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L'esprit impur: roman

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CHAPITRE X
LE CADEAU PRÉCIEUX

Madame Damien arriva chez son fils, chargée d'un gros paquet encombrant.

« Qu'est-ce donc, Maman?

— Peu importe! Ma visite ne te dérange pas? Bien. Une tasse de thé, Jacques, j'ai soif, et puis nous causerons.

— Tu n'imagines pas le plaisir que tu me procures en venant ici à l'improviste.

— J'en suis très flattée, mon petit! Comment vas-tu?

— Excellente semaine. J'ai dormi tout mon saoul. Mais toi, qu'as-tu fait à la campagne? Notre vénérable cousine t'a-t-elle bien reçue?

— Trop bien, Jacques! trop bien! Je mentirais en te disant que ce séjour a été joyeux. Le pays me semble avoir gagné en laideur et Agathe ne change pas en prenant de l'âge. Je l'ai aidée à recevoir les belles dames des environs, toutes vêtues modestement de noir, toutes austères, quelques-unes moustachues. Nous avons eu à notre table le curé, un fort brave homme, des sœurs de charité ennuyeuses, l'évêque de Meaux en tournée apostolique et un vieux monsieur maigre, souffrant de l'estomac, qui me semblait fait pour les bancs de la cour d'assises, mais qui passe, au contraire, pour un modèle de toutes les vertus. Insupportable, ce dernier! Les sujets de conversation ont été sages et prévus. Enfin l'on s'est demandé, en mangeant des raisins de Corinthe qui sentaient la poussière, si le maire était franc-maçon. Tu connais le style de ces petites fêtes. Rien n'a varié, ni les meubles, ni les faïences, ni les tapis. Les rideaux seuls m'ont semblé d'un jaune plus triste. J'ai donc fait, pendant huit jours, ma pénitence annuelle. Agathe s'est montrée fort reconnaissante et, en me quittant sur le quai de la gare, m'a dit : « Je t'assure, ma chère Jeanne, que mes réceptions d'automne perdraient tout leur lustre sans toi. » Puis elle a posé ses dents sur ma joue et m'a serré les mains avec cette émotion sèche qui lui est particulière.

— Pauvre Maman! une pénitence, à coup sûr! mais en voilà pour douze mois. Et puis la cousine Agathe est bien vieille! peut-être, l'an prochain…

— Tais-toi, vilain garçon! Et surtout ne te méprends pas : Agathe est parfois un peu ridicule, j'en conviens, mais elle a bon cœur, malgré cet air de bigoterie transcendante qui me scandalise et m'assomme. Les gens du pays l'aiment, les enfants sont toujours à ses trousses, quêtant des cadeaux et des gâteries. Agathe réserve sa dignité et son allure de Mère supérieure aux seules personnes « de son monde ». C'est là une timidité comme une autre. J'en connais de plus offensantes.

— Toujours la même, Maman chérie! toujours la même! tu trouverais des excuses au pire criminel!

— Et toi, dès qu'il s'agit de ta mère, tu déraisonnes! Mais revenons à ta cousine. Elle m'a donné, sans le vouloir, une idée dont je lui sais gré. — J'étais assise dans ce salon lugubre où des crucifix, chargés de chapelets, s'adossent à de petits rameaux, posés en oblique, et je me disais sottement : « Comme c'est laid! comme c'est laid! »

— Pourquoi, sottement? interrompit Jacques.

— Parce que notre cousine n'a jamais prétendu que ce fût beau ; parce que notre cousine a bien le droit d'orner son salon comme il lui plaît, et que ma critique prouvait tout juste que j'avais un goût différent du sien, d'autres préoccupations, d'autres habitudes ; rien de plus. — Laisse-moi finir. — En regardant ce crucifix, je me suis rappelé, soudain, que ta grand'mère tenait beaucoup à un magnifique Christ d'ivoire qu'elle avait acheté en Espagne et que je revoyais, pendu au-dessus de son lit. Tu sais qu'elle était très pieuse. Je pensais à ce Christ douloureux et vraiment divin, pendant que ta cousine Agathe causait avec le vicaire de la paroisse, et je faisais, en quelque sorte, mon examen de conscience. Je me disais que, si fort que je pusse t'aimer, je ne t'aimais encore pas assez, que je t'aimais mal, que je t'aimais pour moi-même, d'une manière égoïste, et je me suis sentie toute désolée, très honteuse, très humble, devant ta cousine qui préparait je ne sais quelle fête pour les orphelines du pays.

— Voyons! Maman!

— Et je me suis dit : il faut que je parle à Jacques autrement. Il oublie certaines choses dont il devrait se souvenir à toute heure du jour et que je ne lui remets pas en mémoire, parce que je ne leur donne pas une importance égale. — Mon petit… Non! tu donneras ton avis quand j'aurai terminé. — Tu es catholique, tu es croyant, tu pratiques ; d'autre part, tu souffres, et pourtant, tu ne demandes rien à ta religion! C'est incompréhensible ou c'est ridicule. La religion n'est pas une bague au doigt.

« Je t'assure, Jacques, je ne parle pas au hasard! Tu connais mes sentiments à ce sujet : je n'ai jamais été pieuse, je n'ai jamais été croyante. Même aux pires instants de ma vie, je n'ai pas eu besoin de Dieu. Je n'ai rien cherché au-dessus de moi, pensant tout trouver en moi-même. Quand je voyais ton père tromper mes espérances, détruire les rêves que j'avais bâtis à son propos, défaillir enfin, pas une fois je n'ai songé à me jeter à genoux. Je m'adressais d'abord à ma volonté, mettons, si tu veux, à mon obstination, et puis, tu n'imagines guère combien mes journées étaient remplies! Dès le matin, mille petits devoirs m'occupaient qui faisaient la chaîne : ton père m'appelait, je t'entendais crier dans ton berceau, il fallait demander l'avis d'un médecin, parler aux domestiques, veiller à ceci, veiller à cela… Quand venait la nuit, j'étais lasse, je voulais dormir, sachant que, le lendemain, ton premier cri serait pour me réclamer, et que ton père aurait besoin de moi, dès qu'il verrait le jour paraître. Prise dans cet engrenage quotidien, je n'ai jamais eu l'idée de prier.

« Il faut que tu m'entendes bien : je n'y mettais aucune vanité. J'étais ainsi. Je crois m'être montrée bonne mère et bonne épouse, mais il y a, dans mon for intérieur, quelque chose qui se refuse à demander grâce, qui veut aller plus loin, plus loin encore, sans aide, et, pour atteindre le but, user de ses seules forces de femme, quitte à voir ce but s'éloigner tous les jours.

« En sachant que des êtres qui m'étaient chers, que je prisais, que je respectais, s'adressaient en toute occasion à Dieu, lui parlaient, le remerciaient d'un bonheur et l'imploraient aux jours de souffrance, j'enviais leur foi et me disais : « Pourquoi suis-je ainsi faite que je ne puis courber le front? » Je me le demandais humblement, je t'assure, bien qu'il y eût, sans doute, de l'orgueil là-dessous, à défaut de la vanité absente. Cela ne m'a d'ailleurs menée qu'à souffrir davantage et je n'en suis pas fière.

« Comme, chez ta cousine Agathe, je trouve une forme sèche, en moi, je trouve un fond de sécheresse dès qu'il ne s'agit plus de questions humaines. Je ne sais pas me détruire pour tendre vers quelque chose que je ne puis ni concevoir, ni, par conséquent, aimer. Ma peine journalière me suffit et, de cette peine, les petites joies, les petits espoirs de chaque jour me consolent. C'est d'un bon sens un peu vulgaire, je le veux bien, mais en ce moment, je m'explique à toi, sans aucune intention de m'excuser.

« Tout ce que la vie laissait en moi de doux et de tendre, je l'attribuais à mon mari, à mon fils. A vous, je me donnais pleinement, parce que je vous chérissais à plein cœur ; je redevenais exacte et trop anguleuse dès qu'il s'agissait d'un être que je n'aimais pas. Eh bien! si je me refusais à Dieu, ou plutôt, si je n'ai jamais levé les yeux vers lui, c'est que je ne l'aimais pas. — Aujourd'hui, je viens te dire que toi, mon petit, que j'aime, que je comprends et que j'ai fait, tu me déçois.

— En quoi, Maman?

— Quand, un soir, tu es venu me dire, de la façon droite et confiante qui est la tienne : « Maman, je veux pratiquer ma religion : il me semble que j'ai la foi », tu admettras que je me suis appliquée à te faciliter les choses. Je t'ai rappelé scrupuleusement tes nouveaux devoirs, je t'envoyais aux offices, lorsque ta jeune étourderie t'en éloignait, et, jusqu'au jour où l'habitude fut prise, je t'ai surveillé de fort près. De ta résolution, j'eus une joie profonde. « Si sa santé vient jamais à faiblir, pensais-je, l'Eglise sera pour lui un précieux refuge et la prière une aide admirable. » En te poussant à persévérer, il me semblait que je te fournissais des armes, que je te rendais plus fort. J'accomplissais là une tâche nettement définie : je t'aidais à revêtir, à boucler la cuirasse neuve, choisie par toi qui ne savais pas encore à quel combat elle servirait. Ce combat, je l'attendais avec épouvante, avec horreur, et, parfois, je le devinais proche, à te voir nerveux, inquiet de peu de chose, constamment rêveur, malgré ta vie active et ton goût pour les distractions violentes où tu mettais un si bel entrain et tant de bon vouloir.

— Maman chérie, tu es étrange, vraiment. Je t'admire et je t'aime chaque jour davantage, et chaque jour je te suis plus reconnaissant, mais tu m'étonnes.

— Pourquoi donc? Parce que je veux que chacun fasse honnêtement usage des moyens qui lui conviennent? J'ai soigné ton père, je t'ai soigné, en prenant avec le plus de discernement possible l'avis des médecins, suivant une méthode humaine où je pouvais servir. Ma santé n'a jamais faibli ; la besogne me fut par conséquent facilitée ; oui, j'ai bien dit la « besogne » : les grands mots n'ont rien à voir ici. Mais, dans ton cas, la question se pose autrement. Le mal dont tu souffres, c'est en toi que tu le trouves : tu deviens, pour ainsi dire, ton propre médecin. Je pensais : « Il se soignera par toutes les méthodes auxquelles il ajoute foi, et, puisqu'il est croyant, son Dieu lui fournit la meilleure de toutes : la prière. » Je t'ai dit, Jacques, ma douleur lorsque je vis que ta santé se gâtait ; je t'ai caché, jusqu'à présent, ma surprise et mon chagrin quand je m'aperçus que tu allais moins régulièrement à la messe, que tu oubliais tes devoirs religieux, que tu les passais sous silence, que tu ne communiais plus.

— Tu te figures donc, Maman, que je n'ai pas prié?

— Mon petit, c'est alors que tu as mal prié, car je pense qu'une prière fervente t'aurait, en tous cas, donné confiance et courage.

— Eh bien, oui! je l'avoue, je me suis révolté! J'ai cru que cette force que Dieu donne à ceux qui l'implorent devait me revenir et, quand je me suis vu si faible, j'ai…

— Jacques! ce n'est pas à moi que tu dois dire ces choses…

— Tu as raison, Maman. »

Ils étaient émus tous les deux ; quelques instants, ils ne parlèrent plus. Brusquement, Mme Damien reprit :

« Va me chercher l'objet que j'avais apporté en arrivant. Je l'ai posé sur la table de l'antichambre. »

Et, quand son fils rentra :

« Donne. C'est un cadeau que je te fais. »

Elle cassa les ficelles d'une main un peu nerveuse.

« Voici le Christ de ta grand'mère, dont je t'avais parlé. Je le verrais volontiers accroché au-dessus de ton lit. Il te revient de droit, puisque je ne sais pas l'adorer.

— Oh! qu'il est beau! s'écria Jacques. Qu'il est donc beau! Toute la douleur du monde… Ah! comme il souffre! »

Il l'accota contre la glace de la cheminée et se prit à l'admirer.

« Qu'il est beau! » murmurait-il toujours.

Sur une croix de bois sombre, un grand Christ, sculpté en vieil ivoire, se tordait. L'angoisse physique paraissait dans tous ses muscles jaunes, labourés par la douleur, mais la face, dorée de soleil couchant, exprimait une extase sereine qui ne touchait plus au monde. Cette sculpture n'était pas seulement l'œuvre puissante et passionnée d'un artiste, mais aussi un acte de foi.

« Mon crucifix te rappellera tes devoirs mieux que personne, dit madame Damien. Puisque tu n'habites plus chez moi, je lui laisse ce soin. Enfin, je compte encore sur lui pour me conserver mes entrées dans ta garçonnière. Ainsi, l'on n'y dépassera jamais, je pense, un certain point de liberté et, sans te gêner, j'y pourrai venir, de temps en temps. Où vas-tu le placer? »

Jacques mena sa mère dans la chambre à coucher.

« Tiens, regarde. Ce clou soutenait un tableau certainement plus lourd. »

Il fixa le crucifix dans un pan coupé, à gauche du lit.

« Jamais! dit Mme Damien, jamais je ne l'avais vu si beau! »

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