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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

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CHAPITRE III.

Départ de San Francisco [3].

Triste état de l'atmosphère pendant les jours qui précèdent le départ de la Jeannette. —Baie de San Francisco. —Aspect du port et des jetées au moment du départ. —Ce qui se passe à bord du navire. —Adieux du capitaine de Long et de sa femme. —Courage de cette dernière.

Depuis plusieurs jours le temps est inconstant et désagréable. Dimanche les vents fixés à l'ouest soufflaient avec une extrême violence: des nuages d'une poussière aveuglante rendaient presque impossible toute promenade, au dehors aussi bien que dans les rues de San Francisco, et les habiles prédisaient une période de mauvais temps. Hier, cependant, le vent s'est modéré, mais vers le soir, un gros nuage sombre s'est élevé de la mer et une pluie fine s'est mise à tomber. «La Jeannette aura vilain temps pour partir demain», se répétaient les flâneurs autour de la Bourse des marchandises; «quelles ténèbres du diable elle aura pour quitter la côte!» ajoutaient d'autres augures de malheur. Ce matin, le ciel était encore très chargé; cependant quelques changements favorables se sont opérés peu à peu, et vers midi, le soleil se hasarda à se montrer de temps en temps entre de gros nuages. D'un autre côté les embarcations qui rentraient au port, rapportaient qu'au dehors une brise légère soufflait du sud-ouest, c'est-à-dire dans une direction favorable à la Jeannette. Or, comme le désir est le père de la pensée, on prétendait que la nature s'était apaisée et avait imposé silence aux éléments pour favoriser le départ de l'expédition.

La baie de San Francisco, si belle dans ses proportions, n'a pas d'égale parmi tous les ports de l'univers sous le rapport de la hardiesse et du pittoresque des collines qui forment son enceinte; et celui qui, du sommet des collines étagées qui forment Telegraph-Hill, (nom si cher aux premiers Californiens), eût plongé ses regards dans la baie qui s'étend à ses pieds eût joui d'un de ces spectacles qu'on n'oublie jamais.

La Jeannette reposait sur ses ancres à moité chemin, entre la terre ferme et l'île Yerba Buena. On voyait les matelots se promener nonchalamment et avec insouciance sur le pont ou accoudés sur la lisse, portant leurs regards du côté de la ville de la richesse et du plaisir dont peut-être ils ne parcourront plus jamais les rues. Ils étaient presque muets. Le silence qui précède ordinairement le bruit et l'agitation du moment des adieux régnait alors sur le pont du navire. Tout était prêt pour le départ et on n'attendait plus que le capitaine. Tous les bateaux de plaisance de la flottille du Yacht-Club de San Francisco étaient là autour de la Jeannette silencieuse, allant et venant au milieu d'une multitude d'autres embarcations de tous genres et de toutes dimensions, depuis le schooner coquet avec toutes ses voiles dehors jusqu'à l'impertinent petit you-you.

A la vérité je m'attendais à traverser une foule nombreuse, rassemblée le long des jetées pour assister au départ de la Jeannette, mais je ne pensais pas rencontrer une foule si enthousiaste et si avide de voir le capitaine de Long au moment où il quitterait la rive. Le moment du départ est fixé pour trois heures, et si le capitaine n'était pas encore à bord, du moins il arrivait sur le port.

Quels «Cheers» et quels «Good-Bye» sortirent alors comme une explosion de la poitrine de tous les gens rassemblés sur le port et sur les jetées! Le capitaine arrivait en compagnie de mistress de Long et de M. Jérôme Collins. En fendant la foule ces messieurs levèrent leurs chapeaux pour répondre aux acclamations dont ils étaient l'objet. L'enthousiasme était alors à son comble aussi bien parmi les simples marins qui encombraient la jetée, que chez le millionnaire qui était venu là pour honorer l'intelligence et le courage. Sur tous les points d'où l'on pouvait apercevoir la Jeannette, depuis les quais et les jetées jusqu'au sommet de Telegraph-Hill, on ne voyait qu'une foule grouillante, agitée, qui, depuis des heures, attendait le départ du navire. La jetée Mieg elle-même, qui se trouve au nord de la ville, était encombrée de trois fois plus de monde qu'elle n'en pouvait porter; mais la police était impuissante à contenir la foule. Bon nombre de voitures n'avaient pu arriver jusqu'au port, et les personnes qui s'y trouvaient avaient été obligées de descendre pour s'approcher et contempler une dernière fois la Jeannette, au moment où celle-ci levant ses ancres faisait ses préparatifs de départ. Réellement le spectacle que présentait la baie tenait plus de la féerie que de la réalité. Partout on distinguait les blanches voiles du Yacht-Club sillonnant rapidement la baie sous l'impulsion d'une brise fraîche et donnant un air animé à la surface des flots. Avec ma jumelle, il m'était impossible de lire les noms de toutes ces embarcations, mais je pouvais cependant reconnaître le Frolie, au commodore Harrison, le Consuelo, le Cornelius O'Connor, l'Azaba, le Starled-Fanon, le Clara, le Magic, l'Ida, le Sappho-Livvely, le Virgeis, le Laura, le Queen of the Bay, le Tivilight, le Meryflower, l'Enserata, etc.

Maintenant laissons, pour quelques instants, la parole à M. Collins: «L'ancre est levée, dit-il, le propulseur se meut lentement, poussant la Jeannette en avant, juste assez pour nous faire comprendre que nous sommes en route. Les chapeaux et les mouchoirs que l'on agite sur les jetées d'embarquement et même, de tous les points de San Francisco d'où l'on peut nous voir, nous disent assez que les bons habitants de cette ville nous accompagnent de leurs vœux, quoique nous ne puissions les entendre. Le capitaine et le premier lieutenant sont sur le pont: l'ordre de pousser trois cheers est donné; les matelots grimpent dans les agrès; le sifflet de la machine donne le signal: Hurrah! hurrah! nous sommes définitivement partis. La flottille du Yacht-Club, sous les ordres du commodore Harrison, nous accompagne. Avec quelle grâce ces jolies embarcations, comme autant de mouettes aux ailes blanches, effleurent la surface des flots, à côté de notre navire qui s'avance majestueusement vers le goulet. Elles ne nous quitteront qu'à la barre.

»Pendant ce temps-là, mistress de Long était dans la cabine avec son mari, M. William Bradford, l'artiste qui a représenté avec tant de bonheur les scènes arctiques, et M. Brooks, de l'Académie des sciences. Elle se montrait pleine d'espérance et prédisait à l'expédition un véritable succès. Aimable et charmante femme! tout le monde avait appris à la respecter, elle avait été la vie de notre famille de la Jeannette, depuis que cette famille avait été organisée. Si nous désirions acheter quelque objet pour notre usage, nous ne le faisions jamais sans la consulter.

»Cependant le moment suprême de la séparation approche, la Jeannette a passé la Porte-d'Or. Boum! boum! c'est le canon qui salue la Jeannette. La batterie vomit des nuages de fumée blanche et épaisse qui s'en vont en roulant sur la mer. Nous entendons les acclamations de la garnison et nous y répondons. C'est l'armée qui salue la marine: Blood is thicker than water. Adieu, braves soldats, puissent toujours vos canons saluer ainsi vos amis et devenir la terreur de nos ennemis! A ce moment les embarcations de plaisance, encombrées de spectateurs qui forment des vœux pour le succès de notre entreprise, se rangent sur l'arrière de la Jeannette, et baissent leurs pavillons en signe d'adieux. De notre côté, nous agitons nos chapeaux et nos mouchoirs; mais le navire trace toujours son sillon dans les flots sous l'impulsion d'une légère brise. Nous voici arrivés au niveau des deux pointes de la baie; la Jeannette va franchir le seuil de l'immense Océan Pacifique pour s'éloigner vers l'ouest, afin d'éviter les vents contraires du nord-ouest qui règnent le long de la côte. Les petits remorqueurs qui couraient devant nous commencent à ressentir l'effet de la houle. Le commandant de Long fait un signal au commodore Harrison de s'approcher avec le Frolie pour prendre mistress de Long et quelques amis restés à bord et les ramener à terre. Le Frolie s'avance; un canot de la Jeannette est descendu à la mer. C'est l'heure des adieux, l'heure où le mari et la femme vont se séparer. En ce moment cruel, bien des femmes eussent faibli. Mistress de Long, avec un courage vraiment héroïque, tendit la main à chacun des officiers, et leur adressant quelques paroles d'espérance, leur dit: «Au revoir!» Plus d'un spectateur désintéressé de cette scène émouvante, eût pu taxer cette femme d'indifférence, car c'était l'heure où son mari, plus de la moitié d'elle-même, allait se séparer d'elle pour affronter les dangers d'une mer inconnue, et quelle mer, l'Océan glacial! Cependant il eût pu aussi distinguer les larmes qui roulaient dans tous les yeux. «Enfin, dit M. Bradford qui nous a raconté cette scène, de Long se tournant vers moi, me dit: «Il est temps». Il descendit alors avec sa femme dans le canot, où je les suivis. Quand tout fut prêt: «Nage, dit-il aux rameurs en leur désignant le Frolie de la main.» Il est impossible de dépeindre le silence poignant, oppressé qui régna dans le canot pendant ce trajet. Pas un mot ne fut échangé; les coups secs des avirons contre les tolets, et le clapotis des lames à l'avant du bateau étaient les seuls bruits qui frappaient nos oreilles. Quand nous fûmes rangés le long du petit yacht, de Long pressa sa femme dans ses bras, et leurs lèvres se rencontrèrent; puis, lui serrant une dernière fois la main, il lui dit simplement: «Au revoir!» Alors, mistress de Long monta sur le yacht, où, se penchant sur la lisse pour considérer encore une fois son mari, elle le contemplait avec des yeux où il était facile de reconnaître à quelles terribles angoisses elle était en proie, tandis que du fond de son cœur une ardente prière montait au ciel, pour amener la bénédiction de l'Éternel sur son voyage. Les regards et l'attitude de sa femme parurent faire hésiter de Long; mais, reprenant aussitôt de l'empire sur lui-même, il se retourna vers les matelots, et d'une voix forte leur dit: «Nagez, mes amis». Ceux-ci se courbèrent à l'instant sur leurs avirons, et quelques minutes plus tard le canot abordait la Jeannette. Nous suivions chacun de ses mouvements; nous vîmes de Long gravir les degrés de l'échelle, et, aussitôt qu'il fut à bord, la Jeannette s'éloigna. Nous restâmes sur le pont du Frolie et, sans échanger une parole, nous suivions des yeux la Jeannette qui se confondait peu à peu avec l'horizon. Quand elle eut disparu, mistress de Long me dit: «Nous descendrons à l'intérieur, si vous le voulez bien, car je sens le besoin d'être seule.» Je me rendis aussitôt à son désir. Mais dès que nous fûmes descendus, tel était l'empire que cette femme possédait sur elle-même, peut-être aussi aidée par la confiance inébranlable qu'elle avait dans l'entreprise de son mari, elle reprit complétement ses sens et entama la conversation. Jamais je n'ai vu, et je n'espère plus voir une seconde fois chez une femme, un courage semblable à celui dont mistress de Long me donna l'exemple en cette circonstance.»


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