L'esprit impur: roman
CHAPITRE XXVII
LA JEUNE FERMIÈRE
Le lendemain, Jacques trouvait M. Sandgate au rendez-vous convenu. Ils partirent pour l'Angleterre et Jacques vécut un mois à la campagne, dans une maison confortable, élégamment rustique, entourée de gazons nets, de fleurs choisies, de beaux arbres décoratifs en leur verte antiquité. A ce foyer, il reçut le plus chaleureux accueil. On le considérait déjà comme l'ami d'Edwin, l'ami auquel Edwin, ce fils, ce frère, cet oncle chéri, serait sans doute confié, lors de son prochain et glorieux voyage en Perse. Damien et son futur compagnon travaillaient, le soir, dans une grande bibliothèque bien fournie des livres qui leur seraient utiles, d'autre part, les journées s'écoulaient vite, occupées par les jeux et les rires des enfants, par des promenades à pied, des courses à cheval. Seules les nuits de Jacques étaient douloureuses à vivre. Avant de s'endormir, il se répétait encore, il se répétait sans cesse les quelques mots du billet reçu deux jours après son arrivée chez Sandgate et dont il voyait parfois se dessiner dans l'ombre l'écriture tragiquement brisée :
« Mon ami aimé! — Non! ne viens pas! Je te répondrai lundi prochain. Je ne pourrais pas, avant! J'ai besoin de quelques jours encore, pour pleurer.
« Marguerite. »
Le mercredi suivant, il lisait d'elle une lettre plus longue, pathétique par l'effort manifeste qu'elle révélait.
« Mon ami aimé.
« Je n'en peux plus! J'ai, comme toi, tout juste assez de courage… Ah! tout juste!… mais Gautier m'écrit qu'il faut rester calme. Alors, je tâche. C'est dur. Pour m'aider, je prie. Ayant beaucoup prié depuis ton départ, je me décide à t'écrire ceci.
« Jacques, tu me montres mon devoir et, parce que je t'aime tant, je vais accomplir ce devoir, malgré tout, jusqu'au bout. Maintenant, je n'oserai plus faiblir. Tu viendrais ici que je m'enfuirais peut-être! La photographie de ta mère, la belle photographie que tu m'as donnée, est devant mes yeux : Mme Damien me regarde. Quand mon chagrin sera trop gros, quand j'hésiterai, je lui dirai : « Madame, que dois-je faire? » et je suis sûre que, chaque fois, elle me répondra.
« Jacques, je serai une honnête fille. Ta fermière doit être une honnête fille. Cette ferme va me donner du travail, beaucoup, souvent du tracas, mais aussi, j'espère, bien de la satisfaction. Gautier me dit qu'il viendra me voir, de temps en temps. Il pourra se rendre compte que je suis une fermière scrupuleuse. Tu sais, Jacques, j'ai un peu de connaissance des affaires de la campagne ; ce sera mon plaisir de te le prouver, un jour ; et puis, ce que je ne sais pas, je l'apprendrai. Merci de ta grande bonté, mon ami aimé, je la sens bien profondément, et aussi ta peine à me quitter.
« Envoie-moi, si tu as un moment pour ça, un livre pas trop difficile sur la Perse. Je voudrais te suivre un peu. Et j'ai encore quelque chose à te demander. Permets-moi de ne plus te tutoyer. Une fermière ne tutoie pas le maître. Ce n'est pas convenable.
« Adieu, mon maître. Faites un bon voyage. Je ne trouve rien d'autre à vous dire. Tout le reste, je le garde dans mon cœur.
« Votre fermière dévouée :
« Marguerite Dumont. »
Un mois plus tard, Sandgate et Damien causaient devant l'écurie où ils venaient de ramener leurs chevaux, après une promenade.
« Mais oui, Damien, vous êtes un excellent cavalier, très sérieux et qui ne s'absorbe pas dans les détails de manège. Cela vous servira en Perse.
— Vous m'emmenez donc en Perse, Sandgate? je ne savais pas!
— Vous m'accompagnez toujours en Perse, Damien? Vous ne m'en aviez rien dit, personnage insupportable!
— Eh! justement! me supporterez-vous? Ne l'oubliez pas : je suis venu faire un stage…
— Un stage d'affection, car on va être désespéré, mon cher! Les enfants perdront un grand ami et je crains que Monsieur Jacques ne remplace souvent l'oncle Edwin dans leurs souvenirs! A mes précédents départs, moi seul, je réunissais tous les regrets.
— Quand partons-nous?
— Désirez-vous rentrer en France pour faire vos malles?
— Autant les acheter et les faire à Londres où, comme vêtements coloniaux, nous trouverons tout ce qu'il faudra. Quant au reste… Non, je ne m'arrêterai pas à Paris. Un ami viendra m'embrasser à la gare. J'écrirai à mon valet de chambre pour qu'il ferme chez moi. C'est un honnête garçon, il s'en chargera fort bien, comme aussi de m'expédier les quelques objets, livres et souvenirs, que j'emporte.
— Nous irons donc à Londres jeudi matin. Ah! je vous promets une dure traversée de la mer Rouge! mais vous avez compris, n'est-ce pas, que retarder de six mois pour un peu plus de fraîcheur dérangerait toute une partie importante de notre voyage?
— A propos, Sandgate, j'ai reçu du musée les papiers que j'avais demandés ; nous les lirons ce soir… Et puis, Sandgate, sans plaisanterie!… vous ne savez peut-être pas le service que vous me rendez!
— Non, je ne le sais pas, cependant on se doute très vite de certaines choses, chez certaines gens… Rentrons, Damien, c'est l'heure du thé, mes parents nous attendent. »
Le départ pour un pays lointain apporte à celui dont le cœur est lourd l'allègement d'occupations nécessaires, de courses indispensables, d'emplettes nombreuses que l'on ne saurait différer et que seul on peut mener à bien soi-même. La question des chaussures est de toute gravité, la sélection minutieuse des livres reste délicate ; on ne se passera ni d'armes de chasse, ni d'appareils photographiques, ni de vêtements spéciaux, et il faut les choisir ; enfin, comment négligerait-on de se procurer les diverses lettres et recommandations qui, par avance, engagent l'aide et les bons soins de votre consul? Bien qu'à vrai dire la besogne fût facilitée par Sandgate et déjà faite aux trois quarts, les semaines suivantes ne laissèrent pas à Damien grand loisir. Elles lui parurent courtes.
La traversée fut bonne jusqu'à Port-Saïd, pénible ensuite. Jamais Edwin Sandgate n'avait connu la mer Rouge aussi brûlante. Les deux voyageurs arrivèrent dans le golfe Persique assez débilités, malgré le bref repos qu'ils s'étaient permis aux Indes, mais rapidement l'un et l'autre se reprirent, par le seul fait qu'ils se trouvaient là, devant cette côte torride où ils désiraient aborder.
Le voyage commençait vraiment et Damien fut bientôt ravi par son charme grave, fantaisiste et varié, par l'inattendu ou la séduction de chaque chose, par la noblesse de l'effort qu'on lui demandait, par les merveilleuses récompenses qui en étaient le prix. Plus tard, leurs travaux d'archéologie lui apportèrent des joies encore plus hautes et Sandgate le vit parfois chanter au soleil, librement, l'âme épanouie, levant entre ses mains l'objet que ces mêmes mains avaient découvert : un vase, un fragment ancien, une dalle aux belles couleurs. Il souffrit souvent de façon cruelle de la chaleur, du froid, du vent, de l'âpre climat, de la fièvre, de l'annihilante fatigue, de la soif, des déceptions et de ses propres souvenirs, mais chaque nuit lui donnait le sommeil et chaque lendemain son aube. Alors il revivait et saluait le jour.
Onze mois durant, et non point six, Sandgate et Damien, liés par leur affectueuse entente et leur ambition, parcoururent de conserve ce large canton du monde qui va du détroit d'Ormuz aux Portes Caspiennes. Le plus souvent nomades, sédentaires parfois, ils ne manquèrent jamais de quelque nouveau travail pour les tenir en haleine, de quelque nouveau projet pour leur créer des rêves, puis, un jour, chargés d'un butin nombreux, ils rentrèrent, contents d'eux-mêmes.
« Eh bien, assieds-toi, fume et bavarde, disait Gautier Brune à l'ami qui, dès son retour, avait sonné chez lui. Ta mine paraît magnifique ; je ne t'imaginais pas avec ce superbe hâle… non plus avec ce tranquille regard. Assurément, la Perse a du bon, même à haute dose, à dose massive! Onze mois!… Et qu'as-tu fait de ton camarade?
— Edwin a continué sur Londres. Il reviendra dans trois semaines, pour que nous mettions de l'ordre dans nos travaux ; ce sera d'ailleurs intéressant et fructueux. — Rien de palpitant à me dire, Gautier? Ta dernière lettre, cueillie à Port-Saïd, m'annonçait seulement le mariage de Brigneux. — Toi, tu vas bien? — Parle-moi de Marguerite.
— Elle va bien aussi, très bien. Sa vie n'est pas inactive, je te le garantis! Dans sa ferme, dont elle m'a fait les honneurs et qu'elle dirige avec une charmante autorité, elle retrouve la santé, le calme de l'esprit. Les gens du village sont à ses pieds, l'aiment, la respectent, tout en la craignant un peu, car il ne faut pas que l'on plaisante. La fermière de M. Damien défend sans cesse les intérêts de son maître. Le curé voit en Marguerite la forme humaine que, dans sa paroisse, la Providence a revêtue, (brave type, le curé!) Marguerite est donc une personne considérable ; les enfants l'adorent toujours : c'était couru! Elle dîne chez le notaire, elle protège le facteur rural. Tout cela, très sympathique… Mais tu dois être renseigné par ses lettres.
— Hélas! non, mon vieux! Les premières lettres de Marguerite étaient si douloureuses, si tendues!… puis, elle a commencé à me parler de la campagne, des bestiaux, des semailles, des moissons, de l'état des champs. Ces propos-là se multipliaient, débordant les autres, prenant toute la place… A Persépolis, je savais le prix des pommes de terre normandes!… Et, maintenant, que veux-tu que je te dise? elle m'écrit gentiment, amicalement (non, soyons juste : affectueusement), des lettres d'affaires, coupées de questions intelligentes, pleines de sens, sur nos découvertes persanes… Qu'y a-t-il là-dessous?… Mais… Oh! oui! Marguerite est une jeune fermière comme on n'en rencontre pas souvent, et Sandgate qui, tu penses bien, connaît ma terre mieux que moi, puisqu'il y a beaucoup vécu avant de me la vendre, déclare que « Mlle Dumont est inappréciable! » Enfin… le plus dur est fait, n'est-ce pas?… Marguerite est en bonne santé. — Quand nous verrons-nous plus longuement, Gautier?
— Demain, si tu veux, je suis libre. Nous sortirons ensemble ; on ira entendre de la musique… Je n'ose te proposer un ballet persan. »
En quittant Gautier, Jacques prit une voiture et se fit conduire à l'Hôtel du Carrefour où M. et Mme Honoré témoignèrent de leur joie par de grandes démonstrations. Il fallut que Jacques contât son voyage héroïque, ses deux traversées, si pénibles, si dangereuses, ses découvertes « chez les Persans », car on savait que, là-bas, en ce pays sauvage où le soleil tapait si dur, Monsieur Jacques avait fouillé la terre de ses mains blanches et ramené au jour mille et une merveilles. Après s'être réjoui, comme il convenait, de la belle mine de Monsieur Jacques, de l'air gaillard de Monsieur Jacques, M. et Mme Honoré parlèrent enfin d'autre chose, mais cet excellent couple s'enthousiasmait vite et prenait plaisir à déverser ainsi un flot tumultueux de louanges sincères. Le nom de Marguerite Dumont en fit jaillir la source à nouveau et Jacques, descendant, une heure plus tard, la rue Blanche, se répétait à lui-même les dernières paroles entendues :
« Ah! la chère demoiselle! qu'elle est bonne! Si sérieuse, si courtoise, si empressée avec nous! Ah! Monsieur Jacques! Et si attachée à son devoir! Oh!… Ah!… »
« Oui, pensait Damien, une brave fille, vraiment ; une fermière parfaite… Allons! ce soir, je dîne au cabaret! »