L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1: ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882
CHAPITRE XVI.
Irkoutsk et ses curiosités
Idées préconçues du voyageur qui arrive à Irkoutsk. —Tableau de l'animation de cette ville, par Mme de Bourboulon. —Aspect extérieur de la ville. —.Quand un marchand sibérien est devenu vieux et riche, il se fait ermite. —Pourquoi tant d'églises à Irkoutsk? Irkoutsk d'aujourd'hui et Irkoutsk avant l'incendie de 1879. —Ravages causés par cet incendie. —Comment il éclata. —Organisation des sapeurs-pompiers en Sibérie. —Krasnoyarsk et son abîme. —Irkoutsk et sa rivière. —L'Angara. —Le lac Baïkal. —Sources thermales des bords de ce fleuve. —Leurs vertus. —Kïakhta et Maimatchin. —Maimatchin, la ville interdite aux femmes. —Visite de deux dames russes à cette ville. —L'arc-de-triomphe d'Irkoutsk. —La chapelle miraculeuse. —La châsse de saint Innocent. —Vie de ce saint homme. —Le dernier saint russe. —Les médailles et les crucifix de saint Innocent. —Stock d'objets d'échanges pour descendre le cours de la Léna. —Prix des denrées alimentaires à Irkoutsk. —Le vin de Champagne à Irkoutsk. —Friponnerie de commis de magasin. —Les exilés. —Les exilés polonais en Sibérie. —Triste sort de ces infortunés. —Un dentiste américain dans la capitale de la Sibérie orientale. —M. Ledyard et ses ancêtres. —Impression générale produite sur M. Jackson par la ville d'Irkoutsk. —L'hiver sur les bords de l'Angara.
On a beaucoup écrit pour vanter Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale. Chaque voyageur qui a visité ces régions s'est cru, pour ainsi dire, obligé de tomber en extase devant cette ville, et devant la rivière Angara qui baigne ses faubourgs. On arrive donc à Irkoutsk avec des idées préconçues; on s'attend à y rencontrer de longues et larges rues bordées, d'un bout à l'autre, de superbes maisons, véritables hôtels princiers, appartenant aux propriétaires des mines d'or et toute une pléiade d'églises grecques, sans rivales pour la splendeur. Naturellement, M. Jules Verne, dans son récit des Merveilleuses aventures de Michel Strogoff, ne pouvait omettre de dire quelques mots de cette ville, et—toujours d'après Mme de Bourboulon—de nous la dépeindre comme une apparition enchanteresse sur laquelle vient se reposer l'œil surpris du voyageur qui, pendant des milliers de verstes, depuis Ekaterinbourg jusqu'à l'Angara, n'a rencontré que des steppes sans limite, des forêts ou des marais. C'est Mme de Bourboulon, à la vérité, qu'il faut rendre responsable de l'extravagance de ces descriptions des villes sibériennes, elle qui a décoré du titre pompeux d'Athènes de la Sibérie, cette vulgaire bourgade qu'on désigne sous le nom de Krasnoyarsk et qui nous présente Irkoutsk sous un jour qui le ferait prendre pour un Paris en miniature.
Au reste, voici ses propres expressions:
«En entrant dans la ville, après quarante jours de voyage à travers les déserts de la Mongolie, nous sommes surpris de trouver l'animation et le mouvement d'une grande ville. Ici on trouve un grand mouvement de voitures: tarantass, telegas, droschkies et les petits coupés de nos fabricants de Paris. Bon nombre de maisons sont à deux ou trois étages. La grande rue contient un certain nombre de beaux magasins avec glaces et enseignes, en russe et en français». Il est vrai qu'Irkoutsk était une bien plus jolie ville avant l'incendie de 1879; mais on doit reconnaître encore aujourd'hui que, vue du dehors et spécialement d'une certaine distance, elle est fort jolie, ayant de larges rues, beaucoup de belles maison, un palais où habite le gouverneur, quelques grands édifices publics ou militaires et environ vingt mille habitants. Mais la gloire d'Irkoutsk et la cause de sa renommée, sont ses églises au nombre de vingt ou vingt-cinq. Ces églises lui donnent un certain cachet religieux et respectable qui prévient en sa faveur. Irkoutsk, en un mot, est un vrai Brooklyn pour les églises.
L'ensemble de ces édifices surmontés chacun de cinq dômes grecs, produit un effet imposant. De plus, le nombre de ces monuments donne une preuve de la richesse de cette cité; ce doit être pour le cœur des gens bien pensants un indice consolant de régénération morale. Dès qu'un fripon quelconque a fait fortune en Sibérie soit dans les mines, soit dans l'épicerie en vendant des marchandises frelatées à un prix exorbitant ou du vin pétillant à raison de sept roubles la bouteille, et qui n'a de champagne que le nom, soit encore dans le commerce des boutons de cuivre et des anneaux ayant pour acheteurs les pauvres Yakoutes et les Tongouses qui habitent les bords de la rivière; aussitôt, dis-je, qu'un de ces coquins si communs à Irkoutsk s'est enrichi par un commerce malhonnête et s'est retiré des affaires, il jette un coup d'œil en arrière, il voit qu'il est temps de faire pénitence. C'est alors qu'il songe à accomplir un acte d'expiation dont le souvenir passera à la postérité. Il n'oublie pas d'ailleurs les distinctions terrestres telle que la nomination dans l'ordre de Sainte-Anne ou la croix de Vladimir qui doivent être sa récompense ici-bas, il consacre alors une partie de sa fortune à construire une église. C'est à la vérité à peu près la seule voie qui lui reste pour obtenir les honneurs qu'il convoite en ce monde et assurer le salut de son âme dans l'autre.
Telle est l'origine des superbes monuments religieux dont Irkoutsk est littéralement encombré et qui lui ont valu sa renommée de beauté que plus d'une ville pourrait lui envier avec d'au moins autant de raison, que la réputation de sainteté de ses riches citoyens repentants in extremis. Mais ôtez-lui ses églises et je crois que les voyageurs ne lui trouveront rien de plus attrayant qu'à Tomsk, Omsk où n'importe quelle autre des villes sibériennes qui sont toutes stéréotypées sur le même modèle. Toutefois j'ai lieu de croire que le nombre des constructions religieuses ne diminuera pas de sitôt, car vraiment si le nombre des commerçants continue à croître et si ceux-ci persistent à s'enrichir par les procédés qu'ils emploient actuellement, l'enceinte de la ville ne tardera pas à devenir trop étroite pour la multitude d'églises qui restent encore à bâtir comme témoignages matériels de l'aveu des iniquités commises. C'est donc à tort, il me semble, que Mme de Bourboulon a fait croire aux habitants d'Irkoutsk, que leur ville était un petit Paris sibérien, tandis qu'ils n'ont emprunté à la grande capitale que ses vices sans acquérir aucune de ses nombreuses qualités.
Je dois dire qu'aujourd'hui Irkoutsk n'a plus que le reflet de sa splendeur d'avant 1879. L'incendie qui éclata le 7 juin 1879, brûla les trois quarts de la ville, et aujourd'hui c'est à peine si la moitié des maisons détruites alors sont reconstruites. Nombre de propriétaires qui se sont trouvés dépouillés par cette catastrophe de leur demeure et de tout leur avoir, n'ont pu faire rebâtir leurs maisons dont les ruines noircies, attestent encore aujourd'hui les ravages du feu. Pendant longtemps le souvenir de ce sinistre occupera une place marquée dans la mémoire des habitants d'Irkoutsk. Je me rappelle encore la dépêche annonçant à New-York la nouvelle de cet événement. Si ma mémoire est fidèle, cette dépêche était ainsi conçue: «Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, a été presque entièrement détruite par le feu.»—Cette nouvelle ne causa aucune émotion. Les gens qui lurent la dépêche hochèrent tout simplement de la tête en se disant: «Irkoutsk, c'est la première fois que j'en entends parler», et on n'y songea plus.
Cet incendie fut néanmoins une épouvantable catastrophe: le feu consuma au moins cent édifices en pierre; trois mille maisons en bois, six églises grecques, deux synagogues, deux temples catholiques ou luthériens, les bâtiments de la douane et la halle aux viandes. La valeur des propriétés détruites a été estimée à 35 millions de dollars. Sur les trente-six mille habitants que comptait la ville, vingt mille purent être considérés comme sans asile; huit mille des habitants qui eurent à souffrir du feu étaient dans l'aisance; deux mille étaient militaires; mille, employés du gouvernement; mais on fut obligé de fournir du blé à prix réduit à six mille; deux mille cinq cents employés du gouvernement furent remerciés à la suite de cette catastrophe, en un mot quatorze mille restèrent sans emploi. Avant l'incendie, le gouvernement possédait à Irkoutsk nombre d'établissements importants: un gymnase, où l'on enseignait le chinois et le japonais; un séminaire; une école militaire; une école de navigation; un théâtre, et, en outre, plusieurs manufactures; tous ont été reconstruits.
Il faut faire remonter l'origine de cet incendie à une cause assez insignifiante et qui, partout ailleurs, n'eût pas eu les proportions désastreuses que prit cette catastrophe. Une pauvre femme eut le malheur de renverser une lampe de pétrole qui communiqua le feu à sa maison construite en bois; un vent violent soufflait alors, de sorte que les flammes gagnèrent les maisons voisines également construites en bois, et en fort peu de temps, l'incendie s'étendit par toute la ville. Irkoutsk n'est plus, comme je l'ai déjà dit, qu'une partie de lui-même, mais comme toutes les autres villes de la Sibérie, il est menacé d'être de nouveau réduit en cendres, les conditions où il se trouvait avant 1879 restant les mêmes aujourd'hui. J'ai eu l'occasion de me rendre compte de l'organisation et de la manière de procéder du corps des sapeurs-pompiers de cette ville. Deux jours avant mon départ, un incendie éclata dans un établissement de bains. Je me rendis aussitôt sur le lieu du sinistre en compagnie du lieutenant Danenhower et de Jack Cole, afin de voir la manière dont on chercherait à se rendre maître du fléau. Mais dans quelques instants, la maison fut réduite en cendres. Le pauvre Jack Cole était indigné et exhalait librement sa colère. Heureusement il s'exprimait en anglais. Il s'efforça inutilement d'expliquer à ceux qui l'entouraient, la manière simple et rapide par laquelle lui et ses camarades eussent en un instant réglé cette petite affaire.
Le corps des sapeurs-pompiers sibériens possède une organisation fort curieuse. Dans un village, à une centaine de verstes d'Irkoutsk, ayant eu à attendre mes chevaux pendant une heure environ, j'en profitai pour visiter la localité. Mon attention fut attirée par de grossières peintures en blanc sur fond noir, que je vis à l'entrée de chacune des maisons. Une de ces peintures représentait un clairon, une autre une hache, une troisième un cheval attelé à un traîneau sur lequel était un tonneau, d'autres étaient de simples numéros. Ces signes, hiéroglyphiques pour moi, avaient cependant une signification, dont j'eus l'explication plus tard; ces tableaux étaient destinés à rappeler les devoirs incombant à chaque villageois en cas d'incendie. Ainsi le tableau représentant un cheval attelé à un traîneau chargé d'un tonneau, signifie que le propriétaire de la maison où se trouvait ce tableau, doit se rendre sur le lieu du sinistre avec un tonneau plein d'eau, et ainsi chacun doit arriver pour combattre le fléau avec les instruments ou ustensiles indiqués sur le tableau placé sur sa maison. Quant à ceux dont les maisons portent seulement des numéros, ils n'ont qu'à se joindre aux pompiers dans le plus bref délai possible en emportant un seau avec eux. A Irkoutsk, dès qu'un incendie vient à éclater, les habitants en sont aussitôt avertis: pendant le jour au moyen de ballons placés sur une tour élevée; pendant la nuit, ces ballons sont remplacés par des lanternes à verres de couleur. Quant aux pompes à incendie, c'est une chose extravagante, encore inconnue dans ces régions.
Pour le voyageur, Irkoutsk a ses curiosités, tout comme une ville ordinaire. Krasnoyarsk par exemple, se vante d'avoir au milieu des montagnes qui l'avoisinent, un abîme dont on n'a pu encore trouver le fond. D'après ce que rapportent les habitants, on a pu laisser descendre un plomb attaché au bout d'une ligne jusqu'à une profondeur de cinq ou six milles, sans rencontrer d'obstacle. On eut poussé l'expérience plus loin, mais la corde fit défaut et avant que celle qu'on avait demandé à Saint-Pétersbourg n'arrivât, l'ancienne ligne se brisa, de sorte qu'on en resta là, et depuis on n'a fait aucune nouvelle tentative pour mesurer la profondeur du gouffre. D'un autre côté, si Krasnoyarsk a son abîme, Irkoutsk a sa rivière l'Angara, qui circonscrit les deux tiers de la ville, et qui, pour les habitants, est la plus froide, la plus rapide et la plus belle du monde. Mais la grande curiosité d'Irkoutsk, celle qu'aucun voyageur qui vient en cette ville en été, ne peut se dispenser de visiter, est le lac Baïkal. Celui-ci est environ à quatre-vingt dix verstes d'Irkoutsk, et c'est en réalité le plus froid, le plus profond et en même temps l'un des plus beaux lacs du monde. Les auteurs allemands l'ont nommé le lac de Constance de la Sibérie, et comme il alimente l'Angara, celle-ci doit naturellement être le Rhin de la Sibérie. Les chutes de Schaffhouse y sont représentées par les rapides que forme l'Angara en sortant du lac. Sur ces rapides, l'eau se précipite avec une telle impétuosité, qu'elle ne gèle jamais, lors même que la glace atteint six pieds d'épaisseur sur le lac. C'est à cinq milles environ du lac, au milieu d'un paysage montagneux plein de majesté, que se trouvent ces rapides. En cet endroit, la rivière est large de plus d'un mille, et l'énorme volume de ses eaux se précipite en bouillonnant sur un plan incliné de quatre milles environ de longueur. A la tête des rapides et au milieu du courant, existe une masse énorme de rochers qu'on nomme Shaman Karmen, parce que c'est sur ces rochers qu'autrefois, à l'époque où le Shamanisme florissait dans ces contrées, on faisait des sacrifices humains; les victimes étaient ensuite précipitées dans les eaux du torrent qui gronde au-dessous.
L'Angara est la seule rivière qui sorte du Baïkal. Les beautés de cette rivière ont servi, je crois, de thème à un jeune exilé russe, le comte Tohtaï pour écrire un poëme; de même, un des nombreux employés de télégraphe envoyés par la compagnie danoise, et resté ensuite au service de la Russie pour transmettre les dépêches anglaises à destination du Japon et de la Chine, un jeune Danois, M. Larsen, a composé, pendant son séjour à Irkoutsk, une valse entraînante, intitulée «Angara», dont la czarine régnante a gracieusement accepté la dédicace. C'est sans doute la seule composition musicale qu'ait inspiré la Sibérie; car la musique caractéristique de cette contrée est le grincement lugubre des chaînes attachées aux pieds des prisonniers, que la police russe traîne à travers la neige, pendant des milliers de milles le long des routes sans fin de la Sibérie.
Pendant l'été, les eaux de l'Angara sont froides comme la glace, et quiconque tenterait de s'y baigner serait assuré d'y contracter une maladie; en hiver également, ceux qui voyagent sur la glace qui recouvre son lit peuvent constater que la température y est de quelques degrés inférieure à celle qui règne sur ses rives. On doit attribuer la cause de ce phénomène à ce que les eaux de l'Angara saillent des profondeurs insondables du Baïkal où les cinq mois de l'été ont à peine le temps de les dégeler. En hiver, ce lac présente la miniature fidèle de l'Océan Arctique avec ses monticules de glaçons superposés et ses immenses crevasses. Là aussi les caravanes de traîneaux s'en vont à la dérive sur d'énormes glaçons comme elles pourraient le faire au-delà du cercle arctique. La couche d'air qui recouvre cette vaste nappe d'eau est si froide que les oiseaux de passage qui veulent la traverser en hiver, tombent quelquefois asphyxiés sur la glace. Quelques auteurs ont prétendu qu'on y rencontrait des phoques présentant les mêmes caractères spécifiques que ceux de l'Océan glacial: toutefois je n'ai aucune preuve de ce fait.
En hiver, dès que les eaux du Baïkal sont glacées, sa surface donne passage aux nombreuses caravanes qui se rendent de Russie en Chine et vice versa. Pour faciliter l'immense trafic qui se fait par cette voie, l'administration des postes de Russie entretenait autrefois en hiver, au milieu même du lac, une station où les voyageurs trouvaient les relais de chevaux dont ils avaient besoin. Mais il arriva une année, où, à la suite d'un dégel subit, la station entière: chevaux, yemschiks et constructions disparurent sous la glace sans que depuis on ait pu en retrouver la moindre trace. Cette catastrophe fut cause de la suppression de cette station. En été, quand le temps est calme, un vieux bateau à vapeur portant le nom de «Général Korsakoff» fait le service du lac, mais ce bâtiment ne peut affronter les tempêtes violentes et les rafales qui s'y élèvent quelquefois. Il existe à Irkoutsk un dicton d'après lequel ce n'est que sur le Baïkal et dans une vieille embarcation qu'un homme apprend véritablement à prier du fond de son cœur.
Le lac Baïkal est l'objet d'un culte superstitieux parmi les indigènes; ils lui donnent le nom de Svyatoe More, c'est-à-dire Mer-Sainte. La légende dit que jamais le corps d'un chrétien n'est perdu dans ses eaux; car si quelqu'un vient à s'y noyer, ses flots ont toujours soin de le rapporter sur le bord. Ce lac est la plus vaste nappe d'eau douce de l'ancien monde, et en Asie elle ne le cède en étendue qu'à la mer Caspienne et à la mer d'Aral. Ses rives sont élevées et accidentées et souvent fort pittoresques; sur divers points elles atteignent jusqu'à mille pieds d'élévation... Les chasseurs d'Irkoutsk peuvent trouver dans les forêts qui couvrent ses rives, les animaux sauvages de toutes les tailles; les ours, les cerfs, les renards, les loups, les élans y abondent. On rencontre aussi, dans le voisinage, des sources d'eaux minérales qui jouissent d'une grande réputation parmi les gens habitants d'Irkoutsk. Celles de Yurka sur la Selinga, à 200 verstes de Verchare Zdevisk et à quelques milles seulement de la rive orientale du lac Baïkal, constituent une station thermale affectionnée aussi bien des Russes que des Bouriaites. L'eau de ces sources a une température de 48° Réaumur et contient une forte proportion de soufre... D'après les savants de l'endroit, une cure doit s'effectuer dans les vingt et un jours, si non le patient doit y revenir l'année suivante. On raconte l'histoire d'un Bouriaite dont le traitement et la guérison méritent d'être rapportés. Cet homme, étant complétement perclus, fut apporté à la station, car il ne pouvait se tenir à cheval. Chaque jour on le portait dans la piscine où on le laissait jusqu'à ce qu'il s'évanouit. Alors on le retirait et on le couvrait de neige de la tête aux pieds, et enfin on le conduisait dans une chambre chauffée à une température presque intenable, on l'y maintenait enveloppé de fourrures. Au bout d'une semaine de ce traitement, dit-on, le patient était déjà capable d'aller seul au bain, et au bout de vingt et un jours il s'en retournait complétement guéri. Un pareil traitement ne pourrait néanmoins être supporté par un autre que par un Bouriaite.
Après le Baïkal et l'Angara, Irkoutsk se vante encore du voisinage de Kiakhta et de Mainsatchine, les deux villes frontières de la Russie et de la Chine, deux places dignes d'être visitées. La distance qui la sépare de ces deux villes, est de six à sept cents verstes, ou un peu plus de quatre cents milles. Avec une voiture ou un traîneau, on peut faire ce voyage, aller et retour, en six jours; et les voyageurs qui visitent Irkoutsk se dispensent rarement de faire ce voyage afin de pouvoir dire qu'ils ont mis le pied sur le sol du Céleste-Empire. Tout le commerce par terre entre la Russie et la Chine se fait à Mainsatchine, et c'est pour cette raison que les deux villes de Mainsatchine et Kiakhta, ont été fondées. Mainsatchine compte environ deux mille habitants, tous Chinois, appartenant au sexe masculin, car la présence des femmes dans cette ville et dans la circonférence de cinq cents verstes tout autour, a été interdite lors de la signature du traité de commerce de Kiakhta. En outre, des thés et des lanternes de diverses couleurs, les marchands chinois de Mainsatchine fournissent encore à l'Europe, une grande quantité d'objets et de peintures d'un caractère qui n'est pas précisément de nature à orner les murs de votre salon. On raconte même, à ce sujet, l'histoire d'un fonctionnaire russe, qui, étant allé visiter Kiakhta avec sa femme et sa fille, ne put dissuader celles-ci de se rendre à Mainsatchine. Elles ne voulurent entendre parler à aucun prix de retourner sur les bords de l'Angara sans avoir pénétré dans la ville prohibée du Céleste-Empire. Le fonctionnaire dut donc céder. Et les deux dames, ayant revêtu des uniformes militaires, toute la famille se fit conduire à Mainsatchine. Mais ces païens de Chinois eurent bien vite reconnu leur supercherie et vu que deux de leurs visiteurs appartenaient à un autre sexe que celui dont ils portaient le costume, néanmoins, ils n'en laissèrent rien voir, et, agissant absolument comme s'ils n'eussent pas éventé la ruse, conduisirent de la façon la plus naturelle du monde les trois visiteurs dans une maison spécialement consacrée à la vente de ces sortes d'objets, qui, disions-nous, tout à l'heure, ne seraient pas précisément à leur place le long d'un mur d'un séminaire ou d'un pensionnat de jeunes filles. Les deux dames durent se résigner à examiner sans sourciller les divers objets qu'on exhiba devant elles, mais se promirent bien de ne jamais plus revenir à Mainsatchine. Toutefois, les femmes peuvent visiter cette ville, pourvu que l'un des riches marchands chinois de cette place veuille bien favoriser leur entrée et le recevoir chez lui. C'est ainsi que Mme de Bourboulon visita Mainsatchine. On est même surpris que M. Jules Verne n'y ait point conduit son héros, après l'avoir amené sur les bords de Baïkal, qui se trouve à une si faible distance.
Quand aux objets dignes d'être vus que possède Irkoutsk à l'intérieur de ses murs ou dans ses environs immédiats, on peut citer un arc de triomphe, élevé pour perpétuer le souvenir de l'annexion des territoires de l'Amour à la Russie; et une jolie petite chapelle située au milieu de la ville. Cette chapelle échappa miraculeusement, dit-on, à l'incendie de 1879. Mais la vraie curiosité d'Irkoutsk est la châsse du grand Innocent, un saint dont le corps est encore aussi frais que le jour de sa sépulture. Cette précieuse relique est conservée dans le monastère de Vosnesenati, qui est bâti sur l'Angara elle-même. Le corps de ce saint repose dans un sarcophage enrichi d'or et d'argent et surmonté d'un dais de superbes étoffes admirablement brodées. Mais de tout le corps on ne laisse voir au public qu'une main desséchée sur laquelle les dévots viennent appliquer respectueusement leurs lèvres. Pendant les premiers temps de son apostolat, Innocent se voua au service des missions. En 1721, il fut envoyé par le synode de l'Église grecque pour évangéliser les Chinois. Mais, trouvant les barrières de la Chine fermées, il revint à Irkoutsk, où il se fixa. Là il consacra son temps et sa fortune aux pauvres. Il allait presque sans vêtements, car il donnait tous ceux qu'il possédait aux malheureux qu'il rencontrait grelottant le long de son chemin. Cet homme de bien étant mort, son souvenir resta cher à tous ceux au milieu desquels il avait vécu et travaillé. Or, il arriva que quelque cinquante ans après sa mort des fouilles furent pratiquées dans le sol du monastère où il avait été enterré et que son corps fut retrouvé intact. La nouvelle se répandit aussitôt par toute la ville qu'un miracle s'était opéré; et bientôt toutes les églises de la Sibérie orientale retentirent des louanges du saint homme qui avait été l'objet d'une telle faveur de la part du Très-Haut. Les pèlerins arrivèrent de toute part pour voir la châsse où le corps d'Innocent avait été déposé; les portraits du saint furent vendus par milliers; et l'on attribua aux crucifix d'Innocent des vertus merveilleuses pour guérir les maladies et les infirmes, et, en outre, celle de réconforter ceux dont le cœur était las de ce monde et de ses misères. Enfin le clergé déclara hautement qu'Innocent avait été un saint pendant sa vie.
Mais alors quelques mauvais plaisants, comme il n'en manque pas à Irkoutsk, surgirent et voulurent savoir pourquoi le corps d'un certain haut fonctionnaire russe, notoirement connu pour avoir été un fieffé voleur pendant tout le temps qu'il avait occupé son emploi, ne recevait point aussi les honneurs réservés aux saints, puisque son corps, exhumé en même temps que celui d'Innocent, avait présenté le même état de parfaite conservation. Ces mécréants allèrent même jusqu'à prétendre que le corps du saint homme, ayant été inhumé dans un endroit où le sol ne dégèle jamais à quatre pieds de profondeur pourrait bien ne s'être ainsi conservé que parce qu'il ne pouvait faire autrement. Mais on imposa silence à ces personnages irrévérencieux, et le corps de pauvre fonctionnaire fut voué à l'oubli pendant que la renommée d'Innocent grandissait tous les jours, sans que rien pût lui porter atteinte. Elle prit même un tel développement à Irkoutsk que pas une femme vertueuse, condamnée à garder le lit, n'eût voulu se dispenser d'avoir sous son oreiller un crucifix d'Innocent auquel, naturellement, on s'empressait d'attribuer sa guérison quand elle se relevait. Aujourd'hui encore on cite de ces guérisons.
Une fois la réputation de thaumaturge octroyée à Innocent bien ancrée dans l'esprit des habitants d'Irkoutsk, le clergé du monastère prit le soin d'établir les statuts légaux et ecclésiastiques nécessaires pour lui assurer une place dans le calendrier. On s'adressa donc au czar pour obtenir de lui, en sa qualité de chef spirituel de l'Église grecque, le droit pour Innocent, quoique mort, de vivre en esprit au plus haut rang de la gloire spirituelle. Le czar se rendit aux sollicitations de son clergé, et un beau jour arriva, au monastère de Wosnesenati, un courrier spécial, apportant un ukase impérial, octroyant au moine défunt le droit d'avoir une auréole autour de la tête sur ses images; mais déclarant en même temps qu'il serait le dernier saint qu'on pourrait découvrir dans les limites de l'empire russe. Et voilà comment Innocent est resté le dernier sur la liste des saints de race russe.
La réputation de saint Innocent est fort grande, dit-on, parmi les habitants de la basse Léna. Aussi étais-je déterminé à m'approvisionner assez largement, en quittant Irkoutsk, de médaillons et d'images de ce saint, dont j'espérais tirer parti pour me procurer les nécessités de la vie dans les régions septentrionales où les roubles papier ou les kopecks de métal n'ont pas le quart de la valeur des boutons de cuivre, des anneaux du même métal, ou des mouchoirs de poche aux couleurs voyantes. Ces derniers forment une portion assez considérable du stock d'articles d'échange que j'ai achetée à Irkoutsk. Il me seront, d'ailleurs, aussi nécessaires sur la basse Léna, que des articles similaires le sont par le voyageur de l'Afrique centrale. J'ai acheté aussi une certaine quantité de boutons de cuivre, d'anneaux, de têtes de tabac, de tissus communs et de velours, et, en somme, j'emmène avec moi le chargement d'une voiture de colporteur. Ce fut une bonne fortune pour moi d'avoir fait mes achats à Irkoutsk, car à Yakoutsk, on ne peut guère trouver que des briques de thé et du tabac, sauf pendant la foire annuelle du printemps. Mais, outre cet avantage, j'ai eu celui de me rendre compte des profits énormes que prélèvent les marchands de ces contrées, et de voir à quel point ces gens sont enclins à vous voler quand il le peuvent. Aussi combien les marchands américains me semblent-ils peu soucieux de leurs intérêts en ne tournant pas leurs efforts du côté de ces districts du Trans-Baïkal, et en laissant leurs confrères russes et anglais récolter tout le profit que fournit le commerce de ces contrées, quand ils pourraient amener, sur les mêmes marchés, des marchandises similaires à celle de leurs concurrents, mais dont les frais de transport seraient moins élevés des deux tiers. Du reste il sera peut-être intéressant pour eux d'avoir un aperçu du prix que j'ai payé certains objets. Les sommes exprimées par les roubles-papier [11] et les kopecks devraient être divisées par deux afin d'avoir le cours actuel équivalent au dollar d'Amérique.
Un petit fromage de Hollande, fort mauvais, d'ailleurs, 1 rouble 20 kopecks la livre;
Une boîte de pruneaux de France, 4 roubles;
Une bouteille de légumes conservés au vinaigre (pickles), 2 roubles 25 kopecks;
Un petit flacon de sauce Worcester, 1 rouble 30 kopecks;
Du sucre, 40 kopecks la livre;
Du café, 1 rouble 30 kopecks;
Du thé, 2 roubles;
Une livre d'extrait de Liebig, 2 roubles 80 kopecks;
Une terrine de pâté de foie gras de Strasbourg, 5 roubles;
Des fruits conservés en flacons, 2 roubles 1/2 la pièce, et le détaillant se plaint parce que le flacon lui coûte un rouble de transport pour venir de Saint-Pétersbourg.
De fruits conservés, de provenance américaine, je n'en ai pu trouver nulle part. Des couteaux fort ordinaires, avec un manche en os, sans nom de fabricant, ou des couverts en fer, à manche d'os également, se vendent à raison de 15 francs la douzaine. Les seuls articles de fabrique américaine que j'aie rencontrés à Irkoutsk sont des machines à coudre; encore ne pourrais-je pas affirmer que ces machines n'auraient point été construites en Allemagne et vendues avec l'étiquette d'une maison américaine. Toute la coutellerie qu'on trouve ici semble provenir de Solingen, en Allemagne; elle est, d'ailleurs, d'un prix modéré et d'excellente qualité; les fabricants de lames de Sheffield n'auraient donc guère de chance ici. Tous les instruments, tels que: haches, scies, etc., portent des noms de fabricants allemands ou russes. Les vins portent d'ordinaire une belle étiquette française, mais viennent à peu près tous du Caucase ou de la Crimée. Là, ils sont payés à raison d'un franc la bouteille; mais à Irkoutsk, on les vend 3 ou 4 roubles. Un champagne très doux et très mauvais, qui cependant n'a jamais traversé l'Oural, est coté 7 roubles la bouteille. Je peux affirmer qu'il y aurait ici un débouché important pour les vins de Californie, pourvu qu'ils portassent une étiquette française; autrement ils ne seraient pas acceptés du public. Le porter anglais coûte 4 roubles le quart de bouteille, et passe aux yeux des dandys irkoutskiens comme le breuvage du high life.
En outre des prix exorbitants que le voyageur est obligé de payer pour tous les objets dont il a besoin, celui-ci se trouve continuellement exposé à être victime des escroqueries et des vols les plus éhontés. Le lendemain de mon arrivée à Irkoutsk, j'eus à me rendre dans deux des plus grands magasins de la ville. Dans le premier, je voulais m'approvisionner de plumes, d'encre, de crayons, etc. J'y fis pour neuf roubles d'achat, que je soldai en remettant un billet de cent roubles. Quand on me rendit la monnaie, on ne me remit que quatre-vingt-un roubles. Quand l'employé me vit compter ma monnaie, il me présenta un billet de dix roubles, s'excusant de s'être trompé. Dans un autre magasin, j'allai pour acheter une demi-douzaine de cigares; là encore, le garçon voulut faire un petit profit en retenant vingt kopecks sur la monnaie qu'il devait me rendre, et il attendit que je lui fasse remarquer son erreur. Il me semble que ce genre de tromperie est assez en usage parmi les employés des magasins d'Irkoutsk. Mais comment pourrait-il en être autrement, au milieu d'une population formée, dans de larges proportions, de gens déportés dans cette contrée pour des crimes qu'ils ont commis en Europe? Une telle multitude de malfaiteurs ne suffirait-elle pas pour gangréner la population la plus probe et la plus vertueuse? A plus forte raison, elle ne peut que démoraliser celle d'Irkoutsk.
J'ignore à combien d'exilés Irkoutsk peut donner asile, mais je crois pouvoir affirmer, sans crainte d'être démenti, que les exilés forment au moins un cinquième de la population de cette ville. Les auteurs admettent, en général, que le nombre des exilés politiques est à celui des exilés pour crimes de droit commun comme 1 est à 10; or, on compte, au moment où j'écris, deux cent soixante-dix-neuf exilés politiques en cette ville. Si la proportion est juste, il est facile d'en déduire le nombre des exilés qui se trouvent dans la capitale de la Sibérie orientale. Presque tous ces exilés politiques et autres vont en liberté dans l'enceinte de la ville. Ils sont néanmoins soumis à une rigoureuse surveillance de la police.
Mon but n'est point de faire ici de la statistique au sujet des exilés envoyés en Sibérie par le gouvernement russe; ce n'est point, en effet, le motif qui m'amène dans cette contrée; toutefois, je me sens forcé, pour ainsi dire, d'appeler l'attention du public sur les renseignements absurdes publiés sur cette matière par le pasteur anglais Landrell, dans un livre intitulé Through Siberia. D'après cet auteur, quatre-vingts prisonniers politiques seulement ont été envoyés en Sibérie dans le courant de l'année 1880. Cette assertion est fort erronée, car les nihilistes déportés sont presque tous rangés dans la classe des exilés politiques, et ils sont fort nombreux. Des deux cent soixante-dix-neuf prisonniers politiques dont j'ai parlé, je crois pouvoir affirmer que les deux tiers sont des Polonais, qui ont vieilli en exil et qui ont fini, pour la plupart, par s'adonner au commerce et se créer des positions lucratives.
Les Polonais forment l'aristocratie des exilés: ce sont les hommes les plus instruits du pays, et tous sont dignes de sympathie. Plusieurs groupes de ces infortunés prenaient leurs repas à l'hôtel où j'étais descendu: ce sont de beaux spécimens de leur race, mais tous vieillis et cassés. Ils ont renoncé à tout jamais à l'espoir de retourner dans leur patrie, non pas parce qu'ils n'en pourraient obtenir la permission, mais parce qu'ils manquent des moyens de transport nécessaires. Ces vieux patriotes songent toujours à la grandeur future de la Pologne, mais avec le désespoir de se sentir aussi inoffensifs que des enfants, et incapables de travailler à cette grande œuvre. L'arrêt qui a frappé ces hommes, qui les a arrachés à la patrie et au foyer qu'ils chérissaient, et pour lesquels ils ont vaillamment combattu, les a condamnés à une vie plus qu'inutile au milieu des solitudes de la Sibérie, semble terriblement cruel. Personne ne peut saisir l'exacte, mais terrible signification des mots: exil en Sibérie, à moins d'avoir vu ces hommes devenus vieux et désespérés dans ces régions lointaines, ou d'avoir considéré leurs corps usés et desséchés par la douleur de se sentir à des milliers de milles du lieu où ils ont laissé leur cœur et leur âme. Ah! je maudirais le ciel et la terre, si j'étais condamné à finir mes jours dans ce pays de la mort, loin de tout ce qui est beau, de ce qui est bon, de ce qui est sain dans l'univers; loin du monde où la tendresse et l'amour règnent en douces maîtresses près du foyer domestique.
Cependant il n'existe point d'autres portes pour sortir de ce pays maudit que le pardon, qui souvent vient trop tard, ou la mort qui, le plus souvent, délivre l'exilé de ses maux, et, en échange, lui donne une tombe dans un sol glacé qui ne dégèle jamais.
Telles sont les pensées qui assaillent mon esprit, quand je songe au sort des exilés Polonais qui restent encore dans ce pays.
Je n'ai aucune sympathie pour les criminels ordinaires, pas plus que pour les nihilistes, et me borne à plaindre toute une contrée, quelque inhospitalière qu'elle soit, mais cependant digne d'un avenir meilleur, de se sentir souillée par leur présence. Cependant chaque jour ici on peut voir, le long des routes, des convois de criminels qui se rendent à l'endroit qui leur a été assigné comme lieu d'exil. Le 6 mars, le fameux docteur Weimar, qui s'est trouvé impliqué dans les complots des nihilistes contre la vie du dernier czar, passa à Irkoutsk se rendant dans quelque localité encore plus reculée, mais dont je ne pus savoir le nom. Sans doute on le conduisait dans quelque village perdu de la province d'Amour, où il pourra faire d'intéressantes études au milieu des populations pourries de cette contrée.
Un des plus intéressants parmi les exilés que j'aie rencontrés à Irkoutsk, est, vous serez surpris en l'apprenant, un Américain, mais celui-là, est un exilé volontaire, c'est un dentiste du nom de Ledyard, qui est venu s'établir en cette ville, amenant avec lui sa femme et son enfant. Il y a deux mois seulement que le docteur Ledyard est venu de Chine pour s'installer ici et chercher fortune dans la Sibérie orientale. Je crains bien que cet exilé d'un nouveau genre ne reste pas longtemps sur les bords de l'Angara, car il a hérité de ses ancêtres d'un goût trop prononcé pour les voyages pour songer à s'installer à poste fixe dans un endroit quelconque. Le docteur Ledyard, originaire des bords du Pacifique, de San-José, je crois, est, en effet, un petit-fils de John Ledyard, l'un des officiers du capitaine Cook, lequel professa pendant toute sa vie un tel amour pour les aventures que sous ce rapport il ne fut surpassé par aucun de ses contemporains.
Ayant conçu le projet de traverser à pied l'Europe, l'Asie et l'Amérique, et d'aller en un mot aussi loin qu'il lui serait possible, il partit de Londres avec cinquante livres sterling (1,250 francs) dans sa poche. Il arriva ainsi jusqu'à Yakoutsk, où il rencontra le capitaine Billings, autre voyageur anglais, qui, après avoir, comme lui, navigué sous les ordres de Cook, était entré au service de l'impératrice Catherine II, laquelle l'avait envoyé explorer le nord-est de la Sibérie et les îles de l'Océan oriental, afin d'y faire des découvertes au nom de la Russie. Cette rencontre n'empêcha point cependant Ledyard d'être arrêté à Yakoutsk comme espion français et ensuite renvoyé sous escorte jusqu'en Europe. Plus tard il fut envoyé en Afrique par la Société de géographie de Londres, qui le chargea d'explorer cette contrée. Le docteur Ledyard, son descendant est aussi un vrai nomade, et j'ai bon espoir d'apprendre un jour qu'avant de quitter la Sibérie il a descendu la Léna jusqu'à Yakoutsk pour y étudier la merveilleuse dentition des Yakoutes, dont il sera question plus tard...
Je ne crois pas, continue M. Jackson, qu'il me reste beaucoup à dire sur Irkoutsk et sur ses habitants, car mes observations n'ont pu nécessairement être complètes, la majeure partie du temps que j'ai passé dans cette ville ayant été consacrée au lieutenant Danenhower et aux autres survivants de la Jeannette. Pour faire comprendre l'impression générale produite sur moi par Irkoutsk, je ne peux mieux faire que de la comparer à un homme qui serait mû par une machine qui pourrait vivre, marcher et parler, mais auquel manquerait la chose la plus essentielle, l'âme. Pour moi, cette ville n'est qu'un assemblage de maisons admirablement alignées. Elles sont habitées; mais quelque chose semble manquer à leurs habitants; ils paraissent soupirer après le jour où commencera leur développement moral, intellectuel et commercial. Ils aspirent après le moment où la contrée où ils vivent aura ouvert ses portes au développement qui s'achemine vers eux à travers le Pacifique et où toutes les barrières naturelles et artificielles qui se trouvent sur le chemin de celui-ci auront disparu. Leur rêve, en un mot, est de voir s'ouvrir la grande ère qui leur a été prophétisée à l'époque de l'annexion des territoires de l'Amour, dont leur arc de triomphe est chargé de perpétuer le souvenir, c'est-à-dire de voir le temps où le Pacifique sera comme une autre Méditerranée.
Cependant il existe à Irkoutsk des gens qui aiment cette ville; témoin cette belle irkoutskienne dont un auteur allemand raconte la légende. On lui demandait si elle n'était pas fatiguée de la ville de l'Angara: «Il me plairait beaucoup, répondit-elle, de visiter les cités historiques de l'Europe; cependant je ne pourrais jamais être complétement heureuse que dans la capitale de la Sibérie orientale.»
A mon avis, la seule chose digne d'être vantée à Irkoutsk c'est l'hiver. A la vérité il m'est impossible de parler du printemps sur les bords de l'Angara; cependant je ne peux admettre que cette saison y soit bien agréable, quand, en été, on y est encore importuné par la pluie, les tempêtes et la boue. Alors la nation semble se réveiller; mais au bout de quelques semaines surviennent les terribles chaleurs du mois d'août, le seul mois agréable de l'été sibérien. En septembre les nuits deviennent froides, et il faut abandonner le jardin d'été. Avec octobre commence l'hiver. Pendant un mois il fait un froid rigoureux et la neige tombe continuellement. Enfin, à cette période désagréable, succède le véritable hiver, saison qu'à New-York même on considérerait comme délicieuse. C'est l'époque des promenades en traîneau et de tout le cortège des distractions de l'hiver. Ajoutez à cela que jour par jour le soleil apparaît dans un ciel sans nuage. Ici point de ces vents qui vous glacent jusqu'à la moelle des os, point de ces tempêtes furieuses qui se succèdent dans les contrées plus méridionales; non, l'hiver sibérien, sur les bords de l'Angara, est une saison réellement délicieuse.