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L'esprit impur: roman

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CHAPITRE VII
LA PREMIÈRE MANCHE

Le soir de ce même jour, Damien causait, dans son bureau, avec Gautier Brune.

« En somme, je n'ai pas à me plaindre, disait Jacques ; je dors passablement et n'ai presque pas d'hallucinations, à peine quelques menaces. Une grande quinzaine de répit, c'est déjà beaucoup ; je me sens un peu revivre. De plus, toutes tes recommandations ont été suivies… mais je t'avoue que le café me manque!

— Et ton vieil armagnac, te manque-t-il? demanda Brune.

— Non, dit Jacques d'une voix sèche. Si tu veux t'en rendre compte, reste dîner avec moi. Ma cuisinière est toute prête à te servir un repas somptueux composé d'œufs brouillés et de jambon froid.

— Impossible, Jacques! Je regrette. Il me faut aller chez mon vieux client, dont la santé s'améliore. Il m'invite à une grande bombance familiale, pour fêter ses noces d'argent. Cela promet d'être riche, abondant et interminable. Comme convives, tout ce que tu peux imaginer en fait de clients, neveux, cousins, alliés et amis. On parlera des progrès commerciaux de la France, des lourdes erreurs du dernier ministère et, sans doute aussi, de la musique moderne qu'un esprit vraiment sain ne saurait goûter ; j'entendrai dire, au dessert, que Debussy corrompt les mœurs. Pour couronner ce festin, une terrible partie de bridge où j'atteindrai quelque différence de six francs soixante-quinze, après trois heures d'efforts. Je serai donc obligé de te quitter dans peu d'instants pour passer un habit et me diriger vers la place de la République. Plains-moi! »

Damien se mit à rire.

« Gourmand comme tu l'es, je prévois que tu trouveras à ton ennui des compensations succulentes!

— Dirait-on pas, insolent! que tu méprises la bonne chère, toi qui recherches toutes les voluptés et veux même que l'appartement où tu vis soit parfait jusqu'au moindre détail! Il me plaît, d'ailleurs, de plus en plus, et sa disposition me semble d'un goût très juste… Mon vieux client n'eût pas obtenu un pareil ensemble!… Ces nouveaux coussins du divan… tiens! voilà celui que ta mère achevait l'autre jour!… Ton bureau, ce pantin de bois sur sa tablette…

— Pantin de bois! s'écria Jacques. Tu oses parler de pantin de bois! On me nommait ainsi au lycée! Pantin de bois! une idole précieuse de l'île de Pâques! T'ai-je dit comment elle se trouve ici? C'est fort curieux. On m'avait chargé, au musée, d'une monographie sur la sculpture polynésienne. Je fis à ce propos (tu t'en souviens peut-être) un séjour à Londres : on y trouve des tas de renseignements. Vers la même époque, je pensai à écrire au directeur du musée de Santiago de Chili, touchant les idoles en pierre de l'île de Pâques, dont les voyageurs ont tant parlé. Quelque temps après, je reçus une réponse fort aimable, qui me donnait tous les renseignements demandés. M. Carlos d'Almeida m'offrait, en outre, à moi personnellement, une statuette en bois, pièce authentique, de même caractère que les grandes idoles. Il ajoutait que son musée changeant de local, la disparition d'un si petit objet passerait inaperçue! Cette statuette, la voici. Elle est grossière, je l'accorde, néanmoins, elle me séduit ; je lui trouve un charme très bizarre et m'en déferais avec peine. »

Gautier l'enleva du socle où elle était posée.

« Drôle de bonhomme! Mais quel beau bois!… »

Il la remit en place.

« Et sur ce, je te quitte, appelé par les devoirs mondains de ma profession. A demain, Jacques.

— A demain, mon ami. »


Jacques dîna donc seul et rapidement. Une heure plus tard, assis dans le fauteuil de son bureau, il lisait et fumait des cigarettes. En levant les yeux, il pouvait voir, à gauche, l'idole, debout sur sa tablette, au coin du divan. Il la regarda plusieurs fois. Soudain, il ferma brusquement son livre. Cette phrase qu'il venait de lire l'agaçait : « Il s'agenouilla devant l'idole de bois et lui rendit hommage. » Pourquoi l'auteur parlait-il d'une idole de bois?

Le volume replacé à son rayon, Jacques entreprit de classer quelques gravures. Il les maniait nerveusement. L'une d'elles le retint. Il la considéra, puis jeta sur l'idole un rapide coup d'œil. Il haussa les épaules. Ce silène dans un jardin à la française, ne ressemblait en rien à la statuette!… Idée absurde! Il reposa le carton de gravures et resta sans rien faire, assis dans son fauteuil, les bras ballants, la tête basse. Pourtant, il levait parfois son regard vers l'idole, avec précaution, très lentement, et le baissait aussitôt. Un instant après, il s'accouda, penché en avant, le front sur les mains.

« Il faut procéder avec calme, murmura-t-il. Tentons l'épreuve classique. — Je me fais loucher en pressant un de mes yeux. Si je vois la chose double, comme tout le reste, cette chose est hors de moi ; si je la vois simple, comme je la voyais avant, elle est en moi, et je suis fou. »

Il fit l'expérience.

« C'est évident! Je le savais. »

Il marcha de long en large dans la pièce, parlant à mots couverts.

« Eh bien! quoi? il n'y a rien d'étonnant! Pourquoi m'émouvoir ainsi, puisque je m'y attendais! La pomme a disparu : l'idole bouge. Un peu simple, cette idée que tout s'arrangera parce que l'on a pris de bonnes résolutions! L'enfant a promis de ne pas pleurer : il ne lui adviendra plus rien de fâcheux! Il n'aura plus mal aux dents!… Ridicule!… C'est moins facile que je ne pensais. Mon petit Jacques, tu faisais le faraud en causant avec ta mère! Tu te disais : « Papa s'est montré bien peu courageux! » Maintenant que tu te trouves à pied d'œuvre, tu déchantes!… et je vois que tu as une belle frousse! »

Il s'arrêta, il regarda l'objet.

« Alors, je finirai comme Papa?… dans la grande maison blanche?… Quand je voyais cette pomme, sur la barre de mon lit, je me laissais aller à la peur, presque sans réserve. Ma peur de ce soir, tenue en main, je crois qu'elle est pire… Et puis, cette poupée de bois qui ne va plus désarmer! Ah! elle bouge encore, la rosse! Je vais me mettre à courir en rond, ou plutôt… »

Il sourit aigrement et leva un doigt en l'air, comme lorsque l'on fait une trouvaille.

« Pour me calmer les nerfs, il me faudrait avoir dans cette pièce une roue, une grande tournette d'écureuil, où je galoperais, où je trépignerais, sans arrêt, du matin au soir. Cela pourrait, en outre, faire monter l'eau dans la maison. Exercice hygiénique entre tous, et fort utile. C'est le système anglais du hard labour, oui, le treadmill… mais sous une forme plus joyeuse. Eh quoi! je paye les vices de mon père, paraît-il!… très bien, je paye… Le hard labour… Je devrai donc… Mieux vaut crever tout de suite! Tiens je n'ai plus de tabac. »

Il sonna.

« Louis, apportez-moi des cigarettes, dit-il d'un air calme. Merci, mon garçon… Et aussi une tasse de thé.

— Monsieur semble avoir très chaud, dit le valet de chambre.

— Ce n'est rien, Louis. Oui, j'ai un peu chaud, en effet. Vous pouvez aller vous coucher, maintenant.

— Mais si Monsieur…

— Je vous sonnerais si je me sentais malade. »

Jacques reprit sa marche.

« Pourtant, je me rends à peu près compte des choses. Je vois ce qui se passe en moi lorsque j'ai peur et que je me guinde. Je me surveille mieux. Et puis enfin, ne nous plaignons pas : mon idole n'a pas osé dépasser sa planchette. Si j'avais pendu au mur un jouet mécanique, ce serait tout pareil… tout pareil… Consolante, la comparaison! hein, mon petit Jacques? et tellement ingénieuse! Oui, mais les jouets mécaniques de ce genre ont, le plus souvent, une musiquette dans le ventre, au lieu que mon jouet à moi ne chante pas « la Mascotte », du moins pas encore : elle ne fait que cligner de l'œil et bouger ses longs bras.

« Maman me disait, l'autre jour : « Raccroche ta poupée au mur… » Si je pouvais la raccrocher pour de bon! A propos! de quel sexe est-elle? Je n'ai jamais regardé! Oh! c'est un mâle, indubitablement! Tant pis! Une idole féminine, j'aurais pu essayer de lui complaire par de douces paroles, par des flatteries… et cependant, non! j'en serais peut-être venu à la chérir, au lieu qu'un mâle qui me torture, je puis le détester tout à mon aise. Il convient que je prenne garde à ne jamais lui appliquer des qualificatifs de l'autre sexe… ça pourrait l'offenser… et alors! »

Il parlait presque à voix haute en faisant les cent pas. Il marchait lourdement, il ne se permettait aucun geste, mais, de temps à autre, il risquait vers l'idole un regard furtif.

« C'est gai, la peur! Ah! pauvre Papa! je te comprends, maintenant, lorsque tu me prenais dans mon lit et me parlais du mauvais diable, du vilain sorcier! Pauvre Papa!… Et néanmoins, je t'avoue que je voudrais mieux faire, ou, du moins, montrer plus de prestige. Il ne t'a manqué que d'être habile, mon pauvre père! La diplomatie est de bon usage, même avec les cauchemars. Oui, je voudrais… Pas ce soir, par exemple!… Elle bouge toujours!… Pardon!… « il » bouge toujours. »

Jacques s'arrêta net et se croisa les bras.

« Jamais je ne pourrai dormir ici! »

Il coupa les lumières et s'en fut. La pièce, qui depuis deux heures était pleine d'un sourd piétinement et du murmure brouillé d'une voix, redevint silencieuse, dans l'ombre.

Un instant plus tard, les lampes se rallumèrent, Jacques rentrait, vêtu d'un manteau, une canne à la main, le chapeau sur la tête.

« C'est qu'il m'attire, le bougre! Le voilà, tout en bois, avec sa gueule de vieux singe grave!… Tant pis! Puisque, ce soir, je ne sais pas me défendre, je vais… comment dirai-je?… je vais m'absenter. »

Il s'approcha de l'idole et, ôtant son chapeau :

« Je vous accorde la première manche, dit-il d'une voix moqueuse mais cassée ; pourtant, ne croyez pas que ce soit fini. A demain, Monsieur. »

Il fit un petit salut bref, et sortit rapidement.

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