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L'esprit impur: roman

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CHAPITRE XXII
VILLÉGIATURE

Un jour, Gautier Brune reçut, à son courrier du matin, deux lettres qu'il ouvrit aussitôt : l'une était de Damien, l'autre de Marguerite, toutes deux timbrées du même village de Normandie. Il lut d'abord celle de Jacques.

« Mon vieux Gautier,

« Passer un été à la campagne! l'idée ne m'en serait jamais venue, à moi qui aimais tant les odeurs estivales de Paris. J'en trouve ici de toutes différentes que je ne connaissais pas, mais qui ne remplacent guère le parfum délicieux de l'asphalte amolli, du crottin recuit et du pavé de bois surchauffé. Sauf les cornes des autos qui passent sur la route, emportant leurs occupants vers des lieux plus approuvés par le monde des plages, je ne connais pas non plus les bruits paysans, j'entends les bruits du nord, car les parfums et les bruits de la Provence me sont familiers mais n'offrent aucun rapport. En ce pays, la vache meugle, le canard cointe, le chien jappe, le coq chante de façon toute normande (on dirait une série d'exemples de grammaire), et j'ai découvert un jeune chat qui, sur le toit de l'écurie, chaque nuit, miaule si singulièrement, de façon si persuasive, avec tant d'insistance et de lubricité, qu'il me réveille quelquefois.

« N'importe! je suis heureux, et tu remercieras encore ton vieux client de s'être entremis pour me trouver une villégiature que certainement je n'aurais pas dénichée tout seul. Marguerite s'y plaît ; elle aime ce pays ; nous sommes assez loin de son village pour ne pas la gêner, cependant elle reconnaît la même nature qu'elle connut jadis ; elle me donne des leçons ; durant nos longues promenades, j'apprends la botanique, par ses soins, enfin elle m'annonce le temps qu'il fera, le lendemain, sans plus se tromper qu'un bon baromètre.

« Cette propriété, mi-ferme, mi-campagne de plaisance, appartient à un Anglais qui, pour le moment, se promène quelque part en Asie centrale ; elle est agréablement rustique, ni trop, ni trop peu, assez pour que l'on oublie la ville, pas assez pour qu'on la regrette ; un tas de vieux meubles y parlent du passé et, par contre, l'installation électrique, la salle de bain, le chauffage (maintenant inutile… mais central), rappellent les avantages du siècle où nous vivons. Enfin, tout cela est fort joli, et le jardin, plein de fleurs simples, le verger, la cour où le cochon s'échappe, où le chien s'étire, où le chat se perd dans ses rêves, et jusqu'au potager dont je sais à présent distinguer les salades, tout cela nous entretient, Marguerite et moi, dans un état de joie facile, très appréciable.

« La mer est à courte distance : une demi-heure de promenade, et cette plage n'offre rien de mondain. Quelques familles bourgeoises la fréquentent qui, paraît-il, sont les mêmes depuis son invention première. Nous allons nous y baigner plusieurs fois par semaine. Marguerite est bonne nageuse, mais étouffe dès qu'elle plonge.

« Non, je n'oublie pas que j'écris à mon médecin ; ne prends pas ton expression doctorale, Gautier!… j'y arrive… m'y voici… Et puis, en somme, que veux-tu que je te dise? Je vais mieux ; à coup sûr, je vais mieux ; j'ai continué à vider les petites bouteilles dont tu me conseillais l'emploi, à avaler les comprimés que tu m'offris, à suivre le régime ennuyeux que tu m'imposes… et je vais mieux, mais « mieux », tu sais, ce n'est pas « bien ». Point d'hallucinations encore, pas précisément : ces affreux cauchemars me suffisent et me font souvent des nuits terribles… Tant pis! je suis heureux, Gautier! j'y reviens toujours! On souffre ainsi d'un cœur plus léger.

« Je serais en outre tout à fait content de l'état de Marguerite, si elle ne maigrissait un peu. Je lui ai dit de t'écrire pour te donner des détails. Elle le fera, je pense, cet après-midi, pendant que j'irai visiter une foire des environs. Qu'elle ait maigri, c'est indubitable ; pourtant, elle mange bien, elle a l'air gai, plein d'entrain ; je dis : « a l'air », car… mais je me trompe peut-être, et d'ailleurs je ne saurais m'expliquer, ne sachant au juste ce que je veux dire ; néanmoins, à certaines heures, Marguerite m'inquiète, quoi qu'elle en ait… Il me semble, à ces heures-là, qu'elle me cache quelque chose. — Allons! passons! Bonsoir!

« Je t'embrasse.

« Jacques Damien. »

Dès l'abord, la lettre de Marguerite parut à Gautier d'une écriture un peu nerveuse qui se gâtait tout à fait, vers la fin. Les dernières lignes en étaient presque illisibles et ce fut à grand'peine qu'il les déchiffra.

« Mon cher ami,

« Jacques vient de sortir ; il est allé à la foire de Neuville qui est toujours très amusante parce qu'il y a beaucoup de monde et que l'on fait beaucoup de bruit. Je ne l'ai pas accompagné. Ces gens qui crient, qui se remuent, qui se disputent, ça finit par me tourner la cervelle. Alors, je suis restée seule à la maison, et je vous écris. D'ailleurs Jacques veut que je vous écrive. Il trouve que je maigris et il désire que vous le sachiez. Oui, je maigris beaucoup, Gautier, mais j'ai du chagrin qu'il s'en soit aperçu. Seulement, vous comprenez, ça ne se cache pas aussi bien que de l'inquiétude ou de la peine, et quand j'ai mal à la tête, je ne puis pas non plus m'empêcher de le laisser voir ; c'est plus fort que moi ; j'ai comme du plomb dans les tempes et quelquefois un clou que l'on m'enfonce au-dessus de l'œil. Ça fait très mal, mais tout ça, ce n'est rien ; il faut que je vous parle de Jacques.

« Il me semble que, pendant la journée, il va mieux. La campagne, il s'y plaît ; il aime se promener avec moi (la plage est à une demi-heure d'ici) ; nous nageons tous les deux et il me joue des vilains tours parce que j'étouffe quand je plonge. Alors moi, je lui jette de l'eau à la figure, je le tire par les pieds et nous rions comme des enfants. Les vieilles dames qui sont assises sur le sable, avec leurs familles, elles rient aussi et disent que nous sommes deux fous, que nous donnons la gaîté. C'est gentil.

« Jacques a de bonnes couleurs, il mange bien, il suit exactement vos ordonnances, je veille à ça. Mais Gautier, la nuit, ça change! oh! la nuit, Gautier, c'est presque toujours très effrayant. Il a des cauchemars, vous comprenez. Il dort, mais il crie, il gémit en dormant, et il parle, il parle de l'idole. Il reçoit la visite de l'idole dans son sommeil, (la semaine dernière : lundi, mardi, jeudi et samedi) ; alors il souffre.

« Vous n'avez pas voulu me croire, Gautier, mais je ne me trompais pas. C'est bien le diable qui le tourmente. Il y a, près de la ferme où nous habitons, à quelques pas, une petite église, au bout du village, où je vais souvent prier, et je suis sûre que, la nuit d'après, il rêve d'une façon moins pénible, qu'il a moins de tracas. — Mais j'ai grand besoin aussi de prier pour moi. Je vous l'avais dit, Gautier, vivre à côté du Diable, c'est plus qu'on ne peut supporter. Je m'éveille, quand Jacques se plaint, et je sais que le Diable est là, que le Diable le tourmente, et il me tourmente en même temps, avec toute sa méchanceté. Oh! ça fait des nuits terribles! Et vous comprenez, il a raison de s'attaquer à moi ; je n'ai pas le droit de me plaindre : j'ai tant péché! Et maintenant encore, car il faut voir les choses comme elles sont… Mon amour pour Jacques, c'est un péché ; ça durera quelque temps où j'aurai du bonheur, mais, un jour, je serai punie, et que voulez-vous! ce sera bien fait!

« Tout de même, Gautier, les journées, vous savez, elles sont très douces, depuis le matin, très tôt, jusqu'au soir. Jacques est si gentil avec moi, si poli, si complaisant! Il pense à tout! Mais les nuits! Ah! on paye bien cher, la nuit, le bonheur qu'on a eu, le jour! Quelquefois, je deviens folle. Je tremble, je grelotte. Jacques dort près de moi ; il murmure des mots, tout bas ; j'écoute : il parle, puis il gémit, il voudrait se défendre ; puis il crie, le pauvre garçon! Le Diable est là ; on le verrait que ce serait la même chose ; alors je m'asseois dans le lit, je me tiens la tête et, quand je peux, je fais ma prière, pendant que Jacques souffre. Ah! il faut beaucoup prendre sur soi, à de pareils moments, pour ne pas crier aussi. C'est bien de la misère, vous savez, Gautier!

« La fin, je la vois. Je vais continuer à maigrir, je serai tout à fait laide et, peu à peu, sans le vouloir, Jacques ne m'aimera plus. Il se montrera gentil encore, parce qu'il a bon cœur, mais je sentirai qu'il ne m'aime plus… C'est trop horrible pour y penser! Et moi, Gautier, je l'aime tous les jours davantage! Que voulez-vous : Dieu n'a pas arrangé le monde pour que les gens qui font le mal soient heureux. Ce serait vraiment un peu facile, et les autres pourraient se plaindre… Combien de temps cela va-t-il durer? J'attends… Oui, j'ai l'impression que je ne vis pas, que j'attends… Et je prie pour que, ce jour-là, ma punition ne soit pas trop sévère.

« Et pourtant, Gautier, ici, c'est bien un endroit où l'on devrait être heureux… la campagne, avec toutes ces choses autour de soi que l'on connaît. Figurez-vous! Jacques ne savait même pas distinguer les légumes les uns des autres! En se promenant, on ne rencontre pas des figures avec un méchant sourire, comme à Paris, ni ces passants qui vous bousculent en ayant l'air de ne pas le faire exprès. Il y a des bêtes et des paysans et des plantes, et la ferme est si belle, si bien arrangée, et l'église est si jolie! — Ah! oui! mais il y a le remords, et les nuits qui sont terribles, et tout le chagrin!

« Excusez-moi, Gautier, de vous écrire une lettre aussi maladroite ; je ne sais pas écrire des lettres et souvent je ne trouve pas ce que je veux dire. Seulement, il fallait que je vous écrive toute seule, sans que Jacques m'aide. Alors vous me pardonnerez.

« Et vous me croirez, Gautier,

« Votre amie très dévouée :

« Marguerite Dumont. »

Gautier Brune plia les deux lettres, les remit dans leurs enveloppes et les glissa dans son portefeuille, puis, ayant tiré de sa bibliothèque un gros cahier de références manuscrites, relié, il le feuilleta, cherchant une note prise à l'hôpital, cinq ou six ans auparavant.

« Léonie Kerdanet… Léonie Kerdanet, la petite lingère… oui, voilà…

« Mon souvenir était juste : un beau cas de folie mystique… Même âge à peu près, même éducation première, aventures analogues, et ce même regard… Marguerite n'est qu'au début!…

« Tiens… Je ne savais pas qu'elle fût morte. Je me rappelais le jour où on l'avait évacuée sur Villejuif, mais… oui, elle est morte.

« Je vais relire encore une fois leurs deux lettres…

« Et que fera Jacques, lorsqu'il se doutera? »

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