Journal de Jean Héroard - Tome 1: Sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII (1601-1610)
The Project Gutenberg eBook of Journal de Jean Héroard - Tome 1
Title: Journal de Jean Héroard - Tome 1
Author: Jean Héroard
Release date: February 27, 2014 [eBook #45031]
                Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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JOURNAL
DE
JEAN HÉROARD
SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE
DE LOUIS XIII
(1601-1628)
EXTRAIT DES MANUSCRITS ORIGINAUX
Et publié avec autorisation de S. Exc. le Ministre de l'Instruction publique
PAR
MM. EUD. SOULIÉ ET ED. DE BARTHÉLEMY
TOME PREMIER
1601—1610
PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56
JOURNAL
DE
JEAN HÉROARD
SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE
DE LOUIS XIII
INTRODUCTION.
Après avoir, à la fin de l'année 1599, obtenu la dissolution de son mariage avec Marguerite de Valois, Henri IV s'était allié, un an plus tard, à la princesse de Toscane, Marie de Médicis. La grossesse de la Reine avait été annoncée dès le commencement de mars 1601 et, au mois de septembre suivant, la Cour était rassemblée à Fontainebleau, attendant les couches de la Reine. Henri IV désirait vivement un héritier de sa couronne: «Je suis bien en peine de notre fils, écrivait-il à Marie de Médicis quelques jours avant d'arriver à Fontainebleau, mais je me résous à la volonté de Dieu, en cela comme en toute autre chose.» Le Roi avait, avec l'espoir de perdre et peut-être par suite de quelque idée superstitieuse, parié mille écus avec le financier Zamet que la Reine accoucherait d'une fille; cependant, en choisissant la future gouvernante des enfants de France, Henri IV ne craignait pas de lui écrire le 19 septembre, huit jours avant l'accouchement de la Reine: «Madame de Montglat, je vous ai choisie pour être auprès de mon fils. C'est pourquoi je vous fais ce mot pour vous prier, incontinent la présente reçue, de vous en venir ici et vous y rendre demain au soir.» Le surlendemain, le Roi s'exprimait en termes presque identiques, lorsqu'il disait au médecin qu'il avait appelé pour l'attacher à l'enfant à naître: «Je vous ai choisi pour vous mettre près de mon fils le Dauphin; servez-le bien.»
Ce médecin se nommait Jean Héroard (on prononçait Hérouard); il était alors âgé d'environ cinquante ans et, depuis près de trente années, il avait été successivement attaché à la personne des rois Charles IX, Henri III et Henri IV en qualité de médecin ordinaire. Le 27 septembre 1601, naissait enfin le prince tant désiré qui devait régner sous le nom de Louis XIII, et, dès son entrée en fonctions auprès du Dauphin, Héroard commençait à écrire un «Journal et registre particulier», dont la rédaction, poursuivie pendant plus de vingt-six années, ne devait cesser qu'avec la vie de l'auteur, mort devant la Rochelle «au service du Roi son maître, à la santé duquel il s'étoit entièrement dédié, âgé de soixante-dix-huit ans, moins curieux de richesses que de gloire d'une incomparable affection et fidélité».
Le manuscrit original d'Héroard est conservé à la Bibliothèque impériale; mais il offre quelques lacunes que nous avons pu heureusement combler pour les premières années, grâce à une copie presque contemporaine, appartenant à M. le marquis de Balincourt. Le Journal d'Héroard, connu dès le dix-septième siècle de Tallemant des Réaux et des médecins parisiens, mentionné au dix-huitième dans la Bibliothèque historique du P. Lelong et signalé de notre temps par MM. Cimber et Danjou, Michelet, Paulin Paris, Armand Baschet, est un volumineux recueil, d'une lecture difficile, dont la publication complète serait impossible et fastidieuse. Nous avons essayé d'en extraire tout ce qui, en dehors de la question médicale qui n'est pas de notre compétence, nous a paru de nature à compléter par de nouveaux éclaircissements les nombreux mémoires que l'on possède déjà sur les vingt-cinq premières années du dix-septième siècle. La lecture même de ces extraits fera peut-être reculer quelques-uns de ceux qui y chercheraient une forme suivie, et c'est ce qui nous a engagé, pour montrer tout d'abord le parti que l'on peut tirer du Journal d'Héroard, à rapprocher les faits les plus saillants que l'on rencontre épars dans ce journal: sur Henri IV et ses relations avec sa famille;—sur l'éducation, les exemples et les soins donnés au Dauphin;—sur le caractère de Louis XIII comme dauphin et comme roi;—sur les mœurs, le langage, les usages du temps;—et sur les particularités relatives aux beaux-arts, aux objets de curiosité, armes, faïences, etc., ainsi qu'aux premières constructions de Versailles qui s'y trouvent mentionnées incidemment. Une notice biographique sur Jean Héroard, sur ses ouvrages imprimés et sur ses manuscrits, complète et termine notre introduction à ce journal que des tables chronologique et alphabétique, placées à la fin de la publication, permettront de consulter et d'apprécier facilement.
I.
Au moment de son second mariage, Henri IV était déjà père de trois enfants, nés de Gabrielle d'Estrées, et, un mois après la naissance du Dauphin, la marquise de Verneuil, qui avait succédé à Gabrielle comme maîtresse du Roi, donnait le jour à un fils, nommé d'abord Gaston, puis Henri. Dans les années suivantes la naissance des enfants naturels de Henri IV alterne et coïncide d'une façon singulière avec celle de ses enfants légitimes. Ainsi Mlle de Verneuil, autre enfant de la marquise, naît peu après Mme Élisabeth. Le second fils de Marie de Médicis, Monsieur, duc d'Orléans, vient au monde le 16 avril 1607, et le fils de la comtesse de Moret, trois semaines plus tard, le 9 mai. Une fille de Charlotte des Essars est, comme Gaston, frère de Louis XIII, du commencement de l'année 1608, et l'année 1609 voit également naître la seconde fille de Mme des Essars et la dernière fille de Marie de Médicis, Mme Henriette, depuis reine d'Angleterre. L'existence de Henri IV avec les deux Reines, car Marguerite de Valois ne tarde pas à reparaître à la Cour; avec ses maîtresses ouvertement et crûment avouées; avec ses enfants légitimes et légitimés, élevés ensemble sous la même gouvernante; le mélange de faste et de simplicité, d'étiquette et de grossièreté qui caractérise cette époque, apparaissent dans le journal d'Héroard avec une naïveté, une vérité que l'on ne trouve, à ce qu'il nous semble, dans aucun autre document contemporain.
Un mois après sa naissance, le Dauphin avait été transporté de Fontainebleau au vieux château de Saint-Germain-en-Laye où il devait passer ses premières années. Pendant cette période on voit le Roi visiter souvent son fils, tantôt seul, tantôt avec la Reine, tantôt avec la marquise de Verneuil dont les enfants ne tardent pas à se joindre à ceux de Gabrielle d'Estrées et de Marie de Médicis. Ces visites donnent lieu à des scènes intimes où l'imagination supplée à la concision d'Héroard. Ainsi, le 12 janvier 1602, la Reine arrive d'abord de Paris, attendant le Roi venant de Verneuil; «elle lui va au-devant, à la porte du cabinet où elle le rencontre», et, après quelques mines et bouderies, «ils vont ensemble voir le Dauphin au berceau», où le Roi manie et considère les pieds de l'enfant, dont le médecin avait signalé la ressemblance avec ceux du Roi. Pourtant la jalousie de Marie de Médicis ne devait pas être bien forte, car, quelques jours plus tard, le 30 janvier, le Roi, la Reine et Mme de Verneuil visitent ensemble le Dauphin «qui leur a fort ri et s'est joué avec eux».
Dans ces premiers temps, Marie de Médicis ne paraît pas éprouver pour son premier enfant des sentiments bien maternels. A la date du 19 mars (le Dauphin a déjà près de six mois), le médecin remarque que la Reine a fort caressé son fils, «ce qu'elle n'avoit encore fait», et trois mois plus tard, le 17 juin, la Reine, arrivant, «trouve au pied des degrés Mgr le Dauphin, au grand escalier; elle devient soudain fort rouge et le baise à côté du front».
A ce moment, avant même que l'enfant n'ait accompli sa première année, commencent à se produire des détails de mœurs et d'éducation sur lesquels nous aurons à revenir; mais nous devons d'abord indiquer ceux dans lesquels figure le Roi «vert galant». Le 22 juin, après que le Roi a voulu manger le reste de la bouillie de son fils et dit en plaisantant: «Si l'on demande maintenant que fait le Roi? l'on peut dire: il mange sa bouillie;» après que Mme de Verneuil a fort caressé le Dauphin, «mais, ce disoit-on, avec peine», on fait voir au Roi les caresses que l'enfant faisait à Tiennette Clergeon, fille de chambre de sa nourrice, «le Roi l'ayant lui-même fait approcher et la lui présentant». La même scène se répète quelques jours plus tard pour la Reine, et dans les caresses que l'enfant faisait à la jeune Tiennette, lui riant et lui empoignant la joue à pleine main, on se plaisait à voir un présage que le Dauphin tiendrait de son père. On sait ce qu'il en fut, et l'enfant lui-même ne tarde pas à se montrer plus clairvoyant que ceux qui lui donnent de si singuliers encouragements. Lorsque la folle de la Reine, Mathurine, lui dit: «Viens çà; seras-tu aussi ribaud que ton père?» Il répond froidement, y ayant songé: «Non.» (9 juin 1604.)
L'antipathie du Dauphin pour les enfants naturels du Roi commence à paraître dès la seconde année de son âge, et l'insistance de Henri IV pour combattre cette antipathie amène bientôt, entre lui et l'enfant, des scènes violentes. Ainsi, le 23 décembre 1602, «le Dauphin danse en branle, donnant la main à Alexandre Monsieur (second fils de Gabrielle d'Estrées), le Roi lui ayant commandé de le faire»; et le 23 janvier suivant, après qu'Alexandre Monsieur lui a donné sa chemise (car il était élevé à la fois en frère et en serviteur du Dauphin), «soudain l'ayant prise, il lui élance un coup de sa main pour le frapper. Il ne le pouvoit souffrir,» ajoute Héroard.
Le Dauphin était également élevé à servir le Roi et la Reine, et, dès les premiers jours de l'année 1603, on le porte au dîner du Roi «où il lui donne la serviette». Le 11 août «porté au lever de la Reine, il baise la chemise et la lui donne»; le lendemain «il va au dîner de la Reine, lui donne la serviette». L'enfant ne se prêtait pas toujours à ce service d'étiquette, et un jour (7 décembre 1604), ce qui le fâcha le plus, ce fut quand le Roi lui dit: «Je suis le maître, et vous êtes mon valet.» Il s'aigrit extrêmement de ce mot-là, ajoute Héroard; mais il finit par céder, et lorsque, quelques jours après, on demande au Dauphin: «Qui êtes-vous?» il répond: «Le petit valet à papa.»
A l'âge de deux ans, le Dauphin est sevré; on lui fait dire ses prières; on l'exerce à parler par discours; on lui fait prononcer les syllabes à part, pour après dire les mots; Héroard, tenant la main de l'enfant, lui fait écrire sa première lettre au Roi, et, triste complément de l'éducation de cette époque, on commence à lui donner le fouet, suivant en cela les intentions de Henri IV qui écrivait encore à Mme de Montglat, lorsque son fils avait plus de six ans: «Je me plains de vous, de ce que vous ne m'avez pas mandé que vous aviez fouetté mon fils; car je veux et vous commande de le fouetter toutes les fois qu'il fera l'opiniâtre ou quelque chose de mal, sachant bien par moi-même qu'il n'y a rien au monde qui lui fasse plus de profit que cela; ce que je reconnois par expérience m'avoir profité, car, étant de son âge, j'ai été fort fouetté.» Pourtant ce système ne paraît guère «profiter» au Dauphin, autant que l'on peut en juger d'après Héroard; ainsi le 22 février 1604: «le Roi le menace du fouet, il s'opiniâtre, veut aller en sa chambre; mené en celle de la Reine, il continue. Le Roi commande qu'il soit fouetté; il est fouetté par Mme de Montglat, au cabinet. Il est apaisé par de la conserve que la Reine lui donne, mais non autrement, ayant voulu battre et égratigner la Reine.»
Dans le premier séjour que le Dauphin fait à Fontainebleau, du 28 août au 9 novembre 1604, Henri IV se montre tour à tour avec son fils très-tendre, très-taquin, très-emporté et très-enfant lui-même. Un jour, le 4 septembre, on voit le Roi arrivant de la chasse et le Dauphin courant à bras ouverts au-devant de son père, «qui blêmit de joie et d'aise, le baise et l'embrasse longuement, le mène en son cabinet, le promène le tenant par la main, changeant de main selon qu'il tournoit, sans dire mot», tout en écoutant M. de Villeroy rapportant des affaires au Roi; l'enfant ne peut laisser son père «ne le Roi lui». Le lendemain, scène bien différente. Le Roi vient le matin chez son fils et «le veut forcer à le baiser; le voilà entré en si fâcheuse humeur qu'il en fut fouetté par Sa Majesté. Il se défend, l'égratigne aux mains, le prend à la barbe. Mme de Montglat le fouette aussi; il le fut cinq ou six fois. Le Roi lui demande en lui montrant des verges: «Mon fils, pour qui est cela?» Il répond en colère: «Pour vous.» Le Roi fut contraint d'en rire; cela dura plus de trois quarts d'heure, le Roi l'ayant pris et laissé diverses fois.»
Mais la journée la plus orageuse, celle qui laissa pour longtemps au Dauphin un sentiment de crainte envers son père, est à la date du 23 octobre. L'enfant s'était levé de mauvaise humeur, et, au moment où il se joue avec un petit tambour, on le mène au Roi contre son gré. Le Roi lui dit: «Otez votre chapeau;» il se trouve embarrassé pour l'ôter; le Roi le lui ôte, il s'en fâche; puis le Roi lui ôte son tambour et ses baguettes, ce fut encore pis: «Mon chapeau! mon tambour! mes baguettes!» Le Roi, pour lui faire dépit, met le chapeau sur sa tête: «Je veux mon chapeau!» Le Roi l'en frappe sur la tête, le voilà en colère et le Roi contre lui. Le Roi le prend par les poignets et le soulève en l'air, comme étendant ses petits bras en croix. «Hé! vous me faites mal! hé! mon tambour! hé! mon chapeau!» La Reine lui rend son chapeau, puis ses baguettes; ce fut une petite tragédie. Il est emporté par Mme de Montglat; il crève de colère, est fouetté, égratigne au visage, frappe des pieds et des mains Mme de Montglat, criant: «Tuez Mamanga; elle est méchante. Je tuerai tout le monde, je tuerai Dieu!»
Le bon Héroard constate que le lendemain l'enfant avait des égratignures aux bras et à la tête, et qu'il souffrait de la fièvre. Les jours suivants, lorsqu'on parle au Dauphin de son père, «il se ressouvient toujours d'en avoir été malmené, en a peur, et quand il le voit, demeure étonné, n'a plus cette contenance gaie, hardie,» qu'il avait d'ordinaire. De son côté le Roi, aigri encore par les faux rapports de César de Vendôme, frère naturel du Dauphin, s'en prend à la gouvernante et, en présence de l'enfant, dit à Mme de Montglat: «Vous serez cause qu'un jour je l'écorcherai.» Aussi quelques jours après, le Dauphin est-il ramené à Saint-Germain.
Une nouvelle maîtresse du Roi, la comtesse de Moret, vient à ce moment, comme la marquise de Verneuil, visiter le Dauphin qui lui témoigne la même répugnance et la nomme avec mépris: «Madame de foire.» Il ne se montre pas mieux disposé pour son autre frère naturel, et il faut un ordre exprès du Roi pour que M. de Verneuil puisse garder son chapeau sur sa tête devant le Dauphin. Un jour (25 janvier 1605), le Roi commande à Mme de Montglat de faire manger quelquefois M. de Verneuil avec son fils; il l'entend et dit: «Ho! non, il ne faut pas que les valets mangent avec leurs maîtres.» Le lendemain, il répond encore au Roi qui insiste pour que Mlle de Verneuil et son frère dînent avec lui: «Ho! il n'est pas fils de maman!» A la fin de la même année (21 novembre 1605) Héroard rapporte une singulière conversation du Dauphin avec ses deux autres frères naturels; se jouant après souper avec M. de Vendôme et M. le Chevalier (second fils de Gabrielle), le Dauphin dit qu'il était fils du Roi.—«Et moi aussi, dit M. de Vendôme.—Vous!—Oui, Monsieur, ne m'appelez-vous pas votre féfé?—Ho! ho! mais vous n'avez pas été dans le ventre à maman comme moi! Qui est votre maman?—Monsieur, c'étoit madame la duchesse de Beaufort.—Duchesse de Beaufort! est-elle morte?—Elle est bien loin si elle court toujours,» dit le chevalier de Vendôme, à qui son précepteur ne paraît pas avoir inspiré un grand respect pour la mémoire de sa mère.
Lors de la naissance du fils de Mme de Moret, le Dauphin ne s'exprimera pas d'une manière moins méprisante; «sur le bruit qui en couroit (9 mai 1607), on dit au Dauphin: «Monsieur, vous avez encore un autre féfé.—Qui? qui est-il? demande-t-il, comme ébahi.—Monsieur, c'est Mme la comtesse de Moret qui est accouchée d'un fils.—Ho! ho! il n'est pas à papa.—Monsieur, à qui est-il donc?—Il est à sa mère», et n'en voulut jamais dire autre chose.» Dans une autre circonstance (13 mars 1608), le Dauphin se fâche contre un page qui revenait de Moret et lui disait que M. de Moret, son frère, lui baisait très-humblement les mains: «Mon frère! il est pas mon frère; vous êtes un sot! Je vous ferai donner le fouet, et pour chaque mot vous aurez vingt coups de fouet.» C'est ainsi que le Dauphin réagissait contre les intentions du Roi, qui voulait établir entre tous ses enfants des liens et une affection impossibles. Un jour qu'il se promenait dans les jardins de Fontainebleau avec son fils, alors dans sa huitième année, Henri IV rencontre Mme de Moret et, la lui montrant, lui dit: «Mon fils, j'ai fait un enfant à cette belle dame; il sera votre frère.» Le Dauphin honteux se retourne et balbutie: «C'est pas mon frère.» (2 mai 1608.)
L'enfant établissait pourtant des distinctions entre ses frères naturels, et son médecin rapporte à ce sujet, à la date du 18 mai 1608, une conversation bien caractéristique. Avant son coucher le Dauphin s'est retiré dans un cabinet, et, pendant qu'il est sur sa chaise percée, on heurte à la porte; il dit alors à un soldat, nommé Descluseaux, que le Roi avait attaché à sa personne, de demander qui c'est: «Vous l'entendrez bien à la voix, je veux que personne entre.—Monsieur, ne voulez-vous pas que personne entre?—Hé! oui, féfé Chevalier.—Et M. de Vendôme?—Non!—Et pourquoi?—Il n'est pas si connu» (il voulait dire si familier auprès de lui). Descluseaux lui dit: «Mais, Monsieur, ils sont vos frères.—Ho! c'est une autre race de chiens.—Et M. de Verneuil?—Ho! c'est encore une autre race de chiens.—Monsieur, de quelle race?—De Mme la marquise de Verneuil; je suis d'une autre race, mon frère d'Orléans, mon frère d'Anjou et mes sœurs!—Laquelle est la meilleure?—C'est la mienne, puis celle de féfé Vendôme et féfé Chevalier, puis féfé Verneuil, et puis le petit Moret. C'est le dernier; il est après ma m... que je viens de faire.»
Dans cette énumération le Dauphin ne mentionne même pas une autre fille du Roi qui était pourtant née, au commencement de 1608, de Mme des Essars; mais Héroard nous donne, précisément au moment de la naissance de cette fille, une autre conversation de l'enfant qui n'est pas moins libre et dédaigneuse. Le gouverneur de Saint-Germain, M. de Frontenac, l'entretenant de Mme des Essars, lui demande: «Monsieur, la connoissez-vous?—Oui, je la connois bien, dit-il en souriant.—Où l'avez-vous vue?—Je l'ai vue à Fontainebleau, à la chambre de Mamanga.—Monsieur, qui la menoit?—Je sais pas,» dit-il en souriant, car il le savoit bien et jamais ne voulut nommer. M. de Frontenac lui demande à l'oreille si ce n'étoit pas M. de la Varenne?—«Oui»; il étoit vrai.—«Monsieur, elle est accouchée d'une fille, vous avez là une autre sœu-sœu.—Non.—Pourquoi?—Elle n'a pas été dans le ventre à maman.—Papa la fera porter ici pour la faire baptiser et veut que vous soyez le compère.—Qui, papa?—Oui, Monsieur.—Comment la portera-t-on?—L'on empruntera une litière pour la porter.—Ah! oui, car si c'étoit la litière à maman, je monterois sur les mulets, je les ferois tant courir, tant courir, que tout iroit par terre.» L'huissier Birat dit tout bas au Dauphin: «Monsieur, c'est une femme que le Roi aime bien.—C'est une p....., si (donc) je l'aime point.» (11 janvier 1608.)
M. de Frontenac pouvait à la rigueur croire de bonne foi que le Dauphin serait «le compère» de la fille de Mme des Essars, car un mois avant (9 décembre 1607) le Dauphin et Madame Elisabeth avaient tenu sur les fonts de baptême, dans la chapelle de Saint-Germain, M. et Mlle de Verneuil, et, par une singulière association d'idées, le Roi avait voulu que l'on donnât à ces deux enfants de la marquise son propre prénom et celui de la belle Gabrielle.
Lorsque la première femme de Henri IV, Marguerite de Valois, reparaît à la Cour, le Dauphin se montre d'abord presque aussi dédaigneux pour elle que pour Mmes de Verneuil, de Moret et des Essars. En effet, un enfant de quatre ans devait avoir quelque peine à comprendre qu'il dût appeler maman une autre femme que sa mère; mais il cède bientôt aux marques extraordinaires de tendresse que la reine Marguerite lui prodigue et qu'elle ne cessa de lui donner jusqu'au moment où elle mourut en 1615. C'est le 6 août 1605 qu'a lieu leur première entrevue. Le Dauphin était allé de Saint-Germain jusqu'à Rueil au-devant de Marguerite; aussitôt qu'elle l'aperçoit, elle descend de la litière que Marie de Médicis lui avait envoyée. «M. le Dauphin de dix pas ôte son chapeau, va à elle; on le lève, il la baise et l'embrasse: «Vous soyez la bien venue, maman ma fille.—Monsieur, lui dit la Reine, je vous remercie, il y a fort longtemps que j'avois desir de vous voir.» Elle le baise derechef; il faisait le honteux et se cachait de son chapeau: «Mon Dieu, reprend la Reine, que vous êtes beau! vous avez bien la mine royale pour commander comme vous ferez un jour!» Le lendemain le Dauphin va trouver le Roi et Marguerite qui se promenaient dans la galerie de Saint-Germain; «la reine Marguerite lui fait de grandes caresses et quitte le Roi pour l'aller trouver.» Elle lui envoie le même jour un magnifique bijou, que décrit minutieusement Héroard et qui n'avait pu être fait que pour le Dauphin. Quelques jours après le médecin nous fait assister à une scène qui, retracée par tout autre que par lui, semblerait invraisemblable; l'enfant, conduit le matin au château neuf de Saint-Germain pour dire adieu à la reine Marguerite, trouve Marie de Médicis couchée, Henri IV assis sur le lit, et Marguerite «à genoux, appuyée contre le lit. M. le Dauphin, mis sur le lit, se joue à un petit chien que le Roi lui avoit prêté.»
L'année suivante Marguerite faisait au Dauphin une donation de tous ses biens. C'était chez elle qu'il allait de préférence quand il se trouvait à Paris, et, lors de la foire qui se tenait chaque année au faubourg Saint-Germain «pour les joailliers, peintres et marchands de Flandre et d'Allemagne», elle lui faisait de riches présents, promettant en outre aux marchands de payer tout ce qu'il demanderait. Le jeune Louis, devenu roi, s'adresse à elle, dans un jour de paresse, afin d'avoir un prétexte pour ne pas travailler. «Après souper, raconte Héroard à la date du 19 juillet 1610, il envoie secrètement prier la reine Marguerite d'envoyer à M. de Souvré (son gouverneur), le prier de sa part à ce que, le jour suivant, il l'exempte de l'étude, à cause que c'est le jour de Sainte-Marguerite. Elle y envoya sur les neuf heures; ce fut au grand cabinet de la Reine, ce qui lui donna sujet de rire.»
On a déjà pu juger à diverses reprises, dans ce qui précède, de la liberté de langage à laquelle le Dauphin était habitué par tous ceux qui l'entouraient, à commencer par le Roi lui-même. Nous passerons plus rapidement encore sur d'autres détails que nous révèle Héroard, à propos des relations de Henri IV avec son fils. Lorsqu'il rentrait fatigué de la route ou de la chasse, le Roi se couchait au milieu de la journée, dans le premier lit venu, faisait souvent «dépouiller» son fils, et le mettait nu dans son lit auprès de lui, pour le laisser gambader en liberté. Lorsque l'enfant n'a pas deux ans (4 août 1603), ce n'est qu'un jeu sans conséquences, mais quand on voit cette habitude se continuer presque jusqu'aux derniers moments de la vie de Henri IV (26 janvier 1610), alors que son fils est dans sa neuvième année; quand le Roi se fait dévêtir par lui ou qu'il le mène baigner à la rivière; quand Héroard nous rapporte naïvement (une seule fois en latin) les gestes, les actions, les «paroles honteuses et indignes de telle nourriture» qui résultent de cet oubli de toute pudeur, on reste confondu d'une grossièreté poussée à ce point. C'est peut-être trop déjà d'avoir reproduit ces passages lorsqu'ils se présentent dans le journal du médecin, et nous nous ferions scrupule d'y renvoyer d'une manière plus précise. Nous préférons rappeler quelques scènes où le bon roi Henri reparaît avec son caractère traditionnel et populaire, comme le jour où il part pour assiéger Sedan (15 mars 1606). Il vient tout ému dire adieu à son fils, «y est fort peu, le baise, l'embrasse, lui disant: «Adieu, mon fils, priez Dieu pour moi, adieu, mon fils, je vous donne ma bénédiction.—Adieu, papa,» répond le Dauphin. Il étoit tout étonné et comme interdit de paroles.»
Dans une circonstance moins solennelle, un simple départ de Saint-Germain pour Paris (7 décembre 1608), Héroard nous montre le Roi plus tendre encore et les progrès qu'il a faits dans le cœur de son fils. Le Dauphin «conduit le Roi hors de l'escalier; il étoit triste; le Roi lui dit: «Mon fils, quoi! vous ne me dites mot! Vous ne m'embrassez pas quand je m'en vais?» Le Dauphin se prend à pleurer sans éclater, tâchant de cacher ses larmes tant qu'il pouvoit, devant si grande compagnie. Lors le Roi, changeant de couleur et à peu près pleurant, le prend, le baise, l'embrasse, lui disant: «Mon fils, je suis bien aise de voir ces larmes, je y aurai égard;» puis entre en carrosse pour s'en retourner à Paris.»
On aime encore à voir le Dauphin assister pour la première fois au Conseil (2 juillet 1609), le Roi le tenant entre ses jambes; et l'on ne peut se défendre d'un certain attendrissement, lorsque, célébrant pour la dernière fois l'anniversaire de la naissance de son fils (27 septembre 1609), Henri IV «boit au Dauphin», disant: «Je prie Dieu que d'ici à vingt ans je vous puisse donner le fouet!» Le Dauphin lui répond: «Pas, s'il vous plaît.—Comment! vous ne voudriez pas que je le vous puisse donner?—Pas, s'il vous plaît,» répond de nouveau l'enfant. Moins de huit mois plus tard, trois jours après l'assassinat, la nourrice du jeune Roi le trouvait le matin assis sur son lit et lui demandait ce qu'il avait à rêver; il répond: «C'est que je songeois,» puis demeure longtemps pensif. Sa nourrice lui dit: «Mais que rêvez-vous?» Il répond: «Dondon, c'est que je voudrois bien que le Roi mon père eût vécu encore vingt ans. Ha! le méchant qui l'a tué!»
II.
Quatre nourrices en moins de quatre mois: la première, dont le «manifeste défaut de lait» est reconnu par les médecins du Roi, «assemblés par le commandement de Leurs Majestés»; la seconde, qui est obligée de se retirer «pour n'avoir point été agréable à la Reine»; la troisième, qui, bien qu'envoyée par le Roi lui-même, n'est pas «trouvée propre»; la dernière, enfin, amenée par la Reine et qui réussit à remplir les conditions difficiles exigées par l'avidité de l'enfant d'abord, puis par les avis opposés des parents et des médecins; tels sont les incidents qui signalent le commencement de la vie du Dauphin. Cette nourrice définitive, Antoinette Joron, femme Boquet, est celle que l'on vient de voir auprès du jeune Roi et qu'il appelait familièrement Dondon ou maman Doundoun. Il avait aussi continué de donner à sa gouvernante, Mme de Montglat, le nom qu'il avait bégayé tout enfant, celui de Mamanga.
Sans le témoignage d'un homme aussi grave que le médecin Héroard, tenant son registre jour par jour, notant, lorsqu'elles se rapportent à l'enfant dont la santé lui est confiée, les actions, les paroles de ceux qui partagent ce soin avec lui, on se refuserait à admettre certains détails qui reviennent fréquemment sous sa plume, et les mêmes faits sembleraient au moins fort exagérés si on les rencontrait dans les Mémoires d'un Bassompierre ou dans les Historiettes d'un Tallemant des Réaux. Que l'on compare les premiers chapitres de Rabelais, ceux qui se rapportent à l'enfance et à l'éducation de Gargantua, avec les premières années du Journal d'Héroard, et l'on sera stupéfait de trouver la joyeuse fantaisie de l'un confirmée et presque dépassée, à soixante-dix ans de distance, par la naïve exactitude de l'autre. Il serait tout naturel d'insister sur ce curieux rapprochement dans un travail sur Rabelais ou dans une annotation de son livre, mais on comprendra que nous nous contentions de l'indiquer ici. Bornons-nous à donner par quelques citations qui, à la grande rigueur, peuvent être reproduites, une idée de la conduite, du langage que tiennent devant l'héritier du trône les personnes qui occupent le premier rang auprès de lui; on jugera par la grossièreté des maîtres de ce que devait être celle des serviteurs.
Le mari de la gouvernante du Dauphin, le baron de Montglat, premier maître d'hôtel de Henri IV, remplissait auprès de l'enfant royal les fonctions d'intendant de sa nombreuse maison. Un jour (27 janvier 1603), le Dauphin, qui depuis quelque temps «commence à cheminer avec fermeté», va après l'une de ses femmes de chambre, «Mlle Mercier, qui glapissoit pour ce que M. de Montglat lui bailloit de sa main sur les fesses; il glapissoit de même aussi. Elle s'enfuit à la ruelle, M. de Montglat la suit et lui veut faire claquer la fesse; elle s'écrie fort haut, le Dauphin l'entend, se prend à glapir fort aussi, s'en réjouit et trépigne des pieds et de tout le corps, de joie, tournant sa vue de ce côté-là, les montre du doigt à chacun.» Animé par cet exemple, il «se joue à la petite Marguerite, la baise, l'accole, la renverse à bas, se jette sur elle, avec trépignement de tout le corps et grincement de dents.» Le soir il se prend à rire aussitôt qu'il voit Mlle Mercier, «s'efforce de la fouetter sur les fesses avec un brin de verges.» La remueuse du Dauphin, Mlle Bélier, lui demande: «Monsieur, comment est-ce que M. de Montglat a fait à Mercier?» Il se prend soudain à claquer de ses mains l'une contre l'autre, avec un doux sourire, et s'échauffe de telle sorte qu'il étoit transporté d'aise, ayant été un bon demi-quart d'heure riant et claquant de ses mains, et se jetant à corps perdu sur elle, comme une personne qui eût entendu la raillerie.»
Après les déportements du mari et les désordres qui en résultent, voyons comment la femme parle à son royal élève. Le Dauphin a trois ans de plus (11 janvier 1607); «peigné, coiffé dans le lit, à bâtons rompus, par sa nourrice, Mme de Montglat, pour le faire hâter, y vient et lui dit: «Je m'en vais chausser; si vous n'êtes peigné quand je reviendrai, vous aurez le fouet.» Elle revient, ce n'étoit pas fait; elle lui dit encore: «Je m'en vais p.....; si vous n'êtes peigné et coiffé quand je reviendrai, vous aurez le fouet.» Le Dauphin dit tout bas: «Ha! qu'elle est vilaine, elle dit devant tout le monde qu'elle va p.....; velà qui est bien honnête, fi!» On conviendra qu'en tenant un pareil langage devant l'enfant, sa gouvernante était peu fondée à lui donner le fouet lorsqu'il employait vis-à-vis d'elle des expressions tout à fait analogues (22 août 1608).
Les moyens dont on se servait pour corriger le Dauphin lorsqu'il se montrait opiniâtre ou paresseux n'étaient pas moins vulgaires. Afin de l'intimider on faisait venir, tantôt un lavandier qui le menaçait «de le mettre dans son sac, puis au cuvier,» tantôt un maçon qui faisait mine de l'emporter dans sa hotte, tantôt un serrurier lui montrant des tenailles et une tringle, et lui disant: «Voilà de quoi j'embroche les opiniâtres.» Une autre fois, comme il fait «le fâcheux, l'on fait abaisser une poignée de verges attachée à une ficelle, sous la cheminée; l'on lui faisoit croire que c'étoit un ange qui les portoit du ciel.»
Pour l'amuser ou le distraire, on lui apprenait des chansons plus que libres, on lui faisait danser la Saint-Jean des Choux, espèce de ronde qui consistait à donner du pied dans le derrière de ses voisins, ou bien on jouait devant lui quelque vieille farce comme celle «du badin mari, de la femme garce et de l'amoureux qui la débaucha». Un jour qu'il se promène dans une allée de Fontainebleau, «on l'amuse à voir nettoyer un pourceau; quand le boucher le voulut éventrer il s'en alla, et ne le y sut-on arrêter.»
Comme contraste à ce qui précède, Héroard nous montre le Dauphin recevant dans un âge assez précoce les premiers éléments de son éducation. Ainsi, le 14 mars 1605, «il s'amuse à un livre des figures de la Bible; sa nourrice lui nomme les figures et les lettres, puis après il nomme les lettres et les connoît toutes;» un an plus tard (18 mai 1606), il commence à écrire sous Dumont, clerc de sa chapelle, qui lui montrait; il dit: «Je pose mon exemple, je m'en vas à l'école,» et fait des O fort bien.» Enfin à l'âge de six ans (22 novembre 1607), il lit couramment, «appelle les mots sans faillir» et écrit «sans trace ni aide». Son instruction religieuse commence aussi de bonne heure, car dès qu'il peut prononcer quelques mots de suite, c'est-à-dire à l'âge de deux ans, on lui apprend le Pater et l'Ave, puis cette prière: «Dieu donne bonne vie à papa, à maman, au dauphin, à ma sœur, à ma tante, me donne sa bénédiction et sa grâce, et me fasse homme de bien, et me garde de tous mes ennemis, visibles et invisibles.» A Fontainebleau on voit le Roi lui-même et le P. Coton, son confesseur, faire dire le Pater à l'enfant qui préférait réciter cette prière en français, et disait un soir à Mme de Montglat: «Mamanga, faites pas dire Pater, faites dire Notre-Père.» Étant à ces mots ton règne advienne, il demande: «Mamanga, qu'est-ce à dire ton règne advienne?» Mme de Montglat lui en donne raison, et il continue: «Mamanga, qu'est-ce à dire et nous pardonnez nos offenses?—Monsieur, c'est que nous offensons le bon Dieu tous les jours, nous le prions qu'il nous pardonne.» A ces mots, et nous garde du malin: «Mamanga, qu'est-ce à dire malin?—Monsieur, c'est le mauvais ange qui vous fait dire: Allez-vous-en! Parlez plus haut!» et autres traits de son opiniâtreté. Il dit encore à Mme de Montglat: «Le bon Dieu a été sur la croix, Mamanga?» Héroard, dont la femme est présente à cette conversation enfantine, lui demande: «Monsieur, pourquoi?—Pour ce que nous avions tous été opiniâtres, vous, Mamanga, moi aussi, maman Doundoun et mademoiselle Hérouard.» A l'âge de cinq ans et lorsqu'il marche encore avec des lisières, le Dauphin est mené à la chapelle de Fontainebleau, où «il se confesse à son aumônier pour la première fois», et le 12 avril 1607, jour du jeudi saint, le Roi tient à ce que son fils, malgré «son âge tout foiblet», le remplace dans la cérémonie de la Cène, qui consistait à laver les pieds à treize pauvres.
Lorsque, le 24 janvier 1609, le Dauphin, alors dans sa huitième année, passe des mains des femmes entre celles d'un gouverneur, son éducation devient plus sérieuse, et l'on voit avec plaisir le marquis de Souvré réagir tout d'abord contre une «sale parole, parole de laquais et de palefrenier» dont un des petits gentilshommes attachés à la personne du Dauphin veut continuer à se servir. Aux occupations ordinaires du jeune prince, élevé dès-lors près de son père, s'ajoutent l'escrime et la danse; ce n'est que beaucoup plus tard, dans sa quatorzième année, que Louis XIII prendra de Pluvinel sa première leçon régulière d'équitation, bien que dès l'âge de sept ans il ait commencé à monter à cheval.
Le jeune Louis devait avoir presque autant de précepteurs que de nourrices. Le Roi avait désigné pour faire l'éducation du Dauphin le poëte Des Yveteaux qui sortait de remplir les mêmes fonctions auprès du fils aîné de Gabrielle d'Estrées, César de Vendôme. Un an après la mort de Henri IV, Des Yveteaux, reconnu incapable, était obligé de céder la place à un autre précepteur, le savant Nicolas Le Fèvre, qui, lui, n'avait d'autre défaut que son grand âge. Enfin à Nicolas Le Fèvre, mort en novembre 1612 dans sa soixante-dixième année, succède le sieur de Fleurence qui avait déjà le titre de sous-précepteur du Roi. Héroard nous fait assister à quelques-unes des leçons données par ces trois professeurs successifs, et nous permet de juger leurs enseignements.
Écoutons d'abord Des Yveteaux donnant sa première leçon a un enfant âgé de sept ans et quelques mois: «Après déjeûner M. Des Yveteaux, son précepteur, lui donna la première leçon, commençant par un petit discours qui lui représentoit comme il avoit à reconnoître que Dieu l'avoit fait naître chrétien et dans l'Église apostolique, et fils d'un grand Roi, et par ainsi qu'il avoit à savoir qu'il lui falloit aimer et craindre Dieu, se rendre véritable et juste, à aimer et honorer le Roi et la Reine comme ayant supériorité sur lui, et puis comme ses père et mère; et que les vertus s'apprenoient dans les livres; et commença à lui faire lire le commencement de l'Histoire de Josèphe, puis lui baille par écrit à savoir: «S'il faut que les ecclésiastiques soient appelés aux conseils des princes et ce qui lui en semble.—Je sais pas», répond le Dauphin. (6 mars 1609).
Le 2 mai suivant, «M. Des Yveteaux lui ayant demandé que c'étoit à dire en françois: Discite justitium moniti et non temnere divos, il répond: «Je ne sais.» M. Des Yveteaux reprit: «C'est-à-dire, soyez averti à apprendre à faire justice et à ne craindre point Dieu.»—«Je veux croire que ce fut par mégarde,» ajoute Héroard, se contentant de relever ainsi l'inadvertance du professeur qui confond temnere avec timere.
L'année suivante, on commence à montrer au Dauphin «la carte géographique» et «on lui enseigne que la grandeur d'Espagne est venue lancea carnea, non lancea ferrea, comme les François»; singulière leçon pour un enfant de huit ans et que le médecin prend la peine d'expliquer plus clairement dans une note marginale.
Quelques mois après son avénement, c'est le jeune Roi qui veut faire la leçon à Des Yveteaux. Le 25 juin 1610, «son précepteur lui demande s'il lui plaisoit pas traduire quelque sentence de françois en latin; il répond: «Oui, mais j'en veux faire,» prend la plume et écrit de son invention ces mots: Le sage prince réjouit le peuple. Peu après le précepteur lui demande quel étoit le devoir d'un bon prince, il répond: «C'est d'abord la crainte de Dieu,» et, comme il songeoit pour continuer, son précepteur ajoute: «Et aimer la justice.» Le Roi repart soudain: «Non! il faut: Et faire la justice.»
Le 5 octobre 1610, «son précepteur lui commença la leçon par la louange des romans, et lui demanda s'il pensoit pas que la lecture des romans fût pas suffisante pour instruire un prince?—«Non,» répond le Roi, qui commence à n'avoir plus aucun respect pour son précepteur. Un jour (18 mars 1611), Des Yveteaux, poussé à bout par une plaisanterie que le journal ne rapporte pas, répond au Roi «qu'il n'étoit possible pas des plus savants, mais toutefois qu'il n'étoit pas un homme du commun ne du vulgaire, car on ne l'eût pas mis auprès de Sa Majesté». Lors de sa révocation par Marie de Médicis (25 juillet 1611), le pauvre Des Yveteaux, prenant congé du Roi, le supplie de lui donner quelque bague comme souvenir, et se plaint qu'il avait eu la peine de l'instruire, tandis qu'un autre en aurait l'honneur.
Le 12 août 1611, «M. Le Fèvre entend donner la leçon au Roi par M. de Fleurence, pour essayer à reconnoître sa portée», et le 17 il lui «donne la première leçon sur l'Institution de l'empereur Basile». C'était une rude tâche que celle de précepteur du jeune Louis; il avait peu de goût pour l'étude et il fallait concilier le respect dû au Roi avec la sévérité nécessaire pour faire travailler l'élève. Le gouverneur du prince, qui assistait aux leçons, avait lui-même bien de la peine à maintenir son autorité. Ainsi, le 26 septembre 1611, le jeune Roi, en étudiant, «entre en mauvaise humeur contre M. de Souvré, qui le reprenoit de ce qu'il s'amusoit; il avoit le chapeau sur la tête. Le Roi lui dit: «Vous avez votre chapeau sur la tête!—Oui, répond M. de Souvré, et si je le vous ôterai pas pour cette heure. Ce n'est pas que je ne sache ce que je vous dois, qui est cent, mille fois plus. Plaignez vous-en à la Reine.—Je ne vous ôterai pas aussi le mien», répond le Roi en colère. «M. Le Fèvre, son précepteur le voulut aussi un peu presser sur la leçon; le Roi lui dit: «Quoi! et du commencement vous étiez si doux que vous trembliez tout, et maintenant vous êtes si rude!» Un autre jour, «on lui montroit la carte d'Espagne et les avenues de la frontière; il l'étudioit fort attentivement; M. Le Fèvre lui ayant dit que la France étoit bien un plus grand, plus beau et plus riche royaume, le Roi dit: «Si voudrois-je qu'elle fût à moi.» Une autre leçon du bon Le Fèvre rapportée par Héroard (31 décembre 1611) a pour sujet une sentence en latin sur la clémence, dans laquelle le précepteur insiste sur cette vertu «et la loue sur toutes, disant qu'un prince doit toujours pardonner».
Plus le Roi avançait en âge et plus la position de précepteur devenait difficile auprès de lui; à plus forte raison celle de sous-précepteur. Un jour le Roi répond à M. de Souvré, à propos d'une instruction que devait lui faire M. de Fleurence: «Oui! Fleurence me dira encore des sottises!»—Fleurence lui répond: «Sire, j'aime mieux que vous me haïez homme de bien que si vous m'aimiez méchant; je gagnerai aussi bien ma vie en Turquie qu'auprès de Votre Majesté.» Lorsque Fleurence remplace le savant Le Fèvre, le jeune Roi conteste de plus en plus contre lui à propos de leçons de géométrie et de mathématiques. A l'âge de douze ans, le Roi étudie «en l'histoire, n'apprend plus le latin.» M. de Fleurence, qui était dans les ordres, avait aussi la direction de son instruction religieuse; le 21 décembre 1614, la leçon semblant trop longue au Roi, il demande à M. de Fleurence: «Si je vous donne une évêché, accourcirez-vous vos leçons?—Non, Sire;» et le Roi ne répond rien. L'année suivante le Roi étudie encore, mais armé en guerre, avec la cuirasse, les brassards et «un habillement de tête, fait de fer blanc»; à dater de ce moment il n'est plus question de Fleurence, qui ne mourut cependant qu'en 1616.
Sous le gouvernement de M. de Souvré le système de correction recommandé par Henri IV à Mme de Montglat avait continué d'être suivi, et, même longtemps après son sacre, on voit encore le Roi fouetté à l'âge de dix ans pour avoir, la veille, heurté trop fort à la porte du cabinet de la Reine (19 septembre 1611) et à plus de onze ans pour n'avoir pas voulu prendre médecine. Aussi le jeune Louis craignait-il son gouverneur au point qu'un jour où son pourpoint le serre trop «il ne le veut point desserrer qu'il n'ait su si c'est la volonté de M. de Souvré, auquel il l'envoie demander et qui le lui permet». Ce joug lui pesait cependant, et le médecin rapporte à ce sujet un mot caractéristique du prince; il était depuis un peu plus d'un an confié à M. de Souvré lorsqu'un jour (8 mars 1610) Mme de Montglat vient au coucher du Dauphin qui s'amusait dans son lit «à de petits engins», pendant que son ancienne gouvernante et M. de Souvré devisoient ensemble. «Je puis dire, commence Mme de Montglat, que Monseigneur le Dauphin est à moi; le Roi me l'a donné à sa naissance, me disant: Madame de Montglat, voilà mon fils que je vous donne, prenez-le.» M. de Souvré lui répond: «Il a été à vous pour un temps, maintenant il est à moi.» Le Dauphin, qui écoutait tout ce qui se disait sans en faire semblant, murmure froidement, sans hausser la voix et sans se détourner de sa besogne: «Et j'espère qu'un jour je serai à moi.» L'enfant se trompait dans ses espérances, et, quand, à la fin de 1614, il priait la Reine «de lui ôter M. de Souvré, qu'il ne pouvoit plus durer avec cet homme-là», sa colère ne venait que de ce qu'on avait dit au Roi que M. de Souvré «vouloit empêcher que le sieur de Luynes n'entrât en sa chambre».
III.
Louis XIII en effet, bien que d'un naturel opiniâtre et emporté qui se montre de très-bonne heure, devait toute sa vie subordonner sa volonté à celle de ses favoris et de ses ministres, et ne voir jamais le jour où il s'appartiendrait entièrement. Étant enfant, il disait à ses petits chiens en les caressant: «Ha! je voudrois que vous pussiez manger Mamanga;» et comme son maître d'hôtel et son aumônier l'entendaient, il se retournait vers eux et leur recommandait de ne pas rapporter cette parole à la gouvernante. Que de fois le jeune Roi dut en dire autant, soit à ses chiens, soit à ses familiers, en parlant tout bas de M. de Souvré et, plus tard, du connétable de Luynes ou du cardinal de Richelieu! Héroard, l'un de ses plus intimes confidents, en laisse entrevoir quelque chose, malgré la concision des dernières années de son journal, lorsque, quelques mois après la mort du duc de Luynes, le Roi, étant au lit, parle de la fortune et de la famille du connétable (10 avril 1622); ou quand, dans un séjour en Bretagne, le Roi «va à la Haye voir M. le cardinal de Richelieu avant de se mettre au lit». Le Roi, ajoute Héroard, «se met en colère, ne se peut apaiser; en soi-même se plaint à moi qu'il avoit tort.» (18 août 1626.)
Le meurtre de Concini avait été la suite de ces plaintes sourdes que le jeune Louis laissait échapper contre le favori de Marie de Médicis, depuis la journée du 22 novembre 1616 surtout, où le Roi était dans la grande galerie du Louvre «en l'une des fenêtres qui regardoit sur la rivière, quand le maréchal d'Ancre entra, accompagné de plus de cent personnes, et s'arrêta aussi à une des fenêtres, sans aller vers le Roi, se faisant faire la cour par tous, tête nue; mais il savoit bien que le Roi étoit là, car on lui avoit dit, l'ayant demandé en la chambre.» Le Roi s'en était allé aux Tuileries, «le cœur plein de déplaisir» contre l'insolent, pour qui le Dauphin avait eu déjà une répugnance précoce, si l'on en juge par la petite scène que raconte Héroard à la date du 1er février 1603: «Le sieur dom Garcia, le sieur Conchino arrivent à l'heure de l'habiller. Il se jouoit à un carrosse du palais où il y avoit quatre poupées; l'une étoit la Reine, les autres: Mme et Mlle de Guise, et Mme de Guiercheville. On les lui faisoit montrer, les nommant par leurs noms; il les montroit du doigt. Le sieur Conchino va lui demander: «Monsieur, où est la place de ma femme?» En disant: Ah! il lui montre une avance qui étoit par dehors, au cul du carrosse. Il ne veut point prendre un grain de fenouil confit au sieur Conchino, à qui Mme de Montglat l'avoit baillé pour le lui donner, s'en recule du tout, le regardant, comme importuné.»
Bien que le nom de Marie de Médicis se retrouve presque à chaque page de son journal, sauf la période de l'exil à Blois, Héroard ne cite d'elle qu'un petit nombre de ces traits caractéristiques qui abondent pour Henri IV. On peut juger seulement, en se reportant à quelques passages antérieurs ou postérieurs à la mort du Roi, que les actions et les paroles de la Reine-mère vis-à-vis de son fils n'étaient pas moins libres que celles de son époux.
Il en est de même pour Anne d'Autriche; la première partie du journal révèle beaucoup de particularités relatives au projet d'union avec l'Infante et aux dispositions peu bienveillantes du Dauphin pour les Espagnols; mais, si l'on en excepte les faits qui se rapportent à la célébration et à la consommation du mariage, faits pour la publication desquels nous avons été prévenus par M. Armand Baschet, dans le curieux livre qui a pour titre: Le Roi chez la Reine, Héroard n'a presque rien à nous apprendre sur le caractère et la manière d'être de la jeune Reine.
Son affection toute paternelle pour l'enfant qu'il avait vu naître n'aveugle pas le premier médecin du Dauphin sur les infirmités et les défauts qui se révèlent au fur et à mesure de la croissance, et Héroard a pris soin de noter en marge de son manuscrit de nombreuses remarques sur le tempérament et sur le naturel de Louis XIII. Né sain et robuste de corps, d'après la minutieuse description écrite au moment même où il vient au monde, le Dauphin avait dû pourtant, dès le lendemain, subir une petite opération; comme «il avoit peine à téter, il lui fut regardé dans la bouche et vu que c'étoit le filet qui en étoit cause; sur les cinq heures du soir (28 septembre 1601) il lui fut coupé à trois fois par M. Guillemeau, chirurgien du Roi». L'opération avait été mal faite ou l'enfant avait un défaut naturel dans la conformation de la langue, car, lorsqu'il commence à prononcer quelques mots, on s'aperçoit qu'il bégaye en parlant et «il se fâche quand il ne peut prononcer autrement». Plus tard Héroard remarque encore (1er décembre 1604) qu'il «bégaye fort en parlant». C'est surtout lorsqu'il est ému, qu'il s'anime ou qu'il se met en colère que le Dauphin mâche «sa grosse langue, comme il avoit accoutumé de faire quand il faisoit quelque chose avec grande ardeur». Le 22 décembre 1609, le Dauphin est «mené chez la Reine, mandé par elle, pour lui avoir été dit que son bégayement provenoit pour avoir encore le filet; il fut jugé» qu'il n'était pas nécessaire de faire une nouvelle opération. «Il craignoit qu'on lui voulût couper la langue quand on la lui faisoit tirer; il dit: «Comment me la veut-on couper?» et commençoit d'en pleurer.» Cette infirmité persiste et cependant ne devait pas être très-forte puisqu'elle pouvait disparaître à un moment donné; ainsi, la veille du jour où il doit «aller à la cour de Parlement pour se déclarer majeur», le jeune Roi «fait vœu à Notre-Dame des Vertus, s'il peut, le lendemain, au Palais, prononcer sans faire faute ses paroles pour sa majorité,» et en effet, le 2 octobre 1614, il prononce son discours «hautement, fermement et sans bégayer».
D'un tempérament très-actif, ayant peine à rester une minute en place, ce qui lui rendait l'étude très-pénible, le jeune Louis était pourtant sujet à des accès de rêverie maladive, qui font comprendre l'expression mélancolique de ses traits. Ces accès lui prennent d'abord à ses repas; un soir, le 2 août 1605, «en soupant, ayant été quelque temps sans dire mot, comme il étoit aucune fois réservé et tout ainsi que s'il eût songé à de grandes affaires, il dit: «Mais, c'est Thomas!» Voyant qu'il ne disait plus mot, le médecin lui demande: «Monsieur, qui est ce Thomas?—C'est un homme de pierre; je l'ai vu à Poissy, dans une chapelle, rangé là, à un petit coin.» Il y avoit environ quatorze mois qu'il fut à Poissy, où il vit et entendit nommer cette image du nom de saint Thomas et au lieu où il la représentoit.» Un autre soir «il songeoit en regardant le feu; sa nourrice lui demande: «Monsieur, à quoi songez-vous?—Je songe à quoi je me jouerai.» On a vu plus haut le jeune Roi s'absorber dans des préoccupations plus graves le lendemain de la mort de son père. Héroard caractérise cet état par une expression latine: Quasi aliud agens.
Le sommeil de Louis XIII était fréquemment agité par des cauchemars qui prenaient quelquefois le caractère du somnambulisme. Le 3 octobre 1606, il s'éveille «à une heure après minuit, en sursaut, avec un cri haut extrêmement et effroyable. Sa nourrice et Mlle de Ventelet (qui aidait à le veiller) vont à lui, demandant ce qu'il avoit: «Hé! c'est que papa s'en va sans moi,» dit-il en pleurant et fondant en larmes, «hé! je veux aller avec papa; attendez-moi, papa!» Il le songeoit et s'en éveille... se rendort à peine, ayant le cœur saisi. Le matin sa nourrice lui demande: «Monsieur, qu'aviez à songer et à crier cette nuit?—Doundoun, c'est que je songeois que j'étois à la chasse avec papa; j'ai vu un grand, grand loup qui vouloit manger papa et un autre qui me vouloit manger, et j'ai tiré mon épée, puis je les ai tués tous deux.» Nous regrettons d'avoir à dire que le bon Héroard, avec l'esprit superstitieux qui le caractérise, voit sans doute dans ce cauchemar un présage favorable, et écrit en marge de son journal: Augurium.
Le 29 juillet 1614, le Roi éveillé à une heure, en sursaut, «se veut lever sans dire la cause; ses valets de chambre, les sieurs de Heurles et Armaignac, l'en veulent empêcher, croyant qu'il rêvât: «Laissez-moi, laissez-moi,» dit-il; il se lève en chemise, et ainsi veut aller à la salle.» Le 8 septembre suivant «il raconte comme il avoit songé qu'il voyoit des poissons volants et appeloit de Heurles, son premier valet de chambre; il dormoit et parloit. Il étoit hors des draps sur le milieu du lit, se vouloit élancer pour en aller prendre.» Le 31 novembre 1616, le Roi est pris d'une syncope, à la suite de laquelle il est saigné pour la première fois. Voici une autre indication donnée par Héroard à la date du 4 juillet 1622: «Éveillé à trois heures après minuit, il se plaint, criant et me disant avoir eu froid étant couché dans le lit, et fort peu dormi, les yeux chauds et la tête pesante. Levé, blême, il se sent foible et lassé.» Cette lassitude ne l'empêche cependant pas de partir à quatre heures du matin de la ville de Toulouse, où il était arrivé huit jours avant, et de faire à cheval une dizaine de lieues jusqu'à Villefranche de Lauraguais, où «il se plaint encore des mêmes choses qu'il avoit fait ici dessus». A son entrée à Arles le 30 octobre suivant, le Roi, entouré du peuple qui «crioit en son langage: Vive notre bon roi Louis,» est saisi d'une impression de sensibilité nerveuse «et l'on lui a ouï dire ces paroles: «Dieu vous bénie mon peuple, Dieu vous bénie!» Le soir, pensif, il dit à son médecin «qu'il avoit été triste tout le jour».
Louis XIII passait alternativement et presque sans transition des exercices les plus pénibles et que le corps le plus robuste pouvait seul supporter, à un état de langueur qui le faisait se mettre au lit «avec inquiétude», ou se coucher au milieu du jour «pour ne savoir que faire». Une indication du journal d'Héroard qui peut servir à dater les portraits de Louis XIII et à juger de son tempérament se rencontre dans le journal au 1er août 1624; le Roi, alors âgé de près de vingt-trois ans, «se fait raser la barbe pour la première fois; il ne y avoit que du poil imperceptible».
A cette nature rêveuse et mélancolique, à cette figure silencieuse et qui se déridait rarement (Héroard remarque à plusieurs reprises que le Dauphin n'est ni parleur ni rieur, et que lorsqu'il rit, c'est d'un gros «rire d'hôtelier» comme quelqu'un qui n'en a pas l'habitude), Louis XIII joignait cependant un esprit assez vif; il avait parfois des reparties pleines de bon sens, parfois aussi il raillait et se moquait; mais en avançant en âge ses saillies deviennent plus sévères et plus âpres. Un jour d'hiver (19 février 1605) le porteur de charbon entre dans sa chambre pendant qu'il se lève et lui dit: «Bonjour, mon maître.—Qui est son maître?» demande l'enfant à son aumônier.—«C'est le Roi et vous.—Qui est le plus grand?—C'est papa et vous après, répond l'aumônier.—Non, c'est Dieu qui est le plus grand!» reprend le Dauphin, qui de sa nature «n'aimoit pas la flatterie». Le lendemain «l'on parloit d'un homme condamné à être pendu, le Dauphin demande: «Qui le pendra?» L'on répond que ce seroit le valet du bourreau, il dit: «Je ne veux donc point avoir un valet.» Peu après il appelle Birat, huissier de sa chambre; il avait l'habitude de lui donner le nom de valet et de lui dire: Valet, faites ceci ou cela; ce jour-là il le nomme par son nom: «Quoi, Monsieur, dit Birat, vous ne m'appelez pas votre valet!—Hé! c'est le bourreau qui a un valet,» répond le Dauphin. Un autre jour Mme de Montglat lui demande après qu'il vient de prier pour le Roi: «Aimez-vous bien papa?—Oui.—Comment l'aimez-vous?—Je l'aime plus que Pataut (le chien de sa nourrice).—Monsieur, reprend la gouvernante, il ne faut pas dire ainsi, il faut dire plus que vous-même.—Plus que moi-même! Eh! il ne faut pas aimer soi-même! il faut aimer des hommes, mais pas soi-même!»
Le Dauphin se plaisait aussi à jouer sur les mots et sur les noms; nous nous bornerons en ce genre à une seule citation où figure le poëte Racan. Le 14 octobre 1606 il y avait à son souper «un page de la chambre auquel il demanda: «Comment vous appelez-vous?—Monsieur, je m'appelle Des Ars.—Vous êtes donc un arc? Il vous faut attacher une corde au nez et au bout des jambes, et puis y mettre une flèche et tirer.» D'un autre page de la chambre qui se nommoit Racan, il dit à sa gouvernante: «Mamanga, velà l'arc en ciel, pour ce qu'il tournoit le nom en son entendement, imaginant Arcan et ajoutoit ciel en sa petite fantaisie. Il se plaisoit à des pareilles rencontres.»
Voici, à la date du jour des Rois, une jolie conversation sur le nombreux personnel de la maison du Dauphin: «Il tenoit une peinture du Roi sur du papier, où étoient les nom, surnom et qualités; il les lisoit. M. de Ventelet lui demande: «Monsieur, quand vous serez un jour le Roi, comment mettrez-vous?» Il répond brusquement: «Ne parlons point de cela!—Mais, Monsieur, vous le serez, s'il plaît à Dieu, un jour après papa.—Ne parlons point de cela!—Monsieur, c'est que vous voulez dire qu'il faut prier Dieu qu'il donne longue vie à papa?—Oui, c'est cela.» En dînant il demanda si, pour son souper, il ne y auroit pas un gâteau pour faire les rois; M. de Ventelet lui dit que oui et qu'il seroit le roi. «Ho! non, dit-il, c'est papa.—Monsieur, j'entends le roi de la fève, ce n'est que pour jouer;» et là-dessus je lui dis: «Monsieur, il faudra s'il vous plaît des charges à tous vos serviteurs; que donnerez-vous à M. Birat?—Ce sera le fou.—Et à M. de Ventelet?—Ce sera le bon vieux homme.—Et à moi, Monsieur?—Vous serez l'imprimeur.» M. Boquet, mari de sa nourrice, lui demande une charge.—«Vous serez maître Guillaume,» c'étoit le fou du roi. Je poursuis à lui demander: «Et à M. de Malleville, que lui donnerez-vous? (Il étoit exempt aux gardes écossoises servant près de lui.)—Ce sera Pantalon;» il avoit la barbe assez grande.—«Et M. de la Pointe? (archer du corps qui étoit gros).—Ce sera le gros ventre.—Et M. d'Origny? (son compagnon).—Ce sera le cuisinier;» il étoit un peu malpropre.—«Et maître Jean? (son sommelier).—Ce sera l'ivre.—Et maître Gilles? (son pannetier).—Il sera confiturier.—Et votre huissier de salle? (il faisoit des vers).—Féfé Vaneuil a un petit chien qui s'appelle Joly; quand ils seront ensemble ils feront des vers et Joly les fera par le c...—Et de Vienne? (c'étoit son cuisinier).—Ce sera Sibilot;» c'étoit le fol du feu Roi.—«Et Champagne? (garçon de garde-robe).—Ce sera mon verseur de m...—Et M. Guérin? (son apothicaire).—Ce sera Frely;» c'étoit le nom que ledit Guérin avoit donné à l'un des chiens.—«Et M. de Cressy? (enseigne de la compagnie qui étoit fort grand).—Ce sera le petit Marin;» c'étoit le nain de la Reine.—«Et M. Aude? (huissier de chambre de Madame qu'il voyoit souvent enveloppé au visage).—Ce sera l'enrhumé.» M. Boquet, qui n'étoit pas content d'être maître Guillaume, le pressoit pour lui en donner une autre; M. Birat entre en la chambre, M. Boquet lui dit: «Monsieur, voilà M. Birat; quelle charge lui donnerez-vous?—Ce sera maître Guillaume.—Et moi, Monsieur, lui dit Boquet, que serai-je maintenant que je ne suis plus maître Guillaume?—Vous serez maître Guillaume Dubois, le poëte de mousseu de Roquelaure (c'étoit un fol qui avoit été maçon et se faisoit croire qu'il faisoit bien des vers); mousseu Héroua, il me venoit voir souvent à Fontainebleau, sur la terrasse de ma chambre; il me montroit des vers qui étoient si mal faits, si mal faits,» me dit-il avec action, comme s'il se y fût connu et en souriant.—«Et à M. de Bernet? (porteur de M. d'Orléans).—Ce sera le nouveau tondu;» il avoit ses cheveux et sa barbe faits de nouveau.—«Et Bourgeois? (l'un des huissiers de sa chambre qui étoit vêtu de noir, portant le deuil).—Ce sera la corneille.—Et Montalier? (valet de garde-robe, portant le deuil).—Ce sera le corbeau.» (5 janvier 1608.)
Une autre repartie du Dauphin pourrait s'appeler le Dauphin terrible. Le 30 juillet 1608, il jouait avec des figurines en faïence dont une représentait un singe. Henri IV le vient voir et lui dit que ce singe ressemblait à M. de Guise. «Peu après M. de Guise arrive et lui demande: «Monsieur, qu'est cela?—C'est votre ressemblance.—Comment le savez-vous?—Papa le dit.» Le 21 décembre suivant, le Dauphin se fâche contre les petits gentilshommes attachés à sa personne, «veut qu'ils aient le fouet. Mme de Montglat lui dit qu'il leur falloit pardonner et que le Roi pardonnoit à tout le monde.—A tout le monde! il n'a pas pardonné au maréchal de Biron!»
Le 28 avril 1610, peu de temps avant le couronnement de Marie de Médicis qui devait être suivi d'une entrée solennelle, on disait au souper du Dauphin «que les enfants de Paris qui devoient être à l'entrée de la Reine auroient des éperons dorés. «Ho! dit-il, s'ils en ont de dorés, j'en veux avoir de fer noir.»
Citons encore trois ou quatre mots du jeune Roi qui achèvent de peindre une des faces de son caractère et la tournure que prend peu à peu son esprit. Le 15 juillet 1610, il fait donner à boire à son petit chien et demande: «Pourquoi donne-t-on à boire aux chiens?» Il lui fut répondu: «De peur qu'ils n'enragent.» Il repart soudain: «Les ivrognes donc n'ont garde d'enrager, car ils boivent toujours.»
Le 11 décembre 1612 «la Reine avoit commandé qu'on lui fît la mine pour n'avoir point voulu prendre sa médecine: il s'en aperçut ou il le sut, et s'adressant à Mlle de Vendôme, lui dit tout bas: «La Reine ma mère a commandé que l'on me fasse la mine, mais ils seroient bien tous étonnés si je la faisois.» Soudain il va à Mme la douairière de Guise: «Eh bien, madame de Guise, êtes-vous de celles qui me font la mine?» et s'en va, lui faisant la moue et le hausse-bec.»
Le 9 avril 1616, il construisait un petit fort et y plaçait «des petits canons tirés par des chiens, l'un desquels fait difficulté de passer outre sur une planche qui faisoit du bruit. Il le bat rudement et en colère, le chien passe sans difficulté; lors il dit froidement et de façon sérieuse: «Voilà comme il faut traiter les opiniâtres et les méchants,» et, lui donnant du biscuit, «et récompenser les bons, les hommes aussi bien que les chiens.»
Le 30 décembre 1622, il y avait eu «dispute entre les sieurs d'Ecquevilly et de Sourdis, enfants d'honneur qui portoient des oiseaux de la chambre»; d'Ecquevilly avait été appelé en duel, et on disait au Roi qu'il fallait les empêcher de se battre: «Non, non, répond-il en colère. Qu'on ne les empêche pas; laissez-les battre. Je les séparerai bien; je leur ferai trancher la tête.»
Les inclinations de Louis XIII pour les armes et pour la chasse se montrent chez lui de très-bonne heure; mais, malgré son caractère hautain, il apportera dans ces exercices, comme en toutes choses, des instincts au-dessous de son rang, un esprit subalterne, et il sera plutôt soldat que capitaine, plutôt piqueur que grand veneur. Héroard remarque à plusieurs reprises que le Dauphin «se familiarise de son mouvement avec les soldats plutôt qu'avec toute autre sorte de personnes, faisant du pair et du compagnon avec eux». Son premier favori est un soldat aux gardes, qu'il appelle son mignon Descluseaux; «mais il ne vouloit pas qu'il fût assis à table avec lui pource que, disoit-il, il est pas gentilhomme.» Un jour qu'il faisait ses exercices militaires devant le Roi, avec ses frères naturels MM. de Vendôme et de Verneuil, et les deux petits Frontenac, fils du gouverneur de Saint-Germain, «le Dauphin disoit qu'il vouloit être mousquetaire, et néanmoins il avoit accoutumé de reprendre ceux qui ne faisoient pas bien; le Roi lui dit: «Mon fils, vous êtes mousquetaire et vous commandez!» C'est exactement ce que Louis XIII sera toujours, et roi il joue encore au soldat. Le 23 janvier 1611, après déjeûner, il prend un bâton, se fait mettre en sentinelle par le jeune Loménie, qu'il fait caporal, fait demander à M. de la Curée (lieutenant des chevau-légers) par M. de Préaux (son sous-gouverneur) s'il connoît point ce soldat. M. de la Curée répond que non.—«Il a été aux guerres de Flandre,» dit M. de Préaux.—«Il a bonne mine,» répond M. de la Curée, puis adressant la parole au sentinelle: «Mon compagnon, d'où êtes-vous?—De Gâtinois, répond le Roi.—Comment vous appelez-vous?—Capitaine Louis.—Vous êtes bien habillé! il y a quelque sergent qui est votre camarade, qui vous fournit ce qu'il vous faut?—Oui.»
A l'âge de quinze ans et encore dans sa seizième année, le Roi continue le même jeu. Le 2 septembre 1616, «il s'amuse à faire la garde lui-même, se couche sur la paillasse, s'endort; Descluseaux qui faisoit le caporal l'éveille, le tire par les pieds hors de la paillasse, le met en sentinelle où il se rendort. Descluseaux le y trouve, le met en prison; ce fut en son lit.» Le 20 juin 1617, après avoir, dans la journée, été au conseil et donné une audience à l'ambassadeur de Savoie, et après la cérémonie de son coucher terminée, il se relève dans la soirée et «vêtu légèrement, il descend au jardin, s'amuse à faire la garde, se fait mettre en sentinelle, reçoit le commandement du sergent (c'étoit Descluseaux), y est jusques à une heure après minuit.»
Cinq ans après le jeu devient plus sérieux et produit même une impression pénible. Le Roi qui assiége la ville de Saint-Antonin, occupée par les protestants, descend du rôle de commandant d'armée à celui de simple «artillier»; le 16 juin 1622 «il va au camp à dix heures, au-dessus d'une batterie où il y avoit deux couleuvrines, en pointe par deux fois, tire sur des paysans qui remparoient; à la deuxième fois il en tue deux.» Héroard cite pourtant beaucoup de traits d'humanité de Louis XIII envers les hommes et même envers les animaux, mais ici le désir de prouver son adresse, de se montrer bon soldat, lui fait oublier qu'il n'appartient pas à un roi de tirer sur ses sujets, même révoltés.
Dans son goût passionné pour la chasse, Louis XIII se montre le même. Enfant, il entretient de préférence le veneur maître Martin, lui parle «de tous ses chiens, sait ou demande leurs noms, ce qu'ils savent faire, comme il dresse les jeunes». Roi, il élève lui-même ses oiseaux et leur donne «la mangeaille». Il va seul au bois et à la volerie, en si simple appareil qu'un jour, à Saint-Germain (19 février 1619), un meunier court après lui «le prenant pour un fauconnier, disant et opiniâtrément que c'étoit lui qui lui avoit pris sa poule; à quoi il prenoit plaisir et à le faire contester». Dans un âge plus avancé, il va de Saint-Germain coucher le soir à Versailles, y dort tout vêtu afin d'être plus tôt prêt pour aller à la chasse, et le lendemain (3 août 1624), «éveillé à trois heures, il prend son limier et va au bois pour détourner le cerf, y est deux ou trois heures, et revient tout mouillé à Marly. Il se jette sur un méchant lit sans dormir et, après dîner, va courir son cerf qu'il avoit détourné. Il ne le prend point et revient à Saint-Germain.»
Héroard nous montre encore le Dauphin «curieux de vouloir tout savoir», ayant «l'œil et l'oreille à tout», se plaisant «toujours à quelque exercice pénible». Son goût pour «les œuvres mécaniques» lui fait, tantôt suivre «un maçon qui raccoustroit», tantôt regarder «des charpentiers qui mettoient des cloisons». Voici par exemple une journée où l'on voit la diversité de ses occupations et de ses instincts: Le 10 août 1607 «il se fait mettre dans son petit carrosse découvert jusqu'à la chapelle où il entend la messe, faisant des gambades sur son carreau. Il va à son carrosse, y fait mettre dedans Madame, la petite Vitry et le petit Gramont de la Franche-Comté. Il dit à l'oreille à Hindret, son joueur de luth, qui le menoit: «Je veux être le valet de pied, mais le dites pas.» Deux pages tirent le carrosse, il va à côté branlant les bras et marchant de l'air d'un laquais, se fait appeler le petit Louis. Mené en sa chambre, il se met sur les outils de menuiserie; il a deux pages et deux garçons de la chambre auxquels il commande, leur fournit la besogne et se fait appeler maître Louis. Il vient en ma chambre, me demande papier et encre, se met à peindre, fait un oiseau, puis se met à faire Dondon, sa nourrice.» Une autre fois, «il s'amuse à maçonner une maison, porte lui-même les pierres», ou bien il pave lui-même un chemin, «porte le pavé, le met en œuvre». Roi, il s'amusera «à faire des paniers de menu jonc», clouera «les tapis du pied de son lit avec le tapissier», travaillera avec un émailleur ou avec un excellent tourneur allemand qui lui apprendra à tourner. Le 15 octobre 1614, «il s'amuse lui-même à travailler avec le menuisier, à dresser le jeu de billard,» et le 12 janvier 1617 à établir «une batterie de petits canons qu'il avoit lui-même fondus à sa forge».
Nous avons vu Louis XIII demander à sa mère de lui ôter son gouverneur M. de Souvré, parce qu'il ne «pouvoit plus durer avec cet homme-là»; quinze jours avant il lui avait servi de cuisinier et de maître d'hôtel. Le 13 octobre 1614 il était allé faire collation dans une maison particulière; après avoir mangé, «il entre en la cuisine, met M. le comte de la Rocheguyon à la porte pour huissier, et lui se fait porter des œufs, ayant été auparavant au poulailler pour en prendre. Il donne deux écus à une femme qui lui en apporta six et un poulet, se prend à faire des œufs perdus et des œufs pochés au beurre noir, et des durs hachés avec du lard, de son invention. M. de Frontenac, premier maître d'hôtel, fait une omelette; le Roi commande au petit Humières de prendre un bâton et de servir de maître d'hôtel, au sieur de Montpouillan d'huissier, à d'autres de prendre des plats, et lui prend le dernier et marche ainsi à la salle où étoit M. de Souvré, auquel il avoit commandé d'attendre ce qu'on alloit lui servir. Il fait l'essai du plat qu'il portoit».
Le Dauphin montre des goûts plus élevés dans ses dispositions naturelles pour la musique et le dessin. Suivant l'usage de l'époque, deux musiciens étaient attachés à sa personne «pour l'endormir»; l'enfant les écoutait avec transport, retenait les termes de leur art et voulait même faire sa partie avec eux. Le 23 février 1608, il joue du «tabourin de basque fort bien, en concert avec Hindret, son joueur de luth, et Boileau, son violon; il avoit appris de lui-même. Mené pour donner le bonsoir au Roi et jouer leur concert, il s'arrête à la porte du cabinet et ne voulut jamais entrer pour jouer, comme ayant reconnu que c'étoit chose messéante à sa qualité; le Roi le sut et le trouva bon». Le 11 août 1609, «il fait chanter et chante en concert des chansons d'amour; mis au lit, il fait encore chanter Laudate en concert de voix, d'un luth et d'une mandore».
Un jour de la fête de Sainte-Cécile, «M. de Souvré le vouloit mener à Notre-Dame»; le jeune Roi s'y refusait «à cause, disoit-il, qu'il y auroit une grande messe.—Oui, Sire, lui dit M. de Souvré, mais il y aura de la musique que vous aimez tant!—Oui, mais il y en a de deux sortes; il y en a une que j'aime point»; c'étoit le plain-chant.» La musique que le Roi préférait était celle que lui faisaient à son coucher La Chapelle, «excellent joueur d'épinette qui étoit à lui», et Bailly qui chantait en s'accompagnant du luth. «Quand ils cessoient: «Chantez, chantez,» disoit-il, ainsi que souloit faire le feu Roi son père, duquel il avoit toutes les mêmes actions.» Le 1er septembre 1612, le Roi «commence à apprendre à jouer du luth par Ballard,» et à la fin de l'année 1616 on le voit encore chanter en concert avec les orgues, «sur lesquelles jouoit le sieur de La Chapelle».
Louis XIII enfant avait moins d'ardeur pour la danse, peut-être parce que cet exercice faisait partie de son éducation, tandis que la musique et le dessin n'étaient que des arts d'agrément qui ne lui étaient pas imposés. Cependant, le 21 février 1608, il danse fort bien son ballet des Falots devant Henri IV qui «en pleure de joie»; mais plus tard Héroard écrit à la date du 5 janvier 1611: «Dansé à regret; il n'aimoit pas la danse de son naturel, et si il faisoit bien; il le fait pour faire les révérences à M. de Souvré qui le forçoit à les bien apprendre.» Dans les années suivantes au contraire le Roi figure lui-même dans plusieurs ballets, et on sait qu'il se plaisait à en composer.
Dès l'âge de trois ans, le Dauphin commence à «crayonner sur du papier» et Héroard a conservé précieusement ces premiers griffonnages, dans lesquels il voit déjà une «merveilleuse inclination à la peinture»; on les retrouve dans le manuscrit de son journal, ainsi que les premiers essais d'écriture de l'enfant. Ces dispositions pour le dessin se développèrent un peu plus tard, pendant les séjours à Fontainebleau où de nombreux artistes, à la tête desquels se trouvait Martin Fréminet, continuaient les travaux de décoration commencés sous François Ier. Le 14 décembre 1606, le Dauphin s'amuse à peindre «ayant fait venir un peintre qui lui apprend; il l'écoute et suit ce qu'il lui dit, maniant aussi dextrement le pinceau que l'ouvrier, et tenant les couleurs au pouce comme le peintre, qui lui fait tirer un visage». Le matin, il avait dit à Mme de Montglat: «Je peindrai, je vous ferai un beau petit chérubin.—Ho! lui dit la gouvernante, vous êtes un beau peintre! Vous ne sauriez peindre le beau temps.—Si ferai.—Comment ferez-vous?—Je prendrai du blanc, puis des couleurs de chair et du bleu.—Mais vous ne sauriez faire le soleil ne la lune.—Si ferai.—Comment ferez-vous le soleil?—Je prendrai du jaune et du rouge, et je les mêlerai.—Et la lune?—Je prendrai du blanc et du jaune, je les mêlerai, puis je ferai un visage, puis ce sera la lune.» Le lendemain, «il envoie quérir deux jeunes peintres, dit qu'il veut apprendre à peindre; étant arrivés, il prend les couleurs au pouce, peint des cerises après le crayon du peintre, demande: «Que faut-il que je fasse? Faut-il du blanc, du rouge?» et besogne dextrement et avec attention.»
Deux jours après, c'est Fréminet lui-même qui vient donner au Dauphin une leçon dont Héroard a conservé les dessins, et son journal nous fait assister à la petite scène d'intérieur qui se passe entre le prince et le premier peintre du Roi. Aussitôt que Fréminet entre dans sa chambre, le Dauphin lui montre ses peintures des jours précédents et lui dit: «J'ai fait ces cerises, j'ai fait cette rose.» M. Fréminet, «peintre du Roi, excellent personnage», lui dit: «Monsieur, vous plaît-il que je vous fasse faire un oiseau avec la plume?» Il lui répond gaiement: «Oui; Mamanga, envoyez quérir mon écritoire;» il met son papier sur sa petite table et commence à griffonner tout seul un oiseau dont le corps est semé de grosses taches d'encre: «Les taches noires du milieu, dit-il, ce sont les plumes.» Fréminet lui propose alors de lui conduire la main et lui fait dessiner un perroquet, mais ce n'est pas sans peine, à cause de l'impatience de l'enfant qui veut aller plus vite que l'artiste. Fréminet dessine ensuite une tête de profil et dit au prince: «Faites un visage comme celui-là.—Ho! ho! dit-il en souriant, je ne saurois.» Fréminet lui reprend alors la main et lui fait dessiner deux profils, puis, pour terminer la leçon, l'artiste retourne le papier et dessine une belle tête de guerrier coiffé d'un casque; l'enfant ravi lui donne pour le remercier une grosse poire.
Le 6 février 1607, le Dauphin, qui est toujours à Fontainebleau, parle dans son lit, avant de s'endormir, «sur les peintures qu'il a faites, d'un bois, d'une montagne, du ciel; qu'il n'avoit pas les couleurs pour faire les ombrages du soleil et de la lune; que demain il achèvera, peindra la chasse au blaireau pour la présenter à papa; il n'en pouvoit sortir tant il y prenoit de plaisir». En effet, le lendemain, «il s'assied et accommode une petite toile carrée, et la cloue sur un petit ais pour peindre dessus, ayant auprès de lui le petit-fils de l'un de ses jardiniers, qui savoit peindre et qui lui montre. Il le suit avec son pinceau, froidement, attentivement, dextrement et avec vouloir et affection d'apprendre. Ce désir l'avoit fait lever plus matin que de coutume, il y avoit de l'inclination comme aux autres sortes de mécaniques. Ayant achevé son bocage, il dit au petit peintre: «Faites l'accoustrer.—Monsieur, lui dit le peintre, y ferai-je faire un châssis?—Oui, oui.—Monsieur, je n'ai point d'argent.—Mamanga, donnez-moi de l'argent pour faire un châssis à mon petit tableau.» Elle lui baille deux quarts d'écu; il va au peintre et lui dit: «Tenez, velà deux quarts d'écus, gardez-en un pour en faire un autre.» Trois jours après le Dauphin «tire de son pupitre le paysage qu'il avoit fait avec le petit peintre; Mme de Montglat lui dit: «Monsieur, il vous faut écrire.—Non, Mamanga, qu'on aille quérir le petit peintre;» il aimoit la peinture», répète encore Héroard.
Une autre fois c'est Dupré, le graveur en médailles, qui donnera au jeune prince, toujours à Fontainebleau, une leçon de modelage. Le 6 juin 1607, le Dauphin, qui pose pour un sculpteur en cire nommé Paolo, s'amuse pendant ce temps à «tirer en cire» son mignon Descluseaux. Dans l'après-midi «il s'amuse, avec de la cire, à faire un visage, pendant que M. Dupré, statuaire du Roi, le tire pour en faire une médaille; il sait tout ce qu'il faut faire et travaille fort dextrement, polit, fait les cheveux, perce les yeux, les oreilles, tout sur la trace grossière que M. Dupré lui en avoit faite». Le lendemain il dit à son médecin qu'il le «veut peindre en cire pendant que M. Dupré l'achèvera» et qu'il lui fera la barbe pointue comme une épingle.
Plus tard le Dauphin fait faire par Boileau, son joueur de violon, et fait lui-même des copies d'après quelques-uns de ces dessins dont la mode s'était conservée depuis le seizième siècle et que l'on nommait des crayons; c'est tantôt Duguesclin ou Louis XII, tantôt ses deux grands-pères Antoine de Bourbon et le duc de Toscane; lui-même pose pour Boileau et il fait attacher ces crayons sur la tapisserie de sa chambre. Héroard a joint à son manuscrit une copie de la main du Dauphin d'après un crayon représentant la marquise de Ménelay. Une autre fois le Dauphin copie le portrait de la reine Jeanne de Sicile et «en huile le portrait du Roi qui étoit devant lui; il étoit fort reconnoissable».
Louis XIII conserva toute sa vie son goût pour la peinture et le dessin. Lorsqu'au mois de février 1611, Marie de Médicis veut lui acheter à la foire Saint-Germain une chaîne de diamants, «il n'en veut point, dit mieux aimer des tableaux», et à diverses reprises il se remet à peindre «ayant fait venir Bunel, l'un de ses peintres et excellent». Le 25 juillet 1622, étant à Béziers, le Roi «s'amuse à peindre en crayon, ne laisse pas d'entendre ses affaires par M. de Puisieux, secrétaire d'État»; et au mois d'août 1627 on le retrouve à Versailles, s'occupant encore «à peindre». Si Héroard avait vécu jusqu'aux derniers jours de son maître il l'aurait vu, quelques semaines avant sa mort, ainsi que le rapporte Dubois, l'un des valets de chambre du Roi, «travaillant fort longtemps à peindre certains grotesques, à quoi il se divertissoit ordinairement».
IV.
La liberté de mœurs et de langage qui régnait sous Henri IV commence à disparaître avec Louis le Juste, que l'on a aussi surnommé Louis le Chaste. Dès la première année de son avénement au trône, un jour que le Roi «fait faire la musique de voix et d'instruments» et qu'il parle des chansons qu'il vient d'entendre, M. de Souvré lui demande: «N'avez-vous point fait chanter de celles du feu Roi, qui étoient pour les amours de Mme la princesse de Condé et autres?—Non, répond le Roi.—Pourquoi?—Je les aime point,» dit-il brusquement. L'année suivante, Concini s'étant permis au coucher du jeune Louis une indécente plaisanterie sur la nourrice du Roi et sur les femmes qui veillaient encore près de son lit, le Roi, «le regardant en colère, lui tourne le dos» en lui reprochant ces «vilainies»; et encore, le 25 décembre 1619, comme il dînait à sa petite chambre où le prince de Condé et plusieurs seigneurs «se parloient de mots qui dépassoient la gaillardise», le Roi dit: «Je ne veux point que l'on dise des saletés et des vilainies.»
Louis XIII n'avait non plus aucun goût pour les fous de Cour, les faiseurs d'horoscopes, les soi-disant poëtes à cervelle dérangée qui étaient admis familièrement auprès de son père. Étant Dauphin, on le voit chasser à coups de pied Engoulevent, prince des sots, qui était entré en sa chambre; «il haïssoit naturellement, dit Héroard, les plaisants et bouffons.» Une autre fois il renvoie de sa chambre «un gentilhomme de Normandie, nommé le sieur de la Valée, qui se mêloit de prédire par horoscopes et nativités; il s'adresse à lui parmi la troupe, lui dit: «Allez-vous-en,» et le presse si fort qu'il fallut sortir.»
L'accès des résidences royales était alors d'une facilité inouïe. Les épousées de village y venaient danser le jour de leurs noces; les merciers, les porte-paniers y entraient pour débiter leurs marchandises, les mendiants pour demander l'aumône; les musiciens ambulants pénétraient jusque dans l'intérieur des appartements. Le 10 juin 1604, on voit le Dauphin faire sortir de la salle du Roi, à Saint-Germain, «un cul-de-jatte qui jouoit du flageolet, disant: «Mettez dehors! qu'il joue, mais je ne le veux pas voir.» Il ne veut point voir Olyvette, folle de feu Mme de Bar (sa tante), ne veut point voir maître Guillaume (fou de Henri IV), n'aime point les fols de cette sorte.» Son goût pour la musique lui fait pourtant un autre jour, pendant son dîner, écouter ce même cul-de-jatte avec plaisir jusqu'à ce que, «après avoir joué longtemps et deux violons avec lui,» l'estropié lui dit d'une voix rude: «Monsieur, buvez à nous.» Il devient rouge, disant soudain: «Je veux qu'il s'en aille.» Son médecin lui dit: «Monsieur, il est pauvre; il ne les faut pas chasser.—Il ne faut pas que les pauvres viennent ici.—Monsieur, non pas tous, oui, bien ceux qui vous font jouer comme lui.—Qu'il aille donc jouer là-bas.» Mme de Montglat l'en veut aussi distraire, il lui répond: «Mamanga, il m'étourdit;» et puis après il dit: «Je ne bois qu'à papa et à maman.»
Héroard note dans son journal non-seulement les grands personnages qui viennent visiter le Dauphin, mais encore les plus infimes. Pendant la première année c'est une véritable procession de gens de toute sorte qui font le voyage de Paris à Saint-Germain en «grande troupe» ou en «compagnie», et qui sont admis à voir l'enfant au berceau ou dans les bras de sa nourrice. Tantôt ce sont des courtisans qui rendent au Dauphin le plus singulier hommage; tantôt c'est une vieille revendeuse de Paris, à moitié folle, qui «se prend à danser devant lui», avec les mots et les gestes les plus indécents. A côté de ces scènes burlesques le médecin nous en montre de touchantes, telles que celle du 28 avril 1602, où le lieutenant-général de Fontenay-le-Comte «âgé de quatre-vingts ans, arrive en jupe, se met à genoux et à pleurer, le voit remuer, et s'en retournant dit à Mme de Montglat qu'il plût à Dieu de donner à Monseigneur le Dauphin le bonheur de son père, la valeur de Charlemagne et la piété de saint Louis; et s'étant retourné pour s'en aller, étant au coin du grand pavillon, il lève les mains au ciel et dit: «Dieu, m'appelle quand il lui plaira, j'ai vu le salut du monde.»
Une autre visite d'un caractère bien particulier est celle que Sully fait au Dauphin le 20 juillet 1606: «A midi, M. de Sully, revenant de Rosny, le vient voir. Mme de Montglat fait ouvrir la grande porte de la salle; M. le Dauphin y est mené en attendant M. de Sully; comme il est au milieu de la cour, elle le fait courir au-devant de lui, pour l'embrasser comme il faisoit au Roi. Il s'arme à l'accoutumée, est piquier, fait armer la compagnie, entre en garde, va à la charge, fait les exercices. M. de Sully lui donne cinquante écus en quadruples, ses soldats les lui arrachent des mains; il n'eut presque pas le temps de les manier; il ne lui en demeura qu'une pièce qu'il tient ferme contre Montailler, tailleur de Mme de Montglat, dont il s'écrie: «Hé! maman, Montailler me l'arrache;» elle y vient, la prend et fait rendre les autres, qu'elle retient. Il n'en dit mot, ne s'en plaint point, mais peu après il dit: «Mais moi je suis soldat et je n'ai point eu d'argent;» M. de Sully lui donne un doublon, puis s'en va.» Après avoir constaté cette «grande indiscrétion» envers le Dauphin, Héroard ajoute en marge de son manuscrit que Mme de Montglat eut quatre de ces doublons, le chevalier de Vendôme un, le musicien «Hindret, un, etc.»
On a d'autres exemples de cette incroyable avidité de la gouvernante; le 30 septembre de la même année, après avoir soupé avec le Roi, le Dauphin suit son père «en la chambre de la Reine, laquelle lui donne deux pièces de monnoie d'or. Ramené en sa chambre, querelle pour ces deux pièces d'or entre Mme de Montglat et sa nourrice, lui bien empêché pour les contenter toutes deux.» Moins de deux mois plus tard, le 20 novembre, le Dauphin est mené dans la chambre du Roi où se trouve Sully. Mme de Montglat lui dit: «Monsieur, l'on dit que vous êtes avaricieux, demandez à M. de Sully de l'argent pour donner.» Il ne dit mot et ne veut point; il ne demandoit pas aisément, de peur d'être refusé; il s'en offensoit. Mme de Montglat l'en presse, et sur cela il entend que M. de Sully disoit: «Il n'est pas encore temps;» il se retourne soudain, comme dépité, disant: «C'est pas du sien, c'est de celui à papa,» et s'en va. Mme de Montglat le retire vers M. de Sully: «Monsieur, dit-elle, dites à M. de Sully qu'il fasse pour moi ce que je lui demanderai.—Qu'est-ce?—Monsieur, dites-lui seulement cela.» Il demanda toujours ce que c'étoit, et enfin, fort pressé, dit par acquit et se retournant: «Faites cela pour Mamanga, et s'en va tout dépité.»
Le Dauphin n'aimait pas à s'adresser à Sully, et disait de lui: «C'est un glorieux.» Quelques jours avant l'assassinat de Henri IV il est «mené en carrosse à l'Arsenal où M. de Sully lui demande: «Monsieur, voulez-vous de l'argent?—Non, dit-il par dédain.—Mais, Monsieur, dites si vous en voulez,» et il le lui demande par plusieurs fois.—«Si vous en voulez bailler, répond le Dauphin, faites l'apporter à Monsieur de Souvré.» Il avoit cueilli des brins fleuris d'un arbre qui lui avoit plu; M. de Sully lui dit: «Monsieur, quand vous reviendrez ici, vous trouverez cent bourses pleines d'écus sur cet arbre-là que vous avez trouvé beau.—Ce sera un bel arbre,» dit-il, négligemment et sans le regarder. Cependant lorsqu'au commencement de 1611, Sully est «démis de la garde de la Bastille et de la surintendance des finances, le Roi dit à M. de Souvré: «L'on a ôté mousseu de Sully des finances?—Oui, Sire.—Pourquoi?» demande-t-il, avec contenance d'étonnement.—«Je n'en sais pas les raisons, répond le gouverneur, mais la Reine ne l'a pas fait sans beaucoup de sujets, comme elle fait toutes choses avec grande considération. En êtes-vous marri?—Oui.»
La figure du brave Crillon, lorsqu'il visite le Dauphin, est un peu celle d'un capitan de comédie. Le 19 avril 1605, «arrive M. de Crillon, mestre de camp du régiment des gardes, qui ne l'avoit pas encore vu; le Dauphin lui ôte son chapeau, lui donne sa main à baiser, disant: «Bonjour, moucheu de Crillon.» M. de Crillon lui dit: «Monsieur, voulez-vous que je tue cettui-ci, cettui-là?» en montrant les personnes qui sont autour de lui.—«Non,» répond l'enfant étonné.—«Qui donc? demande Crillon.—Les ennemis de papa.» Ces manières semblent si étranges au Dauphin, qu'un peu plus tard, lorsque Crillon accompagnant le Roi revient à Saint-Germain et que Henri IV demande à son fils: «Qui est celui-là?» il répond: «Le fou.» M. de Crillon lui dit brusquement s'il vouloit qu'il battît M. de Souvré.—Non.—Si je ne le bats point, m'aimerez-vous?—Oui.» Le 6 avril 1606, Crillon vient encore voir, pendant son goûter, le Dauphin qui ne veut pas lui dire adieu; Mme de Montglat «l'en tance dans sa petite chambre: «Mais, Mamanga, c'est un méchant homme. Je suis brave, je suis furieux!» dit-il, en faisant les contenances de M. de Crillon.»
Le Dauphin est en perpétuelle opposition contre tout ce qu'il voit et ce qu'il entend, au grand étonnement de son médecin lui-même. Un jour, à Fontainebleau, une troupe d'Égyptiens vient danser au château et les gens de service se divertissent avec les bohémiennes. Le Dauphin regarde danser ces Égyptiens, mais il défend que «pas un des siens danse avec leurs femmes»; le soir on parlait devant lui «de ce qu'il n'avoit permis la danse aux siens avec ces femmes». Héroard lui demande: «Monsieur, voudriez-vous bien que j'eusse dansé avec elles?—Non, dit-il, je ne voudrois pas que vous eussiez touché la main à ces vilaines femmes; elles sont si sales!» Le lendemain on fait entrer ces bohémiens pendant son dîner, alors «il ne veut plus manger que l'on ne fasse sortir trois Égyptiens, disant qu'ils sentoient mauvais».
Cette répugnance du Dauphin fait comprendre la résistance que Henri IV rencontre chez son fils la première fois qu'il veut lui faire laver les pieds aux pauvres à sa place, le jour du jeudi saint: «Je ne veux point, dit-il, la veille, ils sont puants,» et le lendemain lorsqu'on lui demande s'il lavera bien les pieds aux pauvres, il répète encore: «Non, je ne veux point, ils ont les pieds puants.» On juge de ce que, Roi et à peine âgé de neuf ans, il dut souffrir lorsque, quelques jours après son sacre, il eut à toucher plus de neuf cents malades des écrouelles. «Il se reposa quatre fois, dit Héroard, mais peu, ne s'assit qu'une seule fois. Il blêmissoit un peu du travail, et ne le voulut jamais faire paroître, ne voulut pas prendre de l'écorce de citron.» Le jour de l'Assomption 1611, le Roi touche quatre cent cinquante malades, «se trouve foible; il faisoit une extrême chaleur»; ayant «lavé les mains avec du vin pur et respiré du vin, il revient à lui». En 1613, il touche jusqu'à onze cent soixante-dix malades; mais lorsqu'en 1619, Héroard lui demande «s'il toucheroit les malades (il y avoit de la peste à Paris), le Roi lui répond avec colère: «Non! mais ces gens-ci me pressent si fort, si fort! Parlez à eux, ils me persécutent si fort! Ils disent que les rois ne meurent point de la peste; ils pensent que je sois un roi de carte!»
V.
Tous ceux qui s'occupent de l'histoire de l'art français savent par expérience combien sont rares les renseignements qu'on peut trouver sur ce sujet dans les collections de mémoires et de chroniques, et l'on ne songerait guère à aller chercher des indications de ce genre dans le journal d'un médecin. Héroard en donne cependant de très-précieuses, de très-nouvelles et de très-inattendues. On a déjà pu voir d'après lui un Louis XIII artiste, que l'on connaissait à peine sous ce rapport; assistons maintenant aux séances dans lesquelles le Dauphin pose pour les dessinateurs, les peintres, les sculpteurs chargés successivement de reproduire son effigie.
Le premier en date est Charles Decourt, «peintre du Roi», dont les dessins, s'il en subsiste encore aujourd'hui, doivent être attribués à l'un des Du Monstier. En effet les quatre portraits du Dauphin que Decourt fait de 1602 à 1607, le premier «par commandement de la Reine, pour l'envoyer à Florence», sont tous «peints en crayon».
Le 27 mars 1602, c'est «le peintre du Quesnel» qui peint le Dauphin en pied, de grandeur naturelle, «il avoit deux pieds et demi»; ce portrait paraît destiné à la duchesse de Mantoue, sœur de Marie de Médicis et tante de l'enfant.
Le 25 février 1603, le Dauphin est «amusé dans sa petite chaise, auprès du peintre nommé Charles Martin, demeurant à Paris, sur le pont Notre-Dame, près Saint-Denis de la Chartre»; l'indication est précise et ne peut se rapporter qu'à un portrait. En 1604, le Dauphin est encore «peint par le sieur Martin», et un an plus tard l'enfant se rappelle cette circonstance; «en goûtant il entend parler de M. Martin et dit: «C'est celui qui a fait la peinture de moucheu le Dauphin.» Le 3 mars 1605, «il s'amuse seul, sans dire mot, avec un petit puits d'argent... donnant une extrême patience à se laisser peindre par maître Jehan Martin»; ce maître Jehan Martin est-il le même que le Charles Martin cité deux ans avant, et y a-t-il dans le journal une erreur de prénom? Quoi qu'il en soit, ce doit bien être ce dernier «maître Martin» qui, au mois d'août 1605, fait le portrait de Mme Élisabeth, âgée de deux ans, et qui, le 10 mai 1606, peint d'après le Dauphin un portrait dont Héroard nous donne cette minutieuse description: «Maître Martin, son peintre, vient pour le peindre, le peint armé de son corcelet, sous sa robe de velours cramoisi garnie d'or, l'épée au côté et la pique de la main droite, la tenant droite, la tête couverte de son bonnet de satin blanc, d'enfant, avec une plume blanche; c'est la première fois qu'il ait été ainsi peint.» Le Dauphin «se fait donner des couleurs et un pinceau, imite le peintre mêlant ses couleurs, regarde parfois la besogne de son peintre. Il tenoit sa chienne Isabelle, la caressoit, la baisoit, l'appeloit sa mignonne, car il aimoit extrêmement les chiens; il disoit à son peintre qu'il peignît sa chienne auprès de lui. Mlle Mercier lui dit: «Monsieur, il ne faut pas que ceux qui sont armés aient des chiens avec eux;» il répond soudain: «Mais ce sera pour prendre les ennemis par les jambes.»
Voici deux autres crayons d'après le Dauphin: Le 20 mars 1604, «il voit le jeune Du Monstier, peintre,» se posant devant lui avec un portefeuille, et, croyant que c'est pour écrire, il lui dit: «Écrivez.» Héroard lui explique: «Monsieur, il veut écrire votre visage, votre nez, vos yeux.» Alors le Dauphin dit au peintre: «Écrivez-moi;» il «lui soutient doucement le portefeuille et a peur de l'empêcher». Le lendemain il s'amuse à ses échecs d'argent «pendant que le jeune Du Monstier tire son crayon». Le 27 septembre suivant, jour où le Dauphin a trois ans accomplis, il s'amuse encore «à ses échecs d'argent», pendant que «Mallery en tire le crayon».
Voyons maintenant les sculpteurs: Le 20 août 1604, le Dauphin «baise un portrait en cire de la Reine, assez mal fait, qu'il reconnut; il est tiré en cire, avec sa nourrice, par le sieur Paolo, pour être porté en Italie». Une autre fois, «il se joue, tenant un portrait du Roi, fait en cire, dans une boîte d'ivoire, et s'amuse à travailler sur de la cire, comme il avoit vu faire au sieur Jehan Paulo». Ce Paolo fait encore un portrait en cire du Dauphin, à la date du 6 juin 1607.
Le 21 septembre 1604, c'est une figure en terre, destinée sans doute à être cuite à la poterie de Fontainebleau, où l'on fabriquait de rustiques figulines dans le genre de Bernard de Palissy. Ce jour-là le Dauphin, après avoir été dire adieu au Roi et à la Reine qui allaient à la chasse, est ramené «pour être retiré tout de son long, en terre de poterie, vêtu en enfant, les mains jointes, l'épée au côté, par Guillaume Dupré, natif de Sissonne près de Laon. A trois heures et demie goûté; il donne la patience au statuaire tout ce qui se peut». On a vu, plus haut, ce même Dupré, «statuaire du Roi», modeler le 6 juin 1607 une médaille du Dauphin. M. A. Jal, dans son utile Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, nous apprend que le célèbre graveur en médailles Guillaume Dupré était protestant; mais il n'a pas trouvé son acte de décès sur les registres du temple de Charenton, et il en conclut que Dupré n'est pas mort à Paris. Quant au lieu de naissance de Dupré Mariette prétend qu'il était de Troyes, et la date de cette naissance est également inconnue. Peut-être l'indication formelle donnée par Héroard servira-t-elle à retrouver des dates précises pour la biographie d'un de nos plus éminents artistes.
Il est un autre sculpteur du nom de Dupré ou de Després qui vient modeler encore une statue du Dauphin, mais malheureusement Héroard ne donne cette fois que des renseignements vagues et difficiles à éclaircir. Le 10 mars 1605 «arrive un sculpteur envoyé de la Reine; le Dauphin lui demande: «Peintre, comment vous appelez-vous?» Il répond: «Després». Il est tiré en bosse de cire pour jeter en fonte par Després.» Cinq jours après, nouvelle mention de ce «statuaire» dont le nom est laissé en blanc, et qui est désigné comme Flamand de naissance et retiré à Florence. Il continue à travailler à son modèle de cire «de la hauteur d'un pied et demi» qui, «par le commandement de la Reine», doit être jeté en or pour l'envoyer à l'Annonciade de Florence. Le Dauphin dit: «C'est mon frère de cire,» s'amuse à son petit ménage d'argent et dit à M. de Vendôme: «Allez-vous-en.» Mme de Montglat l'en reprend, il répond: «Ce n'est pas moi, c'est mon petit frère de cire qui l'a dit.» Enfin, le 17 mars, troisième et dernière séance de deux heures, pour achever de «tirer sa figure de cire» par «Du Pré», dont le prénom reste en blanc.
Héroard ne donne pas non plus le nom de famille d'un peintre italien attaché à un neveu de Marie de Médicis, le prince Ferdinand de Gonzague; le 21 août 1606, pendant que le Dauphin s'amuse à peindre, cet artiste, du prénom de Francesco, «le pourtrait de son long».
Le lendemain du jour où l'on a vu le premier peintre de Henri IV donner une leçon de dessin au Dauphin (18 décembre 1606), «M. Fréminet commença de le peindre», et le Dauphin ayant dit: «Mamanga, je voudrois bien avoir des couleurs, mais je voudrois des siennes, elles sont plus belles,» on lui en envoie quérir au logis du sieur Fréminet, au jardin des Canaux; il s'en amuse avec le pinceau.» Le 23, «M. Fréminet achevoit de le peindre, lui s'amusant à peindre, et il fit un oiseau sur de la toile avec de la craie». Nous ne pouvons quitter Fréminet sans montrer le Dauphin fuyant son maître d'écriture pour aller voir travailler le peintre de la chapelle de la Trinité, ou bien se promenant dans les appartements de Fontainebleau en faisant ses observations enfantines. Le 16 août 1608, «il ne se peut mettre à l'écriture; y ayant demeuré un quart d'heure, il sort et dit à M. de la Court, exempt des gardes: «La Court, je ne sarai rien faire qui vaille, allons voir Fréminet;» c'étoit une excuse. Il vient en ma chambre, y joue à la paume, va à la galerie qui mène à la volière, puis s'en retourne à la chapelle y trouver Fréminet; ce n'étoit que pour fuir l'école». Trois jours après, le 19 août, «il monte tout au haut de son pavillon, à la chambre de sa nourrice et à celle des peintures de M. de Franco, peintre du Roi; y a goûté.»
Le lendemain il vient dans la chambre d'Héroard «pour y écrire, y trouve M. Fréminet, peintre du Roi, celui qui a fait les desseins et les peintures de la chapelle. Il est bien aise de trouver cette occasion et demande à voir ce qu'il en avoit fait, y va, monte par un escalier de bois tenant à la garde-robe de M. d'Anjou, au bout de la galerie lambrissée, sur un échafaud près de la voûte de la chapelle, sans peur ne étonnement, se plaît à voir les peintures, y est assez longtemps; s'en retournant il dit: «Aussi vrai, velà qui est bien fait;» descendu il s'en va voir les peintures qui étoient là où se mettent les musiciens, y monte par une petite échelle, y voit une Annonciation et dit encore: «Aussi vrai, velà qui est bien fait.» Il se fait descendre par un trou entre deux planches.»
L'année précédente, comme le Dauphin se promenait dans la galerie de Fontainebleau, «Mme de Montglat lui montre la peinture d'un léopard, lui demande que c'est, il répond: «Je sais pas.—Monsieur, c'est un léopard.—Il ressemble à de Hoey.» C'étoit un peintre; il étoit vrai. Il avoit l'imagination fort bonne. M. de Malleville lui montre une voile de navire et lui demande: «Monsieur, à quoi sert une voile?—C'est pour faire aller le navire, car le vent le pousse.» Il y avoit des H peintes, Mme de Montglat lui demande: «Quelle lettre est cela?—C'est un H; quand je serai grand je ferai mettre des L auprès.»
Le dernier portrait du jeune Louis comme Dauphin est de bien peu antérieur à son avénement au trône; le 16 février 1610 «en étudiant, il est peint par Bunel, peintre excellent qui est au Roi».
Dans la seconde partie de son journal, Héroard ne mentionne que deux portraits de Louis XIII: l'un de Porbus, «flamand, peintre excellent», qui le 11 février 1611 «le tire de sa hauteur pendant qu'il se joue à des petites besognes»; l'autre de Fernand, aussi «peintre excellent»; pendant que le Roi est au bain (2 août 1617) il le peint «étant dans l'eau».
Le médecin rapporte encore un trait d'humanité du jeune Roi envers un artiste, mais il dédaigne de donner le nom de ce pauvre diable; le 16 juillet 1611 «un certain peintre lui apporte un portrait de cire de son visage; le Roi lui demande: «Combien en voulez-vous?—Sire, il vaut bien deux pistoles.—En velà sept.—Sire, ma pauvre femme est bien malade; s'il vous plaît de me donner quelque chose pour la faire assister?—Tenez, je vous donne tout ce que j'ai,» dit le Roi en vidant sa bourse; il y avoit encore sept pistoles.»
Ce n'est pas seulement à propos des portraits de Louis XIII que le journal d'Héroard nous fournit çà et là des renseignements utiles à recueillir pour l'histoire des arts, et lorsqu'il nous montre le Dauphin jouant avec «ses petits marmousets de poterie», le bon médecin ne se doute pas qu'il va jeter quelque lumière sur une question dont on se préoccupait peu de son temps, mais qui de nos jours a le plus vif intérêt pour les amateurs de curiosités. Nous voulons parler de ces nombreuses pièces de faïence française, datant évidemment du commencement du dix-septième siècle, et classées jusqu'à présent, faute de documents certains, sous le nom de faïences de l'école de Palissy. Les collectionneurs pourront désormais désigner avec certitude sous le nom de faïences de Fontainebleau quelques-unes de ces pièces, et entre autres le plat représentant Henri IV, Marie de Médicis portant le Dauphin, et à côté d'eux féfé Vendôme, ce frère naturel de Louis XIII dont il est si souvent question dans Héroard. Divers passages de son journal servent à reconnaître les produits de cette «poterie de Fontainebleau» où le Dauphin va fréquemment acheter ses jouets. Ainsi, le 20 mars 1608, «il s'en va à la poterie; on lui demande ce qu'il veut?—«Attendez, j'y songe: Combien vendez-vous cela?» dit-il en montrant la figure du Roi. On lui en demande trois écus; il commande de les bailler, prend l'effigie du Roi, l'embrasse, la donne à porter à sa nourrice». Le 7 mai suivant la princesse de Conty devait danser un ballet dans la chambre de la Reine et venir après dans celle du Dauphin. «On lui propose de faire préparer une collation de petites pièces qu'il avoit prises en la poterie,» et, le ballet fini, il mène toutes les personnes qui l'avaient dansé à sa collation; «et de rire, et de faire des exclamations: c'étoient des petits chiens, des renards, des blaireaux, des bœufs, des vaches, des écurieux, des anges jouant de la musette et de la flûte, des vielleurs, des chiens couchés, des moutons, un assez grand chien au milieu de la table, un dauphin au haut bout, un capucin au bas».
Ce petit catalogue se trouve complété à diverses reprises; ainsi, le 23 octobre 1604, le Dauphin mené à la poterie «s'y joue longtemps et voulut avoir un cheval blanc». Le 7 novembre 1606, «il s'amuse à mettre en bataille, file à file, toute sa compagnie de pièces de poterie, et le Dauphin étoit à la tête». Le 12 décembre suivant, «il s'amuse à un chandelier de poterie, dont il fait une fontaine, siffle d'un rossignol de poterie où il fait mettre de l'eau, s'amuse au buffet du roi, fait du temps du roi François Ier, qui s'ouvroit par un marmouset». Le 29 mai 1607, «il va à la poterie, où il prend plusieurs pièces, chiens, lions, taureaux, puis revient en sa chambre où, sur le tapis de pied, il les fait combattre». Le 5 juin suivant, le fils de M. de Saint-Luc, âgé de quatre ans, vient dire adieu au Dauphin. Héroard lui demande bas à l'oreille: «Monsieur, vous plaît-il pas de lui donner quelque chose?—Oui.—Monsieur, quoi?—Un cheval marin (qui étoit de poterie).—Monsieur, vous plaît-il que je l'aille quérir?—Oui, mais ne prenez pas celui qui est cassé.» Enfin, le 24 avril 1608, le petit duc d'Orléans, frère puîné de Louis XIII, donne à la fille de Mme de Montpensier «une petite nourrice de poterie qu'il tenoit»; on sait que cette figure a été attribuée jusqu'à présent à Bernard de Palissy.
Héroard nous signale aussi à diverses reprises (et quelquefois par des descriptions qui pourraient servir à les reconnaître si on les rencontrait aujourd'hui dans quelque collection) les bijoux, les pièces d'orfévrerie, les objets précieux de toute sorte, donnés en présent au Dauphin. C'est d'abord Henri IV qui envoie à son fils âgé de deux ans «une croix du Saint-Esprit, premier présent que le Roi lui a fait, la croix tenue par un dauphin émaillé de bleu». Marie de Médicis lui donne «une enseigne de diamants avec un bouquet de plumes d'argent», une autre fois le «petit coffret d'argent où elle mettoit ses pendants d'oreille,» puis «une petite montre couverte de diamants». Le 15 septembre 1610 «la Reine lui veut donner des petites besognes, comme des Agnus Dei, garnis de diamants»; il ne les prend pas et demande «un petit livre couvert de diamants», que la Reine lui refuse, «disant que le feu Roi son père le lui avoit donné; il le désiroit pour le mettre en son oratoire».
Ce n'est pas la reine Marguerite qui aurait eu le courage de refuser, et les présents qu'elle fait au Dauphin sont les plus magnifiques de tous. La première fois qu'elle le voit c'est: «un Cupidon parsemé de diamants, assis sur un dauphin, et tenant un arc d'une main et un brandon de l'autre, parsemé de diamants; au ventre du dauphin il y avoit une émeraude gravée d'un dauphin couronné et entouré de petits diamants.» Elle lui donne encore «un petit cimeterre parsemé de diamants et à Madame un serre-tête de diamants». Un autre jour elle lui envoie «un navire d'argent doré, sur roues, allant au vent à la hollandoise»; lors de la foire de Saint-Germain, elle lui donne «une enseigne et un cordon de diamants, le tout estimé à deux mille écus,» et elle commande à l'orfévre de lui «bailler tout ce qu'il demanderoit, promettant de le payer».
La princesse d'Orange, fille de l'amiral Coligny, a aussi pour le Dauphin une amitié singulière; en revenant de Flandre elle «lui apporte des ouvrages de la Chine, à savoir: un parquet de bois peint et doré par dedans, peint des feuillages, arbres, fruits et oiseaux du pays, sur de la toile qui lioit les ais de demi-pied; l'on s'en servoit comme de cabinet. Elle donne à Madame de la vaisselle tissue de jonc et crépie, par le dedans, de laque, comme cire d'Espagne. Mme de Montglat demande au Dauphin: «Monsieur, aimez-vous bien Mme la princesse d'Orange?—Oui.»—Héroard lui demande: «Comment l'aimez-vous?—De tout mon cœur.» Mme la princesse d'Orange en rougit et en pleura de joie.» On «lui avoit donné le matin de petites besognes de bois qui se font en Allemagne»; le lendemain (16 août 1605) «il fait porter son petit cabinet de la Chine, se met dedans et se joue avec ses petits jouets d'Allemagne et d'argent».
Un autre présent fait à la sœur aînée du Dauphin, Mme Élisabeth, par sa marraine l'infante Isabelle, gouvernante des Pays-Bas, est «une chaîne de diamants, où tenoit au bout une enseigne de diamants, en laquelle étoit une relique des os de sainte Élisabeth».
Lorsque César de Vendôme épouse Mlle de Mercœur, le Dauphin reçoit de Mme de Mercœur «une petite chaîne de chiffres d'or, où pendoit un Hercule enrichi de petits diamants, et à la base au-dessous étoient écrits ces mots: La grandeur de ton père et ta vertu te font plus grand qu'Hercule». Enfin le Dauphin reçoit encore de l'électeur de Brandebourg «un échiquier où les carrés étoient d'ambre jaune, et au-dessus les rois de France en ivoire».
On peut aussi, avec Héroard, reconstituer en partie le riche cabinet d'armes de Louis XIII. Sa première épée lui est donnée à l'âge de un an par la belle Corisande, ancienne maîtresse de Henri IV, qui lui envoie aussi sa première arbalète. La duchesse de Bar, tante du Dauphin, lui envoie, le 26 janvier 1603, un charmant joujou, «des armes complètes de la hauteur d'un demi-pied,» et à la fin de la même année les députés de Moulins lui offrent, au nom de la ville, sa première armure: «une épée, une lance et une paire d'armes complètes» qu'il revêt le 14 juillet 1604, et dont il se joue encore deux ans après: le 5 juillet 1606, «il monte tout en haut de sa garde-robe, où il fait prendre ses armes toutes complètes, faites à Moulins, les fait porter en sa chambre avec la croix (pour les suspendre), les fait accommoder dessus, y travaille lui-même, va quérir en son armoire son épée rouge et la y fait ceindre, puis fait apporter sa pique, la met lui-même sous le brassal, toute droite comme s'il eût été en sentinelle.»
Le 31 octobre 1604, «M. de Blainville, maréchal des logis de sa compagnie de gendarmes, lui fait présent d'une belle et petite arquebuse d'un pied et demi de long», et c'est avec cette arquebuse, «faite à Rouen par Timothée», et qu'il appelait la Blainville, que, le 21 octobre 1611, le jeune Roi tirera pour la première fois à balle.
Le 18 septembre 1605, le duc de Lorraine envoie au Dauphin «un mousquet dans un fourreau de velours vert et une bandoulière brodée d'or et d'argent, les charges d'or émaillé et la fourchette qui étoit un dauphin». En 1606, M. de Rosny, que l'on n'appelle pas encore Sully, lui donne «un petit canon d'argent»; en 1607, le prince de Galles, frère aîné de Charles Ier, lui envoie une escopette et une couple de petits pistolets.
Héroard indique encore deux armures complètes données à Louis XIII: l'une présentée au Dauphin en 1609, de la part du duc de Lesdiguières, avait été faite à Milan et avait coûté mille doublons; l'autre est envoyée au Roi, en 1611, par le prince Maurice de Nassau.
A la fin de l'année 1611, Louis XIII possédait sept arquebuses; le 1er janvier 1614 il en a quarante, et six semaines après cinquante-cinq. Le Roi avait sans doute fait cette nombreuse acquisition à la foire de Saint-Germain, car le 4 février 1616, il va «en carrosse à la foire Saint-Germain des Prés où il a acheté quatre arquebuses, ayant méprisé toutes autres sortes de marchandises». Son cabinet d'armes le suivait dans ses voyages, et une des occupations favorites du jeune Roi était de démonter et de nettoyer lui-même ses arquebuses.
Cet instinct particulier, qui le porte en toute circonstance à faire lui-même «œuvre de ses mains», devait naturellement détourner le jeune Roi de concevoir et d'entreprendre ces grands travaux de bâtiments affectionnés par son père Henri IV et repris depuis avec tant de passion par son successeur Louis XIV, le fils tardif de Louis XIII et d'Anne d'Autriche. Dans la seconde partie de son journal Héroard nous montre assez fréquemment le Roi, posant la première pierre de divers monuments, tels que: le bâtiment neuf de Vincennes et le collége de Cambrai (1610), l'aqueduc d'Arcueil (1613), le soubassement de la statue de Henri IV sur le Pont-Neuf (1615), le portail de Saint-Gervais (1616), le pont Saint-Michel (1617), les Récollets de Saint-Germain (1621), les Carmélites de Toulouse (1622). Ces cérémonies devaient plaire au jeune Louis qui y trouvait une occasion publique de montrer son adresse et faisait «merveilles», en jetant «le mortier pris dans un bassin d'argent, avec une petite truelle d'argent». La dernière mention de ce genre est à la date du 28 juin 1624. Dans cette journée le Roi «monte à cheval; part du Blanc-Mesnil (résidence du secrétaire d'État Potier d'Ocquerre), arrive à Paris à une heure, va au Louvre pour mettre la première pierre du pavillon du côté du jardin, avec une médaille de la face et du revers du pavillon faite par M. Grotius, flamand, homme très-docte. Au partir de là il est allé à l'Hôtel de Ville, y a goûté, y met la première pierre d'une fontaine que l'on avoit fait venir en la place des eaux de Roungy, puis monte à cheval, va au galop à Versailles, y arrive à cinq heures, va à la chasse au renard, revient souper à huit heures.»
Le château de Versailles, où l'on vient de voir le Roi se retirer et chasser encore après une journée aussi fatigante, est la seule construction de quelque importance à laquelle Louis XIII ait attaché son nom. On sait par Félibien avec quelle «piété pour la mémoire du feu Roi son père» Louis XIV voulut conserver les bâtiments qui s'élèvent encore au centre de ce château et entourent la cour de marbre. Dès le mois de février 1621, Héroard nous montre le Roi chassant et dînant pour la première fois à Versailles, terre qui appartenait alors à l'évêque de Paris, Jean-François de Gondi, mais dont le «vieil» château était depuis longtemps «ruineux et inhabitable»; puis le nom de Versailles ne revient qu'au commencement de l'année 1624, après une lacune de plus de onze mois dans le manuscrit du médecin. Sans cette interruption si regrettable, on saurait de source certaine comment Louis XIII peut, en moins d'une année, créer à Versailles une installation assez rapide et assez complète pour qu'à la date du 9 mars 1624, Héroard écrive: «Il entre en carrosse et va pour la chasse à Versailles, y dîne, par après monte à cheval, va courir un cerf, le prend, revient de bonne heure et prend un renard. Après souper il va en sa chambre, fait faire son lit qu'il avoit envoyé quérir à Paris, y aide lui-même.» Cette installation est définitive au milieu de la même année, et le Roi passe à Versailles une semaine entière; le 30 juin 1624, le Roi «étant à son château de Versailles» fait tenir sur les fonts de baptême par un de ses gentilshommes la fille de François Mongey, «concierge du château de Versailles»; le 2 juillet «il va à la messe, va faire donner la curée du cerf à ses chiens, revient au château, va faire faire l'exercice à ses mousquetaires, puis a tracé le plan de la basse cour de sa maison de Versailles». Le 2 août suivant, «après souper il monte à cheval, part de Saint-Germain, va au déçu de chacun à Versailles, où il arrive à huit heures et demie, s'amuse à voir toutes les sortes d'ameublements que le sieur de Blainville, premier gentilhomme de la chambre, avoit fait acheter, jusques à la batterie de cuisine.» En 1626, le Roi fait la Saint-Hubert à Versailles, y donne «un excellent festin aux Reines et princesses, où il porte le premier plat, puis s'assied auprès de la Reine. Il y fit garder un ordre merveilleux, puis leur donna le plaisir de la chasse.»
Pendant la dernière année du journal et de la vie d'Héroard, on voit encore Louis XIII, malade, languissant de corps et d'esprit, se traîner à Versailles où un jour, pour se distraire, «il mange d'un pâté que M. le cardinal de Richelieu avoit envoyé à ses mousquetaires.» Le 24 août 1627, le Roi arrive en carrosse à Versailles, «se met auprès du feu, puis sur son lit, à midi dîne à table, puis va en sa chambre, se couche sur son lit, se fait couvrir les jambes de sa robe fourrée, y est environ une heure, s'amuse à peindre. A quatre heures et demie il sort à pied, va à la porte entretenir les soldats du corps de garde, puis entre dans son petit carrosse tiré par un cheval et va se promener, voir son plant.» Enfin la fièvre disparaît, et le 15 septembre 1627 le Roi renvoie «tous les médecins qu'on avoit appelés»; le surlendemain Louis XIII retourne à Versailles pour quelques jours, et y fait encore «faire l'exercice à ses mousquetaires», avant de les emmener au siége de la Rochelle, où le fidèle premier médecin du Roi devait terminer ses jours.
VI.
Dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de la faculté de Montpellier, un ancien professeur de cette école de médecine, Jean Astruc, écrivait vers 1760: «Il est fâcheux d'être obligé, comme je le suis, de prendre les particularités de la vie de Jean Héroard dans les ouvrages d'un de ses plus grands ennemis.» Cette fâcheuse obligation, ajouterons-nous, se rencontre dans presque toutes les questions biographiques, et, que le personnage dont on s'occupe soit des plus célèbres ou appartienne à un ordre secondaire, l'on est à peu près certain de se trouver en présence de renseignements incomplets, contradictoires, erronés, dictés par la légèreté ou par la passion. Les documents qui peuvent servir à composer une notice sur le premier médecin de Louis XIII offrent les mêmes difficultés de contrôle et vont nous laisser dans l'incertitude sur bien des points.
«Jean Héroard étoit de Montpellier, dit le docteur Astruc. Il fut immatriculé dans le registre de la Faculté le 27 août 1571, et prit ses degrés en 1575.» Ces dates sont positives et doivent avoir été relevées sur les registres de la Faculté de Montpellier; il n'en est pas de même de celle de la naissance d'Héroard qu'un manuscrit de la Bibliothèque impériale place au 12 juillet 1552. L'erreur manifeste qui précède cette date, relativement à l'âge d'Héroard au moment de sa mort, permet de la mettre en doute, et celle donnée par le P. Lelong semble plus vraisemblable; il dit Héroard «né le 22 juillet 1551». Si la note qui termine le manuscrit original est exacte, Héroard, mort en 1628 «âgé de soixante-dix-huit ans», serait né vers 1550.
D'après le médecin Charles Guillemeau qui est le «grand ennemi» signalé par le docteur Astruc, et qui a écrit contre Héroard plusieurs diatribes en latin, le père du «futur premier médecin de Louis XIII» était un barbier de Montpellier qui appartenait, ainsi que son fils et toute sa famille, à la Religion «prétendue réformée». Après avoir étudié quelque temps les lettres et la médecine «en dépit des Muses et d'Apollon», Héroard se serait enrôlé comme simple soldat dans l'armée de Coligny, et, saisi de frayeur à la bataille de Moncontour, il se serait enfui à toutes jambes jusqu'à Montpellier, où il aurait repris ses études. Peu de temps après, le chirurgien Jacques Guillemeau, père de celui qui raconte à sa manière la vie d'Héroard, étant venu dans sa jeunesse à Montpellier «curieux de voir et d'apprendre du nouveau», s'y serait lié avec Héroard; puis, de retour à Paris et nommé chirurgien ordinaire de Charles IX, il aurait bientôt rencontré son camarade de Montpellier battant le pavé de la capitale. Après l'avoir embrassé et lui avoir demandé pourquoi il était à Paris, ce qu'il y faisait et ce qu'il savait faire, Jacques Guillemeau (toujours suivant le récit de son fils) annonce à Héroard que le roi Charles avait chargé son premier chirurgien, Ambroise Paré, de lui trouver un jeune homme capable, et disposé à s'adonner à l'étude des chevaux et de leurs maladies; puis il lui propose de le présenter à son ami et collègue Paré pour cet emploi. Héroard saisit avec empressement cette occasion d'entrer dans la maison du Roi; il est amené par Guillemeau au logis d'Ambroise Paré, qui le conduit à Vincennes, où le Roi se plaisait d'ordinaire à jouer à la paume: «Sire, lui dit Paré, je vous amène, ainsi que vous me l'avez commandé, un futur médecin de cheval;» et le Roi, ne voulant pas se dédire, ordonne de coucher Jean Héroard sur l'état de sa maison, en lui assignant quatre cents livres de traitement par an.
Abandonnons ici le mauvais latin de Charles Guillemeau, que nous abrégeons et traduisons tant bien que mal, pour rappeler ce que nous apprend Héroard lui-même, dans la préface de son Hippostologie, sur ses rapports avec Charles IX: «Le feu roi Charles, lequel sur toutes choses prenoit un singulier plaisir à ce qui est de l'art vétérinaire, duquel le sujet principal est le corps du cheval, me commanda, quelques mois avant son décès, d'y employer une partie de mon étude, pour en dresser après quelque instruction aux maréchaux et autres qui travaillent, et sans raison et sans science, aux maladies des chevaux... J'avois déjà conçu le gros de l'œuvre et fait dessein de l'ordre que je devois tenir pour élever cet édifice, quand il décéda; de telle sorte que je me vis frustré par son trépas de l'espérance que j'avois de rendre témoignage de mon ardent désir à satisfaire et obéir au vouloir de mon Roi.»
Si l'on en croit Guillemeau, le successeur de Charles IX n'ayant pas pour la chasse, les chiens et les chevaux la même passion que son frère, Henri III se serait tout d'abord privé des services d'Héroard qui n'aurait réussi à rentrer dans la maison du Roi qu'après avoir passé par celle du duc Anne de Joyeuse, qui «était pour le Roi un autre Héphestion». Guillemeau insinue ensuite que Héroard se montra lâche et ingrat envers le duc de Joyeuse et qu'il l'abandonna, lors de sa campagne de 1586 en Guyenne, comme il avait abandonné Coligny à Moncontour. Héroard rappelle une seule fois dans son Journal ses services sous Joyeuse: «M. le marquis de Renel et moi, écrit-il le 25 octobre 1607, parlions des voyages où nous nous étions vus aux armées, du temps du feu Roi, conduites par feu M. de Joyeuse.» On voit, aussi, à la date du 20 octobre 1605, Héroard conserver précieusement le livre d'heures de Henri III, «un livre jaune» où «il y a un roi qui prie Dieu» que le médecin avait eu à Tours et qu'il tenait probablement du Roi lui-même. Contrairement à ce que prétend Guillemeau, Henri III avait chargé son médecin de continuer l'ouvrage sur l'art vétérinaire commencé sous son prédécesseur. «Le feu Roi, dit-il, me commanda de le poursuivre, de façon que dès lors j'en tirai les premiers traits, par un recueil sommaire du nombre et de la figure des os du cheval, leur donnant noms françois pour, puis après, comme sur un premier crayon, représenter les vives couleurs, non-seulement par le discours entier de l'anatomie, mais aussi de tout l'art vétérinaire.» Le célèbre bibliographe Antoine Du Verdier avait vu et, suivant son expression, «tenu à son aise», bien avant la mort de Henri III, le manuscrit de ce livre; «Jean Héroard, dit-il dans sa Bibliothèque, imprimée à Lyon en 1585, conseiller, médecin ordinaire du Roi, a écrit Hippostologie c'est-à-dire discours des os du cheval, dédié au Roi, non encore imprimé, selon une inscription latine mise au front du livre avant l'épître liminaire,» et Du Verdier reproduit cette inscription d'où il résulte que: Henri III, roi de France et de Pologne, voulant rétablir et remettre en lumière le noble art hippiatrique, obscurci depuis tant de siècles par l'ignorance et l'incurie, a commandé pour l'usage public cet ouvrage, composé par Jean Héroard, de Montpellier, sous les auspices de Marc Miron et d'Alexis Gaudin, premiers médecins du Roi et de la Reine.
Il est encore un témoignage précieux à recueillir pour prouver que Jean Héroard n'était pas autant l'ennemi des Muses que le veut Charles Guillemeau. Après la mort de Ronsard (27 décembre 1585), un grand nombre de pièces en vers latins furent composées par les amis du poëte vendômois et imprimées l'année suivante sous ce titre: Tumulus Petri Ronsardi et Syntagma Carminum, Elegiarum, Eclogarum, ab Amicis, in ejus obitum. Parmi toutes ces pièces il s'en trouve une signée: Jo. Heroardus Regis Medicus P. et c'est précisément celle qui fut choisie pour figurer sur le tombeau, érigé au poëte dans le chœur de l'église de Saint-Cosme de Tours, dont Ronsard était prieur. Pendant les guerres de Religion, dit M. Prosper Blanchemain dans son Étude sur la Vie de Ronsard, «les huguenots envahirent le monastère de Saint-Cosme et détruisirent le tombeau que de pieuses mains avaient élevé à sa mémoire, et ce fut seulement en 1609 que Joachim de La Chétardie, conseiller-clerc au Parlement de Paris, étant alors prieur commendataire de Saint-Cosme, lui fit ériger un monument de marbre orné de son buste et de cette inscription:
EPITAPHIUM PETRI RONSARDI
POETARUM PRINCIPIS ET HUJUS CŒNOBII QUONDAM
PRIORIS.
D. M.
CAVE VIATOR, SACRA HÆC HUMUS EST,
ABI, NEFASTE, QUAM CALCAS HUMUM SACRA EST,
RONSARDUS ENIM JACET HIC
QUO ORIENTE ORIRI MUSÆ,
ET OCCIDENTE COMMORI,
AC SECUM INHUMARI VOLUERUNT.
HOC NON INVIDEANT, QUI SUNT SUPERSTITES,
NEC PAREM SORTEM SPERENT NEPOTES.
IN CUJUS PIAM MEMORIAM
JOACHIM DE LA CHETARDIE,
IN SUPREMA PARISIENSI CURIA SENATOR
ET ILLIUS, VIGINTI POST ANNOS,
IN EODEM SACRO CŒNOBIO, SUCCESSOR
POSUIT.
«Cette épitaphe, sauf les six dernières lignes, a été insérée dans le Tombeau de Ronsard, comme ayant été composée par J. Héroard, médecin du Roi. Il est vraisemblable que La Chétardie se sera borné à reproduire l'inscription originale, en ajoutant que le monument avait été reconstruit par ses soins. Le biographe et l'un des derniers admirateurs du maître, Guillaume Colletet, la traduit de cette façon:
Epitaphe de Pierre de Ronsard,
Prince des poëtes et autrefois prieur de ce monastère.
Arreste, passant, et prends garde; cette terre est sainte. Loin d'icy, prophane! cette terre que tu foules aux pieds est une terre sacrée puisque Ronsard y repose. Comme les Muses, qui naquirent en France avecque luy, voulurent aussy mourir et s'ensevelir avecque luy, que ceux qui luy survivent n'y portent point d'envie, et que ceux qui sont à naistre se donnent bien de garde d'espérer jamais un pareil advantage du ciel.
C'est à la mémoire de ce grand poëte que Joachim de La Chétardie, conseiller au souverain Parlement de Paris et, vingt ans après, son successeur en ce mesme prieuré, a consacré cette inscription funèbre.
«De même que la première, continue M. P. Blanchemain, cette nouvelle sépulture devait disparaître à son tour. L'orage révolutionnaire de 1793 emporta le prieuré de Saint-Cosme; nul ne s'inquiéta du buste érigé par La Chétardie, et le marbre tumulaire à demi brisé n'obtint l'hospitalité d'un musée de province qu'après un demi-siècle d'oubli.» L'épitaphe latine de Pierre de Ronsard, composée par Jean Héroard, existe en effet, «très-fruste, mais en partie lisible encore,» au Musée de Blois.
Héroard était de service auprès de Henri III lorsque le Roi fut frappé par Jacques Clément, et le docteur Astruc nous apprend que c'est en qualité de «médecin par quartier» qu'il fut présent à l'ouverture du corps. Il conserva ses fonctions sous le roi de Navarre avec le titre de «conseiller, médecin ordinaire et secrétaire du Roi», et dédia à Henri IV son Hippostologie, imprimée enfin en 1599. Deux ans après il était nommé premier médecin du Dauphin, et Guillemeau prétend que ce fut grâce à la protection du grand écuyer de Bellegarde. Vers la même époque Jean Héroard devint seigneur de Vaugrigneuse, par son mariage avec Anne Du Val, fille et héritière de Guillaume Du Val, trésorier de la généralité de Tours et seigneur de Vaugrigneuse.
Avec la naissance de Louis XIII commence pour Héroard une nouvelle existence qui va nous permettre de laisser de côté les diatribes de son ennemi Charles Guillemeau. La tendresse du médecin pour l'enfant qui lui est confié a un caractère tout paternel et vraiment touchant. Lorsque, quelques années plus tard, il sera question de donner un précepteur au Dauphin, Héroard écrira: «Je lui fais offre (à ce précepteur) d'un journal d'où il pourra tirer, fil après autre, des conjectures évidentes des complexions et des inclinations de notre jeune Prince; et si l'affection se pouvoit transporter, je lui en fournirois à suffisance et autant que nul autre, voire de cette tendre et cordiale passion que naturellement les pères ont pour leurs propres enfants.»
Héroard a développé ses idées sur l'éducation, dans un livre qui a pour titre De l'Institution du Prince, qu'il devait dédier au Dauphin et imprimer à la fin de l'année 1608. «Il faut, dit-il dans les premières pages de ce livre, bégayer avec les petits enfants, c'est-à-dire s'accommoder à la délicatesse de leur âge et les instituer plutôt par la voie de la douceur et de la patience que par celle de la rigueur et de la précipitation;» suivant cette méthode le Dauphin est à peine âgé de deux mois que le médecin lui parle déjà comme si l'enfant pouvait le comprendre et il commence à lui dire «qu'il falloit être bon et juste, que Dieu l'avoit donné au monde pour cet effet et pour être un bon roi; que s'il le étoit Dieu l'aimeroit»; on comprend combien le digne médecin est heureux de constater que l'enfant «l'écoutoit fort attentivement et sourioit à ses paroles».
Quand le Dauphin commence à souffrir des dents, Héroard passe la nuit entière à le veiller; «j'ai toujours, dit-il le 13 avril 1602, demeuré debout, accoudé sur le bord de son berceau, tenant sa main droite dedans la mienne.» Aussi son médecin est-il un des premiers que l'enfant reconnaît et nomme en son jargon. Après une absence de quelques jours, Héroard note en ces termes, à la date du 29 avril 1603, l'accueil que lui fait le Dauphin: «A onze heures et un quart j'arrive, de retour de Paris; je le salue, lui disant: «Monsieur, Dieu vous donne le bonjour.» Il ne fait pas semblant de me voir, mais se prend à courir et se cacher deçà delà, me guignant des yeux pleins d'allégresse et en passant tout riant, il me tendoit la main pour la baiser. Il en faisoit ainsi à ceux qu'il aimoit.» Il faut dire que presque toutes les fois que le médecin s'absente, il rapporte à l'enfant quelque jouet; c'est tantôt un suisse, un lion ou un cheval de poterie, tantôt un petit arc avec des flèches et quelques jours après «un bracelet d'ivoire pour mettre au bras à tirer de l'arc», tantôt un trompette turc à cheval ou un gendarme sur un cheval noir, tantôt, lorsqu'il commence à grandir, une arbalète à jalet.
Le Dauphin va souvent dans la chambre de son médecin regarder des livres d'images: ceux de Gesner sur l'histoire naturelle, dont les estampes d'animaux et d'oiseaux amusent et instruisent l'enfant; le livre des bâtiments de Vitruve et celui des antiquités de Rome, dont il demande «la raison de chacune des figures», ou encore des livres et des cartes de géographie, et même l'Hippostologie, dont l'auteur lui «rend raison de toutes les figures». Aussitôt que l'enfant peut comprendre que son médecin tient un registre «journalier» de ses faits et gestes, Héroard essaye d'user de ce moyen pour exercer sur lui une influence salutaire; ainsi, le 16 juin 1604, le Dauphin vient en la chambre de son médecin. «Je tenois sur ma table, dit Héroard, la liasse de mon journalier pour le montrer à Mme de Panjas (dame d'honneur de la duchesse de Bar) qui étoit avec Mme de Montglat. «Ce livre, Monsieur, lui dis-je, c'est votre histoire pisseusse.» Il répond: «Non.—C'est votre histoire breneuse.» Il répond: «Non.—C'est l'histoire de vos armes.» Il répond: «Oui.» En s'exprimant ainsi sur la forme de son journal, le médecin allait, sans s'en douter, au-devant du reproche que Tallemant des Réaux devait lui adresser un jour dans son Historiette de Louis XIII.
Le 23 janvier 1606 le Dauphin demande à Héroard: «D'où venez-vous?—Monsieur, je viens de mon étude.—Quoi faire?—Monsieur, je viens d'écrire en mon registre.—Quoi?—Monsieur, j'étois prêt à écrire que vous avez été opiniâtre.» Il me dit, à demi pleurant: «Ne l'écrivez pas.» Le 25 septembre 1607, le Dauphin, dit encore Héroard, «s'amuse à écrire et à peindre, m'appelle pour me montrer son ouvrage, et me le donne en intention de le mettre en mon registre.» Cependant, il faut bien l'avouer, Héroard transcrit parfois, et sous la dictée même du Dauphin, quelques-unes de ces «paroles honteuses» dont, en d'autres occasions, il cherche à le reprendre.
Héroard, qui voulait élever les enfants plutôt par la voie de la douceur que par celle de la rigueur, devait cruellement souffrir dans ses principes et dans sa tendresse pour le Dauphin, lorsque l'enfant était châtié. La première fois que le Dauphin est fouetté (9 octobre 1603), c'est en l'absence d'Héroard, et un peu plus tard, le 7 janvier 1604, jour où «on met le Dauphin en si mauvaise humeur qu'il fault de crever à force de crier», le médecin ajoute: «Tout fut en si grande confusion que je n'eus point le courage de remarquer ce qu'il fit, sinon qu'il vouloit battre tout le monde, criant à outrance; fouetté longtemps après.» Héroard devait intervenir souvent pour demander grâce, sous prétexte de santé, et on se cachait un peu de lui pour punir l'enfant. Ainsi il écrit, le 2 mars 1607: «Fouetté comme je suis entré en la chambre; j'ai trouvé Mme de Montglat en colère contre lui et marrie de ce que j'ai rencontré la chambre ouverte.» Le 28 juin 1607 Héroard est plus heureux; le Dauphin éveillé à huit heures «se jette du lit à bas, fait fermer les portes de peur que Mme de Montglat ne lui donnât le fouet, qu'il craignoit pour des fautes faites le jour précédent; elle vient, il y court pour l'empêcher; j'obtiens grâce, il ouvre».
On peut juger, par quelques autres passages du journal, de la profonde affection que le médecin éprouve pour l'enfant et de l'attachement toujours croissant du Dauphin pour lui. Voici, par exemple, à la date du 20 décembre 1606, une scène où figurent Héroard et sa femme: le soir, en le déshabillant pour le coucher, la nourrice du Dauphin «lui tire tant soit peu un cheveu; il s'en prend à crier et plaindre fort dolentement. Ma femme lui dit: «Mais, Monsieur, vous criez tant pour un cheveu, vous ne sauriez plus crier pour un coup d'épée?—Je m'en soucie bien, d'un coup d'épée!» répond le Dauphin. Ma femme réplique: «Monsieur, et pourquoi ne vous soucieriez-vous pas d'un coup d'épée?—Pour ce que je serois mort,» dit-il avec façon, comme ne se souciant et se déplaisant de la vie», et le bon médecin, tout attendri, ajoute en marge: «Il m'en arracha des larmes.»
Le 21 juillet suivant, autre scène qui demande une petite explication préliminaire. Le médecin craignait beaucoup pour l'enfant l'usage du vin; Henri IV, au contraire, toutes les fois que son fils dînait avec lui, en faisait verser au Dauphin qui y prenait goût, et alors Héroard effrayé ne manque jamais d'inscrire en marge de son journal: «Nota, nota. Son goût pour le vin; il y faudra prendre garde.» Donc, le 21 juillet 1607, le Dauphin s'avise de demander du vin à son dîner, et à la première observation qu'on lui fait, répond: «Bien, c'est tout un, donnez m'en,» et, raconte Héroard, «il me regarde et me commande de lui en faire donner. Je lui dis: «Monsieur, il vous feroit mal.—Papa le veut.—Monsieur, c'est quand vous mangez avec lui.» Il commence à s'échauffer de colère: «Vous êtes un homme de neige, vous êtes laid!—Oui, Monsieur, mais vous ne boirez pas de vin, car il vous feroit mal.» Sur ce refus il prend un couteau et, tout ardent de colère, m'en menace. Je lui dis: «Adieu, Monsieur, je m'en vais tout à fait.» Je pars et m'en allai en ma chambre; il envoie plusieurs fois vers moi, et, après plusieurs refus, je retourne. Il dit qu'il est bien marri de ce qu'il a fait et que jamais il n'y retournera, demande à boire. On lui sert de son breuvage dont il ne vouloit pas, en boit fort peu et par menace. Il est toujours sur ce vin, il en vouloit, je lui résiste encore: «Je vous aime point, vous êtes un bel homme de neige.—Monsieur, je l'écrirai au Roi, ou je m'en irai le lui dire.—Je m'en soucie bien.—Bien donc, Monsieur, puisque je ne vous sers plus de rien, adieu, je m'en vais tout à bon trouver le Roi.» Je pars, il envoie plusieurs fois après moi; je ne y retourne plus, cependant il continue à dîner. A deux heures il vient en ma chambre, après s'être informé de lui-même si je m'en allois; on lui dit que oui, et que c'étoit en carrosse: «Ho! son carrosse est à Vaugrigneuse et celui de Mamanga est à Paris!» Mme de Montglat le conduisoit, il marchandoit à entrer; il entre, je le salue sans dire mot; il s'en vient enfin à moi: «Je vous prie, ne vous en allez pas!—Monsieur, que voulez-vous que je fasse ici, auprès de vous, puisque vous ne voulez pas faire ce qui est pour votre santé? je ne y sers plus de rien.—Je fairai plus;» et la paix fut faite.»
Une autre fois, pendant que le Dauphin est à Fontainebleau, son frère naturel le chevalier de Verneuil est pris de la rougeole, et le Roi écrit le 20 mars 1608 à Mme de Montglat: «Pour ce que M. Hérouard à cause de cela ne le peut voir, de peur d'apporter du mal à mon fils le Dauphin et à mes autres enfants, j'envoie Hubert, l'un de mes médecins que vous connoissez, et qui vous rendra cette-ci de ma part, pour avoir soin de la santé de mon fils de Verneuil et lui ordonner ce qu'il jugera à propos, avec l'avis dudit Hérouard.» Le médecin Hubert arrive avec cette lettre et le Dauphin demande à Héroard ce qu'il venait faire. «Monsieur, lui dis-je, c'est pour me relever; il vient en ma place.» Rougissant et souriant, il me saute au col: «Ha! vous vous moquez, je veux pas!»
Quelque temps avant que le Dauphin ne fût remis entre les mains des hommes, Héroard, et cette fois nous le savons par son journal même, à la date du 15 juillet 1608, avait été maintenu, grâce à l'intervention de Marie de Médicis, dans la place de premier médecin du Dauphin. Une première lacune, assez inexplicable, se rencontre dans son registre pendant les dix jours qui précèdent la prise de possession du Dauphin par M. de Souvré. Quel que soit le motif de cette lacune, c'est ici le moment de donner un aperçu du livre que méditait sans doute le médecin depuis son entrée en fonctions près de l'héritier du trône, et dont il lui avait présenté un exemplaire le premier jour de l'an 1609. Ce livre, dont nous avons déjà cité quelques passages, est fort rare, et il est resté ignoré des biographes d'Héroard qui ont seulement connu la traduction latine qui en a été faite en 1617 par un autre médecin du Roi, Jean Degorris. C'est ce qui nous a déterminé à reproduire intégralement l'original dans l'appendice du journal.
Le livre De l'Institution du Prince est écrit en forme de dialogue et divisé en six matinées. L'auteur suppose que, dès la première année de la vie du Dauphin, il rencontre dans le parc de Saint-Germain le futur gouverneur de l'enfant, M. de Souvré, et que celui-ci le consulte d'abord sur la santé et sur le caractère du prince, puis qu'il lui demande ses conseils sur la manière de l'élever. Dans le premier dialogue, Héroard, après avoir signalé avec toutes sortes de précautions le tempérament colère du Dauphin, trace de la gouvernante un portrait idéal qui n'est pas celui de Mme de Montglat et qui est par conséquent une critique indirecte du choix fait par le Roi. Il passe ensuite au commencement d'instruction que, dès l'âge de deux ans, on peut donner à l'enfant, en ce qui concerne la religion, la lecture et l'écriture. Il recommande, pour cet âge «tendrelet», les Proverbes de Salomon, les histoires tirées de la Bible, les quatrains de Pibrac, les fables d'Ésope; et en effet on voit dans les sept premières années de son journal le Dauphin à peu près élevé dans le sens de ce dialogue préparatoire.
Dès la seconde matinée l'auteur, qui jusque-là s'est renfermé dans une période sur laquelle il n'y a plus à revenir, entre dans le vif de la question et trace à M. de Souvré la route qu'il doit suivre pour «d'un enfant fait en former un homme, et de cet homme prince en façonner un roi». Les fonctions de gouverneur et de précepteur le préoccupent tout d'abord, et l'on pense bien que, pour le premier, Héroard se contente d'indiquer à son interlocuteur ce qu'il désirerait qu'il fût pour son prince. Quant au précepteur, le médecin dit modestement: «Il me seroit plus malaisé de le trouver que de le peindre. Je désire pour cette charge un homme mûr d'âge et de sens, de bonne vie et louable réputation; un homme sans reproche et droit en ses actions, d'honnête extraction, instruit aux bonnes lettres, l'esprit poli, de courage élevé, sans vanité, non pédant;..... qui soit d'une agréable conversation, de bon et ferme entendement; industrieux, après avoir bien su connoître le naturel, l'inclination et la portée de l'esprit de ce prince, à lui faire goûter la douceur des semences de la piété, des bonnes mœurs et de la doctrine; ayant fait naître dextrement en son âme le désir d'apprendre et de bien retenir ce qu'il jugera propre; et en somme de telle vie qu'elle prêche à l'égal de ses enseignemens.»
La troisième matinée est consacrée par l'auteur à exposer le plan des études que, suivant lui, le prince doit suivre pendant une période d'environ six années, et le programme qu'il trace est traité avec une grande connaissance du caractère du Dauphin et un esprit que l'on appellerait aujourd'hui très-libéral.
Héroard demande qu'on enseigne d'abord au prince la piété et la «prudhomie» par «un petit Catéchisme fort abrégé, et qui contienne seulement les choses nécessaires, et celles que le long et légitime usage a fait passer en nature de loi, ayant à prendre soigneuse garde de ne point faire un superstitieux au lieu d'un homme pie et vraiment religieux; ne se trouvant aucune chose plus contraire à la religion chrétienne pure, sans fard et sans macule, comme est la superstition: celle-là forme l'homme doux, débonnaire, hardi et charitable, engendre en lui l'amour, la révérence et la crainte de Dieu, et la paix en son âme; et celle-ci le transforme en une bête brute, plein de félonie, de cruauté, de lâcheté et bête impitoyable, lui laissant dedans sa conscience l'inquiétude perpétuelle qui la remue par la peur et l'effroi qu'il va s'imaginant de la seule justice et vengeance divine.»
Le médecin qui avait composé pour le tombeau de Ronsard l'épitaphe que nous avons rapportée devait insister sur l'étude des «bonnes lettres», et il le fait avec un sentiment de retour vers le passé et de regrets sur le temps où il écrit. Les Lettres ont, dit-il, «cette vertu de donner l'embellissement, la vigueur et la force à l'esprit de l'homme, si elles y rencontrent un bon sens naturel, et la tête bien faite;» il conseille «de l'en instruire autant qu'il se pourra, étant très-raisonnable que celui qui doit un jour commander à tous, les surpasse aussi trétous en suffisance. C'est un bien certes plus aisé à souhaiter qu'à espérer pour notre jeune prince, vu le siècle où nous sommes, où la vieille rouillure d'une cuirasse est plus en prix que l'excellence de la splendeur et lumière de la doctrine; ce sont malheurs qui suivent à la queue des guerres intestines. Mais espérons que le Roi son père appellera auprès de sa personne des pareilles lumières à celles-là que nos pères ont vues reluire de leur temps autour de celles de quelques-uns de ses prédécesseurs; et tout ainsi comme il travaille incessamment pour le repos et la grandeur de son empire, qu'il ne sera moins curieux d'épargner quelques heures pour les donner à son Dauphin, et aviser à faire tout ce qu'on peut imaginer pour élever ce fils au degré le plus haut de la perfection où l'homme puisse atteindre par les voies humaines: pour, après infinis labeurs soufferts en cette vie, remporter dans le ciel, pour le comble de ses trophées, cette joie en son âme d'avoir remis entre les mains de ce cher enfant un royaume assuré, florissant et paisible, et de tous ses sujets l'obligation d'une étreinte éternelle de leur avoir laissé un fils pour successeur, c'est-à-dire un prince des plus parfaits et accomplis, et rétabli en sa personne l'honneur des bonnes lettres sur le trône royal, leur estime à la Cour et par toute la France. C'est toujours acte digne de gloire en un bon père de laisser un enfant semblable à soi.»
Cependant Héroard désirerait que le Dauphin continuât à être élevé loin de la Cour. Je souhaiterais, dit-il, un lieu particulier «pour y laisser ce jeune prince jusques à ce qu'il eût apprins ce que l'on peut savoir, pour être aucunement capable d'apprendre de soi-même, et tant que l'âge avec l'instruction eût un peu façonné ses actions, formé son jugement, et du tout égoutté ces petites humeurs qui accompagnent communément les premières années de la vie; ce qui seroit, à mon avis, fort à considérer en cette nourriture. Car si le Roi trouvoit bon de ne le voir que par fois, il n'en rapporteroit que le contentement du profit remarquable qu'il y verroit de temps, et n'auroit pas le déplaisir des mauvaises créances qui pourroient échapper aucune fois, en sa présence, à la foiblesse de son âge..... J'estime toutefois qu'il le voudra retenir auprès de sa personne, là où j'espère que, pour l'amour extrême qu'il porte à Sa Majesté et l'incroyable crainte qu'il a de lui déplaire, et sur la connoissance que je puis avoir acquise de son bon naturel, de la portée et de la force de son entendement, et assuré de votre vigilance, il réussira selon nos vœux et nos espérances. Et pourtant, Monsieur, ne laissez pas à renforcer vos gardes à ce que la bonne semence que vous aurez jetée dans ce bon fonds ne soit enlevée par les vents des débauches, naturalisées aux Cours des grands.»
Après avoir indiqué du quelle manière on doit enseigner au Dauphin les préceptes de la langue latine «sans perdre le temps sur ces principes, par les longueurs dont usent ceux qui ont mis en trafic l'instruction de la jeunesse,» et avoir recommandé l'étude de Cicéron, «le plus pur et le plus élégant entre tous les Latins», Héroard indique comment doit être employée la journée du prince et ne demande pas plus de quatre heures de travail pour l'enfant: «Vêtu et tout prêt à sept heures,» il doit se mettre à l'étude jusqu'à neuf, aller à l'église, puis se récréer jusqu'à onze, heure de son dîner, reprendre l'étude de une heure après midi jusqu'à trois, puis être «libre jusques à six, heure de son souper; et son coucher à neuf».
Le médecin revient ensuite à son plan d'études. Il regarde celle de la langue grecque comme inutile, «d'autant qu'elle n'est que pour ceux qui font particulière profession des lettres, et sans usage aujourd'hui;... mais on lui apprendra, au lieu de celle-là, les langues vulgaires des nations voisines, avec lesquelles les affaires de ce royaume se mêlent ordinairement le plus». Pour les sciences mathématiques, Héroard recommande d'abord que l'étude «des nombres tienne le premier lieu, comme l'entrée pour pénétrer à toutes», puis la géométrie, la géographie, l'astronomie et la mécanique qui «lui sera, dit-il, nécessaire, pour être la science qui donne les inventions de composer et fabriquer toutes les sortes de machines, étant ici à remarquer l'inclination extrême qu'il y a de la nature». Le médecin termine son programme par cet éloge remarquable de l'étude de l'histoire: «Je tiens, ajoute-t-il, que l'histoire est l'école des princes et que le nôtre y doit être nourri pour y apprendre à vivre et la manière de bien faire sa charge, et se rendre meilleur par l'imitation ou dommage des autres. C'est où il trouvera des yeux pour tous ceux qui seront sous son obéissance; c'est une glace de cristal, le miroir de la vie, où il verra en la personne d'autrui louer ses actions sans flatterie, et les blâmer sans crainte. C'est un bon conseiller, sans passion, et ami très-fidèle, duquel il apprendra les dits, les faits et les conseils des princes et des grands personnages. Sa connoissance est si utile et nécessaire que, la savoir parfaitement, c'est, vivant notre vie, vivre de celle des autres qui ont vécu, et acquérir les siècles tout entiers par l'emploi fait à la lecture d'un petit nombre d'heures, hâtant notre vieillesse sans abréger la vie, en tant qu'elle est la vieillesse des jeunes gens;.... cette seule école.... lui fera voir les choses jà passées pour se savoir souplement gouverner sur le train des présentes et pourvoir aux futures. Et de ce lieu il tirera ce maître conducteur pour le tenir inséparable auprès de sa personne et lui donner à faire le ménage de ses actions et de ses pensées, et en effet pour lui confier sa fortune et sa vie. C'est en somme ce que je pense qui se peut proposer comme un projet pour l'accomplissement de la première partie de cette instruction.»
Comme délassement et récréation, Héroard recommande la musique «non pour chanter, mais pour l'écouter et prendre plaisir», puis «le promener, danser, sauter, courir, jouer aux barres, à la paume et au pale-mail, se promener à cheval, la chasse de l'oiseau, celle du lièvre avec des lévriers». Le médecin a oublié parmi ces distractions une de celles qui plaisait le plus au Dauphin, celle du dessin et de la peinture.
La quatrième matinée est employée par l'auteur à revêtir le prince «de sa robe royale», c'est-à-dire à indiquer les vertus et les conseils qui doivent «le rendre capable de pouvoir dignement à l'avenir tenir le trône de ses pères». On peut croire que dans les trois derniers dialogues, qui deviennent de plus en plus des monologues, Héroard s'adresse moins à M. de Souvré qu'au Dauphin même, puisque ce livre est, dit-il dans son journal, «fait pour lui». L'auteur cherche à lui inspirer l'amour de ses futurs sujets, et lui dit «qu'étant né, comme il est, dedans cette royale et ancienne famille qui domine sur les François, c'est pour y être le maître un jour et commander sur eux, non point en étranger, les gourmandant outrageusement pour satisfaire à l'abandon de ses cupidités, mais en père et en roi, ayant toujours devant les yeux ces paroles du peuple saint et celles de son roi: Nous sommes, sire, vos os et votre chair, et vous êtes, mes frères, et ma chair et mes os; pour y apprendre que le devoir d'un bon et sage roi, c'est de conduire et gouverner son peuple avec amour de frère et charité de père, s'il en veut retirer une franche et prompte obéissance. Nourrissant donc dedans son âme une si sainte intention, il régira ses peuples, les contenant en leur devoir par une juste égalité, mère, nourrice et gardienne de toutes choses, armé de la Justice et tenant en sa main cette balance qu'il a portée, du ciel à sa nativité.»
Il lui conseille de faire «peu de nouvelles lois, la multiplicité étant indubitable marque d'une insigne corruption dans le corps d'un État; les vraies lois, ce sont les bonnes mœurs. Et puis un jour il doit entrer en la possession d'un royaume comblé de bonnes lois, toutes fois accablé dessous la pesanteur du tas de ces formalités qui en ont prins la qualité et occupé la place, par la malice industrieuse de quelques-uns, qui ont rendu vénale la poursuite de la justice, et convertie en un métier de sordide déception. C'est un mal envieilli où il faudra qu'il remédie à temps, avec prudence et bon conseil, faisant faire une élection de toutes les meilleures lois, pour en garder l'usage».
Il lui prêche la clémence, en lui citant pour exemple «les actions du Roi son père, lequel donnant par préférence ses intérêts particuliers aux offenses publiques, n'a point trouvé plus de secours en sa grande valeur qu'en sa rare clémence; ayant par les rayons d'icelle, comme un puissant soleil, dissipé les épaisses obscurités et profondes ténèbres où ce pauvre royaume étoit enseveli, lui redonnant le jour et la sérénité dont il jouit et s'éjouit par toutes ses parties».
Il recommande encore au prince, entre autres vertus, la foi dans la parole jurée, la libéralité, la chasteté «comme l'une des tutrices de la santé du corps et l'un des contrepoisons des souillures de l'âme», le prévient contre son inclination à la colère et surtout contre les flatteurs et les effets de la flatterie. Voici les moyens qu'il lui indique «pour découvrir l'hypocrisie de ces galants» et lui apprendre à «reconnoître les flatteurs dessous le masque de l'affection»: Vous les verrez en général, dit-il, «souplir comme couleuvres et complaire en toutes façons, couler toujours sans résistance aucune de fait ne de parole, et surpasser aucunes fois les vrais amis et les plus fidèles serviteurs, en soin, en diligence, et en tout autre témoignage qui se peut rendre d'une sincère affection. Ayant connu qu'il n'y a rien entre les hommes qui les oblige plus étroitement que de se voir aimés et voir aimer pareillement les mêmes choses qui leur sont agréables, ..... ils s'étudient à imiter entièrement et à tromper, en imitant les mœurs, les complexions et les façons de faire, et tous les exercices où ils s'apercevront que le prince prendra plaisir. S'il est voluptueux, ils seront des Sardanapales; s'il est d'humeur colère, ils seront furieux; s'il est mélancolique, ce seront des Timons; s'il contrefait le borgne, ils se feront aveugles; s'il a la goutte au bout du doigt, ils feindront de l'avoir nouée par toutes les jointures; si les Lettres lui plaisent, ils auront toujours en parade un livre pendant à leur ceinture; et s'il se plaît à la chasse du fauve ou de la bête noire, ils porteront dedans leur sein les meutes à douzaine et, sans partir d'un cabinet, avaleront les forêts toutes crues. Ces gens ici, gens sans honneur, qui n'ont non plus de honte qu'ils ont de conscience, pleins d'artifices dissimulés et doubles, on les verra railler, mentir effrontément, médire, bouffonner et tirer de leur forge des petits contes pour lui donner à rire, frappant aucunes fois sur leurs intimes amis et sur eux-mêmes, plutôt que de n'avoir aucune chose à lui dire, ne tâchant qu'à complaire à quel prix que ce soit; faire parfois de bons offices en public pour être crus, et assommer après, comme on dit, dessous la cheminée; dire du bien pour avoir loi de nuire, ne parlant qu'à demi; tous variables à dessein en leurs opinions, donnant au noir la blancheur de la neige, à la blancheur la noirceur de l'ébène, et réprouvant, selon l'occasion, ce qu'ils auront auparavant loué; puis exaltant jusques au neuvième ciel les mêmes choses qu'ils auront réprouvées et ravalées jusques au centre de la terre..... Ils sont mouvans, actifs et assidus, et vont chauffant la ceinture à chacun, s'entremêlent de tout. Ils savent faire tout, ils sont tout, ils font tout, et devant lui les bons valets, faisant valoir impudemment des services non faits ou à faire, en parole, se présentant souventes fois sans respect et sans sujet à des imaginaires, jusques à souffler sur le manteau, ou le poil ou la plume qu'ils n'y auront point vue. Jamais tant serviables, voire invincibles, que aux choses déshonnêtes, ne moins qu'aux vertueuses; car s'il se parle de porter le poulet, ils élancent la main tout les premiers pour en faire l'office.... Voilà ce peu d'observations qui s'est pour cette fois représenté à ma mémoire, touchant cette sorte de faux visages qui, par le grand malheur des princes et des rois, font leur repaire coutumier au milieu de leurs Cours, dans leurs conseils, dans leurs palais, dedans leurs chambres, dedans leurs cabinets, où, en toute saison, elles trouvent de quoi à faire proie de tout âge.» Donc, «quand il entendra quelqu'un louer son nom, admirer ses vertus, magnifier toutes ses actions, le nommant prince juste, clément, fidèle, libéral, courageux, courtois, doux, et galant entre les dames, et l'honorant de telles ou de pareilles qualités vertueuses, qu'il entre en soi-même pour y faire une vive recherche de la vérité, éprouvant ces paroles sur la pierre de touche du jugement intérieur, qui ne peut s'abuser, pour reconnoître si elles sont de bon ou de mauvais aloi, et considère à froid s'il ressent en son âme du repentir ou de la honte de n'être rien moins que cela.» Louis XIII aurait pu faire plus de profit de cette verte tirade, dans laquelle son médecin cherchait à le prémunir contre sa propension naturelle à choisir parmi ceux qui l'approchaient un «mignon» comme le soldat Descluseaux ou des «favoris» comme Luynes et Cinq-Mars.
Les cinquième et sixième matinées sont consacrées à exposer l'art de gouverner, et l'auteur s'y flatte de l'espoir que c'est de Henri IV lui-même que le Dauphin apprendra «à connoître en masse quelle est la composition et la situation» du royaume, les lois et coutumes des provinces, «les humeurs des hommes» qui y commandent, la nature du peuple français, «ses changemens, ses inégalités et mouvemens divers, par où ce prince puisse juger de l'instabilité des dominations, étant fondées sur la mobilité d'un sujet si bizarre, et apprendre que toutes prennent fin, mais plus tôt ou plus tard, selon les bons ou mauvais moyens, les forts ou les foibles liens que chaque prince employe pour établir et maintenir la souveraineté; et que cet établissement et conservation dépend de la prudence, du bon entendement et de l'expérience du prince souverain, pour savoir retenir à l'ancre du devoir l'inconstance de ce vaisseau par les câbles de bonnes lois divines et humaines, et former son autorité par la bonne opinion dont il rendra aimable sa personne, admirable par sa vertu, et redoutable par la réputation et la propre puissance de son État, non-seulement à ses sujets, mais envers les peuples voisins et nations lointaines, étant certain que sans l'autorité il n'y a plus de domination.»
Héroard continue cependant à exposer ses propres idées sur le choix des personnages à nommer aux dignités, aux «charges d'importance,» aux ambassades, au commandement des armées, dans les conseils de l'État et dans la maison du prince. En ce qui concerne les impôts il conseille que les «tributs soient modérés, assis également, et demandés à une seule fois, non imposés sur un fond déshonnête»; que le prince «se tienne aux anciens, évite les nouveaux, et de nom et d'effet, autant comme il pourra, et que la seule nécessité des affaires publiques lui en fasse la loi. Si elle est si grande qu'elle le force, pour le salut commun, d'avoir recours aux nouveautés et moyens extraordinaires, ayant fait reconnoître, non par prétextes déguisés, ains par causes notoires, le péril de l'État, c'est aux peuples alors à les donner à double main, au prince à les contraindre quand ils refuseront, sans en venir, s'il est possible, à cette extrémité de saisir le troupeau, ne le bœuf, ne la vache, ne d'enlever le couvert des maisons, ne se prendre aux personnes pour leur faire épouser l'effroi d'une triste prison, ou faire souffrir quelque peine. Il choisira des gens de bien pour les lever et recueillir, et pour les mettre après en son épargne, sous la clef de personnes fidèles; et que ce soit un réservoir pour subvenir aux soudaines émeutes et aux affaires de l'État; les dépense à propos et les ménage mieux que si c'étoit son bien particulier, se rendant libéral tant seulement du sien, mais chiche de celui de la république. Ainsi faisant, il bâtira un autre trésor dans le cœur de ses sujets, qui ne tarira point, et se verra par ces moyens extrêmement puissant, pour autant que le prince qui a leur cœur est assuré d'en avoir à sa discrétion la bourse.» L'auteur indique ensuite l'emploi de cette «épargne» destinée à munir les «arsenaux de toutes sortes d'instrumens et de machines propres à la guerre, et de matériaux pour en faire à loisir»; à «fortifier à bon escient, ou faire de nouveau des places fortes dessus les avenues, pour empêcher l'invasion soudaine et arrêter ou rompre les desseins d'une force ennemie»; à garnir «les havres et les ports de certain nombre de navires et de galères». Puis il descend dans le détail des «régimens de gens de pied et de gens de cheval», de leurs exercices, et va jusqu'à prévoir les circonstances dans lesquelles le prince pourra se trouver un jour à la tête de ses armées. Puisque le Roi, dit-il en terminant, veut que son fils «entre en son conseil à l'âge de douze ans, et qu'il se façonne et fasse son apprentissage dans cette école de la chose publique, depuis cet âge jusqu'à celui qui le rendra majeur par les lois du royaume», on peut penser que «Sa Majesté, pour couronner cette œuvre, prendra plaisir aucunes fois d'employer en la personne de son Dauphin tout ce que le long temps et la pénible expérience lui ont si chèrement apprins, et plus par aventure qu'à nul autre des princes qui vivent sur la terre. Mais pource que je sais qu'il n'y a rien dessous le ciel qui ne soit périssable et sujet à sa fin, même que les grandeurs des plus puissans empires ont leur point limité, je prie Dieu et le supplie de vouloir différer le décret final préordonné sur cette monarchie, à ce que la tempête n'en tombe sur ce prince, et que jamais elle ne puisse choir sur les rois de son nom, de le garder et conserver toujours sous l'abri de ses ailes, gouverner et conduire toutes ses actions, et lui permettre de régner après Sa Majesté paisiblement, heureusement et à longues années.» Toutes ces leçons du sage et fidèle médecin, toutes ces prévisions qu'il se plaisait à émettre dans son livre De l'institution du Prince devaient être déjouées un an plus tard par la mort prématurée de Henri IV, l'avénement au trône d'un enfant de huit ans et la régence de Marie de Médicis.
Dès que le Dauphin passe sous le gouvernement de M. de Souvré, le journal d'Héroard commence à devenir plus concis et l'on y rencontre de moins en moins ces conversations, ces reparties, ces détails de mœurs qui, pendant les premières années de la vie de Louis XIII, font de ce journal un document unique en son genre. Jean Héroard devait cependant conserver longtemps encore auprès du Roi les fonctions qu'il avait remplies auprès du Dauphin; le 25 mai 1610, écrivait-il dans son registre, je reçus de la Reine «l'honneur du commandement qu'elle me fit de servir le Roi en qualité de premier médecin». Bien qu'alors âgé d'environ soixante ans, il passa encore dix sept années dans ce service, rendu de plus en plus pénible par les voyages et les campagnes de Louis XIII. Lors d'un de ces voyages, celui fait en 1614 par le Roi dans les provinces d'Anjou, de Poitou et de Bretagne, le premier médecin se trouvant indisposé avait, le 10 septembre, quitté Louis XIII à la Ferté-Bernard et il était venu se reposer dans sa terre de Vaugrigneuse, située sur le chemin de Chartres à Paris. Cinq jours plus tard, le Roi, qui rentrait à Paris pour la déclaration de sa majorité, «passe par Angervilliers, et là, enregistre Héroard avec un bonheur facile à comprendre, nous fait l'honneur non espéré ne attendu, et de son propre mouvement, de venir à Vaugrigneuse... Il arrive à neuf heures et demie, va au jardin, au clos, déjeûne de ce qui se trouva de prêt.» Le Roi trouva si bon le pain de son médecin «qu'il en fit prendre et emporter trois».
Nous pourrions revenir ici sur les diatribes latines dirigées contre Héroard par Charles Guillemeau, alors premier chirurgien de Louis XIII, et qui, dit Éloy dans son Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, «ne cessoit de blâmer la conduite du premier médecin dans toutes les incommodités du Roi, et de le poursuivre de ses basses manœuvres et de ses sourdes détractations»; mais en ce qui concerne la vie d'Héroard, comme dans les extraits de son journal, nous nous abstenons, autant que possible, de toucher à des questions médicales qui ne sont pas de notre ressort. Il est certain, d'après le Journal d'Arnauld d'Andilly, que le premier médecin avait des ennemis auprès du Roi; l'on y lit à la date du 19 octobre 1616: «Le Roi se trouve mal d'une fort grande colique qui lui donne quelque peu de tranchées. M. Hérouard étoit lors à Vaugrigneuse; on se voulut servir de cette occasion pour lui faire un mauvais office;» et plus loin, au commencement de septembre de la même année, Arnauld d'Andilly ajoute: «On continue à vouloir faire de mauvais offices à M. Hérouard, lequel, voyant le Roi guéri, lui fit demander son congé par M. de Luynes, dont le Roi se fâcha extrêmement et dit qu'il ne souffriroit jamais qu'il le quittât.»
Dans son Histoire des Secrétaires d'État, publiée en 1668, Fauvelet du Toc prétend que lorsque Charles le Beauclerc fut nommé secrétaire d'État en 1624, il le fut «avec un applaudissement si universel que le cardinal de Richelieu, qui commençoit à s'introduire au ministère, en eut de la jalousie; il appréhenda qu'il ne fît quelque obstacle à son élévation, et ne put s'empêcher de dire qu'il ne craignoit que deux hommes auprès du Roi, M. le Beauclerc et Hérouard, premier médecin de Sa Majesté.» Si ce mot est historique, il faudrait peut-être ajouter foi à un document d'après lequel «le sieur Hérouard» est compris parmi les personnages «emprisonnés sous le ministère du cardinal». (Archives curieuses de l'histoire de France, 2e série, tome V.) Cette détention pourrait être la vraie cause d'une des longues interruptions qui existent dans les dernières années du journal et que des notes ajoutées après coup attribuent à la négligence de la veuve et des parents d'Héroard qui auraient «misérablement perdu, pillé, dissipé et vilainement employé» de nombreux cahiers du manuscrit.
Les regrets que causent sur certains points ces lacunes sont pourtant, il faut l'avouer, un peu atténués par la sécheresse, la rareté des informations utiles données par le médecin, au moment où son grand âge ne lui permet plus de voir et d'entendre par lui-même. Ainsi, dès le 13 août 1620, il en est réduit à écrire, lors d'une entrevue de Louis XIII avec sa mère: «Les paroles, je ne les sais pas.» Les réserves, les expressions «j'ai appris que» ou «je n'y étois pas» reviennent de plus en plus fréquemment sous sa plume. Louis XIII conserva pourtant jusqu'aux derniers moments de son vieux médecin la confiance et l'amitié qu'il lui avait toujours témoignées. Le 24 janvier 1628, Héroard, qui avait suivi son maître au camp devant la Rochelle, écrivait encore dans son registre: «J'arrive à Aitré, mandé en diligence; j'arrive à neuf heures du soir, le Roi étoit couché. Il m'envoie commander de me trouver le matin à son lever; j'ai l'honneur de le voir à sept heures;» et le premier médecin donne pour la dernière fois son avis dans la consultation à la suite de laquelle le Roi est saigné. Cinq jours après Jean Héroard, «saisi de maladie à Aitré», y meurt le 11 février 1628, «visité en sa maladie par Sa Majesté et regretté après sa mort par Sa dite Majesté en ces paroles: «J'avois encore bien besoin de lui.» Ce dernier fait est rapporté dans un livre publié en 1653, par Simon Courtaud, ancien médecin de Louis XIII et neveu maternel d'Héroard.
Nous avons suivi, pour la date de mort de Jean Héroard, le registre de l'église paroissiale de Sainte-Marie-Madeleine de Vaugrigneuse dans laquelle son corps fut transporté et enterré le 28 février 1628, ainsi que la légende d'une médaille dont nous parlons plus loin. D'après une longue épitaphe qui existait encore dans le sanctuaire de l'église de Vaugrigneuse du temps de l'abbé Lebeuf, mais qui en a disparu et que le savant abbé transcrit avec quelques fautes de lecture ou d'impression, Héroard «décéda à Autré le dixième jour de février en l'an soixante-septième de son âge». Les deux manuscrits de la Bibliothèque impériale portent que Héroard décéda le huitième février, âgé de soixante-dix-huit ans, dit le premier manuscrit, âgé de soixante-sept ans sept mois, dit le second qui ajoute «il étoit né le 12 juillet 1552». Cette dernière date ne paraît pas non plus bien exacte, mais dans tous les cas il y a erreur manifeste dans les indications qui donnent soixante-sept ans à Héroard au moment de sa mort, ce qui placerait sa naissance vers l'année 1561. Inscrit sur les registres de la faculté de Montpellier en 1571, Héroard devait avoir alors de dix-huit à vingt ans.
Les titres donnés à notre médecin par le registre de l'église de Vaugrigneuse et par l'épitaphe que rapporte l'abbé Lebeuf sont: Jean Héroard, chevalier, seigneur de Vaugrigneuse, de l'Orme le Gras et de Launay-Courson, conseiller du Roi en ses conseils d'État et privé, secrétaire de Sa Majesté, maison et couronne de France et de ses finances, premier médecin de Sa Majesté et surintendant des eaux minérales de France. L'épitaphe ajoute que, par son testament, Héroard «a voulu être inhumé dans sa chapelle qu'il a fait bâtir en cette église, laquelle il a fait rétablir en paroisse qui avoit été unie avec la paroisse de Briis plus de cent cinquante ans auparavant, et a voulu être fondateur de la paroisse de Vaugrigneuse...» On lit ensuite, ajoute l'abbé Lebeuf, que cette inscription a été apposée par les soins d'Anne Du Val, femme du même Jean Hérouard.» Si, comme le prétend Guillemeau, Héroard et ses parents appartenaient à la religion protestante, le médecin de Charles IX avait dû se convertir de bonne heure.
On possède de Jean Héroard un portrait gravé et une médaille, exécutés tous deux après sa mort et peut-être par les soins de sa veuve. Le portrait, indiqué dans la Bibliothèque historique du P. Lelong comme étant d'Ant. Bosse, est sans nom de peintre ni de graveur et se trouve classé dans l'œuvre d'Abraham Bosse, dont le catalogue a été publié par M. Georges Duplessis. Héroard est représenté de trois quarts, à droite, dans une bordure octogone posée sur une console ornée de ses armoiries, d'azur au chevron d'argent accompagné de trois étoiles d'argent, avec la devise: Jove dignus Apollinis arte. La médaille, signée Warin, porte au revers les mêmes armoiries, la même devise et cette mention: Ob. XI fev. 1628. Les indications données par le portrait et la médaille sont identiques: I. HEROARD S. D. VAVGRIGNEVSE P. MEDECIN DV ROY LOVIS XIII. Le nom du Roi manque seul sur l'inscription de la médaille, le reste est absolument semblable.
La veuve de Jean Héroard, Anne Du Val, dame de Vaugrigneuse et de l'Orme le Gras, lui survécut jusqu'en janvier 1640, ainsi que le constate le registre de l'église de Vaugrigneuse. La terre et seigneurie de Launay-Courson était échue à des neveux maternels d'Héroard, les frères Courtaud, qui la vendirent dès l'année 1634, ainsi qu'il résulte des titres de cette terre, appartenant aujourd'hui à M. le duc de Padoue.
Jean Héroard était mort depuis seize années lorsque son nom se trouva mêlé, d'abord incidemment, puis avec un éclat bien fâcheux pour sa mémoire, dans la controverse qui agita les Facultés de Paris et de Montpellier pendant la seconde moitié du dix-septième siècle. Un des neveux maternels et héritiers d'Héroard, Simon Courtaud, après avoir été, par la protection de son oncle, pourvu pendant quelque temps d'une charge de médecin par quartier, s'était retiré à Montpellier où il était devenu doyen de la Faculté. En 1644 Courtaud, dans un discours latin prononcé à l'ouverture de l'école de Montpellier, mentionne Héroard parmi les docteurs sortis de cette école qui avaient eu l'honneur d'occuper la première place auprès des rois de France. Cette apologie, imprimée à Montpellier, vient aux oreilles des médecins de Paris et provoque de la part de l'un d'eux, Jean Riolan, une longue réponse, publiée en 1651 sous le titre de Curieuses recherches sur les Écoles de médecine de Paris et de Montpellier, dans laquelle Riolan insinue en passant que Jean Héroard n'a pas été choisi parce qu'il avait étudié à Montpellier, mais parce qu'il se trouvait déjà auprès de Louis XIII, au moment de sa nomination comme premier médecin du Roi. Simon Courtaud réplique en 1653 par un gros in-4o intitulé: Seconde apologie de l'Université en médecine de Montpellier, etc., envoyée à M. Riolan, professeur anatomique, et là il reprend l'éloge de son oncle Héroard, à propos de la préférence donnée par les Rois à la Faculté de Montpellier sur celle de Paris, puis il attaque Charles Guillemeau comme ayant abusé de la confiance de son collègue et ami Héroard «pour muguetter la charge de premier médecin». C'est alors que l'année suivante Charles Guillemeau entre dans la lice avec le libelle latin dont nous avons extrait et traduit librement quelques passages; il y attaque, avec une violence inouïe, Héroard et son neveu qu'il n'appelle pas autrement que le chien Courtaud, et il termine sa brochure par ce parallèle entre Riolan et Héroard:
«Jean Riolan est né à Paris d'un père éminent dans les lettres et dans la médecine, et n'a fait qu'augmenter la gloire du nom de son père; Jean Héroard a eu pour père un méchant barbier de Montpellier et le plus ignare de tous parmi les barbiers. Jean Riolan, après avoir puisé les principes sacrés de l'art de la médecine à la Faculté de Paris, a reçu d'emblée son bonnet de docteur; Jean Héroard n'a jamais été reçu médecin, mais seulement bachelier dans votre École, et encore par la complaisance du grand conseil et du doyen de Montpellier. Jean Riolan a érigé des monuments immortels, divins, dans les lettres et dans l'art de la médecine; Jean Héroard n'a jamais écrit que son Hippostologie, ouvrage bien digne d'un vétérinaire et qui fait que toute la France s'écrie qu'il n'a jamais été un médecin royal, mais un médecin de cheval!» Enfin, nous en passons et des meilleurs, «est-il possible, dit-il à Courtaud, de comparer, sans la plus mortelle injure, Jean Héroard avec ce grand médecin Jean Riolan! Non! il faut le comparer, ton Héroard, à ces charlatans africains dont les éloges, et telle était la Ludovicotrophie de ton oncle, tuaient les gens de bien, pétrifiaient les arbres, faisaient périr les enfants! à ces Triballiens et Illyriens, peuples de la même espèce, qui ensorcelaient par leurs regards et mettaient à mort tous ceux sur qui ils tenaient trop longtemps les yeux attachés! Ah! Roi infiniment trop bon! Ah! il t'a regardé trop longtemps de son mauvais œil, cet Héroard! Il faut le comparer encore avec ces sorcières de Scythie, appelées Bythies, avec cette race de Thibiens Pontiques dont Philarque écrit à Pline qu'ils avaient dans un œil deux pupilles et dans l'autre la figure d'un cheval, ce qu'un ami de la médecine peut bien dire d'un médecin de cheval, d'un archi-âne tel que Héroard!... Reléguons-le, cet Héroard maudit, qui a abrégé la vie de son Roi et n'a point péri lui-même, parmi ces peuples d'Éthiopie dont l'odeur et les exhalaisons communiquaient la peste par le seul contact de leur corps!»
On croirait vraiment, à entendre Guillemeau, que Louis XIII n'a pas survécu quinze ans à son premier médecin; mais est-il bien nécessaire d'insister plus longtemps sur ces invectives qui se reproduisirent, avec plus de virulence encore, dans deux brochures latines publiées l'année suivante et qui auraient été sans doute suivies de bien d'autres, sans la mort de Guillemeau, arrivée en 1656? Cédons pourtant à une dernière tentation, en ce qui concerne Guillemeau, pour rappeler, nous l'apprenons de lui-même, que ce médecin était un protégé du grand louvetier Saint-Simon, père de celui qui s'est montré lui-même si passionné et si injuste dans ses célèbres Mémoires. Les injures, les calomnies si peu fondées qu'elles soient, laissent toujours après elles, surtout lorsqu'elles se produisent après la mort et que les individus attaqués ne peuvent plus se défendre, des traces profondes, des préventions invincibles. C'est ainsi que Guy Patin, dont l'esprit satirique était d'ailleurs tout disposé à prendre parti pour la Faculté de Paris dont il était doyen, écrivait encore en 1663 à son ami André Falconet, médecin de Lyon: «M. Bouvard m'a dit autrefois qu'il avoit entretenu le feu Roi du mérite et de la capacité de quelques médecins par les mains de qui Sa Majesté avoit passé, et après qu'il lui en eût dit ce qu'il en savoit, que le Roi s'écria: «Hélas! que je suis malheureux d'avoir passé par les mains de tant de charlatans!» Ces messieurs étoient Héroard, Guillemeau et Vautier. Le premier étoit bon courtisan, mais mauvais et ignorant médecin. M. Sanche, le père, m'a dit ici l'année passée que cet homme ne fut jamais médecin de Montpellier.»
Vers la même époque Tallemant des Réaux disait dans son Historiette de Louis XIII: «J'oubliois que son premier médecin Hérouard a fait plusieurs volumes qui commencent depuis l'heure de sa naissance jusqu'au siége de la Rochelle, où vous ne voyez rien, sinon à quelle heure il se réveilla, déjeuna, cracha, p...., ch... etc.» Le savant et dernier éditeur de Tallemant, M. Paulin Paris, cite en note un autre livre intitulé: La santé du Prince, ou les soings qu'on y doigt observer, 1616, in-12, qui serait attribué à Jean Héroard. «Une partie de ce livre, ajoute M. Paulin Paris, contient les Rencontres et promptes reparties de M. le duc d'Anjou. Il y en a une pour chaque jour du mois; mais, comme on le devine, les bons mots qu'on prête à cet enfant de six à huit ans sont généralement assez mauvais.» Nous pensons que ce livre doit plutôt avoir été écrit par le médecin attaché à la personne du frère puîné de Louis XIII, Gaston, depuis duc d'Orléans.
M. J. Michelet, parlant ironiquement du volumineux manuscrit d'Héroard qu'il nomme le Journal des digestions de Louis XIII, dit dans une note de son livre sur Henri IV et Richelieu: «L'historien, le politique, le physiologiste et le cuisinier étudieront avec profit ce monument immense.»
Les Archives curieuses de l'histoire de France, publiées par MM. Cimber et Danjou, avaient, dès l'année 1838, commencé à faire mieux connaître le journal d'Héroard par un long extrait comprenant toute l'année 1614; plus récemment M. Armand Baschet a puisé dans ce journal des détails spéciaux sur le mariage de Louis XIII et a donné du manuscrit original d'Héroard une très-exacte description. Nous apportons à notre tour le résultat d'un travail, entrepris d'abord en vue d'une publication autorisée le 10 janvier 1859 par S. Exc. M. Rouland, alors ministre de l'Instruction publique, continué et complété depuis par une bienveillante communication de M. le marquis de Balincourt. Il ne nous est pourtant pas permis d'affirmer, malgré le double dépouillement auquel nous nous sommes livrés, que l'on ne trouverait pas encore beaucoup de faits intéressants à signaler dans les manuscrits d'Héroard. Les extraits d'un document inédit ne représentent toujours que l'impression personnelle de celui qui le consulte, et tout lecteur qui surviendra aura inévitablement des préoccupations différentes de celles de son prédécesseur. Des extraits ne peuvent donc en aucun cas tenir lieu d'une publication intégrale; mais, quelles que soient les facilités que l'on trouve de nos jours pour imprimer des documents beaucoup plus volumineux, il est bien peu probable que les manuscrits d'Héroard soient jamais reproduits dans toute leur étendue. Il nous reste maintenant à donner sur ces divers manuscrits les renseignements qui permettront de recourir à ceux que nous avons eus à notre disposition.
Le manuscrit original de Jean Héroard est ainsi décrit dans la Bibliothèque historique du P. Lelong: «21447. MS. Journal particulier de la vie du Roi Louis XIII, depuis l'an 1605 jusqu'en 1628; composé et écrit de la main de Jean Héroard, seigneur de Vaugrineuse, son premier médecin, in-fol. 6 vol.—Ce journal étoit conservé dans la bibliothèque de M. Colbert, numéro 2601-606 et est dans celle du Roi.» On remarquera qu'il manque à ce manuscrit original un peu plus de trois années, c'est-à-dire les cahiers d'Héroard depuis le 15 septembre 1601 jusqu'au 31 décembre 1604. Les six tomes de ce manuscrit sont aujourd'hui catalogués à la Bibliothèque impériale sous les nos FR. 4022 à 4027.
La Bibliothèque impériale possède aussi, dans le Supplément français, no 928, un autre manuscrit de douze feuillets qui a pour titre: Particularitez de la vie du Roy Louys XIII, des mémoires d'Erouard médecin. C'est une analyse succincte du manuscrit original, année par année, depuis la naissance du Dauphin jusqu'à la mort d'Héroard. Cette analyse paraît avoir été faite par un médecin; elle se termine ainsi: «Érouard... étoit moins curieux de richesses que de gloire; il faisoit la médecine un peu différemment des autres; il saignoit moins et usoit de cordiaques et spécifiques.»
Un autre extrait se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal, dans le Recueil de pièces sur l'histoire de France, no 184. Ce manuscrit a pour titre: Journal du Roy Louis XIIIe par Me Jeh. Hérouard, son premier médecin; il comprend de janvier 1614 à décembre 1617.
Le quatrième et dernier manuscrit que nous avons eu entre les mains est catalogué dans la Bibliothèque du P. Lelong à la suite du manuscrit original: «21448. MS. Ludovicotrophie ou journal de toutes les actions et de la santé de Louis Dauphin de France, qui fut ensuite le Roi Louis XIII, depuis le moment de sa naissance (le 27 septembre 1601) jusqu'au 29 janvier 1628; par Jehan Hérouard, premier médecin du Prince, in-4o, 4 vol.—Ce manuscrit qui contient des anecdotes singulières, et qui est important pour les dates, est conservé dans le cabinet de M. Genas, conseiller au Présidial de Nismes. Le premier volume, qui commence à la naissance du Prince, finit à l'année 1604. Il manque les années 1605 et 1606. Le second contient depuis 1607 jusqu'à 1610. Il manque ensuite les années 1611, 12 et 13. Le troisième volume commence à 1614 et finit en 1617. Il manque ensuite quatre années. Le quatrième et dernier volume comprend les années 1622 et suivantes, jusqu'au 29 janvier 1628 où l'auteur tomba malade à Aitré, et y mourut le 8 février suivant. Il étoit né le 22 juillet 1551. Outre ce qu'on a marqué, il y a encore quelques petites lacunes.»
Cette description est rigoureusement exacte, et c'est ce manuscrit, appartenant aujourd'hui à M. le marquis de Balincourt, dont la communication nous a permis de combler la lacune des trois premières années qui existe dans le manuscrit original de la Bibliothèque impériale. On a vu plus haut, sous la plume de Charles Guillemeau, l'ennemi d'Héroard et de son neveu Courtaud, ce nom de Ludovicotrophie que portent en effet, sur le dos de leur reliure en parchemin, les quatre volumes appartenant à M. de Balincourt. Une note d'une écriture microscopique, qui se trouve au bas de la première page du premier volume, indique que ce manuscrit a été commencé le 25 septembre 1648. Le manuscrit de M. de Balincourt n'est pas une reproduction intégrale de l'original avec lequel on peut le confronter dès le 1er janvier 1607; c'est aussi un extrait dans lequel on a supprimé la plus grande partie des détails qui choquaient Tallemant des Réaux. Ce travail a été exécuté d'après le manuscrit original, et l'on en trouve la preuve dès les premières lignes, en regard desquelles est relié un fragment de l'écriture d'Héroard qui est le commencement même de son registre: «Le 15e jour de septembre 1601[1] je reçus lettre, etc.» La copie, faite de la main même d'Héroard, de la lettre écrite par Biron à Mme de Montglat le 24 avril 1602, est également placée dans le manuscrit de M. de Balincourt, en regard de la journée du 28 avril, où le médecin mentionne cette lettre.
Toutes ces circonstances nous font supposer que, postérieurement à la mort de la veuve Héroard en 1640, Simon Courtaud était devenu possesseur du manuscrit de son oncle; que c'est lui qui, aux endroits des lacunes du manuscrit original, s'est plaint de la négligence de la veuve et des autres parents d'Héroard; et que c'est lui enfin qui, en préparant cet extrait et en imaginant le titre de Ludovicotrophie, projetait une publication pour laquelle il aurait rédigé la préface que nous reproduisons. Cet avis au lecteur se trouve en tête du manuscrit appartenant à M. le marquis de Balincourt; mais il n'est pas de la même écriture que le reste de la copie, et il n'est certainement pas de la main de Jean Héroard. Le texte en est autographe et corrigé par l'auteur, que nous croyons être Simon Courtaud.