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La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

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The Project Gutenberg eBook of La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

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Title: La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

Author: Richard Wagner

Commentator: Edmond Barthèlemy

Translator: Louis-Pilate de Brinn'Gaubast

Release date: September 15, 2015 [eBook #49977]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TÉTRALOGIE DE L'ANNEAU DU NIBELUNG ***

DES MÊMES AUTEURS

De LOUIS-PILATE DE BRINN'GAUBAST

Fils adoptif, roman vériste. (Librairie illustrée, 1888.)
Sonnets insolents. (Librairie illustrée, 1888.)
La Pléiade (en collaboration: 2e série, 5 fascicules, 1889).
La Vaccine du Génie, par AJAX. (Imp. de la Presse, 1892.)

Paraîtront:

Poésies complètes.—Poèmes dramatiques (Christophore; Pétrarque).—Pages de Journal.—Œuvres théoriques de RICHARD WAGNER (traduction).—LES EDDAS, traduction-édition complète.

De EDMOND BARTHÉLEMY

Imperator, An de Rome 932. (La Pléiade, 2e série.)
La Mort d'Andronic, Bas-Empire, XIIe siècle (Mercure de France, tome VIII).
Études d'Art religieux: La tradition du Crucifiement en Orient (Id., tome V.)

Paraîtront:

Héraclius, Byzance, VIIe siècle.—L'An mil.Sous la Terreur blanche.—Étude sur Carlyle.—Étude sur la Divine Comédie.La Vie et l'Histoire.

RICHARD WAGNER

La Tétralogie

DE

L'Anneau du Nibelung

PUBLIÉE

avec l'autorisation spéciale de la Maison B. Schott's Söhne, Éditeurs

PAR

LOUIS-PILATE DE BRINN'GAUBAST

ET

EDMOND BARTHÉLEMY

Avant-Propos, }
Traduction, } par Louis-Pilate de Brinn'Gaubast.
Annotation philologique, }
 
Étude critique, }
Commentaire musicographique, } par Edmond Barthélemy.

PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

3. Place Valois (Palais-Royal)

1894

Tous droits réservés

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

DE LA MÉTHODE A SUIVRE

POUR CONSULTER AVEC FRUIT CETTE TRADUCTION ET CETTE ÉDITION

La Traduction qu'on offre ici de la Tétralogie[1-1] wagnérienne se donne, non point comme littérale, encore moins comme définitive, mais comme provisoirement FIDÈLE: comme la plus fidèle, dirons-nous, qu'il soit possible, à notre avis, de présenter au Public français contemporain. J'ajoute que de L'Anneau du Nibelung, faite par moi ou faite par tout autre, nécessaire est une Traduction; et je déclare que cette Traduction, loin d'être contraire aux idées du génial Poète-Musicien, cette Traduction en simple prose inadaptable à la Musique, est la réalisation même de l'un de ses authentiques projets.

Ces affirmations, desquelles je me propose d'expliquer les premières et de prouver la dernière, j'ai dû les formuler d'abord: averti, nul n'aura nul droit de me critiquer sans en avoir lu le développement, sans l'avoir cherché à sa place logique.

Je sais bien qu'il est fort cruel, pour quiconque, ignorant l'allemand, s'attendait à faire connaissance presque tout de suite avec le poème de Richard Wagner, de se trouver face à face avec un traducteur, qui dit: «Hâtez-vous moins! vous me lirez avant tout. Même, c'est votre devoir de me lire avant tout, c'est votre devoir envers Wagner; et, si vous ne le comprenez point, mieux vaut fermer ce volume, sur l'heure.» Fort cruel! car, n'est-ce pas tout dire? Richard Wagner est «à la mode»: l'important, pour la prétentieuse incompétence de la Cohue, c'est de pouvoir à toute occasion, prononçant le nom de Richard Wagner, répéter, parmi d'autres fariboles originales, que «l'Art n'a point de Patrie» non plus que les anarchistes; polluer, du flux écœurant de ses enthousiastes ouï-dire, aux dépens de Lohengrin,—la Valkyrie... pardon! j'oubliais que nos wagnérophiles prononcent Walkûre; et bref, entre deux coups de roulette à Monte-Carlo, entre deux flirts à l'Opéra, entre deux médisances de loge préfectorale aux guignols des villes de province mégalomanes, bavarder et baver d'admiration factice sur les Drames de Richard Wagner; simuler, envers la mémoire sacrée de Richard Wagner, l'hommage,—pourvu qu'il soit public,—d'un quart d'heure d'attention soutenue: un hommage à l'enorgueillir, au fond de son autre Éternité, à cause du tellement pieux recueillement d'une telle élite—de nobles inintellingences!... Pour les «gens du monde», pour les Gens tout court, véritablement, c'est cela l'important; et aussi, c'est avec tristesse que je le constate, pour la majorité des âmes exceptionnelles, dans la minorité des artistes sincères.

Et voici qu'au moment où tant d'amoureux d'Art par mode, par dilettantisme ou par vocation, déjà se félicitaient, sans doute, d'une publication «dans le mouvement», comme d'un prétexte à faire parade de leur très profonde connaissance du Poème de Richard Wagner, voici qu'un importun surgit, trouble-fête qui, la plume au poing, les exhorte à se moins empresser, s'efforce, par ironie, par menace, par défi, d'attirer sur sa naine personne les regards de ces pèlerins prompts à fouler la route, la grande route percée d'aujourd'hui vers l'un des temples de Wagner.... Hé! mais, pèlerins que vous êtes, cette route, c'est moi qui l'ouvre, et j'ai le droit d'y parler, peut-être. Aussi bien la question n'est-elle guère si mesquine. Epargnons à nos chroniqueurs la joie de noter,—Larousse en main,—que, si toute vanité est ridicule, comme dit La Harpe, il n'y a pas de vanité qui soit plus ridicule que celle d'un traducteur quelconque: privons les cervelles normaliennes du bonheur de sentir vibrer, simultanément par toute la France, en la même circonvolution, l'automatique souvenir d'une phrase de leur Voltaire, attribuant aux traducteurs la forfanterie des «domestiques», la cocasse forfanterie de se croire aussi grands seigneurs que leurs maîtres. Phrase applicable, il faut le reconnaître, n'est-ce pas? à l'effort d'un Châteaubriand sur l'épopée d'un John Milton, ou d'un Charles Baudelaire assez présomptueux pour nous révéler Edgar Poë, ou d'un Leconte de Lisle... mais silence: celui-ci vit encore, et puis—ni Châteaubriand, ni Baudelaire ne suis-je, ni, bien que je vive, Leconte de Lisle.... A plus forte raison ne m'estimerai-je point l'égal du royal génie que M. Mallarmé, qui s'y connaît, put nommer «le dieu Richard Wagner». Mais, sentinelle au seuil du temple, je prends soin que vous n'y entriez qu'avec la déférence convenable: tout comme un vigilant imam vous prierait, au seuil d'une mosquée, de vous déchausser, pour n'y point apporter les souillures de la ville ou le retentissement d'un talon profane. C'est bien le moins, puisque vous tenez tant à pénétrer lorsque nul ne vous y contraint, c'est bien le moins que vous vous instruisiez, ou que vous vous laissiez instruire, de bonne grâce, des coutumes d'un lieu sacré pour votre hôte; c'est bien le moins que vous y acceptiez sa société jusqu'à ce qu'il vous ait éprouvés; c'est bien le moins que vous vous soumettiez à passer d'abord, s'il l'exige, par ce couloir ou par cette porte; et s'il vous conduit au «Trésor», s'il craint que vous ne vous formiez un jugement téméraire concernant l'origine ou la valeur d'une pièce pour lui particulièrement sainte, s'il croit que ce jugement, propagé par vous, pourrait devenir nuisible au culte qu'il dessert, à la conviction qui le possède, c'est bien le moins que vous prêtiez une oreille sympathique aux observations présentées par lui. N'entrez ni dans un temple comme dans un palais, ni dans un palais comme dans un café! sous peine, ou de vous y égarer, ou d'en être à jamais exclus, sous les huées. N'entreprenez pas sans un guide expert,—tout au moins pour la première fois,—l'ascension des cimes dont les guides eux-mêmes, la centième fois, fréquemment trébuchent à mi-route! J'admets que vous n'y périssiez point; mais vous maudiriez la montagne et rétrograderiez piteux: soulagés de la continuelle appréhension de vous engager en des impasses, combien ne l'eussiez-vous pas bénie d'être si belle,—si belle, infatigablement! Combien, parvenus tout au haut, ne vous eût-il pas été facile, devant le panorama sublime, de vous abîmer dans l'extase, sans plus penser à l'humble guide! Hé bien donc, suive le guide qui veut, et l'aime qui peut! Laissez-vous guider, gens que vous êtes: on ne vous demande pas de reconnaissance, et quant à redescendre sur terre,—vous y redescendrez bien tout seuls: à notre époque, on trouve toujours les chemins d'en bas.

«A notre époque!»—Ne redoutez point que je m'attarde à récriminer. Mieux vaut-il dire avec Carlyle: L'époque est mauvaise?—Parfaitement!—Récriminerai-je?—Améliore-la!—Soit! trêve de métaphores et de phrases: il faut parler. Parlons donc de Wagner, et nous verrons ensuite.

I

Si insuffisantes que soient la plupart des biographies françaises de Wagner (si niaises même, oserait-on dire, car les allemandes ne valent guère mieux), je n'ai pas à faire ici de notice biographique. Il me suffira de préciser, parmi les circonstances de sa carrière d'artiste, celles qui me sembleraient, plus directement, intéresser le présent labeur de Traduction et d'Édition.

Peu de lecteurs ignorent, je le présume, les mésaventures parisiennes du Tannhäuser de Richard Wagner.—C'était en 1860: on répétait, à l'Opéra, cet ouvrage du compositeur, qui devait être joué l'année suivante, en Mars. Or, quelques mois avant cette représentation, dans les premiers jours de Décembre, l'artiste crut utile de publier, sous forme de Lettre (à M. Frédéric Villot), un résumé total de ses idées sur l'Art, et spécialement sur la Musique; cette Lettre était suivie d'une traduction, en prose, de Quatre Poèmes[5-1] d'«opéras», parmi lesquels Tannhäuser.—En prose? passe pour trois de ces poèmes: mais l'autre, mais Tannhäuser, ne venait-il pas d'être rimé, adapté à la scène française? Cette version rimée, cette adaptation, pourquoi Richard Wagner ne la donnait-il point comme la «traduction» de son ouvrage? On s'était heurté, pour le mettre en vers, à tant et tant de difficultés! Si donc il trouvait préférable, au point de vue de la simple lecture, une traduction nouvelle, supplémentaire, en prose, il fallait qu'il eût de bonnes raisons, c'est évident. Voilà qui répond à quiconque nierait,—par exemple: au nom de la préexistence d'une version rimée de la Tétralogie,—la raison d'être de la mienne. Pour cette version rimée, plus loin, l'apprécierai-je[6-1]. Mais n'apparaît-il pas, dès à présent, logique: que, si Richard Wagner jugeait insuffisante, pour son Tannhäuser, jadis, une semblable version perpétrée sous ses yeux, à plus forte raison pourrait-il juger telle, pour sa Tétralogie, maintenant, la version rimée faite après sa mort?

«Mais», objecte un ennemi (car il en est plus d'un), des traductions en prose de L'Anneau du Nibelung, «ce que Wagner crut devoir essayer à l'occasion de Tannhäuser, rien ne prouve qu'il l'eût autorisé pour le quadruple Drame du Ring[6-2]». J'interromps net! voici les paroles de Wagner: «Si la tentative que je fais aujourd'hui de vous présenter mes autres poèmes dans une traduction en prose ne vous déplaît pas, peut-être serais-je disposé à renouveler cet essai pour ma tétralogie[7-1]». On sait assez et trop pour quelles absurdes causes, depuis la chute retentissante de Tannhäuser à Paris, ce projet ne put se réaliser. Il me suffit que Richard Wagner, en la pleine possession de soi-même (15 septembre 1860), l'ait expressément formulé, pour que soit vérifiée, envers et contre tels, mon affirmation du début: «Je déclare que cette Traduction, loin d'être contraire aux idées du génial Poète-Musicien, cette Traduction en simple prose inadaptable à la Musique, est la réalisation même de l'un de ses authentiques projets». Fanatiques ou monopoleurs, taisez-vous donc: ce sera plus sage.

Toutefois resterait-il à savoir si, en 1894, Wagner eût approuvé la traduction, en prose, que lui-même proposait en 1860: c'est-à-dire si les mêmes motifs, qui le poussèrent à la désirer, subsistent, trente-quatre ans plus tard? Hardiment je dis oui, ces motifs subsistent, et—là gît l'unique différence—plus pressants qu'il y a trente-quatre ans! Des preuves? soit: ces motifs, énonçons-les d'abord; le plus sûr est de citer Wagner[7-2]. Des deux extraits que je donne en note, il ressort que, sollicité d'exposer ses idées sur l'Art, désireux d'éviter toute phrase trop didactique, Wagner, en 1860, vit surtout dans une traduction (qu'on lui réclamait en même temps), de ses Quatre Poèmes d'«opéras», le moyen de compléter cet exposé d'idées, de faciliter à des Français l'intelligence de ses principes, sur le Drame-Musical-Poétique-et-Plastique[8-1],—en rendant possible, à ces mêmes Français, la lecture, l'étude, la méditation de quatre exemples de ce Drame, applications concrètes de ses principes abstraits. Or, de ces quatre applications, de ces quatre «opéras» ou Drames, comme on voudra, que dit Wagner lui-même? Ceci: «Les trois premiers, le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, étaient, avant la composition de mes écrits théoriques, complètement achevés, vers et musique... Mon «système» proprement dit, si l'on veut à toute force se servir de ce mot[9-1], ne reçoit donc encore, dans ces trois premiers poèmes, qu'une application fort restreinte. Il en est autrement du dernier que vous trouverez ici, Tristan et Iseult[9-2]». Ainsi, considérant cependant une traduction de ces quatre ouvrages comme une quadruple métaphore explicative et suggestive, explicative de ses principes, suggestive de ses théories, Wagner était réduit, en 1860, à ne recommander de cette métaphore qu'un terme sur quatre, un seul terme, Tristan et Iseult, pour intégralement significatif de son esthétique intégrale. Sans doute, d'un tel contraste même, entre l'absolu de ce terme idéal et le relatif des trois autres termes, il réussissait à tirer des indications saisissantes. Mais enfin, il avait beau dire: «Maintenant on peut apprécier cet ouvrage d'après les lois les plus rigoureuses qui découlent de mes affirmations théoriques[10-1]», il n'en était pas moins amené à cette immédiate restriction: «Non pas qu'il ait été modelé sur mon «système»[10-2], car j'avais alors oublié toute théorie... Il n'y a pas de félicité supérieure à cette parfaite spontanéité de l'artiste dans la création, et je l'ai connue, cette spontanéité, en composant mon Tristan. Peut-être la devais-je à la force acquise dans la période de réflexion qui avait précédé[10-3]». Très juste vue! C'est qu'en effet, lorsque Richard Wagner se mit à son Tristan, accomplie était pour jamais l'évolution de son esthétique, évolution déterminée par la conception de la Tétralogie[10-4]. Si donc le Poète-Musicien, dans une traduction de ses poèmes, voyait avant tout, comme je l'ai montré, le moyen de rendre plus facile à des Français l'intelligence de ses principes; si d'autre part Tristan, conforme à ces principes, n'en avait pas moins été composé dans «la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique[10-5]»,—on saisit instantanément quels motifs purent pousser l'artiste à désirer, à proposer: une traduction française de L'Anneau du Nibelung; quels motifs (si alors elle eût été possible) la lui auraient sans doute fait juger préférable à celle, en 1860, de Quatre Poèmes d'«opéras». Ces motifs se résument en un: en fait de quadruple métaphore explicative et suggestive, explicative de ses principes, suggestive de ses théories, le quadruple poème du Ring, cause directe et directe application consciente de ces mêmes théories et de ces mêmes principes, à leur summum d'intransigeance, eût été mieux persuasif, significatif, péremptoire, ou, pour parler sur piédestal, mieux adéquat aux fins voulues. Par malheur, le poème du Ring, terminé dès l'année 1852, tiré par Wagner en allemand, l'année 1853[11-1], à très petit nombre d'exemplaires réservés à ses seuls amis, n'était pas même encore publié en Allemagne: la première édition destinée au public date de 1863,—trois ans après la Lettre à Frédéric Villot; au surplus, si le texte du Ring était complet lorsque fut rédigée cette Lettre, la musique n'en avançait guère, interrompue dès juin 1857 pour n'être reprise que huit ans plus tard, et achevée, à la suite de maintes vicissitudes, en 1874[11-2]. D'ailleurs, les sujets dramatiques des Quatre Poèmes d'«opéras» offraient cet avantage précieux,—au point de vue d'un premier contact,—d'être bien moins déconcertants, pour la plus grande part des lecteurs français, que le sujet dramatique de L'Anneau du Nibelung, tiré des cycles nationaux des Germains et des Scandinaves. Si l'on ajoute à toutes ces causes les malentendus successifs qui bannirent de nos scènes Wagner, on comprendra clairement pourquoi la traduction de ce dernier poème national, bien qu'elle eût mieux correspondu aux motifs intimes de l'artiste, devait se faire si longtemps attendre. Tellement ajournée donc, est-elle moins nécessaire? Voilà tout ce qu'il s'agit de savoir. Or quand même, trente-quatre ans écoulés, comme j'ai dit, ne subsisteraient pas les motifs, les propres motifs qu'eut Wagner de la désirer et de la proposer, je me ferais fort de prouver qu'assez d'autres, nouveaux, légitiment cette publication jusqu'à la rendre indispensable. Mais j'ai déclaré que les anciens subsistent; et cette assertion sera-t-elle vérifiée si, d'une lecture totale de la Tétralogie, si, des documents et des gloses encadrant ici la Tétralogie, résulte éclatante et s'impose une certitude à stupéfier? Certitude qu'après tant d'attaques intéressées, tant de panégyriques inintelligents, tant d'incompétentes polémiques, après tant de gros volumes à mesquines anecdotes, tant de maigres analyses à prétentions énormes, tant de représentations à coupures sacrilèges, après tant de bavardages et d'alibiforains, après tant de bruit, malgré tant de bruit, et, sans doute, à cause de tant de bruit, peu de monde en France, moins de cent personnes, se doutent de ce qu'a voulu Wagner!

Ce qu'il a voulu?—Dans tous les cas, ce n'est pas tout ce bruit qu'il a voulu. Tout ce bruit, malgré telles très ineptes insinuations de petits critiques, s'est fait contre sa volonté. Wagner n'était-il pas, d'une façon générale[12-1], opposé à l'exécution morcelée de ses Drames au concert? Et c'est comme musicien, par les concerts, que lui, Artiste, et non «compositeur», Dramaturge, et non «musicien»[13-1], dédaigneux de semblables succès profanateurs de son Œuvre une, s'est progressivement imposé chez nous! Wagner n'était-il pas l'ennemi, n'a-t-il pas été toute sa vie l'ennemi de notre conception du Théâtre et des théâtres-de-musique? En Allemagne aussi bien qu'en France et n'importe où, n'a-t-il pas toute sa vie lutté contre les conventions modernes, lutté contre les directeurs, lutté contre les interprètes, contre les publics et le Public? C'est qu'il désirait, avant tout, c'est qu'il exigeait, avant tout, la vérité, encore, toujours, la vérité dans l'expression; et que si dès sa jeunesse, non maître alors de soi, il la sentait, cette vérité, la désirait, cette vérité, et l'exigeait, cette vérité, quand il faisait jouer les opéras de Mozart, de Glück, et même de Bellini,—à plus forte raison plus tard, en pleine possession de son être artistique, de ses idées et de ses moyens, en l'absolue conscience d'avoir réalisé son idéal complet du Drame, il se devait de réclamer, pour ce Drame idéal, sinon des représentations-types par toute la terre, tout au moins des représentations significatives de son but!

Ces représentations significatives, les avons-nous? Qui l'osera dire? Qui, s'il a connaissance du but? Qui, s'il a médité sur les idées de Wagner? Et pourquoi ne les avons-nous pas? Et pourquoi les Allemands non plus ne les ont-ils guère, sauf à Bayreuth, Mecque si peu germanique, en somme, d'une religion d'Art presque universelle? Wagner avait-il donc raison quand il disait: «L'Œuvre d'Art de l'Avenir ne pourra pleinement vivre que lorsque le drame ordinaire et l'opéra seront impossibles»? Passe pour l'Allemagne,—mais ici!... et je n'ai à m'occuper que d'ici.

Eh bien! troublée sans doute,—ici,—troublée du vague remords collectif et latent de ses injustifiables outrages et de ses antérieures injustices, la conscience publique d'une élite n'a point trouvé de repos durable avant de les avoir réparées. Nul n'a songé à se demander si la seule réparation due au génie d'un Richard Wagner ne serait pas de chercher à le comprendre. Réparer! l'instinct ne raisonne pas: réparer les huées par les acclamations! Applaudir de confiance, comme on sifflait de confiance, sans d'ailleurs soupçonner maintenant, mieux qu'autrefois, de quelle sublime chose il s'agit, ah! de quelle redoutable chose!—Jour de Dieu! il est temps, grand temps qu'une voix proteste, et qu'un geste impose du silence, avant qu'il soit ici trop tard et pour longtemps, comme il semble que pour longtemps, là-bas à l'Est, il soit trop tard!

La question, Société que vous êtes, Cohue que vous êtes, Elite aussi, et vous, Critiques, sous vos vénérables jumelles, la question n'est nullement de savoir (car la réplique n'est pas douteuse) si les Drames de Richard Wagner doivent être joués, mais comment:—comment! Et pour savoir comment, il faut étudier ses idées; et, pour comprendre ses idées,—car alors, mais alors seulement, nous pourrons comprendre ses Drames, patrimoine de l'humanité, et faire profiter d'eux l'Art national français,—pour comprendre, dis-je, ses idées, il faut d'abord, rentrant en soi, réfléchir sur l'Art, sur ce qu'est notre Art, y réfléchir avec sérieux! et répondre en âme et conscience à cette interrogation grave: Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas, un Art nouveau?[15-1]

C'est-à-dire, d'une façon très générale et vague, mais qui se précisera par la suite: Voulons-nous, comme les grandes époques, l'Art, synthèse des arts et fusion des égoïsmes artistiques?[15-2] Ou, comme les médiocres époques, les tristes époques d'analyse, voulons-nous les arts, fussent-ils les «beaux»-arts? Voulons-nous des Artistes et non des artisans? Voulons-nous des Poètes, au sens parfait du mot, des Créateurs,—et non des singes! Voulons-nous voir que ces Poètes n'ont pas à «se placer à notre point de vue», n'ont pas à descendre vers nous, mais à nous faire monter vers eux? qu'ils ne sont point là pour nous révéler, pour révéler à notre cœur, des banalités révélées d'elles-mêmes, héréditairement, à nos sens, ou quotidiennement, à nos sens, y compris notre «gros bon sens», qui n'est, presque toujours, qu'un maigre mauvais sens! mais qu'ils sont là, tout au contraire, pour nous révéler ce que jamais, ni de nos sourdes oreilles mortelles, ni de nos aveugles yeux mortels, nous n'avons entendu ni vu, nous n'entendrions ni ne verrions tout seuls! Voulons-nous voir cela, ou ne voulons-nous pas? Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas, Cité fondée sur l'artifice, cesser d'accuser d'artifice les Poètes, les Poètes qui seuls, refuges de toute sincérité, se sont exilés dans leur âme et dégagés vers la Nature, exilés d'une Cité de mensonge et d'apparences, et dégagés d'une Société dont l'Art ne saurait sans déchoir interpréter l'ignominie? Voulons-nous cesser, ou ne voulons-nous pas? Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas, grâce à l'Art qui n'a qu'une patrie, laquelle est l'Ame, grâce à l'Art qui n'a qu'un domaine, lequel est l'Air, grâce à l'Art qui n'a qu'un instant, l'Éternité[16-1], voulons-nous, ou ne voulons-nous pas nous délivrer des contingences, nous délivrer des conventions, nous délivrer des préventions, nous délivrer des préjugés, nous délivrer des habitudes, nous délivrer des hébétudes, nous délivrer des papotages, et nous délivrer des reportages de l'immédiate réalité, de la réalité relative? Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas nous en libérer grâce à l'Art, afin de pouvoir à notre tour, plongeant au fond de nos propres âmes comme le Poète au fond de la sienne, nous y ressaisir, et nous y ressaisir hors du siècle, hors des illusions du temps et du lieu, en pleine Éternité seule vraie, en pleine surnaturelle Nature, en pleine profonde Humanité, générale, abstraite et pourtant vivante,—seule vivante, et seule absolue? Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas comprendre, au bout du compte, qu'à l'Art seul, non pas à la science, il faut demander l'oubli de la vie par la représentation de la Vie? car, si la vie nous fait souffrir, elle seule aussi nous intéresse; et s'il est vrai que la pauvre science[17-1],—incapable de rien savoir,—peut seule fournir à l'Art les humbles éléments d'une miraculeuse transfiguration, il n'est pas moins certain que l'Art seul peut à son tour, comme le proclame Richard Wagner, se mettre à la place de la vie réelle, dissoudre cette réalité quotidienne dans une illusion, dans une illusion supérieure, grâce à laquelle ce soit la réalité même qui nous apparaisse illusoire![17-2]

Voilà quelle est la question, dis-je: non pas spécialement musicale, non pas spécialement théâtrale, mais généralement artistique; non de réduire à d'huileux problèmes de machinerie la représentation d'une Walküre; non d'adapter Wagner au moule de nos guignols, où Wagner n'entrera qu'en le faisant éclater, sans utilité pour personne! mais de réfléchir sur l'Art et sur ce qu'est notre art, d'y réfléchir avec sérieux; et,—si nous répondons en notre âme et conscience à cette interrogation grave: «Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas, un Art nouveau?» si nous y répondons: «Oui! Oui!», si nous avons reconnu que Wagner en peut être le précurseur, l'initiateur ou l'instituteur,—alors, seulement alors, d'adapter nos guignols à cet Art de Richard Wagner, jamais l'Art de Richard Wagner à l'indignité de nos guignols.

Qui d'une piété semblable a cure? Ah! comme tous ont pris leur revanche, directeurs, chefs d'orchestre[18-1], interprètes et public, depuis que l'Œuvre immortel du trop pur génie mort est seul à se défendre contre eux! Quelle conspiration tacite, instinctive, pour faire ou pour laisser descendre à leur portée les conceptions de Richard Wagner, pour se spécialiser, pour se clapir chacun dans sa propre incompréhension, pour se congratuler entre eux d'admirer sans avoir compris, et de nous avoir—tel est leur crime, et l'inconscience est leur excuse,—proposé comme fidèles, et souvent imposé, leurs caricatures bien intentionnées!

Que si tonnent ou détonnent des voix pour objecter: «Après tout, jeune énergumène, ces conceptions de votre Wagner sont des conceptions dramatiques: et, pourvu donc qu'on les représente...»—Oui! répliquera l'«énergumène», oui, des conceptions dramatiques! Des conceptions dramatiques certes! Mais c'est donc pour ne pas entendre que vous aviez des oreilles, lorsqu'à l'instant l'énergumène vous parlait nettement d'Art Nouveau (d'Art renouvelé, sans doute, eût été mieux exact)? Des oreilles, ah! vous en aviez pour entendre, ah! vous entendiez; mais écouter, voilà de quoi vous vous êtes passés: serait-ce que vous n'en êtes plus capables? Vous imaginez-vous qu'il s'agisse, par hasard, de je ne sais quel ronron sonore de paradoxe pour parade, agrémenté de sonneries de clairon, d'éternûments de cymbales et de canonnades de gong! Il s'agit de vérité, d'une vérité sérieuse, à dégager des «ouï-dire»: des falbalas de poupée, des fards de carnaval, et des corsets de prostituée, dont on a tour à tour cherché à déguiser, à maquiller, à déformer son éblouissante nudité de Belle-au-Drame-dormant sans défense. Il s'agit de vérité, d'une vérité sérieuse: vitalement, mortellement sérieuse! Car, pour dramatiques qu'elles soient en effet, les conceptions de Richard Wagner, à dater de la Tétralogie, y compris la Tétralogie, n'en demeurent pas moins inséparables de ses idées personnelles sur l'essence de l'Art, sur le but de l'Art; inséparables, affirmerai-je, de ses efforts pour démontrer que l'Art est la plus sacrée des choses, et, sous la forme du Théâtre, investissant d'une intense vie les plus cachés des sentiments, des émotions ou des passions, peut arracher un peuple d'hommes aux vulgaires intérêts qui les occupent tout le jour[19-1], pour rendre intelligibles, à ce peuple rassemblé, les plus hautes comme les plus profondes parmi les fins de l'humanité[19-2].

Et que nul a priori n'ose ici chuchoter les inopportuns mots de «système» ou de pièces-à-thèse: supposer qu'après la lecture, et surtout après la représentation de n'importe quel Drame de Richard Wagner, n'importe quel homme pourrait classer ce Drame au nombre des pièces dites à thèse, enfantines anecdotes soufflées dignes de toute indignité, jamais d'un tel excès d'honneur,—ce serait faire à l'esprit critique ou bien à la bonne foi des uns, comme à l'intuition des autres, une injure gratuite autant qu'inutile. S'obstiner systématiquement à radoter du «système» de Richard Wagner, ce serait oublier que toute sa vie Wagner, avec une légitime fureur, s'est proclamé du monde l'homme le plus ignorant de ce que peut être ce «système». Et comment ne l'en croirait-on pas sur sa parole? Comment, lui qui toujours fut Artiste, et rien de plus (et qu'est-ce qu'on peut être de plus?), comment n'eût-il pas ignoré ce que peut bien être ce «système»? «Système» est vite dit, mais qu'est-ce que «système»? Par déduction, par induction, par toute quelconque méthode logique, arbitraire et présomptueuse, un esprit didactique, en son futile dédain des révélations inspirées, saura jour après jour édifier un «système», au moyen de matériaux choisis, cimentés par des raisonnements, sur un fonds de plausibilités phénoménales: après quoi sa royale raison condescendante voudra bien faire l'honneur au monde,—Choses, Nature, Vie Universelle,—de l'adapter, à son «système»! Maintenant donc, si c'est cela «système», nommera-t-on de ce vocable odieux les idées d'un Richard Wagner, en dépit d'un Richard Wagner? des idées issues, comme l'Artiste même, comme sa Musique et comme ses Drames, de la Réalité des Choses, des Profondeurs de la Nature, et du Cœur palpitant de la Vie Universelle! Plutôt dire que l'Art (qui, toujours, sait ce que souvent l'Artiste ignore)[20-1] lui révéla progressivement les horizons d'un nouveau monde, pressenti mais inexploré,—où Wagner lui-même éprouva le besoin de s'orienter et de se recueillir, pour son propre compte et tout seul, avant de révéler à son tour, aux hommes sceptiques de l'ancien monde, la merveille de sa découverte.

Or je pose que révélateurs de cette merveille, ses Drames le sont! Ils le sont—à la condition sine qua non d'être exécutés comme il sied. Ils le sont—à la condition que les interprètes, à force de renoncement et de foi, méritent la descente, sur leurs têtes, des apostoliques langues de flamme, afin de pouvoir parler au Peuple[21-1], au cœur du Peuple, inconsciemment, l'idiome spirituel qui les en rendrait maîtres. Ils le sont—à la condition que ces interprètes, les acteurs comme les musiciens, les décorateurs comme les machinistes, ainsi devenus dignes du Drame, trouvent alors devant eux des gens rassemblés pour se «distraire», soit, mais pour se noblement «distraire», au sens le plus élevé du mot: c'est-à-dire pour s'abandonner sans réticences, sans infatuation critique, à l'ingénuité de leurs propres impressions, au lieu de chercher dans l'Œuvre d'Art tout autre chose que l'Œuvre d'Art, tout,—excepté cette Œuvre elle-même! Ces représentations idéales, par des interprètes idéals, devant un Public idéal, pour un Public dont le goût n'ait pas été faussé, tour à tour, par des habitudes, seconde nature contre nature, et par des conventions, et par des prétentions, et par des perversions, et par des concessions: ces représentations idéales, devant un Public idéal, pour un Public de Foule et de Peuple[22-1] si l'on veut, connaisseur,—mais de son ignorance, et par là propre à tout recevoir, à tout admettre, à tout sentir, à tout comprendre, à tout écouter jusqu'au bout la bouche béante, mais l'âme aussi, à ne se jamais scandaliser si le musicien comme le poète le veulent intéresser au Drame plutôt qu'aux interprètes du Drame; ces représentations idéales, révélatrices de l'Art nouveau découvert par Richard Wagner, révélatrices de ses idées mieux que toutes ses œuvres théoriques,—il n'y a plus à les espérer pour le moment.

Non qu'elles soient irréalisables, et la preuve, c'est qu'il est au monde une ville où l'effort des Barbares, l'hostilité des scènes allemandes, la vanité des interprètes, l'inintelligence des publics et le scepticisme de la presse n'empêchent point qu'elles se réalisent! Réalisables, elles le seraient donc, en Allemagne, en France et partout, mais il faudrait que certains, pour les organiser, consentissent d'abord à s'instruire, à toutes grandes ouvrir leurs petites cervelles au souci de savoir de quoi il s'agit. Il faudrait que fût voulu, par tout un peuple d'âmes, l'Art nouveau qu'a voulu Wagner: et comment voudront-ils, s'ils ne savent pas d'abord? et comment sauront-ils, s'ils ne veulent pas savoir? Ah! s'ils voulaient savoir, seulement! Car tout est là. Quand ils auraient appris qu'il fallut à Wagner des années pour s'orienter, pour prendre conscience de son but, pour pouvoir arriver lui-même, minorité d'un contre tous, à la volonté d'y viser,—sans doute se résigneraient-ils à poser leurs pieds dans ses pas, à suivre, vestige à vestige, l'âpre sentier qu'il a frayé; par la connaissance de sa vie, ils s'initieraient peu à peu à l'évolution de ses idées; par l'évolution de ses idées, aux causes de cette évolution; par l'intelligence de ces causes, à l'incompatibilité qui définitivement existe entre d'une part l'aménagement de nos représentations dramatiques, et d'autre part l'économie, formelle, foncière et générale, des conceptions de Richard Wagner à dater de la Tétralogie. Et alors, ils comprendraient bien et reconnaîtraient: que jamais, en bafouant Wagner, on n'a fait à Wagner un plus indigne outrage qu'en l'admirant de certaine manière, en représentant, de certaine manière, tel Drame inutile à nommer; alors, peut-être voudraient-ils des représentations idéales, par des interprètes idéals, ailleurs qu'en une ville bavaroise, où tout le monde, à la fin du compte, ne peut pas se rendre!

Mais quoi! nous en sommes au même point qu'à l'époque où sollicité d'exposer ses idées sur l'Art, désireux d'éviter toute phrase trop didactique, Wagner, en 1860, vit surtout dans une traduction (qu'on lui réclamait en même temps) de ses Quatre Poèmes d'«opéras», le moyen de compléter cet exposé d'idées; de faciliter à des Français l'intelligence de ses principes,—sur le Drame-Musical-Poétique et Plastique,—en rendant possible, à ces mêmes Français, la lecture, l'étude, la méditation de quatre exemples de ce Drame, applications concrètes de ses principes abstraits. Quand je dis que nous en sommes au même point, c'est de notre ignorance que je parle; car, si cette ignorance des principes de Wagner demeure, après la Lettre à Frédéric Villot, profonde, à notre honte, autant qu'auparavant,—différentes sont les conjonctures.

Tout d'abord est devenue possible une traduction française, en prose, du quadruple poème du Ring: de ce poème qui, en fait de quadruple métaphore explicative et suggestive, explicative de ses principes, suggestive de ses théories, eût été trente-quatre ans plus tôt ce qu'il est encore aujourd'hui même, c'est-à-dire mieux persuasif, significatif, péremptoire, ou, pour parler sur piédestal, mieux adéquat aux fins voulues.

D'autre part, les ennemis de Wagner ont désarmé, si bien qu'on pourrait presque dire, sans aucun paradoxe, hélas! qu'excepté ses admirateurs, il n'a plus chez nous d'adversaires. Circonstance à la fois très utile et si grave! très utile, car enfin l'on peut parler de Wagner avec des chances d'être écouté; grave, parce que tant d'honnêtes gens, pour s'en être fait une image plus ou moins semblable à celle de Berlioz, croient être en règle avec Wagner. Qui sait dès lors à quelles fureurs, à quelles injures, à quelles lâchetés, à quelle cabale peut-être est exposé celui qui proclamant, tout haut, ce que tel et tel déplorent trop bas, stigmatisera l'ovine bêtise ou l'hypocrite malhonnêteté des admirateurs de Wagner par mode, ou des exploiteurs de cette mode, dénoncés en flagrant délit, les uns de snobisme et d'erreur, les autres, de tripatouillage! Qui sait? mais il le faut! Puisqu'il le faut: Soit! dis-je. Soit! puisque décisive est l'heure. Soit! puisqu'à cette heure décisive, des voix se taisent, non pas plus sincères, mais moins indignes que ma voix. Bénies soient-elles, d'ailleurs, d'avoir parlé jadis, aux temps presque héroïques encore et presque industriels déjà de la propagande wagnérienne, lorsque nos âmes d'enfants naissaient à peine à l'Art; lorsque, sans ces voix opportunes, nous aurions pu, tout aux élans d'un enthousiasme irréfléchi, applaudir d'instinct qui? Richard Wagner, de cela nous eussions été sûrs; quoi? des contrefaçons de ses Drames, et cela nous l'eussions ignoré...

Nous l'eussions ignoré sans doute! Mais enfin, nous ne l'ignorons pas. Songeons donc (c'est le meilleur moyen d'affirmer notre reconnaissance), songeons à tenter pour autrui l'effort qui fut tenté pour nous par ces voix véridiques et rudes. Comprenons que si, rudes, elles le furent parfois jusqu'à nous sembler fanatiques, c'est qu'elles tonnaient en une époque de polémiques exaspérées, de désespérées tentatives suprêmes pour ou contre l'Art de Richard Wagner. Ne leur imputons pas à trop grave péché leur demi-silence après une victoire que, moins noblement désintéressés, pontifes prompts à vivre du culte autant qu'à propager la foi, bien des autres eussent exploitée. Et, faisant un juste retour vers ces profondeurs d'ignorance, d'où notre enthousiasme aurait pu s'élever, pour s'évanouir à la fin, comme l'éclat du feu passager d'un engouement,—si nous n'avions pas sur les cimes entendu des appels d'apôtres, si nous n'avions vu sur leurs têtes les apostoliques langues de flamme, sur leurs lèvres l'ardent charbon où allumer, spirituelle, et perpétuelle, notre foi,—faisant, dis-je, un humble retour vers ces profondeurs d'ignorance aux virtualités éteintes, réservant nos indignations pour quiconque, la vérité lue, persévérerait en son erreur par quelque imbécile amour-propre, rétractons avec repentir de trop hâtives paroles violentes: «Ovine bêtise»?—Non pas. «Hypocrisie»?—Non plus. «Malhonnêteté»?—Pas davantage. Ignorance, ignorance réelle! celle même qui, sans d'opportunes voix, fût demeurée la nôtre, oublieux que nous sommes! Et pourtant nous étions des épris d'Art, nous autres,—des Artistes même, quelques-uns!—c'est-à-dire des hommes qui, par vocation, des hommes qui, tous, considéraient que leur premier devoir, sinon l'unique, consiste à se préoccuper d'Art, et de l'essence de l'Art, et du but de l'Art, et de ses destinées éternelles: tandis que l'ignorance du Public reste, en somme, moins attribuable au Public lui-même qu'à l'ignominie d'un milieu natal indifférent aux questions d'Art.

Tolérer semblable ignorance?—Non! nous ne sommes point au monde, j'espère, pour tolérer ce qui nuit au monde? nous y sommes pour chercher, pour trouver et pour croire,—et pour agir, de toutes nos forces, conformément à notre Foi?

Tolérer donc, jamais! Qu'on nous arrache la langue! Tolérer? Soit: quand nous serons morts. Mais aussi, plus j'y réfléchis, plus s'affirme et grandit en moi, pour cette ignorance du Public, à défaut de quelque lâche désir d'y condescendre, une particulière indulgence: quels éléments d'étude a-t-il eus, après tout, quels éléments d'étude a-t-il pour directement s'initier aux conceptions de Richard Wagner? Les ennemis de Wagner ayant désarmé, nommerons-nous éléments d'étude tels panégyriques sur mesure d'apologistes sur commande, improvisés admirateurs au lendemain de ce désarmement? Nommerons-nous éléments d'étude les «morceaux-choisis» pour concerts, voire les «morceaux-choisis» pour soirée d'Opéra, qu'on ose, avec tranquillité, proposer au Public français comme révélateurs d'Œuvres d'Art prétendant à bon droit chacune, d'un bout à l'autre, eussent-elles trois actes, eussent-elles treize actes[27-1], à la même égale attention? Éléments d'étude révélateurs certes, s'ils n'étaient amputés d'organismes vivants, d'ensembles dramatiques dont la Langue, la Métrique,—la Poésie, la Symphonie,—la Plastique, et la mise en scène,—réagissent les unes sur les autres, indivisiblement unies, le mot complété par la note, la note complétée par le geste, et tout, depuis l'idée générale jusqu'au plus minime détail matériel, se correspondant, se tenant à tel point, que les défauts,—sans lesquels il n'est point de vrai chef-d'œuvre,—les défauts même, on l'a pu dire font intégrante partie du Drame, s'imposent à notre admiration, par leur caractère de nécessité! Pour ma part, je déclare que des «morceaux-choisis», quand bien même ils consisteraient en un quart de Drame comme La Valkyrie (un quart dénaturé lui-même par d'inintelligentes coupures, et par quel système de représentation!), de semblables «morceaux-choisis» ne sont pas des éléments d'étude: ou plutôt ne peuvent être éléments d'étude qu'à certaines conditions précises, ici débattues par la suite.

Restent: les partitions orchestrales, lisibles pour combien d'élus? les partitions pour piano, mementos utiles pour qui sait déjà, dangereux pour qui sait mal encore[28-1]; les traductions en vers français, libretti traîtres aux Poèmes[28-2]; enfin les traductions en prose, et quelques douzaines d'analyses—plus ou moins littéraires, par des musicographes, plus ou moins musicales, par des littérateurs. Des analyses! chacun les fait à son point de vue,—souvent sans avoir lu ni partition, ni texte, sans avoir entendu, sans avoir vu les Drames; souvent d'après tel devancier qui, documenté d'«ouï-dire», n'avait guère davantage entendu, vu ni lu, et duquel il répète, soit les erreurs grossières, soit les interprétations fausses, soit les impudentes fantaisies[28-3]. Des analyses! que dire de celles presque exclusivement thématiques, la plupart exactes, encore qu'incomplètes? comme si Richard Wagner n'eût été que «musicien»! comme s'il n'eût été—musicien—que l'initiateur du Leit-Motiv! Mais au reste, à présupposer que, littéraires ou bien thématiques, toutes ces analyses fussent exactes, à les présupposer complètes,—et plus d'une possède ces deux qualités,—la meilleure vaudrait toujours moins que la pire des traductions totales, puisque en somme il s'agit d'un Drame: dont celui-ci jugera telle scène ou plus importante ou plus belle; dont celui-là passera sous silence la même scène, trop heureuse si quelque pédant n'y découvre point, pour sa part, des philosophies, des morales, des métaphysiques, et quoi sais-je! Hé! que ne me donnez-vous, au lieu de vos analyses, la scène elle-même,—et toutes les scènes?

Si Wagner ne fut que «musicien» c'est ce que nous verrons bien alors! S'il ne fut, au surplus, que son propre librettiste, un versificateur choisissant pour sujets, prétextes à Musique, prétextes à décors, d'à peu près lyriques anecdotes, d'oiseuses fables mythologiques, de spécieuses féeries pour trappes et pour trucs: ou s'il fut un très grand Poète au sens originel du mot, un intuitif Créateur d'Œuvres où se pose, profondément, musicalement, artistiquement, je ne dis pas: philosophiquement, le Problème de nos Destinées; un Révélateur de Symboles, un Restituteur de Réalités; un génial Vivificateur, Revivificateur plutôt, des humaines, des universelles, des perpétuelles significations de l'immémorial Légendaire aryen! Si Wagner ne le fut pas, ce Poète, ce Créateur, ou s'il le fut; si, ce Poète n'étant pas compris, le Musicien peut être compris; si, ni l'un ni l'autre n'étant compris, peut être compris le Dramaturge, voilà ce que nous verrons bien, dis-je! voilà ce que nous verrons, rien de moins, par ses prétendus libretti, quand on nous les aura traduits—comme il convient que traduits soient-ils. Et nous verrons encore, j'espère, moins mal qu'au moyen d'analyses, s'il faut considérer le Drame de Richard Wagner, le Drame-Musical-Poétique-Plastique, comme un phénomène isolé, comme une «fantaisie individuelle», et non comme un effort d'un Artiste complet, «dans un intérêt général»! Et nous verrons encore, j'espère, si, au résultat de cet effort, il n'y a pas lieu d'appliquer l'appréciation, de Wagner même, sur la Symphonie de Beethoven: que son Drame «se dresse devant nous comme une colonne, qui indique à l'Art une nouvelle période»; car avec ce Drame de Richard Wagner «a été enfantée, au monde, une œuvre à laquelle l'Art d'aucune époque, ni d'aucun peuple», y compris l'Art de la Hellade, «n'a rien à opposer qui en approche, ou qui y ressemble[30-1]».

Qu'on n'aille pas dénaturer le sens des affirmations qui précèdent. Loin de moi l'idée d'insinuer qu'une Traduction, fût-elle parfaite, fût-elle adaptable sans une erreur, sans une faiblesse, à la Musique, suppléera jamais pour ce Drame à des représentations exactes: j'ai dit, au contraire, et je redis, qu'à cette condition d'être exactes, seules des représentations sauraient, mieux que n'importe quelle autre épreuve, révéler la nécessité, montrer la possibilité, non seulement d'un Art-Dramatique nouveau, mais, sans autre épithète, d'un plus noble Art nouveau. J'ajoute ici qu'une traduction ne suppléerait même, à mon avis, ni aux représentations françaises, tout antiwagnériennes qu'elles soient, ni aux sélections des concerts publics, plus antiwagnériennes encore; mais peut-être permettrait-elle, précédée de cet Avant-Propos, flanquée d'irrécusables gloses, peut-être permettrait-elle seule: d'aller à ces représentations, d'assister à ces sélections, avec des chances d'en découvrir...—L'inutilité?—Ce serait excessif...—L'insuffisance alors?—Voilà!

Possible est-il d'ailleurs qu'une découverte telle n'influerait, en aucune manière, sur l'insuffisant train des choses. Il n'en est pas moins vrai qu'il la faut faire d'abord! Il n'en est pas moins vrai que tous ceux, qui l'auront faite, se trouveront dès lors, et dès lors seulement, à même de rapprendre, ou plutôt d'apprendre, et quel Art a voulu Wagner, et à quelles conditions ses Drames sont révélateurs de cet Art, et par quels moyens, tant que ces conditions seront irréalisées en France, tant que les protestations y seront inefficaces, il restera la ressource, aux protestataires, de se créer de cet Art, en attendant mieux, une image fidèle à la vérité. Voyons! si nous en sommes en France,—après tant de bruit, malgré tant de bruit, et, sans doute, à cause de tant de bruit,—au même point d'ignorance qu'en 1860, si nous applaudissons de confiance,—par instinct? par remords? par mode?—comme nous avons sifflé de confiance, sans d'ailleurs soupçonner maintenant mieux qu'autrefois de quelle sublime chose il s'agit, ah! de quelle redoutable chose, la cause n'en serait-elle pas, franchement, que notre initiation a été mal conduite? Si elle a été mal conduite, n'est-ce pas qu'elle est à recommencer? Et si elle est à recommencer, recommençons, au moins, par le commencement. Est-ce donc si pénible, après tout? Pénible! Et quand bien même ce devrait être pénible? L'ignorance, le mensonge, l'erreur le seraient-ils moins? Qu'on le dise tout de suite! Quant à moi, je répondrais que, pénibles ou commodes, l'ignorance, le mensonge, l'erreur, n'auront plus une minute la paix. Car comment! nous serions certains qu'un volume bien fait,—comme il en est un[31-1], ou qu'un article généreux, d'un Mirbeau, d'un Henry Bauer[32-1], peuvent suffire, non certes à réparer le mal, mais à faire naître ici, dans quelques âmes sincères, la bonne volonté de réagir; et loin de le signaler, ce volume, loin de le provoquer, cet article, loin de réagir personnellement, nous nous résignerions à tolérer l'erreur? le mensonge? l'ignorance? Jamais! Nous crierons, jusqu'à ce qu'on entende! Nous crierons, jusqu'à ce qu'on écoute! Et s'il est réellement des hommes auxquels semble commode l'erreur, commode le mensonge, commode l'ignorance, nous saurons les leur rendre, à force de clameurs, moins commodes que la vérité! Et nous nous répéterons, et nous nous développerons, et nous nous résumerons, et nous déménerons, pour de nouveau nous répéter, pour de nouveau nous développer, pour de nouveau nous résumer, nous démener, nous multiplier: jusqu'à ce que les plus entêtés, vaincus ou convaincus, s'amendent; jusqu'à ce qu'ils disent: «Recommençons»; jusqu'à ce qu'en témoignage de leur sincérité, sans protestation, sans révolte, ils subissent, conclusion pour les pages qui précédent, argument pour les pages qui suivent, l'énumération, une fois de plus, de ce que j'appellerais volontiers les motifs, les typiques motifs,—les irréfragables Leit-Motive de ce modeste Avant-Propos:

Puisque Richard Wagner voulut un Art nouveau, non seulement un Art dramatique nouveau, mais, sans autre épithète, un plus noble Art nouveau; puisque des représentations-types peuvent seules nous révéler cet Art; puisque nous n'avons pas ces représentations-types; puisque nous ne saurions les avoir aussi longtemps que seront mal connus, mal interprétés, mal suivis, les principes de Wagner sur le Drame et sur l'Art; puisqu'il faut donc connaître ces principes d'abord; puisque notre ignorance des principes de Wagner demeure, après la Lettre à Frédéric Villot, profonde, à notre honte, autant qu'auparavant; puisque Wagner, sollicité d'exposer ses idées sur l'Art, vit surtout, dans une traduction (qu'on lui réclamait en même temps) de ses Quatre Poèmes d'«opéras», le moyen de compléter cet exposé d'idées, de faciliter à des Français l'intelligence de ses principes, sur le Drame-Musical-Poétique-et-Plastique, en rendant possible, à ces mêmes Français, la lecture, l'étude, la méditation de quatre exemples de ce Drame, applications concrètes de ses principes abstraits; puisque d'ailleurs, considérant une traduction de ces quatre ouvrages comme une quadruple métaphore explicative et suggestive, explicative de ses principes, suggestive de ses théories, Wagner était réduit, en 1860, à ne recommander de cette métaphore qu'un terme sur quatre, un seul terme, Tristan, pour intégralement significatif de son esthétique intégrale; puisqu'au surplus Tristan, conforme à ces principes, n'en avait pas moins été composé dans la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique; puisqu'on saisit dès lors sans peine quels motifs purent pousser l'artiste à désirer, à proposer: une Traduction française de l'Anneau du Nibelung, quels motifs (si alors elle eût été possible) la lui auraient sans doute fait juger préférable à celle, en 1860, de Quatre Poèmes d'«opéras»; puisque ces motifs se résument en un (en fait de quadruple métaphore explicative et suggestive, explicative de ses principes, suggestive de ses théories, le quadruple Poème du Ring, cause directe et directe application consciente de ces mêmes théories et de ces mêmes principes, à leur summum d'intransigeance, eût été mieux persuasif, significatif, péremptoire, ou, pour parler sur piédestal, mieux adéquat aux fins voulues); puisque, trente-quatre ans écoulés, ces motifs subsistent d'une part, tandis que d'autre part ont disparu les causes pour lesquelles cette publication, bien qu'elle eût mieux correspondu aux motifs intimes de Wagner, devait se faire si longtemps attendre:

Pour ces irrécusables Puisque, irréfutablement déduits, et pour d'autres raisons spéciales, formulées chacune à sa place logique:

Si nous voulons un Art nouveau, comme l'a voulu Richard Wagner;

Si nous voulons nous initier à ce qu'a voulu Richard Wagner;

Si nous ne pouvons l'aller apprendre à Bayreuth, la seule ville du monde où des représentations suffisent à l'initiation complète:

Alors, seulement alors,—mais alors avant tout:

Etudions les idées de Wagner, les origines de ces idées, les conséquences de ces idées; complétons cette étude par celle d'une Traduction, en prose, de la Tétralogie.

Gardons-nous d'aborder cette Traduction, d'ailleurs, sans la prudence indispensable. Et (ce sera notre dernier Puisque) et puisque le Poème de la Tétralogie, conçu, écrit même en partie, ne put être achevé par Wagner avant qu'il se fût rendu compte, par la méditation abstraite, des principes théoriques conformément auxquels ce quadruple Poème, enfin, révélerait la nécessité, prouverait la possibilité d'un Art dramatique intégral intuitivement pressenti: à notre tour,—après les idées générales, les origines de ces idées, les conséquences de ces idées; avant la Traduction, en prose, du quadruple Poème du Ring,—examinons les trois ouvrages dénommés, par Wagner lui-même, «l'expression abstraite» de ce Ring, «qui s'était développé en lui comme une production spontanée.»[35-1].

N'est-il pas vrai qu'ensuite nous aurons bien des chances pour apprécier avec justesse, en chacun des Drames de l'Anneau, et les caractères du sujet, et la tendance de ce sujet, et le mode dramatique dans lequel il est traité, et quelle part, à la conception, à l'exécution de ces travaux, quelle part eut l'esprit de la Musique?—Mais oui, nous les aurons, ces chances! Et des chances aussi pour savoir: ce qu'il y a lieu de rechercher dans une Traduction de cet Anneau, dans celle-ci en particulier; dans une Edition de cet Anneau, dans celle-ci en particulier; comment il faut lire la première, comment consulter la deuxième; comment compléter l'une et l'autre au moyen, tantôt d'une lecture, tantôt d'une représentation, tantôt d'une audition dans un concert public. Car je le répète: une traduction ne suppléerait certes, à mon avis, ni aux représentations françaises, tout antiwagnériennes qu'elles soient, ni aux sélections des concerts publics, plus anti-wagnériennes encore: mais peut-être permettrait-elle, précédée de cet Avant-Propos, flanquée d'irrécusables gloses, peut-être permettrait-elle seule: d'aller à ces représentations, d'assister à ces sélections, sans ignorer d'avance et ce qu'il convient d'en prendre, et ce qu'il importe d'en laisser.

II

L'heure est venue des phrases didactiques: pourquoi suis-je un artiste, hélas! Car, si chétive que soit ma personnalité, elle n'en éprouve pas moins combien, à tout artiste, du plus génial au plus chétif, s'appliquent, inéluctablement, certaines doléances de Wagner lui-même[36-1], réduit à des phrases didactiques. J'essayerai d'être clair, pourtant! quelque «anormal» que soit l'état dans lequel j'ai placé mon esprit par foi; quelque «étrange supplice» que m'impose, à moi comme à Richard Wagner, un semblable «anormal» état. Et, quand je me sentirai trop proche de cette «impatience passionnée» qui m'empêcherait, suivant Wagner, de consacrer au style le temps obligatoire: ou, si je me sens trop loin du «calme» et du «sang-froid» qui doit être «le propre du théoricien», j'abdiquerai ma voix personnelle, pour faire ou pour laisser parler celle du génie[37-1]. Aussi bien n'est-ce pas moi qui compte ici pour rien; et ce n'est pas d'être original que je me propose, mais d'être exact.

Qu'il me soit avant tout permis de remémorer que, si insuffisantes que soient la plupart des biographies françaises de Wagner, je n'ai pu pour cet Essai songer qu'à préciser, parmi les circonstances de sa carrière d'artiste, celles qui m'ont semblé plus directement intéresser le présent labeur de Traduction et d'Edition. Sûr dès lors, de par cette déclaration catégorique, pour la deuxième fois formulée, qu'on ne m'imputera pas à forfait certaines omissions volontaires, je tendrai droit au but et tout d'abord noterai: quiconque recherchera quels faits, dès l'enfance de Richard Wagner, purent être significatifs d'une évidente vocation d'Art, constatera la précoce facilité qu'il eut à s'exprimer en vers métriques. «Ce ne fut que plus tard» dit-il lui même,—quand déjà ses études, l'ayant fait pénétrer dans l'antiquité surtout grecque[37-2], lui avaient inspiré maints poétiques essais,—ce ne fut que relativement fort tard qu'il en vint à perfectionner son éducation musicale: à seule fin d'«écrire un accompagnement» pour une «tragédie» composée par lui[38-1]. Je n'irai pas jusqu'à en conclure que Wagner eut, dès la mamelle, l'intuition de son futur Drame-Musical-Poétique-Plastique; je me contenterai de faire observer à quiconque aurait l'inconscience, niant Richard Wagner poète ou Richard Wagner dramaturge, d'affirmer quelque admiration pour Richard Wagner «musicien», qu'en dépit de ces dénégations, en dépit de ces affirmations, le développement logique et l'éveil progressif sont prouvés, du génie de Wagner, du génie total de Richard Wagner: l'éveil progressif du poète, par l'enfant versificateur; du dramaturge, par le poète; et du musicien par tous trois,—sans lesquels il n'eût pas été!

D'ailleurs n'est-ce pas à dire, pour cela, qu'il faille attribuer ni que j'attribue moi-même, aux premiers libretti de Wagner adolescent, vrais libretti[38-2] ni plus ni moins! une bien grande valeur poétique. Au contraire, et quelques très prophétiques symptômes qu'ils offrent tous, il est certain que Richard Wagner, en écrivant, à vingt-cinq ans, le moins inégal et le dernier des livrets de sa première manière, Rienzi, ne songeait encore (on l'en peut croire) qu'à l'élaboration d'un texte d'opéra, qui lui permettrait «de réunir toutes les formes admises et même obligées de grand opéra proprement dit[39-1]», des introductions, des finales, des chœurs, des airs, des duos, des trios, tout en y déployant «toute la richesse possible[39-2]». Et comment Rienzi eût-il, quand on y pense, marqué «aucune phase essentielle dans le développement des vues sur l'Art[39-3]» qui, plus tard, dominèrent Wagner? Conçu en Allemagne et commencé là, «sous l'empire de l'émulation» excitée en lui par les impressions, «les jeunes impressions» dont l'avaient «rempli», tantôt l'ample style «héroïque» des opéras d'un Spontini, tantôt le «genre brillant», trop brillant, du Grand Opéra parisien, d'où lui arrivaient des ouvrages portant les noms fameux d'Auber, de Meyerbeer et d'Halévy[39-4],—Rienzi ne fut-il pas achevé, quant à la partie musicale, pendant le premier séjour de Wagner à Paris? Les représentations du Grand Opéra, la perfection de l'exécution, les splendeurs de la mise en scène, pouvaient-elles manquer d'éblouir[39-5], alors, un artiste jeune, arrivant d'Allemagne, accoutumé, comme chef d'orchestre, aux ridicules misères d'un guignol de Riga, et, circonstance plus périlleuse, en quête de la direction propre à donner à ses facultés? Mais aussi cet éblouissement, la première stupeur dissipée, devait nécessairement, par le contraste même, contribuer à révéler, au sens artistique de Wagner, l'indigence musicale,—ci-dessous déterminée,—et la pauvreté poétique d'un genre, qui n'éveillait en lui, somme toute, que des sensations d'ordre assez grossier. Qu'en Allemagne la Juive l'eût enflammé si peu, tandis qu'à l'Opéra la Juive l'«éblouissait», quoi donc! la cause en était-elle, en tout et pour tout, imputable, aux ridicules misères des guignols de l'Allemagne? Le genre n'y était-il pour rien? L'œuvre n'y était-elle pour rien? Car enfin, comment se faisait-il que même ces ridicules misères des guignols de province allemands, même l'imbécillité du livret germanique, ne l'eussent pas empêché, lui, Richard Wagner, d'être jusqu'aux entrailles ému d'un Freyschütz?

Problèmes déconcertants, mais non pas insolubles: la solution, Wagner la pressentait bientôt, lors d'une audition, au Conservatoire, de cette Symphonie avec Chœurs à laquelle son génie doit tant, puisqu'elle contenait en germe toutes les floraisons du Drame-Musical-Poétique-Plastique[40-1]. Il est tel écrit de cette époque qui, document précieux, nous permet d'évoquer les premiers essors, les premiers coups d'aile, les premières tentatives de sa pensée mal drue, lassée du nid des conventions, pour s'en évader vers le ciel de l'Art,—désormais irradié, pour elle, du pur, de l'omniscient soleil de Beethoven[41-1]. Lente prise de possession, mais ininterrompue, d'un domaine infini jusqu'au vertigineux! il semblait à Wagner, depuis cette audition de la Symphonie avec Chœurs, que Beethoven lui-même, parfois, du fond de cet infini sacré, lui parlait, l'inspirait, guidait son vol novice, le vol métaphorique et vague de ses intuitions déprises; et alors, ces paroles de l'invisible guide, du guide invisible et présent, imaginairement entendues, réellement entendues pourtant, Wagner les confiait au papier. Elles lui suggéraient, ces paroles, que, dans le primordial univers, organes de la Nature créée, les sons des instruments futurs préexistaient, bien avant même qu'il fût des hommes; elles lui suggéraient, d'autre part, que pour ces hommes la voix humaine est l'interprète du cœur humain, l'immédiat interprète de tout ce qui constitue,—sensations, sentiments, passions,—la Personnalité abstraite, objet plus limité sans doute que la Nature, mais combien plus clair et précis! Elles concluaient enfin, ces suggestives paroles, que si l'Art parvenait à traduire la Nature,—infinie, imprécise, concrète,—au moyen de l'instrumentation; la Personnalité,—finie, précise, abstraite,—au moyen du langage humain, de la voix humaine; si l'Art parvenait, la Nature traduite, la Personnalité traduite, à rendre évidente, dramatique, sensible, la vivante réciprocité perpétuelle, soit de leurs relations générales, soit de leurs réactions plus particulières; si l'Art réussissait, en outre, à poser dans ses œuvres l'Ame (exprimée par la voix humaine) comme le régulateur des élans, des conflits et des violences de la Nature (exprimée par les instruments),—le cœur de l'auditeur, du spectateur, de l'homme, s'ouvrirait à cette «forme artistique idéale», qui «peut être entièrement comprise sans réflexion[42-1]», à ces émotions si complexes, à cette révélation, quasi surnaturelle, des seules Réalités du monde.

Maintenant donc, puisque nous parlions auparavant, non de la Symphonie avec Chœurs, mais de la Juive, et du Freyschütz, et de l'opéra, et des impressions produites par la Juive, par le Freyschütz, sur Richard Wagner, et des problèmes déconcertants proposés, à Richard Wagner, relativement à l'opéra, par la différence même de pareilles impressions: quel rapport avec l'opéra peuvent avoir et cette Symphonie, et toutes ces prétendues «paroles» conditionnelles de Beethoven, tous ces prétendus «Si» posthumes?—Avec l'opéra? Quel rapport? Aucun: mais aussi est-ce bien là pourquoi cette Symphonie, ces prétendues «paroles», ces «Si», permettaient à Richard Wagner de pressentir, aussitôt après Rienzi, la solution définitive: la nécessité d'une rupture, totale, avec le genre de l'opéra. Et la preuve, c'est qu'après ces prétendues «paroles», imaginairement entendues, réellement entendues pourtant, Wagner attribuait en outre à Beethoven, comme une conséquence naturelle, cette déclaration que, pour lui Beethoven, il ne voyait dans l'opéra, avec ses ariettes, avec ses duos, avec tout le bagage convenu qui l'encombre, que mensonge et vide musical sous les plus brillantes apparences, bref un genre, bien moins artistique qu'artificiel, à radicalement réformer, malgré la révolte certaine et des chanteurs, et du public. Ne suffirait-il point de lire ces phrases pour apercevoir, quand bien même Wagner n'aurait pas pris soin de le rappeler ailleurs, que l'éclat de l'idéal parisien avait déjà dès lors bien pâli à ses yeux, et qu'il commençait à puiser les lois, destinées à déterminer la forme de ses conceptions, à une autre source qu'à cet océan de la publicité officielle, qui s'étendait devant lui en France?[43-1]—Evidemment. Mais cette évolution, produite par l'efficace de la Symphonie avec Chœurs, et qui, loin de s'annoncer comme une révolution, restait réduite encore à l'état d'idées vagues, il fallait en une œuvre l'extérioriser: car si d'une part c'était en effet Beethoven qui avait suggéré, même vagues[43-2], ces idées fécondes à Richard Wagner, d'autre part Beethoven, pourtant, faute d'avoir trouvé un poème qui ouvrit une libre carrière au déploiement de sa toute-puissance musicale, n'avait pas laissé l'œuvre-type[43-3] qui leur aurait correspondu.

Hé bien, puisque d'ailleurs des idées toutes pareilles, comme l'avoue humblement Wagner, s'étaient sans aucun doute présentées dès longtemps aux grands maîtres ses précurseurs[43-4], même à ceux chronologiquement indépendants,—tel Glück,—de l'influence de Beethoven; puisque les successeurs de Glück étaient arrivés, pas à pas, à grandir, à lier entre elles, les traditionnelles formes roides, autant qu'étroites, de l'opéra; puisque, à la condition, toutefois, d'être soutenues par une situation dramatique un peu forte, ces formes suffisaient, parfaitement, à ce qui est le but suprême et supérieur de l'Art; puisque le grand, le puissant, le beau, dans la conception, sont choses qu'on peut, Wagner ne l'a jamais nié, rencontrer dans beaucoup d'ouvrages de maîtres justement célèbres[44-1]: existait-il pour le théâtre, à défaut d'une création-type de Beethoven, existait-il, de ces grands maîtres, une création sinon modèle, tout au moins issue, consciemment ou non, de besoins, de désirs, d'intuitions, d'idées, analogues aux besoins, aux désirs conscients, aux intuitions, aux idées conscientes, suscités, en Richard Wagner, par l'audition de la Symphonie avec Chœurs? Existait-il une création propre à préciser, pour lui-même, au moyen d'exemples directs, au moyen d'éléments concrets de comparaison, les conditions suivant lesquelles il pourrait extérioriser, en une œuvre viable et significative, ses nouvelles vues beethoveniennes? Dans tous les cas, si d'aventure elle existait, cette création, facile est-il de voir que ce n'était guère la Juive. Quoi? le Freyschütz alors? Plutôt! Aussi bien n'est-ce pas sans motif que j'ai choisi, pour les nommer, ces deux opéras parmi tous: l'un, la Juive, à cause de sa date[44-2]; l'autre, le Freyschütz, à cause d'un document, dont l'authenticité m'oblige à signaler l'œuvre fantastique de Weber, interprétation d'une légende, comme ayant, la première après la Symphonie, provoqué chez Wagner une crise que, classiquement, j'appellerais volontiers sa «nuit de révélation»: c'est au retour, en effet, d'une représentation du Freyschütz à l'Opéra qu'il conçut avec enthousiasme, en 1841, quelle mission s'imposait alors, après Beethoven et Weber, au musicien allemand, au dramaturge allemand: celle de rassembler dans le lit du Drame, mais surtout du Drame légendaire, le torrent de la musique allemande, tel que Beethoven l'avait faite[45-1]. Ce musicien, ce dramaturge, Wagner l'était-il? Pas encore. Eh bien donc, il fallait essayer de le devenir, les Richard Wagner, non plus que tel de ses indignes traducteurs, n'étant de ceux qui savent reculer devant le péril de manifester, à la face d'un monde de mensonge, leur foi militante en la Vérité.

Tout d'abord, dès le Vaisseau-Fantôme inclusivement (duquel vers et musique, excepté l'ouverture, furent terminés en sept semaines, aussitôt après Rienzi, et qui, dans sa pensée première, ne devait avoir qu'un seul acte), Wagner, décidé à changer de sujets, abandonna, une fois pour toutes, le terrain, comme il dit, de l'Histoire, pour s'établir sur le terrain, plus musical, de la Légende. Pourquoi? Mais à seule fin de pouvoir «laisser de côté» l'infini «détail nécessaire pour représenter et décrire le fait historique et ses accidents,» tout l'infini détail «qu'exige, pour être parfaitement comprise, une époque spéciale et reculée de l'histoire, et que les auteurs de drames et de romans historiques déduisent, par cette raison» fatale, «d'une manière si circonstanciée[45-2].» Et si, cet infini détail, Wagner tenait tant à le «laisser de côté», c'est que l'obligation d'en tenir compte équivalait à celle, plus grave, de traiter dans son Drame la partie poétique, la partie musicale surtout, suivant un mode incompatible, à ses yeux, avec chacune d'elles, et principalement avec la dernière. Car, pour la partie poétique: le seul tableau de la vie humaine qui doive être appelé poétique est celui dans lequel les motifs, qui n'ont de sens que pour la raison, sont remplacés par les mobiles tout humains qui gouvernent le cœur[45-3]. Et, pour la partie musicale: qui ne comprend que si l'Histoire, les sujets historiques, peuvent à la rigueur n'avoir rien à perdre à l'intervention de l'harmonie, de la mélodie, de la symphonie, l'Histoire, les sujets historiques, ont encore moins à y gagner? Qui ne voit que si la Musique, sans nul doute, est une langue, cette langue, loin d'être faite pour de pareils sujets, loin d'être apte à nous représenter les résultats de l'analyse intellectuelle,—bien plus, loin d'être intelligible au moyen des lois de la logique,—ne saurait être, au contraire, que l'écho synthétique de toute la Vie en son essence, impénétrable à l'analyse; ou encore, l'écho spontané des impressions—les plus profondes—de l'humaine sensibilité? Or précisément la Légende, pour le musicien comme pour le poète, a sur l'Histoire cet avantage de comprendre, à quelque nation qu'elle appartienne, à quelque époque qu'elle appartienne, ce que cette époque et cette nation ont de plus profondément humain, d'universellement éternel; et, ballade ou refrain populaire, de l'offrir sous une forme originale très vive, très colorée, assez saillante pour être tout entière perçue, du premier coup, sans réflexion, par l'intelligence la moins cultivée[46-1]. Aussi l'auteur d'un Drame à sujet légendaire peut-il, favorisé qu'il est par la simplicité de l'action, par sa marche, dont l'œil embrasse sans difficulté toute la suite, négliger toute explication d'une foule d'incidents extérieurs; et, les actes humains par ainsi dépouillés de leurs apparences conventionnelles, affranchis du temps et de l'espace, consacrer du poème la plus importante part au développement, non pas de l'intrigue, mais des motifs intimes, psychologiques, du drame, seuls intéressants pour le cœur[46-2].

Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, qu'à Wagner se soient révélées, à l'instant même, toutes les rigoureuses conséquences pratiques de sa définitive option: il suffit de jeter un coup d'œil sur l'ensemble des trois poèmes consécutifs à cette option (c'est-à-dire le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin) pour s'apercevoir qu'au contraire l'artiste n'apprit que par degrés à tirer un profit complet des spéciales virtualités dramaturgiques de la Légende: l'accroissement du volume textuaire, d'œuvre en œuvre, justifie déjà cette observation. C'est qu'au début Richard Wagner demeurait encore, en dépit de lui-même, trop préoccupé, beaucoup trop, de la forme traditionnelle propre à la musique d'opéra: et cette forme rendait impossible, on le sait assez, un poème qui aurait exclu la réitération, fréquente, des mêmes paroles et des mêmes phrases[47-1]; impossible, un texte vocal où la disposition des vers n'aurait pas été combinée pour permettre à ces mêmes paroles, à ces mêmes phrases, supports élastiques de la mélodie, de communiquer au poème, par l'artifice de leur retour, l'extension voulue par cette mélodie[47-2].

Aussi le Vaisseau-Fantôme marque-t-il moins le souci de renoncer à la coupe classique des morceaux-types dits d'opéra, qu'une tendance à lier entre eux ces morceaux-types; à en approprier l'usage, à en subordonner l'emploi, aux nécessités immédiates du drame, et bref à déjà fondre en un tout homogène,—poétique, musical, plastique,—les éléments divers de l'œuvre. Au reste, le seul but que Wagner se fût volontairement proposé d'y remplir consistait (pour parler une fois l'étrange français du traducteur de la Lettre sur la Musique)[47-3] à ne jamais «sortir des traits les plus simples de l'action»; à s'abstenir de toute intrigue empruntée à la vie vulgaire, comme de tout détail superflu; et à «développer davantage», en revanche, «les traits» les plus «propres à mettre» dans son jour, «dans son vrai jour,» le surnaturel «coloris caractéristique du sujet»: ce coloris lui semblait en effet correspondre, aux motifs intimes de l'action, jusqu'à s'identifier à elle[48-1].

Si cet idéal avoué (le développement de l'action par ses motifs intimes) se trouve déjà réalisé, moins incomplètement, dans Tannhäuser[48-2], toutefois Tannhäuser encore, presque autant que le Vaisseau-Fantôme, peut se rattacher, quant à la forme, aux opéras traditionnels des prédécesseurs de Richard Wagner[48-3], par d'incontestables analogies. Du moins s'en distingue-t-il, il y faut insister, par l'absence de ces concessions que Weber lui-même, ce pur, noble et profond esprit, reculant «devant les conséquences de sa méthode si pleine de style,» s'était résigné, quelquefois, à faire au «public d'opéra,» aux «exigences banales d'un livret d'opéra.»[48-4] Suivant le témoignage qu'à bon droit s'est en personne rendu l'auteur[48-5], Tannhäuser contient, quelque fondé qu'il soit sur le merveilleux légendaire, une action dramatique, développée avec suite, dont le principe est le salut d'une âme sollicitée par deux surnaturels instincts contradictoires. C'est à cette action dramatique, toute surhumaine et toute humaine, toute psychologique et toute passionnelle, qu'indubitablement Wagner avait pour but d'intéresser les spectateurs, sans qu'ils fussent obligés de la perdre un instant de vue: l'ornement musical, loin de les en détourner, ne leur devait paraître, au contraire, qu'un moyen de la représenter mieux. Ainsi donc, en s'interdisant toute concession quant au sujet, l'artiste par là même s'affranchissait, encore, de toute concession musicale[49-1]. Wagner en concluait, en 1860, qu'on pouvait dans Tannhäuser trouver déjà, sous la forme la plus précise, en quoi consistait son innovation: «Elle ne consiste pas, dit-il, dans je ne sais quelle révolution arbitraire, et toute musicale, dont on s'est avisé de m'imputer la tendance, avec ce beau mot, «musique de l'avenir»[49-2].

Je montrerai plus loin pourquoi Tannhäuser, s'il fallait bien qu'à cette époque son auteur le donnât, en France, pour significatif de son «innovation», ne saurait plus être actuellement (1894), que le deuxième en date des trois monuments destinés à perpétuer, par des attestations de plus en plus grandioses, la mémoire des Trois Pas qui rendirent à Wagner, et à ses pairs du ciel de l'Art, la pleine possession de leur domaine, la possibilité de créer des mondes immenses, comme l'Anneau du Nibelung, comme les Maîtres-Chanteurs, comme Tristan et Isolde, enfin comme Parsifal. Mais il sied avant tout que de ces «Trois Pas» de Wagner je dise quelques mots du dernier, commémoré par Lohengrin.

«L'intérêt de Lohengrin,» lit-on dans la Lettre sur la Musique, «repose sur une péripétie qui s'accomplit dans le cœur d'Elsa, et qui touche à tous les mystères de l'âme[50-1].» C'est vrai. Plus exclusivement même, s'il se peut, que dans Tannhäuser, l'action, dans Lohengrin, est toute psychologique; elle est psychologique au point que les sentiments, les passions, les désirs humains des personnages, paraissent exercer, sur la production des faits extérieurs mis en scène, une irrésistible influence nécessitante et créatrice; elle est psychologique (il en est d'autres preuves, mais je ne puis guère songer à les fournir ici), elle est psychologique au point que la plupart des commentateurs, trompés par certains préjugés, reprochent à l'ensemble du drame, comme des erreurs de «construction», d'«exécution», de «charpente», d'«intrigue» (il faut sourire!), tels détails matériels légitimement conformes au but intégral de Wagner. Vaines critiques, si faciles à réfuter, d'ailleurs, pour quiconque a lu ce qui précède, pour qui s'est rendu compte, après Richard Wagner, qu'en dépit des industriels du théâtre contemporain,—grands amateurs d'imbroglios, mesquins chercheurs de scènes-à-faire, corrupteurs du goût populaire, et conservateurs du faux-goût public, l'élément propre du Poète, du Musicien, du Dramaturge, c'est l'Ame humaine; l'Ame, en contact avec le Monde! Pour ma part, s'il m'était permis de me hasarder, en ce qui concerne Lohengrin, à formuler quelques réserves, ce n'est certes pas à la «charpente» que ces réserves s'adresseraient: bien plutôt, sans au reste atténuer en rien ma pieuse admiration sincère, bien plutôt viseraient-elles les rares répétitions, des mêmes paroles et des mêmes phrases, invraisemblablement attribuées encore, suivant les traditions classiques, à des personnages différents. Mais ces réserves mêmes seraient sans valeur aucune, puisque après tout Wagner, composant Lohengrin, croyait écrire un «opéra» et qu'on n'a donc pas le droit de le faire sans injustice—disons mieux: sans ingratitude—responsable d'imperfections inhérentes à l'essence du genre! Ce qu'il conviendrait, tout au contraire, d'admirer, si l'on en est digne, c'est que déjà Lohengrin soit, par sa propre force, dégagé, presque tout à fait, de ces imperfections spécifiques: c'est que déjà les répétitions des mêmes paroles, les invraisemblables répétitions sont remplacées presque toujours, au très grand profit de la beauté du texte, par des thèmes caractéristiques, soit d'un personnage, qu'ils «blasonnent»[51-1], soit d'une situation dramatique et d'une scène, soit des plus intimes états d'âme: thèmes tour à tour repris, ramenés, juxtaposés, mariés, entrelacés, fondus, contrariés, dans le chant ou dans l'accompagnement, en un ensemble symphonique indivisible de trois actes, au gré, non pas des interprètes, non pas même du compositeur, mais du Drame, seul guide, seul maître, et seul but. Voilà, pour ne parler que des progrès dans la forme, accomplis depuis Tannhäuser, indépendamment de la sublime valeur, équipollente et symbolique, de chacun des poèmes en soi, voilà ce qu'il conviendrait d'admirer, comme je dis, dans la technique de Lohengrin.

Aussi est-ce à bon droit que Wagner, treize ans plus tard, constatait avec complaisance quel «sûr instinct» l'avait conduit, sans nulle théorie préconçue, à l'idée d'une égale et réciproque pénétration de la Musique et de la Poésie comme condition d'une œuvre d'art «capable d'opérer,» dit-il, «par la représentation scénique, une irrésistible impression, et de faire qu'en sa présence enfin s'évanouisse, dans le sentiment purement humain,» toute velléité même de réflexion abstraite[52-1]. Pour moi, c'est à l'exaltation de ce «sûr instinct» divinatoire, par des injustices répétées, qu'il m'est doux et réconfortant d'attribuer la supériorité relative, et de Tannhäuser quant au Vaisseau-Fantôme, et surtout de Lohengrin quant à Tannhäuser; ces injustices étant connues, je n'en recommencerai point l'historique; je me contenterai de rappeler qu'en écrivant cette phrase: «Lorsque j'entrepris Lohengrin (la composition de Lohengrin), j'étais devenu conscient de ma solitude.[52-2]» Richard Wagner, implicitement, se rendait un témoignage de sa persévérance. En effet, lorsqu'il entreprit la composition de Lohengrin, ne venait-il pas de voir échouer, coup sur coup, toutes ses tentatives pour propager Tannhäuser?—Tannhäuser! à quoi de connu cela ressemblait-il, Tannhäuser? Nos bons wagnéromanes d'aujourd'hui vous le diraient, non sans un sourire de pitié, car peut-être est-il des ressemblances qui se développent avec l'âge des œuvres? Mais il faut croire qu'en son jeune temps, de même qu'il avait plus ou moins déconcerté le public de Dresde, Tannhäuser déconcertait, par on ne sait quoi de pas-assez-vu, les directeurs des scènes allemandes—puisque pas un ne l'osait jouer..... Pas un! «J'étais devenu conscient de ma solitude»: quant à la faire cesser par des concessions, non! Pour toute œuvre sincère, concession vaut mensonge[53-1]: Lohengrin serait œuvre sincère,—voix de la Réalité des Choses, voix de la Nature, nette articulation d'un «sûr instinct» d'Artiste,—une œuvre sincère, comme je dis; cela d'abord, exclusivement cela, sans concession! Et tant pis pour les hommes s'il déplaisait, tel quel, à l'insincérité des hommes! «Tant pis pour l'auteur même,» répliquent les hommes.—Qui sait?

Croyez-vous donc que l'Art (qui toujours, ai-je noté, sait ce que souvent l'artiste ignore) ne réserve pas à sa foi les compensations qu'elle mérite? Compensations morales, les plus précieuses de toutes! non que richesse ou succès, mon Dieu, ne puissent, même de nos jours, affluer par surcroît; mais, rhétorique à part, quel succès ou quel or, pour l'âme d'un Artiste sincère, vaudra jamais l'heure décisive où, compensation de sa persévérance, il réussit à découvrir, en une de ses œuvres ferventes comme des appels vers l'Inconnu, la mystique certitude de la mission divine qui constitue sa raison d'être? L'Art n'est-il pas un peu, pour ses prédestinés, le Dieu de Pascal, ce dieu caché, qui ne se révèle qu'à quelques-uns, et à ces quelques-uns encore que partiellement? Dieu d'épreuve, en qui croire est un acte d'amour, mais un acte aussi de volonté; dieu sévère, qui ne peut approuver que ceux qui le cherchent en gémissant; mais dieu bon: «Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé»; mais dieu juste, et dont la justice, quand sonne l'heure marquée pour sa grâce, fait infailliblement succéder pour toujours: à la foi tâtonnante, cette certitude mystique; à l'instinct «sûr» mais vague, un sentiment conscient; aux tortures du désir, une paix miraculeuse; à cette gémissante quête la Joie, les pleurs de Joie de la découverte! C'est en composant Lohengrin, en créant l'Elsa de Lohengrin, que Richard Wagner la connut, cette certitude de sa mission, récompense d'une intransigeante et méritoire sincérité: «Elsa» déclare-t-il, «a fait de moi un révolutionnaire complet[54-1].» Il m'entraînerait trop loin d'en résumer ses preuves; qu'un autre document suffise: 1847, Lohengrin est achevé; 1847, Richard Wagner écrit: «Je dois considérer mes entreprises présentes comme des expériences pour répondre» (et la réponse n'est plus douteuse) «à cette question,»—la vraie question: «L'opéra» (c'est la première fois que Wagner s'en prend au genre lui-même), l'opéra, donc, «est-il possible?»

«Possible?» Entendons-nous, d'abord: Wagner n'a jamais eu la prétention de nier—c'eût été nier l'évidence—qu'en Italie, surtout, l'opéra le fût, «possible». Dans la Lettre sur la Musique, il s'en est expliqué nettement: Sans doute, y peut-on lire en somme, sans doute l'opéra italien était devenu un genre à part, qui, n'ayant pas le moindre rapport[55-1] avec le Drame proprement dit, n'y gagnait guère d'avoir aucun rapport, d'ailleurs, à l'esprit de la Musique elle-même proprement dite; mais enfin la notion ne s'impose pas moins qu'en Italie, depuis la naissance de l'opéra, n'a cessé d'exister et de se perpétuer intégralement, jusqu'à nos jours, une pleine harmonie réciproque, originelle et nationale, entre les authentiques tendances des compositeurs indigènes[55-2] et les conditions de viabilité faites au genre par ses interprètes, par la nature de son public[55-3].—«Il en est de même en France», ajoute Richard Wagner; seulement ici le chanteur a vu, aussi bien que le compositeur, grandir sa tâche: la coopération du poète dramatique ayant acquis une importance beaucoup plus grande qu'en Italie[56-1]; bornons-nous à noter qu'un style s'était formé, grâce à l'hégémonie d'un théâtre français déterminé, le Grand-Opéra, central, modèle, tenu pour tel;—un style qui, peu à peu fixé, de plus en plus approprié au caractère de la nation, faisait authentiquement en France autorité pour presque tous, du librettiste au musicien, des interprètes aux spectateurs[56-2].

«En France..... En Italie.....»: mais quoi! Richard Wagner était-il Allemand, oui ou non? Que l'opéra fût «possible» en France, «possible» en Italie, «possible» où l'on voudra, qu'importait à Richard Wagner,—si cet où-l'on-voudra n'avait pour nom l'Allemagne? Ce n'était pas une contrefaçon d'œuvres italiennes ou françaises, pour des Italiens ou pour des Français,—c'était une œuvre allemande qu'il avait à créer, une œuvre allemande, pour des Allemands[57-1]. S'il eut au reste l'ambition d'impartir, à cette œuvre allemande, outre son authenticité patriotique et nationale, une signification humaine universelle, c'était plus que son droit, c'était son devoir d'Artiste; s'il y a réussi, c'est le fait de son génie; s'il y aurait pu réussir tout aussi bien par l'opéra, c'est ce que je ne discuterai ni ne rechercherai même,—puisque, par l'opéra ou par toute autre forme, à fins égales, l'essentiel était de réussir; puisque sans l'opéra Wagner a réussi; et puisqu'un tel succès, justifiant les moyens, rend oiseuse et caduque, au moins quant à Wagner, toute chicane relative au choix qu'il fit du Drame. J'observerai seulement que Wagner, étant donné son double but de patriote et d'homme-artiste, son idéal de vérité particulière et générale, n'aurait eu chance par l'opéra de se satisfaire qu'à condition; soit d'avoir trouvé l'opéra nationalisé en Allemagne; soit, s'il n'en était pas ainsi, d'en nationaliser la forme: car comment, sans être, d'abord, expressive du génie de la race, par laquelle seule l'artiste tient à l'humanité tout entière, comment une forme d'Art le serait-elle, expressive, de l'humaine, de l'ubiquitaire, de la sempiternelle Réalité psychique? Si l'Humanité même est un grand arbre en vie, dont chaque Race est un grand rameau, chaque Artiste une frémissante feuille, comment la feuille s'y prendrait-elle, sans l'intermédiaire du rameau, pour renvoyer au tronc, revivifiés en elle, les éléments vitaux que, sans cet intermédiaire, elle n'aurait pu s'assimiler? En langage moins métaphorique: puisque Wagner voulait impartir, à son œuvre, une valeur générale humaine; puisque allemande, italienne, française, une œuvre d'Art ne saurait avoir cette valeur qu'à condition d'être, avant tout, respectivement conforme au génie des Allemands, des Italiens ou des Français,—s'étonner, s'indigner que Wagner, artiste allemand, ait fini par juger impossible, en Allemagne, toute formule dramatique italienne ou française, ne serait-ce pas aussi sot qu'il le serait de s'indigner parce que Wagner, poète allemand, n'aurait pas appliqué, dans ses poèmes allemands, les règles des grammaires italienne ou française?

Telle est bien, en effet, la portée de la question que s'était posée Richard Wagner: «Possible» en Italie, non moins «possible» en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne? Et lorsque, après avoir précédemment montré combien normale était, parmi les races latines, la situation faite aux auteurs d'opéras, lorsque j'aurai montré, ci-dessous, quelle devenait cette situation dans la patrie de Richard Wagner,—peut-être saisira-t-on mieux pourquoi ce problème de l'opéra, quelques suites internationales qu'en comportât la solution, ne pouvait se dresser alors, aussi impérieusement, que devant un auteur germanique[58-1].

Quand l'Allemagne reçut l'opéra, constate Wagner, c'était un produit étranger, qui, né en Italie, acclimaté en France, tendait et prétendait à s'imposer tel quel, tout développé, partout ailleurs: des princes d'Allemagne avaient appelé, pour les entretenir à leur cour, des troupes italiennes d'opéra, troupes flanquées de leurs compositeurs, ou plutôt de leurs fabricateurs d'airs sur commande pour virtuoses: les compositeurs germaniques étaient réduits, s'ils voulaient vivre, à ne hasarder sur la scène que des opéras italiens, non sans avoir été forcés d'en aller préalablement étudier, en Italie même, le mécanisme. Plus tard, les théâtres sommés durent, pour contenter leur public, joindre, à l'exécution de ces œuvres italiennes, celle d'autres opéras traduits, surtout français; lourdes imitations, plagiats mal déguisés, les tentatives locales n'avaient d'allemand que la langue; nul théâtre modèle ne put se former, nul style; ou plutôt, tous les styles coexistèrent partout (sauf un style national allemand) dans la plus complète anarchie: style français et style italien, copies allemandes de l'un et de l'autre, ceux-ci défigurés encore, soit par l'ineptie prosodique et littéraire des traductions, soit par l'insuffisance d'interprètes à tout faire, qu'on mettait à chanter coup sur coup, pour varier, sans étude et sans exercice, sujets comiques, sujets tragiques, les pièces les plus hétérogènes d'un répertoire d'importation[59-1]. Mais s'il en faut conclure, avec Richard Wagner, que «pour le musicien véritable et sérieux», en Allemagne, au point de vue allemand, «ce théâtre d'opéra n'existait pas[59-2]», en somme, est-ce à dire par là même qu'il n'«existait» non plus une Musique nationale allemande? Dieu merci! l'opéra n'est pas toute la Musique; il ne peut se passer d'elle, mais elle peut se passer de lui; et pour preuve: tandis que Mozart, artiste allemand, tandis que Glück, artiste allemand, créaient des opéras italiens et français, la Musique nationale allemande se développait, de Hændel à Sébastien Bach, de Bach à François-Joseph Haydn, de Haydn à Beethoven enfin, choralement, instrumentalement, conformément à des principes tout autres que ceux de l'opéra[60-1]. Il s'agissait de savoir si, parvenue d'elle-même à la perfection musicale dans tous les genres sauf l'opéra, l'Allemagne accepterait ensuite longtemps encore la tyrannie d'une pareille formule dramatique; et, forcée de s'avouer sa propre inaptitude, n'en attribuerait pas, un jour, la persistance, aux mêmes raisons que Richard Wagner: «Possible en Italie, non moins possible en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne?» Ce jour-là, d'un semblable doute, un mouvement national naîtrait qui tout d'abord, passionnant la conscience publique, déterminerait une réaction. Réaction contre quoi? contre une forme étrangère. Mais en faveur de quoi? d'une forme allemande, sans doute! Et si cette forme allemande «n'existait pas»? Tant mieux: car il faudrait alors l'instaurer tout entière, et l'infériorité des artistes allemands, vis-à-vis des nations romanes, se métamorphoserait pour eux en avantage[60-2]; devenus rebelles au joug d'une forme exotique, et dont l'exotisme était encore sophistiqué, ne seraient-ils pas conduits à la considérer, d'un esprit plus libre, en elle-même; à se rendre ainsi mieux compte de ses inconvénients; à remonter de son mode actuel jusqu'au mode grec (c'est-à-dire jusqu'à l'origine, pour notre Europe, de toutes les formes d'art connues)[61-1]; à comprendre, à s'assimiler la forme antique, sans s'y asservir néanmoins, à s'élever finalement, appuyés sur celle-ci, jusqu'à la conception d'une forme aussi complète: neuve, idéale, purement humaine; bien nationale par son branchement, mais affranchie de toute entrave de mœurs nationales contingentes; et par suite accessible,—en Allemagne, hors d'Allemagne, et maintenant, et toujours,—à toute intelligence, à toute âme, à tout homme?

Que si la variété des langues européennes interdisait, à qui que ce fût, l'espoir de réussir à jamais opérer, par une forme nationale uniquement littéraire, cet international effet, la Musique n'est-elle pas, en revanche, une langue intelligible à tous, sans traduction? Et la Plastique? De même! Et la Mimique? De même! La forme allemande cherchée, nationale par l'idiome, serait donc, en outre, musicale; elle serait encore plastique, dramatique et mimique: car si d'une part, on ne peut le nier, la Musique est «la langue souveraine, qui, résolvant toutes les idées en sentiments, offre un organe universel de ce que l'intuition de l'artiste a de plus intime»,—d'autre part cet organe, quelle qu'en soit la puissance, ne saurait par lui-même atteindre à cette clarté que la représentation théâtrale, comme un privilège exclusif, dispute à l'art de la Peinture[61-2].

Au Wagner qui rêvait d'instaurer une telle forme, on conçoit quel «poignant ennui»[62-1] devait causer celle de l'opéra (ou plutôt du produit hybride et dévoyé que l'Allemagne avait fait de l'opéra). Désespoir de n'y jamais voir la Musique s'enlacer au Drame, pour constituer un tout vaste, indivisible et continu; désenchantement d'y découvrir, dans des œuvres de premier ordre, certaines choses toutes conventionnelles, déconcertantes d'absurdité[62-2]; stupeur de discerner, jusque chez un Weber, plus d'une prudente concession faite; détresse d'être chaque jour enfermé davantage, comme kapellmeister du théâtre de Dresde, dans le cercle magique du genre où il voyait tout l'opposé de l'idéal qui le remplissait,—tant de sentiments décourageants, loin de rebuter Richard Wagner, avaient fini par l'exalter: quoi! c'était au moment où il apercevait la possibilité de créer, non plus, par quelque «sûr instinct», des à-peu-près de chefs-d'œuvre comme Tannhäuser, mais, avec pleine conscience, des œuvres plus parfaites, c'était à ce moment-là que plus d'un s'avisait de juger excessives ses partielles audaces antérieures, devenues insuffisantes pour lui! L'heure devait venir et vint où bien plus, après tout, que les pires suites éventuelles d'un coup d'éclat définitif, le malaise de l'artiste, à force d'augmenter, lui paraîtrait «insupportable», et lui parut en effet tel: «Enfin je dus comprendre, clairement, dans quel but on cultive le théâtre moderne... en particulier l'opéra»[63-1]; et cette constatation l'emplit d'un tel dégoût, qu'abjurant tout essai de réforme, incapable de transiger, obligé de s'avouer que s'il ne transigeait pas, il lui faudrait tôt ou tard rompre, et rompre sans esprit de retour, avec ce genre «frivole», «équivoque» et mondain, il commença de chercher suivant quelles conditions se devrait consommer cette rupture.

Car rompre, c'était bien, rompre étant nécessaire: mais ensuite? Rompre n'est pas tout: rompre est un acte négatif, et ce n'est pas négative qu'est la mission de l'Artiste. Qu'il puisse avoir à rompre, à détruire, c'est son droit: son devoir n'en est pas moins de créer, comme la Vie même, qui jusque sur des ruines s'affirme, et d'autant mieux. Or si en général, pour accomplir ce devoir, l'Artiste a peu besoin de réfléchir, c'est qu'aussi n'existe-t-il guère d'antagonisme, en général, entre ses personnelles tendances intuitives et les moyens de les exprimer, qui lui sont fournis par l'étude d'une technique toute constituée[64-1]. Il n'en allait pas de même dans le cas de Richard Wagner; ici l'antagonisme existait péremptoire, et d'autant plus poignant que Wagner, étant un auteur dramatique, ayant besoin, pour réaliser intégralement ses conceptions, non pas seulement d'organes passifs, inanimés, mais encore d'un ensemble actif de forces artistiques vivantes, se sentait davantage à la merci des lois toutes particulières du théâtre, telles qu'il les trouvait établies[64-2]; et, puisqu'il les jugeait mauvaises et les croyait irréformables, se voyait mieux réduit à cette alternative: ou renoncer à l'espoir, pour ses œuvres futures, de la représentation scénique: ou les rendre scéniques en usant, malgré soi, des moyens d'expression convenus, conventionnels, destinés à des fins tout antiwagnériennes. Du moment qu'il n'optait ni pour l'un ni pour l'autre, il fallait bien que Wagner usât d'une forme à soi; pour en user, qu'il la créât; pour la créer, qu'il réfléchît. Au surplus, quelque répugnance qu'il éprouvât,—en dépit des instincts de sa race philosopheuse[64-3],—pour la méditation abstraite, un motif que je vais dire eût été suffisant pour lui faire une nécessité d'arriver à la certitude d'une prompte solution rationnelle: Wagner était d'abord poète; il était d'abord dramaturge: il en résultait que les idées, les sujets, les canevas de poèmes ne lui faisant jamais défaut (dans les quelques années qui suivirent Lohengrin, il en aurait eu plutôt trop[65-1]), certains de ces sujets l'obsédaient, hantaient son imagination, jusqu'à ne lui laisser aucun repos qu'ils n'eussent été dramatisés; et comme, poète et dramaturge, il était encore musicien, comme il ne concevait, n'esquissait, ne versifiait, ne dramatisait, qu'à seule fin de compléter ensuite musicalement, il constatait qu'aussi longtemps qu'il n'aurait trouvé, musicien, une forme musicale nouvelle, il resterait condamné, poète, à mesure que tour à tour ces sujets l'obséderaient, hanteraient son imagination, voudraient être dramatisés, à leur infliger la seule forme textuaire qui fut admise et connue en fait de drame lyrique, la seule qu'il eût, lui-même, pratiquée jusqu'alors: bref, celle de poèmes d'opéras.

Telle fut bien, en effet, l'aventure du poème, Siegfried's Tod, la Mort de Siegfried, dont, en 1848, l'exécution suivit l'achèvement de Lohengrin: oui, la première des œuvres nouvelles du poète qui, en 1847, doutait que l'opéra fût possible (l'œuvre qui plus tard, remaniée, devint Götterdämmerung, Le Crépuscule-des-Dieux, le quatrième des Drames de la Tétralogie), cette œuvre était encore un «poème d'opéra!» Amer, inacceptable démenti du sort, à trop de pressentiments intimes! Succès trop dérisoire de trop de révoltes sourdes! Rien mieux que ce fait prouve-t-il combien dut, à Wagner, apparaître vital le besoin, dès cet instant, d'une élucidation spéculative complète? Vital! il fallut donc que l'Artiste y satisfît: comment il y parvint, c'est ce qu'il me reste à dire, non sans une préalable digression toutefois.

J'ai montré[66-1] par quelles causes Wagner, changeant de sujets, à partir du Vaisseau-Fantôme inclusivement, avait abandonné, pour la Légende, l'Histoire. Ce que j'ai tu, c'est qu'assez longtemps cet abandon ne fut que très relatif (les preuves abondent: c'est l'esquisse d'un drame historique, La Sarrazine, tracée après le Vaisseau-Fantôme; c'est Tannhäuser même et jusqu'à Lohengrin, où Wagner, par une très heureuse conciliation des deux tendances de son génie, consentit à laisser l'Histoire intervenir, encadrer la Légende encore, sans l'entraver)... Mais, au reste, Wagner était trop de ceux qui, en toutes choses, considèrent comme un devoir d'appliquer jusqu'au bout, jusqu'aux plus rigoureuses conséquences, leurs principes,—pour qu'un tel abandon de l'Histoire, tout au moins par le musicien, ne devînt, d'ainsi relatif, tôt ou tard absolu. C'est ce qui eut lieu, et, comme on s'y pouvait attendre, au moment même où le musicien, révolté contre l'opéra, travaillait à s'en affranchir. Dès lors Wagner poète ne renonce pas, il est vrai, à toute exploitation de l'Histoire: il projette même un drame, Frédéric Barberousse, dont le titre indique assez le sujet et sa nature; mais aussi le musicien ne s'en embarrasse-t-il plus: à l'Histoire la parole, à la Légende le chant! Frédéric Barberousse n'est plus qu'un drame parlé, qui ne fut jamais achevé d'ailleurs; une épave, dont toute l'importance réside en ce que, contemporaine de Siegfried's Tod, qui est un poème d'opéra, elle révèle à quelle date devint définitive, vers la libre Légende libératrice de l'Art, l'orientation de l'autre Drame, Musical, Poétique, Plastique, en embryon dans Siegfried's Tod. Et l'on est bien en droit de supposer que l'embryon n'avait plus besoin, pour prospérer, que de se déprendre à jamais ainsi, radicalement, des modalités historiques: Siegfried's Tod, La Mort de Siegfried (l'œuvre qui plus tard, remaniée, devint Götterdämmerung, Le Crépuscule-des-Dieux, le quatrième des Drames de la Tétralogie), n'est-elle pas, en effet, de 1848? Or la Tétralogie, quatre ans après, naissait. Longue gestation? D'accord: combien plus longue, pourtant, devait être celle de la musique[67-1]! Mais je n'ai à raconter ici que celle du poème, et l'on verra que si, longue, elle le fut plus ou moins, ce ne fut certes point faute d'un dur labeur.—Voici.

Lorsque, en 1848, Wagner écrivit Siegfried's Tod, il y avait des années déjà[67-2] que, tout en achevant d'autres œuvres[67-3], il étudiait les sources du Mythe de Siegfried: les sources germaniques, scandinaves, toutes les sources. Gigantesque travail, dont, en certaines parties, la présente «Edition» saura donner l'idée; travail si fructueux que Wagner, ne pouvant réussir à en faire la synthèse dans les limites d'un drame unique, ni se résigner d'ailleurs à ne la point faire du tout, joignit à son «poème d'opéra» (Siegfried's Tod) une esquisse narrative, en prose, géniale condensation du cycle légendaire et mythologique tout entier. Par quels détails du fond, sinon de la fable même, cette esquisse se distingue de L'Anneau du Nibelung, c'est ce qui sera dit en temps et lieu[67-4]; pour l'instant, qu'il soit suffisant d'en faire mention, sous ce titre, adopté par Wagner: Der Nibelungen-Mythus, als Entwurf zu einem Drama[68-1] (en français: Le Mythe des Nibelungen comme projet de Drame). L'Artiste a-t-il donc eu, dès lors, l'idée de mettre à la scène, comme il l'y mit ensuite, la totalité de ce canevas? Si spécieuse que soit l'hypothèse, elle n'est autorisée par rien: «projet de Drame», et non pas projet de tétralogie, résumé synthétique des études de Wagner, l'esquisse fut abrégée par lui, versifiée—sous forme de récits très substantiels, souvent même trop,[68-2]—dans Siegfried's Tod, afin d'en préparer, d'en motiver l'action.

Ce qui est exact, en revanche, c'est que poème et canevas furent suivis, immédiatement, d'un écrit,—d'un «Projet» encore, significatif, celui-ci: «pour l'organisation» éventuelle, «en Saxe, d'un» vrai «Théâtre national»[68-3]. Wagner y déclarant fort net, entre autres choses, que l'opéra ne satisfaisait point aux conditions d'un Art élevé, proposait en substance de réduire, avant tout, le nombre des représentions; lesquelles, solennisées ainsi d'être plus rares, contribueraient sans doute à rendre au Peuple allemand, rassemblé pour des fins sérieuses, le besoin d'œuvres aborigènes, expressives de l'âme germanique. C'était articuler (1849) la conception d'où, bien plus tard, jaillit, baraque sublime, le temple de Bayreuth; mais de ce que cette baraque fut destinée, du reste, à la Tétralogie d'abord, est-il permis d'induire que la conception vague, l'initiale conception de 1849 correspondait elle-même au plan d'un Drame quadruple? En vérité non! et qu'importe? N'est-ce pas assez qu'on puisse, d'une telle conception vague, conclure à l'évident souci, qu'avait Wagner, de s'inspirer de l'idéal grec; d'adapter originalement cet idéal (question tétralogique à part) à l'authentique génie de l'Allemagne? N'est-ce pas assez qu'on puisse, grâce au même document, fixer à quelle époque et par quelles causes Wagner, résolu à tenter pareille adaptation, obligé de comparer, pour y mieux réussir, ce qu'ont été les relations, en Grèce, du théâtre et de la vie publique, avec ce qu'elles étaient dans sa propre patrie, trouva la certitude, en cette comparaison, que l'état défectueux du théâtre moderne, en Allemagne et partout ailleurs, résultait d'un état non moins défectueux de la Société, par toute l'Europe?[69-1]

Or c'est,—la découverte de cette certitude, c'est le nœud, pour ainsi dire, tragique, logique aussi, de toute l'existence de Wagner: jugeant irréformable enfin l'Art du théâtre, aussi longtemps que la Société n'aurait pas été réformée, il crut que son devoir était d'attaquer cette dernière, dès qu'il en aurait l'occasion, sur le terrain de la Politique. Nul n'ignore qu'il n'y faillit point, et que la Révolution de 1848 s'étant propagée de France à Dresde, le Kapellmeister du Théâtre-Royal n'hésita pas une seule seconde, en mai 1849, à s'insurger contre le roi[69-2].

C'est alors qu'ayant eu la chance, quand l'émeute eut été vaincue, de ne pas être pris, fusillé, et de pouvoir se sauver à Paris puis en Suisse; n'ayant plus à garder aucun de ces ménagements que lui auraient imposés, dans une certaine mesure, ses fonctions officielles de Dresde, il profita de cette liberté, de cette indépendance absolues, si opportunément recouvrées,[70-1] pour écrire et rendre publique, sous le titre: Art et Révolution, la profession de sa foi en un ordre de choses où l'Art, surtout l'art du Théâtre, redeviendrait ce qu'il était jadis: l'inspirateur, l'instituteur, le révélateur de la vie sociale.

Mais, pour ne point paraître inapte à cette mission, que faudrait-il que fût toute œuvre dramatique? A force de chercher à se le représenter, Wagner en eut enfin la conception fort nette, et si nette qu'il la spécifia, sans plus tarder, dans un nouvel écrit spéculatif moins bref; et comme, après l'échec des révolutionnaires, il n'osait espérer, pour cette œuvre idéale, la possibilité, sur des scènes avilies, d'une réalisation contemporaine complète, il nomma cet écrit: L'Œuvre d'Art de l'Avenir[70-2].

L'Œuvre d'Art de l'Avenir. Hélas! Français que nous sommes: il y a quarante-quatre ans, de cela!

Wagner était d'ailleurs sincère: bien entendu! Il croyait sincèrement, ses lettres en font foi, que «de tout autres»[70-3] que lui créeraient cette Œuvre d'Art: il croyait, sans arrière-pensée, que son rôle était de la préparer et pour la préparer, tout en théorisant, il s'efforçait de revenir à l'exercice normal de ses facultés artistiques, par la composition d'un Drame, Wieland der Schmied[71-1], conforme, autant que possible, à ses vues immédiates, puisque tiré du Mythe, et par là musical, le sujet se prêtait à merveille à symboliser, au surplus, la nécessité, pour l'Artiste, de secouer le joug du Public, le joug de l'artificiel, de l'arbitraire, du faux; d'exprimer l'âme du Peuple, et de s'adresser au Peuple. «Préparatoire», nul doute qu'un tel Drame l'eût été: non pas un monument peut-être, mais un «signe», ou, comme l'a défini Wagner, un «moment»[71-2] de la Révolution. Il y renonça pourtant: je n'ai pas à dire pourquoi,—et je n'aurais même rien dit non plus de Wieland, si d'une part cette esquisse, très grandiose et très belle, n'eût fourni maint détail à la Tétralogie, si d'autre part la fable ne s'en rattachait au cycle des études résumées par Wagner, dans Le Mythe des Nibelungen comme projet de Drame, et dans Siegfried's Tod: desquels j'ai parlé.

C'était vers ces études providentielles, somme toute, qu'il se trouvait sans cesse ramené d'intuition: ne le voit-on pas se remettre, en 1850, à la musique de Siegfried's Tod? Mais quoi! il s'y sentait gêné, paralysé par quelque cause, dont il ne parvint pas tout de suite à se rendre compte; puis Siegfried's Tod n'était qu'un «poème d'opéra»: et Wagner, édifié par ses récents écrits, estimait à présent que l'Œuvre d'Art de l'Avenir ne naîtrait jamais d'une telle forme; il est vrai que n'étant pas élu (à ce qu'il croyait) pour instaurer cette Œuvre d'Art, il pouvait en conscience lui-même, à la rigueur, sinon faire d'autres opéras, tout au moins achever Siegfried's Tod: mais ce droit n'était-il pas conditionnel, du reste? ce droit déchargeait-il Richard Wagner du devoir de la «préparer», l'Œuvre d'Art? Pouvait-il, sans enfreindre ce devoir, exercer ce droit, pouvait-il achever Siegfried's Tod, avant d'avoir bien établi, pour les lecteurs de ses écrits, et de s'être signifié à lui, Richard Wagner, irrécusablement, irréfragablement: qu'il ne faudrait pas s'y tromper; que ni cet opéra, quand il serait terminé, ni aucun opéra, jamais, à aucun titre, ne saurait être, en tant qu'opéra, «préparatoire» à l'Œuvre d'Art[72-1]? Raille ces scrupules qui l'ose! C'est pour y satisfaire que, s'arrachant à Siegfried's Tod, Wagner eut la patience, dans Opéra et Drame, d'épuiser la question tant au point de vue critique qu'au point de vue, essentiel pour nous, de la théorie: «Voici mon testament,» dit-il[72-2]: «je puis mourir! Tout ce que je ferai de plus me semble être un pur luxe!»—Oui, le «luxe» fut assez «pur», j'espère, un tel «pur luxe!»

Tout de même, en attendant de «mourir», il fallait vivre. Par bonheur, tandis que Wagner théorisait, ses amis s'employaient à faire monter ses œuvres: pour la première fois, Lohengrin venait d'être représenté, au théâtre de Weimar, et, grâce au dévouement de Franz Liszt, avec un tel succès que Wagner, sollicité, dut promettre à cette scène un nouvel opéra; il comptait, pour remplir cet engagement, sur Siegfried's Tod[72-3], que plus rien, semble-t-il, ne l'eût retenu de finir, si cette fois, la musique reprise, il n'eût trouvé quelle cause, insoupçonnée naguère, l'y avait tout d'abord gêné, paralysé: Siegfried's Tod n'était point scénique! «Lorsque j'essayai, dit Wagner, de dramatiser le moment capital du mythe des Nibelungen, dans La Mort de Siegfried, je jugeai nécessaire d'indiquer un grand nombre de faits antérieurs, de façon à mettre cet épisode essentiel dans son vrai jour. Mais je ne pouvais que raconter ces faits préparatoires, tandis que je sentais la nécessité de les faire entrer dans l'action même du drame[73-1].» Il la sentit si bien qu'il en vint à tirer, de son esquisse générale en prose, un second poème, Le Jeune Siegfried (qui, terminé le 24 juin de l'an 1851, devint plus tard, métamorphosé, le Siegfried de la Tétralogie); il y montrait en scène quelques-uns des exploits dont Siegfried's Tod parlait seulement: «Mais ici, nouvel embarras, constate Wagner. Je ne trouvais toujours pas moyen d'incorporer ce qui était nécessaire pour que l'action dramatique s'expliquât d'elle-même[73-2].» Et, ce qui était beaucoup plus grave, c'est que, non plus que le premier poème, le second ne correspondait aux conclusions logiques, ni de L'Œuvre d'Art de l'Avenir, ni surtout d'Opéra et Drame: pour remanier un opéra, Wagner en avait fait un autre.

Au reste, il n'y avait pas de raison, deux poèmes ne suffisant plus, pour que Wagner n'en écrivît, puisqu'il le fallait, un troisième, et voire un quatrième s'il le fallait encore; il était naturel que chacun de ces poèmes, soit créés, soit éventuels, faisant pour ainsi dire partie d'un Drame unique, l'Artiste dût être frappé du rapport qu'offrirait l'ensemble, s'il le réalisait jamais, avec l'économie du Théâtre des Grecs, son idéal rétrospectif; il était naturel qu'il dût être ramené, par cette encourageante remarque, à l'idée de son «Projet»[74-1] de 1849 (pour l'organisation, en Saxe, d'un vrai Théâtre national), et poussé d'autant plus à serrer l'œuvre entière (toujours s'il la réalisait) par les liens ininterrompus d'une gigantesque symphonie.—Ce fut ce qui eut lieu, en effet. Aussi voit-on dès lors et coup sur coup Wagner: entamer la musique du Jeune Siegfried (septembre); l'abandonner au mois d'octobre; et déclarer, le 3 novembre (n'est-il pas vrai que c'est une grande date?) qu'il embrassera décidément, sous une forme poétique complète, en trois Drames, avec un Prologue, l'immense Mythe des Nibelungen[74-2].

C'était rompre, et Wagner le dit dans la même lettre, c'était rompre, à ses propres dépens matériels, tous ses engagements antérieurs envers la scène de Weimar; c'était implicitement renoncer à tout espoir de voir son œuvre entrer jamais, tétralogie ou trilogie, dans le répertoire d'une scène quelconque[74-3]: car il est évident qu'un tel plan dramatique, pour réalisable qu'il fût, comportait, a priori même, un système de représentations consécutives, inconciliable, au moins alors, avec les habitudes modernes. «Mais par cette seule raison, fait observer Wagner, il me semblait que [l'ouvrage] serait un exemple vrai et normal de ce que seul je comprenais comme un Art dramatique vraiment universel dans sa forme la plus noble[74-4]... Il me sembla que ce qu'il y avait de plus noble à faire était de fortifier ou d'éveiller, par un tel exemple d'une pure œuvre d'Art, une conception du vrai sens de l'Art parmi tous ceux qui pouvaient le comprendre[75-1]... Cet exemple serait libre de toutes les influences anti-artistiques et des dépendances de la misérable scène conventionnelle qui n'était capable que d'offrir aujourd'hui ses pompeuses attractions à un public composé des éléments les plus divers, sans aucun sens artistique, et de les présenter dans une forme fugitive[75-2]... Alors, par la conquête graduelle sur le public qui serait attiré vers cet Art, l'esprit national richement doté pourrait être aidé à déployer ses forces et à se délivrer de ses chaînes, cet esprit national qui, à présent, malgré ses nombreuses entraves et la grossièreté des influences réalistes qui l'entouraient, menaçait de tomber dans une dégénérescence de plus en plus profonde[75-3]».

Mais encore fallait-il parvenir à ce public: et comment, puisqu'il n'y avait rien à espérer des scènes allemandes contemporaines? «Je concevais fort bien que la chose fût possible, et c'était assez, en l'absence absolue de toute idée de l'opéra moderne, pour flatter mon imagination, élever mes facultés, me débarrasser de toute fantaisie de réussir au théâtre, et me décider à suivre complètement, comme pour me guérir des souffrances cruelles que j'avais endurées, ma propre nature»[75-4].—«Depuis que j'avais dégagé mon esprit de toute incertitude et de toute confusion par mes écrits théoriques, j'étais capable une fois encore de marcher dans la voie que j'avais commencé à prendre avec une confiance d'artiste, pour donner à mes idées une forme telle que je l'avais imaginée moi-même. Quand j'arrivai à l'œuvre elle-même, la manière dans laquelle elle devait être un jour représentée prit aussi forme dans mon esprit[76-1]: ... cet exemple aurait sa valeur individuelle complètement indépendante, et ces représentations, dans la forme de grands festivals artistiques, seraient entreprises, sans nul souci de rémunération matérielle quelconque, pour le profit [moral] d'une foule réunie dans le but, uniquement, d'une occupation artistique[76-2]... Avec l'annonce du plan d'un tel festival d'Art, qui, à cette époque, pouvait sembler aussi fantastique et aussi extraordinaire que mes rêves de révolution, je pris congé de mes amis[76-3], sans me troubler par l'opinion que la foule doit avoir d'un artiste qui a pensé qu'il a découvert dans son monde idéal la seule voie possible dans laquelle il puisse s'associer dignement avec le monde de la réalité... Et, dans l'achèvement actuel de mon entreprise, je devins une fois de plus l'artiste vrai, sans entraves, délivré de toute hésitation ou du doute[76-4]».

C'est pourquoi, le 29 mai 1852, Wagner pouvait écrire à Liszt: «L'esquisse de toute la Tétralogie du Nibelung est finie»[76-5]: le 1er juillet de la même année, c'était le poème de la Walküre; en novembre, le Rheingold; puis Wagner remaniait Le Jeune Siegfried (Siegfried); puis La Mort de Siegfried (Le Crépuscule-des-Dieux). Vers Noël, il lisait à ses amis le Ring en entier[76-6].

J'ai dû faire gravir au lecteur ce calvaire de chronographie, afin qu'il se rendît bien compte de l'absolue exactitude de cette déclaration de Wagner (dans la Lettre sur la Musique)[77-1]: «Mes conclusions les plus hardies, relativement au Drame musical dont je concevais la possibilité, se sont imposées à moi parce que, dès cette époque, je portais dans ma tête le plan de mon grand Drame des Nibelungen, dont j'avais même déjà écrit le poème en partie; et il avait, dès lors, revêtu dans ma pensée une forme telle, que ma théorie n'était guère autre chose qu'une expression abstraite de ce qui s'était développé en moi comme production spontanée.» Plus personne ne doute, j'imagine, que la Tétralogie de L'Anneau du Nibelung, nommée par lui encore «le poème de ma vie, de tout ce que je suis et de tout ce que je sens[77-2]», ne soit, de tous les Drames du Poète-Musicien, le seul auquel il sied d'adjoindre l'analyse ou la synthèse des trois ouvrages qui en sont «l'expression abstraite». Aussi ne retarderai-je plus guère cette analyse, ou, si l'on préfère, cette synthèse; mais qu'on se rassure! elle sera brève: étant donné l'état présent de la question wagnérienne en France, il m'a fallu, pour préparer, pour motiver cet exposé des principes de Richard Wagner, incomparablement plus de place qu'il n'est utile d'en réserver aux principes mêmes.

III

En effet, en les ordonnant, je m'aperçois que par un phénomène d'ailleurs inconscient, quoique logique, un grand nombre de ces principes se trouvent avoir pénétré déjà, si intimement, toutes les pages, toutes les phrases de cet Avant-Propos, que j'aurais quelque peine à éviter les redites, à l'égard de beaucoup d'entre eux; or, de pareilles redites ne seraient intéressantes qu'à condition d'entrer, cette fois, dans le plus complet détail d'idées auxquelles, en ce cas, une antérieure mention sommaire aurait eu pour but, par exemple, d'éveiller l'esprit du lecteur: et c'est une condition que m'interdisent de remplir les limites restreintes du présent Essai. J'aurai suffisamment atteint mon double but si, d'une part, j'ai contribué (sans avoir la sotte prétention, bien entendu, de leur rien apprendre) à stimuler le zèle, qui languit, des admirateurs compétents de Wagner, les uns vraiment trop satisfaits! les autres trop découragés; si, d'autre part, j'ai su inspirer au Public le désir sincère de s'instruire, de réparer ses graves erreurs, par l'étude des trop rares ouvrages que je crois pouvoir lui signaler[78-1].

Ce n'est pas que, ces ouvrages exceptés, les moyens d'information manquent: mais ces moyens d'information sont les uns trop disséminés, les autres (toute valeur littéraire hors de cause) plus significatifs des hypothèses, des thèses, des interprétations personnelles aux Critiques[78-2], que des principes tout nus de Wagner; d'autres furent excellents qui, tirés à petit nombre, épuisés, introuvables, hélas! ne seront jamais réimprimés[79-1]. De tous je me suis servi, de tous je vais me servir, mais, principalement, des derniers, parce que j'aurais des chances de faire plus mal, non mieux.

Je réclame surtout licence de citer Wagner même, ne revendiquant pour moi d'originalité que celle du choix (souvent difficile) et du classement de ces citations. Ce tri, je l'effectuerai, autant qu'il sera possible, parmi les documents traduits en langue française: ceux qui connaissent l'allemande n'ayant que faire de mon secours; ceux qui ne la connaissent pas n'ayant que faire de renvois, à n'importe quel texte allemand de Richard Wagner. D'autant mieux serai-je à l'aise, pour en agir ainsi, que nul ne pourra l'attribuer, soit à l'ignorance de l'allemand, puisque j'en traduis quatre Drames, soit à celle des écrits théoriques de Wagner, puisque (quand même déjà je ne les saurais par cœur) j'en achève présentement aussi la Traduction. Au surplus, le lecteur perdra-t-il rien au change? J'aurais pu, saturé que je suis par ces écrits, en exprimer l'essence avec trop d'abondance; ou bien, ne partageant pas toutes les idées de Wagner (sans doute en suis-je encore indigne), m'oublier à les discuter. Mieux vaut laisser Wagner se confesser lui-même: au moins sera-t-il prouvé que s'il est si peu compris, ce n'est point faute de s'être expliqué, très explicitement expliqué; et peut-être, à défaut d'aucun autre mérite, m'accordera-t-on celui d'avoir fourni cette preuve, dégagée d'interprétations plus ou moins égoïstement hypothétiques...


Du trio d'œuvres théoriques dont il sied que je m'occupe ici, celle qui semble, au premier coup d'œil, avoir le moins rapport à L'Anneau du Nibelung, et par suite réclamer la moins longue analyse, c'est L'Art et la Révolution[80-1]. Elle s'y rattache pourtant par de si intimes liens, que la sagacité du lecteur les découvrira, j'en suis sûr, lorsqu'il aura pris connaissance et des quatre Drames, et de leur dénouement[80-2].

L'idée générale est que les Grecs ont seuls connu l'Art véritable, c'est-à-dire interprète de la conscience publique; et c'est pourquoi l'Art grec était conservateur; mais le nôtre doit être révolutionnaire: parce qu'il a cessé d'être un tel interprète; parce qu'il ne pourra devenir cet interprète, exprimer la conscience publique, qu'à condition de la réformer[80-3].

«J'avais le temps, dit Richard Wagner, de réfléchir sur les raisons qui ont réduit le théâtre à ce rôle dans notre vie publique; de rechercher d'autre part les principes sociaux d'où résulterait le théâtre tel que je le rêvais[81-1].»—«J'insistai sur la connexité que j'avais reconnue entre l'état de l'art et la situation politique et sociale du monde moderne. La vie des Grecs me servit comme l'exemple le plus concluant et le plus brillant de cette connexité[81-2].»—«J'avais trouvé dans quelques rares créations d'artistes inspirés une base réelle où asseoir mon idéal dramatique et musical; maintenant, l'histoire m'offrait à son tour le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique.... Je le trouvais, ce modèle, dans le théâtre de l'ancienne Athènes[81-3]:»—«c'était par l'union de toutes les différentes méthodes d'expression artistique dans l'œuvre d'art noble, parfaite, de son drame tragique, que ce peuple avait célébré dans un accord respectueux les rites de sa forte et noble nature hellénique[81-4].»—«Le théâtre n'ouvrait son enceinte qu'à certaines solennités, où s'accomplissait une fête religieuse qu'accompagnaient les jouissances de l'Art; les hommes les plus distingués de l'État prenaient à ces solennités une part directe comme poètes ou directeurs; ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays; et cette population était remplie d'une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes les plus profonds, ceux d'un Eschyle ou d'un Sophocle, pouvaient être proposés au peuple, et assurés d'être parfaitement entendus. Alors s'offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet Art incomparable; mon attention s'arrêta, premièrement, sur les causes sociales de cette chute, et je crus les trouver dans les raisons qui avaient amené celle de l'état antique lui-même[82-1].»—«Je suivis le déclin de l'Art qui accompagna le déclin de l'influence grecque, je montrai comment, dégénérant sous la civilisation romaine et réprimé par l'esprit du christianisme, il ne pouvait plus ensuite, après sa résurrection à l'époque de la Renaissance, être qualifié d'expression libre et naturelle de la vie nationale d'un grand peuple; comment il était obligé de sacrifier sa valeur si noble et sa véritable inspiration populaire, d'abord pour le service des caprices et du faste des princes et des aristocrates, ensuite au profit du commerce et des hypocrisies de la société moderne. Il est vrai que, avec la disparition de l'antique et inhumaine institution de l'esclavage et l'extension de l'idée chrétienne de l'égalité des hommes, le véritable Art vit s'ouvrir devant lui un plus noble et plus large domaine, dans lequel il pourrait, pour la première fois, avoir atteint son apogée en traduisant les idées de l'homme libre dans ses relations vraies et sans entraves de ce genre: mais une telle civilisation, fondée sur la liberté, n'est jamais venue pleinement à l'existence. L'homme moderne n'est un être ni libre ni consistant. Mille intérêts différents divisent sa vie changeante et la remplissent d'une perpétuelle inquiétude, et c'est seulement dans leur commun esclavage, sous l'empire des chimères et des nécessités sociales, que les hommes sont réellement égaux. Il n'y a qu'une grande révolution de l'humanité en général qui pourrait rendre possible la liberté de l'individu, et il n'y a qu'un mouvement révolutionnaire dans un tel sens, avec un tel motif, qui pourrait être salutaire et digne de l'Art véritable. Mais un tel Art, qui serait la plus haute expression d'une civilisation universelle et réellement humaine, ne pouvait être imaginable pour moi que dans la forme de cette grande création artistique qui représente la vie humaine à l'aide de tous les arts réunis ensemble, une œuvre comme la tragédie grecque[83-1]».

«Je cherchai à déduire de cet examen les principes d'une organisation politique des races humaines, qui, en corrigeant les imperfections de l'état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l'Art et de la vie publique, telles qu'elles existaient à Athènes, renaîtraient, mais plus nobles, si cela est possible, et en tout cas plus durables[83-2]...»

Il n'est point nécessaire de suivre ici Wagner sur ce terrain, tout politique, qu'il ne tarda du reste guère à quitter lui-même, dégoûté[83-3]. Montrons plutôt comment Art et Révolution se lie à l'Œuvre d'Art de l'Avenir[83-4], son second écrit spéculatif; on devine déjà que le secret de l'Avenir, c'est au Passé que Wagner le demande[84-1]: ayant trouvé ce qui dut causer, «je me mis à chercher, résume-t-il, ce qui caractérise cette dissolution si regrettée du grand Art grec... Je fus frappé d'abord d'un fait singulier: c'est la séparation, l'isolement des différentes branches de l'Art réunies autrefois dans le Drame complet. Associés successivement, appelés à coopérer tous à un même résultat, les arts avaient fourni, par leur concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les plus élevés et les plus profonds de l'humanité; puis les différentes parties constituantes de l'Art s'étaient séparées, et désormais, au lieu d'être l'instituteur et l'inspirateur de la vie publique, l'Art n'était plus que l'agréable passe-temps de l'amateur; et, tandis que la multitude courait aux combats de gladiateurs ou de bêtes féroces dont on faisait l'amusement public, les plus délicats égayaient leur solitude en s'occupant des lettres ou de la peinture[84-2].»—«La division de l'Art en branches indépendantes et se développant séparément avait été un procédé qui, de proche en proche, avait rompu tout le système de l'ancien État, et ces branches isolées, bien que leurs destinations spéciales fussent portées au point de la virtuosité, ne pouvaient par elles-mêmes être capables d'atteindre l'importance de ce grand Art national disparu. Elles étaient devenues de plus en plus une serre chaude avec une forme d'un luxe distingué pour les connaisseurs, ou c'était tout au plus si, au début, elles pouvaient s'adresser au public comme un genre de distraction. Et le public n'y avait jamais reconnu la personnification de sa nature humaine générale ou nationale, mais plutôt un moyen de faire plus belle sa «culture» spéciale et artistique. Mais, d'un autre côté, il me semblait voir dans les branches les plus libres et les plus vigoureuses de ce système d'arts spéciaux, la poésie et la musique, une forte tendance à la réunion de leurs différents moyens d'expression dans une œuvre d'Art de la plus grande unité, qui représenterait l'homme dans le meilleur de son être et indépendant des temps et des modes[85-1]».—«Fort de l'autorité des plus éminents critiques, par exemple, des recherches d'un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d'un résultat solide: c'est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance; que cette tendance le conduit finalement à sa limite; et que, cette limite, il ne saurait la franchir sans courir le risque de se perdre dans l'incompréhensible, le bizarre et l'absurde. Arrivé là, il me sembla voir clairement que chaque art demande, dès qu'il est aux limites de sa puissance, à donner la main à l'art voisin; et, en vue de mon idéal, je trouvai un vif intérêt à suivre cette tendance dans chaque art particulier: il me parut que je pouvais le démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à la musique, en présence surtout de l'importance extraordinaire qu'a prise la musique moderne[85-2].»—«C'est ce que je vis dans les symphonies de Beethoven, dans lesquelles la recherche d'une adaptation distincte de leur expression infinie au langage parlé se montrait dans l'emploi du chant avec l'Hymne à la Joie de Schiller, au finale de la Neuvième Symphonie[86-1].»—«Je cherchais ainsi à me représenter l'Œuvre d'Art qui doit embrasser tous les arts particuliers et les faire coopérer à la réalisation supérieure de son objet; j'arrivai par cette voie à la conception réfléchie de l'idéal qui s'était obscurément formé en moi, vague image à laquelle l'artiste aspirait[86-2]

Wagner entre dès lors dans maints détails techniques, les uns que je me permettrai de n'exposer que plus loin, répétés qu'il les a, dans Opéra et Drame, sous une forme plus développée; les autres, surtout ceux relatifs aux arts optiques (Décor, Plastique, Mimique et Danse), qui trouveront plus utilement place en certaines notes du présent livre.

Aussi bien suis-je pressé d'en venir à celui, des écrits théoriques de Wagner, qui est, avec la Lettre à Frédéric Villot, la manifestation la plus clairement complète et, pour le traducteur, la plus intéressante, de ses idées sur l'Œuvre d'Art. Cet écrit, Opéra et Drame[86-3], est divisé en trois parties: les deux premières, intitulées: L'Opéra et l'essence de la Musique; Le Théâtre et l'essence de la Poésie dramatique, ont un caractère tour à tour de préparation, par la polémique[86-4], et de justification, par l'historique, qui, si curieux soit-il, importe moins ici. Je n'en retiendrai donc que les conclusions, à savoir que l'erreur des auteurs d'opéras est d'avoir pris pour fin en Art, uniquement pour fin la Musique, laquelle n'est qu'un moyen de l'expression artistique, tandis que seul le Drame est la fin véritable: voilà pour la première partie; et, quant à la deuxième partie: que, fidèle à son origine, le Drame doit recréer la Vie, sous la forme symbolique et populaire du Mythe[87-1], «matière idéale du poète. Le Mythe est le poème primitif et anonyme du Peuple, et nous le trouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le Mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite; elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d'éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère individuel, que vous reconnaissez au premier coup d'œil»[87-2].

Ces recherches ayant conduit Wagner à cette question: «Quelle est la forme la plus parfaite sous laquelle doive être représentée cette matière poétique idéale? j'examinai, dit-il, dans une troisième partie» (c'est celle-ci qui nous touche directement, elle a pour titre: La Poésie et la Musique dans le Drame de l'Avenir)[87-3] «j'examinai à fond, dans une troisième partie, ce que comporte la forme sous le rapport technique, et voici l'énoncé du résultat auquel cet examen aboutissait: le développement extraordinairement riche, et tout à fait inconnu aux siècles passés, qu'a pris la musique à notre époque, permet seul de mettre au jour tout ce dont la forme est capable[88-1].... L'harmonie, que l'antiquité a complètement ignorée, l'extension prodigieuse et le riche développement qu'elle a reçus par la polyphonie, sont choses dont l'invention appartient exclusivement aux derniers siècles. Nous ne connaissons la Musique, chez les Grecs, qu'associée à la Danse. Le mouvement de la danse assujettissait, aux lois du rythme, la musique et le poème que le chanteur récitait comme motif de danse: ces lois réglaient d'une manière si complète le vers et la mélodie, que la musique grecque (et ce mot impliquait presque toujours la poésie) ne peut être considérée que comme la danse exprimée par des sons et des paroles. Ce furent des motifs de danse, lesquels constituent le corps de toute la musique antique, qui, attachés originairement au culte païen et perpétués dans le peuple, furent conservés par les premières communautés chrétiennes,.... appliquées par elles aux cérémonies du culte nouveau à mesure qu'il se formait»[88-2]; appropriées à la gravité de ce culte par le ralentissement du rythme, par l'invention de l'harmonie, par celle de la polyphonie; puis enfin sécularisées en Italie et en Allemagne; là, sous les formes défectueuses de l'opéra et du ballet; en Allemagne, sous la forme, peu à peu perfectionnée, de la Symphonie[89-1], qui devint ainsi, comme dit Wagner, «l'idéal réalisé de la mélodie de danse»[89-2].

En effet, «la symphonie de Beethoven contient encore, dans la partie désignée sous le nom de scherzo ou de minuetto, une vraie musique de danse, et l'on pourrait facilement danser accompagné par elle. On dirait qu'un instinct puissant a contraint le compositeur à toucher une fois au moins directement, dans le cours de son œuvre, le principe sur lequel elle repose.... Il va, dans les autres périodes, s'éloignant de plus en plus de la forme qui permettrait d'exécuter, avec sa musique, une danse réelle: il faudrait du moins que ce fût une danse si idéale qu'elle serait à la danse primitive ce que la symphonie est à la mélodie dansante originelle»[89-3].

«Les instruments parlent, dans cette symphonie, une langue dont aucune époque n'avait encore eu connaissance; car l'expression, purement musicale jusque dans les nuances de la plus étonnante diversité, enchaîne l'auditeur pendant une durée inouïe jusque-là, lui remue l'âme avec une énergie qu'aucun autre art ne peut atteindre; elle lui révèle dans sa variété une régularité si libre et si hardie, que sa puissance surpasse nécessairement pour nous toute logique, bien que les lois de la logique n'y soient nullement contenues, et qu'au contraire la pensée rationnelle, qui procède par principe et conséquence, ne trouve ici nulle prise...[89-4]. Une nécessité métaphysique réservait précisément à notre époque la découverte de ce langage tout nouveau: et cette nécessité gît, si je ne me trompe, dans le perfectionnement de plus en plus conventionnel des idiomes modernes....[90-1]. Issue d'une signification des mots toute naturelle, personnelle et sensible, la langue de l'homme se développa dans une direction de plus en plus abstraite, et finalement les mots ne conservèrent plus qu'une signification conventionnelle; le sentiment perdit toute participation à l'intelligence des vocables, en même temps que l'ordre et la liaison de ceux-ci finirent par dépendre d'une façon exclusive et absolue de règles qu'il fallait apprendre....[90-2]. On dirait que, sous la pression des conventions civilisées, le sentiment humain s'est exalté, et a cherché une issue qui lui permît de suivre les lois de la langue qui lui est propre, et de s'exprimer, d'une manière qui lui fût intelligible, avec une entière liberté et une pleine indépendance des lois logiques de la pensée»[90-3]. En revanche, s'il est vrai que «la musique, malgré l'obscurité de sa langue» selon ces lois, «se fait nécessairement comprendre de l'homme avec une puissance victorieuse que ces mêmes lois ne possèdent pas[90-4]», il n'est pas moins certain qu'il y a, «dans la marche de l'intelligence», certaine «inévitable phase, où elle se sent pressée de découvrir la loi qui préside à l'enchaînement des causes, et se pose, en présence de tout phénomène dont elle reçoit une forte impression, cette question involontaire: «Pourquoi?»[90-5]—«De là l'espèce de crainte où tombe le compositeur de dépasser certaines limites de l'expression musicale: par exemple, de porter trop haut la tendance passionnée et tragique; car il éveillerait par là des émotions et une attente qui ne pourraient que faire naître dans l'auditeur la question importante du «Pourquoi?». Or c'est une question à laquelle le musicien n'est pas en mesure de faire une réponse satisfaisante»[91-1];—«c'est une question que l'audition même d'une symphonie ne peut empêcher complètement de provoquer; bien plus, comme elle ne peut y faire de réponse, elle confond la faculté de percevoir les causes, et suscite dans l'auditeur un trouble qui non seulement est capable de tourner en malaise, mais devient de plus le principe d'un jugement radicalement faux»[91-2]. Comment «répondre à cette question, à la fois troublante et inévitable, de telle sorte qu'elle cesse de s'élever et soit désormais en quelque sorte éludée?»[91-3]. Par un programme, dira quelqu'un. Mais «un programme est plutôt fait pour amener la question du «Pourquoi» que pour la satisfaire; ce n'est donc pas un programme qui peut exprimer le sens de la symphonie»[91-4].

Si ce n'est un programme, qu'est-ce alors? Faut-il rappeler que, selon Wagner, Beethoven même l'a indiqué, le jour où comprenant qu'il avait parcouru, dans la musique instrumentale, le cercle tout entier de toutes les émotions qu'elle est capable d'exprimer, à l'instrumentation, qui ne lui suffisait plus, il a joint les voix,—au finale de la Symphonie avec Chœurs? Ainsi, c'est un poète qui donnera la réponse; ou plutôt non: c'est un poète qui facilitera cette réponse au symphoniste interrogé. «Mais le poète lui-même ne saurait y parvenir sans un vif sentiment des tendances de la musique et de son inépuisable puissance d'expression; car il faut qu'il construise son poème de manière qu'il pénètre jusque dans les fibres les plus fines du tissu musical, et que l'idée qu'il exprime se résolve entièrement dans le sentiment. La seule forme poétique applicable ici est celle où le poète, au lieu de décrire simplement, offre de son objet une représentation réelle et qui frappe les sens: cette forme est le Drame. Au moment où il est représenté avec la réalité scénique, le Drame éveille dans le spectateur un intérêt profond pour une action qui s'accomplit devant lui, qui est, dans la mesure du possible, une fidèle imitation de la Vie humaine. Cet intérêt élève déjà par lui-même les sentiments de sympathie jusqu'à une sorte d'extase, où l'homme oublie cette fatale question du pourquoi: alors, dans le feu de ses transports, il se livre sans résistance à la direction des lois nouvelles par lesquelles la Musique se fait si merveilleusement comprendre et, dans une acception très profonde, fait la seule réponse exacte à cette question: «Pourquoi?»[92-1].

Le Drame est donc, à la Symphonie, ce que celle-ci était à la mélodie de danse: elle était l'idéal de la mélodie de danse; il est l'idéal de la Danse, au sens le plus large du mot. Car «déjà, la danse populaire originelle exprime une action, presque toujours les péripéties d'une histoire d'amour; cette danse simple et qui relève de relations les plus matérielles, conçue dans son plus riche développement et portée jusqu'à la manifestation des mouvements de l'âme les plus intimes, n'est autre chose que l'action dramatique[92-2].... Il ne me reste, en ce moment, qu'à indiquer comment la forme mélodique peut être élargie, vivifiée, quelle influence enfin peut être exercée sur elle par un poème qui y répond parfaitement.»[93-1].

D'abord, la Poésie s'y résignera-t-elle, à n'être plus (en apparence) qu'une auxiliaire de la Musique, à se fondre intimement avec elle, et surtout «avec cette musique dont la symphonie de Beethoven nous a révélé la puissance infinie? La Poésie, réplique Wagner, en trouvera sans peine le moyen: dès qu'elle apercevra, dans la Musique», ce besoin de clarté, «qu'à son tour la Poésie peut seule satisfaire, elle reconnaîtra que sa secrète et profonde aspiration est de se résoudre finalement dans la Musique[93-2].» En effet, «un penchant naturel au poète, et qui domine chez lui la conception comme la forme, ... est d'employer l'instrument des idées abstraites, la langue, de telle sorte qu'elle agisse sur la sensibilité elle-même... Le poète cherche, dans son langage, à substituer à la valeur abstraite et conventionnelle des mots leur signification sensible et originelle; l'arrangement rythmique et l'ornement (déjà presque musical) de la rime,» de l'allitération, «lui sont des moyens d'assurer au vers, à la phrase, une puissance qui captive comme par un charme et gouverne à son gré le sentiment. Essentielle au poète, cette tendance le conduit jusqu'à la limite de son art, limite que touche immédiatement la Musique; et par conséquent l'œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique[93-3].»—«Le poète, qui a le sentiment de l'inépuisable pouvoir d'expression de la mélodie symphonique, se verra conduit à étendre son domaine, à s'approcher des nuances infiniment profondes et délicates de cette mélodie qui donne à son expression, au moyen d'une seule modulation harmonique, la plus pénétrante énergie. La forme étroite de la mélodie d'opéra, qui s'imposait à lui autrefois, ne le réduira plus à donner pour tout travail un canevas sec et vide; au contraire, il apprendra du musicien un secret qui reste caché au musicien lui-même, c'est que la mélodie est susceptible d'un développement infiniment plus riche que la symphonie elle-même n'a pu jusqu'ici lui permettre de le concevoir; et, porté par ce pressentiment, le poète tracera le plan de ses créations avec une liberté sans limite[94-1]

«Peut-être trouverez-vous, ajoute Richard Wagner, que plusieurs parties» de tels poèmes «entrent trop avant dans le détail intime, et, si vous consentez à autoriser ce détail chez le poète, vous aurez peine à comprendre comment il a osé le donner à interpréter au musicien[94-2]... Mais à cela je fais immédiatement une réponse: si... les vers étaient calculés,» dans n'importe quel libretto, «pour qu'une fréquente répétition des phrases et des paroles, qui étaient le support de la mélodie, donnât au poème l'extension que réclamait cette mélodie», il n'en est plus de même [pour le Ring]: là, «l'exécution musicale... n'offre plus une seule répétition de paroles, le tissu des paroles a toute l'étendue destinée à la mélodie; en un mot, cette mélodie est déjà construite poétiquement. S'il était arrivé que mon procédé eût en général réussi, peut-être cela seul suffirait-il pour obtenir... le témoignage que ce procédé a produit une fusion infiniment plus intime du poème et de la musique que les procédés antérieurs. S'il m'était permis d'espérer, en même temps, que vous trouviez dans l'exécution poétique... plus de valeur que n'en comportaient mes travaux antérieurs, cette circonstance vous amènerait à une conclusion inévitable, c'est que la forme musicale, déjà complètement figurée dans le poème, aurait au moins été avantageuse au travail poétique. Si donc, par cela seul qu'elle est figurée dans le poème, la forme musicale lui donne une valeur particulière et qui répond exactement au but poétique, il ne s'agit plus que de savoir si la forme musicale de la mélodie n'y perd elle-même rien de la liberté de ses allures et de son développement.

»Permettez-moi de répondre à cette question au nom du musicien, et de vous dire, avec le plus profond sentiment de l'exactitude de cette affirmation: au contraire, la mélodie et sa forme comportent, grâce à ce procédé, une richesse de développement inépuisable, et dont on ne pouvait sans lui se faire une idée[95-1].»—«Le symphoniste se rattachait encore timidement à la forme dansante primitive; il ne se hasardait jamais à perdre de vue, fût-ce dans l'intérêt de l'expression, les routes qui le tenaient en relation avec cette forme; et voici que maintenant le poète lui crie: «Lance-toi sans crainte dans les flots sans limites, dans la pleine mer de la Musique! Ta main dans la mienne, et», ainsi, «jamais tu ne t'éloigneras de ce qu'il y a de plus intelligible à chaque homme, car avec moi tu restes toujours sur le ferme terrain de l'action dramatique, et cette action, représentée sur la scène, est le plus clair, le plus facile à comprendre de tous les poèmes. Ouvre donc largement les issues à ta mélodie[95-2]; qu'elle s'épanche comme un torrent à travers l'œuvre entière: exprime en elle ce que je ne dis pas, parce que toi seul peux le dire; et mon silence dira tout, parce que je te conduis par la main.» Dans le fait, la grandeur du poète se mesure surtout par ce qu'il s'abstient de dire afin de nous laisser dire en silence, à nous-mêmes, ce qui est inexprimable; mais c'est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n'est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie[96-1].

»Evidemment, le symphoniste ne pourrait former cette mélodie, s'il n'avait son organe propre: cet organe est l'orchestre. Mais, pour cela, il doit en faire un tout autre emploi que le compositeur d'opéra, entre les mains duquel l'orchestre n'était qu'une monstrueuse guitare pour accompagner les airs. L'orchestre sera, avec le Drame tel que je le conçois, dans un rapport à peu près analogue à celui du chœur tragique des Grecs avec l'action dramatique. Le chœur était toujours présent, les motifs de l'action qui s'accomplissait se déroulaient sous ses yeux; il cherchait à sonder ces motifs et à se former par eux un jugement sur l'action. Seulement, le chœur ne prenait généralement part au Drame que par ses réflexions; il restait étranger à l'action comme aux motifs qui la produisaient. L'orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est mêlé aux motifs de l'action par une participation intime[96-2]; car si, d'une part, comme corps d'harmonie, il rend seul possible l'expression précise de la mélodie, d'autre part, il entretient le cours interrompu de la mélodie elle-même; en sorte que toujours les motifs se font comprendre au cœur avec l'énergie la plus irrésistible. Si nous considérons, et il le faut bien, comme la forme artistique idéale celle qui peut être entièrement comprise sans réflexion, et qui fait passer tout droit dans le cœur la conception de l'artiste dans toute sa pureté; si enfin nous reconnaissons cette forme idéale dans le Drame... qui satisfait aux conditions mentionnées jusqu'ici, l'orchestre est le merveilleux instrument au moyen duquel seul cette forme est réalisable. En face de l'orchestre, de l'importance qu'il a prise, le chœur, auquel l'opéra, d'ailleurs, a déjà fait une place sur la scène, n'a plus rien de la signification du chœur antique, cela saute aux yeux; il ne peut plus être admis qu'à titre de personnage actif, et partout où il n'est pas nécessaire avec un tel rôle, il ne peut plus désormais devenir qu'un embarras et une superfluité; car sa participation idéale à l'action est passée tout entière à l'orchestre, et s'y manifeste sous une forme toujours présente et qui n'embarrasse jamais[97-1]

IV

Applicables à toutes les œuvres de Wagner à dater de la Tétralogie, y compris la Tétralogie, telles sont les théories dramatiques du Poète, dans leurs lignes les plus générales. A présent que j'en ai terminé la mosaïque, j'aurais voulu montrer sous quelle forme, concrète, cette même Tétralogie vérifie leurs données; car nous voici très près, comme autrefois Wagner[98-1], du point où ces éclaircissements ne se suffiraient plus sans exemples: mais quels exemples irai-je élire? lesquels seront mieux probants que l'œuvre en totalité? Certes, il est tels détails (techniques) que je ne puis taire: si je l'ai fait dans les trois chapitres précédents, le premier de polémique, le second de biographie, le troisième de compilation spéculative, je n'en ai plus le droit dans celui-ci, profession de foi du traducteur.

Mais quoi! ces détails réservés, irai-je faire aux lecteurs l'injure de douter de leur intelligence jusqu'à leur expliquer longuement, par exemple au point de vue de l'«action»: que, l'Ame étant ici l'unique moteur du Drame, cette action est tout intérieure et passionnelle; qu'elle n'en progresse pas moins, cette action, et sans cesse, et de phrase en phrase, et de vers en vers, et de mot en mot, et de geste en geste, dans le dialogue, dans les récits mêmes; et comment, à la suite de scènes jamais trop longues, mais prolongées, où s'est accumulée, sans discontinuer, toute l'électricité dramatique, peu à peu, d'une situation décisive, le fait attendu, brutal, éclate comme un éclair (je ne dis pas: comme un coup de théâtre), toujours visible aux spectateurs, durable assez pour les saisir, pas assez pour distraire de l'action vraie leur cœur? Ne sont-elles pas, ces observations, de celles que n'importe qui saura bien faire soi-même? et la seule que je me puisse permettre n'est-elle pas: que si la Musique acquiert, dans l'œuvre de Wagner, une toute-puissance dominatrice, incontestable, incontestée, elle le doit à ce développement des poèmes (qui en sont le support) par des motifs humains purement psychologiques? Et, si je voulais traiter de l'économie des Drames: lorsque j'aurais noté comment parfois Wagner, avec logique, avec bonheur, en supprime toute «exposition», y ajourne toute explication, n'y nomme tel personnage que longtemps, bien longtemps après l'avoir su rendre intéressant pour nous; quand j'aurais constaté que le Rheingold à part, tous ces Drames ont chacun trois actes[99-1], les treize actes restant, d'ailleurs, rigoureusement inséparables; quand j'aurais souligné que matérielle ou morale, l'action n'y est rompue même par les changements de lieu, les transformations du Décor (sans parler de celles de la Musique) suivant, accompagnant la marche des héros, localisant les interludes: «Hé! serait en droit de me dire quiconque va lire l'ouvrage: nous n'avons pas besoin de vous pour découvrir ces choses; nous avons des yeux, j'imagine! et, à moins que votre Traduction ne soit incomplète...»—Elle ne l'est point; et c'est pourquoi, en ce qui concerne les Arts Optiques[99-2] (Décor, Plastique, Mimique et Danse) j'userai d'une analogue réserve: la Mimique, langue universelle comme la Musique, et comme elle expressive de l'homme émotionnel[100-1], et comme elle suggérant ce que sous-entend le poète, n'est-elle pas précisée dans le texte wagnérien, et, par suite, dans cette Traduction? Qu'ils précèdent, exécutent ou remplacent la Parole, nécessitent ou complètent la Note correspondante, Gestes, Regards, Attitudes, Immobilité même, Wagner n'a-t-il pas tout prévu? N'a-t-il pas tout prévu pour le Décor aussi[100-2]: depuis les jeux de la Lumière, de l'Ombre, élevées à l'importance d'agents actifs du Drame, jusqu'au rythme des Plans, des Couleurs et des Lignes? Il est vrai, surtout si l'on songe au caractère cosmogonique du sujet de l'Anneau du Nibelung, que ces dernières indications pourront paraître parfois brèves, sèches, à force de sobriété: mais si Wagner les a, dans le texte des poèmes, réduites au plus strict minimum, c'est parce que la symphonie, sans être jamais «descriptive», reflète suffisamment le Décor,—ou bien s'y reflète, projetant alors de l'Ame vers la Nature l'action, faisant à cette action participer les Choses, par de magnétiques effluences, par de réciproques influences[100-3]; et dans ce cas, tout ce que le lecteur (soit qu'il manque d'imagination, soit plutôt faute d'avoir la Musique sous les yeux) aurait peine à deviner fût-ce avec du génie, n'est-il pas évident que mieux vaudra le lui dire, en note, à la page même où, fourni par le Drame, l'exemple y gagnera d'être ainsi plus direct?

Restent la question de Langue et la question de Métrique, desquelles j'en avancerais volontiers tout autant: car comment expliquer (je suppose) un jeu-de-mots, l'effet d'une assonance, d'une allitération, ailleurs que là où le Drame en paraît obscurci? Toutefois, une telle double question se rattache, d'une manière trop intime, soit à celle de l'intelligence de l'œuvre entière, soit à celle de la Traduction, pour que je puisse m'abstenir absolument, ai-je dit, de certains aperçus techniques. Ces aperçus, je vais donc m'efforcer de les offrir, sous la forme la plus claire et la moins ambitieuse, sans me faire scrupule d'utiliser les travaux de mes prédécesseurs, de les fondre, de les condenser, sans oublier jamais que j'écris, non pas seulement pour la Critique, mais pour la foule de ceux qui connaissent peu l'allemand.

Wagner, dans Opéra et Drame[101-1], avait posé, principe qui ne semblera naïf qu'aux ignorants: que le Poète-Dramatique, en somme, doit user d'un style dramatique; fonder ce style, quant au dialogue, sur la simple prose naturelle de la conversation commune: accentuer cette prose et l'enrichir, au besoin, d'ornements comme la Rime ou l'Allitération; il donnait des détails sur ce second procédé, qui systématiquement ressuscité, par lui, des vieux chants nationaux germains et scandinaves, allait devenir bientôt, dans l'Anneau du Nibelung, une source de beautés verbales intraduisibles, ainsi que le montreront des notes. La Tétralogie, en effet, est tout entière écrite en vers brefs, non rimés, scandés par les accents de la phrase et par des sons, des syllabes, des voyelles, des mots allitérants[102-1]. Chaque réplique est conforme au langage ordinaire, mais affiné,—sans raffinement,—mais synthétisé,—sans excès, digne, en un mot, d'être un modèle de ce que Wagner avoue pour but: «LA CONVERSATION IDÉALE»; la brièveté en est extrême, et l'on en conçoit la raison: puisque c'est le Musicien qui, la Mimique aidant, nous révèlera leurs émotions, les personnages n'ont guère à nous décrire longuement, invraisemblablement ce qu'ils sentent; et, chaque phrase ne contenant que les termes nécessaires, chaque vers peut correspondre à une ligne de prose, réduite, du maximum d'une quinzaine de vocables, au minimum de cinq, ou six, tous essentiels, groupés eux-mêmes autour d'un mot plus essentiel, qui, ainsi qu'une cime, les domine[102-2]. Mais encore, que sont-ils, ces vocables élus? Qu'on se rappelle ce qu'a dit Wagner, dans la Lettre sur la Musique, plus haut citée[102-3], du perfectionnement des idiomes modernes: «Si nous considérons l'histoire, ajoutait-il, l'histoire du développement des langues, nous apercevons encore aujourd'hui, dans les racines des mots, une origine d'où il résulte clairement que, dans le principe, la formation de l'idée d'un objet coïncidait d'une manière à peu près complète avec la sensation qu'il nous causait[102-4].» Et plus loin, non sans une nuance de vague regret: «Dans leurs développements nécessairement parallèles, les mœurs et la langue furent pareillement assujetties aux conventions, dont les lois n'étaient plus intelligibles au sentiment naturel, et ne pouvaient plus être comprises que de la réflexion[103-1].» Aussi les mots élus par Wagner, pour ses Drames, sont-ils d'abord des mots-racines, délivrés de leur valeur abstraite, conventionnelle, rendus à la sincérité de leur signification sensible; les études d'étymologie, de philologie, qu'il continua toute sa vie, lui permettaient ce retour à la propriété, à l'ingénuité des termes, corollaire de son retour à l'ingénuité des mœurs purement humaines du Mythe. Une telle langue, par son naturel et sa franchise, doit paraître et paraît en effet «difficile» à notre âge d'artifices et de circonlocutions; mais Wagner est allé plus loin: il a osé créer des onomatopées; il a banni les particules, les auxiliaires, les conjonctions, les prépositions, les articles, tous les parasites du dialogue: il fallait, pour rester poète sans cesser d'être musicien, qu'empruntant ses paroles au domaine éternel des libres émotions de l'Ame, il éliminât, comme il dit, tout ce qui était fortuit, indécis, superflu, tout ce qui dénaturait les sentiments des hommes; qu'il conservât seulement «le noyau»; et qu'il en exprimât l'essence,—la quintessence, en un Verbe fort, concis, abrupt...[103-2]. Ce qui ne l'a pas empêché d'ailleurs, toutes les fois que la passion trop exaltée s'épanche, doit déborder, torrentiellement, dans la mélodie musicale, d'épuiser, avec frénésie, les inépuisables trésors de la synonymie allemande: serrant toujours du reste, autant qu'il est possible, alors même, les accents de la phrase; la pliant (sans jamais sacrifier la clarté), non aux exigences des formules, des règles momies de la syntaxe, mais à l'ordre logique des sentiments en jeu, aux nécessités dynamiques de la symphonie concordante.

On ne saurait oublier par suite (et, moins que personne, le traducteur): que, si la conception de chacun des Drames du Ring, la conception de sa Langue et celle de sa Métrique sont, d'une part, une seule et même chose, d'autre part, le Drame étant né, suivant l'expression wagnérienne, «dans le sein maternel de la musique», le style de la phrase musicale, et le style de la phrase parlée, sont deux aspects de la même pensée; que, conformément aux principes posés dans Opéra et Drame, si l'idée musicale a procédé, ici, d'une inspiration poétique, c'est l'inspiration musicale qui, réagissant à son tour[104-1], a donné à chaque vers sa forme; à chaque mot, sa place immuable et nécessaire. Encore ne faudrait-il pas croire, a priori, que, du commencement à la fin, la Symphonie et la Parole gardent, en ce gigantesque ensemble, une équipollente importance: si lié, si indissolublement lié qu'il soit aux autres, chacun des quatre Drames a sa technique intime[104-2], laquelle varie elle-même, peut-on dire au surplus, d'acte en acte, de scène en scène, de vers en vers! Ainsi, pour n'avancer que des généralités, la Parole domine en souveraine dans L'Or-du-Rhin; rivalise avec la Musique dans La Walküre; se laisse faire équilibre par elle dans Siegfried; et lui cède, tout à fait, dans Le Crépuscule-des-Dieux[105-1]: c'est qu'à mesure que l'action approche du dénouement, le texte, explicatif d'abord, en quelque sorte, des situations dramatiques, des sentiments qu'elles déterminent, ne pourrait, ayant de moins en moins à expliquer, conserver sa prédominance qu'à condition de décrire, ensuite, les progrès, les métamorphoses psychologiques, de ces sentiments qu'il a motivés; et pourquoi les décrirait-il, puisque, plus la passion prévaut dans l'Œuvre d'Art, plus la Symphonie, «la Musique, malgré l'obscurité de sa langue selon les lois de la logique, se fait nécessairement comprendre de l'homme avec une puissance victorieuse», une profondeur, une certitude, «que ces mêmes lois ne possèdent pas?»[105-2].

La première conséquence d'une telle économie, c'est que les poèmes ici traduits, si littérairement beaux soient-ils, ne peuvent, ne doivent être jugés d'après les procédés critiques applicables, à notre époque, aux œuvres de «littérature». Pas plus que les partitions de Wagner ne sont des œuvres ordinaires de «musicien» proprement dit, ses poèmes ne sont œuvres de «littérateur»: mais les poèmes, les partitions sont des œuvres purement humaines, contribuant naturellement, concourant simultanément, à l'eurythmique synthèse des Arts qui recréent sur la scène la Vie. Aux yeux du critique littéraire, ils seraient «incomplets», ces poèmes, et (suivant ce que j'ai dit de l'inégale importance de la Parole dans chacun d'eux), «inégaux» aussi, c'est bien évident; mais la merveille, c'est qu'«incomplets», «inégaux», ou tout ce qu'on voudra, ils suffiraient encore, tels quels, à la gloire d'un très grand poète, au sens actuel et restreint de ce mot. Et, quant au critique wagnérien, ne sait-il pas que, s'ils sont «incomplets», c'est de tout ce qu'y ajoutent, à la représentation, la Plastique, la Mimique, le Décor,—la Musique! Ah! de celle-ci, nulle lecture qui puisse donner l'idée! La Musique! à cause d'elle, hélas! jamais les textes, à la lecture, ne suggéreront toutes leurs merveilles; il y faut la représentation, la «réalisation sensuelle intégrale»[106-1]: et comment l'opérer en France si les poèmes n'y sont traduits, adaptés à la mélodie, sous une forme non seulement digne d'eux, mais encore, mais surtout adéquate au rapport, à l'indispensable rapport: de chaque syllabe, avec chaque note?

Or, après ce que j'ai dit de leur Langue, de leur Métrique, on est en droit de douter qu'une pareille traduction,—poétique,—musicale,—et fidèle,—soit possible. Que Wagner éliminât les termes parasites, auxiliaires, particules, prépositions, articles, multipliât les inversions, remplaçât les temps composés par les temps simples, il s'exposait à rendre son texte moins clair: il le restait assez toutefois, puisqu'il suffit d'avoir une certaine connaissance, des anciens poèmes germaniques, pour n'être point déconcerté par des éliminations telles, dont ils offrent assez d'exemples, et aussi parce que l'allemand, comme le latin, possède des flexions casuelles, significatives des régimes divers. Mais le traducteur français qui, faute de ces flexions, se voit condamné aux par, et aux de, et aux du, et à combien d'et cætera, parmi lesquels les que de notre mode subjonctif, par quels prodiges parviendra-t-il à rester clair, lui, et correct, s'il lui faut (et il le lui faut!) faire, avec le temps fort de la phrase musicale, coïncider le temps fort de la phrase poétique[107-1]; bien plus, faire correspondre, à chaque modulation, l'équivalent du mot qu'elle souligne dans l'œuvre; bien plus, ne point placer, jamais, sous les notes courtes, les syllabes appuyées de ce même équivalent[107-2]?

Aussi me garderai-je bien, retenu que je suis, d'ailleurs, par de certaines raisons de convenances particulières, d'écrire tout le mal que je pense de la seule traduction, qui ait été chez nous tentée[107-3]: la seule, sans doute est-ce là son principal mérite, car qui l'oserait appeler musicale, ni française? Excellent critique musical, homme de grand cœur si l'on en juge par ses livres sur Beethoven et sur Mozart, l'auteur de cette version, M. Victor Wilder, n'était, en poésie, qu'un fâcheux librettiste, perverti, le plus consciencieusement, le plus inconsciemment du monde, par trop d'adaptations, plutôt franco-gantoises, des paroles de trop d'Oies du Caire. Si encore, s'attaquant aux poèmes de Wagner, il se fût contenté de n'en pas approprier tous les détails à leur Musique! S'il n'avait, à ce Verbe sévère, substitué le belgimatias le plus conventionnel qui soit, une sorte de musée rimé,—à la flamande,—de tous les ponts-neufs de notre Opéra! S'il ne s'était pas avisé de modifier, à sa fantaisie mal opportune, les sobres, saisissantes indications scéniques! Mais à quoi bon des reproches? M. Wilder est mort, sans s'être rendu compte une heure, cet honnête homme, de la profanation qu'il avait perpétrée[108-1]. A quoi bon des critiques? «Vous qui blâmez si bien, puisque cette traduction musicale vous déplaît, pourquoi n'en faites-vous pas une autre?»—Hé! je ne m'en suis pas dit capable. Et pourtant, quoique j'aie, après tout, quelque œuvre personnel à terminer tout bas, peut-être aurais-je eu la piété, ou, si l'on veut, la présomption de me vouer à cette aventure, s'il n'y avait, provisoirement, impossibilité légale[108-2]; et je dirais même comment j'aurais conçu l'essai, si cette impossibilité (jusqu'au moment où le cri public, grâce au présent volume, j'espère, l'aura détruite) ne rendait superflue toute autre explication.

N'importe! en attendant, les libretti Wilder, tout antiwagnériens qu'ils soient, permettraient toujours à quiconque aurait pris connaissance, ici, et de L'Anneau du Nibelung, et du but de Wagner, de se faire, à la représentation, une pâle image de l'Art que l'Artiste a voulu.—«A la représentation? Fort bien! nous y courons: mais où se donne-t-elle?»—Nulle part en France. Hors de France, nulle part en français. Je n'oublie point que l'Opéra nous joue La «Valkyrie»! mais je n'oublie pas, non plus, que c'est un acte, sur quatre, d'un Drame INDIVISIBLE EN SOI[109-1]; et je me demande pourquoi, dans l'Œuvre de Wagner, on est allé choisir, justement, l'un de ces actes; et je me demande encore pourquoi, l'ayant choisi, l'ayant ainsi dénaturé quand à sa substance poétique, on n'a pas la pudeur, au moins, de l'exécuter comme il doit l'être.

Mon Dieu! je ne réclame pas des «festivals scéniques», périodiquement solennels: je sais trop que l'Œuvre de Wagner n'est nationale que pour l'Allemagne, et que de telles fêtes, en France, n'auraient pas de raison d'être, au moins à l'occasion de cette Œuvre. Je ne réclamerais pas même une salle particulière, ou particulièrement construite. Mais je voudrais qu'on se souvînt, dans une certaine mesure, lorsqu'on monte un Drame de Richard Wagner, des conditions spéciales d'acoustique et d'optique[110-1] pour lesquelles seules ce Drame est fait: sans lesquelles sa beauté, son intrinsèque beauté, n'apparaît plus que dénaturée, déconcertante et monstrueuse, puisqu'on la rend sensible au moyen d'un organe destiné à des fins radicalement contraires[111-1]. Il serait si simple de faire mieux!

J'entends bien qu'on répond: «Faire mieux?... Voyez l'Allemagne!»—La défaite est spécieuse, mais quoi! c'est une défaite. Méditez ce qu'écrivait Wagner il y a quinze ans: «Le public, en général, sembla très satisfait quand les Nibelungen passèrent de scène en scène sur les théâtres des villes allemandes, joués sans la moindre conception des véritables exigences de l'œuvre. Là, généralement défiguré par des coupures et représenté dans des milieux auxquels il n'avait jamais été destiné, l'ouvrage gagna bientôt de si chaleureux applaudissements, qu'il sembla incompréhensible que personne songeât encore à le répéter spécialement à Bayreuth... au moment où l'on m'enviait généralement pour le résultat brillant de mon énergie, et quand le monde, ne prenant pas garde à mon but, que j'avais si soigneusement expliqué depuis si longtemps, se disait avec surprise qu'alors, au moins, on devait supposer que je pouvais être content de tout ce que j'avais réalisé[112-1]

Les choses ont-elles changé depuis ces quinze ans? Non pas! Plutôt s'aggraveraient-elles chaque jour, s'il est possible. Et après? Nous irons à Bayreuth, voilà tout: là, du moins, la piété d'une admirable femme, la ferveur de quelques amis de Richard Wagner, perpétuent, en dépit de toutes les hostilités, la tradition sacrée du mort, jusqu'en ses plus minimes détails; là, quoiqu'on y chante en allemand, quiconque possédera bien les Drames, dans une suffisante traduction française, pourra se faire de cet Art une authentique idée. Oui donc! c'est à Bayreuth que nous irons: qui,—nous? Qu'on réponde: combien,—parmi nous? La France a trente-huit millions d'âmes... J'admire, en vérité, ceux des privilégiés qui, depuis des années, nous répètent: «Vous vous dites wagnériens, jeunes gens? Soit: vous n'avez que deux choses à faire: répandre les idées de Wagner,—soutenir Bayreuth[114-1]». C'est très bien, c'est facile à dire; nous voulons bien: notre plume, qu'on y compte!—Et votre bourse?—De même! Mais, pour ce qui est des «idées»: les écrits théoriques n'étaient pas même traduits; et ils l'auraient été que, sans exemples directs, ils auraient risqué de provoquer, en France, d'aussi niais malentendus qu'ils en provoquèrent en Allemagne, jadis. Quant au Théâtre de Bayreuth: les fêtes y sont rares; et c'est loin.

—Et après tout (s'écrie, non sans quelque raison, plus d'un sincère amoureux d'Art), si les Drames de Wagner font partie, comme vous dites, de l'inaliénable patrimoine moral de l'Humanité tout entière, n'est-il pas vrai qu'il en est de même des œuvres—choisissons un dieu—de Michel-Ange? Si je tiens à pénétrer le génie d'un Michel-Ange, il est bien évident que je dois courir à Rome: seulement, qui m'imputerait à crime, sans injustice, les fatalités matérielles qui m'empêcheraient de faire ce voyage? Qui m'imputerait à crime, en ce cas, mon torturant désir de me former un jugement, mes tentatives pour le former par l'étude de fragments plastiques dans les Musées? par des copies, si je n'ai pas mieux? par des gravures, faute de copies? que dis-je! par des volumes, si les gravures me manquent? Cet Œuvre est pourtant de ceux qui n'existent, je pense, qu'à l'instant—pour vous rétorquer votre argument—de sa «réalisation sensuelle intégrale!» Hé bien, que voulez-vous? ce que je ferais pour Michel-Ange, je le fais, exactement, pour les Drames de Wagner: des fragments? les concerts publics m'en rendent sensibles! Des copies? bonnes ou non, les théâtres m'en donnent! Des gravures? dépourvues de la couleur musicale, les traductions y correspondent. Des volumes? la lecture n'en serait-elle pas logique,—plus, même, qu'à propos de Michel-Ange?—«Fuyez au moins», dites-vous, «toute représentation! Evitez tout concert public!»—Pourquoi vous y voit-on, vous qui nous en chassez?—«C'est que nous», répondez-vous, «nous autres, nous savons! A Bayreuth, nous y sommes allés: il n'y a plus nul danger que nous nous trompions, ici, sur le but réel de Richard Wagner. Nous souffrons de l'y voir incompris et morcelé; mais nous n'en sommes pas moins heureux de pouvoir entendre sa Musique: n'avons-nous pas la ressource de fermer les yeux? Ne revivons-nous pas le Drame tel que nous le vîmes ailleurs? A quelle phrase, à quel geste correspond chaque note, ne le savons-nous pas—depuis Bayreuth?»—Vous savez? Superbe égoïsme! Hé! alors, faites savoir aux autres! Admettons que plus de silence eût mieux valu naguère; maintenant, le silence n'est plus possible: trop de malentendus artistiques ont succédé, n'est-il pas vrai? à trop de malentendus soi-disant politiques ou soi-disant patriotiques. Il n'y a rien à tenter en France, affirmez-vous?—C'est à force de n'y rien faire, à force d'y laisser faire, plutôt, que, si nous ne connaissions votre absolue bonne foi, vous nous paraîtriez complices, entendez-vous! des profanations dont vous gémissez. Car, si vous vous refusiez à traduire les poèmes, sous le prétexte, vraiment commode, de «réalisation sensuelle intégrale», vous auriez pu, afin de «répandre les idées», traduire les œuvres théoriques! Je le demande: qui a eu ce courage? Et si nul ne l'a eu pour ces œuvres pourtant (j'en parle en connaissance de cause!) moins intraduisibles, ma foi, nous serons fondés à croire que ce fut par un manque de courage, aussi, de témérité, si l'on veut, qu'on a négligé de s'attaquer à la plus périlleuse des tâches: la traduction du plus démonstratif des Drames (au point de vue du but de Wagner), c'est-à-dire—L'Anneau du Nibelung.

Ce courage (cette témérité si l'on préfère), quelqu'un—l'aura eu! et le courage, aussi, ajournant toute publication, d'oser, la traduction littérale terminée, en faire, combien plus longue et périlleuse! une autre: non, certes, de «vulgarisation», mot trop légitimement dérive de «vulgaire»; mais DE PROPAGANDE,—comme celle-ci. Que si l'on s'obstinait à m'objecter le principe en vertu duquel l'Œuvre d'Art, le Drame, n'existerait point avant le moment de sa «réalisation sensuelle intégrale»:—Wagner, interromprais-je, n'était nullement hostile à l'idée que ses poèmes fussent lus, pour être lus, soit en allemand, soit en français. En allemand? il les a publiés quatre fois, les quatre fois sans nulle musique, ajoutant même, pour la lecture, des mots et des passages exclus des partitions[117-1]. En français? qu'on se reporte au début de ce travail: j'ai fourni là, j'espère, de surabondantes preuves[117-2]! Sans être «wagnérien» plus que Richard Wagner, j'avouerai volontiers, d'ailleurs, qu'une Traduction en prose aurait moins de raisons d'être, si nous en avions une musicalement fidèle: mais cette dernière, on peut, je l'ai dit et je le répète, douter qu'elle soit réalisable; et, l'aurait-on réalisée: impossibilité légale d'en faire usage.—Nous verrons bien!...

M'expliquer? Soit.

Le génie de Wagner «musicien» n'est plus nié:—sa musique, depuis qu'on l'écoute, écrase, volatilise, annihile toutes les autres, excepté celle de Beethoven. Il reste à révéler: le Poète,—le Créateur,—et le Penseur. C'est l'objet du présent volume: les Drames lus, le Poète dramatique sera connu; les Notes lues, le Poète Créateur apparaîtra; l'Étude Critique ci-jointe (que j'admire pour ma part, je suis heureux de lui rendre ce public hommage)[117-3] dévoilera quelques-uns des aspects du Penseur,—comme cet Avant-Propos, nécessairement plus humble, aura montré l'Artiste et le but qu'il poursuivit... Peut-être, alors! le cri public pourra-t-il exiger, du moins, qu'on ne sépare plus des Drames qui sont inséparables; arracher à nos scènes, subventionnées ou non, pour ces Drames ou pour d'autres de Richard Wagner, le genre d'exécutions pour lesquelles ils sont faits; et, même s'il est écrit qu'on n'y parviendra pas, suggérer à nos dramaturges une conception, dont ils ont besoin! plus nationale, plus haute, plus artistique—de l'Art.

Après avoir prouvé la légitimité, je ne suis nullement, comme on peut le voir, embarrassé pour justifier l'opportunité de cette Traduction. Et je ne le serai pas davantage pour justifier ce que j'en ai dit dès les premières lignes de cet Essai: à savoir qu'elle ne se donne point comme littérale, encore moins comme définitive, mais comme provisoirement fidèle: comme la plus fidèle, ajoutais-je, qu'il soit possible, à mon avis, de présenter au Public français contemporain.....

Pour initier ce Public à l'Œuvre wagnérienne, que les engouements d'aujourd'hui, comme les préventions d'autrefois, le préparent assez mal à comprendre, j'ai cru que je ne pouvais, en conscience, le buter de suite au mot-à-mot. Non que le sens de ce mot-à-mot ne soit admirable! Non, surtout, que j'aie eu la sottise de m'imaginer l'«embellir». Mais il est d'une beauté spéciale, comme spéciale est aussi la Langue (on s'en souvient)[119-1], pour l'interprétation de laquelle vague peut sembler la compétence, même d'un Allemand moderne instruit, même d'un Français capable de penser en allemand moderne, si, à cet Allemand ou à ce Français, il manque la connaissance des racines germaniques, l'intelligence, à livre ouvert, des textes du Mittelhochdeutsch, et surtout, c'est trop évident, celle de l'Epopée nationale allemande (plus de cinquante expressions transposées par Wagner, dans le seul Anneau du Nibelung). Je ne parle pas du jeu des Allitérations, auquel il faut, avant de traduire, être rompu par la pratique des vieux Chants germains, scandinaves, sous peine de dénaturer l'œuvre, puisque Wagner a dit qu'il n'aurait pu l'écrire autrement que sous cette forme du vers allitéré... Hé bien, cette poésie si magnifique d'idiome, mais tellement insolite aussi, fallait-il l'offrir dépouillée de toute beauté rythmique ou verbale? Ma conscience m'a répondu: Non! Fallait-il en tenter quelque restitution? Ma conscience m'a répondu: Oui! Et je ne sais si j'ai réussi: mais je crois pouvoir dire, hardiment, qu'entre, d'une part, cette tentative, et, de l'autre, un essai de littéralité pure (dont chacun se peut faire une idée, dans ce volume même, par mes Notes de la «Scène» Première de l'Or-du-Rhin), nul homme de bon sens n'hésitera.

Par bonheur en effet pour moi, semblable essai a été fait. Il a été fait, sur cette «Scène», par MM. Chamberlain et Edouard Dujardin[120-1], et l'étrange résultat, de leurs consciencieux efforts, ne m'aura pas été d'un petit enseignement! Si jamais en effet deux hommes, deux écrivains, pour s'attaquer à pareille tâche, furent qualifiés, ce sont bien eux: l'un, M. Houston-Stewart Chamberlain, qui, ayant consacré sa vie à l'étude de l'Art wagnérien, est, avec le baron de Wolzogen en Allemagne, avec MM. Ernst et Kufferath, Pierre et Charles Bonnier en France, au nombre des plus compétents[120-2]; l'autre, remarquable poète, musicographe autorisé, directeur (aux temps héroïques!) de cette vaillante et noble Revue Wagnérienne dont j'aurai plus d'une fois tenté, puisqu'elle est devenue introuvable, d'humblement condenser, ici, la riche matière «tétralogique». Or voici, à titre d'exemples au hasard, deux des phrases de leur traduction (philologiquement littérale): «Comme est bon que vous une seule ne soyez! De trois, je plais bien à une.....» En faut-il davantage?—J'accède: «O chante encore si doux et fin, comme saint ce séduit mon oreille![121-1]» Ils ajoutaient, je le sais, que c'était «œuvre modeste» intéressante seulement pour «quelques rares curieux»: moi, je me demande si même ces quelques rares curieux auraient eu l'intrépidité de lire quatre Drames d'un tel style,—où je me refuse, dans tous les cas (et le lecteur avec moi, j'espère), à voir l'équivalent, wagnériennement français, de la «conversation IDÉALE» allemande!

Aussi n'ai-je pas eu grand mérite, éclairé par ce précédent, à considérer le mot-à-mot, pour la Tétralogie du moins: comme un point d'arrivée? jamais[121-2]!—Comme un point de départ, au contraire. Pas plus que mes aînés, du reste, je ne voulais me proposer, pour but, un «compromis d'élégante prose»: c'eût été défigurer l'œuvre. Bien mieux: je ne pouvais guère oublier que la Musique amplifie, complète certains mots, s'unit à la Mimique, souvent, et au Décor, pour impartir à d'autres leur spéciale valeur; mais, si j'ai tenu grand compte de ces correspondances, insister sans exemples m'entraînerait trop loin, et combien plus avec exemples! Après tout, au sujet, soit des compensations, soit des transpositions que j'ai cru devoir me permettre, l'Annotation des quatre Drames me fera suffisamment comprendre[122-1].

Pour l'instant, s'il fallait, d'un mot, caractériser l'interprétation que j'ai voulu donner des Poèmes, je dirais qu'elle est DRAMATIQUE, résolument.

Cela n'est point une La Palissade: lisez une traduction du Théâtre de Gœthe, ou du Théâtre de Schiller, ou, tenez! celle qu'a osée M. Charles Nuitter, des Quatre Poèmes d'«Opéras»..... Vous avez le sens presque toujours, en un français coulant, correct, syntaxiste et conventionnel, d'élève de rhétorique fort en version allemande; mais cela ne vous prend pas aux entrailles comme (oui, je me plais à le ressasser!) cette «conversation idéale», qu'a voulue, et réalisée, dans ses textes allemands, Wagner: pourquoi? C'est excessivement simple: les traducteurs ont négligé qu'il s'agit d'œuvres dramatiques, dans lesquelles l'accent des répliques, l'INTONATION joue le plus grand rôle. Ils ne se sont pas joué les Drames à haute voix. Ils n'ont point comparé le son des répliques traduites au son des répliques originales: c'est pourtant essentiel, ce me semble! Et c'est pourquoi des œuvres dramatiques françaises, quand elles sont d'un homme de génie, bouleversent, à la lecture, presque autant qu'au théâtre: au lieu que les plus vivantes des œuvres étrangères, dans une traduction, nous laissent froids; sans doute quelques très rares Artistes parviennent-ils à se rendre compte de leur mouvement, mais au prix d'un effort qui diminue, toujours, la fraîcheur de joie esthétique de la sensation directe. Qu'est-ce donc pour la masse du Public, incapable (faute d'expérience) incapable de cet effort!—Hé bien! voilà un reproche que l'on ne fera pas, je m'en flatte, à ma Traduction de la Tétralogie. Il n'est pas une phrase, pas un mot, qui n'aient été placés, déplacés, remplacés, jusqu'à ce que la correspondance m'ait semblé parfaitement exacte entre chaque son du texte allemand et chaque son du texte français; l'air que ma voix a fait vibrer ne peut fournir la preuve de pareils efforts: mais l'un de mes manuscrits, que je garde soigneusement, porte trace de ce furieux labeur; on y trouverait, me fait-on remarquer, des passages remaniés jusqu'à soixante-douze fois..... Au reste, si jamais tentative fut à pareil point nécessaire, c'est bien à propos d'un Poème comme celui ou ceux d'un Richard Wagner: puisqu'il a voulu «opérer, par la représentation scénique, une impression irrésistible, et faire qu'en sa présence enfin s'évanouisse, dans le sentiment purement humain, toute velléité même de réflexion abstraite[123-1]», il fallait, autant que le permet la prose, viser à produire cet effet sur le lecteur d'une Traduction; lui offrir le Drame, en un mot, sous une forme tellement dramatique, qu'il n'eût aucun effort de «réflexion» à faire pour se rendre compte des répliques, de l'intonation des répliques, de la vraie portée des répliques, dans les textes originaux. J'ose dire qu'aucune version strictement «littérale», dans ces conditions, ne sera FIDÈLE! J'ose dire qu'aucune ne sera lisible! et, une fois de plus, j'en fais la preuve en réclamant qu'on s'imagine ce qu'aurait pu être, à la lecture, pour quatre Drames consécutifs, l'interprétation Dujardin? Wagner est un très grand Poète! et ce Poète fût sorti de l'épreuve ridiculisé pour jamais (en France): trop formidablement différentes sont les races!.....

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