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L'esprit impur: roman

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CHAPITRE XIII
LE DOUX RÉVEIL

La chambre s'éclairait vaguement.

Appuyé du coude sur son oreiller, Damien regardait Marguerite. Il ne montrait ni plaisir, ni ennui. Il regardait, sans plus, le jeune visage dormant. La lumière filtrait par l'ouverture des rideaux et diffusait, entre les quatre murs, un jour pâle et gris.

« En somme, elle est laide, mais n'importe… »

Il considéra le plafond où se projetait un reflet de forme bizarre, il considéra les cadres, l'armoire brune et le rectangle de la glace profonde, deux vases de Chine sur leurs étagères, une mouche qui faisait l'importante et bourdonnait ; puis ses yeux se reposèrent de nouveau tout près de lui.

« … N'importe, car sa figure est douce, très douce. C'est beau, une bouche paisible. »

Il se rappela celle de Juliette, maussade aux heures de sommeil.

« Cette enfant doit savoir consoler un homme qui souffre, un paysan qui souffre. Les mots lui viendraient tout de suite : ceux-là qui conviennent, qui font du bien. Si je lui demandais de me consoler, moi, elle s'y prendrait mal, peut-être, elle ne saurait pas, mais seulement parce que les paroles qu'il faut me dire ne sont pas de son vocabulaire, ni leur emploi spécial de sa nature. J'ai besoin d'ironie dans la consolation. »

Il s'interrogea :

« En es-tu certain?… Elle a des bras souples et forts dont l'étreinte vaut mieux qu'une phrase. Quand je les sentais autour de mon cou, je ne songeais guère à la faire parler! je ne songeais même à rien qu'à mon très rare plaisir. Ah! que je me trouvais à l'aise, et tranquille, et content! Elle ne bavardait pas, elle murmurait de temps en temps, des mots sans forme. Dommage qu'elle soit laide! »

Il la détaillait du regard, soigneusement, sans émotion. Le nez était un peu écrasé, un peu vulgaire, le teint taché de rousseur.

« Je connais les yeux, se disait-il, et la bouche est expressive. Je l'aime mieux au repos, cette bouche. Trop grande, oui, certainement, mais, plus petite, elle amaigrirait le bas du visage… Le hâle des joues et ces taches passeraient sans doute avec quelqu'une des drogues dont Juliette se frottait le museau… Je voudrais revoir ses yeux ; ils sont bruns avec, je crois, de petits points jaunes. »

Il songeait aussi à ce corps mince qui, mal nourri, pourtant, gardait une saine vigueur.

« Il lui faudrait la campagne, le grand air. La vie qu'elle mène, ces promenades nocturnes… Comment résiste-t-elle si bien? Et puis la cuisine des gargotes, sans compter les alcools à bon marché… »

Cette dernière supposition le troublait profondément. Non, elle ne devait pas boire.

« Marguerite me plaît. »

Il tâchait de se l'imaginer, élégamment vêtue, assise au théâtre, près de lui. Il voyait la magnifique chevelure sous les lumières, Marguerite riant, la tête un peu renversée, montrant son cou et sa gorge. Alors il remarqua une cicatrice qui paraissait dans l'échancrure de la chemise. Des artifices de couturière la couvriraient aisément, fût-ce avec un corsage très bas, mais cette cicatrice ne laissait pas d'être bien vilaine.

« Quelque sale histoire de cabaret! » se dit-il.

… De cabaret! La pensée de l'eau-de-vie lui revint. Cela le mécontentait. Maintenant, il voyait Marguerite avec d'autres yeux. Elle n'était en somme qu'une fille de trottoir. Il ne l'examinait plus. Toujours accoudé à l'oreiller, il laissait errer son regard. Quelle idée stupide d'avoir mené cette femme chez lui! Bah! il la renverrait aussitôt habillée, dans une heure. C'était, en somme, la plus banale des passades que cette rencontre imprévue ; pourquoi vouloir lui donner de l'importance?… Et, cependant, s'il rencontrait, un jour, une femme qui le consolerait de vivre, qui resterait auprès de lui, qui lui parlerait d'une voix tranquille et s'intéresserait à ses travaux, une amie discrète et sûre… Il n'exigerait certes pas d'ironie!

Il ne demandait pas qu'elle fût un prodige de beauté ; il se contenterait fort bien d'un visage sans éclat, mais jeune, mais aimable. Quel changement cela lui apporterait! Elle resterait dans un coin de l'appartement, à la façon d'une bête familière que l'on appelle quand on veut la caresser ou qu'elle vous caresse. — Une esclave? non point! il avait dit : une amie. Il se blottirait dans ses bras, à l'instant même où paraîtrait le cauchemar. Il échapperait à l'idole ainsi. Que parlait-il d'une bête familière? Il lui conterait sa douleur, sa torture, et peut-être saurait-elle le guérir, un jour…

« Nous nous liguerions contre le pantin de bois. A deux, on se sent fort. Nous finirions par lui casser les jambes! »

Il songe aussi à des voyages en Hollande, en Italie, dans l'Afrique du Nord. Il lui montre des pays qu'il a déjà parcourus mais qu'avec elle il veut revoir, des paysages, des tableaux… Il se moque, soudain :

« Ah! je possède un cœur sensible : Confessions de Rousseau, recette connue! »

Puis il se reprend à rêver, car il trouve le rêve bien doux. — Auprès de cette amie, l'appartement où il a tant souffert deviendrait un refuge délicieux. Les heures passeraient, égales et lentes, sans ennui, sans orages, heures de travail, heures de loisir, heures de tendresse, de silence…

« Et, se dit-il (ce serait là le vrai nom pour elle), je l'appellerais : douce amie. »

Il ne bouge pas ; il songe. Parfois, un sourire courbe ses lèvres : il se moque de lui-même encore une fois, par habitude. Un murmure l'interrompt :

« Pourquoi riez-vous, Jacques?… oh! pardon! je vous ai fait peur.

— Mais non, ma petite ; je te regardais dormir, tout à l'heure, et puis je me suis mis à rêver. Tu as de beaux cheveux, Marguerite. »

Elle s'étirait, se frottait les yeux, admirait la dentelle de sa chemise.

« J'en ai beaucoup ; c'est gênant. Que j'ai bien dormi! Votre lit est si bon! On y resterait tout un jour.

— Tout un jour dans mon lit, se dit Jacques ; ah! non, par exemple!… Veux-tu du chocolat? demanda-t-il.

— Volontiers, si ça ne dérange pas, mais vous me gâtez encore! Je vais me lever.

— Attends un instant, ma gosse, puisque le lit est bon. »

Il sonna.

« Louis, dit-il, apportez le chocolat de madame et mon café au lait. »

Elle le regardait en souriant, et, quand le valet de chambre fut sorti, elle eut dans les yeux, sur les lèvres, une expression charmante, une expression ravie d'enfant que l'on caresse, pour dire :

« Jacques, j'aimerais t'embrasser. »

Il se pencha, lui baisa la bouche, puis, d'une voix dont il sut mal atténuer la brusquerie :

« Qu'est-ce qui t'a valu, demanda-t-il, cette cicatrice? »

Elle rougit de tout son visage.

« Oh! oui! C'est si vilain, n'est-ce pas? Maintenant, ça ne partira jamais! Après l'histoire avec cet homme, on me disait : « Ne te fais pas du chagrin ; ces marques-là s'effacent, petit à petit, et, quand tu seras grande, ça ne se verra plus du tout. » Au contraire, moi je trouve qu'elle est plus laide. J'essaye de ne pas la regarder. Tenez, je vais remonter un peu la jolie chemise. Je vous dégoûte, pas vrai? »

Il secoua la tête.

« Mais, cette histoire… avec quel homme?

— Oh! il n'était pas du pays! On m'aimait bien, chez nous : on n'aurait pas osé. Il venait d'Italie ; il marchait sur la route et s'était arrêté dans notre village pour la moisson. C'est ça, voyez-vous, qui a tout changé ma vie. J'avais quinze ans, et il a voulu me prendre, derrière la ferme, près du puits. J'ai crié, mais on n'a pas entendu parce que Trompette aboyait tant, et la brave bête aboyait souvent pour pas grand'chose. Oh! je me suis défendue, moi! j'ai griffé l'homme avec mes ongles! je l'ai mordu tant que je pouvais! Alors il a pris son couteau, et voilà! Je ne me suis pas évanouie, vous savez! je criais toujours, mais je perdais du sang, beaucoup, j'étais faible, et il a fait la chose… Et moi… Oh! c'est pas la peine de raconter toutes ces saletés!

— Ce ne sont pas des saletés, ma petite! Allons, ne pleure pas!

— Oui, c'est des saletés, parce que, si ça n'était pas arrivé, je ne serais pas une putain, comme vous dites ici, dans la ville, et je m'occuperais du blé et des légumes et des vaches, avec les autres, et j'aurais du bonheur, un peu.

— Mais ensuite? » demanda Jacques.

Elle avait parlé d'abord couramment, maintenant, elle hésitait, se reprenait parfois, tournait vers Damien un regard inquiet.

« Eh bien, n'est-ce pas, dit-elle, on l'a arrêté, le lendemain : il s'était saoulé dans l'auberge du père Verlot ; les gendarmes l'ont trouvé là. Il a fallu aller à Rouen. Oh! que j'avais peur! Les juges, c'est terrible! et tout ce monde qui regardait… Et puis on riait parce que l'avocat disait des choses drôles, pas honnêtes pour moi… Moi, je n'ai rien entendu, mais j'ai bien vu que l'on riait en me regardant. Je devenais rouge, chaque fois. Enfin le juge a dit ce qu'il pensait et il a condamné l'homme à de la prison… non, pas de la prison ; c'est plus mauvais que ça… de la ré… comment? de la ré…

— De la réclusion?

— Oui, c'est ça. Depuis ce jour, Papa est devenu méchant. Il paraît que j'avais mal parlé devant le juge… Jacques! je ne savais plus ce que je disais! Et Papa se mettait en colère, et il me grondait, et il me giflait… Il se sentait de la honte, Papa ; ça le travaillait ; il me répétait toujours que les juges, ils savaient leur métier et que si l'homme avait vraiment fait la chose comme moi je racontais, on l'aurait envoyé au bagne, là-bas, avec les gens qui ont tué, et que si on l'envoyait seulement à la réclusion, il fallait, pour sûr, que j'aie bien voulu, pour la chose. Vous comprenez, cet homme, il était beau, il parlait beaucoup, mais je vous jure, mon chéri! je vous jure… et puis, je l'ai dit au curé, à confesse, par conséquent… Papa, lui, n'a jamais voulu le croire ; il avait du chagrin ; il me battait. Ah! si Maman n'était pas morte, l'année d'avant, à la Toussaint!… Elle m'aurait bien cru! A la fin, Dieu me pardonne! je n'ai pas pu y tenir. Les gens du village, sauf quelques bonnes personnes, des vieilles amies de Maman, me tournaient le dos, les gars me bousculaient, on me regardait de travers à la messe, et les petits de l'école me faisaient : « hou! hou! » sur la route et criaient des mots pas propres. Alors, je suis partie.

— Et tu as bien fait! interrompit Jacques.

— Non, j'ai pas bien fait! vous allez voir. J'ai été à Rouen, d'abord, pour essayer de travailler, et aussi à la campagne, dans les fermes, mais je ne gagnais pas gros, c'était difficile, et depuis mon malheur, les forces me manquaient. J'étais bien petite, vous savez : pas encore seize ans. Puis, au Havre, je suis restée trois ans… attendez… oui, trois ans. Là, j'ai connu Michel.

— Ah!… Michel… parlons de Michel.

— Jacques, vous vous moquez de moi comme si je racontais des mensonges! L'avocat, c'était tout pareil! Je ne vais plus oser rien dire… et c'est vous qui m'avez demandé.

— Marguerite, mon enfant, je suis une brute! Qui était Michel?

— Un matelot très gentil, que j'aimais beaucoup. Très propre, très doux, et avec ça poli. Je lui avais raconté la chose et il me promettait le mariage tout de même. Moi, je le croyais. Un jour, il est parti, comme ça, sans avertir, et il m'a laissé une lettre où il écrivait que ses parents ne voulaient pas. J'ai trouvé cinquante francs dans la lettre. Il est parti pour l'Amérique du Sud. C'est un de ses camarades qui m'a appris ça, en apportant la lettre. Je ne l'ai pas revu ; c'est loin, l'Amérique du Sud, et son camarade ne m'a pas dit le nom du bateau.

— Alors, Marguerite, tu es venue à Paris?

— Oui, alors… non, deux mois plus tard. Oh! j'avais de la peine plein le cœur. Je me disais : si j'avais eu un enfant, Michel serait resté, peut-être ; mais aussi je pensais : s'il était parti quand même, qu'est-ce que je deviendrais, toute seule, avec un petit! Je croyais que, dans une ville comme Paris, on pouvait gagner un peu. Oh! c'est pas possible! Mon amie, la nourrice (je vous l'ai bien dit?) a été très bonne. Je crois qu'elle m'a empêchée de mourir de faim, et surtout, c'est pas la faim qui est le plus dur, c'est le froid. Des gens vous donnent à manger, mais du feu, l'hiver, pour une femme, il n'y a pas moyen… Et puis ça a continué… Oh! ça me fait peine de vous raconter tout ça! C'est sale, c'est mauvais, c'est méchant! ça me fait trop peine!… A Paris, j'ai toujours eu de la peine, chaque jour… chaque jour… Et ça m'en donne beaucoup pour le dire… Est-ce que je peux m'arrêter?

— Arrête-toi, Marguerite ; tu es une brave fille. Attention! ton chocolat ne va plus être buvable! Tiens, voilà aussi des tartines. »

Assise dans le grand lit, elle mangeait craintivement, courbée, les épaules voûtées. Sa bouche tremblait parfois.

« Vous ne m'en voulez pas trop, Jacques? »

Il la rassurait et l'embrassait dans les cheveux.

« Oh! vous allez renverser la tasse!… Alors, vous ne m'en voulez pas trop? c'est sûr? »

Bientôt il se leva et l'aida à sauter du lit. Elle fit sa toilette, elle s'habilla en toute hâte, comme si Damien l'eût chassée.

« Mais attends donc! lui dit-il, quand elle fut prête. J'ai à te parler encore. »

Elle eut peur ; son visage se ferma.

« Non, je vous assure : le reste, c'est pas des choses à dire.

— Petite sotte! moi seul je parlerai. Et d'abord, où vas-tu coucher, ce soir? »

Elle ne savait pas… N'importe où!

« Viens ici, Marguerite ; un instant seulement. »

Ils passèrent dans le bureau.

« Assieds-toi dans ce fauteuil ; écoute-moi. »

Il lui indiqua un hôtel tranquille, du côté de Montmartre, et lui donna une lettre pour le gérant qui avait été, quelques années avant, au service de Mme Damien, comme valet de chambre.

« Ce brave Honoré, pensa-t-il, m'a dit que sa clientèle était mêlée ; il ne m'en voudra pas de lui envoyer Marguerite. »

Puis il demanda avec un sourire :

« Ça ne t'ennuie pas de me dire ton nom de famille, maintenant?

— Oh! mon ami! répondit-elle sur un ton de reproche, je m'appelle Marguerite Dumont.

— Très bien ; je me souviendrai. Tu vois, sur cette feuille, j'écris mon adresse, si tu oubliais de regarder en sortant. De cette façon, tu pourras envoyer quelques mots à Monsieur Jacques Damien (qui te répondra tout de suite), quand ceci sera fini. »

Elle prit l'enveloppe qu'il lui tendait.

« Mais, Jacques, c'est beaucoup trop! Avec tout cet argent, je peux vivre longtemps et trouver, un jour, du travail! »

Il allait répondre : « C'est ce que je voudrais, » mais s'arrêta net.

« Non, dit-il, ça te rendra la vie un peu moins dure, au début ; puis, tu m'écriras ; tu me l'as promis.

— Jamais je n'ai rien promis! s'écria-t-elle. Vous avez été trop gentil! Tu n'entendras plus parler de moi. »

Et, comme si elle ne voulait pas qu'il reprît le sujet :

« Qu'allez-vous faire maintenant? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, Marguerite ; je vais songer un peu à notre rencontre, et ensuite travailler (oui, je travaille : regarde tous ces livres!) et enfin rêver, quelques instants, de ceci, ou de cela, ou d'autre chose!

— Moi aussi, dit-elle, ça m'arrive de penser à rien du tout, le nez en l'air. Maman disait alors, quand j'étais petite : « L'enfant s'amuse! l'enfant s'amuse! » et je baissais le nez.

— C'est bien ça, dit Damien. L'enfant s'amuse… »

Marguerite se leva et mit rapidement son chapeau.

« Jacques, je ne saurais pas vous dire merci. Au revoir. Je m'en vais. Adieu! »

Il l'embrassa, comme elle franchissait le palier de l'antichambre. Sa robe était bien triste, bien déteinte, son chapeau bien ridicule…

« Tu prendras un fiacre, dit-il, pour aller à cet hôtel.

— Oh! non ; il me semble que je connais la rue. J'irai à pied. Je veux réfléchir… Merci, Jacques.

— Au revoir, douce amie, » murmura-t-il.

Et il se reprocha aussitôt de lui avoir donné ce nom.

Marguerite le regarda, l'air étonné, puis elle sourit et s'en fut, descendant l'escalier d'un pas rapide.

Damien ferma la porte nerveusement.

« Dommage, se dit-il, qu'elle soit si laide… Aucun doute, elle est… elle n'est pas jolie. »

Rentré dans son bureau, il s'arrêta devant la glace de la cheminée et, parlant à son reflet :

« Mon petit Jacques, dit-il, c'est très méritoire de t'occuper du relèvement des filles publiques, mais à quoi cela mène-t-il? Ah! si ton ami Gautier Brune apprenait ton aventure, il s'en égaierait à bon droit… Jacques, tu t'amuses! l'enfant s'amuse!… l'enfant s'amusera-t-il longtemps? »

Il haussa les épaules, sonna, demanda à Louis une seconde tasse de café et se mit au travail.

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