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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

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CHAPITRE VI.

Saint-Michel de l'Alaska [5].

Départ d'Illiouliouk.—Traversée de ce port à Saint-Michel, sur la côte d'Alaska.—Commencement des observations météorologiques. —Arrivée à Saint-Michel. —Description de cette station. —Son commerce. —Nous y trouvons nos chiens. —Caractère de ces animaux. —Un chef indien menace le fort de Saint-Michel. —Un baril de whisky est cause de sa mort. —Description géologique des environs de Saint-Michel. —Une chasse aux canards. —La chaloupe en danger de sombrer. —Les bains russes à Saint-Michel de l'Alaska. —Arrivée de la goëlette Fanny A. Hyde avec un supplément de provisions pour la Jeannette. —Départ de Saint-Michel. —Les chiens à bord. —Les Indiens Alexis et Anequin, nos conducteurs de chiens. —Les adieux d'Alexis et de sa femme. —Entrée dans la mer de Behring. —Une tempête. —Arrivée à la baie Saint-Laurent. —Premières nouvelles de Nordenskjold. —Plan de l'expédition de la Jeannette.

Baie de Saint-Laurent, près du détroit de Behring (Sibérie orientale).
27 août 1879.

Malgré le séjour agréable que nous avions fait à Oonalachka pendant notre courte relâche, personne, à bord de la Jeannette, ne témoigna le moindre regret quand arriva le moment de lever l'ancre pour nous engager dans la mer de Behring.

Néanmoins, tous les nouveaux amis que nous laissions à Illiouliouk voulurent nous donner une dernière preuve de leur sympathie, et, au moment où la Jeannette quittait la jetée, elle fut saluée par toute l'artillerie de la place et par celle de la goëlette le Rush, qui se trouvait sur la baie. Les canons qui défendent cette station ne sont point, à la vérité, des engins bien formidables, mais il peuvent, néanmoins, faire assez de bruit, dans cette enceinte de collines et de montagnes, pour satisfaire les plus exigeants. Les pavillons furent hissés, et les mille démonstrations qu'on nous fit sur le rivage purent nous convaincre que la brave Jeannette, en s'enfonçant vers le nord, emportait les vœux les plus sincères des résidents d'Illiouliouk.

Nous étions à peine sortis du port, où les eaux sont toujours parfaitement tranquilles, que les effets de la houle, qui règne à l'extérieur, se firent sentir d'une façon fort marquée. Quand nous fûmes dans le travers du cap Kaleghta, poursuivant notre route vers l'est afin de passer au nord de Nounivak, notre navire commença, sous l'influence du roulis et du tangage, à gambader d'une façon tellement désordonnée que la marche devint difficile ailleurs que dans la cabine, où nous pouvions nous appuyer d'un côté à la table et de l'autre à la muraille. Le vent, cependant, nous était favorable, c'est-à-dire qu'il soufflait du sud, de sorte que nous marchions à pleine vapeur avec toutes nos voiles dehors. Aussi, ce jour-là, la Jeannette nous émerveilla en filant régulièrement ses cinq nœuds à l'heure. Le second jour, ce fut encore mieux, car, vers le point du jour, le vent se mit à souffler presque en tempête et toujours dans la même direction, si bien que nous franchîmes un espace de 173 milles en vingt-quatre heures; ce dont nous nous félicitions déjà, espérant que la traversée serait plus courte que nous ne l'avions supposé. D'un autre côté, le charbon que nous avions pris à Oonalachka, tout en brûlant comme de la paille, produisait rapidement de la vapeur, et notre machine, que M. Melville avait inspectée dans tous ses organes pendant notre séjour dans le port d'Illiouliouk, fonctionnait à merveille; tout nous présageait donc que nous serions bientôt à Saint-Michel, et que si la goëlette Fanny A. Hyde, qui devait nous amener de San Francisco un supplément de vivres et de charbon, ne se faisait point attendre, dans peu de jours nous voguerions vers l'Océan Arctique. Mais sous ces latitudes, les vents sont extrêmement variables pendant l'été; aussi, le troisième jour, nous reprîmes notre ancienne vitesse de quatre nœuds à l'heure; et ce ne fut que six jours juste après avoir doublé le cap Kaleghta que nous atteignîmes l'île Stuart dans la baie Norton.

Pendant cette traversée, la nécessité de déterminer la nature du fond de la mer, à mesure que nous avancions, nous obligeait à nous arrêter chaque jour pour jeter la sonde. Chaque jour également, lorsque l'état de la mer le permettait, nous traînions la drague.

Les sondes obtenues dans ce trajet descendirent de quatre-vingts brasses à cinq. Le fond se montra partout composé de beau sable gris et de vase; il était recouvert de végétations ayant beaucoup d'analogie avec la mousse, et dans lesquelles pullulait une multitude d'êtres marins d'espèces extrêmement variées. Nous nous occupions aussi de déterminer la température et la densité de l'eau de la mer à diverses profondeurs. Je pus constater que les thermomètres dont nous nous servions pour obtenir les degrés de température, fonctionnaient à merveille, étant donné que nos hommes étaient encore un peu gauches à manier les lignes; mais ils se perfectionnèrent rapidement.

Des observations météorologiques furent aussi faites pendant ce temps, à chaque heure et tous les jours, avec une parfaite régularité. Afin de faciliter cette besogne, nous avions divisé le temps en veilles ou quarts (j'entends en quarts météorologiques). Ainsi je commençais mon quart à midi pour finir à six heures du soir. A ce moment, M. Chipp venait me relever, et notait les observations faites à sept et huit heures. A son tour, le docteur Ambler faisait celles de neuf, dix et onze heures. Puis je reprenais le poste de minuit à quatre heures du matin; notre second lieutenant, M. Danenhower venait alors me remplacer. A sept heures le lieutenant Chipp lui succédait, pour céder lui-même la place au docteur à neuf heures. Quand arrivait midi, je recommençais la série comme la veille. Le nombre des heures d'observation était donc de quatre pour le lieutenant Chipp; de deux seulement pour le lieutenant Danenhower, à cause de ses nombreuses occupations; de huit pour le docteur Ambler, et de dix pour moi. En outre, je tenais un registre où je notais régulièrement les différentes températures observées à la surface de la mer et à diverses profondeurs, ainsi que les différentes densités Ajoutez à cela la rédaction de mon journal, et vous pourrez vous convaincre qu'il ne nous restait guère de loisirs à bord.

Ce fut le 11, au soir, que nous vîmes la terre à tribord c'est-à-dire à l'est du navire. C'était une côte basse, qu'une éminence ou petite colline qui apparaissait un peu au-dessus de l'horizon nous fit reconnaître. Nous fûmes alors obligés de sonder à chaque instant pour éclairer notre marche, et pendant la nuit nous n'avançâmes qu'avec une extrême lenteur. Enfin, le lendemain, 11, à dix heures du matin, nous laissions tomber nos ancres en face du fortin qui touche la petite station à laquelle les Russes donnent le nom de Michœlovski, et que nous appelons Saint-Michel. Quelques instants plus tard, l'agent de la Compagnie commerciale de l'Alaska, M. Newman, vint nous offrir l'hospitalité chez lui, et, en outre, mettre à notre disposition toutes les provisions que les magasins de la Compagnie pourraient nous fournir.

Peu après, je me rendis à terre pour visiter le fort, où je trouvai un curieux assemblage de bâtiments en bois, formant un rectangle, aux angles duquel s'élevaient quatre petits blokhaus, lesquels, du temps de la domination russe, étaient armés de canons. Mais aujourd'hui, ce point stratégique n'a plus aucune importance pour la défense du pays. En pénétrant dans l'enceinte, on voit, en face de soi, les magasins de la Compagnie et les maisons d'habitation. Ces dernières sont habitées par M. Newman, agent de la Compagnie; M. Nelson, qui a été envoyé comme naturaliste par l'Institut Smithsonien, et qui est en même temps attaché au service des signaux comme observateur; et enfin par quelques ouvriers russes et quelques Indiens qui travaillent au fort. Les habitations de l'agent de la Compagnie et du naturaliste de l'Institut Smithsonien sont propres et confortablement meublées. Il est clair, d'ailleurs, que ces messieurs sont assez philosophes pour se contenter d'un confortable relatif dans ce coin de terre isolé.

A notre arrivée, nous trouvâmes réunis à Saint-Michel tous les chiens que nous devions prendre à bord, pour le service de nos traîneaux, quand nous serions au milieu des glaces, ou sur la Terre de Wrangell. Ils formaient ensemble une meute d'assez bonne apparence, mais semblaient d'humeur fort querelleuse, et enclins à se battre sans le moindre motif. On les voyait couchés nonchalamment, en tirant la langue, le long du mur d'enceinte, ou sur la pointe des rochers qui avoisinent le fort; de temps en temps, ils poussaient un hurlement particulier, qu'on eût pris, surtout la nuit, pour la trompette de Satan appelant ses acolytes en conseil général. Au moment de leur repas, ils recevaient leur pitance journalière de poisson sec; mais c'était aussi le moment où sonnait le branle-bas du combat; d'ailleurs, le vent de la guerre soufflait en permanence, car, règle générale, le chien des Esquimaux est enclin à se battre, et souvent on peut se demander pourquoi la bataille est commencée. Tous les chiens se promènent tranquillement, ou sont nonchalamment couchés au soleil, paraissant paisibles; quand l'un d'eux se précipite sur un de ses compagnons, alors c'est une charge générale sur le pauvre animal. Nous avons perdu, de cette façon, neuf des chiens que la Compagnie de l'Alaska avait fait réunir pour nous. Tous ont été tués par leurs semblables. Nous avons donc été obligés de nous procurer de nouvelles recrues pour en emmener quarante avec nous. Naturellement, nous avons aussi emmené des Indiens pour conduire ces bêtes indisciplinées, et nous servir en même temps de chasseurs.

On trouve dans les magasins de la Compagnie, à Saint-Michel, les mêmes marchandises que celles que nous avons vues à Oonalachka. Toutefois, la liste n'en est pas aussi nombreuse et ces marchandises y sont en moins grande quantité. Les fourrures qui sont apportées ici viennent de la contrée qui avoisine le bas Yukon et des côtes adjacentes. Ce sont les Indiens eux-mêmes qui les apportent au fort, où ils arrivent par villages entiers, conduits par leur chef, qui dirige les négociations et les échanges. C'est par ce moyen que l'agent de la Compagnie se procure des peaux de renard, d'ours, de zibeline, de loup et d'écureuil; en retour, il donne du café, du sucre, du tabac, de la poudre, du plomb (en grains ou en balles), des fusils à baguette, des vêtements, etc. Il reçoit aussi des os de baleine, pour garnir les patins des traîneaux; mais ces os viennent de la côte septentrionale de la Sibérie et sont regardés comme une marchandise d'un prix élevé. On y achète aussi quelquefois des chiens, comme pour nous, par exemple, mais les Indiens ne les cèdent qu'en échange de fusils; le prix moyen d'un bon chien est de sept dollars. Les chiens véritablement supérieurs atteignent parfois le prix de quinze dollars; mais c'est un prix extrême, qu'on ne donne que pour un chien de tête d'attelage, parfaitement dressé et discipliné.

Aussitôt que les Indiens ont terminé leurs échanges, ils regagnent leur village, où ils vont jouir à loisir de leurs nouvelles acquisitions, et le petit fort redevient triste et morne jusqu'à ce qu'un nouveau parti d'indigènes n'arrive. Jusqu'à présent, l'agent et les résidents blancs qui habitent le fort n'ont pas eu à se plaindre des gens du pays, mais il arrive quelquefois que ceux-ci s'agitent et montrent des propensions à la guerre. L'année dernière, un chef qui résidait à une soixantaine de milles au nord de Saint-Michel, menaça, à plusieurs reprises, de venir purger le fort de la présence des étrangers. Le fort fut aussitôt mis en bon état de défense, et M. Newman fit tous ses préparatifs pour donner à ce chef et à ses Indiens, la chaleureuse réception qu'ils méritaient. Mais ceux-ci ne se présentèrent jamais. Ce chef belliqueux étant parvenu à se procurer d'un contrebandier, deux barils de whisky, ce fut, pour le village tout entier, l'occasion d'une orgie, au milieu de laquelle, lui et son fils eurent la tête fendue à coups de hache par son propre beau-frère. Depuis le jour où ce drame de famille eut lieu, une année s'est écoulée, et les habitants du fort n'ont plus entendu parler de guerre, ni de menaces, et aujourd'hui ils jouissent d'une paix profonde. Car les parents survivants du chef, imputant la mort de ce guerrier valeureux à la possession des deux barils de whisky, en vinrent sagement à conclure que cette liqueur était la cause unique de leur deuil, et défoncèrent les deux barils, dont ils laissèrent couler le contenu. Cette sage détermination empêcha probablement la tribu entière d'être décimée de la main de ses propres enfants.

La contrée qui environne la station de Saint-Michel est entièrement volcanique. Toutes les éminences qu'on y rencontre sont des cônes de volcans éteints aujourd'hui. Tous les rochers du voisinage appartiennent à d'anciennes coulées de lave, qui, en se refroidissant, se sont fendues en colonnes de structure grossière, qui ont dû, sur divers points, supporter une pression considérable, à en juger par l'enchevêtrement de la surface et certaines déviations anormales. Leur face supérieure, ainsi que le bord des fentes, exposés à l'air, présentent un aspect poreux, absolument comme un rayon de miel, qu'on doit sans doute attribuer à l'effet du refroidissement. Le sable de la plage est également formé de débris de lave. D'ailleurs cette substance entre, pour une large proportion, dans la composition du sable que nous avons trouvé au fond de la mer depuis Oonalachka jusqu'à Saint-Michel. Tout près de cette dernière station, on peut visiter un lac superbe qui occupe aujourd'hui la place d'un ancien cratère. L'intérieur du pays, également, doit être volcanique, car j'ai en ma possession plusieurs échantillons de lave, que je destine à ma collection minéralogique et qui m'ont été apportés du milieu des terres. On voit aussi, le long des rivages de la baie Norton et sur les côtes de l'île Stuart, d'immenses amas de bois flotté, qui y sont apportés principalement par la rivière Yukon, laquelle vient se décharger par plusieurs branches dans la mer de Behring. Son embouchure est située un peu au sud de l'île Stuart. Comme le cours de cette rivière est navigable pendant plus de dix-huit cents milles à partir de son embouchure et que la surface qu'elle dérive est extrêmement boisée, la quantité de bois qu'elle emporte chaque année à la mer est immense. Celle-ci s'en débarrasse en le rejetant dans les baies et les golfes qui se trouvent au nord, où les Indiens vont enlever les plus fortes pièces qu'ils réunissent en tas sur le rivage, à une distance suffisante pour les mettre à l'abri des plus hautes marées. Ces bois leur servent ensuite de combustible quand ils sont secs. On voit ces piles de bois échelonnées, à une centaine de mètres de la plage, tout autour de la baie.

La couche de sol qui recouvre la lave est généralement tourbeuse et ressemble beaucoup à celles de même nature qu'on rencontre ailleurs; elle ne s'en distingue que par sa beauté et la variété de la végétation dont elle est partout revêtue. Toutefois, on n'y voit aucun arbre, mais elle est couverte d'arbrisseaux peu élevés, de graminées, de fleurs et de mousses superbes; ces dernières surtout offrent une variété de coloris que je n'ai rencontré nulle part ailleurs.

Le canal qui sépare l'île de Saint-Michel de la terre ferme est bordé de marais et d'étangs salés, où les canards et les oies sauvages, les bécassines et maintes autres espèces d'oiseaux aquatiques, viennent faire leurs nids. Voulant profiter de cette circonstance, afin d'apporter quelque changement à notre régime de viandes conservées, quelques-uns d'entre nous prirent le parti d'aller, avec la chaloupe à vapeur, faire une excursion cynégétique le long de ce canal. Nous emportions avec nous une tente et deux jours de vivres, et, en outre, nos fusils, des munitions, des couvertures, etc., etc. Au point de vue du gibier, nous eûmes peu à nous louer des faveurs de la fortune: la fumée de notre machine effrayait les oiseaux, qui ne nous laissaient point approcher; de sorte que nous ne tuâmes que quinze canards et une trentaine de bécassines. Cependant nous étions guidés par un chasseur indien, mais le pauvre homme était dans un tel état de santé, qu'il montra une bien moins grande résistance à la fatigue que n'importe lequel d'entre nous.

Le soir du premier jour, nous établîmes notre campement sur la lisière d'un marais; mais, pendant la nuit, la pluie tomba par tels torrents, qu'elle détrempa le sol et nous mit, même sous notre tente, où nous nous tenions entassés, dans le plus pitoyable état où jamais chasseurs se soient trouvés. Le lendemain, le temps continuant à être mauvais, et notre Indien se trouvant en proie à un violent accès de fièvre, qui le faisait frissonner de tous ses membres, nous jugeâmes prudent de reprendre le chemin du navire. Mais, en franchissant la barre qui ferme l'embouchure du canal, la mer était si houleuse, que la chaloupe embarquait de l'eau à chaque lame, si bien qu'elle s'emplissait rapidement, et que nous faillîmes être noyés. Quand nous arrivâmes au navire, après plusieurs heures d'une lutte terrible pour sauver notre existence, nous avions retiré tous nos vêtements extérieurs et nos bottes, nous tenant prêts à nous jeter à la mer pour aborder à la nage. Dès que nous fûmes grimpés sur le pont, on nous servit un déjeuner chaud, qui, avec le feu de la cabine, fut extrêmement goûté par tous les membres de notre petite troupe. Ce serait une ingratitude de ma part de ne pas ajouter que nous dûmes tous notre salut à M. Melville, notre ingénieur en chef, et à M. Dunbar, notre pilote de glace. Le premier s'était mis à la machine qu'il surveillait, tandis que le second tenait la barre du gouvernail, et, par leurs efforts combinés, réussirent à nous tirer du mauvais pas où nous nous trouvions, car nos signaux répétés avaient été mal interprétés à bord de la Jeannette, et ce ne fut qu'au moment où nous n'en étions plus qu'à une centaine de mètres, que nos compagnons songèrent à mettre une embarcation à la mer pour venir à notre secours. A ce moment, notre chaloupe était à moitié remplie d'eau, et les feux de la chaudière étaient éteints. Pour donner une idée de la portée des sens des naturels de la côte près de laquelle nous étions mouillés, je dois signaler ce fait, que pendant la lutte désespérée que nous eûmes à soutenir contre la mer pour nous maintenir à flots, ils avaient aperçu nos efforts, et se rendant compte de notre position, ils étaient allés immédiatement au fort prévenir les habitants du danger que nous courions, tandis que du navire, qui était d'un mille au moins plus rapproché de nous que le village, on n'avait absolument rien aperçu, malgré les efforts du docteur Ambler, qui, pendant plus d'une heure, agita sa jaquette attachée au haut de la gaffe de la chaloupe.

La baie peu profonde où la Jeannette avait jeté l'ancre nous fournissait du poisson frais en abondance, et, en particulier, d'excellent saumon. Nous prenions aussi, avec des filets apportés de San Francisco, que nous jetions chaque jour, une quantité énorme de superbes carrelets et d'autres poissons d'une taille moindre, qui, à l'éclat des couleurs, joignaient une chair fort délicate; mais ceux-là seuls qui, pendant un mois, ont été privés de mets savoureux et recherchés, peuvent apprécier la saveur du carrelet ou du saumon bouilli, lorsqu'il est assaisonné d'un bon appétit et arrosé d'un large bol de thé. Pour un disciple d'Épicure, ces aliments et cette boisson paraîtraient sans doute manquer de saveur et être indignes de son palais; mais que celui-là s'abstienne d'entreprendre une expédition comme la nôtre, sinon je lui prédis bien des déboires.

Pour nous, nous étions satisfaits de manger ou de boire tout ce qui se présentait, et nous bénissions la Providence quand elle nous envoyait l'occasion de varier notre ordinaire.

Notre relâche, en cette baie, nous fournit encore l'occasion de nous procurer une jouissance d'un nouveau genre. Pour nous remettre de nos fatigues après l'aventure de chasse que j'ai racontée, M. Newman nous invita à prendre un bain russe au fort. C'est là un des derniers vestiges qui soit resté de la domination russe dans ces contrées. La salle de bain, où l'on nous introduisit, se trouve dans un bâtiment carré de forme allongée, qui est divisé en deux compartiments concentriques. Dans celui du milieu, qui est la véritable salle de bain, se trouve une espèce de foyer ou poêle, destiné à recevoir des pierres rougies au feu. Quant tout est prêt, la personne qui doit prendre un bain entre dans la pièce; la porte est fermée et calfeutrée avec des peaux; le tuyau de la cheminée est également fermé, et le domestique attaché à la salle jette sur les pierres de l'eau qui siffle en se transformant en vapeur. Alors la température s'élève subitement à un tel degré, que le sang bout presque dans les veines, la respiration devient pénible; mais les pores de la peau se dilatent, et alors le baigneur ressent les effets particuliers du bain russe. Il reste aussi longtemps qu'il peut résister, puis, après s'être plongé dans un bassin plein d'eau, il en sort pour se précipiter dans la chambre extérieure où on l'éponge de la tête aux pieds pour le refroidir; quand il a repris sa température normale, on lui permet de s'habiller, alors seulement. Le charme des sensations qu'on éprouve au sortir d'un bain russe, se trouve singulièrement atténué par le souvenir du supplice qu'on est obligé de s'imposer; mais les effets de ce bain sont réellement bienfaisants pour l'organisme, quand il est pris avec précaution. En terminant, je ne dois pas oublier de parler du cigare et du verre de thé russe, qui sont les compléments obligés du bain, si l'on veut en ressentir tous les bienfaits. A la vérité, la salle du fort Saint-Michel n'a pas l'aspect le plus engageant qu'on puisse rêver; mais elle remplit néanmoins admirablement le but pour lequel elle a été créée; ce qui prouve qu'on ne doit pas toujours juger les choses d'après leurs apparences.

Le 18, la goëlette Fanny A. Hyde fut enfin signalée de l'île Stuart, et bientôt après, nous l'aperçûmes qui se dirigeait sur le port pour y jeter l'ancre. Nous attendions avec impatience ce petit navire, à bord duquel se trouvait notre complément de vivres et de charbon. Jamais navire ne fut donc mieux accueilli que celui-là, lorsqu'après avoir doublé la pointe Saint-Michel, il vint, à midi, se ranger le long du flanc de la Jeannette. Son capitaine monta aussitôt à notre bord et nous le conduisîmes dans la cabine, où il nous expliqua les causes de son retard. Les calmes, les brouillards, les vents contraires, etc., étaient des excuses suffisantes pour faire comprendre comment une des goëlettes les plus rapides de San Francisco avait dépensé quarante jours pour faire la traversée de ce port à Saint-Michel. Au reste, la Jeannette, un navire à vapeur, n'avait-elle pas souffert elle-même de ces contre-temps? Mais la Fanny A. Hyde était arrivée; c'était assez; nous allions donc pouvoir reprendre notre route dans quelques jours, c'est-à-dire dès que son chargement serait à bord de notre navire. Nous avions besoin d'anthracite, car le charbon que nous avions n'eût pas duré longtemps, si nous l'avions brûlé seul, et justement la goëlette nous en apportait. Pour ne pas perdre de temps, nous laissâmes une bonne partie du charbon sur le pont, tout en remplissant nos soutes, et la Jeannette fut encore une fois chargée à couler bas. Aussitôt que tout fut arrivé à bord, nous nous mîmes en route pour la baie Saint-Laurent, qui se trouve sur la côte de Sibérie, à une trentaine de milles au sud du cap oriental. Toute la cargaison de la Fanny A. Hyde n'ayant pu trouver place à bord de la Jeannette, son capitaine reçut l'ordre de nous suivre.

Outre ce que nous avions pris à bord de ce navire, nous avions aussi embarqué notre meute, composée d'une quarantaine de chiens, qui, à peu près tous les quarts d'heure, se livraient entre eux des assauts formidables, malgré l'espace restreint qu'on leur avait laissé sur notre pont déjà encombré. Je crois que si nous leur avions laissé la place suffisante pour se battre, ils se seraient étranglés les uns les autres jusqu'au dernier, et le combat n'eût cessé que faute de combattants. Ces guerres entre chiens nous montraient d'une façon amusante combien la force armée peut avoir de poids si elle intervient au moment opportun. En effet, quand l'acharnement des belligérants était à son comble, un matelot, armé d'un bout de câble, s'avançait vers le champ de bataille et frappait alors de toute la vigueur de son bras, et, je dois le dire, avec la plus parfaite impartialité, sur les combattants: le moyen était infaillible, car il s'ensuivait toujours une trêve, qui, malheureusement, n'était que temporaire. Les parties se retiraient chacune dans un coin et semblaient conférer; mais, comme à Constantinople, ces conférences et ces échanges de notes diplomatiques ne semblaient qu'envenimer les choses, car soudain la trompette guerrière retentissait dans un coin, et le bout de câble recommençait à faire de nouvelles merveilles.

En quittant la baie Norton, nous avons emmené avec nous deux Indiens du district de Saint-Michel, qui doivent nous accompagner pendant notre voyage dans l'Océan Arctique. L'un d'eux, du nom d'Alexis, parle un peu l'anglais; c'est un homme intelligent, qui pourra nous être utile, comme chasseur et comme conducteur de traîneaux. L'autre, plus jeune, nommé Anequin, ne parle pas l'anglais; mais, avec le concours de son camarade, qui lui sert d'interprète, il se tire néanmoins parfaitement d'affaire. C'est un jeune homme à la figure large, aux traits enfantins, avec une mine éveillée et une physionomie agréable. Le capitaine a passé avec ces deux Indiens des contrats réguliers, par lesquels il s'engage à les ramener tous les deux dans leur patrie, et se charge, en outre, de nourrir la femme d'Alexis et la mère d'Anequin. De plus, il leur paiera des gages chaque mois et remettra au premier une carabine Winchester, avec une certaine quantité de munitions, quand l'équipage de la Jeannette pourra se passer de ses services. Comme ces deux Indiens sont adroits et fort experts dans l'art de conduire les chiens, ils pourront nous rendre de grands services; aussi leur a-t-on offert, je crois, des conditions très avantageuses.

Madame Alexis est une jeune femme à la figure un peu bouffie, timide, mais tout en ayant l'air jovial. Avant le départ, elle vint à bord pour voir son mari. Dans une circonstance aussi triste, elle eut une tenue fort décente. Quant à son mari, quoiqu'en général un Esquimau n'ait pas l'habitude de se répandre en pleurs et en lamentations, lorsqu'il se sépara de celle à laquelle il était uni pour la vie, il montra un certain stoïcisme, tempéré cependant par les marques d'affection qu'il témoignait à sa femme. Tous les deux allèrent s'asseoir, en se donnant la main, sur un sac de pommes de terre, près de la porte de la cabine, et là, échangèrent sans doute des promesses de fidélité éternelle. Je fus vivement ému en voyant ce tableau. Je montai sur le pont avec mon album, sur lequel je crayonnai le portrait de ces deux bons Indiens. A la vérité, il me fallut les esquisser dans la position où ils se trouvaient, c'est-à-dire pendant qu'ils me tournaient le dos, car madame Alexis était trop modeste pour se laisser portraiturer de face. Au moment où elle allait quitter la Jeannette, le capitaine de Long lui fit présent d'une tasse et d'une soucoupe ornées de lettres dorées. Elle eut peine d'abord à contenir l'émotion et la joie que lui causait la possession de tels trésors, mais elle les enfouit bientôt dans les vastes replis, ou plutôt dans les magasins que formaient les plis de sa longue robe de fourrure, et s'en alla.

Ce fut le 21 août, au soir, que nous quittâmes la baie Saint-Michel. La Jeannette fut saluée par toute l'artillerie du fort et celle de l'établissement de la Western fur and trading Company, comme elle l'avait été à Illiouliouk, au moment de son départ. Quand nous fûmes sortis de la baie, nous trouvâmes la mer unie comme une glace; au reste, le ciel était presque pur. Il n'est d'ailleurs pas rare, à l'époque de la belle saison, de jouir d'un temps pareil dans la baie Norton; mais, malheureusement, trop souvent, un temps si calme et si serein n'est que l'avant-coureur d'une tempête venant du nord. Le 23 au matin, quand nous eûmes dépassé l'île du Traîneau, pour traverser le détroit de Behring, nous eûmes l'occasion d'en faire l'expérience. Au moment où je faisais le quart (météorologique), de une heure à quatre heures du matin, je commençai à remarquer des rides à la surface de la mer, qui allaient en s'accentuant; en outre, le vent avait tourné au nord. C'était pour nous un indice certain d'un changement de temps. Peu à peu, la mer monta et atteignit de grandes hauteurs, dans le courant de la journée. Les vagues lavèrent le pont du navire et entraînèrent même quelques ustensiles du bord. Le poste des matelots fut inondé; une lame brisa la passerelle et, du même coup, défonça la fenêtre de la chambre du capitaine, qui fut inondée. Pendant une partie de la journée, nous avions de l'eau jusqu'aux genoux, dès que nous nous aventurions sur le pont. Le vent continua de mugir pendant plusieurs heures, emportant la crête des vagues. L'embrun passait entre les ponts comme une volée de mitraille. Sous l'effort de la tempête la Jeannette dévia un peu de sa route, mais fit aussi bonne contenance qu'on pouvait l'espérer, chargée comme elle l'était. La tempête s'étant enfin apaisée, nous reprîmes notre route, et le 25, quand nous arrivâmes ici, le temps était superbe. Dès notre arrivée, nous reçûmes la visite de quelques tchouktchis qui, prenant la Jeannette pour un navire marchand, vinrent avec leurs baidaras ou canots faits de peaux, se ranger le long du navire. Ces sauvages sont vêtus de peaux de bête; leur aspect est sale et repoussant. Ce sont eux qui nous apprirent que le navire du professeur Nordenskjold avait franchi le détroit de Behring environ trois mois auparavant, se dirigeant vers le sud. Cette nouvelle nous fut apportée par un de leurs chefs qui parlait un peu l'anglais. Il monta à bord de la Jeannette, où le capitaine le fit descendre dans la cabine, où il le questionna. J'étais présent à l'entretien. Ce chef raconta que, pendant l'hiver dernier, il avait vu, et même était allé à bord d'un navire à vapeur qui était resté, pendant toute cette saison, pris dans les glaces de la baie Kolioutchine, sur la côte arctique de la Sibérie orientale. Il ajouta que ce navire était swiss, voulant probablement dire swedish (suédois). Le capitaine était un vieillard à barbe blanche, et deux des officiers parlaient anglais; un autre qui était russe et nommé Horpish (pour Nordquist), lui avait parlé en langue tchouktchise, dans laquelle il s'expliquait couramment. L'équipage entier, y compris les officiers, était composé de trente-cinq hommes, dont aucun n'avait de vêtements de fourrures; aussi, quand ces hommes montaient sur le pont, le froid les faisait grelotter. Ils lui dirent qu'ils se disposaient à retourner chez eux. Leur navire était aussi un navire à vapeur, mais moins grand que la Jeannette. Il ajouta qu'après avoir doublé le cap Oriental et passé le détroit de Behring, ce navire était venu mouiller dans la baie Saint-Laurent, où il n'était resté qu'un jour; mais, qu'étant monté lui-même à bord, il avait parfaitement reconnu les mêmes hommes qu'il avait vus dans la baie Kolioutchine; qu'ensuite ce navire s'était rendu aux îles Diomèdes, dans la partie la plus resserrée du détroit. Il y était resté pendant une demi-journée et avait repris la route du sud, dans la direction du Kamtchatka. Ce chef qui, comme je l'ai dit, parle un peu l'anglais, comprend parfaitement les cartes.

Je le questionnai pour savoir quel chemin lui et ses compagnons suivaient pour se rendre à la baie Kolioutchine. Il me traça alors sur la carte une route qui longeait presque constamment la côte, me faisant comprendre qu'il leur fallait quatre jours pour faire ce voyage, en m'indiquant quatre villages où ils s'arrêtent. Lui ayant ensuite demandé pourquoi ils ne suivaient pas la ligne droite, il me répondit: «Non, trop long»; voulant dire par là qu'on ne trouvait point sur cette route de village où s'arrêter.

Le capitaine de Long questionna soigneusement ce tchouktchi, afin de voir s'il ne le trouverait point en contradiction avec lui-même, mais celui-ci répéta toujours la même chose, ne faisant que quelques variantes insignifiantes. Il est donc probable que le professeur Nordenskjold est parti comme il nous l'a raconté, et que, se trouvant sans doute à court de charbon, il n'a relâché dans aucun port russe ou japonais, d'où il aurait pu télégraphier de ses nouvelles avant le départ de la Jeannette de San Francisco, car il aurait pu télégraphier de Vladivostock ou de Yokohama, par la voie de Chine, de Singapore et d'Aden.

Notre goëlette est arrivée hier, 26, avec le charbon que nous n'avions pu prendre à Saint-Michel. Mais je crois aussi que le capitaine n'était pas fâché de l'avoir pour conserve jusqu'ici, afin d'avoir sous la main un moyen d'envoyer de ses nouvelles d'un point aussi reculé que possible, et en même temps de faire connaître ce que nous aurions pu apprendre du professeur Nordenskjold.

La Jeannette part ce soir pour l'Océan Arctique. Nous nous rendrons directement au cap Serdze-Kamea, où nous questionnerons les indigènes, afin d'obtenir quelques détails sur l'expédition de Nordenskjold, et sur le navire qui a passé l'hiver au milieu des glaces de la baie Kolioutchine. Si les renseignements obtenus corroborent ce que nous avons appris ici, nous aurons alors lieu de croire que l'expédition suédoise est partie. Sinon, nous nous rendrons nous-mêmes à la baie Kolioutchine, afin d'obtenir des détails plus circonstanciés sur le navire en question. Mais si nous pouvons nous abstenir d'aller à la recherche de Nordenskjold, il est probable que nous nous dirigerons immédiatement sur la Terre de Wrangell, où, croyons-nous, jamais homme blanc n'a encore posé le pied. Tout, maintenant, est donc pour nous sujet d'incertitude, quant à l'avenir; mais, dans le cas où les circonstances tourneraient au pire, et si nous ne pouvions atteindre la Terre de Wrangell, pendant cette saison, nous pourrions hiverner sur la côte de Sibérie, et atteindre cette terre mystérieuse au printemps prochain. J'ai, d'ailleurs, bon espoir que nous y parviendrons cette année, car tous les pronostics nous font présager une saison ouverte dans les mers arctiques. D'un autre côté, nous sommes abondamment pourvus de vêtements de fourrures et de provisions de toutes sortes; nous pourrons donc nous nourrir suffisamment et nous tenir chaudement pendant longtemps, quels que soient les événements. Nos chiens nous fourniront le moyen de faire des explorations, et de nous éloigner à des distances considérables du point où le navire aura pris ses quartiers, et nous pourrons ainsi étudier la nature et le caractère de la contrée où nous aborderons. Maintenant, sûrs d'avoir la sympathie de tous ceux que nous laissons derrière nous, nous nous enfonçons dans le nord, confiants dans la protection de Dieu et dans notre bonne fortune. Adieu.

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