L'esprit impur: roman
CHAPITRE XXIV
L'ÉPREUVE
Ce même soir, Jacques Damien achevait à table, en buvant son café, un dîner solitaire. Il écrasa dans la soucoupe une cigarette charbonneuse qu'il ne fumait plus, se leva et alla s'enfermer dans son bureau. Sa causerie avec Gautier Brune l'avait beaucoup secoué. Il se sentait encore la cervelle confuse ; il n'y voyait pas clair. En outre, il n'osait pas réfléchir, il écartait obstinément la pensée harcelante qui, sans cesse, rôdait autour de lui. Il vivait dans une obscurité complète. Aucun changement ne se produisait, aucune de ces illuminations merveilleuses qui vous jettent de la lumière dans l'âme, jusqu'au tréfonds. Il avait peur de se poser officiellement le problème dont les nombreuses données inconnues et les facteurs notoires dormaient en lui.
« Cela est très joli, se dit-il, mais… Voyons, je n'ai pas sommeil ; me coucher serait donc me préparer une nuit blanche, et puis, à quoi bon remettre l'épreuve au lendemain? Je ne saurais l'éloigner indéfiniment ; il faudra bien que je m'y livre, un jour ou l'autre… Alors?… Enfin cette visite à mon propriétaire, elle complique tout, au lieu de tout faciliter. »
Il avait pourtant reçu un accueil charmant de M. James Sandgate. Son intention de vendre, loin d'être supposée, parut à Jacques très réelle et sa façon de traiter la question ne laissa pas que de lui plaire.
« Voilà, Monsieur Damien, inutile de faire des phrases, n'est-ce-pas? et puis, en français, je manquerais d'art. Je suis explorateur, je retournerai dans la Perse, bientôt. Quinze jours à Londres, d'abord… mes parents, ma sœur, mes petits neveux… et à la fin du mois, je m'embarquerai à Marseille. Vivre en Europe, je ne peux plus! Je ne comprends pas qu'il y ait des gens pour vivre en Europe, avec le progrès dégoûtant, et la foule bien habillée, si laide! et les automobiles, et les autobus. Dans la Perse centrale, pas d'automobiles… (pas encore), pas d'autobus. A propos de la campagne, ce sera très vite dit : non, je ne prolongerai pas le bail. Trop ennuyeux d'avoir une terre où l'on n'habite pas. Si vous voulez acheter, alors c'est autre chose. Oui, je vendrai volontiers. J'ai un prix, un prix fixe, comme dans les magasins où l'on met une étiquette. Pas la peine de marchander. Si ça vous convient, entendu, très bien! si trop cher, je passerai les instructions au notaire, mais je serai content de vendre à vous, parce que vous êtes un soigneux locataire et puis la jeune dame, elle aime les bêtes, elle connaît les plantes, elle est polie avec les paysans, gentille avec les enfants. On me l'a dit. »
Et il nomma son prix, son prix fixe, inférieur au prix que Jacques présumait.
« Une excellente affaire, en somme… » pensait Damien.
Une excellente affaire, sans doute, mais qui ne rendait son angoisse ni moins actuelle, ni moins troublante.
« Sera-t-il suffisant que je vous apporte une réponse ferme (oui ou non), dimanche en huit?
— Dimanche en huit, la veille de mon départ pour Londres… Cela me convient parfaitement.
— Donc, à dimanche en huit, Monsieur Sandgate. »
Et Damien prit congé.
Cette visite le jetait dans une perplexité pire. Sans précisément se l'avouer, il comptait sur elle pour brouiller ses cartes, pour lui composer une partie injouable, perdue d'avance. Ne pouvant se décider seul, il espérait de façon sournoise, voire un peu lâche, que la vie déciderait à sa place en détruisant d'un coup ses beaux projets ; or elle rapprochait la promesse du bonheur, du repos, à tel point qu'il n'avait qu'à tendre la main, dire une parole, signer un papier. Il souhaitait un destin contraire. Certes, il en eût souffert, mais s'en fût accommodé en pensant : « Je ne puis m'installer à la campagne avec Marguerite… Eh bien, c'est un rêve qui passe! » Non, avant un mois, s'il le désirait, Marguerite et lui vivraient dans leur ferme, dans leur maison, chez eux, entourés de leurs arbres, de leurs fleurs, de leurs fruits, de leurs bêtes, et n'ayant plus qu'à jouir de leur bonheur…
Jacques arpentait son bureau et songeait :
« En somme, je ne sais ce que je veux. D'une part, j'ai peur de rejoindre Marguerite ; d'autre part, je ne puis vivre sans elle ; oh! cela, je ne le puis. J'ai beau regarder en moi-même, je ne vois rien : L'homme qui s'examine croit volontiers qu'il suffit d'ouvrir la porte pour considérer tout à l'intérieur ; de sa sincérité il ne fait pas cause, et doutera-t-il jamais qu'il soit perspicace! »
Jacques s'assit et se prit le front dans les mains.
« Non, je ne sais ce que je veux… peut-être parce que je ne sais pas ce que je suis. Il s'agirait de se connaître. S'étudier, raisonner sur soi et se trouver plus renseigné qu'auparavant ne doit pas être un travail aisé (j'entends, à faire honnêtement), car s'il ne tourne à l'apologie ou à la satire, il s'achèvera, le plus souvent, en bavardage ; or la louange me paraît un soin que l'on peut laisser à ses amis, d'autre part, et composer un pamphlet sur sa propre personne n'offre rien de bien instructif, puisqu'on y mettra toujours de l'indulgence en n'attaquant que les seuls défauts qui peuvent plaire… enfin, j'ai déjà tant bavardé! Il s'agirait de se connaître… de se connaître. »
Damien montrait un peu d'agacement ; il se laissait aller à faire des gestes.
« On se pose donc une question à soi-même, sur soi-même, et l'on ne songe pas que fournisseur et quémandeur ont du sujet une opinion semblable. A tout le moins, le portrait que l'on se donne de soi risque de contenter, mais il ne saurait surprendre. Tel trait, piquant, pittoresque ou naïf, aux yeux d'un étranger, paraîtra banal à qui l'étudie en soi, précisément parce que trop caractéristique, au lieu que tel autre, sans importance, le frappera par la rareté qu'il lui suppose. »
Il se leva.
« Y voir! y voir! trouver quelque chose! y voir! On marche, sur les cailloux difficiles d'une route éclairée ; on ne bute que dans l'ombre… Et me voilà faisant des phrases au lieu de méditer! Je ne sais pas méditer : ma réflexion, si elle ne s'exprime par des paroles ou par des signes, devient diffuse et se perd. Il faut que je me croie au théâtre! il faut que je fasse effort pour m'agréer, m'épouvanter ou m'attendrir!… Je ne puis être sincère… et cependant je l'aime! je sais que je l'aime! »
Il était debout contre le mur, à gauche de la glace.
« Oh! s'écria-t-il soudain, comme je l'aime! »
Il venait de voir, piquée dans la tenture, la modeste épingle à chapeau que Marguerite portait à sa première visite.
« Cher souvenir! »
Il la prit ; il la fit tourner entre ses doigts. De nouveau, il alla se rasseoir à son bureau et patiemment, avec la pointe de l'épingle, dessina toute une série de petits ronds sur le buvard. Il songeait… il songeait à cette douce vie paysanne qui lui donnerait tant de bonheur.
« Oui, mais elle… »
Il s'imaginait le repos de Marguerite troublé par ses cauchemars à lui ; il se représentait Marguerite réveillée en sursaut, son angoisse dans l'ombre.
« Elle est plus malade que moi et c'est encore moi que je plains! »
Car, il s'en rendait compte, ses hallucinations diurnes avaient totalement disparu. L'idole n'entrait plus que dans ses rêves.
« Et je viens de vivre plusieurs heures, ici, sans penser une seule fois à mon vieux singe! »
D'ailleurs, le vieux singe restait bien tranquille au bord de sa planchette, mais cela n'intéressait pas Jacques : il s'occupait de lui-même, de son amour, de Marguerite.
« Suis-je tellement à plaindre? Suis-je plus à plaindre que celui-ci, que celui-là? Ils sont nombreux, ceux qui ont perdu leur mère, même tendrement chérie, nombreux, ceux qui gagneraient à l'échange de leur santé contre la mienne! et pourrai-je, par contre, en citer beaucoup que le sort a gâtés en leur offrant, comme à moi, une maîtresse adorée, un ami sans égal, une large fortune et plus de vanité qu'il n'en faut pour se plaire?
« Ma vanité, je l'ai portée en tout! jusqu'à être content (non, j'exagère) de souffrir d'une maladie peu commune… j'ai presque pensé : digne de moi!… Sans elle, sans ma vanité, mon histoire serait l'histoire du premier venu ; ma vanité m'a permis d'avoir un peu d'orgueil. — Ma fortune… je m'en sers prudemment, comme un bourgeois. — Mon ami… faut-il supposer que Gautier me jouera de vilains tours? — Ma maîtresse… Ah! non! pas de ces idées-là! Eh! je sais bien que je l'ai ramassée dans la rue! que je l'ai ramenée de la rue! Qu'importe! elle m'aime ; je l'adore. Je veux la garder, la garder pour moi. Elle me plaît. Puis-je la quitter, maintenant? Non, je ne pourrai pas!
« Je vais donc la conduire à la folie par un chemin agréable, que moi, du moins, je trouve agréable (elle, c'est peut-être une autre affaire). Marguerite deviendra folle. Tu entends, Jacques Damien! elle deviendra folle! mais, comme je l'aime, je n'ai pas su découvrir d'autre moyen… et puis, je le répète, elle se rendra à la petite maison blanche par la route du bonheur!… Tout à fait délicat!… Marguerite, derrière une fenêtre grillée, regardant le monde… Image à méditer!
« Elle me dit possédé du Diable… Du Diable, je ne sais ; néanmoins, j'en viens à croire qu'elle pourrait avoir raison. Possédé… Je suis possédé par un esprit impur qui prend des formes diverses pour mieux me tourmenter. Ce fut d'abord le désir de boire : je voulais boire, je le voulais si furieusement que je n'y voyais plus clair, je ne pouvais ni choisir, ni juger, ni me retenir… Cette forme-là, je l'ai vaincue, le jour où je me suis senti vraiment ivrogne! — Ensuite, ce furent des images effrayantes qui me troublèrent : une pomme sur mon lit, une poupée en bois (si calme, ce soir), dans mon bureau. De nouveau, je ne pus choisir, juger, ni me retenir. Ces images m'épouvantaient au point de me forcer à prendre honteusement la fuite, à demander grâce, à m'humilier (de quelle façon vilaine!) comme un chien qu'on fouette. Quand j'ai résisté un peu, puis un peu davantage, elles ont disparu. Elles ne reviennent que dans mon sommeil ; maintenant, mes rêves me les rapportent, tout mon passé remonte dans ces rêves que Marguerite surveille. Et sa dernière forme enfin, la plus terrible, la plus dangereuse, à coup sûr, la plus sournoise… L'esprit impur qui m'habite m'a fait un amour égoïste, un amour cruel de bête chaude… et me voici aveugle encore une fois, sans jugement ni choix possible, ni retenue! comme aux jours où je buvais! L'esprit impur m'engage à tuer une femme que j'adore, en me laissant croire que je veux la rendre heureuse!
« Pourquoi m'a-t-il si bien envahi? pourquoi, au lieu d'aller chez le voisin, a-t-il élu domicile en moi? pourquoi? Sans doute me savait-il déjà malade, par suite, prêt à le recevoir, et trouvait-il ici une atmosphère agréable, fortifiante ; j'étais sa résidence d'été, la ville d'eaux, la plage… (très drôle!)… mais n'y avait-il pas, en ce Jacques Damien, autre chose qui lui convenait à merveille : une volonté incertaine?… Je pense souvent à Papa, je lui reproche sa faiblesse dont Maman a tant souffert… J'abuse un peu. Il faudrait, d'abord, faire mieux que lui. Pour le moment, je fais moins bien.
« C'est moi, c'est moi qui vais devenir fou! Oui, je vais descendre dans la rue, me mettre à quatre pattes, au milieu de la chaussée et hurler à la lune, hurler! — Ah! ces démoniaques du temps passé! de vrais possédés, ceux-là! ces pauvres gens habités par l'âme d'un loup et qui hurlaient à plein gosier! Je voudrais faire comme eux!
« Je ne tiens bon que sur un point, un seul : je ne boirai pas! je ne boirai pas de l'eau de cologne sur le haut d'une armoire!
« Oh! cette épingle! ce souvenir de Marguerite! l'appuyer là, sur ma poitrine, enfoncer doucement, sûrement, réprimer le sursaut de douleur, d'horreur et d'effroi, persister, m'entrer la pointe dans le cœur et crever!… Et puis qu'il ne soit plus question de moi! qu'on me jette aux ordures!
« Oui, cela arrangerait bien des choses!… »
Il rêva de se détruire, des façons, des moyens pratiques de se détruire.
« Mais je veux revoir Marguerite une dernière fois. »
Un mauvais sourire courba sa bouche.
« Et tu ne la quitteras plus jusqu'à ce qu'elle soit folle! »
Il souffrait trop! Jamais, aux pires heures où l'idole le hantait, il n'avait souffert autant.
« Je dois disparaître. »
Tout à coup, il se remit à penser à la propriété de M. Sandgate, parce qu'il avait promis une réponse à cet homme et devait la fournir. Bientôt, l'idée s'imposa, inopinée, un peu ridicule mais insistante, et, brochant sur elle, une autre idée surgit, encore plus inattendue, tout à fait nouvelle, obscure encore, belle néanmoins en sa dure sévérité, et qui réunit, fixa, mit en œuvre toute l'attention de Jacques.
« J'irai voir M. Sandgate. Je lui dirai : « Monsieur Sandgate, il faut que je fasse une randonnée lointaine. De votre côté, vous accommoderiez-vous d'un compagnon de voyage qui tâcherait de n'être point gênant, voire de se montrer utile, puisque l'art persan et les fouilles que l'on fit là-bas lui sont connus et qu'il a, secrétaire au Musée, écrit diverses études traitant de ce sujet, spécialement des faïences? » Si M. Sandgate est un peu déraisonnable, il y songera, il discutera de questions pratiques ; s'il a perdu le sens commun, il finira par accepter… L'espoir est mince, pourtant, je vois un espoir. »
Quel qu'il soit, absurde, sage, proche ou lointain, un espoir apporte toujours son mystérieux bénéfice. Jacques ne ressentait plus cette même angoisse déprimante, vraiment insupportable ; il n'était que triste, profondément.
La nuit s'écoulait avec lenteur dans l'atmosphère enfumée de ce bureau. On y respirait mal.
« Allons! se dit Damien, il convient de présumer que M. Sandgate est non seulement un peu déraisonnable, mais qu'il a perdu le sens commun, et d'agir en conséquence, dès maintenant. »
Il sortit de son classeur une feuille de papier à lettres. Il médita longuement sur ce qu'il devait écrire. Une demi-heure plus tard, la page restait encore blanche ; déjà les yeux de Jacques étaient lourds de larmes.
Enfin, il entreprit sa tâche.