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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

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CHAPITRE VII.

Dernières nouvelles de «la Jeannette» [6].

La Jeannette quitte la baie Saint-Laurent pour continuer sa route au nord. —Dernières nouvelles de l'expédition. —Elle est rencontrée par la Sea Breeze. —Rapport du capitaine de ce navire sur l'état de la mer glaciale à cette époque. —Le Mount Wollaston et le Vigilant sont pris dans les glaces peu de jours après la disparition de la Jeannette.

La Jeannette partit en effet, le soir même, de la baie Saint-Laurent, remorquant la Fanny A. Hyde, qui, faute de vent, ne pouvait appareiller. A sept ou huit milles du mouillage, les deux navires se séparèrent: l'un prit la direction du nord vers le détroit de Behring, tandis que l'autre faisait voile au sud pour regagner San Francisco. Naturellement, les dernières paroles échangées entre les deux équipages furent des souhaits mutuels de réussite dans leurs voyages respectifs. «Au moment de prendre congé du capitaine de Long, racontait le capitaine Jesperson, comme je lui exprimais l'espoir que nous nous reverrions bientôt, il me répondit:—«Moi aussi, j'ai cet espoir, et n'ai pas même le moindre doute sur sa réalisation.»—«Au reste, ajoutait le capitaine Jesperson, tous les membres de l'expédition avaient la même espérance.» Toutefois, le Chinois qui devait remplir les fonctions de garçon de cabine et qui avait été malade pendant toute la durée de la traversée, avait obtenu son congé à Saint-Michel, avec l'autorisation de s'en retourner à San Francisco.

En revenant à San Francisco, le capitaine Jesperson rapportait le courrier de la Jeannette. C'était la dernière occasion que les gens de l'expédition devaient avoir, pendant de longs mois, pour communiquer avec ceux qu'ils laissaient derrière eux. Néanmoins, tous ceux qui s'intéressaient au sort de la Jeannette devaient encore recevoir de ses nouvelles, avant qu'elle ne disparût au milieu des brouillards et des glaces.

En effet, comme nous le raconterons plus tard en reprenant la suite de notre récit, forcément interrompu ici, la Jeannette, après avoir franchi le détroit de Behring, se dirigea vers le cap Serdze, pour recueillir quelques détails sur l'expédition de Nordenskjold, et sur le navire enfermé dans les glaces de la baie Kolioutchine, mit le cap droit au nord sur l'extrémité méridionale de la Terre de Wrangell. Ici, nous n'examinerons point les causes qui l'ont empêchée d'aborder à cette dernière terre, nous réservant de les faire connaître plus tard. Nous dirons seulement que pendant cette partie de son voyage, elle fut aperçue par quelques-uns des navires baleiniers américains, qui, chaque année, fréquentent ces parages, et nous laisserons la parole au capitaine Barnes, de la Sea Breeze, qui s'en approcha le plus près. Le brave marin nous donnera, sur l'état des glaces et de la mer, quelques renseignements qui pourront peut-être servir à expliquer la série des événements que nous raconterons par la suite. «Pendant l'été de l'année 1879, dit-il, la banquise qui longe la côte américaine de l'Océan Arctique, descendit beaucoup plus bas que de coutume, et souvent s'étendit jusqu'au cap des glaces. En outre, des vents violents du nord prévalurent pendant tout le mois d'août, ce qui empêcha le courant qui, d'ordinaire, porte au nord-est, de se faire sentir; nous pûmes même remarquer que les glaces flottantes étaient chassées au sud-ouest et atteignaient presque la latitude du cap Lisburne. A la fin du mois, toute la flottille de baleiniers se trouvait encore dans les parages du cap des glaces, lorsque la Sea Breeze quitta la côte orientale pour mettre le cap à l'ouest. Elle se dirigea vers l'île Herald, en longeant la bordure des glaces qui avoisinaient cette île. Au sud de la ligne que nous suivions, la mer était presque complétement libre; néanmoins, les glaces s'avançaient beaucoup plus au sud que d'ordinaire. Arrivés au 178° 40' de longit. ouest, nous remarquâmes que les glaces s'infléchissaient au nord-ouest; un vent frais du sud-sud-est nous favorisant, nous gouvernâmes aussitôt dans cette direction, que nous suivîmes jusqu'à la nuit. A neuf heures du soir, nous aperçûmes le sommet des mâts d'un navire, que nous avions à l'ouest, et qui semblait se diriger droit au nord. La nuit étant survenue, nous fûmes obligés de mettre en panne pour attendre le jour et reprendre notre route vers le nord-nord-ouest. Dès l'aube, c'est-à-dire à trois heures et demie du matin, le navire que nous avions vu la veille ne se trouvait plus qu'à quelques milles en avant de nous. Il nous fut alors facile de reconnaître un steamer, marchant en même temps à la vapeur et toutes voiles dehors dans la direction du nord. Le temps, qui avait été beau jusque-là, devint brumeux, et la neige se mit à tomber en flocons si serrés, que nous entrâmes, sans nous en apercevoir, dans une échancrure de la nappe de glace, où nous fûmes bientôt entourés de glaçons flottants. Le lendemain matin, le temps étant toujours brumeux, nous lofâmes au vent presqu'à sec de toile en attendant une éclaircie. Quand celle-ci se produisit, nous avions le steamer au nord, à environ six milles; mais le brouillard, s'abaissant de nouveau, nous le cacha tout à fait pour un moment. Un peu plus tard, nous l'aperçûmes encore.

»Dans l'après-midi, le brouillard s'épaissit de nouveau et persista pendant vingt-quatre heures. Pendant tout ce temps nous avions gouverné vers l'ouest. Le lendemain, nous trouvant juste en face de la banquise, je fis virer de bord pour prendre la direction opposée, et bientôt nous eûmes un temps clair, mais le steamer était hors de vue. Sans doute il avait eu l'éclaircie quelques heures avant nous. Au moment où nous le vîmes pour la dernière fois, il était environ onze heures du matin. C'était le 3 septembre, et je n'ai nul doute que ce ne fût la Jeannette. Elle se trouvait à environ cinquante milles dans le sud-ouest de l'île Hérald.

»Pendant les deux jours qui suivirent, les baleiniers que nous avions laissés aux environs du cap des Glaces, commencèrent à arriver dans nos parages. Quelques-uns se rapprochèrent autant que possible de l'île Herald, qui alors se trouvait parfaitement en vue. Deux d'entre eux au moins, crurent apercevoir la fumée d'un steamer dans la direction du nord. Peu après, les glaces que nous avions à l'est commencèrent à se rapprocher du banc qui se trouvait à l'ouest et couvrirent l'espace resté libre jusque-là. Quant à nous, il nous fallut nous diriger vers le sud et vers l'est, où les baleines commençaient à se montrer, de sorte que nous ne nous rapprochâmes pas de l'île Herald jusqu'à la fin de septembre. Pendant tout ce temps, nous ressentîmes de violents courants dans la direction du nord-nord-est. Dans les premiers jours d'octobre, la mer était presque complétement libre au sud de l'île Hérald...

»Pendant la durée du mois de septembre, la masse de glaces solides avait reculé d'une cinquantaine de milles vers le nord, tandis que les amas de glaçons flottants avaient été poussés au sud, et couvraient presque toute la partie méridionale de l'Océan Arctique, jusqu'au cap Hope. Il est donc peu probable que la Jeannette ait pu suivre les côtes de Sibérie, et qu'au moment où nous la vîmes venir de cette direction, en suivant la bordure des glaces et se dirigeant vers le nord, elle attendait une éclaircie pour aborder soit à la Terre de Wrangell, soit à l'île Herald. A ce moment, la nappe de glace n'était pas encore complétement fermée dans cette direction, et je ne doute pas le moins du monde qu'elle ait pu aborder à la Terre de Wrangell. Mais si, au contraire, elle s'est trouvée prise au moment où les deux banquises se sont rapprochées, elle a dû y rester emprisonnée, et, sans espoir de pouvoir être secourue, se laisser entraîner, à la dérive, à la merci des courants; ce qui, d'ailleurs, pourrait arriver à tout navire envoyé à sa recherche.»

Telles furent les dernières nouvelles précises reçues touchant la Jeannette. Tel était, aussi, l'état des glaces dans l'Arctique au commencement d'octobre de l'année 1879. Mais celles-ci changèrent promptement. A peine une semaine plus tard, quatre baleiniers américains, le Vigilant, le Mount Wollaston, le Mercury, l'Helen Mar, confiants dans l'état de la mer, s'étaient avancés assez loin au nord. Mais le 10 octobre, pendant que les deux premiers, se trouvant à 70 milles au nord-est du point où la Jeannette avait été aperçue pour la dernière fois, se dirigeaient vers le nord-ouest, le vent du nord s'éleva et produisit une brusque variation de température. L'effet fut si subit, qu'en douze heures la surface de la mer fut couverte d'une couche de glace de six pouces d'épaisseur. Heureusement le Mercury et l'Helen Mar s'aperçurent à temps du danger qui les menaçait. Néanmoins, l'équipage du premier n'eut que le temps de l'abandonner, pour se réfugier à bord du second, qui était plus neuf et mieux en état de naviguer. Toutefois, ce ne fut pas sans des peines inouïes que l'Helen Mar parvint à se dégager et à gagner la mer libre, en se frayant un chemin à travers la glace pendant l'espace de plus de soixante milles. A partir de ce jour, on n'a plus revu le Mercury.

Le Mount Wollaston et le Vigilant portaient ensemble soixante hommes d'équipage. On n'a plus jamais entendu parler du premier; quant au second, les Tchouktchis prétendent avoir vu son épave, mais jusqu'à ce jour, on n'a rien de certain à ce sujet. Sans doute, les glaces se sont refermées sur eux. Ils n'auront pu se dégager et se sont trouvés perdus corps et biens.

Tels furent les derniers événements qui parvinrent à la compagnie maritime en l'année 1879. Les renseignements météorologiques rapportés de ces parages, n'étaient pas de meilleur augure; on savait que de violentes tempêtes s'y étaient succédé à de courts intervalles, rendant fort périlleuse la situation des navires qui, se trouvant loin d'un port, avaient été surpris et emprisonnés dans les glaces.

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DEUXIÈME PARTIE


«LA JEANNETTE» EST PERDUE

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