L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.
Le baptême de «la Jeannette».
M. James Gordon Bennett. —Son caractère dépeint par le Figaro. —Après l'exploration de l'Afrique centrale, la découverte du pôle nord. —Plan général de cette dernière expédition. —De Long. —Baptême de la Jeannette.
Bien que nous ne devions commencer la relation du voyage au pôle nord, entrepris par le lieutenant de Long, qu'au moment où celui-ci quittera le port de San Francisco, il est cependant un épisode antérieur à la date du départ, et se rattachant à l'expédition, que nous croyons ne pouvoir passer sous silence. Cet épisode est celui du baptême de la Jeannette. Il ne sera pas indifférent, en effet, pour nos lecteurs, de savoir que c'est dans un de nos ports, au Havre, que la Pandora échangea, le 4 juillet 1878, son nom contre celui si éminemment français de Jeannette.
Mais avant d'arriver aux détails de la cérémonie du baptême, avant également d'exposer, en quelques mots, l'idée qui a présidé à l'organisation de l'expédition arctique à laquelle était destinée la Jeannette, nous ne pouvons nous dispenser de parler du promoteur de cette entreprise, car, connaissant l'homme, on s'expliquera plus facilement la hardiesse du projet. L'expédition de la Jeannette, en effet, n'a point, comme toutes les expéditions du même genre qu'on avait vues jusqu'alors, été équipée aux frais d'un gouvernement, ou à l'aide de souscriptions publiques, comme celle que projetait notre infortuné compatriote M. Lambert, lorsqu'éclata la guerre de 1870, pendant laquelle il périt victime de son dévouement à la patrie, mais elle est entièrement due à l'initiative d'un simple journaliste; ce journaliste est, il est vrai, M. James Gordon Bennett, qui, dit-on, possède une fortune de quarante millions. Mais, comme nous n'avons point l'honneur de connaître personnellement M. Bennett, nous laisserons à d'autres le soin de peindre le caractère de cet homme aux idées grandes et généreuses.
«Ce James Gordon Bennett est une figure singulièrement originale et sympathique, dit le rédacteur du Figaro, envoyé au Havre pour assister au baptême de la Jeannette. A vingt-trois ou vingt-quatre ans, il était déjà à la tête du plus grand journal du monde entier, fondé par le premier Bennett, son frère. Celui-ci, en mourant, laissait au jeune homme une fortune de quarante millions, avec la propriété d'une feuille qui rapportait environ trois millions par an. Cela n'aura rien d'étonnant quand j'aurai dit qu'un jour j'ai compté, dans un seul numéro du New-York Herald, jusqu'à trois mille six cents annonces. La direction de cette feuille est un véritable gouvernement. M. Bennett le mène à grandes guides, soit à New-York, soit à Londres, soit à Paris, avec une audace et une énergie surprenantes. Il passe sa journée à recevoir et à envoyer des dépêches. Si M. Bennett était obligé de vivre loin d'un bureau de télégraphe, cela équivaudrait pour lui à la prison. Avec cela, chasseur, cavalier, sportman infatigable, grâce à une constitution physique résistante comme l'acier.»
Voici un côté du caractère de cet homme riche et entreprenant; mais l'esquisse serait bien incomplète si nous nous bornions à reproduire ce qu'a dit de lui le Figaro. Nous ne connaissons point M. Bennett personnellement, nous l'avons déjà dit, mais nous connaissons au moins une de ses entreprises, et cette entreprise suffirait, à elle seule, pour exciter notre admiration. Tout le monde connaît, en effet, les suites de sa fameuse question: «Où est Livingstone?»
Mais il ne pouvait suffire à M. Bennett que Stanley, envoyé par lui, eût retrouvé Livingstone, et qu'après la mort de ce dernier, il eût repris son œuvre inachevée et l'eût menée à bonne fin en traversant l'Afrique de part en part. Il est un autre problème qui, depuis des siècles, préoccupe l'humanité: la découverte du pôle ou, du moins, de ce passage à travers les mers polaires qui, s'il existe, mettrait en communication l'Océan Atlantique et l'Océan Pacifique. Entrevoyant quelles seraient, non-seulement au point de vue de la science géographique, mais aussi au point de vue des relations commerciales des deux mondes, les conséquences de la découverte de ce passage, s'il venait à s'ouvrir, M. Bennett, confiant dans son heureuse étoile, s'est demandé pourquoi il n'essaierait pas de résoudre ce problème comme il avait résolu, grâce à Stanley, celui de l'exploration de l'Afrique centrale.
Pour lui, se poser la question, c'était la résoudre. Il commença donc par acheter, de ses propres deniers, un joli petit navire à vapeur de construction anglaise, la Pandora, qui avait déjà tâté des glaces du pôle sous le commandement de son ancien propriétaire, le capitaine Allan Young. Ce navire lui coûta deux cent mille francs, plus une centaine de mille francs de réparations en Angleterre. Il le fit venir au Havre pour l'expédier ensuite à San Francisco, se proposant de dire au gouvernement des États-Unis: «Je vous fais cadeau de ce navire et je me charge de toutes les dépenses qu'entraînera son voyage au pôle nord, quelle qu'en soit la durée; vous n'avez plus qu'à choisir dans votre marine les hommes qui composeront son équipage.»
Suivant les prévisions d'alors, le séjour du navire dans les mers arctiques devait être de deux ans, et on estimait les dépenses de l'expédition à cinq ou six cent mille francs. Avec le prix d'achat c'était donc un million de francs que M. Bennett se préparait à tirer de sa poche pour rendre un service à la science et augmenter le prestige du nom américain. Mais lorsque le navire fut arrivé à San Francisco, de nouvelles réparations furent jugées nécessaires, et il fut envoyé à Mare Island sur les chantiers de constructions navales de l'État. M. Bennett, alors, donna carte blanche aux ingénieurs du gouvernement pour faire à la Jeannette toutes les réparations et toutes les améliorations qu'ils jugeraient nécessaires, s'engageant à payer toutes les dépenses, de sorte qu'au moment où ce navire sortit des docks de la marine de l'État on put dire «que les ouvriers s'étaient arrêtés faute de réparations ou d'améliorations à faire.» Ensuite le navire fut approvisionné pour trois ans au lieu de deux. Mais, d'après l'estimation d'un journal américain, M. Bennett avait dépensé environ deux millions de francs.
Toutefois, chez M. Bennett, l'audace n'exclut point l'esprit pratique. Avant de commencer cette entreprise, il avait longuement étudié la question du pôle nord, que tant de hardis navigateurs ont vainement tenté de résoudre. Après avoir examiné la cause des désastres qui ont coûté tant d'argent et tant de vies à l'Angleterre et à l'Amérique en particulier, il s'est dit: Il y a deux façons d'aborder le pôle nord, l'une en venant de l'Océan Atlantique, l'autre en remontant le Pacifique. Jusqu'à présent les expéditions—et elles ont toutes échoué—ont pris le chemin de l'Atlantique; arrivées dans la région des glaces, elles ont eu à lutter contre un courant venant évidemment du côté du Pacifique; il nous faut donc prendre l'autre voie.
Au reste, laissons M. Bennett expliquer lui-même son plan, comme il l'a fait devant quelques-uns de ses invités, le jour du baptême de la Jeannette.
—Notre idée à nous, dit-il, est d'aller au rebours de nos prédécesseurs; nous arriverons du Pacifique au détroit de Behring, et là, puisqu'il y a un courant, au lieu de l'avoir contre nous, nous l'aurons avec nous, et nous tâcherons de sortir de ce côté-ci de l'Océan Atlantique.
—Cette méthode, ajoutait-il philosophiquement, a un avantage: c'est que la Jeannette, une fois engagée dans le courant, ne pourra revenir sur ses pas.
—Et si elle n'avance pas, lui interjeta-t-on?
—Eh bien! elle y restera. C'est là ce qu'il s'agit précisément de savoir. Tout naturellement, le commandant de la Jeannette est fixé sur ce point... aussi bien que moi!
Paroles tristement prophétiques, qui malheureusement ne devaient que trop se réaliser. Mais n'anticipons pas et revenons à la cérémonie du baptême.
Ce fut le jeudi 4 juillet 1878, jour anniversaire de l'indépendance américaine, que choisit M. Bennett pour le baptême de la Jeannette. Ce fut une fête intime, à laquelle assistaient une vingtaine d'amis particuliers. M. Ryan, le sympathique directeur du bureau du New-York Herald à Paris, sept ou huit journalistes anglais ou français, et, parmi ces derniers, un rédacteur du Figaro et M. Charles Bigot, du XIXe Siècle.
C'est à ces derniers que nous avons emprunté la plus grande partie des détails qui précèdent et ceux qui vont suivre.
Un train spécial emmena de Paris au Havre tous ces invités. Parmi eux se trouvaient une douzaine de misses américaines jolies et distinguées; car pour les américains il n'est point de fête si la plus belle moitié de l'humanité ne vient l'embellir. On y voyait aussi M. Stanley, qui, quelques jours auparavant, était venu à Paris recevoir la grande médaille de la Société de géographie qu'il a si bien méritée.
Grâce à cette heureuse coïncidence, ces deux hommes, Stanley et de Long, dont les noms sont destinés à passer à la postérité, ont pu se trouver réunis.
«Quand on a vu M. Stanley, dit M. Charles Bigot, on ne s'étonne plus de son succès. Ses cheveux noirs ont pu blanchir avant l'âge, mais le corps est toujours d'une santé et d'une vigueur admirables. A voir ses larges épaules en cette taille plus petite que grande et ses jambes solides, ses muscles robustes, on s'explique qu'il ait résisté où tant d'autres explorateurs ont succombé. L'œil verdâtre est d'une énergie et d'une clairvoyance singulière. J'imagine bien qu'il sait à part lui ce qu'il vaut; mais je vous défierais de trouver soit dans son langage, soit dans son allure le moindre signe de vanité: il revient d'Afrique, absolument comme l'un de nous, avant-hier soir, revenait du Havre, aussi simple que s'il eût fait la chose la plus naturelle du monde et la plus aisée. Ce Yankee eût fait plaisir à voir aux vieux Romains.»
Qu'on nous permette, puisque nous parlons de M. Stanley de rapporter, d'après le Figaro, une petite anecdote racontée par lui-même et qui, nous en sommes sûr, fera plaisir à tous les cœurs français. Comme on le sait M. Stanley était parti, pour son grand voyage en Afrique, avant la guerre de 1870. Pendant plus d'un an il resta sans recevoir absolument aucune nouvelle d'Europe. Un soir, dans un désert, au campement, il était avec Livingstone, qu'il avait déjà retrouvé, lorsqu'on lui apporta des lettres d'Europe et entre autres une dépêche venue par le télégraphe jusqu'à Zanzibar, laquelle lui annonçait brutalement en une vingtaine de mots, Sedan, Metz, l'empereur prisonnier, Paris en flammes, Bismarck à Versailles, c'est-à-dire l'effondrement de la France tout entière.
Stanley et Livingstone se regardèrent sans se dire un mot, puis ils se mirent à pleurer de rage; tous les deux, en effet, aimaient la France.
Nous ne nous arrêterons point à noter tous les incidents du voyage et de la journée, nous arriverons tout de suite à la cérémonie du baptême, qui, au reste, fut des plus simples.
«Après le déjeuner, dit le rédacteur du Figaro, nous traversons le pont pour nous rendre sur la Jeannette.—La rade est en fête, joyeusement illuminée par le soleil, et pavoisée de drapeaux, comme une rue de Paris à la fête du 30 juin. (1878).
»Nous grimpons sur le pont du navire, qui paraît bien petit à côté de trois frégates américaines qui l'avoisinent. Une heure se passe à regarder les régates organisées par les équipages de ces trois frégates.—Car c'était jeudi, 4 juillet, fête nationale pour les États-Unis, anniversaire de la proclamation de leur indépendance. Les matelots, tous en blanc, veste et béret, poussent des hurrahs frénétiques pour saluer les vainqueurs de chaque course.
»Enfin, à cinq heures, a lieu la cérémonie du baptême. Elle est aussi courte que peu compliquée.
»Une dame de la société s'avance, et brise, sur le mât de beaupré, une bouteille de champagne ornée de rubans multicolores.
»Et voilà l'ancienne Pandora baptisée du gracieux nom de Jeannette.»
Cette cérémonie fut suivie d'un lunch auquel assistèrent tous les invités de M. Bennett. Plusieurs toasts furent portés. M. Bennett but d'abord à M. Stanley, qui, à son tour, porta un toast à son émule M. de Long, futur commandant de l'expédition au pôle Nord. Celui-ci blond, grand, teint délicat, aux yeux doux mais spirituels et pleins de malice abrités derrière un lorgnon, forme avec M. Stanley un véritable contraste. On ne se douterait guère rencontrer dans cet homme le loup de mer sur lequel on compte pour une expédition aussi hardie. On s'étonnerait aussi en voyant la gaieté et l'entrain tout français de ce futur héros de trente-trois ans, si l'on n'ignorait qu'il a du sang français dans les veines et que son aïeul quitta Bordeaux au temps de la révocation de l'édit de Nantes. Cette gaieté et cet entrain s'allient cependant chez M. de Long à la simplicité et au calme, qui sont comme le fond du tempérament américain. Sa réponse à M. Stanley fut d'une simplicité noble que chacun sentait sincère. «Vous êtes, Monsieur, lui dit-il, l'homme qui a fait ses preuves; je suis l'homme qui a ses preuves à faire.»
«Il les fera, n'en doutez pas, ajoute M. Bigot; celui qui l'a choisi se connaît en hommes. Il sait que le lieutenant de Long est à trente ans un marin éprouvé, un homme d'un caractère résolu et patient, capable de garder son sang-froid au milieu des plus redoutables périls et de s'arrêter là seulement où l'énergie humaine aura donné son suprême effort. Bonne chance au lieutenant de Long et hurrah pour la Jeannette. Puisse la fortune, cette maîtresse jalouse des destinées humaines, leur sourire à tous deux!
«Il va quitter, ce brave marin, quitter pour deux longues années entières, sa jeune et charmante femme, sa petite fille qui a six ans à peine. Elle était là avant-hier, cette femme, tandis que l'on baptisait la Jeannette; elle était là cette fillette, avec ses grands cheveux blonds lui tombant sur le cou, avec son chapeau de paille sur lequel était écrit le nom de la Jeannette; je n'oublierai pas de longtemps comme elle souriait de toutes ses dents au bruit des bouchons de champagne, croquant de beaux abricots. Elle ne voyait qu'une fête, l'heureuse innocente, dans cette compagnie assemblée, dans ces discours et ces bravos où le nom de son père était à chaque instant répété. Elle ne sait rien des rigueurs du pôle, des îles de glaces flottantes, des dangers que son père va courir. Mais sa mère!... elle ne les ignore pas, celle-là, et la séparation va être pour elle une terrible épreuve. Elle gardait pourtant son calme et sa sérénité, son regard aimable. Elle trouvait la force de sourire, elle aussi. Elle sait que l'homme est ici-bas non pour se contenter du bonheur, mais pour agir, pour exécuter résolûment les grands desseins qu'il est capable de former. Ses yeux, pendant deux années, verseront plus d'une larme; plus d'une inquiétude poignante déchirera son cœur; mais elle a confiance dans un courage qui lui est connu; elle aussi a pris un cœur viril; elle admire l'homme qu'elle a préféré d'être prêt à tout affronter pour illustrer un nom dont elle a fait le sien.»