La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung
TROISIÈME JOURNÉE:
LE CRÉPUSCULE-DES-DIEUX
(GÖTTERDAMMERUNG)
PERSONNAGES
| SIEGFRIED. |
| GUNTHER. |
| HAGEN. |
| ALBERICH. |
| BRÜNNHILDE. |
| GUTRUNE. |
| WALTRAUTE. |
| LES NORNES. |
| LES FILLES-DU-RHIN. |
| «Hommes» (Vassaux)—Femmes. |
LE CRÉPUSCULE-DES-DIEUX
PROLOGUE[513-A]
SUR LE ROC-DES-WALKÜRES
La décoration est la même qu'au dénouement de la première «Journée.»—Nuit. Dans les profondeurs de l'arrière-plan palpite un reflet de flammes.
LES TROIS NORNES,
femmes de haute stature, amplement drapées en de sombres vêtements, qui retombent à longs plis. La PREMIÈRE (la plus âgée) est couchée à l'avant-scène à droite, sous le sapin aux larges rameaux; la DEUXIÈME (plus jeune) est étendue sur un banc de pierre devant l'entrée de la grotte rocheuse; la TROISIÈME (la plus jeune) est assise au milieu de la saillie qui borde le sommet de la roche, à l'arrière-plan.—Un long temps règne un silence morne.
LA PREMIÈRE NORNE, sans bouger.
Quelle clarté brille là-bas?
LA DEUXIÈME
Est-ce déjà le point du jour?
LA TROISIÈME
C'est l'ardente horde de Loge, qui, tout autour du Roc, flamboie. Il fait nuit encore: que ne filons et ne chantons-nous point?
LA DEUXIÈME, à la Première.
Pour que nous chantions et filions, où fixeras-tu notre câble?
LA PREMIÈRE NORNE se lève, et attache, cependant qu'elle chante, un câble d'or, par l'une de ses extrémités, à l'un des rameaux du sapin[514-1].
Qu'il en aille bien ou mal, j'attache le câble et chante.—Sous le Frêne-du-Monde, j'ai filé jadis, lorsque vaste, vigoureuse, verdoyait sur le tronc toute une forêt de rameaux sacrés; sous son frais ombrage bruissait une source, dont les flots, en courant, chuchotaient la sagesse: j'en chantais la divine essence.—Un Dieu hardi vint pour boire à la source; d'un de ses yeux, pour jamais abandonné, il acheta ce droit[515-1]: puis, sur le Frêne-du-Monde, Wotan rompit une branche; le Puissant se tailla sur le tronc la hampe d'une Lance. La blessure, au cours des longs âges, fit périr la forêt des branches; jaunies en chûrent les feuilles, desséché mourut l'arbre[516-1]: sinistrement tarirent source et breuvage; trouble de sens devint mon chant. Puisque, sous le Frêne-du-Monde, je ne file désormais plus, au sapin du moins j'attache donc le câble: chante, sœur,—à toi je le lance,—sais-tu ce qu'il en advint?[516-2]
LA DEUXIÈME NORNE, tout en attachant le câble, ainsi lancé vers elle, à une pierre en saillie devant l'entrée de la grotte.
Les Runes des traités loyalement conclus, Wotan les inscrivit sur la hampe de la Lance: il la tint au poing, c'était tenir le Monde. Un Héros, un hardi Héros brisa dans un combat la Lance, l'auguste faisceau des traités[516-3].—Alors Wotan fit, aux Héros de Walhall, ruer bas, couper en morceaux les rameaux desséchés du Frêne-du-Monde, avec le tronc: le Frêne chut; pour jamais la source s'est tarie!—et j'attache, aujourd'hui, le câble au roc tranchant: chante, sœur,—à toi je le lance,—sais-tu ce qu'il en advient?
LA TROISIÈME NORNE, saisissant le câble au vol, et en lançant derrière soi l'extrémité.
Le Burg plane, l'œuvre des Géants: parmi l'assemblée sainte des Dieux et des Héros, Wotan, dans la salle, est assis. Tout autour des murailles s'élève un haut bûcher: du Frêne-du-Monde, c'est là ce qui reste! Que s'enflamme le bois majestueusement, qu'ardente et claire la flamme dévore la resplendissante forteresse: ce sera, pour les Dieux éternels, l'éternel Crépuscule, la fin![517-1]—Si vous savez encore, tressez à nouveau le câble: du Nord, je vous le relance: file, sœur, et chante! (Elle a jeté le câble à la Deuxième, qui à son tour le jette à la Première des Nornes.)
LA PREMIÈRE NORNE détache le câble du rameau après lequel il était fixé, et le renoue, durant le chant suivant, à une autre branche.
Est-ce le point du jour? Est-ce le reflet des flammes? Troublée s'égare ma vue; je discerne mal l'auguste Jadis, où Loge rutilait dans l'éclatante flamme:—sais-tu ce qu'il en advint?
LA DEUXIÈME NORNE, renouant à la pierre le câble qu'on lui jette.
Grâce au charme de la Lance, Wotan l'asservit; Loge lui chuchota des conseils: sa dent rongea, pour s'affranchir, consuma les Runes de la hampe. Alors, avec la pointe toute puissante de la Lance, Wotan l'évoqua, pour brûler, tout autour du Roc de Brünnhilde:—sais-tu ce qu'il en advient?
LA TROISIÈME NORNE, relançant, derrière soi, le câble qu'on lui a lancé.
Les éclats aigus de sa Lance brisée, Wotan les plonge, un jour, au cœur du flamboyant: la flamme dévorante les embrase; le Dieu les jette sur le bûcher, sur ce qui fut le Frêne-du-Monde.—Voulez-vous savoir quand, tramez-moi, sœurs, le câble! (Elle jette le câble à la Deuxième, qui, à son tour le jette à la Première.)
LA PREMIÈRE NORNE, rattachant le câble.
La nuit cède; je n'y vois plus rien: le fil du câble, je ne le trouve plus; la trame en est entremêlée. Une affreuse vision m'en trouble le sens: l'Or-du-Rhin fut volé par Alberich, jadis: sais-tu ce qu'il en advint?
LA DEUXIÈME NORNE, nouant le câble autour d'une pierre, avec une inquiète précipitation.
Par le tranchant du roc le câble est entamé; trop lâche, le fil s'en effiloche: la trame en est entremêlée. C'est, à force de haine, à force de détresse, l'Anneau du Nibelung qui me le ronge:—c'est un Anathème de vengeance qui ronge la spirale de mes fils:—sais-tu ce qu'il en advient?
LA TROISIÈME NORNE, saisissant le câble précipitamment.
Trop lâche le câble! Trop court pour moi: s'il me faut jusqu'au Nord lancer l'extrémité, qu'il soit plus fortement tendu![518-A] (Elle tire avec violence sur le câble: il rompt au milieu.)
LA DEUXIÈME
Rompu!
LA TROISIÈME
Rompu!
LA PREMIÈRE
Rompu![518-B]
Épouvantées, les TROIS NORNES se sont levées, et se sont avancées vers le milieu de la scène; rassemblées, elles saisissent les débris du câble rompu, dont elles se lient les unes à l'autre, corps à corps.
LES TROIS NORNES
A son terme l'éternelle science! Les sibylles n'ont plus rien à dire à l'univers:—En bas vers notre Mère, en bas! (Elles disparaissent.)
Le jour dont la clarté, naissante, durant la fin de la scène a grandi de plus en plus, achève de se lever; et fait, aux profondeurs, pâlir le reflet des flammes.
SIEGFRIED et BRÜNNHILDE sortent de la grotte. SIEGFRIED est armé de pied en cap, BRÜNNHILDE mène son cheval par la bride.
BRÜNNHILDE[519-A]
A de nouveaux exploits[519-1], bien-aimé Héros, pourrais-je, t'aimant, ne point te laisser? Un unique souci me préoccupe: ma valeur personnelle t'a profité trop peu!—Ce que les Dieux m'avaient révélé, le riche trésor des Runes sacrées[519-2], je te l'ai donné: mais aussi est-ce la souche virginale de ma force que m'a prise le Héros, mon maître désormais.—Puisses-tu ne point dédaigner celle qui, vide de science, mais pleine de désir, riche d'Amour, mais pauvre en puissance, n'a plus rien à te donner[519-3], rien—sinon ses souhaits!
SIEGFRIED
Femme admirable! tu m'en as donné plus que je ne suis à même d'en garder: ne t'irrite point, si, malgré tes leçons, je reste ignorant! La seule chose que j'ai bien retenue, la voici: Brünnhilde vit pour moi; la seule leçon que j'ai vite apprise, la voici: Souviens-toi de Brünnhilde![520-1]
BRÜNNHILDE
Si tu veux me garder ton amour, souviens-toi de toi seul, souviens-toi de tes propres exploits! Souviens-toi de la sauvage flamme qui brûlait tout autour du Roc, et que tu franchis sans avoir peur—[520-A]
SIEGFRIED
Brünnhilde, pour conquérir Brünnhilde!
BRÜNNHILDE
Souviens-toi de la jeune femme au bouclier, trouvée par toi, plongée dans un profond sommeil, et dont tu ouvris le heaume résistant—
SIEGFRIED
Brünnhilde, pour réveiller Brünnhilde!
BRÜNNHILDE
Souviens-toi des serments qui nous lient[521-1]; souviens-toi de la foi que nous nous devons; souviens-toi de l'Amour pour quoi nous vivons: Brünnhilde alors, éternellement, t'embrasera l'âme d'une sainte ferveur!—
SIEGFRIED
Si je te laisse, Bien-Aimée, ici, à la sainte garde de la flamme, en échange de tes Runes je t'offre cet Anneau. Des exploits que jamais j'accomplis, la vertu réside tout entière en lui; j'ai tué le sauvage Dragon dont la rage, longtemps, l'a couvé. A lui sa puissance, conserve-le bien, comme le gage sacré de ma foi![521-2]
BRÜNNHILDE, toute ravie, se passant au doigt l'Anneau.
Il sera mon unique trésor: en échange de l'Anneau prends donc aussi mon cheval! C'est avec moi que passait jadis sa course intrépide, par les airs,—c'est avec moi qu'il a perdu ses facultés surnaturelles; il ne bondira plus, par-dessus les nuages, sur sa route de foudre et d'éclairs. Mais où que tu le mènes,—fût-ce au travers du feu,—libre d'effroi Grane[522-1] t'accompagnera; qu'il t'obéisse donc, ô Héros! Prends bien soin de lui; il comprendra ta voix[522-2]:—oh! rappelle à mon Grane, souvent, le souvenir de Brünnhilde!
SIEGFRIED
Ce sera donc par ta seule vertu que j'accomplirai d'autres exploits? C'est toi qui choisiras mes luttes, à toi que reviendront mes victoires? Sur ton cheval, sous ton bouclier, je ne serai plus Siegfried: je ne serai que le bras de Brünnhilde![522-3]
BRÜNNHILDE
Oh! si Brünnhilde était ton âme!
SIEGFRIED
C'est par elle que s'enflamme mon courage.
BRÜNNHILDE
Tu serais donc Siegfried et Brünnhilde ensemble?
SIEGFRIED
Où je suis, tous les deux sont présents.
BRÜNNHILDE
Le Roc, ma retraite, sera donc désert?
SIEGFRIED
Ne faisant qu'un, nous y serons tous deux.
BRÜNNHILDE, avec exaltation.
O Dieux augustes, êtres sublimes! rassasiez vos yeux du couple sacré! Eloignés l'un de l'autre, qui nous séparerait?[523-1] Séparés, qui, l'un de l'autre, nous éloignerait?[523-2]
SIEGFRIED
Salut à toi, Brünnhilde! resplendissante étoile! Salut, radieux Amour!
BRÜNNHILDE
Salut à toi, Siegfried! victorieuse Lumière! Salut, radieuse Vie!
TOUS DEUX
Salut! Salut!
SIEGFRIED fait descendre à son cheval la déclivité du Rocher. Du haut de la cime, BRÜNNHILDE, longtemps, le suit du regard, avec extase[524-1]. On entend résonner d'en bas la joyeuse sonnerie du cor de SIEGFRIED[524-A].—Le rideau tombe.
L'Orchestre reprend le thème du cor, qu'il développe en vaste interlude[524-B].
Après quoi le premier acte commence aussitôt.
ACTE PREMIER[525-A]
LA SALLE DU MANOIR DES GIBICHUNGEN, PRÈS DU RHIN
Elle est toute grande ouverte au fond sur l'arrière-plan, qu'occupe un libre espace de rive menant au Fleuve, et que limitent des collines rocheuses.
GUNTHER, HAGEN et GUTRUNE
GUNTHER et GUTRUNE sur le trône; devant le trône est une table avec des cornes-à-boire; devant la table, est assis HAGEN.
GUNTHER
Ecoute, Hagen! dis-moi, héros: moi, Gunther, le maître du Rhin, suis-je vraiment digne de Gibich?[525-1]
HAGEN
Authentique héritier du nom, tu m'apparais digne d'envie: celle qui tous deux nous mit au monde, Dame Grimhilde[526-1], m'apprit à le comprendre.
GUNTHER
C'est toi que j'envie: va, ne m'envie point! Si j'eus pour moi le droit d'aînesse, la sagesse alla toute à toi: jamais frères utérins n'imposèrent mieux silence au discord de leurs intérêts. Rendant justice à ta raison, c'est sur ma gloire que je t'interroge.
HAGEN
Je dois donc te blâmer, ta gloire est incomplète: car je sais de suprêmes trésors, que le fils de Gibich n'a point encore conquis.
GUNTHER
A mon tour de te blâmer, toi qui ne m'en as rien dit.
HAGEN
Quand c'est, pour la lignée de Gibich, l'été, l'âge de la pleine vigueur, je vous vois, toi, Gunther, sans épouse; toi, Gutrune, sans époux non plus.
GUNTHER
Quelles alliances considères-tu donc comme profitables à notre gloire?[527-1]
HAGEN
Je sais une femme, la plus parfaite[527-2] qui soit: elle a pour séjour un Rocher, un haut Rocher qu'entourent les flammes: seul, celui qui franchit ces flammes peut devenir l'époux de Brünnhilde.
GUNTHER
Mon courage peut-il les braver?
HAGEN
Seul, un Plus Fort encore que toi le pourrait[528-1].
GUNTHER
Quel est cet homme prédestiné?
HAGEN
Siegfried, le rejeton des Wälsungen: c'est là Le Plus Fort des Héros[528-2]. D'un couple de jumeaux, subjugués par l'amour, de Siegmund et de Sieglinde, est né ce plus authentique des fils: c'est dans la Forêt qu'il a crû en force, c'est lui que je souhaiterais à Gutrune pour époux.
GUTRUNE
Quelle prouesse a-t-il donc pu faire, pour mériter d'être connu comme le plus sublime des Héros?[528-3]
HAGEN
Devant Neidhöhle, un Dragon colossal gardait le Trésor des Nibelungen; Siegfried, fermant la gueule du monstre, l'a tué[529-1] d'un Glaive invincible. Cet exploit, tellement inouï[529-2], mit au jour la gloire du Héros.
GUNTHER
Du Trésor des Nibelungen j'ai entendu parler: il contiendrait lui-même le plus enviable bien?
HAGEN
Quiconque saurait l'utiliser, serait vraiment le Maître du Monde.
GUNTHER
Et c'est Siegfried qui l'a conquis?[529-3]
HAGEN
Les Nibelungen lui sont asservis[529-4].
GUNTHER
Et Brünnhilde? lui seulement pourrait la conquérir?
HAGEN
La flamme ne céderait à nul autre[530-1].
GUNTHER, se levant avec dépit.
Qu'as-tu donc à soulever ce débat pour me troubler? Ce dont je ne dois point triompher, qu'as-tu à me suggérer le désir d'y aspirer?
HAGEN
Mais si, chez toi, Siegfried t'amenait la fiancée, est-ce que Brünnhilde, alors, ne serait pas tienne?[530-2]
GUNTHER, marchant par la salle, de long en large, avec agitation.
Au nom de quoi l'obliger, lui qui vit sans souci, à m'aller chercher la fiancée?
HAGEN
Ta prière l'y obligerait vite, s'il s'était épris de Gutrune d'abord[530-3].
GUTRUNE
O railleur, ô méchant Hagen! Comment pourrais-je lier Siegfried? Puisqu'il est, des Héros du monde, le plus sublime, les plus parfaites femmes de la terre l'ont apprivoisé dès longtemps[531-1].
HAGEN
Rappelle-toi, dans l'armoire, le philtre[531-A]: aie foi en moi, qui l'ai conquis: il fixera sur toi l'amour du Héros qu'appelle ton désir. Si en ce moment Siegfried entrait, s'il goûtait de ce philtre magique, quand même il eût, avant de te voir, choisi sa fiancée, possédé quelque épouse, il l'oublierait absolument[531-2].—Hé bien: que vous semble-t-il du conseil de Hagen?
GUNTHER, qui s'est rapproché de la table, et, appuyé sur elle, a écouté attentivement.
Un tel frère est un don sans prix: gloire à Grimhilde!
GUTRUNE
Siegfried! puissé-je le voir bientôt!
GUNTHER
Comment le trouver?[532-1]
HAGEN
Lorsqu'il entreprend, au hasard, sa chasse enthousiaste à l'action, le monde n'est plus pour lui qu'une étroite sapinière: peut-être nous l'amènera-t-elle, cette infatigable poursuite[533-1], aux rives de Gibich, sur le Rhin.[533-A]
GUNTHER
Bienvenu serait-il![534-1] (Le cor de SIEGFRIED s'entend au lointain.—Ils écoutent.) C'est de ce côté du Rhin que retentit le cor.
HAGEN est allé vers la berge; il inspecte en aval le Fleuve, se retourne et crie:
Dans une nacelle, un cheval et un Héros: c'est lui qui sonne si joyeusement du cor.—Un geste aisé, comme d'une main désœuvrée, pousse rapidement l'esquif contre le courant; d'une semblable vigueur à manœuvrer la rame peut se vanter, seul, qui a tué le Dragon: c'est Siegfried, sûrement, pas un autre![534-2]
GUNTHER
Pousse-t-il de ce côté?
HAGEN, les mains en porte-voix, crie vers le Fleuve.
Hoïho! où vas-tu, ô joyeux Héros?
LA VOIX DE SIEGFRIED, lointaine, venant du Fleuve.
Vers le puissant fils de Gibich.
HAGEN
C'est de chez lui que je t'invite chez lui: de ce côté-ci! aborde ici! Salut à Siegfried! illustre Héros!
SIEGFRIED accoste.
GUNTHER a rejoint HAGEN sur le rivage[535-1]. GUTRUNE, sur le trône, contemple SIEGFRIED: fixe un long temps sur lui, dans une joyeuse surprise, son regard; et, lorsque les hommes se rapprochent, s'éloigne et rentre, en proie à un trouble visible, par une porte de gauche dans son appartement[535-2].
SIEGFRIED, qui a déjà fait débarquer son cheval et s'avance, tranquillement appuyé contre lui.
Où est le fils de Gibich?
GUNTHER
Tu l'as devant toi: Gunther.
SIEGFRIED
Voici: loin sur le Rhin, c'est ta gloire que tous vantent; battons-nous sur l'heure, ou sois mon ami!
GUNTHER
Pourquoi nous battre? sois le bienvenu![535-3]
SIEGFRIED
Où mettrai-je mon cheval?
HAGEN
Je m'en charge.
SIEGFRIED
Tu m'as appelé Siegfried: tu m'as donc déjà vu?
HAGEN
Je ne t'ai reconnu qu'à ta vigueur[536-1].
SIEGFRIED
Prends bien soin de Grane! Jamais tu n'auras tenu en bride une monture de plus noble race.
HAGEN emmène le cheval à droite, et revient bientôt. GUNTHER s'avance avec SIEGFRIED, et rentre avec lui dans la salle.
GUNTHER
Salue joyeusement, ô Héros, la demeure de mon père; le sol que tu foules, tout ce qu'ici tu vois, regarde désormais tout cela comme ton bien propre: terre et sujets, mon héritage est tien—et toi, mon corps, sois le gage de mon serment!—moi-même je me donne, je suis ton homme![537-1]
SIEGFRIED
Je n'offre, moi, ni sujets ni terre, ni demeure et domaine paternels: mon unique héritage, ce fut mon propre corps; c'est à vivre que je le dépense. Je ne possède qu'un Glaive, forgé par moi-même—toi donc, mon Glaive, sois le gage de mon serment!—c'est lui que je t'offre, avec moi-même[537-2].
HAGEN
Le Trésor des Nibelungen, pourtant la tradition t'en nomme le Maître?[537-3]
SIEGFRIED
Du Trésor, je me souviens à peine: tant j'ai d'estime pour son inutile bien![537-4] Je l'ai abandonné dans un antre, où, jadis, un Dragon le gardait.
HAGEN
Et rien, tu n'en emportas rien?
SIEGFRIED, montrant le tissu d'acier qui pend à sa ceinture.
Cette œuvre, ignorant sa vertu.
HAGEN
Je la connais, moi; c'est le Tarnhelm, un chef-d'œuvre d'art des Nibelungen: tu peux, quand il est sur ta tête, te métamorphoser en n'importe quelle forme; désires-tu t'en aller au loin, si loin que ce soit, il t'y transporte, à l'instant même.—Dans le Trésor, tu n'as pris rien d'autre?
SIEGFRIED
Un Anneau.
HAGEN
Celui-là, tu le gardes bien, sans doute?
SIEGFRIED
Une femme le garde, qui m'est sacrée.
HAGEN, à part.
Brünnhilde!...
GUNTHER
Point d'échange de ta part entre nous deux, Siegfried: au prix de pareils joyaux, qu'est tout mon bien? Peu de chose: j'aurais beau tout donner, tu aurais beau tout prendre!—Sans aucune condition, je te sers avec plaisir[539-1].
HAGEN est allé vers la porte de l'appartement de GUTRUNE; il l'ouvre. GUTRUNE en sort; elle porte une corne-à-boire et s'avance vers SIEGFRIED.
GUTRUNE
Bienvenu soit l'hôte, dans la demeure de Gibich! Sa fille t'offre ici la boisson[539-2].
SIEGFRIED, s'incline devant elle avec cordialité, et saisit la corne: il la tient pensivement devant soi, et dit tout bas:
Quand j'aurais oublié tout ce que tu m'as appris, il est une chose que je n'oublierai jamais:—à l'Amour fidèle, ma première pensée; Brünnhilde, je bois à toi! (Il boit, et rend la corne à GUTRUNE[539-3], qui, confuse et troublée sous son regard, baisse les yeux.)[539-4]
SIEGFRIED, fixant sur elle un regard enflammé d'une passion soudaine[540-1].
Toi qui d'un éclair brûles ma vue, pourquoi baisses-tu les yeux devant moi? (GUTRUNE relève, en rougissant, les yeux vers lui.) Ha! la plus belle des femmes! ferme ton regard![540-2] C'est mon cœur que dans ma poitrine brûlent ses rayons: mon sang qu'ils embrasent roule du feu!—(D'une voix tremblante.) Gunther—comment s'appelle ta sœur?
GUNTHER
Gutrune.
SIEGFRIED
Est-ce de bonnes runes[540-3] que je découvre en ses yeux?—(Il saisit, avec une passion ardente, la main de GUTRUNE.)[540-4] A ton frère j'ai offert d'être son homme; sa fierté n'a point voulu de moi:—tromperais-tu comme lui mon espoir, si je m'offrais en alliance à toi?
GUTRUNE baisse humblement la tête, paraît exprimer, par son attitude, qu'elle ne se sent point digne de lui, et, d'un pas chancelant, quitte la salle.
SIEGFRIED, que HAGEN et GUNTHER observent avec attention, la suit du regard, comme fasciné; puis, sans se retourner, il demande:
Possèdes-tu, toi, Gunther, une femme?
GUNTHER
Pas encore; et j'aurai difficilement cette joie! La seule femme à laquelle j'aspire, aucun moyen pour moi de la conquérir jamais[541-1].
SIEGFRIED, vivement, se tournant vers lui.
Que ne peux-tu, si je suis avec toi?
GUNTHER
Elle a pour séjour un Rocher; un haut Rocher, qu'entourent les flammes—
SIEGFRIED, frappé, et comme pour se remettre en mémoire une chose dès longtemps oubliée, répète à mi-voix.
«Elle a pour séjour un Rocher; un haut Rocher, qu'entourent les flammes...?»
GUNTHER
Seul, celui qui franchit les flammes—
SIEGFRIED, comme subitement éclairé d'un souvenir, qui l'abandonne presque aussitôt.
«Seul, celui qui franchit les flammes...»
GUNTHER
—peut devenir l'époux de Brünnhilde.
(A l'énoncé du nom de Brünnhilde, SIEGFRIED exprime à l'évidence, par son silence et par son geste, que définitivement tout souvenir lui échappe[542-1].)
GUNTHER
Donc, je ne puis gravir ce Rocher; jamais le feu ne s'éteindra pour moi!
SIEGFRIED, avec fougue et passion.
Moi—je ne crains point les flammes: j'irai te chercher la femme[543-1]; car ne suis-je pas ton homme, et mon courage est tien,—s'il me vaut pour épouse Gutrune[543-2].
GUNTHER
Volontiers je t'accorde Gutrune[543-3].
SIEGFRIED
J'irai pour toi chercher Brünnhilde.
GUNTHER
Comment veux-tu lui donner le change?
SIEGFRIED
Comment? grâce au Tarnhelm, j'aurai pris ta figure[543-4].
GUNTHER
Qu'un serment me réponde de ta foi![544-1]
SIEGFRIED
Que la Blut-Brüderschaft l'engage![544-2]
(HAGEN de vin nouveau remplit une corne-à-boire; de leurs Glaives, SIEGFRIED et GUNTHER se piquent aux bras, qu'ils tiennent un temps au-dessus de la corne.)
SIEGFRIED et GUNTHER
Le sang, sève de la vie en fleurs, je l'ai fait goutte à goutte couler dans le breuvage: qu'ardemment fraternel, vaillamment confondu, fleurisse en le breuvage notre sang. C'est la fidélité à mon ami que je bois: joyeusement, librement, que s'épanouisse et nous lie la Blut-Brüderschaft aujourd'hui! Pour celui des frères qui romprait l'alliance, pour celui des amis qui tromperait son féal, que son sang, dont nous aurons bu en amis ces gouttes aujourd'hui, s'écoule, dans l'espace d'un éclair, pour expier la félonie!—Voici—comme je t'offre l'alliance: voici—comme envers toi je bois la fidélité!
(Ils boivent tour à tour, chacun la moitié; HAGEN, qui se tenait auprès d'eux, brise alors de son glaive la corne. SIEGFRIED et GUNTHER se tendent les mains.)
SIEGFRIED, à HAGEN.
Tu ne t'associes donc point à nos serments? pourquoi?
HAGEN
Mon sang vous eût gâté ce breuvage! Il ne circule pas, en mes veines, authentique, légitime et noble comme le vôtre; c'est âcre, paresseux et froid qu'il y circule; il ne veut point rougir ma joue. Je me tiens donc à l'écart de votre ardente alliance[545-1].
GUNTHER
Laisse l'homme sans joie!
SIEGFRIED
Allons, en route! Ma barque est là; elle nous mènera bien vite[546-1] au Roc: tu m'attendras au bord une nuit dans la nacelle; et c'est la femme qu'ensuite tu conduiras ici.
GUNTHER
Ne te reposeras-tu point auparavant?
SIEGFRIED
J'ai hâte du retour[546-2].
(Il marche au Fleuve.)
GUNTHER
Toi, Hagen, veille sur le manoir! (Il suit SIEGFRIED.)
GUTRUNE paraît au seuil de son appartement.
GUTRUNE
Où courent-ils si vite?
HAGEN
S'embarquer, pour chercher Brünnhilde.
GUTRUNE
Siegfried?
HAGEN
Juge, par là, s'il désire te conquérir pour femme!
(Il s'assied à l'entrée de la salle avec la lance et le bouclier. SIEGFRIED et GUNTHER partent.)[546-3]
GUTRUNE
Siegfried—mien!
(Elle rentre, tout émue, dans son appartement.)
HAGEN, après un assez long silence.
C'est donc ici moi qui suis de garde, assis en sentinelle, veillant sur le domaine, écartant du manoir l'ennemi:—c'est pour le fils de Gibich que le vent souffle; il part vers l'épouse qu'il désire. Un vigoureux Héros dirige pour lui la barre[547-1], va faire pour lui tête au péril, chercher pour lui sa propre femme, et la lui livrer sur le Rhin; mais moi j'aurai ma part aussi: l'Anneau, telle est la part qu'il me rapportera.—Libres fils, joyeux compagnons, voguez toujours, voguez gaîment! Si vil qu'il vous paraisse, ce n'en est pas moins vous qui le servirez—le fils du Nibelung[547-2].
(Un rideau se ferme sur la scène et dérobe la vue du théâtre. Lorsque, durant un bref interlude orchestral, le décor a été changé, ce rideau (auparavant drapé à l'avant-scène, qu'il encadrait) se rouvre et disparaît entièrement.)
LA CIME DU ROC
(comme au Prologue.)
BRÜNNHILDE est assise à l'entrée de la grotte, et contemple, dans une rêverie muette, l'Anneau de SIEGFRIED; dominée de bienheureux souvenirs, elle couvre de baisers la Bague, lorsque tout à coup son oreille est frappée d'un fracas lointain. Elle écoute, et scrute l'horizon vers l'arrière-plan.
Le lointain me chuchote à l'oreille un bruit jadis accoutumé:—c'est une cavale-des-airs accourant au galop; fulgurante elle pousse droit au Roc, dans un nuage!—Qui m'a découverte en ma solitude?
LA VOIX DE WALTRAUTE, d'au loin.
Brünnhilde! Sœur! dors-tu ou veilles-tu?
BRÜNNHILDE se met brusquement debout.
La voix de Waltraute, si connue de moi, si chère!—C'est toi, sœur? toi, qui viens vers moi? As-tu cette intrépidité? (Criant vers la forêt.) Là-bas, dans la forêt de sapins,—qui doit t'être encore familière,—saute de cheval et mets ton coureur au repos! C'est toi! es-tu si téméraire? peux-tu bien, sans effroi, venir saluer Brünnhilde?
(WALTRAUTE, venant de la sapinière, est entrée en scène précipitamment; BRÜNNHILDE s'est ruée au-devant d'elle avec impétuosité: elle ne remarque pas, en sa joie, la farouche angoisse de WALTRAUTE.)
WALTRAUTE
C'est à toi, uniquement à toi que s'adresse ma hâte.
BRÜNNHILDE, toute aux transports de la joie la plus vive.
Ainsi tu as osé, par amour pour Brünnhilde, enfreindre l'interdit de Wotan? Ou alors quoi! ô dis! se pourrait-il qu'envers moi Wotan se fût adouci! Lorsque en dépit du Dieu je protégeai Siegmund, en étant coupable,—je le sais,—je réalisai pourtant son Désir: que sa colère s'atténua, je le sais aussi: car, s'il m'enferma dans le sommeil, s'il m'enchaîna sur ce Rocher, s'il me voua pour servir l'Homme qui me trouverait et qui m'éveillerait,—à ma tremblante prière il n'en fit pas moins droit: d'un feu dévorateur il entoura le Rocher, pour qu'au lâche en fût clos le chemin. C'est ainsi que ma béatitude est sortie du châtiment même: le plus grand des Héros m'a conquise pour épouse; son Amour aujourd'hui m'éclaire, c'est dans cette splendeur que je vis et ris.—O sœur, est-ce mon sort qui t'attire? Est-ce de mon bonheur que tu veux te repaître? de lui, que tu veux prendre ta part?
WALTRAUTE
Prendre part au délire qui t'égare, insensée?—Autre chose me pousse, pleine d'angoisse, à désobéir à Wotan.
BRÜNNHILDE
D'angoisse? la peur t'étreint, ô pauvre?—Ainsi donc, le Sévère ne pardonne point encore? Il châtie? Tu crains sa fureur?
WALTRAUTE
Puissé-je la craindre! au moins mon angoisse prendrait fin!
BRÜNNHILDE
Stupéfaite, je ne te comprends pas!
WALTRAUTE
Un terme à tes transports: écoute attentivement! C'est vers Walhall qu'elle me ramène, l'angoisse qui du Walhall m'a poussée jusqu'ici.
BRÜNNHILDE, terrifiée.
Qu'arrive-t-il aux Dieux éternels?
WALTRAUTE
Écoute et comprends mes paroles!—Depuis qu'il s'est arraché de toi, dans les mêlées Wotan ne nous a plus envoyées; sans direction, pleines d'inquiétude, nous chevauchions, au hasard, du côté des armées. Les Héros du Walhall, Walvater les fuyait: seul, à cheval, sans repos ni répit, il courait le monde, en Voyageur. Récemment, il nous est revenu: dans sa main, les tronçons de sa Lance, qu'un Héros lui avait brisée. Muet, d'un geste, il fit, par les Braves du Walhall, ruer le Frêne-du-Monde, à bas; le tronc, morcelé, sur son ordre, monta, gigantesque bûcher, tout autour du palais divin. L'assemblée des Dieux convoquée, auguste, il monta sur le trône: à ses côtés, tous durent s'asseoir, tremblants; tout autour d'eux, en cercle, en rang, les Héros remplissent toute l'enceinte. Ainsi, muet, grave, immobile, il demeure sur le trône sublime, sa Lance, en éclats, ferme au poing, sans toucher aux Pommes de Freya: la stupeur, l'angoisse, paralysent les Dieux.—Ses corbeaux, tous les deux, sont partis en mission: s'ils revenaient, quelque jour, avec d'heureuses nouvelles[550-1], une fois encore—la dernière fois—le Dieu sourirait, pour jamais.—Pour nous, les Walküres, à ses pieds nous gisons, embrassant ses genoux: il reste aveugle à nos suppliants regards; toutes nous ronge la terreur, quelque angoisse infinie. Sur sa poitrine, je me suis jetée, toute en pleurs: son regard s'adoucit[550-2]—c'est à toi, Brünnhilde, qu'il pensait! Profondément il soupira, ferma les yeux, et, comme en rêve, il murmura ces mots: «Aux Filles-du-Rhin profond, qu'elle restitue l'Anneau: Dieu, Monde, seraient délivrés du fardeau de l'Anathème!»—Dès lors, ma décision fut prise: d'auprès de lui, par les rangs muets, je réussis à m'esquiver; en secret, en hâte, j'enfourchai ma cavale, et, dans l'orage, courus vers toi. C'est toi, ô sœur, que j'adjure à présent: ce que tu peux, que l'accomplisse ton cœur! Cesse les tortures des Eternels!
BRÜNNHILDE
Quel récit d'effroyables rêves tu déroules, ô Triste, pour moi! Séparée de la sainte nuée des Dieux du ciel, l'esprit voilé, ce que j'apprends, je ne le comprends pas. Le sens de tes paroles me semble vague et trouble; dans ton œil—si las—brille une flamme ardente: avec tes joues pâles, ô sœur blême, que veux-tu, sœur farouche, de moi?
WALTRAUTE, avec une inquiète précipitation.
A ta main, l'Anneau,—c'est l'Anneau: suis mon conseil! jette-le, en faveur de Wotan!
BRÜNNHILDE
L'Anneau—le jeter?
WALTRAUTE
Aux Filles-du-Rhin, restitue-le!
BRÜNNHILDE
Aux Filles-du-Rhin?—moi?—mon Anneau? Mais c'est le gage d'Amour de Siegfried! es-tu hors de sens?
WALTRAUTE
Comprends-moi! comprends mon angoisse! C'est à lui, à lui seul, sûrement, qu'est attaché le malheur du Monde:—jette-le loin, bien loin, dans les flots! Mets fin aux détresses du Walhall: dans le Fleuve, jette l'Anneau maudit, jette!
BRÜNNHILDE
Ha! sais-tu, ce que pour moi il est? Comment peux-tu le comprendre, toi, insensible vierge! Il est pour moi plus, cet Anneau, plus que les délices du Walhall, plus que la gloire des Eternels: un seul regard, jeté sur son Or clair, un seul éclair, de sa splendeur sacrée, sont, pour moi, plus précieux que la perpétuation du bonheur des Dieux, de tous les Dieux! car, bienheureusement, c'est par lui que rayonne, à mes yeux, l'Amour de Siegfried: l'Amour de Siegfried—ô puissé-je t'exprimer cette béatitude!—c'est de cet Amour que m'est garant l'Anneau.—Vers l'auguste assemblée des Dieux, va-t'en d'ici; pour mon Anneau, rapporte-leur ceci: l'Amour, non, jamais je n'y renoncerai, l'Amour, non, jamais ils ne me l'arracheront,—dût s'écrouler en ruines la splendeur du Walhall!
WALTRAUTE
Et voilà ta fidélité? C'est quand elle désespère que tu délaisses ta sœur?
BRÜNNHILDE
Va-t'en sans délai; vole à cheval: l'Anneau, tu ne me l'arracheras point!
WALTRAUTE
Malheur! Malheur! Malheur! sur toi, sœur! Sur les Dieux du Walhall, malheur!
(Elle s'en va précipitamment; on entend bientôt, vers la sapinière, comme le bruit d'une cavale qui s'éloigne et s'ébroue.)
BRÜNNHILDE, suivant des yeux une nuée orageuse, qui s'élance, sillonnée d'éclairs, et bientôt disparaît au loin.
Eclair et nuée, par le vent soufflée, va-t'en donc: et ne reviens jamais! (Le soir est tombé: aux profondeurs de l'arrière-plan l'éclat du reflet des flammes grandit.) L'ombre du soir couvre le ciel: plus éclatante s'élève d'en bas la clarté du feu protecteur.—Pourquoi, si furieusement, bouillonne l'ardente houle? C'est vers la crête du Roc que roule son déluge embrasé.—(On entend s'approcher d'en bas la sonnerie du cor de SIEGFRIED: BRÜNNHILDE écoute, et, toute ravie, tressaille.) Siegfried!... Siegfried revient? son appel qu'il m'envoie!... Vite!—Vite au devant de lui! dans les bras de mon dieu! (Elle s'élance, toute à la plus vive exaltation, vers l'arrière-plan. Jusqu'au dessus de la crête culminante les flammes jaillissent: SIEGFRIED, surgi d'au milieu d'elles, saute sur la saillie d'une roche très élevée; là s'arrête, recule et s'abîme le feu, dont on n'aperçoit plus que le reflet palpitant, comme auparavant, aux profondeurs de l'arrière-plan.—SIEGFRIED, sur la tête le Tarnhelm[553-1], qui lui cache à moitié le visage et n'en laisse libres que les yeux, paraît, sous la forme de GUNTHER.)[553-2]
BRÜNNHILDE, pleine d'horreur, reculant.
Trahison?—Qui a pu pénétrer jusqu'à moi? (Elle fuit jusque dans le fond, et de là, en une muette stupeur, regarde SIEGFRIED, d'un œil fixe.)
SIEGFRIED, à l'arrière-plan, s'attardant sur la roche, considère un long temps BRÜNNHILDE, appuyé sur son bouclier; puis, d'une voix déguisée,—plus profonde,—l'interpelle.
Brünnhilde! un prétendant est venu, qui n'a point reculé devant tes flammes. C'est toi que je veux pour femme; suis-moi, sans résister!
BRÜNNHILDE, saisie d'un tremblement violent.
Quel homme a pu ce qui n'est possible qu'au Plus Fort?
SIEGFRIED, toujours debout sur le rocher du fond.
Un Héros qui, de force, te prendra,—si la force a seule raison de toi.
BRÜNNHILDE, happée d'horreur.
Sur ce Rocher, quel sorcier s'est hissé?—quel aigle s'y abat, afin de me déchirer!—Qui es-tu, qui es-tu, Terrible? (SIEGFRIED se tait.) Ton origine est-elle humaine? ou sors-tu des armées ténébreuses de Hella?
SIEGFRIED, après un assez long silence.
C'est un Gibichung que je suis, et Gunther est le nom, femme,—du Héros que tu vas suivre.
BRÜNNHILDE, dans une explosion de désespoir.
Wotan! farouche, impitoyable Dieu! Hélas! c'est à présent que je saisis le sens du châtiment: si tu m'as exilée ici, c'était pour m'y livrer en proie au déshonneur!
SIEGFRIED—saute à bas, et se rapproche.
La nuit tombe: en ta retraite tu vas t'unir à moi.
BRÜNNHILDE, tendant avec menace le doigt, où elle porte l'Anneau de Siegfried.
N'approche point! redoute cet emblème! tu ne triompheras pas de mon honneur, aussi longtemps que l'Anneau me défendra contre toi.
SIEGFRIED
Qu'il donne à Gunther droit d'époux: que cet Anneau t'unisse à lui!
BRÜNNHILDE
Arrière, voleur! larron d'honneur! n'aie pas l'audace de m'approcher! Plus forte que l'acier me rend l'Anneau: jamais, tu ne me le voleras, jamais!
SIEGFRIED
Toi-même, par tes paroles, tu m'y auras poussé. (Il se jette sur elle; ils luttent. BRÜNNHILDE se délivre de son étreinte, et fuit. Siegfried la poursuit. Ils luttent de nouveau[555-1]; il l'enlace, lui arrache l'Anneau[555-2]. Elle pousse un cri terrible et s'affaisse, comme brisée, sur le banc de pierre devant la grotte.)
SIEGFRIED
Dès à présent, tu m'appartiens!—Brünnhilde, fiancée de Gunther,—partage donc avec moi ta retraite!
BRÜNNHILDE, presque évanouie.
Que pourrait ta faiblesse, misérable femme!
SIEGFRIED la met debout d'un geste impérieux: tremblante, chancelante, elle rentre en son réduit.
SIEGFRIED, tirant son Glaive;—de sa voix naturelle:
Toi, Nothung, sois témoin qu'ici, je suis demeuré chaste: garant de la foi due à mon frère, sépare-moi de sa fiancée![556-1] (Il suit BRÜNNHILDE.)
Le rideau tombe.
ACTE DEUXIEME[557-A]
LE RIVAGE DU RHIN
devant le manoir des Gibichungen: à droite, l'entrée ouverte du manoir; à gauche, la berge du Rhin, d'où s'élève, montant vers le fond à droite, et coupée par plusieurs sentiers, une éminence rocheuse en travers de la scène. Trois pierres de sacrifices s'y dressent symétriquement: la première, dédiée à FRICKA, en face d'une toute pareille consacrée à DONNER: au milieu, mais plus haut, celle de WOTAN, plus grande. C'est la nuit.
HAGEN, la lance au bras, le bouclier au flanc, est assis devant le manoir: il dort. La lune jette tout à coup une éclatante lumière sur lui, et sur son entourage le plus immédiat: on discerne ALBERICH accroupi devant HAGEN, les bras appuyés sur les genoux de son fils.
ALBERICH
Dors-tu, Hagen, mon fils?—Tu dors, et ne m'entends point, moi qu'ont trahi repos et sommeil?
HAGEN, à voix basse, sans bouger, si bien que, les yeux pourtant ouverts, il semble ne cesser point de dormir.
Je t'entends, Alfe malfaisant: qu'as-tu à dire à mon sommeil?
ALBERICH
Te rappeler quelle puissance doit être un jour la tienne, si ton courage est ce que me l'a fait ta mère.
HAGEN
Ma mère m'a donné du courage, mais je ne puis pas lui savoir gré d'avoir succombé à ta ruse: tôt-vieux, livide et blême[558-1], j'ai les Joyeux en haine, et jamais je ne me réjouis.
ALBERICH
Hagen, mon fils, aie les Joyeux en haine! si tu m'aimes comme tu dois m'aimer, moi, privé de joie, lourd de douleur! Tu es robuste, hardi et brave: ceux contre qui nous poursuivons cette lutte, notre lutte de ténèbres, déjà notre haine les met en détresse. Celui qui jadis m'arracha l'Anneau, Wotan, le farouche ravisseur, a été battu par sa propre race: il a perdu par le Wälsung toute autorité, tout pouvoir; comme la race tout entière des Dieux, il voit avec angoisse venir l'heure de sa fin. Ce n'est plus lui que je crains comme eux tous, il tombera!—Dors-tu, Hagen, mon fils?
HAGEN, dans la même attitude.
La puissance des Éternels, qui en hériterait?
ALBERICH
Moi—et toi: l'univers sera notre héritage[559-1], si je ne m'abuse en comptant sur ta foi, si tu partages ma rage, ma haine.—La Lance de Wotan, le Wälsung l'a brisée, après avoir tué dans un combat le Dragon Fafner, et s'être tout enfant conquis la toute-puissance, grâce à la possession de l'Anneau; Walhall et Nibelheim sont en sa dépendance; bien plus, ma Malédiction même n'atteint pas le Héros-sans-Peur, car il ignore le prix de l'Anneau, dont le pouvoir, enviable entre tous, est pour lui comme s'il n'était point; c'est en riant qu'il brûle sa vie aux ardeurs de son âme aimante. Nous n'avons qu'un moyen de le perdre... Entends-tu, Hagen, mon fils?
HAGEN
Le perdre? j'y travaille,—lui-même déjà m'y aide.
ALBERICH
L'Anneau d'Or, s'emparer de l'Anneau, c'est l'important! Pour l'Amour du Wälsung une femme vit, qui sait tout; si jamais elle lui suggérait de rendre la Bague aux Filles-du-Rhin—qui, dans les eaux profondes, jadis, m'avaient séduit!—leur Or serait perdu pour moi, jamais nul artifice ne le leur reprendrait[560-1]. Aussi, sans retard, vise à l'Anneau: mon but en t'engendrant fut de faire de toi, qui es sans-peur[560-2], mon champion contre le Héros. Trop faible évidemment[560-3] pour affronter le Dragon,—exploit permis au seul Wälsung,—c'est pour l'irréductible haine que j'ai du moins élevé Hagen: c'est lui qui doit maintenant me venger, lui qui doit conquérir l'Anneau, en dépit du Wälsung, pour la honte de Wotan! Me le jures-tu, Hagen, mon fils?
HAGEN
L'Anneau me revient, je l'aurai: attends en repos!
ALBERICH
Me le jures-tu, Hagen, mon héros?
HAGEN
A moi-même, je le jure: fais taire tes soucis.
(Une ombre de plus en plus dense enveloppe HAGEN et ALBERICH: du côté du Rhin, le jour point.)
ALBERICH, dont la voix, graduellement, s'éteint, à mesure que lui-même disparaît.
Sois fidèle, Hagen, mon fils! Héros en qui j'ai foi, sois fidèle! Sois fidèle!—fidèle!
(ALBERICH a disparu tout à fait.—HAGEN, qui n'a point quitté son attitude, contemple, toujours immobile et les yeux fixes, le Rhin. Le soleil se lève et se mire dans le Fleuve.)
SIEGFRIED survient soudain, tout à fait près de la berge, en arrière d'un buisson. Il a repris sa propre figure; seul, le Tarnhelm est encore sur sa tête: il le retire et le pend à son ceinturon.
SIEGFRIED
Hoïho! Hagen! homme las, me vois-tu qui viens?
HAGEN, se soulevant commodément.
Heï! Siegfried! Prompt Héros! D'où donc?
SIEGFRIED
Du Roc de Brünnhilde; j'y ai respiré le souffle même, dont je viens de t'appeler: tant fut instantané le voyage! C'est plus lentement qu'arrive ici notre couple: il vogue à ma suite[561-1].
HAGEN
Ainsi, tu as dompté Brünnhilde?[562-1]
SIEGFRIED
Gutrune veille-t-elle?[562-2]
HAGEN
Hoïho! Gutrune! sors! Siegfried est là: que tardes-tu?[562-3]
SIEGFRIED, se tournant vers la salle.
Qu'à tous deux je vous annonce comme j'ai lié Brünnhilde.
(GUTRUNE sort de la salle et vient à leur rencontre.)[562-4]
SIEGFRIED
Nomme-moi bienvenu, fille de Gibich! c'est un bon message que je t'apporte[562-5].
GUTRUNE
Que Freya te salue, au nom de toutes les femmes![563-1]
SIEGFRIED
Joyeux de moi, c'est ouvertement que tu peux dès à présent m'aimer: aujourd'hui je t'ai conquise pour femme.
GUTRUNE
Ainsi donc, Brünnhilde suit mon frère?
SIEGFRIED
Il l'a épousée sans difficulté.
GUTRUNE
Les flammes ne l'ont point consumé?
SIEGFRIED
Lui? ce n'est pas lui non plus qu'elles auraient pu blesser: mais moi, je les ai franchies pour lui, parce que je te désirais pour femme[563-2].
GUTRUNE
Mais toi, le feu t'a-t-il épargné?
SIEGFRIED
Moi, l'incendie flottant me réjouissait.
GUTRUNE
Et Brünnhilde t'a pris pour Gunther?
SIEGFRIED
Je lui ressemblais à un cheveu près, grâce à la vertu du Tarnhelm, que m'avait enseignée Hagen.
HAGEN
Bon avis que je te donnai là.
GUTRUNE
C'est ainsi que tu as eu raison de l'intrépide femme?
SIEGFRIED
C'est elle qui a cédé—à la force de Gunther.
GUTRUNE
Et elle s'est mariée avec toi?
SIEGFRIED
C'est, durant une pleine nuit nuptiale, à son époux qu'a obéi Brünnhilde.
GUTRUNE
Mais son époux, cependant, pour elle n'était-ce pas toi?[564-1]
SIEGFRIED
C'est près de Gutrune qu'était Siegfried[564-2].
GUTRUNE
Pourtant, Brünnhilde était près de lui?
SIEGFRIED, montrant son Glaive.
Entre l'Est et l'Ouest, le Nord: voilà comme elle était près de lui[565-1].
GUTRUNE
Et comment Gunther la reçut-il de toi?
SIEGFRIED
Du Roc, en le brouillard matinal, au travers des flammes défaillantes du Feu, elle me suivit vers la vallée; près du rivage, vite Gunther prit ma place[565-2]: grâce à la vertu du Tarnhelm, instantanément je fus ici. Un fort vent pousse maintenant les chers, qui remontent le Rhin: c'est pourquoi préparez-vous de suite à les recevoir![565-3]
GUTRUNE
Siegfried, le plus puissant des hommes: j'ai peur de toi!
HAGEN, de l'éminence du fond, observant le Fleuve.
Au lointain, j'aperçois une voile.
SIEGFRIED
Rendez donc grâces au messager!
GUTRUNE
Préparons à Brünnhilde un agréable accueil[566-1], pour qu'elle trouve à demeurer ici plaisir et joie! Toi, Hagen! cordialement convoque les Hommes de Gibich, pour les noces! A la fête je convierai, moi, d'aimables femmes: elles auront plaisir à suivre ma joie[566-2]. (Marchant vers la salle, à SIEGFRIED.) Te reposeras-tu, méchant Héros?
SIEGFRIED
C'est à t'aider que je me reposerai, (Il la suit. Tous deux entrent dans la salle.)
HAGEN, debout sur l'éminence, souffle de toutes ses forces, tourné vers le pays, dans une grande corne de taureau.
Hoïho! Hoïho! Hoïho! Hommes de Gibich, debout! Malheur! Malheur! Aux armes par le pays! Aux armes! Aux armes! de bonnes armes! de fortes armes, de tranchantes armes, pour les combats, Détresse! Détresse est là! Détresse! Malheur! Malheur! Hoïho! Hoïho! Hoïho!
(Il souffle de nouveau. De divers côtés, des cornes guerrières lui répondent. Il se rue, des hauteurs et de la vallée, des HOMMES armés, en tumulte, précipitamment.)
LES HOMMES, d'abord un à la fois, ensuite par troupes de plus en plus nombreuses[567-1].
Pourquoi mugit la corne? pourquoi convoque-t-elle l'ost? Nous venons avec des armes, nous venons avec des armes; avec de fortes armes, avec de tranchantes armes! Hoïho! Hoïho! Hagen! Hagen! Quelle Détresse est là? Quel ennemi approche? Qui nous assaille? Gunther est en péril?
HAGEN, du haut de l'éminence.
Armez-vous bien! Armez-vous vite! C'est Gunther que vous devez recevoir: il a pris femme.
LES HOMMES
Il est en péril? L'ennemi le serre de près?
HAGEN
C'est une femme formidable[567-2] qu'il conduit ici.
LES HOMMES
Les hommes des parents le poursuivent en ennemis?
HAGEN
Elle et lui viennent seuls: nul ne les poursuit.
LES HOMMES
Il a donc fait tête au péril? Il a combattu? Il est victorieux?
HAGEN
C'est le Tueur-du-Dragon qui l'a comblé de bonheur: c'est Siegfried, le Héros, qui a vaincu le péril.
LES HOMMES
A quoi l'ost alors peut-il lui servir?
HAGEN
A quoi? Immolez de vigoureux taureaux: qu'en l'honneur de Wotan leur sang coule sur la pierre.
LES HOMMES
Quoi ensuite, Hagen, quoi nous ordonnes-tu?
HAGEN
Tuez un sanglier pour Froh; pour Donner, un robuste bouc[568-1]; en l'honneur de Fricka sacrifiez des brebis, afin qu'elle accorde un heureux hymen!
LES HOMMES, dont la gaieté de plus en plus vive éclate.
Les bêtes abattues, que faisons-nous ensuite?
HAGEN
Des mains d'aimables femmes, prenez la corne-à-boire, délicieusement pleine d'hydromel et de vin.
LES HOMMES
La corne en main, qu'en faisons-nous ensuite?
HAGEN
Buvez énergiquement, jusqu'à ce que vienne l'ivresse: et toujours en l'honneur des Dieux, afin qu'ils accordent un heureux hymen!
LES HOMMES, en éclatant d'un rire retentissant.
Grand bonheur et grande joie vont donc rire sur le Rhin, puisque peut être aussi jovial le farouche[569-1] Hagen lui-même! L'Epine-de-la-Haie[569-2] ne pique maintenant plus: Hagen est le héraut des noces.
HAGEN, qui, durant toute la scène, est resté très grave.
Maintenant laissez le rire, courageux vassaux! Accueillez l'épouse de Gunther: voici venir avec lui Brünnhilde[570-1]. (Il est descendu au milieu des Hommes.) Soyez fidèles à la suzeraine, prêtez-lui loyalement appui: qu'un outrage l'ait frappée, vengez-la sur-le-champ![570-2]
GUNTHER et BRÜNNHILDE
sont arrivés dans la nacelle. Quelques-uns des HOMMES sautent dans le Fleuve et tirent à bord l'embarcation. Pendant que GUNTHER conduit BRÜNNHILDE sur le rivage, les HOMMES frappent sur leurs armes, en poussent des cris de joie[570-3].
LES HOMMES
Salut! Salut! Bienvenue! Bienvenue! Salut à toi, Gunther! Gloire à ta fiancée!
GUNTHER, offrant la main à BRÜNNHILDE, qui débarque.
Celle que je vous ramène pour régner sur le Rhin, c'est la plus admirable des femmes[571-1], c'est Brünnhilde: plus noble épouse ne fut jamais conquise! Qu'à la plus éclatante des gloires s'élève, ainsi bénie des Dieux, la lignée des Gibichungen!
LES HOMMES, en frappant sur leurs armes.
Gloire! Gloire à toi, Gunther! Heureux fils de Gibich!
(Blême, les regard baissés vers le sol, BRÜNNHILDE se laisse conduire par GUNTHER vers la salle, d'où SIEGFRIED et GUTRUNE sortent avec les femmes.)[571-2]
GUNTHER, s'arrêtant, avec BRÜNNHILDE, devant la salle.
Salut à toi, Héros bien-aimé! Salut, gracieuse sœur![571-3] C'est avec bonheur que je te vois joyeuse auprès de celui qui t'a conquise[571-4]; avec bonheur que je vois ici briller glorieusement deux couples bénis: Brünnhilde—et Gunther; Gutrune—et Siegfried![571-5]
(BRÜNNHILDE, frappée d'horreur, ouvre les yeux, et voit SIEGFRIED: elle lâche la main de GUNTHER, fait, violemment émue, un pas vers SIEGFRIED, recule avec effroi, et fixe sur lui un regard dur[572-1].—Tous sont stupéfaits.)
HOMMES et FEMMES
Qu'a-t-elle donc?
SIEGFRIED fait tranquillement quelques pas vers BRÜNNHILDE.
Quelle cause peut attrister les regards de Brünnhilde?[572-2]
BRÜNNHILDE, à peine maîtresse de soi.
Siegfried... ici!... Gutrune?...
SIEGFRIED
C'est la sœur de Gunther; sa tendre sœur: elle est ma femme, comme toi celle de Gunther.
BRÜNNHILDE
De Gunther?... moi!... tu mens!—Ma vue s'éteint... (Elle chancelle: SIEGFRIED la soutient, comme étant le plus rapproché d'elle.)
BRÜNNHILDE, sur le bras de SIEGFRIED, presque défaillante, à voix basse.
Siegfried... ne me connaît point?...
SIEGFRIED
Gunther, ta femme est mal! (GUNTHER se rapproche.) Réveille-toi, femme! voici ton époux.
(Tandis que SIEGFRIED désigne du doigt GUNTHER, BRÜNNHILDE, à ce doigt, reconnaît l'Anneau.)
BRÜNNHILDE, se redressant avec une violence terrible.
Ha!—l'Anneau... à sa main! Lui... Siegfried?
HOMMES et FEMMES
Quoi donc?
HAGEN, venant du fond se mêler au groupe des HOMMES.
Vous autres, écoutez bien la plainte de votre Dame![573-1]
BRÜNNHILDE, cherchant à se ressaisir, et à dominer son épouvantable émotion.
Cet Anneau, que je vois à ta main, n'est pas à toi:—c'est celui que m'a pris (elle montre GUNTHER)—cet homme-ci! Comment donc as-tu pu, de lui, tenir cet Anneau?
SIEGFRIED, regardant, à son doigt, l'Anneau, attentivement.
Cet Anneau, je ne le tiens pas de lui.
BRÜNNHILDE, à GUNTHER
Si c'est toi qui m'as pris l'Anneau qui me fit ta femme, proclame ton droit, réclame ce gage!
GUNTHER, en un grand embarras.
L'Anneau?—mais je ne lui ai donné aucun Anneau:—au surplus, le reconnais-tu bien?
BRÜNNHILDE
Où aurais-tu caché l'Anneau que tu m'arrachas?
(GUNTHER se tait, au comble de la confusion.)
BRÜNNHILDE, avec un bond de fureur.
Ha!—c'est donc celui-ci qui m'a ravi l'Anneau[574-1]: le voleur, le fourbe, c'est Siegfried!
SIEGFRIED, qui contemplait l'Anneau, perdu dans une rêverie lointaine.
Cet Anneau ne me vient point d'une femme; et ce n'est pas sur une femme, non plus, que je l'ai conquis; je le reconnais exactement: c'est le prix de la lutte que devant Neidhöhle, jadis, j'ai soutenue contre le Dragon tué par moi.
HAGEN, s'interposant.
Brünnhilde, intrépide femme! cet Anneau, le reconnais-tu bien? si c'est lui qu'à Gunther tu as donné, il est à lui,—Siegfried l'aurait acquis par fraude, et devrait compte de sa trahison!
BRÜNNHILDE, laissant échapper un formidable cri de douleur.
Fourberie! Fourberie! Fourberie! la plus infâme! Trahison! Trahison! inexpiable! et sans exemple!
GUTRUNE
Fourberie?
HOMMES et FEMMES
Trahison? Envers qui?
BRÜNNHILDE
Augustes Dieux! Célestes Maîtres! Voilà donc ce que dans vos conseils, vous chuchotiez? Vous me réserviez de souffrir comme aucun n'a souffert? Vous inventiez pour moi des souillures sans exemple? Inspirez-moi donc la fureur d'une vengeance sans exemple aussi! Embrasez-moi d'une rage sans exemple! indomptable! Faites que Brünnhilde se brise le cœur, pour qu'elle écrase qui l'a trahie!
GUNTHER
Brünnhilde! femme! maîtrise-toi!
BRÜNNHILDE
Loin de moi, traître! toi-même trahi!—Car, tous, sachez-le: mon époux n'est point Gunther,—c'est cet homme-là!
HOMMES et FEMMES
Siegfried? l'époux de Gutrune?
BRÜNNHILDE
Il m'a possédée corps et âme.
SIEGFRIED
C'est le cas que tu fais de ton propre honneur?[575-1] Et ta langue, qui le diffame, dois-je l'accuser de mensonge?—Jugez, si j'ai rompu ma foi! Le sang, le serment, m'ont fait frère-d'armes de Gunther: Nothung, mon digne Glaive, a garanti ma foi; de cette funeste femme sa lame m'a séparé.
BRÜNNHILDE
Héros rusé, vois comme tu mens! comme tu prends à témoin ton Glaive, mal à propos! Car, si j'en connais bien la lame, n'en connais-je point aussi le fourreau, où, d'un si doux sommeil, dormait, pendu au mur, Nothung, l'ami fidèle, tandis que son maître faisait, de la fiancée, son épouse?
LES HOMMES, s'agitant indignés.
Comment? A-t-il rompu sa foi? Lui! souiller l'honneur de Gunther?
GUNTHER
Je serai déshonoré, publiquement flétri[576-1], si tu n'as rien à lui répondre![576-2]
GUTRUNE
Siegfried, serais-tu coupable? as-tu violé ta foi? Prouve, que c'est faussement, qu'elle t'accuse!
LES HOMMES
Justifie-toi, si tu es innocent: fais taire la plainte, prête le serment![576-3]
SIEGFRIED
Pour faire taire la plainte, si je prête le serment, sur quelle arme? qui m'offre la sienne?
HAGEN
Moi! j'offre la pointe de ma lance: qu'elle reçoive, garantisse et garde ton serment!
(Les HOMMES forment cercle autour de SIEGFRIED,[577-1] auquel HAGEN présente la pointe de sa lance: SIEGFRIED y pose deux doigts de sa droite.)
SIEGFRIED
Claire lance! arme sacrée! conserve à jamais mon serment!—Sur la pointe de la lance je prononce le serment: pointe, recueille ma parole!—Où ton fer peut m'atteindre frappe-moi; où la mort peut m'atteindre, frappe-moi: si cette femme a dit vrai, si j'ai trahi mon frère!
BRÜNNHILDE, furieuse, entre dans le cercle; écarte, de la lance, la main de SIEGFRIED; et, saisissant elle-même la pointe de l'arme:
Claire lance! arme sacrée! conserve à jamais mon serment!—Sur la pointe de la lance je prononce le serment: pointe, recueille ma parole!—Je consacre ta hampe pesante, pour qu'elle l'abatte; je consacre ton fer tranchant, pour qu'il le perce: car, puisqu'il a rompu tous ses serments, c'est un parjure que vient de jurer cet homme!
LES HOMMES, au comble de l'agitation.
A l'aide, Donner! Déchaîne l'orage! couvre la fureur de leurs voix!
SIEGFRIED
Gunther, rends-toi maître d'une femme qui, sans pudeur, t'invente du déshonneur![578-1]—Qu'on lui accorde temps et repos, à la sauvage Femme-du-Rocher, pour qu'excitée contre nous tous par la malice funeste de quelque sorcier, son effrontée fureur s'apaise!—Quant à vous, Hommes, détournez-vous! Des criailleries de femmes! laissez-les! Nous pouvons bien fuir, comme des lâches, un combat dont la langue est l'arme. (S'avançant jusqu'auprès de GUNTHER.) Crois-moi, j'en suis plus fâché que toi,[578-2] de lui avoir mal donné le change: c'est le Tarnhelm, je le croirais assez, qui ne m'aura déguisé qu'à demi. Mais rancune de femmes se calme bientôt[578-3]: de ce que c'est pour toi que je l'aurai conquise, sans doute celle-ci plus tard me saura-t-elle bon gré. (Il se retourne de nouveau du côté des HOMMES.) Allons! vous autres Hommes! au festin! suivez-moi! Assistez joyeusement aux noces, vous autres femmes!—Du bonheur, du plaisir, des rires, des éclats de rire: à travers les domaines en fleurs, c'est épanoui entre tous que vous m'allez voir aujourd'hui! Rivalise, de joyeuse humeur, avec moi-même, quiconque est assez fortuné pour trouver dans l'Amour la joie! (En une débordante allégresse, il enlace de son bras GUTRUNE, et l'entraîne ainsi vers la salle. Les HOMMES et FEMMES le suivent alors.)
BRÜNNHILDE, GUNTHER et HAGEN demeurent. GUNTHER, profondément confus, en une terrible irritation, s'est assis à l'écart[579-1]; il se cache le visage.
BRÜNNHILDE, debout à l'avant-scène, et regardant fixement devant soi.
De quel sorcier[579-2] la ruse est-elle au fond de ceci? A quel pouvoir magique en rapporter les causes? Contre ce mystère, où est ma science? Où mes Runes, contre cette énigme?—Hélas! douleur! douleur! Malheur, hélas! malheur! Ma science, toute je la lui livrai: en sa puissance il me tient asservie; en ses filets il tient la proie qui pleure sa propre ignominie, tandis qu'enrichi d'elle il se rit d'en faire don!—Qui m'offrira son glaive, maintenant, pour que j'en puisse trancher mes liens?[579-3]
HAGEN, venant tout auprès d'elle.
Fie-toi toute à moi, femme trahie! Du traître, c'est moi qui te vengerai.[579-4]
BRÜNNHILDE
Sur qui?
HAGEN
Sur Siegfried, sur le traître.
BRÜNNHILDE
Sur Siegfried?... toi? (Elle rit amèrement.) Un seul regard de ses yeux fulgurants,—qui, même sous sa figure d'emprunt, m'illuminaient de leurs éclairs,—paralyserait toute ta bravoure!
HAGEN
Mais à ma lance l'a voué son parjure?
BRÜNNHILDE
Serment, et parjure,—des mots vides! Cherche un plus fort que toi pour en armer ta lance, si tu veux t'attaquer au Plus Fort des Héros![580-1]
HAGEN
Siegfried! je n'ignore point sa force irrésistible; en combat régulier, l'abattre est difficile; suggère-moi donc comment triompher du Héros?[580-2]
BRÜNNHILDE
O ingratitude; infâme récompense! Il n'est point d'art, à moi connu, que, pour mieux préserver son corps, je n'aie mis en œuvre, afin d'assurer son salut![581-1] Mes charmes, à son insu, l'ont fait invulnérable.[581-2]
HAGEN
Ainsi, nulle arme ne lui peut nuire?
BRÜNNHILDE
En un combat régulier, non:—mais,—par derrière, tu le frapperais à coup sûr.[582-1] Sachant bien qu'à l'ennemi jamais il ne céderait ni ne présenterait le dos en fuyant,[582-2] je n'ai point béni de mes Runes les épaules de Siegfried.
HAGEN
Et c'est là que le frappera ma lance! (Il se retourne promptement vers GUNTHER.) Debout, Gunther! noble fils de Gibich! Ta robuste femme est devant toi: pourquoi t'absorber dans ta peine?
GUNTHER, se levant comme en sursaut, avec désespoir.
O déshonneur! ô honte! Malheur à moi, le plus infortuné des hommes![582-3]
HAGEN
Ton déshonneur,—est-ce que je le nie?
BRÜNNHILDE
O lâche! ô lâche! faux compagnon! tu te cachais derrière le Héros, pour que, le prix de sa propre gloire, il le ravît à ton profit! Une généreuse race tombe bien bas, lorsqu'elle engendre de tels lâches![582-4]
GUNTHER, hors de soi.
Un fourbe,—moi, qu'on trompe! Un traître,—moi, qu'on trahit!—Ecrasez-moi la moëlle! Broyez-moi la poitrine! Toi, Hagen, soutiens mon honneur, au nom de ta mère,—de notre mère!
HAGEN
Ton honneur, soutenir ton honneur? Rien n'y fera,[583-1] ni cerveau, ni main: rien—sinon la mort de Siegfried!
GUNTHER
Siegfried! sa mort![583-2]
HAGEN
Elle seule payera ton déshonneur.[583-3]
GUNTHER, frappé d'horreur, l'œil fixe.
Le sang, le serment, nous ont faits frères-d'armes![583-4]
HAGEN
Son sang doit donc payer la rupture de l'alliance!
GUNTHER
L'alliance! l'a-t-il rompue?
HAGEN
Mais puisqu'il t'a trahi.[584-1]
GUNTHER
M'a-t-il trahi?[584-2]
BRÜNNHILDE
Il t'a trahi;[584-3] et moi, vous m'avez tous, trahie![584-4] Si j'étais équitable, tout le sang, du monde entier, ne m'expierait point votre crime! Mais sa mort, à lui seul, payera pour tous les autres: que la mort de Siegfried paye—pour vous et pour lui!
HAGEN, parlant de près à GUNTHER.
Qu'il meure—pour ta propre fortune! Inouïe deviendra ta puissance,[585-1] si tu gagnes sur lui l'Anneau, que la mort seule lui peut arracher.
GUNTHER
L'Anneau de Brünnhilde?
HAGEN
L'Anneau du Nibelung.
GUNTHER, soupirant douloureusement.
Ainsi, ce serait la fin de Siegfried![585-2]
HAGEN
Sa mort nous est utile à tous.[585-3]
GUNTHER
Mais Gutrune, hélas! à qui je l'accordai: si nous punissions ainsi son époux, comment vivre avec elle ensuite?[585-4]
BRÜNNHILDE, en un sauvage sursaut.
A quoi m'aurait servi ma science? A quoi mes Runes? En l'excès de ma misère, je le devine clairement: le charme qui m'enchanta mon époux, c'est Gutrune! Qu'elle connaisse l'angoisse![586-1]
HAGEN, à GUNTHER
Si cette mort doit la révolter, dissimulons-lui la vraie cause.[586-2] Demain, partons joyeusement en chasse:[586-3] le noble Héros, poussé par sa fougue, nous aura laissés loin derrière;—un sanglier[587-1] l'aura frappé.[587-2]
GUNTHER et BRÜNNHILDE
Ainsi soit-il! Que Siegfried meure: qu'il expie l'opprobre, dont il m'a comblé! Traître à la foi de ses serments,[587-3] qu'il paye son crime avec son sang!—Allrauner![587-4] Dieu de vengeance! Protecteur, Trésor des serments! Wotan! Wotan! tourne vers nous ta face! Qu'à ton ordre, la troupe formidable des Dieux prête l'oreille au serment de vengeance!
HAGEN
Ainsi soit-il! Mort à Siegfried: qu'il périsse,[588-1] le Radieux Héros! C'est à moi qu'est le Trésor,[588-2] il faut qu'il m'appartienne:[588-3] il faut que lui soit ravi l'Anneau!—Père-des-Alfes! souverain déchu! Nacht-Hüter![588-4] Maître-des-Nibelungen! Alberich! Alberich! Prends confiance en ton fils! C'est à toi, Maître de l'Anneau, qu'obéiront de nouveau les hordes des Nibelungen!
(GUNTHER et BRÜNNHILDE se tournent violemment vers la salle. SIEGFRIED et GUTRUNE, lui, couronné de feuilles de chêne, elle, la tête ornée de fleurs bariolées, viennent à leur rencontre jusqu'à l'entrée, en les exhortant du geste à les imiter.[589-1] GUNTHER saisit la main de BRÜNNHILDE et rapidement suit avec elle. HAGEN reste seul en arrière.—Le rideau tombe.)
ACTE TROISIÈME[590-A]
SAUVAGE VALLÉE DE FORÊTS ET DE ROCS,
près du Rhin, qui, au fond de la scène, passe au pied d'une pente escarpée.
LES TROIS FILLES-DU-RHIN,
WOGLINDE, WELLGUNDE et FLOSSHILDE, surgissent du Fleuve à la surface et nagent à la ronde en chantant.
Dame Soleil envoie ses rayons, ses clairs rayons; dans les profondeurs, la nuit règne: elles étaient lumineuses, jadis, quand l'Or paternel, l'Or sacré, l'Or intact y resplendissait! Or-du-Rhin! Or limpide! Or clair! comme tu rayonnais là jadis, étoile sacrée des profondeurs!
Envoie-nous, Dame Soleil, envoie-nous le Héros, le Héros qui nous rendrait l'Or! Jamais plus nous n'aurions, s'il nous l'abandonnait, d'envie pour ton œil lumineux. Or-du-Rhin! Or limpide, alors, libre encore, comme tu rayonnerais, joyeuse étoile des profondeurs!
(D'en haut s'entend le cor de SIEGFRIED.)
WOGLINDE
C'est son cor que j'entends.
WELLGUNDE
Le Héros n'est pas loin.
FLOSSHILDE
Allons nous concerter! (Elles plongent rapidement sous les flots.)
(SIEGFRIED apparaît, armé de pied en cap, au haut de la pente.)
SIEGFRIED
Un Alfe m'égare, que j'ai perdu la piste:—hé espiègle! où m'as-tu si vite caché la bête?
LES TROIS FILLES-DU-RHIN, surgissant de nouveau à la surface.
Siegfried![592-1]
FLOSSHILDE
Qui gourmandes-tu dans la vallée?
WELLGUNDE
A quel Alfe en veux-tu?
WOGLINDE
Est-ce qu'un lutin te lutine?
TOUTES TROIS
Dis-le nous, Siegfried! dis-le nous!
SIEGFRIED, qui les contemple en souriant.
Le camarade velu qui m'a échappé, serait-ce point vous qui l'auriez séduit? Plaisantes femmes que vous êtes, si c'est votre amoureux, je vous l'abandonnerai volontiers.
(Les jouvencelles éclatent de rire.)
WOGLINDE
Siegfried, que nous donnes-tu, si nous te livrons la bête?
SIEGFRIED
Je suis, jusqu'à présent, bredouille: demandez donc ce que vous désirez.
WELLGUNDE
Un Anneau d'Or brille à ton doigt—
LES TROIS ONDINES, ensemble.
O donne-le nous!
SIEGFRIED
J'ai tué, pour l'avoir, un Dragon gigantesque: et j'irais, en échange des pattes d'un misérable ours,[594-1] vous l'offrir?
WOGLINDE
Es-tu tellement avare?
WELLGUNDE
Si ladre en tes marchés?
FLOSSHILDE
Avec des femmes, tu devrais être plus généreux.
SIEGFRIED
Si je gaspillais pour vous mon bien, ma femme pourrait bien m'en vouloir.
FLOSSHILDE
Elle est donc bien méchante?
WELLGUNDE
Peut-être qu'elle te bat?
WOGLINDE
Le Héros sent déjà sa main! (Elles rient.)
SIEGFRIED
Riez, moqueuses, tout à votre aise! vous ne rirez peut-être pas toujours: car si c'est mon Anneau que vous convoitez, mes Nixes, ce n'est certes pas à vous que jamais je l'abandonnerai.
FLOSSHILDE
Si beau!
WELLGUNDE
Si fort!
WOGLINDE
Si désirable!
TOUTES TROIS, ensemble.
Mais quel dommage qu'il soit avare! (Elles rient, et plongent.)
SIEGFRIED, descendant plus avant dans la vallée.
Pourtant, me laisser traiter d'avare! Souffrirai-je qu'on me fasse ainsi honte?—Si elles revenaient vers le rivage, peut-être leur donnerais-je l'Anneau.—Hé, hé! jolies joyeuses des eaux! Venez vite: je vous l'offre, l'Anneau!
LES TROIS FILLES-DU-RHIN surgissent de nouveau: mais elles sont graves et solennelles.
Garde-le, Héros, et garde-le bien, jusqu'à ce que tu comprennes quel malheur s'y attache. Tu te sentiras bien aise, alors, que nous te libérions de l'Anathème.
SIEGFRIED, remettant à son doigt l'Anneau, qu'il en avait enlevé.
Hé bien, chantez ce que vous savez!
LES FILLES-DU-RHIN, tour à tour ou ensemble.
Siegfried! Ce que nous savons, Siegfried! c'est du malheur pour toi, Siegfried! Garde l'Anneau, ta perte est certaine! Le cercle en est fait de l'Or-du-Rhin: celui qui l'a forgé par ruse, et ignominieusement perdu, l'a maudit en vouant, pour les siècles des siècles, à la mort, quiconque le porterait. Comme le Dragon par toi tué, tu périras aussi, toi-même, aujourd'hui même,[596-1] voilà ce que nous pouvons te prédire, si, pour que nous le cachions dans les gouffres du Rhin, tu refuses de nous livrer l'Anneau. Seuls, ses flots ont le pouvoir d'effacer l'Anathème!
SIEGFRIED
Allons-donc, femmes artificieuses! si vos flatteries m'étaient suspectes, votre effroi simulé m'est plus suspect encore.[596-2]
LES FILLES-DU-RHIN
Siegfried! Siegfried! nous t'avons prédit vrai:[596-3] fuis la Malédiction! fuis-la! C'est la Malédiction que les Nornes ont tressée, les Nornes filandières, la nuit, dans la corde éternelle des Fatalités-Mères.
SIEGFRIED
Mon Glaive a mis en pièces une Lance:—dans la corde éternelle des Fatalités-Mères, si les Nornes ont tressé des Anathèmes farouches, Nothung la leur tranchera, leur corde! Certain Dragon m'a bien, jadis, averti touchant l'Anathème, mais sans m'apprendre ainsi la Peur!—C'est l'Héritage du Monde que m'a gagné l'Anneau: en faveur de l'Amour, j'y renoncerais volontiers;—je vous le donne, en échange d'un baiser. Mais ce n'est point en menaçant mon corps, mon existence, que vous m'arracherez cet Anneau, quand il ne vaudrait pas un doigt! Car mon corps, et mon existence,—plutôt que de renoncer à l'Amour pour les paralyser des entraves de la Peur,—mon corps, mon existence,—voyez!—comme ceci, je les jette loin de moi![597-1] (En prononçant ces derniers mots, il jette derrière lui, par-dessus sa tête, une motte, ramassée sur le sol.)
LES FILLES-DU-RHIN
Venez, sœurs! laissez l'insensé! puisque, esclave,[597-2] il se croit si fort; puisque, aveugle, il se croit si sage! Il a fait des serments,—et ne les observe point; il connaît des Runes,—et ne les comprend point; un bien, le plus sacré, lui était échu,—il ignore l'avoir gaspillé: seul l'Anneau, qui le voue à la mort,—le cercle seul, voilà ce qu'il veut garder!—Adieu, Siegfried! Une glorieuse femme, aujourd'hui même, méchant, sera ton héritière: elle nous réserve meilleur accueil. Allons vers elle! vers elle! vers elle! (Elles s'éloignent à la nage, chantant.)
SIEGFRIED les suit du regard en souriant.
Dans l'eau comme sur terre, à présent, je connais le naturel des femmes: qui ne se fie point à leurs flatteries, elles l'épouvantent avec des menaces; vient-il à braver leurs menaces, elles se répandent en criailleries. Et pourtant,—si ce n'avait été tromper Gutrune, j'aurais eu vite et gaîment fait de me soumettre une des gracieuses femmes!
(Des appels de plus en plus proches de trompes de chasse résonnent d'en haut: SIEGFRIED y répond joyeusement du cor.)[598-1]
(GUNTHER, HAGEN, et leurs HOMMES, descendent, durant ce qui suit, la pente.)
HAGEN, encore au haut.
Hoïho!
SIEGFRIED
Hoïho!
LES HOMMES
Hoïho! Hoïho!
HAGEN
Découvrons-nous enfin où tu t'es envolé?[598-2]
SIEGFRIED
Descendez! ici il fait frais et bon.
HAGEN
Reposons-nous ici, et préparons le repas. Déposez le gibier et donnez les outres!
(On entasse le gibier: on sort les cornes-à-boire, les outres. Chacun prend place).[599-1]
HAGEN
Ouvrez vos oreilles! La bête nous a fuis; mais vous verrez que Siegfried a fait une chasse superbe.[599-2]
SIEGFRIED, riant.
Me voici fort en peine pour mon repas: réduit à vous demander de votre gibier pour moi.
HAGEN
Bredouille, toi?
SIEGFRIED
C'est du gibier de forêt que je pourchassais, mais il ne s'est montré que du gibier d'eau: peut-être, si j'avais été plus convenablement équipé, vous aurais-je capturé trois sauvages oiseaux-d'eau, qui là-bas sur le Rhin me chantaient, qu'aujourd'hui même, je serais tué.[600-1]
(GUNTHER se trouble et regarde, d'un air sombre, HAGEN.)
HAGEN
Être abattu, bredouille déjà, par une bête sauvage aux aguets! pour une mauvaise chasse, c'en serait une.
SIEGFRIED
J'ai soif![600-2]
(Il s'est couché entre HAGEN et GUNTHER: on leur présente, remplies, des cornes-à-boire.)
HAGEN
J'ai entendu conter, Siegfried, que les oiseaux, leur chant, leur langue, tu les comprends: ce serait-il vrai?[601-1]
SIEGFRIED
Il y a longtemps que je ne prête plus guère d'attention à leur gazouillement. (Il boit, et présente sa corne à GUNTHER.) Bois, Gunther! bois! c'est ton frère qui t'offre.
GUNTHER, regardant en la corne avec un air pensif et sombre.
Nos sangs furent mal mêlés:—le tien seul, est là-dedans!
SIEGFRIED, riant.
Que je l'y mêle donc avec le tien! (Il saisit la corne de GUNTHER, et verse le contenu dans la sienne, qui déborde alors.) A présent, les voici mêlés à déborder: que la Terre maternelle boive, et soit rafraîchie!
GUNTHER, soupirant.
O joyeux, trop joyeux Héros!
SIEGFRIED, bas, à HAGEN
C'est Brünnhilde, qui l'attriste ainsi?[602-1]
HAGEN
Puisse-t-il la comprendre aussi bien que tu comprends les chants des oiseaux!
SIEGFRIED
Depuis que j'ai pu ouïr celui des femmes, j'ai oublié celui des petits oiseaux.
HAGEN
Mais il fut un temps où tu les compris?
SIEGFRIED
Heï! Gunther! homme morose! veux-tu pour te distraire, que je te chante les contes de mes jours d'enfance?
GUNTHER
J'aurai plaisir à les entendre.
HAGEN
Chante donc, ô Héros!
(Tous se couchent en cercle autour de SIEGFRIED, qui seul demeure sur son séant.)
SIEGFRIED
Mime était le nom du morose gnome qui, poussé par la haine et par l'envie, m'éleva: il espérait qu'un jour l'enfant, lorsqu'il aurait grandi dans l'intrépidité, lui mettrait à mort un Dragon qui dans la Forêt gardait un Trésor. Il m'apprit à forger les métaux, à les fondre: mais, ce que ne pouvait point l'artiste lui-même,—d'un Glaive en débris, faire un Glaive nouveau,—dut réussir, et réussit à la hardiesse de l'apprenti. Je reforgeai l'arme de mon père: dans sa poignée, je fixai Nothung: le gnome, qui jugeait l'arme à l'épreuve du combat, m'ayant conduit par la Forêt, j'y tuai Fafner, le Dragon[603-A].—Mais voici où l'histoire mérite votre attention: oyez le prodige. Le sang du Dragon me brûlant les doigts, je les mis à ma bouche pour les rafraîchir: mais à peine le liquide eut-il effleuré tant soit peu ma langue,—ce qu'un petit oiseau chantait là, je pus à l'instant même le comprendre; perché sur une branche, il chantait:—«Heï! c'est Siegfried le Maître, à présent, du Trésor! Du Trésor des Nibelungen! ô s'il pouvait le trouver dans l'antre! Et le Tarnhelm, qui l'aiderait à quelque doux exploit! Et l'Anneau, qui ferait de lui le Maître du Monde, l'Anneau!»
HAGEN
C'est alors que tu pris le Tarnhelm avec l'Anneau?
LES HOMMES
Le petit oiseau, l'entendis-tu de nouveau?
SIEGFRIED
Quand j'eus pris le Heaume et l'Anneau, j'écoutai de nouveau le joyeux gazouilleur; perché sur la cime, il chantait:—«Heï! c'est Siegfried le Maître, à présent, du Trésor! Du Trésor des Nibelungen! O, pourvu qu'il n'aille point se fier au fourbe Mime!... Mime n'eut jamais qu'un but: lui ravir le Trésor; maintenant, le voici qui rôde pour faire périr Siegfried—pourvu, Siegfried, pourvu qu'il ne se fie point à Mime!»
HAGEN
Il t'avait prédit juste?
LES HOMMES
Récompensas-tu Mime?
SIEGFRIED
Pour m'offrir un breuvage mortel, il vint vers moi; il dut m'avouer, tremblant et balbutiant, son crime. Nothung abattit mort le drôle.
HAGEN, riant.
Mime goûta donc ce qu'il n'avait pu forger!
LES HOMMES
Et le petit oiseau, que t'apprit-il encore?
HAGEN, après avoir exprimé le suc d'une herbe dans la corne à boire.
Bois d'abord, Héros, dans ma corne: je t'ai préparé ce breuvage propice, afin de réveiller clairement tes souvenirs, afin que les plus lointains te reviennent.
SIEGFRIED, après avoir bu.
Tout triste, cherchant des yeux l'oiseau, je le vis au haut de l'arbre; il chantait:—«Heï! Siegfried a tué le gnome, le mauvais gnome! Peut-être sais-je encore, pour lui, la plus divine de toutes les femmes:—c'est sur un haut Rocher qu'elle dort, sur un Rocher qu'entoure la flamme; qu'il franchisse la fournaise, réveille la fiancée, Brünnhilde, alors, deviendrait sienne!»
(GUNTHER écoute avec une grandissante stupeur.)
HAGEN
Et est-ce que tu suivis son conseil, à l'oiseau?
SIEGFRIED
A l'instant même, je pris ma course; j'atteignis la Roche embrasée, franchis la flamme, et trouvai, pour ma récompense,—une délicieuse femme, endormie, couverte d'armes étincelantes. J'ouvris le heaume de la vierge splendide; elle s'éveilla sous mon baiser hardi!—ô comme avec ardeur alors elle m'étreignit, la belle Brünnhilde!
GUNTHER
Qu'entends-je!
(Deux corbeaux s'envolent[605-1] d'un buisson, tournent sur SIEGFRIED, et s'envolent.)
HAGEN
Ce que croassent ces corbeaux, le comprends-tu bien aussi?[606-1]
(SIEGFRIED se lève brusquement, et, suivant des yeux les corbeaux, présente ainsi le dos à HAGEN.)
HAGEN
C'est «Vengeance» qu'ils me crient![606-A]
(Il enfonce à SIEGFRIED, en plein dos, sa lance[606-2]: GUNTHER—trop tard—lui saisit le bras.)
GUNTHER et les HOMMES
Hagen! que fais-tu?
(Des deux mains, par-dessus sa tête, SIEGFRIED brandit son bouclier, afin d'en écraser HAGEN[607-1]: la force l'abandonne, le bouclier lui tombe des mains, lui-même s'y abat avec fracas.)
HAGEN, montrant le corps abattu.
J'ai vengé le parjure!
(Il se retire tranquillement[608-1] et gagne, seul, la hauteur: on l'y voit longtemps s'éloigner sans hâte.—GUNTHER, douloureusement saisi[608-2], se penche vers SIEGFRIED. Les HOMMES se tiennent en cercle autour du moribond, dans une attitude pleine d'intérêt. Long silence de stupeur et d'émotion profondes[608-3][608-A].)
(L'ombre crépusculaire a commencé de grandir dès l'apparition des corbeaux.)[608-4]
SIEGFRIED, ouvrant avec effort, une suprême fois, ses yeux radieux, et parlant d'une voix solennelle.
Brünnhilde—sainte fiancée—réveille-toi![608-B] rouvre les yeux! Qui donc t'a de nouveau rendormie? Qui t'a liée d'un tel sommeil?...oh! ton pauvre sommeil tremblant! Voici l'éveilleur; son baiser t'éveille, il brise, une fois encore, les liens de la fiancée:—la joie de Brünnhilde, alors, lui rit, la joie de Brünnhilde!—Ah! cet œil, désormais rouvert, éternellement!—ah! cette haleine, ce souffle délicieux!—Doux mourir!—affres bienheureuses:—c'est Brünnhilde qui—me salue!—(Il meurt.)
(Les HOMMES placent le cadavre sur le bouclier[609-1], le soulèvent et l'emmènent, d'une marche solennelle, sur la hauteur, qu'ils montent lentement. GUNTHER suit, auprès du cadavre[609-A]).—
(La lune sort des nuages et illumine, sur la hauteur, la pompe funèbre qui s'éloigne.—Puis, du Rhin, des brouillards s'élèvent, et graduellement remplissent toute la scène.—Le décor, lorsqu'ils se dissipent, est transformé.)
LA SALLE DU MANOIR DES GIBICHUNGEN
(avec, ainsi qu'au premier acte, le libre espace de rive menant au Fleuve.—Nuit. Clair de lune réfléchi par le Rhin qui miroite.)
(GUTRUNE sort de chez elle pour entrer dans la salle.)
GUTRUNE
Était-ce son cor? (Elle écoute.) Non!—il n'est toujours point de retour.—Des songes funestes[610-1] ont troublé mon sommeil!—J'entendais son cheval sauvagement hennir[611-1]—Brünnhilde, éclatant de rire[611-2], m'éveillait en sursaut.—Cette femme que vers le Rhin j'ai vue marcher, qui était-elle?—J'ai peur de Brünnhilde![611-3] Est-elle dans sa chambre? (Elle écoute près d'une porte à droite, puis appelle à mi-voix.) Brünnhilde! Brünnhilde! es-tu éveillée?—(Elle ouvre tout doucement et regarde à l'intérieur.) Personne!—Ainsi c'était bien elle, que j'ai vue marcher du côté du Rhin?—(Elle tressaille, l'oreille aux aguets vers le lointain.) Qu'ai-je entendu? son cor?—Non!—tout est désert!—Siegfried! le voir, seulement! le voir vite! (Elle s'apprête à rentrer chez soi: mais, lorsque la voix de Hagen la frappe, elle s'arrête et longtemps demeure sur place, immobile, paralysée par la terreur.)
La voix de HAGEN, du dehors, où elle sonne de plus en plus proche.
Hoïho! hoïho! Réveillez-vous! réveillez-vous! Des lumières! des lumières! de clairs brandons! C'est le gibier de la chasse[612-1] que nous rapportons. Hoïho! hoïho!
(L'extérieur s'éclaire; la lueur grandit.)[612-2]
HAGEN, pénétrant dans la salle.
Debout! Gutrune! Salue Siegfried![612-3] Il revient, le vigoureux Héros.
(HOMMES et FEMMES, portant des lumières et des brandons, se mêlent au cortège des chasseurs qui ramènent le corps de SIEGFRIED, et parmi lesquels est GUNTHER.)
GUTRUNE, en une grande angoisse.
Qu'est-il donc arrivé, Hagen? Son cor! je ne l'ai pas entendu![612-4]
HAGEN
Il n'en sonnera plus, le blême Héros; pour sa fougue plus de chasse, plus de combat, plus de ravissantes femmes à séduire!
GUTRUNE, avec une épouvante croissante.
Qu'est-ce qu'ils apportent?
HAGEN
La proie d'un sanglier sauvage: Siegfried, ton époux, mort!
GUNTHER, cherchant à ranimer Gutrune évanouie.
Gutrune! bien-aimée sœur! Lève les yeux! parle-moi![613-3]
GUTRUNE, revenant à soi.
Siegfried!—Siegfried tué! (Elle repousse violemment Gunther. ) Arrière! frère infidèle![614-1] meurtrier de mon époux![614-2] O aide! ô aide! Malheur! malheur! Ils ont assassiné Siegfried![614-3]
GUNTHER
Ne m'accuse pas! Accuse, là, Hagen! lui, c'est lui le sanglier maudit qui a déchiré ce Généreux!
HAGEN
M'en garderais-tu rancune?[614-4]
GUNTHER
L'angoisse et l'infortune soient à jamais sur toi!
HAGEN, se rapprochant alors, d'un air de défi formidable.
Oui donc! c'est moi qui l'ai tué, moi—Hagen—je l'ai frappé à mort![615-1] Il était voué à ma lance, sur laquelle il s'est parjuré. Je me suis ainsi conquis le droit sacré du butin: c'est pourquoi—je réclame cet Anneau.
GUNTHER
Arrière! ce qui m'est échu, jamais tu n'y toucheras.
HAGEN
Vous, Hommes, soyez juges de mon droit!
GUNTHER
L'héritage de Gutrune, à toi, impudent fils de l'Alfe?
HAGEN, tirant son glaive.
L'héritage de l'Alfe, c'est ainsi qu'il le réclame,—son fils!
(Il fond sur GUNTHER, qui se met en défense: ils combattent. Les HOMMES se jettent entre eux. GUNTHER tombe, frappé par HAGEN à mort)[615-2].
HAGEN
A moi l'Anneau!
BRÜNNHILDE, encore au fond.
Faites silence, assez de gémissements, assez de clameurs désordonnées![616-A] Celle que vous avez tous trahie, sa femme, vient ici chercher sa vengeance. (Tranquillement, elle s'avance un peu.) Vous pleurez là comme des enfants, lorsque leur mère les sèvre des bienfaits du lait: mais nul n'a fait entendre une plainte, digne du plus grand des Héros.
GUTRUNE
Brünnhilde! femme de haine et d'envie![616-2] C'est à toi que nous devons ces douleurs! Toi seule as excité les hommes; maudit soit le jour qui te vit ici![617-1]
BRÜNNHILDE
Infortunée, tais-toi! tu ne fus jamais sa femme: sa maîtresse, voilà ce que tu fus[617-2]. Sa légitime épouse, c'est moi, qui reçus ses serments éternels, avant que Siegfried jamais t'eût vue[617-3].
GUTRUNE, dans le plus violent désespoir.
Exécrable Hagen! Malheur! hélas malheur! à toi je dois l'idée du poison qui lui a volé son époux![617-4] O deuil! deuil! tout se révèle enfin: c'était Brünnhilde, la bien-aimée que le philtre lui fit oublier!
(Tout emplie d'une pudeur craintive, elle se détourne de Siegfried, et se penche, épuisée de douleur, sur le cadavre de Gunther: elle demeure immobile, ainsi, jusqu'à la fin.—Un long silence.)
(HAGEN se tient, appuyé sur sa lance et sur son bouclier, perdu dans une sombre rêverie, en une attitude de défi, tout à l'autre côté de la scène.)
BRÜNNHILDE[618-1], seule, au milieu: longtemps, avec d'abord une émotion profonde, et ensuite avec une mélancolie comme accablante, elle considère le visage de Siegfried; puis se tournant, en une religieuse exaltation, du côté des HOMMES et des FEMMES:
Entassez-moi, là, de fortes bûches, un bûcher, sur la rive du Rhin: que haut et clair flamboie le brasier, qu'il brûle le noble corps du plus grand des Héros!—Amenez son cheval, qu'il suive, comme moi-même, le Héros: car j'aspire à prendre ma part des saints honneurs qu'on va lui rendre.—Accomplissez le vœu de Brünnhilde![620-1]
(Les JEUNES HOMMES dressent, durant ce qui suit, en avant de la salle, près du Rhin, un puissant bûcher: des FEMMES le décorent de tapis, qu'elles jonchent de verdure et de fleurs.)
BRÜNNHILDE, de nouveau abîmée dans la contemplation du corps.
Comme le soleil, purement, son amour m'illumine: lui, pur entre les purs, c'est lui qui m'a trahie! Infidèle à l'épouse, loyal envers l'ami,—de sa propre fiancée, de celle qu'il aimait seule, il s'est séparé, par son Glaive.—Plus loyalement que lui, nul n'a fait des serments; plus fidèlement que lui, nul n'a gardé sa foi; plus purement, nul n'aima jamais: et néanmoins, tous ses serments, sa foi, l'Amour le plus fidèle, nul ne les a trahis comme il les a trahis![620-2]
Savez-vous, comment cela put être?
O vous, saints gardiens des serments![621-A] tournez vos regards vers ma douleur en fleurs: voyez votre faute éternelle! Entends ma plainte, toi, le plus grand des Dieux! En lui faisant réaliser le plus courageux des exploits, tu en as voué le Héros au sombre pouvoir de la destruction:—moi,—c'est moi qu'il a dû trahir, lui, le Plus-Pur entre les purs, pour qu'une femme pût savoir, comprendre![621-1]
Sais-je, maintenant, sais-je ce qui t'est bon?
Tout! tout! je sais tout[621-2]: oui, tout m'est devenu clair! J'entends tes corbeaux s'agiter: allons, je te les renvoie tous deux, porteurs du message désiré, si douloureusement désiré![621-3] Repose! repose, ô Dieu!
(Elle fait signe aux HOMMES d'emporter sur le bûcher le corps de SIEGFRIED: en même temps elle retire, du doigt de Siegfried, l'Anneau, qu'elle considère durant ce qui suit et, finalement, se le met au doigt[622-A].
Mon héritage! que je le recueille.—Cercle maudit! Terrible Anneau! je prends ton Or,—pour y renoncer. A vous, ô sœurs, sages Filles-du-Rhin[622-B], qui nagez dans ses eaux profondes, à vous, je dois un sage conseil! Ce que vous réclamez, je vous le donne: prenez votre bien, dans mes cendres! Que la flamme, qui va me consumer, fasse l'Anneau pur de l'Anathème: vous, dans les flots, dissolvez-le, et, purement, gardez-en l'Or clair, la rayonnante étoile du Rhin, qui vous fut dérobée pour le malheur du Monde[622-1].—
(Elle se tourne du côté du fond, où à présent le corps de Siegfried gît étendu sur le bûcher, et elle arrache, à l'un des Hommes, une puissante torche.)
Vous, corbeaux, retournez là-haut! retournez dire, à votre Maître, ce qu'ici, près du Rhin, vous avez entendu! Passez près du Roc de Brünnhilde: à celui qui là flambe encore, à Loge, montrez le chemin de Walhall! Car voici le Crépuscule-des-Dieux, la fin des Dieux: voici—comme je jette l'incendie, dans l'éclatant Burg du Walhall.
(Elle lance la torche sur le bûcher, qui promptement et clairement s'enflamme. Les DEUX CORBEAUX se sont envolés du rivage, et disparaissent à l'arrière-plan.)
Vous, Vie en fleurs, race survivante[623-1]: retenez, comprenez mes paroles!—Lorsque vous aurez vu Siegfried, Brünnhilde aussi, consumés par l'ardent brasier; lorsque vous aurez vu les Filles-du-Rhin prendre l'Anneau, l'emporter dans les profondeurs: à travers les ténèbres, alors, regardez du côté du Nord! S'il y rutile, au ciel, un incendie sublime, sachez, tous, que vous contemplez—l'anéantissement du Walhall!
La Race des Dieux a passé comme un souffle, le Monde que j'abandonne est désormais sans maître: le trésor de ma Science divine, j'en vais faire part à l'univers[623-2].—Ni la richesse, ni l'Or, ni la grandeur des Dieux; ni maison, ni domaine, ni pompe du rang suprême: ni les liens fallacieux de tristes conventions, ni la rigoureuse loi d'une morale hypocrite:—dans la douleur comme dans la joie, seul nous rend bienheureux—l'Amour![624-1]
(Deux jeunes Hommes acconduisent le cheval: BRÜNNHILDE le saisit et promptement le débride.)
Grane, mon cheval, je te salue! Sais-tu, ami, où je veux te conduire? Dans la flamme éclatante, ton maître est couché là, Siegfried, mon bienheureux Héros. Est-ce de suivre l'ami que tu hennis avec joie? Est-ce vers lui qu'ils t'attirent, les sourires de la flamme?[624-2] Sens ma gorge aussi, comme elle brûle; mon cœur s'embrase d'une pure ardeur: l'étreindre, être enlacée par lui; dans l'Amour, dans l'adoration, m'unir, me confondre avec lui!—Heyaho! Grane! salue l'ami! Siegfried! salut! Siegfried! C'est ta femme bienheureuse![625-1][625-A]
(Elle s'est élancée sur son cheval avec impétuosité, et, l'ayant enlevé au galop, le fait sauter d'un bond dans le bûcher en flammes[625-2]. Aussitôt l'incendie s'élève en crépitant[626-A]: le feu remplit tout l'espace extérieur à la salle, et semble déjà la gagner elle-même. Épouvantées, les FEMMES se pressent vers l'avant-scène. Tout à coup le brasier s'écroule et s'éteint; au-dessus flotte quelque temps encore un nuage de fumée ardente, qui monte, plane, et enfin se dissipe: le Rhin a débordé, puissamment[626-B], et roule, sur la place du bûcher, ses flots jusqu'au seuil de la salle. Sur les vagues, les TROIS FILLES-DU-RHIN se sont approchées en nageant.—HAGEN, qui, depuis le prodige relatif à l'Anneau, n'a cessé d'observer BRÜNNHILDE et ses allures avec une grandissante angoisse, est, à la vue des FILLES-DU-RHIN, saisi des plus violentes alarmes; il rejette loin de soi, précipitamment, sa lance, son bouclier, son casque; et, comme en démence, il se rue dans le Fleuve, en vociférant: «Arrière! Mon Anneau!»[626-C] De leurs bras, WOGLINDE et WELLGUNDE entourent sa nuque, et, nageant alors en arrière, l'entraînent avec soi dans l'abîme: FLOSSHILDE, jubilante, élève l'Anneau reconquis[627-1][627-A].—Au lointain du ciel éclate, en même temps, semblable à l'aurore boréale, une rougeoyante clarté qui va s'élargissant, de plus en plus ample et puissante.—Les HOMMES et FEMMES contemplent, en silence, violemment émus, l'événement et l'apparition[627-B].
Le rideau tombe[627-C].)