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L'esprit impur: roman

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CHAPITRE VI
LA LEÇON DU CLOWN

Il voulut tenter une expérience, honnêtement conduite et dont il pourrait apprécier les résultats. — Ce fut par un bel après-midi brillant de soleil que Jacques s'installa dans un coin de cette terrasse de café, près d'une dame lourde de fard, très voyante, qui frottait contre un verre de vermouth ses lèvres trop rouges, devant un sous-officier d'Afrique, occupé à la composition savante d'une absinthe. Jacques appela le garçon et commanda un lemon-squash, boisson innocente. — L'épreuve fut plus dure qu'il ne pensait. Non point qu'il dédaignât ce mélange rafraîchissant de soda et de citron pressé, mais ses voisins ne tardèrent pas à le gêner beaucoup, eux qui buvaient, qui buvaient sérieusement, pour le plaisir de boire.

Penché sur la paille de son verre, Jacques voit la dame fardée porter en toute liberté à sa bouche le vermouth qu'il se refuse. Il en imagine la particulière amertume, il y goûte, en quelque sorte, mais son trouble augmente encore quand le sous-officier, ayant fini de dissoudre un carré de sucre dans son absinthe, s'apprête à la déguster. Cette absinthe occupe bientôt toute l'attention de Damien, elle le sollicite, exprimant sa senteur, et le parfum interdit monte aux narines de Jacques qui penche la tête en arrière, comme l'on fait pour recueillir, au passage de la brise, un souvenir de fleurs. Il serre les lèvres, il ferme à demi les yeux, puis il sourit. L'absinthe!… Et ce lemon-squash stupide où flotte un glaçon lui donne vraiment la nausée. La terrasse parsemée de tables, en bordure du boulevard de Courcelles, devient un champ de tentations… On ne pourrait lui donner, ici, un cocktail convenable, mais Jacques se contenterait bien d'un whisky soda ; d'autre part, il a entendu deux fois le garçon vanter à des clients certaine eau-de-vie bourguignonne… Non, il ne demandera rien : il tient à ne pas faiblir, et il vide jusqu'au douceâtre fond sucré son lemon-squash. — Il souffre ; il sent de si nombreux parfums tourner dans sa cervelle! de si nombreuses saveurs flatter sa bouche! Il les reconnaît, il les désire. Que fera-t-il?

Depuis quinze jours, il est peu sorti : un rapport pour le Musée l'a retenu dans son bureau, mais, deux ou trois fois, il a été forcé de rejeter hâtivement ses paperasses au fond d'un tiroir et de gagner la rue. Cependant, à cause d'une honte obscure qu'il ne s'expliquait pas, qu'il ne s'avouait même pas, il n'est pas retourné à son bar familier, il n'a revu ni Mlle Bice, ni le vieux pianiste, ni la silencieuse écuyère ; il a fréquenté d'autres lieux où l'on boit peut-être moins longtemps, parce que l'on s'y ennuie davantage. Tout de même, il rentrait, à l'aube, brisé de fatigue… Eh! qu'importe! il ne se souvient plus de ce frisson qui l'effrayait tant, il y a quelques heures, ce frisson de fièvre, eût-on dit, ni de cette peur de voir plus qu'on ne doit voir.

Parfois, il avait passé des après-midi entiers auprès de sa mère, retenue chez elle par ses migraines. Dans la chambre aux rideaux fermés, il se tenait immobile et silencieux, lisant à la lumière discrète d'une lampe basse, s'interrompant pour rendre quelque léger service, puis reprenant son livre, et c'était là des heures de repos. — Quinzaine supportable, puisque, la nuit, ses cauchemars diminuent… Aujourd'hui, il tente une expérience, et il craint qu'elle ne tourne mal, car il se perd en un vertige étrange : il est hanté par des senteurs, par des odeurs qu'il reconnaît, qu'il peut nommer, par des saveurs dont le souvenir s'impose. — Il regarde, mais il ne voit pas ces gens qui, sur le trottoir, devant lui, se croisent ou se suivent. Son attention est ailleurs. Pourtant, l'un des passants s'est tourné vers lui, il en est sûr… l'a salué. Ce geste le secoue tout entier, comme si quelqu'un l'eût saisi brutalement par le bras et tiré hors du jardin parfumé. Il rougit, il devient pourpre, il porte la main à son chapeau pour répondre au salut, puis, soudain, il reprend pied et se retrouve dans ce monde.

« Bonjour, Atkinson!

— Bonjour, Monsieur Damien! »

C'est son vieil ami, Tom Atkinson, le clown, vêtu d'un extraordinaire complet à carreaux, cravaté de vert et coiffé d'un melon beige.

« Venez boire un verre avec moi, Tom.

— M'asseoir avec vous, volontiers, Monsieur Damien, mais boire, c'est trop tôt…

— Comment, Tom!

— Ou bien, la même chose que vous : un lemon-squash, n'est-ce pas?

— Vous êtes donc membre de la ligue anti-alcoolique, Atkinson?… Garçon! un lemon-squash pour Monsieur. »

Le vieux clown réfléchit, un instant, puis il éclate de rire :

« Ah! je comprends! vous taquinez, parce que je bois tellement, à la nuit! Oui, c'est vrai, mais jamais avant le travail. Trop dangereux… et, si on a bu, le directeur, il ne paye plus les accidents. Les jambes, c'est mou après le whisky ; alors, un soir, au lieu de tomber droit, sur les épaules, on tombe sur la tête, et la famille est ennuyée. Je suis un ivrogne, Monsieur Damien, mais seulement à la nuit.

— Votre famille est en France avec vous, Tom?

— Maintenant, oui, Monsieur, c'est plus commode. On s'est habitué ; dix ans, vous savez! et puis la vieille dame, qui ne peut rien faire, a ses rhumatismes moins fort dans son fauteuil à Paris, parce que, à Paris, il y a très peu de brouillard, et aussi elle aime rester près de moi et des garçons, deux garçons, Monsieur, deux bons garçons.

— Parlez-moi de vos enfants, Tom ; ils sont au cirque?

— Non, Monsieur ; un clown, dans la famille, c'est assez. Georges, l'aîné, a voulu être pharmacien, un métier très convenable ; ça fait plaisir à ma femme, vous comprenez, d'abord, parce que c'est un métier convenable et puis à cause des rhumatismes et des maladies : on paye moins cher. Georges gagne bien sa vie et, maintenant, il marche droit.

— Il vous avait donné des ennuis?

— Pas des ennuis de sa faute, Monsieur… j'explique mal… des ennuis à cause de moi. Oui, quand le père il court après les filles, le fils il court aussi. Moi, je n'allais pas de ce côté, mais quand le père il boit, le fils il a soif bientôt, le fils il a envie… Aujourd'hui, Georges ne boit plus, il est pharmacien et il va se marier. C'est moi qui ai guéri Georges.

— Comment vous y êtes-vous pris, Atkinson?

— Oh! le bâton, Monsieur, le bâton et les coups de poing. S'il avait été plus jeune, le fouet sur le derrière, mais plus tard on ne peut pas. D'abord ça faisait de la peine à ma femme et elle disait : « Pas si fort, Tom! pas si fort! je vais prier, ça sera la même chose. » La prière, je sais, c'est très bon, mais il faut le bâton aussi. Alors, quand Georges rentrait saoul, je tapais dessus, et pendant ce temps, la vieille dame lisait tout haut les Psaumes dans la Bible. Eh bien, Monsieur Damien, Georges ne boit plus et il m'aime beaucoup, malgré le bâton et les coups de poing, et il aime beaucoup sa mère qui lui lisait les Psaumes, et il travaille, et je vous ai dit qu'il va se marier avec une nurse qui garde les malades, un bon métier, Monsieur. Peut-être que s'il n'avait pas marché droit, il serait au cirque, pas pour sauter comme moi, (ses jambes ne valent rien), mais pour ramasser le crottin. Moi, Monsieur, quand je rentre saoul, ma femme me lit aussi la Bible, mais personne ne m'a jamais donné des coups avec le bâton, alors…

— Et votre cadet? interrompit Jacques, à la fois ému et amusé par ce discours.

— Le cadet?… Ah! oui : Charles. Oh! Charles il n'a pas besoin de ça ; il aurait dû être clergyman ; il boit de l'eau ; il aime l'eau et le citron, et les sirops français qui collent… Orgeat, beastly stuff! je déteste. Il est très sage, il a l'air très sage, il met du sirop aussi sur ses cheveux. Tout le temps dans les meetings du soir où l'on fait des prières ; à l'armée du Salut, vous savez! Et il chante, et les demoiselles le regardent en ouvrant la bouche, parce qu'il a des yeux bleus et des cheveux blonds avec du sirop dessus… Mais il gagne sa vie ; il est comptable dans un magasin et il écrit sur une machine… Ma femme, elle le trouve beau : c'est son chéri. Quelquefois, à la maison, ils chantent ensemble. Moi, je préfère Georges parce que j'ai tapé dessus.

— Dites-moi, Tom, vous êtes mon ami, n'est-ce pas? demanda Jacques, tout à coup.

— Aujourd'hui, j'espère, Monsieur Damien… parce que vous avez été gentil pour moi, très gentil.

— Gentil?

— Oui, quand j'ai passé, j'ai salué en vous voyant, et vous avez salué aussi. Beaucoup de gens n'aimeraient pas que je les salue : ils auraient l'air grave, comme à l'église, ou bien ils riraient, comme ils rient au cirque, quand je le veux. Un clown, on reconnaît avec la perruque et le grand pantalon, ou dans les bars, quand on boit, mais, dans la rue, on ne reconnaît pas : on fait « oui, oui, » avec la tête ; c'est très gentleman de saluer.

— Je ne trouve pas, Tom ; c'est seulement tout naturel. Eh bien, faites-moi un plaisir. Je vais vous poser une question et vous y répondrez franchement, comme vous répondriez à l'un de vos fils, à Georges. Est-ce promis? »

Tom réfléchit, puis, revenant à sa langue natale pour donner une parole d'honneur :

Honor bright! répondit-il.

— Tom! demanda Jacques d'une voix basse et lente, Tom! dites-moi si je suis un ivrogne! Vous me voyez boire très souvent : dites-moi si je suis un ivrogne!… Moi, je ne sais pas!… Suis-je un homme qui boit très souvent et qui, de temps en temps, prend sa cuite, ou suis-je vraiment un ivrogne, un « drunkard », comme vous diriez? Je vous le répète, Atkinson, moi, je ne sais pas! Puisque vous êtes mon ami, vous allez me renseigner. »

Tom écoutait, la tête basse, l'index posé contre son gros nez rouge.

« Vous parlez sérieusement, Monsieur Damien? demanda-t-il, soudain.

— Je pensais, Tom, que vous l'auriez senti.

— Oui, vous parlez sérieusement. Alors, je réponds la même chose. Vous me dites : « Tom, est-ce que je suis un ivrogne? » et je réponds : « Certainement, Monsieur Damien, vous êtes. » Et je vous dis encore, parce que je suis votre ami et que vous êtes là, devant moi, que si votre père ne vous donne pas des coups de bâton, très dur et très fort, et si votre mère ne vous lit pas de bonnes choses qui plaisent au Seigneur, vous serez ivrogne chaque soir un peu plus, et puis tout à fait, et alors vous aurez les horreurs… the horrors, nous disons… et c'est comme si on était déjà dans l'enfer! Et si, plus tard, vous ne ramassez pas du crottin, c'est que vos parents ne le permettraient pas, mais ce sera seulement un autre crottin, et un jour on dira de vous : il était un gentleman. Entendez-vous, Monsieur : il « était »? Voilà! oui… voilà! — Si je suis un peu rude, je veux dire : pas poli avec vous, je vous demande pardon.

— Au contraire, mon brave Tom, vous avez été très poli et je vous remercie beaucoup.

— Alors… bonsoir, Monsieur Damien. »

Il se leva.

« Bonsoir, Atkinson. »

Ils se serrèrent la main.

Mais Jacques restait assis devant son verre vide. Il songeait à cette singulière leçon de morale.

« Le vieux Tom m'a tout de même appris quelque chose. Il faut bien que je l'admette! Si extraordinaire que cela paraisse, je ne savais pas, je ne m'avouais pas, je ne me rendais pas compte que je buvais. Je me voyais boire, je sentais que j'avais grand tort de boire, et cependant… et cependant… — Maintenant, soyons honnête : il est inutile que je pense à Papa en faisant une moue dédaigneuse. A peu de chose près, je suis logé à la même enseigne, une enseigne de mastroquet… (oh! très drôle!) Il est vrai que j'y suis logé depuis moins longtemps. Cela me sauvera peut-être… Personne ne s'offrira à me donner des coups de bâton, mais je peux prier tout seul… Et puis, Dieu est pitoyable! — Je disais toujours : tâchons de guérir!… Si Maman, si Gautier n'ignorent pas mon hérédité d'ivrogne, se doutent-ils que, dès aujourd'hui, je suis un ivrogne moi-même? Il convient que tous deux l'ignorent ; il convient que je me débrouille seul. Oui, je me disais : tâchons de guérir! eh non! il faut se dire : tâchons de ne plus boire! Déjà une honte sourde me retenait parfois… mais, souvent, j'ai si envie de boire! oh! à cet instant même, j'ai un désir si passionné de boire! Boire… il me semble que ce serait une joie si complète, si douce, si profonde!… Dépêchons-nous! Il faut! Il faut!… Je décide donc… ce samedi, à cinq heures vingt-cinq, de ne plus boire.

« Tiens! dit-il à un gamin qui lui proposait « l'Intransigeant »… Non, garde ton papier! Voilà dix sous… Et ne va pas les boire! »

Il paya ses consommations et rentra chez lui en fumant des cigarettes. Il se sentait plus calme. Le monde, ses bruits et ses rumeurs, ses couleurs et ses teintes, son activité nombreuse l'intéressaient.

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