis de me faire tort. Lorsqu'il a dit que les animaux de diverses couleurs seraient pour moi, toutes les brebis ont eu des petits de diverses couleurs. Et lorsqu'il a dit au contraire que tout ce qui serait blanc serait pour moi, tout ce qui est né des troupeaux a été blanc. Ainsi Dieu a ôté le bien de votre père pour me le donner. Et l'ange de Dieu m'a dit en songe: «Jacob, j'ai vu tout ce que Laban vous a fait. Je suis le Dieu de Bethel, où vous avez oint la pierre et où vous m'avez fait un vœu. Sortez donc promptement de cette terre, et retournez au pays de votre naissance.» Rachel et Léa lui répondirent: «Nous reste-t-il quelque chose du bien et de la part que nous devions avoir dans la maison de notre père? Ne nous a-t-il pas traitées comme des étrangères? Ne nous a-t-il pas vendues, et n'a-t-il pas mangé tout ce qui nous était dû pour notre travail? Mais Dieu a pris les richesses de notre père et nous les a données et à nos enfants: c'est pourquoi [pg 46] faites tout ce que Dieu vous a commandé.» Jacob fit donc monter aussitôt ses femmes et ses enfants sur des chameaux; et emmenant avec lui tout ce qu'il avait, ses troupeaux, et généralement ce qu'il avait acquis en Mésopotamie, il se mit en chemin pour s'en aller retrouver Isaac son père au pays de Chanaan. Il envoya en même temps des gens devant lui pour donner avis de sa venue à son frère Esaü en la terre de Seïr au pays d'Edom; et il leur donna cet ordre: «Voici la manière dont vous parlerez à Esaü mon seigneur: Jacob votre frère vous envoie dire ceci: J'ai demeuré comme étranger chez Laban, et j'y ai été jusqu'aujourd'hui. J'ai des bœufs, des ânes, des brebis, des serviteurs et des servantes; et j'envoie maintenant vers mon seigneur, afin que je trouve grâce devant lui.» Ceux que Jacob avait envoyés revinrent lui dire: «Nous avons été vers votre frère Esaü, et le voici qui vient lui-même en grande hâte au-devant de vous avec quatre cents hommes.» A ces mots Jacob eut une grande peur; et dans la frayeur dont il fut saisi, il divisa en deux bandes tous ceux qui étaient avec lui, et les troupeaux, les brebis, les bœufs et les chameaux, en disant: «Si Esaü vient attaquer une des troupes, l'autre qui restera sera sauvée. Jacob dit ensuite: «Dieu d'Abraham mon père, Dieu de mon père Isaac, Éternel qui m'as dit: «Retournez dans votre pays, et au lieu de votre naissance, et je vous comblerai de bienfaits;» je suis indigne de toutes vos miséricordes, et de la vérité que vous avez gardée dans toutes les promesses que vous avez faites à votre serviteur. J'ai passé ce fleuve du Jourdain, n'ayant qu'un bâton, et je retourne maintenant avec ces deux troupes. Délivrez-moi, je vous prie, de la main de mon frère Esaü, parce que je le crains extrêmement, de peur qu'à son arrivée il ne passe au fil de l'épée la mère avec les enfants. [pg 47] Souvenez-vous que vous m'avez promis de me combler de biens, et de multiplier ma postérité comme le sable de la mer, dont la quantité est innombrable.» Jacob prit alors de ce qu'il avait avec lui pour en faire un présent à son frère Esaü. «Car, dit-il, je veux l'apaiser par le présent qui marche devant moi, et ensuite je le verrai en face; peut-être qu'il m'accueillera favorablement.» Jacob passa la nuit en ce lieu-là, qu'il appela Phanuel, c'est-à-dire, la face de Dieu (c'est en ce lieu qu'il reçut le nom d'Israël). Le lendemain Jacob levant les yeux, vit Esaü qui s'avançait avec quatre cents hommes, et il partagea les enfants de Léa, de Rachel, et des deux servantes. Il mit à la tête les deux servantes avec leurs enfants; Léa et ses enfants, au second rang; Rachel et Joseph au dernier. Et lui, s'avançant vers Esaü, se prosterna sept fois en terre jusqu'à ce que son frère fût proche de lui. Alors Esaü courut au-devant de son frère, l'embrassa, le serra étroitement, en versant des larmes. Et ayant levé les yeux, il vit les femmes et leurs enfants, et il dit à Jacob: «Qui sont ceux-là? sont-ils à vous?» Jacob lui répondit: «Ce sont les petits enfants que Dieu a donnés à votre serviteur.» Et les servantes s'approchant avec leurs enfants, le saluèrent profondément. Léa s'approchant ensuite avec ses enfants, le salua aussi, Joseph et Rachel le saluèrent les derniers. Alors Esaü lui dit: «Quelles sont ces troupes que j'ai rencontrées?» Jacob lui répondit: «Je les ai envoyées pour trouver grâce devant mon seigneur.» Esaü lui répondit: «J'ai des biens en abondance, mon frère; gardez pour vous ce qui est à vous.» Jacob ajouta: «N'en usez pas ainsi, je vous prie; mais si j'ai trouvé grâce devant vous, recevez de ma main ce petit présent, car j'ai vu aujourd'hui votre face comme on voit la face de Dieu, vous m'avez accueilli [pg 48] avec bonté.» Esaü, après ces instances de son frère, accepta ce qu'il lui donnait. Depuis lors les deux frères furent donc de nouveau réconciliés. En se séparant l'un de l'autre Jacob se dirigea vers Hébron pour voir son père, lequel mourut bientôt après, à l'âge de cent quatre-vingts ans, ensuite il s'établit dans les environs de Bethel.
Joseph vendu par ses frères.
Jacob avait douze fils et une fille: les fils de Léa étaient Ruben l'aîné de tous, Siméon (Schimon), Lévi, Juda, Issachar et Zebulun. Les fils de Rachel étaient Joseph et Benjamin. Les fils de Bilha, servante de Rachel, Dan et Nephthali. Les fils de Zilpa, servante de Léa, Gad et Aser (Ascher). La fille s'appelait Dina, Léa en était la mère.
Joseph, fils de Rachel, âgé de dix-sept ans, conduisait le troupeau de son père avec ses frères, et il était avec les enfants de Bilha et de Zilpa, femmes de son père. Il rapportait alors à leur père leurs mauvais discours. Jacob aimait Joseph plus que tous ses autres enfants, parce qu'il l'avait eu étant déjà vieux, et il lui avait fait faire une robe de plusieurs couleurs. Ses frères voyant donc que leur père l'aimait plus que tous ses autres enfants, le haïssaient, et ne pouvaient lui parler avec douceur. Il arriva aussi que Joseph rapporta à ses frères un songe qu'il avait eu, ce qui fut encore la source d'une plus grande haine. Car il leur dit: «Écoutez le songe que j'ai eu. Il me semblait que je liais avec vous des gerbes dans les champs; que ma gerbe se levait et se tenait debout, et que les vôtres étant [pg 49] autour de la mienne, se prosternaient devant elle.» Ses frères lui répondirent: «Est-ce que tu seras notre roi, et serons-nous soumis à ta puissance?» Ces songes et ces entretiens allumèrent donc encore davantage l'envie et la haine qu'ils avaient contre lui. Il eut encore un autre songe qu'il raconta à ses frères en leur disant: «J'ai cru voir en songe que le soleil et la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi.» Lorsqu'il eut rapporté ce songe à son père et à ses frères, son père lui en fit réprimande, et lui dit: «Que voudrait dire ce songe que tu as eu? Est-ce que ta mère, tes frères et moi nous viendrons nous prosterner à terre devant toi?» Ainsi ses frères étaient transportés d'envie contre lui: mais le père considérait tout ceci avec attention et dans le silence.—Il arriva alors que les frères de Joseph s'arrêtèrent à Sichem, où ils faisaient paître les troupeaux de leur père. Et Jacob dit à Joseph: «Tes frères font paître nos brebis dans le pays de Sichem. Viens donc, et je t'enverrai vers eux.»—«Je suis tout prêt, lui dit Joseph.» Jacob ajouta: «Va voir si tes frères se portent bien, et si les troupeaux sont en bon état; et tu me rapporteras ce qui se passe.» Ayant donc été envoyé dans la vallée d'Hébron, il vint à Sichem: et un homme l'ayant trouvé errant dans la campagne, lui demanda ce qu'il cherchait. Il lui répondit: «Je cherche mes frères; je vous prie de me dire où ils font paître leurs troupeaux.» Cet homme lui répondit: «Ils se sont retirés de ce lieu, et j'ai entendu qu'ils se disaient: «Allons vers Dothain.» Joseph alla donc après ses frères; et il les trouva dans la plaine de Dothain. Lorsqu'ils l'eurent aperçu de loin, avant qu'il se fût approché d'eux ils résolurent de le tuer: et ils se dirent les uns aux autres: «Voici notre songeur qui vient. Allons, tuons-le, et le jetons dans cette vieille citerne: nous dirons qu'une bête sauvage l'a [pg 50] dévoré; et après cela on verra à quoi ses songes lui auront servi.» Ruben les ayant entendus parler ainsi, tâchait de le tirer d'entre leurs mains, et il leur disait: «Ne le tuez point, et ne répandez pas son sang; mais jetez-le dans cette citerne qui est dans le désert, et conservez vos mains pures.» Il disait ceci dans le dessein de le tirer de leurs mains, et de le rendre à son père. Aussitôt donc que Joseph fut arrivé près de ses frères, ils lui ôtèrent sa robe de plusieurs couleurs, qui le couvrait jusqu'en bas, et ils le jetèrent dans cette vieille citerne qui était sans eau. S'étant ensuite assis pour manger, ils virent des Ismaélites qui passaient, et qui, venant de Giléad, portaient sur leurs chameaux des parfums, de la résine et de la myrrhe, et s'en allaient en Égypte. Alors Juda dit à ses frères: «Que nous servira d'avoir tué notre frère et d'avoir caché sa mort? Il vaut mieux le vendre à ces Ismaélites, et ne point souiller nos mains de son sang; car il est notre frère et notre chair.» Ses frères consentirent à ce qu'il disait. L'ayant donc tiré de la citerne, et voyant ces marchands midianites qui passaient, ils le vendirent vingt pièces d'argent aux Ismaélites, qui le menèrent en Égypte. Ruben étant retourné à la citerne, et n'y ayant point trouvé Joseph, déchira ses vêtements, et vint dire à ses frères: «L'enfant ne paraît plus, que deviendrai-je?» Après cela ils prirent la robe de Joseph, et l'ayant trempée dans le sang d'un chevreau qu'ils avaient tué, ils l'envoyèrent à son père, lui faisant dire par ceux qui la lui portaient: «Voici une robe que nous avons trouvée, voyez si c'est celle de votre fils, ou non.» Le père l'ayant reconnue, dit: «C'est la robe de mon fils; une bête cruelle l'a dévoré, une bête a dévoré Joseph!» Et ayant déchiré ses vêtements, il se couvrit d'un cilice, pleurant son fils très-longtemps. Alors tous ses enfants s'assemblèrent, pour [pg 51] tâcher de soulager leur père dans sa douleur: mais il ne voulait point recevoir de consolation, et il leur dit: «Je pleurerai tous les jours jusqu'à ce que je descende avec mon fils au fond de la terre.» Ainsi il continua toujours de pleurer.—Cependant les Midianites vendirent Joseph en Égypte à Putiphar, seigneur de la cour de Pharaon, chef des gardes du corps.
Joseph est mis en prison.
Dieu était avec Joseph; celui-ci était un homme auquel tout réussissait dans la maison de Putiphar, son maître. Il trouva donc grâce devant son maître, se donna tout entier à son service, et ayant reçu de lui l'autorité sur toute sa maison, il la gouvernait et prenait soin de tout ce qui lui avait été mis entre les mains. Or Joseph était beau de visage, et très-agréable. Au bout de quelque temps sa maîtresse jeta les yeux sur lui, et essaya de l'entraîner à commettre une mauvaise action. Mais il n'y consentit pas, il disait: «Comment pourrai-je commettre un si grand crime, et pécher contre Dieu?» Or il arriva un jour que Joseph étant entré dans la maison et y faisant quelque chose sans que personne fût présent, sa maîtresse le prit par son manteau, et voulut le forcer à pécher. Mais il lui laissa son manteau entre les mains et s'enfuit. Cette femme se voyant le manteau entre les mains, et dans la douleur d'avoir été méprisée, appela les gens de sa maison, et leur dit en parlant de son mari: «On nous a amené ici cet Hébreu pour nous faire insulte; il est venu à moi dans le dessein [pg 52] de me corrompre, et m'étant mise à crier, lorsqu'il a entendu ma voix, il m'a laissé son manteau que je tenais, et s'en est enfui dehors.» Lors donc que son mari fut retourné en sa maison, elle lui montra ce manteau qu'elle avait retenu comme une preuve de sa fidélité, et lui dit: «Cet esclave hébreu que vous nous avez amené, est venu pour me corrompre.» Le maître de Joseph, trop crédule aux accusations de sa femme, entra, à ces paroles, dans une grande colère, et fit mettre Joseph en la prison où l'on gardait ceux que le roi faisait arrêter.—Il était donc renfermé en ce lieu-là. Mais Dieu fut avec Joseph: il en eut compassion, et lui fit trouver grâce devant le gouverneur de la prison, qui lui remit le soin de tous ceux qui y étaient enfermés. Il ne se faisait rien que par son ordre. Et le gouverneur lui ayant tout confié, ne prenait connaissance de quoi que ce fût, parce que Dieu était avec Joseph, et qu'il le faisait réussir en toutes choses.
Joseph explique des songes. Il est délivré et élevé à la dignité de prince.
Il arriva ensuite que deux grands officiers du roi d'Égypte, son grand échanson et son grand panetier, offensèrent leur seigneur. Et Pharaon étant en colère contre ces deux officiers, les fit mettre dans la prison du général de ses troupes, où Joseph était prisonnier. Le gouverneur de la prison les mit entre les mains de Joseph, qui les servait et avait soin d'eux. Quelque temps se passa pendant lequel ils demeurèrent toujours prisonniers. Il arriva qu'ils [pg 53] eurent, tous les deux, un songe dans une même nuit. Ce songe marquait ce qui devait arriver à chacun d'eux. Joseph étant entré le matin où ils étaient, et les ayant vus tristes, leur en demanda le sujet, et leur dit: «D'où vient que vous avez le visage plus abattu aujourd'hui qu'à l'ordinaire?» Ils lui répondirent: «Nous avons eu cette nuit un songe, et nous n'avons personne pour nous l'expliquer.» Joseph leur dit: «N'est-ce pas à Dieu qu'il appartient de donner l'interprétation des songes? Dites-moi ce que vous avez vu5.» Le grand échanson lui rapporta le premier son songe en ces termes: «Il me semblait que je voyais devant moi un cep de vigne, où il y avait trois provins, qui poussaient peu à peu, premièrement des boutons, ensuite des fleurs, et à la fin des raisins mûrs; et qu'ayant dans la main la coupe de Pharaon, j'ai pris ces grappes de raisin, je les ai pressées dans la coupe que je tenais et en ai donné à boire au [pg 54] roi.» Joseph lui dit: «Voici l'interprétation de votre songe: Les trois provins de la vigne marquent trois jours, après lesquels Pharaon se souviendra du service que vous lui avez rendu: il vous rétablira dans votre première charge, et vous lui présenterez à boire selon que vous étiez accoutumé de le faire auparavant, dans le rang que vous teniez. Seulement souvenez-vous de moi, je vous prie, quand ce bonheur vous sera arrivé, et rendez-moi ce bon office, de supplier Pharaon qu'il daigne me tirer de la prison où je suis, parce que j'ai été enlevé par fraude et par violence du pays des Hébreux et que l'on m'a renfermé ici innocent.» Le grand panetier voyant qu'il avait interprété ce songe si sagement, lui dit: «J'ai eu aussi un songe. Il me semblait que je portais sur ma tête trois corbeilles de farine, et qu'en celle qui était au-dessus des autres, il y avait de tout ce qui se peut apprêter avec la pâte pour servir sur une table, et que les oiseaux venaient en manger.» Joseph lui répondit: «Voici l'interprétation de votre songe. Les trois corbeilles signifient que vous avez encore trois jours à vivre, après lesquels Pharaon vous fera couper la tête, et vous fera ensuite attacher à une potence, où les oiseaux déchireront votre chair.» Le troisième jour suivant étant celui de la naissance de Pharaon, il fit un grand festin à ses serviteurs, pendant lequel il se souvint du grand échanson et du grand panetier. Il rétablit l'un dans sa charge, et il fit attacher l'autre à une potence, ce qui vérifia l'interprétation que Joseph avait donnée à leurs songes. Cependant le grand échanson se voyant rentré en faveur après sa disgrâce, ne se souvint plus de son interprète.
Deux ans après Pharaon eut un songe. Il lui semblait qu'il était sur le bord du fleuve du Nil, d'où sortaient sept [pg 55] vaches fort belles et extrêmement grasses, qui paissaient dans des marécages; qu'ensuite il en sortit sept autres toutes laides et extraordinairement maigres, qui paissaient aussi sur le bord du même fleuve, et que ces dernières dévorèrent les premières, qui étaient si grasses et si belles. Pharaon s'étant éveillé, se rendormit, et il eut un second songe. Il vit sept épis pleins de grains et très-beaux, qui sortaient d'une même tige. Il en vit aussi paraître sept autres fort maigres, qu'un vent brûlant avait desséchés, et ces derniers dévorèrent les premiers, qui étaient si beaux. Pharaon s'étant éveillé, fut saisi de frayeur; et ayant envoyé dès le matin chercher tous les magiciens et tous les sages d'Égypte, il leur raconta son songe, sans qu'il s'en trouvât un seul qui pût l'interpréter. Le grand échanson s'étant enfin souvenu de Joseph, dit au roi: «Je confesse ma faute. Lorsque le roi, étant en colère contre ses serviteurs, commanda que je fusse mis avec le grand panetier dans la prison, nous eûmes tous deux en une même nuit un songe, qui nous prédisait ce qui nous arriva ensuite. Il y avait alors en cette prison un jeune homme hébreu à qui nous racontâmes chacun notre songe. Il nous dit tout ce que l'événement confirma depuis: car je fus rétabli dans ma charge, et le grand panetier fut pendu.» Aussitôt Joseph fut tiré de la prison par ordre du roi; on le rasa, on le fit changer d'habits et on le présenta devant ce prince. Alors Pharaon lui dit: «J'ai eu des songes, et je ne trouve personne qui les interprète; mais l'on m'a dit que vous aviez une grande lumière pour les expliquer.» Joseph lui répondit: «Ce sera Dieu, et non pas moi, qui rendra au roi une réponse favorable.» Pharaon lui raconta donc ses deux songes, l'un des sept vaches grasses et des maigres, et l'autre des épis pleins et des desséchés. Et il ajouta: «J'ai [pg 56] dit mon songe à tous les magiciens et à tous les sages, et je n'en trouve point qui me l'explique. Joseph répondit: «Les deux songes du roi signifient la même chose: Dieu a montré à Pharaon ce qu'il fera dans la suite. Les sept vaches si belles et les sept épis si pleins de grains, que le roi a vus en songe, marquent la même chose, et signifient sept années d'abondance. Les sept vaches maigres et défaites, qui sont sorties du fleuve après les sept grasses, et les sept épis maigres et frappés d'un vent brûlant, marquent sept années d'une famine qui doit arriver. Et ceci s'accomplira de cette sorte. Il viendra premièrement sept années d'une fertilité extraordinaire dans toute l'Égypte, qui seront suivies de sept autres d'une si grande stérilité, qu'elle fera oublier toute l'abondance qui l'aura précédée, car la famine consumera tout le pays; et cette fertilité si extraordinaire sera comme absorbée par l'extrême indigence qui doit la suivre. Quant au second songe que vous avez eu, qui signifie la même chose, c'est une marque que cette parole de Dieu sera ferme et qu'elle s'accomplira infailliblement et bientôt. Il est donc de la prudence du roi de choisir un homme sage et habile, à qui il donne le commandement sur toute l'Égypte, afin qu'il établisse des officiers dans toutes les provinces, qui, pendant les sept années de fertilité qui vont venir, amassent dans les greniers publics la cinquième partie des fruits de la terre; que tout le blé ainsi amassé soit mis sous la puissance du roi, et qu'on le conserve dans les villes, afin qu'il soit tout préparé pour les sept années de la famine qui doit accabler l'Égypte, et que ce pays ne soit pas consumé par la faim.» Ce conseil plut à Pharaon et à tous ses ministres: et il leur dit: «Où pourrions-nous trouver un homme comme celui-ci, qui fût aussi rempli qu'il l'est de l'esprit de Dieu?» [pg 57] Il dit donc à Joseph: «Puisque Dieu vous a fait voir tout ce que vous avez dit, où pourrais-je trouver quelqu'un plus sage que vous, ou même semblable à vous? Ce sera donc vous qui aurez l'autorité sur ma maison. Quand vous ouvrirez la bouche pour commander, tout le peuple vous obéira, et je n'aurai au-dessus de vous que le trône et la qualité de roi.» Pharaon dit encore à Joseph: «Je vous établis aujourd'hui pour commander à toute l'Egypte.» En même temps il ôta son anneau de sa main et le mit en celle de Joseph: il le fit revêtir d'une robe de fin lin et lui mit au cou un collier d'or. Il le fit ensuite monter sur l'un de ses chars, qui était le premier après le sien, et fit crier par un héraut, que tout le monde eût à fléchir le genou devant lui, et que tous reconnussent qu'il avait été établi pour commander à toute l'Égypte. Le roi dit encore à Joseph: «Je suis Pharaon; nul ne remuera ni le pied ni la main dans toute l'Égypte que par votre commandement.» Il changea aussi son nom, et l'appela en langue égyptienne, Tsaphnath Panéach, c'est-à-dire, homme à qui les choses cachées sont découvertes. Et il lui fit ensuite épouser Aseneth, fille de Potiphéra, prêtre d'One. Après cela, Joseph alla visiter l'Égypte (il avait trente ans lorsqu'il parut devant le roi Pharaon). Les sept années de fertilité vinrent donc; et le blé ayant été mis en gerbes, fut serré ensuite dans les greniers d'Égypte. On mit aussi en réserve, dans toutes les villes, une grande abondance de grains. Car il y eut une si grande quantité de froment, qu'elle égalait le sable de la mer, et qu'elle ne pouvait pas même se mesurer. Avant que la famine vînt, Joseph eut deux enfants de sa femme Aseneth. Il nomma l'aîné Manassé (Menaché), qui signifie oubli, en disant: Dieu m'a fait oublier toute ma peine et toute la maison de mon [pg 58] père.» Il nomma le second Ephraïm, qui signifie fructification ou accroissement, en disant: «Dieu m'a fait croître et fructifier dans le pays de mon affliction et de ma pauvreté.» Ces sept années de la fertilité d'Egypte étant donc passées, les sept années de stérilité vinrent ensuite, selon la prédiction de Joseph. Une grande famine survint dans tous les pays; mais il y avait du blé dans toute l'Egypte. Le peuple étant pressé de la famine, cria à Pharaon et lui demanda de quoi vivre. Alors il leur dit: «Allez trouver Joseph et faites tout ce qu'il vous dira.» Cependant la famine croissait tous les jours dans tous le pays; et Joseph ouvrant tous les greniers, vendait du blé aux Egyptiens, parce qu'ils étaient tourmentés eux-mêmes de la famine. Et on venait de tous les pays en Egypte pour acheter de quoi vivre et pour trouver quelque soulagement dans la rigueur de cette famine.
Les frères de Joseph vont en Égypte.
La famine se fit aussi sentir dans le pays de Chanaan. Cependant Jacob ayant ouï dire qu'on vendait du blé en Égypte, dit à ses enfants: «Pourquoi négligez-vous ce qui regarde notre soulagement? J'ai appris qu'on vend du blé en Egypte; allez-y acheter ce qui nous est nécessaire, afin que nous puissions vivre, et que nous ne mourions pas de faim.» Les dix frères de Joseph allèrent donc en Egypte pour y acheter du blé; car Jacob retint Benjamin avec lui, ayant dit à ses enfants qu'il craignait qu'il ne lui arrivât quelque accident dans le chemin. Ils entrèrent dans [pg 59] l'Egypte avec les autres qui y allaient pour acheter du blé, parce que la famine était dans tous les pays. Joseph commandait dans toute l'Egypte, et le blé ne se vendait aux peuples que par son ordre. Ses frères vinrent et se prosternèrent devant lui la face contre terre. Joseph voyant ses frères les reconnut, et leur parlant assez rudement, comme à des étrangers, il leur dit: «D'où venez-vous?» Ils lui répondirent: «Nous venons du pays de Chanaan pour acheter ici de quoi vivre.» Et, quoiqu'il connût bien ses frères, il n'en était pas néanmoins reconnu. Alors se souvenant des songes qu'il avait eus autrefois, il leur dit: «Vous êtes des espions, et vous êtes venus ici pour examiner les endroits les plus faibles de l'Egypte.» Ils lui répondirent: «Seigneur, cela n'est pas ainsi; mais vos serviteurs sont venus ici seulement pour acheter du blé. Nous sommes tous enfants d'un seul homme; nous venons avec des pensées de paix, et vos serviteurs n'ont aucun mauvais dessein.» Joseph leur répondit: «Non, cela n'est pas; mais vous êtes venus pour remarquer ce qu'il y a de moins fortifié dans l'Egypte.» Ils lui dirent: «Nous sommes douze frères, tous enfants d'un même homme dans le pays de Chanaan; le dernier de tous est avec notre père, et l'autre n'y est plus.»—«Voilà, dit Joseph, ce que je disais: vous êtes des espions. Je vais éprouver si vous dites la vérité. Vive Pharaon! vous ne sortirez point d'ici jusqu'à ce que le dernier de vos frères y soit venu. Envoyez l'un de vous pour l'amener; cependant vous demeurerez en prison jusqu'à ce que j'aie reconnu si ce que vous dites est vrai ou faux, autrement, vive Pharaon! vous êtes des espions.» Il les fit donc mettre en prison pour trois jours. Et le troisième jour il les fit sortir de prison, et leur dit: «Faites ce que je vous dis, et vous vivrez; car je crains Dieu. Si vous venez ici dans un [pg 60] esprit de paix, que l'un de vos frères demeure lié dans la prison, et allez-vous-en vous autres; emportez en votre pays le blé que vous avez acheté, et amenez-moi le dernier de vos frères, afin que je puisse reconnaître si ce que vous dites est véritable, et que vous ne mouriez point.» Ils firent ce qu'il leur avait ordonné. Et ils se disaient les uns aux autres: «C'est justement que nous souffrons tout ceci, parce que nous avons péché contre notre frère, et que voyant la douleur de son âme, lorsqu'il nous priait d'avoir compassion de lui, nous ne l'écoutâmes point: c'est pour cela que nous sommes tombés dans cette affliction.» Ruben, l'un d'entre eux leur disait: «Ne vous dis-je point alors: Ne commettez point un si grand crime contre cet enfant? Et cependant vous ne m'avez point écouté. C'est son sang maintenant que Dieu nous redemande.» En s'entretenant ainsi, ils ne savaient pas que Joseph les entendait, parce qu'il leur parlait par un interprète. Mais il se retira pour un moment, et versa des larmes. Et étant revenu, il leur parla de nouveau. Il fit prendre Siméon et le fit lier devant eux; et il commanda à ses serviteurs d'emplir leur sac de blé et de remettre dans le sac de chacun d'eux l'argent qu'ils avaient donné, en y ajoutant encore des vivres pour se nourrir pendant le chemin: ce qui fut exécuté aussitôt. Les frères de Joseph s'en allèrent donc, emportant leur blé sur leurs ânes. Et l'un d'eux ayant ouvert son sac dans l'hôtellerie pour donner à manger à son âne, vit son argent à l'entrée du sac, et il dit à ses frères: «On m'a rendu mon argent; le voici dans mon sac.» Ils furent tous saisis d'étonnement et de trouble; et ils s'entre-disaient: «Qu'est-ce que Dieu nous a fait?»
Lorsqu'ils furent arrivés chez Jacob leur père, au pays de Chanaan, ils lui racontèrent tout ce qui leur était [pg 61] arrivé, en disant: «Le seigneur de ce pays-là nous a parlé durement, et il nous a pris pour des espions, qui venaient observer le royaume. Nous lui avons répondu: Nous sommes gens paisibles et très-éloignés d'avoir aucun mauvais dessein. Nous étions douze frères, tous enfants d'un même père; l'un n'y est plus, et le plus jeune est avec notre père au pays de Chanaan. Il nous a répondu: Je veux éprouver s'il est vrai que vous n'ayez que des pensées de paix. Laissez-moi donc ici l'un de vos frères; prenez le blé qui vous est nécessaire pour vos maisons, et vous en allez; et amenez-moi le plus jeune de vos frères, afin que je sache que vous n'êtes point des espions; que vous puissiez ensuite ramener avec vous celui que je retiens prisonnier, et qu'il vous soit permis à l'avenir d'acheter ici ce que vous voudrez.» Après avoir ainsi parlé à leur père, comme ils jetaient leur blé hors de leurs sacs, ils trouvèrent chacun leur argent lié à l'entrée du sac, et ils en furent tous épouvantés. Alors Jacob, leur père, leur dit: «Vous me réduisez à être sans enfants; Joseph n'est plus, Siméon n'est plus, et vous voulez encore m'enlever Benjamin. Tous ces maux sont retombés sur moi.» Ruben lui répondit: «Faites mourir mes deux enfants, si je ne vous le ramène pas. Confiez-le-moi, et je vous le rendrai certainement.»—«Non, dit Jacob, mon fils n'ira point avec vous. Son frère est mort, et je n'ai plus que lui. S'il lui arrive quelque malheur au pays où vous allez, vous accablerez ma vieillesse d'une douleur qui m'emportera dans le tombeau.»
[pg 62]
Les enfants de Jacob retournent en Égypte avec Benjamin.
Cependant la famine désolait extraordinairement tout le pays, et le blé que les enfants de Jacob avaient apporté d'Egypte étant consommé, Jacob leur dit: «Retournez en Egypte pour nous acheter encore un peu de blé.» Juda lui répondit: «Celui qui commande en ce pays-là nous a déclaré sa volonté avec serment, en disant: «Vous ne verrez point mon visage, à moins que vous n'ameniez avec vous le plus jeune de vos frères.» Si vous voulez donc l'envoyer avec nous, nous irons ensemble, et nous achèterons ce qui vous est nécessaire. Si vous ne voulez pas nous n'irons point: car cet homme, comme nous vous l'avons dit plusieurs fois, nous a déclaré que nous ne verrions point son visage, si nous n'avions avec nous notre jeune frère.» Israël leur dit: «C'est pour mon malheur que vous lui avez appris que vous aviez encore un autre frère.» Mais ils lui répondirent: «Il nous demanda par ordre toute la suite de notre famille: si notre père vivait; si nous avions encore un frère: et nous lui répondîmes conformément à ce qu'il nous avait demandé. Pouvions-nous deviner qu'il nous dirait: Amenez avec vous votre jeune frère?» Juda dit encore à son père: «Envoyez l'enfant avec moi, afin que nous puissions partir et avoir de quoi vivre, et que nous ne mourions pas, nous et nos petits enfants. Je me charge de cet enfant, et c'est à moi que vous en demanderez compte. Si je ne le ramène, et si je ne vous le rends pas, je consens que vous ne me pardonniez jamais cette faute. Si nous n'avions point tant [pg 63] différé, nous serions déjà revenus une seconde fois.» Israël leur père dit donc: «Si c'est une nécessité absolue, faites ce que vous voudrez. Prenez avec vous des meilleurs fruits de ce pays-ci, pour en faire présent à celui qui commande; un peu de résine, de miel, de storax, de myrrhe, de térébenthine et d'amandes. Portez aussi deux fois autant d'argent qu'au premier voyage, et reportez celui que vous avez trouvé dans vos sacs, de peur que ce ne soit une méprise. Enfin menez votre frère avec vous, et allez vers cet homme. Je prie mon Dieu, le Dieu tout-puissant, de vous le rendre favorable, afin qu'il renvoie avec vous votre frère qu'il tient prisonnier, et Benjamin que je vous confie. Quant à moi, si je dois être privé d'enfants, que j'en sois privé.» Ils prirent donc avec eux les présents, et le double de l'argent qu'ils avaient la première fois, avec Benjamin; et étant partis, ils arrivèrent en Égypte, où ils se présentèrent devant Joseph. Joseph les ayant vus, et Benjamin avec eux, dit à son intendant: «Faites entrer ces hommes chez moi; faites tuer quelque bête et faites-la préparer, parce qu'ils mangeront à midi avec moi.» L'intendant exécuta ce qui lui avait été commandé, et les fit entrer dans la maison. Alors étant saisis de crainte, ils s'entre-disaient: «C'est sans doute à cause de cet argent que nous avons remporté dans nos sacs, qu'il nous a fait entrer ici, pour faire retomber sur nous ce reproche, et nous opprimer en nous réduisant en servitude, et s'emparant de nos ânes.» C'est pourquoi étant encore à la porte, ils s'approchèrent de l'intendant de Joseph, ils lui dirent: «Seigneur, nous vous supplions de nous écouter. Nous sommes déjà venus une fois acheter du blé: et après l'avoir acheté, lorsque nous fûmes arrivés à l'hôtellerie, en ouvrant nos sacs, nous y trouvâmes notre argent, que nous vous rapportons [pg 64] maintenant au même poids. Et nous vous en rapportons encore d'autre, pour acheter ce qui nous est nécessaire: mais nous ne savons en aucune sorte qui a pu remettre cet argent dans nos sacs.» L'intendant leur répondit: «Ayez l'esprit en repos; ne craignez point. Votre Dieu, et le Dieu de votre père vous a donné des trésors dans vos sacs: car pour moi j'ai reçu l'argent que vous m'avez donné; et j'en suis content.» Il fit sortir aussi Siméon de la prison et le leur amena. Après les avoir fait entrer dans la maison, il leur apporta de l'eau, ils se lavèrent les pieds, et il donna à manger à leurs ânes. Cependant ils tinrent leurs présents tout prêts, attendant que Joseph entrât sur le midi, parce qu'on leur avait dit qu'ils devaient manger en ce lieu-là. Joseph étant donc entré dans sa maison, ils lui offrirent leurs présents qu'ils tenaient en leurs mains, et ils se prosternèrent devant lui la face contre terre. Il les salua aussi en leur faisant bon visage, et il leur demanda: «Votre père, ce bon vieillard dont vous m'aviez parlé, vit-il encore? se porte-t-il bien?» Ils lui répondirent: «Notre père votre serviteur est encore en vie, et il se porte bien.» Ils s'inclinèrent et se prosternèrent. Joseph levant les yeux, vit Benjamin son frère, fils de Rachel sa mère, et il leur dit: «Est-ce là le plus jeune de vos frères dont vous m'aviez parlé? Mon fils, ajouta-t-il, que Dieu te soit miséricordieux!» Et il se hâta de sortir, parce que ses entrailles avaient été émues en voyant son frère, et qu'il ne pouvait plus retenir ses larmes. Passant donc dans une autre chambre, il pleura. Et après s'être lavé le visage, il revint se faisant violence, et il dit à ses gens: «Servez à manger.» On servit Joseph à part, et ses frères à part, et les Égyptiens qui mangeaient avec lui furent aussi servis à part (car il n'est pas permis aux Égyptiens de manger avec les Hébreux; ils croient qu'un pareil festin serait [pg 65] profané). Ils s'assirent, donc en présence de Joseph, l'aîné le premier selon son rang et le plus jeune selon son âge. Et ils furent extrêmement surpris. On leur apporta des portions de sa part, et il se trouva que la part de Benjamin était cinq fois plus grande que les parts de tous les autres. Ils burent ainsi avec Joseph, et firent grande chère.
Joseph fait mettre sa coupe dans le sac de Benjamin.
Or Joseph donna cet ordre à l'intendant de sa maison, et lui dit: «Mettez dans le sac de ces gens autant de blé qu'ils pourront en contenir, et l'argent de chacun à l'entrée du sac; et mettez ma coupe d'argent à l'entrée du sac du plus jeune avec l'argent qu'il a donné pour le blé.» Cet ordre fut donc exécuté, et le lendemain dès le matin on les laissa aller avec leurs ânes chargés. Lorsqu'ils furent sortis de la ville, comme ils n'avaient fait encore que peu de chemin, Joseph appela l'intendant de sa maison, et lui dit: «Courez vite après ces gens, arrêtez-les, et leur dites: Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien? La coupe que vous avez dérobée est celle dans laquelle mon seigneur boit, vous avez fait une très-méchante action.» L'intendant fit ce qui lui avait été commandé, et les ayant arrêtés, il leur dit tout ce qu'il lui avait été ordonné de leur dire. Ils lui répondirent: «Pourquoi notre seigneur parle-t-il ainsi à ses serviteurs, et les croit-il capables d'une action si honteuse? Nous vous avons rapporté du pays de Chanaan l'argent que nous trouvâmes à l'entrée de nos sacs. Comment donc se pourrait-il faire que nous eussions [pg 66] dérobé et enlevé de la maison de notre seigneur de l'or ou de l'argent? Que celui de vos serviteurs, quel qu'il puisse être, à qui l'on trouvera ce que vous cherchez, meure; et nous serons esclaves de mon seigneur.» Il leur dit: «Que ce que vous prononcez soit exécuté, ou plutôt que celui qui se trouvera avoir pris ce que je cherche, soit mon esclave; pour vous, vous en serez innocents.» Ils déchargèrent donc aussitôt leurs sacs à terre, et chacun ouvrit le sien; l'intendant les ayant fouillés en commençant depuis le plus grand jusqu'au plus petit, trouva la coupe dans le sac de Benjamin. Alors ils déchirèrent leurs vêtements, chacun rechargea son âne et ils retournèrent à la ville.
Juda s'offre à demeurer esclave au lieu de Benjamin.
Juda se présenta le premier avec ses frères devant Joseph qui n'était pas encore sorti du lieu où il était; et ils se prosternèrent tous ensemble à terre devant lui. Joseph leur dit: «Pourquoi avez-vous agi ainsi avec moi?» Juda lui dit: «Que répondrons-nous à mon seigneur? Que lui dirons-nous, et que pouvons-nous lui représenter avec quelque ombre de justice pour notre défense? Dieu a trouvé l'iniquité de vos serviteurs. Nous sommes tous les esclaves de mon seigneur, nous et celui sur qui on a trouvé la coupe.» Joseph répondit: «Dieu me garde d'agir de la sorte, que celui qui a pris ma coupe soit mon esclave; et pour vous autres, allez en liberté retrouver votre père.» Juda s'approchant alors plus près de Joseph, lui dit avec assurance: [pg 67] «Mon seigneur, permettez, je vous prie, à votre serviteur, de vous adresser la parole, et ne vous mettez pas en colère contre votre esclave, car après Pharaon, c'est vous qui êtes mon seigneur. Vous avez demandé d'abord à vos serviteurs: Avez-vous encore votre père ou quelque autre frère? Et nous avons répondu: Mon seigneur, nous avons un père qui est vieux, et un jeune frère qu'il a eu dans sa vieillesse, dont le frère, qui était né de la même mère, est mort; il ne reste plus que celui-là, et son père l'aime tendrement. Vous disiez alors à vos serviteurs: Amenez-le-moi, je serais bien aise de le voir. Mais nous vous répondîmes: Mon seigneur, cet enfant ne peut quitter son père; car s'il le quitte, il le fera mourir. Vous disiez à vos serviteurs: Si le dernier de vos frères ne vient avec vous, vous ne verrez plus mon visage. Lors donc que nous fûmes retournés vers notre père, nous lui rapportâmes tout ce que vous aviez dit; et notre père nous ayant dit quelque temps après: Retournez en Egypte pour nous acheter encore un peu de blé, nous lui répondîmes: Nous ne pouvons y aller seuls. Si notre jeune frère vient avec nous, nous irons ensemble: mais à moins qu'il ne vienne, nous n'osons nous présenter devant celui qui commande dans ce pays-là. Il nous répondit: Vous savez que j'ai eu deux fils de Rachel ma femme: l'un d'eux étant allé aux champs, vous m'avez dit qu'une bête l'avait dévoré, et il ne paraît point jusqu'à cette heure. Si vous emmenez encore celui-ci, et qu'il lui arrive quelque accident dans le chemin, vous accablerez ma vieillesse d'une affliction qui la conduira dans le tombeau. Si je me présente donc à mon père, et que l'enfant n'y soit pas, il mourra, et vos serviteurs accableront sa vieillesse d'une douleur qui le mènera au tombeau. Que ce soit donc plutôt moi qui sois votre [pg 68] esclave, puisque je me suis rendu caution de cet enfant, et que j'en ai répondu à mon père, en lui disant: Si je ne le ramène, je veux bien que mon père m'impute cette faute, et qu'il ne me la pardonne jamais. Ainsi je demeurerai votre esclave, et je servirai monseigneur en la place de l'enfant, afin qu'il retourne avec ses frères, car je ne puis pas retourner vers mon père sans que l'enfant soit avec nous, de peur que je ne sois moi-même témoin de l'extrême affliction qui accablera notre père.»
Joseph se fait connaître à ses frères.
Joseph ne pouvait plus se retenir; et parce qu'il était environné de plusieurs personnes, il commanda que l'on fît sortir tout le monde, afin que nul étranger ne fût présent lorsqu'il se ferait connaître à ses frères. Alors les larmes lui tombant des yeux, il éleva fortement la voix, qui fut entendue des Égyptiens et de toute la maison de Pharaon. Et il dit à ses frères: «Je suis Joseph. Mon père vit-il encore?» Mais ses frères ne purent lui répondre, tant ils étaient saisis de frayeur. Il leur parla donc avec douceur, et leur dit: «Approchez-vous de moi.» Et tous s'étant approchés de lui, il ajouta: «Je suis Joseph votre frère que vous avez vendu à des marchands qui m'ont amené en Égypte. Ne craignez point, et ne vous affligez point de ce que vous m'avez vendu pour être conduit en ce pays-ci: car Dieu m'a envoyé en Égypte avant vous pour votre salut. Il y a déjà deux ans que la famine a commencé sur la terre, il en reste encore cinq, pendant lesquels on ne pourra ni labourer ni recueillir. Dieu m'a fait venir ici [pg 69] avant vous pour vous conserver la vie, et afin que vous puissiez avoir des vivres pour subsister. Ce n'est point par votre conseil que j'ai été envoyé ici, mais par la volonté de Dieu, qui m'a rendu comme le père de Pharaon, le grand maître de sa maison, et le prince de toute l'Égypte. Hâtez-vous d'aller trouver mon père, et dites-lui: Voici ce que vous mande votre fils Joseph: Dieu m'a rendu comme le maître de toute l'Égypte: venez me trouver, ne différez point. Vous demeurerez dans la terre de Goschène, vous serez près de moi, avec tout ce que vous possédez. Et je vous nourrirai là, parce qu'il reste encore cinq années de famine; de peur qu'autrement vous ne périssiez avec toute votre famille et tout ce qui est à vous. Vous voyez de vos yeux, vous et mon frère Benjamin, que c'est moi-même qui vous parle de ma propre bouche. Annoncez à mon père quelle est la gloire dont je suis ici comblé, et tout ce que vous avez vu dans l'Égypte. Hâtez-vous de me l'amener.» Et s'étant jeté au cou de Benjamin son frère pour l'embrasser, il pleura; et Benjamin pleura aussi en le tenant embrassé. Joseph embrassa aussi tous ses frères, il pleura sur chacun d'eux; et après cela ils se rassurèrent pour lui parler. Aussitôt il se répandit un grand bruit dans toute la cour du roi, et on dit publiquement que les frères de Joseph étaient venus. Pharaon s'en réjouit avec toute sa maison. Et il dit à Joseph qu'il donnât cet ordre à ses frères: «Chargez vos ânes de blé, et retournez en Chanaan; amenez de là votre père et toute votre famille, et venez me trouver. Je vous donnerai tous les biens de l'Égypte, et vous serez nourris de tout ce qu'il y a de meilleur dans cette terre. Ordonnez-leur aussi d'emmener des chariots de l'Égypte, pour faire venir leurs femmes et leurs petits enfants, et dites-leur: «Amenez votre père, et hâtez-vous [pg 70] de revenir le plus tôt que vous pourrez, ne regrettez pas vos ustensiles, car toutes les richesses de l'Égypte seront à vous.»
Les enfants d'Israël firent ce qui leur avait été ordonné. Et Joseph leur fit donner des chariots, selon l'ordre qu'il en avait reçu de Pharaon, et des vivres pour le chemin. Il commanda aussi que l'on donnât deux robes à chacun de ses frères; mais il donna cinq des plus belles à Benjamin, et trois cents pièces d'argent. Il envoya à son père ce qui suit: dix ânes chargés de ce qu'il y avait de mieux dans l'Égypte, et autant d'ânesses qui portaient du blé et du pain pour le chemin. Il renvoya donc ainsi ses frères, et leur dit en partant. «Ne vous mettez point en colère pendant le chemin.» Ils vinrent donc de l'Égypte au pays de Chanaan, vers Jacob leur père. Et ils lui dirent cette grande nouvelle: «Votre fils Joseph est vivant, et commande dans toute la terre de l'Égypte.» Ce que Jacob ayant entendu, il se réveilla comme d'un profond sommeil, et cependant il ne pouvait croire ce qu'ils lui disaient. Ses enfants insistaient au contraire, en lui rapportant comment toute la chose s'était passée. Enfin ayant vu les chariots, et tout ce que Joseph lui envoyait, il reprit ses esprits; et il dit: «Je n'ai plus rien à souhaiter, puisque mon fils Joseph vit encore: j'irai, et je le verrai avant que je meure.»
Jacob va en Égypte et s'y établit.
Israël partit donc avec tout ce qu'il avait, et vint à Beer-Scheba; et ayant immolé en ce lieu des victimes au Dieu de son père Isaac, il l'entendit dans une vision pendant la nuit, qui l'appelait et lui disait: «Jacob, Jacob.» Il [pg 71] répondit: «Me voici.» Et Dieu ajouta: «Je suis le Très-Fort, le Dieu de votre père, ne craignez point, allez en Égypte, car je vous y ferai devenir un grand peuple, j'irai là avec vous, et je vous en ramènerai. Joseph aussi vous fermera les yeux de ses mains.» Jacob étant donc parti de Beer-Scheba, ses enfants l'amenèrent avec ses petits-enfants et leurs femmes, dans les chariots que Pharaon avait envoyés pour faire venir ce bon vieillard, avec tout ce qu'il possédait au pays de Chanaan; et il arriva en Égypte avec toute sa race, ses enfants et petits-enfants; toutes les personnes de la maison de Jacob étaient au nombre de septante. Or Jacob envoya Juda devant lui vers Joseph pour l'avertir de sa venue, afin qu'il vînt au-devant de lui en la terre de Goschène. Quand Jacob y fut arrivé, Joseph fit mettre les chevaux à son chariot, et vint au même lieu au-devant de son père: en le voyant, il se jeta à son cou, et l'embrassa en pleurant. Jacob dit à Joseph: «Je mourrai maintenant avec joie, puisque j'ai vu ton visage, et que tu vis encore. Joseph dit à ses frères et à toute la maison de son père: «Je vais dire à Pharaon que mes frères et tous ceux de la maison de mon père sont venus me trouver de la terre de Chanaan où ils demeuraient: que ce sont des pasteurs de brebis, qui s'occupent à nourrir des troupeaux, et qu'ils ont amené avec eux leurs brebis, leurs bœufs, et tout ce qu'ils pouvaient avoir. Et lorsque Pharaon vous fera venir, et vous demandera: Quelle est votre occupation? Vous lui répondrez: Vos serviteurs sont pasteurs depuis leur enfance jusqu'à présent, et nos pères l'ont toujours été comme nous, vous direz ceci pour pouvoir demeurer dans la terre de Goschène, parce que les Égyptiens ont en abomination tous les pasteurs de brebis.» Joseph étant donc allé trouver Pharaon lui dit: «Mon père et mes frères sont [pg 72] venus du pays de Chanaan avec leurs brebis, leurs troupeaux et tout ce qu'ils possèdent, et ils se sont arrêtés en la terre de Goschène.» Il présenta aussi au roi cinq de ses frères. Et le roi leur ayant demandé: «A quoi vous occupez-vous?» Ils lui répondirent: «Vos serviteurs sont pasteurs de brebis, comme l'ont été nos pères. Nous sommes venus passer quelque temps dans vos terres, parce que la famine est si grande dans le pays de Chanaan, qu'il n'y a plus d'herbe pour les troupeaux de vos serviteurs. Et nous vous supplions d'agréer que vos serviteurs demeurent dans la terre de Goschène.» Le roi dit donc à Joseph: «Votre père et vos frères sont venus vous trouver. Vous pouvez choisir dans toute l'Égypte; faites-les demeurer dans l'endroit du pays qui vous paraîtra le meilleur, et donnez-leur la terre de Goschène. Si vous connaissez qu'il y ait parmi eux des hommes habiles, donnez-leur l'intendance sur mes troupeaux.» Joseph introduisit ensuite son père devant le roi, et il le lui présenta. Jacob salua Pharaon, et lui souhaita toute sorte de prospérités. Le roi lui ayant demandé quel âge il avait, il lui répondit: «Les jours des années de mes pèlerinages sont au nombre de cent trente; les jours des années de ma vie ont été peu nombreux et mauvais, et n'ont point atteint les jours des années de la vie de mes pères, du temps de leurs pèlerinages.» Et après avoir souhaité toute sorte de bonheur au roi, il se retira. Joseph, selon le commandement de Pharaon, mit son père et ses frères en possession de Ramassès dans le pays le plus fertile de l'Égypte. Et il les nourrissait avec toute la maison de son père, donnant à chacun ce qui lui était nécessaire pour vivre.
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Le pieux désir de Jacob.
Israël demeura donc en Égypte, c'est-à-dire dans la terre de Goschène, dont il jouit comme de son bien propre, et où sa famille s'accrut et se multiplia extraordinairement. Il y vécut dix-sept ans; et tout le temps de sa vie fut de cent quarante-sept ans. Comme il vit que le jour de sa mort approchait, il appela son fils Joseph, et lui dit: «Si j'ai trouvé grâce devant toi, mets ta main sous ma cuisse, et donne-moi cette marque de la bonté que tu as pour moi, de me promettre avec vérité que tu ne m'enterreras point dans l'Égypte; mais que je reposerai avec mes pères; que tu me transporteras hors de ce pays, et me mettras dans le sépulcre de mes ancêtres.» Joseph lui répondit: «Je ferai ce que vous me commandez.»—«Jure-le-moi donc,» dit Jacob. Et pendant que Joseph jurait, Israël adora Dieu, se tournant vers le chevet de son lit.
Jacob adopte les deux fils de Joseph.
Un jour on vint dire à Joseph que son père était malade: alors prenant avec lui ses deux fils Manassé et Ephraïm, il alla le voir. On dit à Jacob: «Voici votre fils Joseph qui vient vous rendre visite.» Jacob reprenant ses forces, se mit sur son séant, et il dit à Joseph lorsqu'il fut entré: «Le Dieu tout-puissant m'a apparu à Luze qui est au pays de Chanaan et m'ayant béni, il m'a dit: Je ferai croître et multiplier votre race: je vous rendrai le chef d'une multitude de peuples, et vous donnerai cette terre, [pg 74] et à votre race après vous, afin que vous la possédiez pour jamais. C'est pourquoi tes deux fils Ephraïm et Manassé que tu as eus en Egypte avant que je vinsse ici avec toi, seront à moi; et ils seront mis au nombre de mes enfants, comme Ruben et Siméon6. Mais les autres que tu auras après eux, seront à toi, et ils porteront le nom de leurs frères dans les terres qu'ils posséderont.» Alors Jacob voyant les fils de Joseph, lui demanda: «Qui sont ceux-ci?» Joseph lui répondit: «Ce sont mes enfants, que Dieu m'a donnés en ce pays.» Approchez-les de moi, dit Jacob, afin que je les bénisse.» Car les yeux d'Israël s'étaient obscurcis à cause de sa grande vieillesse, et il ne pouvait bien voir. Les ayant donc fait approcher de lui, il les embrassa; et il dit à son fils: «Dieu a voulu me donner la joie de te voir, et il y ajoute encore celle de voir tes enfants.» Joseph les ayant retirés d'entre les genoux de son père, se prosterna devant lui à terre. Et ayant mis Ephraïm à sa droite, c'est-à-dire, à la gauche d'Israël, et Manassé à sa gauche, c'est-à-dire, à la droite de son père, il les approcha tous deux de Jacob: celui-ci étendant la main droite, la mit sur la tête d'Ephraïm qui était le plus jeune, et sa main gauche sur la tête de Manassé qui était l'aîné, changeant ainsi ses deux mains de place. Et bénissant les enfants de Joseph, il dit: «Que le Dieu, en présence de qui ont marché mes [pg 75] pères Abraham et Isaac, le Dieu qui m'a nourri depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour; que l'ange qui m'a délivré de tous maux, bénisse ces enfants: qu'ils portent mon nom, et les noms de mes pères Abraham et Isaac, et qu'ils se multiplient de plus en plus sur la terre.» Mais Joseph voyant que son père avait mis sa main droite sur la tête d'Ephraïm, en eut de la peine; et prenant la main de son père, il tâcha de la lever de dessus la tête d'Ephraïm, pour la mettre sur la tête de Manassé, en disant à son père: «Vos mains ne sont pas bien, mon père; car celui-ci est l'aîné: mettez votre main droite sur sa tête.» Mais refusant de le faire, il lui dit: «Je le sais bien, mon fils, je le sais bien: celui-ci sera aussi chef de peuples; et sa race se multipliera; mais son frère qui est le plus jeune sera plus grand que lui, et sa postérité se multipliera dans les nations.» Jacob les bénit donc alors, et dit: «Israël sera béni en vous, et on dira: Que Dieu vous bénisse comme Ephraïm et Manassé.» Ainsi il mit Ephraïm devant Manassé. Il dit ensuite à Joseph son fils: «Vous voyez que je vais mourir: Dieu sera avec vous, et il vous ramènera au pays de vos pères. Je vous donne de plus qu'à vos frères cette part de mon bien que j'ai gagnée sur les Amorrhéens avec mon épée et mon arc.»
Mort de Jacob et de Joseph.
Or Jacob appela ses enfants, et leur dit: «Assemblez-vous tous, afin que je vous annonce ce qui doit vous arriver dans les derniers temps.» Il leur parla de cette sorte, et il bénit chacun d'eux en leur donnant les bénédictions qui leur étaient propres. Enfin il leur fit ce commandement, [pg 76] et leur dit: «Je vais être réuni à mon peuple; ensevelissez-moi avec mes pères dans la caverne double, qui est dans le champ d'Ephron Héthéen, qui regarde Mamré au pays de Chanaan, et qu'Abraham acheta avec tout le champ où elle est, pour y avoir son sépulcre. C'est là qu'il a été enseveli avec Sara sa femme. C'est aussi là qu'Isaac a été enseveli avec Rebecca sa femme, et que Léa est encore ensevelie.» Après avoir achevé de donner ses ordres et ses instructions à ses enfants, il joignit ses pieds sur son lit et mourut; et il fut réuni avec son peuple. Joseph voyant son père expiré, se jeta sur son visage, et le baisa en pleurant. Il commanda aux médecins qu'il avait à son service d'embaumer le corps de son père. Et ils exécutèrent l'ordre qu'il leur avait donné; ce qui dura quarante jours, parce que c'était la coutume d'employer ce temps pour embaumer les corps morts. Et l'Égypte pleura Jacob soixante et dix jours. Le temps du deuil étant passé, Joseph dit aux principaux officiers de Pharaon: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, je vous prie de représenter au roi, que mon père m'a dit en mourant: Tu vois que je meurs: promets-moi avec serment que tu m'enseveliras dans le sépulcre que je me suis préparé au pays de Chanaan. J'irai donc avec l'agrément du roi ensevelir mon père, et je reviendrai aussitôt.» Pharaon lui dit: «Allez et ensevelissez votre père selon qu'il vous y a engagé par serment. Et lorsque Joseph partit, les premiers officiers de la maison de Pharaon, et les plus grands de l'Égypte l'accompagnèrent tous, avec la maison de Joseph, et tous ses frères qui le suivirent, laissant au pays de Goschène leurs petits enfants et tous leurs troupeaux. Il y eut aussi des chariots et des cavaliers qui le suivirent; et il se trouva là une grande multitude. Les enfants de Jacob accomplirent donc ce qu'il leur avait commandé; et l'ayant [pg 77] porté au pays de Chanaan, ils l'ensevelirent dans la caverne double qu'Abraham avait achetée d'Ephron Héthéen, pour en faire le lieu de son sépulcre. Aussitôt que Joseph eut enseveli son père, il retourna en Égypte avec ses frères et toute sa suite. Après la mort de Jacob, les frères de Joseph eurent peur, et ils s'entre-dirent: Joseph pourrait bien présentement se souvenir de l'injure qu'il a soufferte, et nous rendre tout le mal que nous lui avons fait. Ils lui envoyèrent donc dire: Ton père avant de mourir nous a commandé de te dire de sa part: Je te conjure d'oublier le crime de tes frères, et cette noire perfidie dont ils ont usé envers toi. Nous te conjurons aussi de pardonner cette iniquité aux serviteurs du Dieu de ton père. Joseph pleura, en entendant ces paroles. Et ses frères étant venus le trouver se prosternèrent devant lui et lui dirent: Nous sommes tes serviteurs. Il leur répondit: Ne craignez point; pouvons-nous résister à la volonté de Dieu? Il est vrai que vous avez eu dessein de me faire du mal: mais Dieu a changé ce mal en bien, afin de m'élever comme vous voyez maintenant, et de sauver plusieurs peuples. Ne craignez donc point: je vous nourrirai vous et vos enfants. Et il les consola en leur parlant avec beaucoup de douceur et de tendresse. Il demeura en Égypte avec toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans. Il vit les enfants d'Ephraïm jusqu'à la troisième génération. Joseph dit ensuite à ses frères: Dieu se souviendra de vous après ma mort, et il vous fera passer de cette terre à celle qu'il a juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob. Il ajouta: Transportez mes os avec vous hors de ce lieu, et promettez-le-moi avec serment. Il mourut ensuite âgé de cent dix ans accomplis; et son corps ayant été embaumé, fut mis dans un cercueil en Égypte.
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