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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

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Le lieutenant de Long,
commandant de l'expédition.

De Long est né à New-York, dans le courant de l'année 1844, d'une famille d'origine française, comme nous l'avons déjà dit, et comme son nom, au reste, le ferait deviner. Nous avons fort peu de détails sur sa famille, de même que sur les années de son enfance, jusqu'à l'âge de seize ans, époque où il fut admis à l'Académie navale, sur la présentation d'un membre du Congrès, M. Benjamin Wood. Grâce à ses facultés naturelles et à son assiduité, il s'y distingua bientôt, et en sortit le dixième sur cinquante, avec le grade d'aspirant de marine. Le 1er décembre 1866, il était promu à celui d'enseigne et devenait successivement maître en mars 1868, et lieutenant en mars 1869.

Ce fut vers cette époque qu'étant envoyé rejoindre l'escadre américaine qui croisait dans les mers d'Europe, il fit la connaissance de miss Emma Wotton, qui fut plus tard mistress de Long. Le père de cette jeune fille, le capitaine Wotton, habitait le Havre, où il était à la tête de l'agence de la Compagnie des Paquebots du Havre à New-York. Le capitaine Wotton tenait généreusement sa maison ouverte à tous ses compatriotes, et particulièrement aux officiers de la flotte. Ce fut grâce à cette circonstance que les deux jeunes gens se rencontrèrent et s'éprirent l'un de l'autre. De Long demanda au capitaine la main de sa fille; mais, avant de l'obtenir, il fut rappelé à New-York. Peu de temps après, M. Wotton étant allé lui-même faire un voyage en Amérique, de Long réitéra ses instances auprès de lui et en obtint cette réponse: «Partez pour votre croisière dans les mers du sud de l'Amérique, et si, quand vous reviendrez, dans un an, vos sentiments, pas plus que ceux de ma fille, n'ont changé, elle sera votre femme.» Joyeux de cette réponse, de Long partit rejoindre son navire, le Lancaster, qui l'attendait à Norfolk. Un peu avant son départ, de Long reçut la nouvelle de la mort de sa mère, avec laquelle il vivait à Williamsbourg; son père était mort quelques années auparavant. Il dut donc revenir pour les obsèques, auxquelles assista M. Wotton, qui conduisit le deuil avec lui. Immédiatement après cette triste cérémonie, de Long repartit pour le sud. Mais comme deux des côtés les plus saillants de son caractère étaient l'énergie et la persévérance, il revint à New-York aussitôt sa croisière terminée, et se rendit directement chez le frère de sa fiancée, à qui il se présenta en lui adressant gaiement ces paroles: «Eh bien, Jack, me voici; le temps est passé, je m'en vais la chercher.» A la vérité, l'année fixée par M. Wotton n'était pas encore complétement écoulée, quand de Long arriva au Havre et se présenta dans les bureaux de l'agence des Paquebots du Havre à New-York; néanmoins le capitaine donna son consentement, et le mariage fut célébré à bord du navire de guerre Shanenhoah, car on était alors au milieu de l'hiver 1870-71, époque pendant laquelle, on se le rappelle, tout mariage célébré en France était déclaré nul.

En 1873, de Long prit part, en qualité de second à bord de la Juniata, qui était commandée par le capitaine Braine, à l'expédition envoyée à la recherche du Polaris. Ce voyage lui fournit l'occasion de se distinguer par une entreprise des plus hardies, qui, sans doute plus tard, lui valut l'honneur d'être choisi pour commander la Jeannette. La Juniata se trouvant bloquée par les glaces, dans le port d'Upernavick, sur la côte occidentale du Groënland, il obtint de son commandant l'autorisation d'équiper une petite chaloupe à vapeur pour tenter de continuer les recherches plus au nord. Il surveilla lui-même l'armement de ce petit bâtiment, qui n'avait que trente-cinq pieds de long, et qui reçut le nom de Petite Juniata, et partit, avec un équipage d'élite, à la recherche du navire disparu et de l'équipage du capitaine Buddington. Il essaya d'abord de remonter la baie de Melville, en longeant la côte, pour traverser cette baie à la hauteur du cap York, qui était le but de son expédition; mais craignant d'être pris dans les glaces, il dut renoncer à ce plan et chercher à trouver un passage au milieu des îles de glaces flottantes. Ces premières tentatives furent inutiles; plusieurs fois même il fut obligé de rétrograder. Enfin, ayant eu la bonne fortune de trouver un passage ouvert, il s'avança droit dans la direction du cap York. Cinq jours après son départ, la Petite Juniata fut assaillie par une épouvantable tempête, à un moment où, pour économiser le combustible, toutes ses voiles étaient dehors. Pendant trente heures, il lui fallut lutter contre cette tempête arctique, mille fois plus terrible que celles des basses latitudes: à chaque instant, elle était menacée d'être écrasée au milieu des centaines d'icebergs qui l'entouraient, ou d'être ensevelie sous les débris de ces montagnes de glace, qui, se heurtant les unes contre les autres, s'abîmaient en projetant au loin leurs éclats. Enfin, la tempête s'apaisa et la mer se calma. A ce moment, le cap York était en vue, à huit milles environ. De Long désirait ardemment y parvenir, mais il était inabordable par terre à cause des glaces qui bordaient le rivage. D'un autre côté, la Petite Juniata ne pouvait prolonger son voyage, faute de combustible, car le capitaine Braine avait donné l'ordre formel à de Long de regagner le port d'Upernavick dès qu'il aurait épuisé la moitié de sa provision de charbon. L'ordre de virer de bord fut donc donné, malgré le regret de de Long d'abandonner l'entreprise au moment où il touchait le but qu'il s'était proposé d'atteindre, et après tant de dangers courus. De retour à Upernavick, il trouva dans le port de cette station le navire la Tigress, qui, lui aussi, venait dans ces parages pour participer à la recherche du Polaris et de son équipage. De Long, désireux de poursuivre l'œuvre qu'il avait commencée, demanda au capitaine Grœr, qui commandait le navire, de l'accepter à son bord avec les gens qui l'avaient accompagné dans sa première tentative; mais celui-ci, voulant se réserver en entier l'honneur de l'entreprise, lui refusa. Ce refus, toutefois, ne découragea point le jeune lieutenant; il essaya de reprendre une seconde fois le chemin du nord avec sa chaloupe, et ne fut arrêté que par le manque de charbon.

D'après un dicton du sud: «Quiconque a bu des eaux du Rio Grande y reviendra avant de mourir», mais on pourrait dire, avec non moins de raison, pour le nord: «Quiconque a vu les glaces éternelles de l'Arctique voudra les revoir.» De Long n'avait point échappé à l'influence fascinatrice de ces régions: le premier voyage dont nous venons de retracer un des épisodes avait fait naître en lui un véritable enthousiasme pour tout ce qui a trait aux régions polaires: de retour dans sa patrie, il se mit à étudier avec ardeur tous les ouvrages écrits sur le pôle nord, et à lire les relations des hardis marins qui, au péril de leur vie, se sont aventurés dans ces régions mystérieuses. Le tableau de leurs misères et de leurs infortunes, loin de ralentir son ardeur, ne faisait que l'exciter; et comme l'enthousiasme est contagieux, il savait inspirer aux autres les propres sentiments qui l'animaient. D'ailleurs, personne plus que lui ne déploya de persévérance et de réflexion dans les préparatifs de l'expédition de la Jeannette.

De Long est un homme d'un physique superbe et d'une constitution vigoureuse; il a six pieds de haut et des formes véritablement athlétiques. Ceux qui ont vécu dans son intimité le dépeignent comme un homme d'excellentes manières; conteur agréable et spirituel. C'est, en outre, un observateur clairvoyant des hommes comme des choses, à qui ses voyages ont fourni un fond sérieux de connaissances. Il aime sa profession avec fierté.

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