L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882
CHAPITRE V.
Illiouliouk [4].
Arrivée à Illiouliouk. —Description de cette station. —Les magasins de la Compagnie commerciale de l'Alaska. —Ce qu'ils contiennent. —M. Greenbaum. —Le député collecteur Smith; ses attributions. —Trafic du whisky dans l'Alaska et les îles Aléoutiennes. —Un bal à Illiouliouk. —Le pope et sa famille. —Les mariages. —Baie d'Oonalachka et ses environs.
Port d'Illiouliouk, Oonalachka, 6 août 1879.
Notre arrivée à Illiouliouk eut pour effet de réveiller un peu les énergies assoupies de ce petit coin de terre, si retiré de la route ordinaire des navires. Comme nous n'approchions que lentement, la population tout entière avait eu le temps d'accourir pour nous voir arriver. Avant que nous eussions tourné à angle droit le récif qui cache l'entrée du port, tous les habitants étaient déjà descendus sur la plage. Nos ancres n'avaient pas encore touché le fond que le commandant du cutter Rush fit mettre son canot à la mer et s'empressa de venir nous faire sa visite officielle. Il s'était mis en grande tenue de cérémonie, portant le cordon doré auquel lui donne droit sa qualité de lieutenant commandant d'un navire de l'État. Nos officiers, de leur côté, avaient revêtu leurs uniformes de gala. La réception eut lieu dans la cabine, avec tout le cérémonial d'usage.
Nous eûmes ensuite la visite officielle des autorités civiles, représentées par M. Greenbaum, l'agent de la Compagnie de l'Alaska, et M. Smith, le député collecteur du port d'Illiouliouk. Le premier est chargé, par sa Compagnie, de fonctions assez importantes, car Illiouliouk est le centre d'où partent les provisions de toute espèce, destinées aux stations secondaires; c'est aussi l'entrepôt où viennent se réunir les fourrures et les autres produits du pays qui doivent être expédiés à San Francisco. En un mot, Illiouliouk est le quartier général de la Compagnie commerciale de l'Alaska, pour les îles Aléoutiennes, les territoires de l'Alaska et les îles du Phoque. C'est de ce point que le schooner Saint-George transporte les vivres, les vêtements et autres objets, aux stations de Saint-Paul, de Saint-Georges, de Saint-Michel et autres stations de chasse échelonnées à l'ouest, sur toute la chaîne des îles Aléoutiennes. On y trouve la loutre de mer, si recherchée par sa précieuse fourrure. M. Greenbaum est toujours largement approvisionné, et la demeure confortable qu'il occupe ici, montre suffisamment que la compagnie qui l'emploie n'oublie aucun de ses besoins. Les marchandises confiées à sa garde sont entassées dans trois vastes bâtiments. En face, existe un wharf commode, construit sur des pieux assez profonds pour permettre aux navires de mille tonneaux de venir, sans danger, se mettre à quai.
On trouve, dans ces magasins, une étrange collection d'objets qui peuvent se classer sous les rubriques: charbons, huiles, viandes, étoffes, bottes, souliers, poterie, coutellerie, (haches, couteaux, et autres instruments tranchants), quincaillerie (serrures, sonnettes, clous, vis, etc.), objets de fantaisie (pipes et maints autres objets capables d'exciter le caprice des indigènes), instruments de musique (orgues de Barbarie, boîtes à musique, flûtes, violons, et hoc genus omne), armes (carabines, fusils de chasse des modèles les plus divers; tous destinés aux échanges). Outre les objets que je viens d'énumérer, il en existe encore, je crois, une infinité d'autres que je n'ai pas eu le temps d'examiner.
Vous vous demanderez peut-être de quel usage peuvent être les orgues de Barbarie dans le commence d'échange que font les agents de la Compagnie. Eh bien, afin de vous éviter la peine de chercher, je vous dirai que ces instruments se vendent ici comme des petits pâtés; et qu'il existe, dans ces îles lointaines, telles familles qui ont sacrifié tout leur avoir, s'élevant quelquefois à plusieurs centaines de dollars, à la vanité de posséder un orgue de Barbarie avec de nombreux cylindres. Je peux même affirmer que l'orgue auquel fut décerné la médaille d'or, à l'exposition de Vienne, pour le fini de sa construction, la justesse de ses accords et pour ses accessoires, est, aujourd'hui, la propriété d'un ivrogne aléoutien, qui l'a, dit-on, payé plusieurs centaines de dollars. Quand cet homme s'enivre, il frappe à coups redoublés sur ce pauvre instrument, ou se met à tourner la manivelle pour faire de la musique, selon que le génie du mal ou celui de l'harmonie s'empare de lui.
Naturellement, M. Greenbaum est un maître dans tout ce qui concerne le genre de commerce qu'il fait au nom de la Compagnie, et celle-ci n'a qu'à se louer de son zèle et de son habilité; mais je dois ajouter que c'est un homme aimable et hospitalier, digne d'être recommandé à tous ceux qui visitent ces contrées.
Les attributions du député collecteur, M. Smith, sont également plus importantes qu'on ne pourrait se l'imaginer en visitant ces contrées lointaines. On ignore, en effet, assez généralement, que la plaie de ces parages, est le commerce de contrebande qu'y font les marchands de whisky. L'introduction de ce poison dans l'Alaska, aussi bien que dans les îles Aléoutiennes, est interdite par la loi; mais cette prohibition n'empêche pas, chaque année, des navires équipés en apparence pour la pêche à la baleine, mais en réalité chargés de whisky, de quitter le port de San Francisco, ou celui de Honolulu, aux îles Sandwich, pour se rendre au détroit de Behring, où ils échangent leur cargaison contre les fourrures que leur apportent les chasseurs indigènes, qui habitent les stations établies sur les côtes de l'Alaska, de la Sibérie, et sur les îles Aléoutiennes. Ces Indiens, comme du reste tous les Peaux-Rouges, sous quelle latitude qu'ils habitent, se dépouillent de ce qu'ils ont de plus précieux pour se procurer cette drogue. Le seul mot anglais connu de la plupart d'entre eux est celui de «whisky», qu'ils vous lancent à la tête, en portant le pied sur le pont du navire; et telle est leur passion pour cette liqueur, qu'ils se mettraient à genoux devant vous pour en obtenir. Les contrebandiers font leur profit de ce penchant bien connu des Indiens pour les spiritueux; ils se procurent du whisky au plus bas prix possible, c'est-à-dire de la plus mauvaise qualité, et, chaque année, viennent visiter les stations échelonnées le long des côtes qui avoisinent le détroit de Behring, semant ainsi, au milieu des Indiens, une cause de vol, de meurtre et de toutes sortes d'abominations. Pour empêcher ce trafic déshonnête, le gouvernement entretient ici un petit bâtiment, le cutter Rush, et un certain nombre d'agents du Trésor, au nombre desquels se trouve M. Smith, dont nous venons de parler. Dès qu'un navire est rencontré le long de la côte, il est soumis à une inspection rigoureuse s'il est suspecté, et confisqué s'il est trouvé nanti de marchandises prohibées. Il se trouve, en ce moment, à Illiouliouk, environ seize cents gallons d'eau-de-vie de contrebande, provenant des confiscations récentes. On raconte que dernièrement, un navire, qu'on savait faire ce genre de commerce prohibé, ayant fait naufrage sur l'île de Nounivak, le capitaine fut obligé, par mesure de prudence, dès qu'il eut perdu tout espoir de le sauver, de détruire tout le stock de marchandises qu'il savait à bord, car si des indigènes, en visitant l'épave, y avaient découvert leur liqueur favorite, ils n'eussent pas manqué de convier toute la peuplade à une orgie nationale, et, dans ce cas, tous les gens de l'équipage eussent été infailliblement massacrés par ces sauvages devenus fous-furieux sous l'empire de la boisson alcoolique. On voit donc quels services peut rendre un officier compétent pour contrôler et surveiller le commerce qui se fait sur ces côtes et sur les îles voisines, et je dois dire que M. Smith s'acquitte avec beaucoup de zèle et beaucoup de succès de la tâche difficile qui lui est confiée. Au reste, avant d'occuper son poste actuel, il était déjà familiarisé, depuis de longues années, avec les mœurs et les coutumes des tribus de l'Alaska. Autrefois, en effet, il fit partie d'une expédition envoyée dans l'Alaska, par la Western Union Telegraph company, qui se proposait de relier les lignes télégraphiques de l'Amérique septentrionale avec celles de Sibérie, projet qui, après la réussite du premier câble transatlantique, dut être abandonné, il est vrai; mais bon nombre des membres de l'expédition, connaissant les habitudes des peuplades de ces régions, et s'étant familiarisés avec le genre de commerce qui s'y faisait, revinrent dans l'Alaska; M. Smith fut de ce nombre. C'est ainsi qu'avant d'être nommé au poste de député collecteur, il avait parcouru toute la contrée qui se trouve au nord et le long des rives de la rivière Yukon.
Après l'agent de la Compagnie et le collecteur, vient, comme importance, le prêtre russe, qui veille aux besoins spirituels d'un petit troupeau d'indigènes établis sur l'île d'Oonalachka. Bien que ces gens appartiennent au rite grec tel qu'il se pratique en Russie, je dois dire que la petite église qu'on trouve ici, de même que la maison du pasteur, font grand honneur à celui-ci aussi bien qu'à ses ouailles. Ce prêtre, issu du mariage d'un Russe avec une Aléoutienne, est marié avec une belle matrone, également d'origine métisse, et dont les manières annoncent une éducation au-dessus de l'ordinaire. Il y a plusieurs garçons et plusieurs jeunes filles charmantes et fort au courant des différentes figures du quadrille et de la valse.
Pendant notre relâche à Illiouliouk, M. Greenbaum donna une petite soirée dansante, pour laquelle il emprunta à la Jeannette, au Rush et au Saint-Paul, tous leurs cavaliers. Quant aux dames, elles furent fournies par l'aristocratie de la localité. Cette soirée fut extrêmement agréable; on dansa au son des instruments du pays, et, comme rafraîchissements, on servit le thé à la Russe, du jus de limon, etc., etc. Enfin, la fête se termina par un souper délicieux. Les cavaliers déployèrent en cette circonstance, vis-à-vis de leurs dames, au teint un peu brun, toute la galanterie dont ils étaient capables; aussi cette soirée fera-t-elle époque dans les fastes d'Illiouliouk. Je dois dire que les reines de la soirée furent les filles du pasteur de l'endroit et une jeune dame, parente par alliance, dit-on, du professeur Elliot, de Washington.
Mon service me retint malheureusement à bord ce soir-là, et je ne pus assister à cette fête. Je perdis ainsi l'occasion de recueillir maints détails qui eussent sans doute intéressé vos lecteurs. La seule chose que je puisse donc ajouter, c'est que tout se passa de la façon la plus agréable, sous l'œil maternel de la femme du pope.
La Compagnie commerciale de l'Alaska n'est pas la seule qui existe ici. La Compagnie américaine pour le commerce des fourrures et des échanges y possède aussi un petit comptoir, dont la direction est confiée à M. King, chez lequel habitaient plusieurs d'entre nous; mais, jusqu'à présent, les affaires de cette Compagnie ne paraissent pas avoir pris un grand développement.
En outre, le village d'Illiouliouk possède une demi-douzaine d'ouvriers blancs et environ une centaine d'indigènes, tous Aléoutiens.
Vu de la mer ou plutôt de la baie qui lui sert de port, Illiouliouk présente un coup d'œil plus imposant que du côté opposé. Ce village s'étend du nord-ouest au sud-est, au pied de hautes collines parallèles à la côte. La baie semble enfermée au milieu des terres; tout autour court une grève couverte de sable et fortement inclinée, où les kayaks des indigènes peuvent aborder facilement. Les canots des navires vont, au contraire, se ranger le long de la jetée de la Compagnie de l'Alaska pour débarquer. Cette jetée est située vers l'extrémité nord-ouest du village, et, comme nous l'avons dit, en face des magasins de la Compagnie. Un peu plus au sud, on remarque la maison de M. Greenbaum. C'est un édifice bâti tout en bois, où ne manquent ni l'espace ni le confort. Vient ensuite la maison du pope, située près de la petite chapelle, toutes les deux peintes en une couleur assez gaie, et qui réjouit l'œil. La maison est proprement entretenue et parfaitement garnie. On nous dit que ce pasteur était salarié par le gouvernement russe et par les autorités ecclésiastiques de l'empire. Son salaire, joint à son casuel, peut s'élever, paraît-il, à la somme annuelle de quatre mille dollars. Cette somme peut paraître élevée, mais, à la vérité, elle ne l'est pas trop pour décider un homme d'une certaine éducation à quitter les plaisirs d'une vie civilisée pour venir se confiner dans cette localité lointaine, au milieu des peuplades encore à demi-sauvages.
A propos du casuel de ce digne pope, je dois vous raconter que le lendemain de notre arrivée, nous assistâmes, dans la petite église russe, à un double mariage, et je tiens à vous donner quelques détails sur les mariages de cette contrée. Les deux jeunes fiancés que nous vîmes étaient arrivés de l'île Saint-Paul par le dernier steamer, avec l'intention de se marier avec une femme quelconque de la station d'Illiouliouk; peu leur importait, du reste, la femme qu'ils épouseraient; ils s'en reposaient, pour le choix, sur la sagacité de quelque vieille femme du village qui s'occupe ordinairement d'assortir les couples. Sous le rite de l'Église russe, les empêchements au mariage, pour cause de parenté, s'étendent, en effet, aux cousins les plus éloignés, et comme les gens de ces stations voisines sont tous parents ou alliés à des degrés plus ou moins rapprochés, il est fort difficile, pour un jeune homme qui désire se marier, de trouver une femme qu'il puisse épouser. Il doit donc avoir recours aux services de quelqu'une des vieilles femmes du pays, qui connaissent l'arbre généalogique de chaque famille, et celle-ci lui choisit, parmi les filles de la contrée, une personne qui ne soit pas au degré prohibé. Il est rare que l'homme ne ratifie pas ce choix, bien qu'il ne connaisse souvent celle qui doit devenir sa femme qu'au moment où ils se rencontrent tous les deux au pied de l'autel.
—Avec qui allez-vous vous marier? demandâmes-nous à l'un des futurs époux.
—Je ne sais pas, nous répondit-il, je n'ai pas encore vu la femme.
Cette manière de procéder est, pour ainsi dire, une règle parmi ces peuplades, et tant pis pour ceux qui regrettent l'affaire quand elle se conclut; car les avocats du divorce n'ont rien à faire dans ce pays.
La cérémonie fut célébrée d'après le rite adopté par l'Église russe, avec cierges et couronnes. Elle fut d'une longueur démesurée; mais comme les deux couples intéressés n'avaient pas l'air de s'en plaindre, nous n'avions pas le droit, nous-mêmes, de dire quelque chose.
Étant allé dans la soirée me promener le long de la côte avec le docteur Ambler, nous rencontrâmes l'un des deux couples qui profitait d'un superbe coucher de soleil pour s'abandonner tout en entier aux douceurs de la lune de miel. L'homme avait l'air assez niais, mais la femme paraissait aussi gaie que le comportait la circonstance. Ayant gravi quelques collines couvertes de neige nous atteignîmes un point d'où nous jouissions d'une vue superbe. Notre œil embrassait d'un seul coup un ensemble de terre, d'eau et de ciel vert, bleu et gris, formant une mosaïque admirable, surtout au moment où le soleil couchant teintait le paysage d'une délicate nuance pourpre, adoucissant les ombres et mettant en relief certains profils hardis qui donnaient au tableau un caractère tranché. Pour mieux jouir de ce spectacle, nous nous assîmes sur le flanc d'une colline qui allait s'inclinant doucement vers la mer. Nous y restâmes pendant une heure songeant aux amis restés derrière nous, et nous demandant ce qu'ils faisaient à ce moment, car pour nous c'était l'heure du soleil couchant, tandis que pour vous c'était celle où l'astre du jour apparaît sur l'horizon. Mon imagination me retraçait, à ce moment le tableau de New-York s'éveillant pour reprendre sa vie affairée, tandis que mes yeux, plongeant dans le brouillard, distinguaient ce petit village isolé et tranquille où chacun se disposait à aller se livrer au sommeil. Ce ne fut qu'avec peine que nous pûmes nous arracher à ce site charmant.
Je serais injuste si j'omettais de parler des prévenances et des attentions dont nous fûmes l'objet de la part de tous les habitants de cette station, et en particulier de l'empressement avec lequel M. Greenbaum allait au-devant de nos besoins. En partant de San Francisco, le capitaine avait apporté avec lui des lettres du général Miller, directeur de la Compagnie commerciale de l'Alaska, dans lesquelles celui-ci invitait tous les agents de cette Compagnie à nous fournir tous les objets dont nous pourrions avoir besoin. Or, il arriva que le dépôt de charbon, entretenu ici par le département de la marine, et sur lequel nous comptions pour remplir nos soutes avait été presque entièrement épuisé par le Rush. En outre, ce qui restait de combustible était de si mauvaise qualité, que le capitaine préféra recourir aux magasins de la Compagnie, que lui ouvrit gracieusement M. Greenbaum, pour renouveler sa provision. Nous pûmes aussi nous procurer un superbe lot de peaux de rennes, pour confectionner nos vêtements de fourrures, et maintes autres provisions dont nous avions besoin. Pour les menus objets, tels que mitaines, bas, etc., dont les officiers, aussi bien que les matelots étaient encore dépourvus, M. Greenbaum ne voulut accepter aucun paiement, de sorte qu'en quittant ce port hospitalier, nous étions tous collectivement et individuellement les obligés de cette généreuse Compagnie qu'il représente.
Un des caractères distinctifs de la baie d'Illiouliouk sont les deux énormes promontoires à pic qui en forment l'entrée. Chacune avec ses masses rocheuses pourrait servir d'assiette à un nouveau Gibraltar; et si elles étaient placées à l'entrée de quelques-uns de nos ports de l'Occident ou de l'Orient, elles en feraient une forteresse imprenable. Le flanc des collines qui environnent la baie est couvert de gazon d'un vert luxuriant, tandis qu'à leur pied fleurissent des plantes des espèces les plus variées; plus loin, sur les sommets des collines qui sont au second plan, apparaissent les bruyères, et enfin les mousses de montagne couvrent les étages supérieurs. Nous fîmes aussi complétement que les circonstances nous le permettaient, une collection de ces divers végétaux, que nous desséchâmes afin de pouvoir les étudier et les classer plus tard. Au point de vue géologique, l'île est formée en majeure partie de gneiss et de granit entremêlés de veines basaltiques qui viennent affleurer à la surface sur les flancs des collines qui bordent le rivage. On rencontre aussi des couches calcaires au nord du village et dans le travers du mouillage de la baie. Ces dernières présentent ceci de remarquable qu'on y rencontre sur quelques points des cristallisations considérables. J'ai fait le croquis de quelques rochers isolés présentant une forme extraordinaire qu'on remarque en avant des falaises du cap Kaleghta. Les proportions données par la nature à ces structures gigantesques, trompent l'œil inexpérimenté. Ce qui apparaissait de loin et à première vue comme un galet ou la pointe d'un rocher, prend, à mesure qu'on approche, les dimensions d'une cathédrale, tandis que les falaises qui forment le fond du tableau semblent s'élever jusqu'aux cieux et cacher leur crête au milieu des nuages en mouvement. En outre, on y remarque un enfoncement de la côte qu'on eût pris d'abord pour une baie large et profonde, mais qui, quand on l'examine, présente les caractères indiscutables d'un ancien cratère: c'est une vaste coupe dont une partie des bords s'est écroulée, laissant un libre accès à l'œil du marin pour scruter les aspérités de sa paroi intérieure. C'est en vain qu'on voudrait se défendre d'un certain sentiment de respect en face des bouleversements opérés par les forces de la nature dans ces régions presque inconnues, mais pleines de tant d'attraits pour le géologue comme pour le peintre.
Dès que notre charbon fut embarqué, nous nous préparâmes à quitter le port d'Illiouliouk, et le lendemain matin nous partions pour l'île Saint-Michel, sur la côte de l'Alaska. En évitant de nous rendre à l'île Saint-Paul, comme le capitaine se l'était d'abord proposé, nous gagnions au moins deux jours, car le temps, à cette époque, est extrêmement variable dans ces régions. Au reste, ayant trouvé les fourrures dont nous avions besoin à Oonalachka, nous n'avions plus de raisons sérieuses pour relâcher à cette île.