L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882
CHAPITRE IV.
Traversée de San Francisco à Oonalachka.
État des esprits à bord de la Jeannette quand on eut perdu de vue les forts de San Francisco. —Le mal de mer. —Le calme. —Superbes couchers de soleil. —Occupations du naturaliste. —Les Albatros. —Aménagement à bord. —La cabane de M. Collins. —Ah Sam, le chef chinois, et ses talents culinaires. —Le Steward. —Long Sing. —Qualités et défauts de la Jeannette. —La vie à bord. —Les attributions de chacun. —Un courant. —Les brouillards. —L'île d'Ougalgo. —Description de cette île par MM. Collins et Newcomb. —Illiouliouk à Oonalachka.
Ce fut le soir seulement, en nous avançant de plus en plus sur l'Océan Pacifique, que nous comprîmes enfin que notre voyage était commencé. Nous pûmes alors envisager l'avenir et songer à toutes les éventualités qu'il nous réservait peut-être. A ce moment pas un de nous ne laissa échapper un mot faisant allusion au but de notre voyage; mais il était facile de comprendre, en voyant nos fronts soucieux, qu'un même objet absorbait toutes nos pensées. Quant arriva l'heure du dîner—c'était notre premier repas à bord—la conversation roula uniquement sur les mets qui nous furent servis. Il était évident qu'un accord tacite régnait entre nous, pour ne point amener la conversation sur le sujet qui nous préoccupait tous; chacun préférant rester livré à ses propres réflexions. Naturellement des liens invisibles et difficiles à rompre rattachaient encore le cœur d'un bon nombre d'entre nous à cette terre que nous venions d'abandonner.
Le départ d'amis et de parents qu'on venait de quitter; la séparation toujours triste d'un mari et de sa femme dans de telles circonstances, étaient des motifs suffisants pour imposer le silence au plus loquace d'entre nous, n'eût-il été que simple spectateur de ces adieux touchants.
Au reste nous sentions tous qu'il fallait deux ou trois jours pour nous accoutumer complétement à notre nouvelle existence, et reléguer au fond de notre mémoire, à l'état de simple souvenir, notre attachement pour la terre ferme.
Pour ma part j'étais animé des meilleures intentions et parfaitement prêt à me plier à toutes les exigences de la situation, et peut-être y serais-je parvenu, si un certain mouvement phénoménal, proportionné naturellement à la force des vagues, n'était venu me convaincre que pour être réellement philosophe, un homme doit rester à terre. Les anciennes, mais toujours renaissantes sensations du mal de mer furent poussées, chez moi, à un degré d'intensité que je n'avais jamais, ou du moins que j'avais rarement éprouvé: tous les plaisirs de la table me devinrent indifférents pendant deux jours environ, et me firent préférer la position horizontale. Eût-on laissé tout le pont à ma disposition, on ne m'eût pas décidé à monter l'échelle; non, on ne m'eût pas même décidé à mettre le pied sur le premier échelon. Quoique chargée autant qu'elle pouvait l'être, sans dépasser les limites de la prudence, la Jeannette faisait preuve d'une trop grande mobilité et produisait, en effet, sur un pauvre homme de terre, des désastres si graves et si pénibles que, je l'avoue, je ne ménageai pas les expressions les moins flatteuses à l'égard des marins en général, mais surtout à l'égard du constructeur de notre navire, en particulier.
D'autres, au reste, partageaient ma misère. Je pouvais entendre, en effet, des bruits non équivoques qui annonçaient assez que les propriétaires de certaines autres cabines du carré avaient gravement à se plaindre et payaient religieusement le tribut d'usage au dieu de la mer. Je ne veux citer aucun nom, mais le nombre des malades était grand, malgré les efforts de certains d'entre nous pour cacher leur détresse. Efforts en vérité trop héroïques dans une circonstance aussi dénuée de poésie, surtout quand les preuves les plus palpables attestaient que le tyran, la mer, les tenait dans ses griffes et les secouait sans merci; mieux valait reconnaître franchement sa faiblesse. Il est des gens qui ne veulent jamais l'avouer, d'autres qui sont trop francs. Notre pilote de glaces, le capitaine Dunbar, qui, pendant trente-cinq ans, a navigué à bord des baleiniers, m'a dit qu'il était toujours pris du mal de mer, lorsqu'il s'embarquait après plusieurs mois de séjour à terre. Quand un vieux loup de mer comme celui-là est malade, comment des gens appelés par vocation à vivre sur l'élément solide ne se ressentiraient-ils pas des hauts et des bas pendant les premiers jours qu'ils passent à bord. Néanmoins, comme avec le temps on triomphe de tous les obstacles, au bout de quelques jours nous étions habitués aux mouvements du navire et avions acquis le pied marin. A partir de ce moment la vie redevint charmante, car à bord d'un navire, pouvoir modeler ses mouvements sur ceux du roulis et du tangage, n'est rien moins qu'un immense progrès; et devenir capable de conserver son déjeuner, en est incontestablement un plus immense encore; mais venir se mettre à table et manger avec appétit est le plus immense qu'on puisse faire. Personne ne me contredira.
Le temps était extrêmement agréable, je parle, bien entendu, au point de vue du voyageur; aux yeux du marin il en était tout autrement: un calme délicieux, une mer tranquille, à peine ridée par quelques lames arrondies berçait notre navire. Quelquefois même la surface de l'Océan était aussi unie que celle d'un étang. Rarement les vagues étaient assez fortes pour incommoder même un petit canot de plaisance. De temps en temps une légère brise plissait l'eau, qui se confondait avec l'horizon, et la faisait miroiter aux rayons du soleil. Pendant les douze premiers jours de notre voyage, la mer avait une teinte bleu-indigo superbe, mais si foncée qu'il eût été difficile d'imaginer que ses eaux étaient transparentes; on eût dit plutôt une immense nappe de mercure ou d'huile, tant ses mouvements étaient lents et paresseux.
De grands rideaux de cumulus apparaissaient à l'horizon, s'élevaient vers le zénith, puis, quelques heures après, couvraient toute la voûte céleste. Mais bientôt la brise les chassait, laissant derrière eux un bleu intense, ou traînant quelques cirrhus floconneux, ressemblant à autant d'icebergs charriés par les courants de l'Océan. Parfois ces nuages prenaient les formes les plus fantastiques. Un soir, c'était un splendide coucher de soleil voilé par un rideau sombre aussi noir que l'encre, tranchant sur un fond doré resplendissant dont les teintes allaient en s'atténuant pour tourner au jaune et au vert. Souvent, au contraire, l'auréole du soleil rayonnait sur un fond noir de nuages sombres: dans ce cas, les effets étaient renversés, les ombres se détachaient sur un fond de lumière superbe et donnaient au tableau une splendeur extraordinaire. Trop beaux pour durer quelques minutes, ces tableaux grandioses me laissaient juste le temps de retracer sur le papier leurs principaux caractères et la relation de leurs différentes parties et de noter quelques-unes de leurs teintes. Plus tard, je recommençais mon dessin avec plus de soin afin d'aider notre artiste à reproduire sur la toile les scènes sublimes que le créateur peignait pour nous dans le ciel. Jour par jour, ces scènes d'une admirable beauté se succédaient avec une merveilleuse variété surtout vers le coucher du soleil. Pour moi l'étude de la forme des nuages offre un intérêt particulier au point de vue de la connaissance du temps à venir. Bien que nous fussions isolés et réduits à nos propres observations, nous avons généralement prévu les changements de temps avec une grande exactitude pendant la première période de notre voyage vers le nord. Depuis notre départ, le 8 juillet, la température de l'eau a peu varié, à la surface de la mer, pendant les douze premiers jours de notre traversée. Aussitôt qu'elle baissa nous pûmes observer un changement marqué dans sa couleur qui, du bleu foncé, passa au vert sale. Cette brusque variation fut pour nous l'indice de l'existence d'un courant qui nous eût entraînés au sud-sud-ouest si nous n'avions chauffé à haute pression. Mais son influence ne se fit pas longtemps sentir, et le 24 nous voguions dans des eaux tranquilles et de couleur bleu pâle dont la température allait en s'élevant à mesure que nous avancions. Comme cette température était notée à chaque heure, notre livre de loch porte une série de renseignements qui pourront être utiles à ceux qui voudront étudier les caractères physiques de l'Océan Pacifique.
Au sud du 50° de latitude nord, le règne animal semblait limité aux oiseaux de mer, à leurs parasites et aux tortues.
Les occupations de notre naturaliste se bornèrent jusque-là à conserver, au moyen de composés arsenicaux, les dépouilles de quelques albatros voraces et confiants, qui persistaient à suivre le sillage du navire et à s'élancer sur tous les détritus d'aliments qu'on jetait par dessus le bord. Mais quelques-uns de ces détritus cachaient un hameçon attaché à une ligne pendant à l'arrière. Quand un albatros avalait un de ces appétissants morceaux, il comprenait vite de quoi il s'agissait. Alors commençait un combat qui finissait toujours par la capture du pauvre volatile, lequel, tiré hors de son élément, venait échouer sur le pont. L'albatros, avec ses immenses ailes et ses pieds palmés, est dans l'impossibilité de s'échapper, car il ne peut prendre essor sur une surface plane et rigide. Ils se bornait donc à battre des ailes, et restait prisonnier, promenant, avec un étonnement mêlé de frayeur, ses grands yeux de gazelle sur les gens de l'équipage et sur les agrès du navire.
Les albatros communs à queue courte, dont nous avons pris un bon nombre, mesurent de sept à huit pieds d'envergure. Leur hauteur, quand ils se tiennent droits, dépasse trente pouces. Chose étrange, ces oiseaux qui vivent constamment sur la surface de l'Océan et qui dorment sur les vagues, ont le mal de mer comme le plus vulgaire terrien dès qu'ils sont sur le pont d'un navire. Tous ceux que nous avons pris chancelaient pendant un instant et expectoraient sur le pont tout le contenu de leur estomac. J'attribuai d'abord ce résultat à la frayeur, mais je remarquai ensuite que plusieurs de ces oiseaux, une heure après leur capture laissaient tomber de leur bec une espèce de liquide ressemblant à une sécrétion analogue à la salive produite sous l'influence du mal de mer lorsque celui-ci est au paroxysme de son intensité. Bien qu'ils n'aient pas l'air méchant, ces oiseaux vous frapperaient fort bien aux jambes ou vous briseraient un ou deux doigts, s'ils en trouvaient l'occasion. Pour se poser sur les flots, ils replient leurs longues ailes, véritables voiles triangulaires, d'un air aussi gauche et aussi embarrassé que possible. Lorsqu'ils veulent s'élever, on dirait qu'ils ont besoin d'emmagasiner de l'air sous eux, car ils s'ébattent rapidement avant de prendre leur essor. Au moment où ils s'abaissent pour prendre du repos, ils élèvent très haut l'extrémité de leurs ailes, de sorte que celles-ci forment un plan incliné; arrivés près de la vague, ils allongent leurs pieds en avant comme pour prendre l'eau et s'arrêter. De cette façon ils peuvent descendre au milieu d'une mer très grosse sans être couverts par les vagues.
Tout le plumage, mais surtout les grandes plumes de ces oiseaux, donnent asile à une multitude de curieux parasites. Parmi ces derniers, il en est qui ont jusqu'à 3/16 de pouce de long avec une grosseur proportionnée.
Pendant que nous étions au sud du 40° de latitude, nous apercevions de temps en temps des tortues qui flottaient à la surface de la mer, quand celle-ci était calme. Cependant nous n'essayâmes d'en prendre aucune, ces amphibies ne valant pas à nos yeux la peine qu'on se dérangeât pour les capturer. D'ailleurs, les tortues, en général, ne méritent nullement la réputation que leur a faite Bardwell Slote. Aussi les laissâmes-nous dormir en paix et même ronfler, si tel était leur bon plaisir. Sous cette latitude, nous voyions aussi quelques poulets de la mère Carey et des pétrels tournoyer autour du navire. Plus au nord, les puffins, les goëlands, les guillemots et quelques autres espèces, firent leur apparition; mais toutes se tenaient, pour chercher leur nourriture, à une distance qui les mettait à l'abri des séductions du lard et des autres morceaux délicats et alléchants que nous avions l'attention de jeter à la mer, et qui eussent suffi pour entraîner la perte d'oiseaux moins défiants.
Vous ayant entretenu de la mer, du ciel et des oiseaux qui planent dans les airs, il n'est peut-être que temps d'appeler maintenant votre attention sur notre navire, de vous en dépeindre les qualités; car c'est en lui que, pour un temps, se résumera notre univers.
Vous savez qu'à notre départ de San Francisco, le navire était chargé jusqu'à couler bas, c'est-à-dire depuis la ligne du pont presque jusqu'à la quille. Il en résultait que son tirant d'eau était considérablement augmenté, et qu'avec une mer un peu houleuse, le pont était toujours humide et dépourvu de confort. Mais comme notre provision de charbon diminuait à raison de cinq tonnes par jour, la Jeannette se releva de bonne heure et nous eûmes alors les pieds secs. Cependant on ne pourrait employer un steamer très rapide pour les expéditions arctiques, à cause de l'énorme quantité de charbon qu'il faudrait emporter. Avec la vitesse qu'elle possède, la Jeannette pourra rendre tous les services qu'on peut attendre d'elle au milieu de la banquise, car, en employant simultanément les voiles et la vapeur, elle pourra acquérir une vitesse suffisante pour profiter d'une occasion favorable....
Toutes voiles dehors, la Jeannette porte: une grand'voile, un hunier et une voile de perroquet sur son grand mât; une trinquette, une voile carrée ou hunier et une voile de perroquet sur son mât de misaine; enfin une voile d'étai, un foc et un clin-foc sur son mât d'artimon; en outre, un foc-ballon.
Toutes ces voiles neuves ont été confectionnées avec le plus grand soin à Mare Island. En outre, nous avons deux autres jeux de voiles de réserve prêts à servir, et dont l'un est complétement neuf. Les manœuvres courantes sont également neuves, et le mât de misaine, ainsi que le grand mât, sont pourvus de vergues, de flèches mobiles, qu'on peut manœuvrer du pont, ce qui évite aux matelots de grimper au sommet des mâts pour ferler les voiles. La mâture est solidement construite, avec l'inclinaison prononcée qu'on retrouve dans tout navire construit en Angleterre. Tout le monde se rappelle ce schooner long, bas, aux allures déhanchées, qui apparaît toujours dans les romans maritimes, juste au moment où le héros va dire ou faire quelque chose d'important. Eh bien, si la Jeannette était un schooner, au lieu d'être armée en barque, elle ressemblerait à ce fameux bâtiment. Le gaillard d'arrière commence entre le grand mât et le mât d'artimon, et sert de plafond à notre salle à manger. Dans cette dernière, se trouvent une table percée au centre par le mât d'artimon, un harmonium et une bibliothèque. Nous avons juste l'espace nécessaire pour mettre nos chaises entre la table et la cloison qui sépare la salle à manger de la salle des cartes. Celle-ci est divisée en trois parties par des lignes imaginaires, qui séparent le domaine du chirurgien, avec ses appareils au sinistre aspect et ses files de flacons rangés en bataille, de celui de notre naturaliste, orné de tout un attirail de peaux et d'autres échantillons d'histoire naturelle. C'est dans cette dernière partie que se trouvent aussi mes «bébés», c'est-à-dire les boîtes renfermant mes instruments scientifiques. A tribord, c'est-à-dire à main droite de la chambre des cartes, se trouvent aussi la principale bibliothèque du navire, les petits instruments scientifiques, les instruments d'optique, et différents autres objets du même genre, faisant le complément de ce que doit emporter un bâtiment qui va explorer les régions arctiques. Derrière la cabine, se trouve un autre compartiment, que traverse la tige du gouvernail, et qui porte le nom de ce dernier, où sont emmagasinés nos lampes, quelques provisions additionnelles et des sacs de pommes de terre, qui, je dois le dire, marchent grand train sur la voie de la démoralisation. Au dessous, dans le carré, se trouvent six hamacs, dont quatre dans des cabines séparées; des rideaux seulement protègent les deux autres. Des manches à air et quelques autres inventions du même genre donnent un peu d'air pur dans cette espèce de cachot maritime; mais, si les vents tombent, l'atmosphère y devient assez désagréable pour nous faire préférer le gaillard d'arrière, où Dieu nous prodigue son oxygène.
Quelle bizarre collection d'objets, contient cet espace, long de six pieds, large de quatre et haut de cinq pieds six pouces, qui constitue ma cabine! Un petit sabord de huit pouces de diamètre, soigneusement lutté avec du blanc de céruse et de la graisse, quand le navire est à la mer, mais qui, au besoin, peut s'ouvrir pour ventiler la pièce, est la seule ouverture par où l'air pénètre chez moi. Au fond, et au-dessus de mon hamac, une pile de vêtements de flanelle, bien enroulés et bien empaquetés pour les protéger contre l'humidité. Une petite bibliothèque encombrée de livres traitant des sujets les plus divers; une cuvette; une petite glace terne; plusieurs sachets et petits sacs, présents de quelques jeunes charmantes femmes de San Francisco, ornent mon réduit et me servent de vide-poche. Ma panoplie est composée d'un fusil à deux coups, d'une carabine Winchester à sept coups, de deux carabines Remington, modèle de la marine, et d'une paire de revolvers Remington. Ce formidable arsenal constitue ma part d'armes à feu, abstraction faite de celles rangées sur les rateliers de la cabine et qui appartiennent presque toutes au système Snyders. Une fois que je suis entré dans ma cabine, ma tête touche le plafond, il n'y a plus place pour personne, et même si je veux bâiller en étendant les bras, il me faut monter sur le pont. Cependant, j'espère vivre plus ou moins confortablement dans ce réduit, pendant la durée de notre expédition; et si la fortune de la guerre venait nous contraindre à l'abandonner pour établir nos quartiers sur la glace, je regretterais les agréments de ce petit palais.
Le docteur Ambler, l'ingénieur en chef Melville, le second lieutenant Danenhower, le naturaliste Newcomb, et le pilote de glaces Dunbar, partagent avec moi l'obscurité du carré. Quand viendra le temps froid, nous aurons un poêle au milieu de notre poste. Nous avons une ample provision d'excellentes couvertures, qui, jointes à nos fourrures et à du combustible, nous permettront de braver l'intensité du froid, quelle qu'elle soit. De leur côté, les hommes sont très confortablement installés dans le poste de l'avant. C'est une pièce allongée, qui sert de dortoir et de réfectoire aux vingt-quatre hommes de l'équipage, y compris les trois Chinois. Quand nous aurons pris nos quartiers d'hiver, on installera pour eux, sur le pont, une cabane qui pourra les contenir tous. Ils trouveront là un abri contre le froid, et ils auront de l'air, avantages qu'ils n'eussent point trouvés réunis dans l'entre-pont. Entre les carrés, se trouve la cuisine, où sont préparés, dans la même marmite, le repas des officiers et celui des matelots. Car la nourriture est exactement la même pour tous, et je crois que le seul privilège dont nous jouissions dans la cabine est de pouvoir sucrer notre thé et notre café avec du sucre en pierre, tandis que les matelots n'ont que de la cassonade demi-blanche, qui, d'ailleurs, est souvent bien préférable pour cet usage.
Le département de la cuisine est sous la haute direction de notre chef chinois, dont souvent les théories sont superbes, mais dont la pratique est malheureusement plus que médiocre. Il est animé, néanmoins, des meilleures intentions; aussi se perfectionnera-t-il, j'espère; toutefois, pour l'instant, nous buvons un café détestable. Il y a quelques jours, à la demande générale, je me rendis à la cuisine pour enseigner pratiquement à Sam l'art de faire le café. Le drôle, avec ses petits yeux disposés en forme de croissant, et un sourire naïf et enfantin, me regardait manipuler le moka parfumé, et suivait avec intérêt les progrès de la décoction; mais, hélas, après deux ou trois jours, il retombait dans sa routine; j'étais réduit, pour la seconde fois, à recommencer mes démonstrations sur le même sujet, autant dans mon propre intérêt que pour ménager les susceptibilités gastronomiques de mes camarades. Puisque me voici arrivé sur le chapitre de la nourriture en général, il m'est bien permis d'ajouter que Sam nous a tous surpris par le nombre de modes variés qu'on peut apporter dans la confection d'un hachis. Un hachis, pour lui, est le sublime de l'art culinaire, et parvenir à le réussir semble être le but vers lequel tend toute son ambition; malheureusement, ses efforts, pour y exceller, deviennent un peu monotones, et je n'ai que trop de raisons de craindre que tant que durera notre provision de pommes de terre fraîches, il nous faille supporter cette monomanie; heureusement, quand nous en aurons vu la fin, ainsi que celle de nos carottes et de nos navets, Sam retombera en notre pouvoir. Je puis bien reconnaître quelques-uns des éléments d'un hachis, mais, au delà, tout est incertitude pour moi: après le bœuf, le mouton, le porc, mélangés en certaines proportions avec des carottes, des pommes de terre, des oignons, et Dieu seul sait quoi encore, et qui font la base de ce mets, toutes les idées spéculatives chancellent devant la masse mystérieuse qui en résulte, et il ne reste à la malheureuse victime à laquelle elle est destinée, qu'à l'avaler, si elle se sent encore un peu d'appétit, ou à se résigner à sortir de table avec un peu de pain et de beurre dans l'estomac. Pour ma part, je me résigne et j'avale ma ration, sans me plaindre, songeant qu'un jour, peut-être, ce plat mystérieux pourra être considéré comme un mets de luxe, à côté d'autres mets plus grossiers dont on ne reconnaîtra que trop la nature.
Malgré cela, notre navire possède un superbe approvisionnement: des viandes conservées, des potages de nature variée, des légumes en boîtes de toutes sortes, des fruits secs ou en bocaux, de la farine, des condiments, etc. Deux fois par jour nous recevons du pain frais qu'on nous distribue d'une main généreuse. Le pain est d'une qualité bien supérieure à celui qu'on mange dans certaines villes qui, cependant, se piquent de leurs ressources alimentaires. Notre steward, un Anglo-Chinois, mais ayant plutôt le type Chinois, est un véritable maître dans l'art de fabriquer le pain, les gâteaux et les puddings; c'est, d'ailleurs, un garçon d'une intelligence peu commune. Charley Long-Sing est son nom; il a déjà servi sur plusieurs navires et steamers, et il se sent chez lui. Quant à notre garçon de cabine, Ah Sing, c'est l'être le plus déshérité de la race mongole, que j'aie jamais rencontré. Quand à bord tout le monde avait déjà, depuis plusieurs jours, repris possession de soi-même tant au physique qu'au moral, ce malheureux restait enroulé sur lui-même, comme un animal, dans quelque coin du navire, et refusait toute espèce de nourriture. Sa faiblesse était devenue telle que nous commencions à craindre pour ses jours. Il fallut même avoir recours à la science du docteur Ambler pour le tirer de là; celui-ci lui fit prendre de l'extrait de Liebig, et alors l'estomac restauré d'Ah Sing put supporter un peu de nourriture; pendant plusieurs jours, le pauvre garçon avait l'air d'un spectre et faisait véritablement peur à voir. Aujourd'hui il est suffisamment rétabli pour faire son service, qui consiste à aider le steward, et à nettoyer l'intérieur du navire, du haut en bas. Pas un d'entre nous ne désire aussi ardemment qu'Ah Sing arriver dans l'Océan Arctique. A la vérité, il ne se fait pas la moindre idée de la nature de ces régions, car malgré toutes les explications que nous et ses compatriotes, qui sont à bord, avons pu lui donner, il n'est pas parvenu à se former une idée définie du but de l'expédition de la Jeannette. Sa seule question est celle-ci: Sommes-nous bientôt rendus?
Aujourd'hui, le train de vie à bord est devenu parfaitement régulier, et, à moins d'événements imprévus, il est invraisemblable qu'on y change quelque chose. Sur le pont, les hommes de quart sont relevés avec une régularité absolue toutes les quatre heures; près des machines, au contraire, les mécaniciens ne se relèvent que toutes les six heures. Tout ce qui touche à la machinerie du navire est placé sous la haute direction de notre ingénieur en chef, M. Melville, qui, au point du vue social, aussi bien que sous le rapport physique ou professionnel, est le plus charmant camarade que j'aie jamais rencontré. Les machines de la Jeannette, qui ne sont pas du dernier modèle, sont un peu grandes pour la capacité de ses nouvelles chaudières. Ce sont des machines à basse pression et à condensation, la pression de la vapeur dans le cylindre étant ordinairement de dix livres. Le condensateur est aussi d'un vieux modèle. Il produit un vide égal seulement aux 23/30 du maximum; mais cette proportion n'est pas encore toujours atteinte, ce qui entraîne naturellement une déperdition de force motrice. Le propulseur est une hélice à deux ailes, qu'on peut remonter sur le pont en cas de nécessité. Le pas de l'hélice est de quatorze pieds et son diamètre de neuf. On peut attribuer les causes de notre peu de vitesse relative à la disproportion entre la puissance de l'hélice et la section immergée du navire, ainsi qu'au poids mort à mouvoir. L'espèce de cuirasse en planches de trois pouces dont on a doublé la coque de la Jeannette, a augmenté considérablement l'aire de sa section immergée. Mais ce renforcement était nécessaire pour augmenter sa force de résistance à la pression des glaces. En employant conjointement les voiles et la vapeur, la Jeannette pourrait, avec un vent favorable, faire sept nœuds à l'heure, et par un grand frais atteindrait peut-être jusqu'à huit nœuds ou huit nœuds et demie. Dans son voyage du Havre à San Francisco, qui a duré 165 jours, elle a parcouru environ 15,000 milles avec une vitesse moyenne de 90 milles 9 par jour, soit 3 milles 7 à l'heure. Dans notre voyage actuel, il nous a fallu 25 jours pour faire 2,100 milles. Comme notre consommation journalière de charbon est de cinq tonnes et que nos soutes n'en contiennent que cent trente-cinq, nous n'avons réellement de combustible que pour vingt-sept jours. Aussi vous pouvez vous imaginer si la plus stricte économie de charbon règne à bord.
Quant à notre mâture et à nos agrès, ils ne laissent absolument rien à désirer sous le rapport de la quantité et de la qualité. Les voiles sont maniées par équipes de six hommes sous les ordres du quartier-maître ou du maître d'équipage de service; et les manœuvres sont admirablement faites. Toutes voiles dehors, la Jeannette marche mieux qu'avec la vapeur, quand le vent est favorable, et quand on peut employer les voiles conjointement avec la vapeur, le propulseur s'en trouve visiblement soulagé; mais, jusqu'ici, les vents ont été presque constamment entre le sud-ouest et le nord-ouest; ils ont aussi passé quelquefois au nord pour retourner au sud; mais, dans ces différentes directions, ils ne pouvaient que nous être contraires ou de peu de secours, puisque nous marchions directement au nord-ouest de San Francisco.
Le lieutenant Chipp est un marin accompli. D'ordinaire, il est chargé de la surveillance du navire, de ses voiles, de sa mâture, des provisions, etc. C'est l'officier exécutif du bord, celui à qui le capitaine remet ses ordres.
Les observations et les calculs astronomiques sont confiés au lieutenant Danenhower, qui s'acquitte de ses fonctions avec une rare habileté. C'est lui qui tient en ordre les chronomètres et surveille leur marche journalière. Il a, en outre, à contrôler la distribution des vivres de chaque jour, à tenir le livre de loch et les autres livres du bord.
Les attributions du docteur Ambler, notre chirurgien, sont naturellement bien faciles à définir; à lui incombe le soin de veiller sur l'état sanitaire de l'équipage, qui, jusqu'ici, ne lui a pas donné grand tracas, car la santé de tous les hommes est restée excellente depuis notre départ. Nous avons fait ensemble quelques études sur la ventilation du navire; cubé le volume d'air respirable qui peut se trouver entre les ponts; j'ai mesuré avec un petit anémomètre de poche, la vitesse des courants qui pénètrent par les écoutilles dans les chambres à coucher; cela est autant de données qui peuvent être utiles pour entretenir la santé générale à bord.
M. Dunbar, notre pilote de glaces, est un vieux marin à qui les mers du Sud ne sont pas plus inconnues que celles du Nord. Quand nous serons dans les glaces, il aura pour mission de se tenir constamment dans le nid, au sommet du grand mât, pour éclairer notre marche au milieu ou autour des îles de glace. Le nid est un abri de forme de tonneau long et étroit, attaché au sommet du mât; une trappe existe au fond, pour permettre à l'homme de vigie d'y pénétrer. Un capuchon mobile, qu'il place dans la direction du vent, le protège contre ses morsures. Notre nid ne sera mis en position qu'au moment d'entrer dans les glaces; en ce moment, il est relégué dans un des coins du pont, et rempli de pommes de terre.
Notre naturaliste, taxidermiste, M. Newcomb, est déjà entré en fonctions et sa collection s'est enrichie de quelques peaux encore en préparation, qu'il conserve au moyen de compositions arsenicales. C'est un jeune homme intelligent et actif, qui promet beaucoup, et, j'en suis sûr, s'acquittera remarquablement de sa mission de collectionneur.
Le lieutenant de Long, notre commandant, exerce naturellement la haute surveillance sur l'ensemble du navire; c'est lui qui dirige notre course et règle tout en dernier ressort. A son bord, il a réussi à faire que chacun se trouve comme chez soi. C'est un charmant compagnon, à la table commune, comme autour du poêle. Chaque soir, quand il fait, avec le lieutenant Chipp, sa partie de Cribbage, qui est son jeu favori, il insiste toujours pour que je torture l'harmonium, et fasse résonner la cabine de ses accords lugubres. Le dimanche, il préside au service divin sur l'arrière du navire et lit la Bible. Un bon nombre des gens de l'équipage y assistent, mais personne n'y est contraint. Je crois que le service est célébré dans le rite épiscopal. Avant notre départ de San Francisco, nous eûmes à bord, la visite d'un bon nombre de ministres de cette secte, ainsi que ceux d'autres sectes protestantes, qui ne négligèrent ni les compliments ni les prières pour faire accepter leurs livres d'hymnes et leurs bibles par les gens de l'équipage. Ces livres étaient imprimés en allemand, en danois et en anglais, pour satisfaire à tous les goûts. C'est ainsi que notre bibliothèque s'enrichit de plusieurs exemplaires des recueils d'hymnes en musique, de Moody et de Stankey, qui, sans doute, pourront, un jour ou l'autre, devenir fort utiles pour nous distraire.
Le capitaine, ayant, il y a une quinzaine de jours, réuni tout son équipage sur le pont, afin de connaître de chaque matelot le nom de la personne à qui devait retourner sa solde au cas où il viendrait à mourir pendant l'expédition, nous fûmes témoins de l'incident suivant: deux pauvres garçons vinrent déclarer qu'ils n'avaient pas d'héritiers, et qu'ils étaient complétement seuls au monde. Ainsi ces infortunés ont pu partir complétement libres, et sans laisser d'affection derrière eux. Quand vint le tour de notre cuisinier chinois, il n'a pu se rappeler le nom de sa mère; cette pauvre femme court donc de grands risques, si son fils vient à mourir, de ne pas recueillir son héritage, lors même qu'il le lui léguerait par testament.
Mais j'en reviens à la relation de notre voyage. Au nord du 50° de latitude, une énorme baleine vint nous montrer son large dos, et, dans ses ébats, faire jaillir l'eau près du navire, apportant ainsi une diversion à la monotonie de notre traversée. Cependant la vue la plus intéressante que nous ayons eue jusqu'ici, c'est celle d'une île, la première terre qui soit apparue à nos yeux depuis San Francisco. A la vérité, ce ne fut point une surprise pour nous, car, étant partis le 8 juillet, comme nous étions alors au 1er août, nous devions nous trouver dans les parages de la passe d'Akantan, c'est-à-dire un peu à l'est d'Oonalachka. Mais depuis le 28 juillet, les brouillards intenses nous enveloppaient, et nous empêchaient de faire le point; nous étions donc obligés de nous baser sur nos calculs pour fixer notre position. La certitude du voisinage de la terre nous forçait à faire un emploi constant de la sonde, et à nous tenir toujours aux aguets pour la découvrir. Le nombre croissant des oiseaux de mer que nous apercevions, et parmi lesquels se trouvaient des espèces que nous savions ne jamais s'éloigner beaucoup du rivage, ne faisaient que corroborer notre opinion. D'un autre côté, des plantes marines accumulées et enchevêtrées les unes dans les autres passaient près du navire indiquant un courant, ainsi qu'une terre, dans la direction d'où elles venaient. Du reste, la mer était presque aussi unie qu'une glace; nous n'avions donc aucune inquiétude; mais ce brouillard persistant qui nous enveloppait de toute part, nous couvrant comme d'un voile, nous impatientait. Le 1er août, le capitaine changea de route pour porter sur l'est, et après quelques milles dans cette direction, ordonna de laisser tomber les ancres, tout en restant en pression, prêt à profiter de la première éclaircie. Celle-ci ne se fit pas trop attendre. Au bout de six heures, le brouillard se leva, nous laissant apercevoir la terre à treize milles. L'ordre de lever les ancres fut aussitôt donné et «en avant». Nous marchâmes pendant deux heures environ, et le brouillard, reprenant le dessus, les ancres retombèrent de nouveau. De tribord nous venait un bourdonnement monotone, malgré les cris stridents des oiseaux de mer. Quelques minutes d'attention me firent facilement reconnaître pour ce bourdonnement le bruit des vagues, brisant sur un rocher ou sur une plage de galets. Nous étions donc près de la terre.
La baleinière fut mise à flot, et le lieutenant Chipp reçut l'ordre d'en prendre le commandement et d'aller reconnaître cette terre, que nous ne pouvions voir au milieu de la brume. Je m'empressai de saisir un aviron et de prendre place dans l'embarcation. Notre naturaliste, M. Newcomb, en fit autant et se mit à ramer comme un vieux marin. Une minute après, la légère embarcation fendait les flots avec rapidité, au milieu d'une nuée d'oiseaux qui tournoyaient autour de nous en faisant un bruit infernal. Quelques coups de fusils de notre naturaliste et de M. Chipp, tirés au hasard, en firent tomber plusieurs raide morts autour de nous. Pendant ce temps-là, nous continuions de ramer vigoureusement. Tout à coup, comme si un rideau se fût levé devant nos yeux, nous aperçûmes le profil hardi et rocheux d'Ougalgan, à un demi-mille du point où le navire avait jeté l'ancre, et près des rochers découverts par Cook en 1778 et qui ont reçu son nom. La mer formait un léger ressac le long de la plage et des falaises, qui servaient d'asile à une multitude d'oiseaux.
Nous nous disposâmes à débarquer dans une petite anse où la mer était si limpide que nous en voyions le fond à trois brasses de profondeur. M. Newcomb et moi sautâmes les premiers sur la grève, qui, en cet endroit, était couverte de galets et de blocs arrondis de granit de dimensions fort variables. Les uns n'étaient pas plus gros qu'une pomme de terre, tandis que d'autres atteignaient la taille d'une citrouille. En face de nous, les falaises presque à pic s'élevaient à trois cents pieds, ne nous présentant d'autre sentier, pour arriver à leur sommet, qu'une espèce de sillon couvert de pierres détachées et de terre et faisant saillie le long de leurs parois. Mais, en avant! Et mon fusil dans une main, tandis que, de l'autre, je m'accrochais aux aspérités du rocher, je me mis à grimper comme je pus, le long de cette espèce de sentier escarpé. J'arrivai ainsi jusqu'à la hauteur de deux cent cinquante pieds environ; mais il fallut m'arrêter là; la pente était devenue plus raide, les cailloux se dérobaient sous mes pieds, et les longues herbes auxquelles je m'accrochais cédaient sous le poids de mon corps; j'avoue même qu'il m'arriva de glisser et de dégringoler pendant une cinquantaine de pieds, pour me relever avec une forte couleur d'argile, qui n'ajoutait aucun lustre nouveau à mon exploit.
Ougalgan est une île de formation volcanique, composée en majeure partie de granit basaltique disposé en couches perpendiculaires. Nous y rencontrâmes, parmi les galets de la plage, une quantité considérable de scories.
Dès que nous fûmes à bord, la Jeannette reprit sa route, et, après une navigation assez dangereuse le long d'un canal fort tortueux, pendant laquelle le capitaine surveilla lui-même les manœuvres et dirigea le navire avec une grande habileté, nous finîmes, malgré le brouillard, par doubler le cap ou plutôt la pointe Kaleghta, dans l'île d'Oonalachka, et par atteindre, le 2 août, la bouée que nous cherchions. Nous allâmes jeter l'ancre en face d'Illiouliouk, où se trouvaient déjà plusieurs autres navires, entre autres le steamer Saint-Paul, capitaine Eskine, de la Compagnie commerciale de l'Alaska, et le cutter de l'État, Rush, commandé par le capitaine Bailey.