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La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

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Cela ne veut pas dire que j'aie «francisé» la Tétralogie. Je n'ai pas essayé. Les analogies linguistiques du persan et de l'allemand d'une part, du latin et de l'allemand d'autre part, m'ont été du plus heureux secours pour conformer wagnériennement la langue de ma Traduction au génie indo-germanique et au génie indo-latin: pour réconcilier, par delà les temps, les idiomes et les syntaxes, dans le «sein maternel», comme eût dit Wagner, de l'étymologie aryenne. Tout détail serait pédantesque et déplacé. Ce que je puis murmurer, c'est que je suis armé, non seulement de l'acquis personnel de mes études, mais des fiches linguistiques de vérification que j'ai prises dans les ouvrages spéciaux[124-1], dans Schade, dans Grimm, etc., sans oublier l'ouvrage aussi, peu philosophique mais précieux, de M. Hans de Wolzogen: La Langue des Poèmes de Richard Wagner[126-1]. Elles me serviront lorsque tôt ou tard, grâce à cette Traduction de propagande, j'espère, on pourra publier, purement et simplement, la littéralité des poèmes wagnériens, sans craindre qu'ils ne soient ou mal compris, ou méconnus. C'est pour contribuer à rendre moins lointaine l'éventualité prévue d'une publication de cette nature, que dans celle-ci, en attendant, quand l'interprétation française (toujours conforme à l'esprit de l'œuvre, à l'intonation du passage) semble s'éloigner de la lettre du texte, une note, de temps en temps, donne le sens littéral: que choisiront peut-être de bien rares Artistes, mais qui eût rebuté le grand public en lui rendant impossible la lecture suivie des quatre Drames, «l'évanouissement», voulu par Wagner, «l'évanouissement de toute réflexion dans le sentiment purement humain».

Pour me résumer et conclure: fort d'une traduction littérale scrupuleusement faite mot à mot; d'une deuxième traduction moins littérale, déjà courante, pas assez littéraire encore; possédant, au fond de ma mémoire, jusqu'aux moins importants des vers et des répliques; ayant médité sur chaque Drame, sur son ensemble et sur son texte, sur les prolongements musicaux, plastiques ou mimiques de ce texte; m'étant joué ces Drames en moi et à haute voix; m'étant identifié, dans les sources les plus lointaines, aux personnages, et métamorphosé avec eux de proche en proche jusqu'en leur métempsychose wagnérienne, je les ai donc recréés dramatiquement, m'attachant à communiquer, à des Français ignorant l'allemand, l'impression de beauté dramatique, dramaturgique et phonétique qu'ils produisent à la lecture, à l'audition, à la représentation, sur des Français connaissant l'allemand,—et l'allemand spécial de Richard Wagner.

Puissé-je y avoir réussi!


Et maintenant, de ces efforts, heureux ou malheureux, mais énormes et consciencieux dans tous les cas, la seule récompense que j'attende, c'est que le Public veuille bien, par respect pour Richard Wagner, par souci de son propre plaisir, de son propre profit moral, lire ce volume avec méthode.

La méthode? Ne découle-t-elle pas de ce long Essai? A qui m'a suivi jusqu'ici, ai-je besoin d'expliquer pourquoi je le supplie de lire d'abord les Drames, une première fois, sans jamais se reporter aux Notes (sauf dans les cas, très rares d'ailleurs, où le sens lui paraîtrait obscur)? Qu'il les vive à plein cœur, ces Drames! Qu'il ne s'en laisse point détourner par tels détails philologiques! Ces détails ont leur importance à qui veut approfondir l'œuvre, ils sont indispensables, certes; mais ils sont inutiles à qui ne veut que la sentir, et c'est de la sentir qu'il s'agit surtout[127-1]. Je ne doute pas que le lecteur, du reste, n'ait ensuite la curiosité,—le besoin, même,—d'aller plus loin.

Qu'il fasse alors des quatre Drames, à loisir, une seconde étude, s'arrêtant à chacune des notes: qu'il s'aide des unes pour deviner certaines beautés intraduisibles; des autres, pour pénétrer mieux le symbolisme des poèmes; d'autres, enfin, pour constater, comparant ces poèmes aux sources, le sublime génie créateur et transformateur de Richard Wagner[128-1].

De ces Notes, qu'il remonte aux pages que tour à tour elles confirment, préparent ou complètent: aux pages où mon ami Edmond Barthélemy, dans ce même volume, lui révélera combien de siècles d'Humanité, scandinave, germanique, ou simplement—humaine, stratifiés autour des racines de cette immense Tétralogie, circulent infiltrés dans sa sève, y viennent des profondeurs ressusciter en Drames, verdoyer en frondaisons de Songe, s'épanouir en floraisons de Pensée féconde et rédemptrice.

Sur Wagner Dramaturge, alors,—sur Wagner Créateur,—et sur Wagner Penseur,—chacun, je suis tranquille, sera pleinement édifié.

Il ne lui restera plus qu'à savoir se servir des notions qu'il aura recueillies, des idées personnelles qui l'obséderont en foule, car on s'est bien gardé de lui tout dire ici même: pour élargir les unes, pour vérifier les autres, il consultera l'un des ouvrages de Critique[131-1] que j'ai recommandés en ce travail.

Puis, comme ni les Poèmes, ni leur Annotation, ni leur Glose, et ni même nul monument critique n'auront suffi à satisfaire les aspirations nées en lui, il finira—par où l'on commence à présent: il cherchera, dans la Musique, tout ce que le Poème n'a pu, n'a voulu exprimer.

S'il lui est impossible d'aller à Bayreuth, il prendra, à défaut d'une Partition d'orchestre, une Partition pour piano: en s'efforçant de s'y rendre compte (même avec le livret Wilder qui l'accompagne) des réactions verbales, plastiques et musicales de la quadruple symphonie; en s'aidant, pour faire cet effort, et des passages correspondants de la présente Traduction en prose, et de leur Commentaire musicographique.

S'il lui est impossible aussi, par manque de temps, par manque d'éducation spéciale, par toute autre raison quelconque, de s'instruire en une Partition, ou même si cela lui fut possible: qu'il aille, soit! aux concerts publics,—qu'il aille à l'Opéra s'il veut, ou à Lyon, ou à Bruxelles... Plus rien de La «Valkyrie» ne l'y désorientera: de lecteur, devenu spectateur, mieux préparé que nul autre à ces représentations, il saura que ce qui, là, semble incompréhensible, antidramatique même parfois, semble tel uniquement parce qu'elle est amputée, cette infortunée «Valkyrie», du Tout indivisible dont elle est un acte! Mieux que nul autre, il pourra mesurer quel fut le génie de Richard Wagner, pour que dénaturées, tronquées, atténuées, ses œuvres dramatiques n'en apparaissent pas moins, dans tous leurs détails, surhumaines: mais qu'il se souvienne bien que sous cette forme scénique, pour laquelle elles ne furent point faites, elles sont des copies infidèles, des produits ambigus, funestes à notre Art[132-1], corrupteurs pour nos musiciens, déconcertants pour le Public, traîtres à la pensée de Wagner, traîtres à l'Art qu'il a voulu!—Qu'il s'imagine, ce spectateur, privé de la poésie du texte wagnérien (par la traduction musicale française); privé d'une déclamation pure (par les différences des deux langues et par les habitudes des chanteurs d'opéras); privé de toute netteté dans l'articulation (par la prédominance fâcheuse de l'orchestre dans nos théâtres); privé des conditions d'acoustique et d'optique qui, concentrant son attention, lui feraient tôt accepter, comme des réalités, les Symboles les plus fantastiques de la Légende: qu'il s'imagine, ce spectateur, ce qu'est le Drame de Richard Wagner, représenté comme il doit l'être[132-2]! Qu'il apprenne à le désirer tel, intégralement.

Mais surtout, qu'il médite sur l'Art, et sur ce que serait un Peuple aux yeux duquel de pareils Drames, issus des sources nationales, deviendraient le signe de son Art, l'expression artistique de sa vie nationale, l'organe particulier de son humanité générale[134-1]; qu'il médite, et, quoi que j'aie pu dire, qu'il n'ait point de «honte» pour notre Patrie: l'Allemagne, l'Europe, le Monde, hélas! ne sont pas mieux partagés qu'elle.

L'Allemagne?—Lorsque Richard Wagner, malgré l'hostilité de sa race, dont il est la vivante synthèse articulée, fut parvenu, à force de persévérance, à fonder à Bayreuth son Théâtre Idéal, et à y faire représenter, en quatre jours consécutifs, du 13 au 18 août 1876, devant un public enthousiaste, la Tétralogie de L'Anneau du Nibelung: «A présent,» put-il s'écrier, «à présent, Messieurs, vous avez Un Art!» (Jetzt, meine Herren, habt Ihr eine Kunst!) Paroles redoutables! Hautes paroles: non d'orgueil, pauvres mesquines âmes d'affreux Zoïles! mais d'ambition sublime et désintéressée pour son pays,—qui ne comprit guère: «Maintenant», dit-il encore, «c'est à vous à vouloir!» Ah! oui... Ses illusions furent de courte durée: «Il fut clair», notait-il quelques années plus tard, «que mon objet plus réel que personnel n'avait pas même encore été compris, et alors pas une seule branche de l'autorité gouvernementale, même en présence de cet heureux résultat, ne put être amenée à faire un effort pour obtenir ce qui avait été démontré ainsi être entièrement possible, pour l'amélioration de l'art national[135-1].» Et Wagner, qui souvent fut moins tendre pour nous, ajoutait avec amertume: «S'il était arrivé en France, à l'époque de la plus grande gloire nationale, que, dans un cas identique, un artiste, déjà dignement connu par ses œuvres, eut cherché à fonder une institution d'une haute importance nationale pour la conservation et l'encouragement de l'Art le plus noble des grands maîtres de sa race, et eût demandé le concours de ses compatriotes, dans un tel cas, il ne peut être mis en doute que l'État aurait mis tous ses soins à l'assister. En France, il y aurait eu au moins un tel degré de compréhension de son but, qu'on aurait vu clairement qu'il y avait là une chose destinée à provoquer une manifestation particulièrement caractéristique de la part des pouvoirs de la nation, et que l'heureuse réalisation de cette entreprise serait un grand honneur national[136-1]

Hélas! nous avons de bonnes raisons d'être assurés, pour notre part, de l'indifférence des «pouvoirs» publics actuels de notre Patrie. Mais nous n'en avons pas de moins bonnes d'avoir confiance en la Nation: c'est à elle que s'appliquent ces paroles de Fénelon[136-2]: «Les naturels vifs sont capables de terribles égarements, les passions et la présomption les entraînent; mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin.» Et voici qui, du même, s'applique au Peuple Allemand: «Les naturels indolents échappent à toutes les sollicitations: ils ne sont jamais où ils doivent être, ils écoutent tout et ne sentent rien.» Aussi semble-t-il bien que Wagner, sur la fin de sa vie, ait désespéré: «A tout hasard, l'expérience d'une longue vie m'a appris, à mes dépens, que le plus sérieux soutien d'une cause si purement idéale ne peut pas être attendu du peuple en général tel qu'il existe aujourd'hui dans notre Allemagne unifiée. L'art allemand ne sera jamais placé dans une position de sécurité par l'acte volontaire de la nation allemande, mais il sera délivré par l'accident de quelque concours individuel isolé[136-3]» De même il écrivait, aux Bayreuther Blätter, en 1878: «L'esprit allemand serait-il donc mort? La foi seule empêche de le penser!»

Peu nous importe, à nous, que «l'esprit allemand» soit mort. Mais il nous importe beaucoup que ne soit pas perdue, pour notre Art, en quelque idiome humain qu'elle se soit exprimée, cette Voix de Nature qui a parlé par la bouche et par l'Œuvre de Richard Wagner.

De cette Voix, nous ne pouvons nous désintéresser; nous le pouvons moins que tout autre Peuple: «Toute solution sociale ou intellectuelle reste inféconde pour l'Europe, jusqu'à ce que la France l'ait interprétée, traduite, popularisée... Ainsi, chaque pensée solitaire des nations est révélée par la France. Elle dit le Verbe de l'Europe, comme la Grèce a dit celui de l'Asie[137-1].» Qui parle ainsi? Notre Michelet, non sans nous asséner quelques rudes vérités: mais ces paroles aussi—sont une vérité vraie! J'en veux surtout retenir cette assimilation, providentiellement opportune puisqu'il s'agit ici de l'Art de Richard Wagner, cette assimilation de notre rôle, en Europe, au rôle du Peuple Grec antique: les Grecs ont eu Un Art; l'Allemagne en possède un,—pourrait en avoir un, du moins. Et nous, Français que nous sommes, n'en aurons-nous pas un? «Voulons-nous espérer?» comme dit encore Wagner.—Qui sait?... Ne semble-t-il pas que de nos fumiers d'hier, les Lys de l'Idéal renaissent en pousses timides? Grandiront-ils? Regardez-les: c'est d'être regardés qu'ils vivent! Dans tous les cas, dussent-ils mourir, il ne sera point dit qu'une voix, la plus indigne, hélas! de toutes, n'aura pas dans le désert crié comme un écho: «Maintenant,» Français que vous êtes, «c'est à vous à vouloir!»

Est-ce «dans le désert» qu'elle crie?

Non!—Non!

LOUIS-PILATE de BRINN'GAUBAST (Ajax).


DES CYCLES GERMANIQUES

ET SCANDINAVES

DANS

LA TÉTRALOGIE

DE

RICHARD WAGNER

SOMMAIRE

I.-II.—Le Nibelunge-nôt et les Eddas; leur substance historique; élaborations qui ont fixé ces poèmes.

III.—Traces de Panthéisme scandinave laissées en Allemagne par le Nibelunge-nôt et par les Eddas.

IV.—Wagner parmi ce Panthéisme. Il en prend, pour les mettre dans son œuvre, les deux grands aspects: Chute et Rédemption. Etude critique de la Tétralogie, à ce point de vue.

Psychologie de l'œuvre.

DÉTAIL

Le Nibelunge-nôt: trois séries de chants, de sagas, composent ce poème; sagas burgundes, avec Gunther; franques, avec Siegfried; gothiques, avec Théodoric. Notes sur Gunther, sur Siegfried, sur Théodoric.—Ces sagas sont recueillies par les Moines; entre leurs mains, latinisation de l'épopée barbare: pourquoi.—Ce qui, pourtant, subsiste dans le poème: le plus vieux et le plus fort symbole: l'Or.

Les Deux Eddas. Recension islandaise des Eddas: Sœmund; Snorri.—Note sur les possibles rédactions antérieures des sagas qui composent les Eddas: Skaldes. Les Skaldes sont les conservateurs des éléments mythiques scandinaves, défigurés par le génie latin (je ne dis pas chrétien), dans l'Europe centrale.—Les chants héroïques en circulation, dès le Ve siècle, dans l'Europe centrale, se combinent, lorsqu'ils remontent vers la Scandinavie, avec les éléments mythiques restés, là, vivaces, et, par ce mélange, ils acquièrent une nouvelle vigueur. Autre rehaut qui s'y vient ajouter: les traditions relatives aux Rois-de-Mer—De l'Allemagne vient le fait; du Nord Scandinave, la symbolique.

Rapide aperçu sur le Panthéisme en Allemagne: Moyen-Age et Temps modernes. Palingénésie des croyances scandinaves. Légendaire médiéval: Nains; Koboldes; Nixes; Wassermanns; Ondines; Femmes-Cygnes; Chevaliers-errants. Légendes de Lore-Ley et de Kunégonde; Légende de l'Anneau, etc.—Le Panthéisme germanique dans Dürer et Holbein, et depuis, etc.—Opinion de Henri Heine.—C'est peut-être parmi ce très spécial Panthéisme que les Allemands ont pu prendre cette tournure d'esprit, qui a fait dire d'eux (par Wagner lui-même): «Le Germain aime l'action qui rêve.»

Cette pensée nous apparaît, en quelque sorte, comme l'hygiène de la Tétralogie.—Deux grands aspects dans l'ensemble des Dogmes scandinaves: Chute; Rédemption. Etude de ces deux termes dans les sources et dans Wagner.—Wagner a, surtout, donné à l'idée de Rédemption un relief exceptionnel, tout à fait original.—Balder, Dieu-Agneau, agent de la Rédemption dans la théogonie scandinave; forme très abstraite du dogme de Balder.—Pour dramatiser l'idée de Rédemption, Wagner la transpose sur Siegfried: modification très heureuse.—En même temps qu'il se prête à synthétiser l'idée de Rédemption, le symbole de Siegfried est l'équivalent de tout un large courant historique.—Invasions; Renouvellement (historique) du Monde, considéré du point de vue du symbole de Siegfried.

Substance psychique de la double idée de Chute et de Rédemption: Wotan. Psychologie du drame de Wagner.

I

Le poème du Nibelunge-nôt n'est point l'œuvre de tel ou tel. Tout au plus a-t-on cru pouvoir identifier en Henri d'Ofterdingen, qui aurait vécu au XIIIe siècle, le définitif compilateur des Chants qui le composent[140-1]. Cette identité importe peu, d'ailleurs. Quels sont, plutôt, les événements qui constituent la substance historique de cette épopée?—Trois groupes de traditions s'y ressortissent à l'activité des trois principales figures du poème: Siegfried, Gunther, Théodoric (sans parler d'Attila). Avec Siegfried, les traditions des Francs-Saliens; avec Gunther, celles des Burgundes; celles des Goths, avec Théodoric.

Il n'y a guère, toutefois, que la tradition burgunde que l'on puisse étudier historiquement; mais cela suffit, puisque l'événement qu'elle rapporte,—la destruction du premier royaume de Bourgogne par les Huns (436),—est capital dans le poème.

Cette constatation est basée sur un passage de la Chronique de Prosper Aquitanus, prêtre au ve siècle, et ami de saint Augustin:

«Eodem tempore Gundicarium Burgundionum regem, inter Gallias habitantem, Ætius bello obtrivit pacemque ei supplicanti dedit, quâ non diù potitus est, siquidem illum Chuni cum populo suo ac stirpe deleverunt.»

Ce Gundicaire,—le Gunther des Nibelungen,—entra en Gaule au commencement du Ve siècle; il s'empara du territoire compris entre le Rhin et les Alpes, et c'est en 436 qu'il périt dans une grande bataille livrée aux Huns sur les bords du Rhin.

Vicissitude fortuite dans ce chaotique drame des Invasions. Mais un souvenir s'en fit, plus tragique que l'événement même, et qui, toujours grandi, aboutit à l'épopée des Nibelungen[141-1]. C'est que la bataille des Champs-Catalauniques, la plus grande bataille de toute l'époque des Invasions, vint par là-dessus, et l'impression inouïe qu'elle laissa,—cette monstrueuse mêlée de tous les peuples, cette manière de Leipsick fauve et nue,—se répandit, par récurrence, sur les événements antérieurs comme sur ceux qui suivirent, et les rougit du même flamboiement.

Ce fut, ensuite, un vaste envol de légendes, de chants,—le cycle épique de l'invasion d'Attila; cycle né dans les rumeurs de la cavalerie hunnique, rythmé du choc des boucliers sur les Champs Catalauniens, partout épandu..., mais qui, peu à peu, se localisa suivant des conditions, que volontiers essayerions-nous, en passant, de déterminer.—Le sujet principal n'est plus, dès lors, l'invasion d'Attila, la chute de l'empire romain; bien que tout craquant du symbole de cette immense catastrophe, le cycle se limite à une des circonstances de cette invasion, à un événement restreint, mais aussi plus vivant peut-être, plus spontanément dramatique, parce qu'il est moins systématique: l'anéantissement du premier royaume de Bourgogne. Et tout le tragique est reporté, accumulé, sur cette circonstance particulière.

Il est certain qu'il existait déjà, avant l'invasion d'Attila en Gaule, une légende sur la mort de Gundicaire. Mais après Attila, parmi la pleine épouvante du temps, cette légende sanglante se développa à l'infini. Elle fut comme un thème où chacun mit son âme douloureuse. C'est même, sans doute, pour cela, c'est dans cette sensation de chaos, que Prosper Aquitanus, relatant l'événement, force la note, va jusqu'à écrire que le roi Burgunde fut exterminé avec son peuple et sa race, «cum populo suo ac stirpe». Réminiscence, évidemment, réminiscence effarée, dans cette oreille latine, de quelque abrupt poème, de quelque farouche saga entendue, déjà presque fixée dans la forme des lieder forcenés qui clament, à la fin du Nibelunge-nôt, l'entr'égorgement des Huns, des Burgundes et des Amelungen; mais erreur d'histoire, ou, du moins, exagération propre à entraîner à une erreur d'histoire (car Aquitanus, personnellement, s'embarrassa fort peu, semble-t-il, de connaître la suite des affaires de Gunther), attendu que Gunther eut pour successeur son fils Gundiok, lequel régna jusqu'en 463, et, en mourant, partagea ses états entre ses quatre fils: Chilpéric, Gondemar, Gondebaud et Godégésile. Gondebaud, ayant déposé ses trois frères, régna seul. La Burgundie sous lui serait, semble-t-il, redevenue puissante. La Loi Gombette, promulguée à Lyon par Gondebaud, et dont maintes dispositions sont empruntées au Code Théodosien, établit, entre autres choses, que les Burgundes laisseront aux vaincus le tiers, au moins, des terres conquises, et elle accorde aux Romains les mêmes droits qu'au peuple vainqueur. Cela implique une grande force.

Fait important: C'est dans cette Loi qu'est consignée la généalogie de la première dynastie burgunde. On y retrouve les noms des rois et princes burgundes chantés dans les Nibelungen et dans l'Edda: Gibico[143-1], qui est Giuki, père de Gunther, Gundahar qui est Gunther, Gislahar et Godomar pour Giselher et Gernôt, frères de Gunther[143-2].

Or, il est permis d'inférer de cette particularité qu'au moment où les noms des vieux rois et princes de Burgundie figuraient, pour la première fois, dans un Code promulgué par un de leurs descendants, les souvenirs, les légendes, les traditions qui leur étaient attachées, bénéficiaient d'une telle lumière, surgissaient, augmentées des impressions laissées par tout ce qui s'était accompli depuis. La mort de Gunther, par exemple, ne fut plus une catastrophe fortuite parmi les ruines du sillage d'Attila; mais toute l'invasion s'épanouit dans ce désastre, toutes les flammes et les écroulements de la dévastation hunnique emplissent ce champ de bataille des bords du Rhin, où tomba le valeureux Gunther.

Ce grand mouvement des invasions, cette rumeur immense de vie barbare aboutissait partout, aux formes exaltées, apocalyptiques, de sa propre tradition. Devant Basine prédisant à Chilpéric la décadence de la race mérovingienne, on songe à Brünnhilde, lorsqu'elle dévoile à Sigurd le sanglant avenir du Héros.

Ce serait du règne de Gondebaud, apparemment, qu'il faudrait dater le cycle chanté (non point écrit) des sagas burgundes.

Ces chants, probablement, figuraient au nombre des sagas germaniques que Charlemagne fit recueillir, en si grand nombre. Vraisemblable, parmi cette époque passionnée, au travers de tant de batailles.—Puis, des voûtes, du silence, le vieux cri de guerre des Barbaries évanoui; une grande douleur, une grande victime, une âme désespérée; un crépuscule tombant sur cet éclat d'épées: Louis le Pieux. Il n'aimait guère ces bardits tonitruants qui avaient fait la joie de son père.—Et qui s'improvisa, faute de lui, conservateur de ces âpres légendes? Nul autre que le clergé monastique, le dur clergé monastique d'alors, qui arma Lothaire contre son père. Par zèle studieux? Plutôt par une sorte de jouissance que devaient trouver à fixer ces farouches évocations tous ces Moines guerriers, de sang germanique, qui, souvent, avaient pour abbés des princes d'empire et passaient, sans s'en émouvoir, des cellules du monastère aux tentes du champ de bataille. L'origine des collections bénédictines? des compilations enfiévrées d'un fatras de vieux poèmes frustes et tonnants! Les sagas burgundes furent, comme tant d'autres, recensées dans les couvents[144-1].

Mais avant d'examiner cette phase de la formation du cycle des Nibelungen, où les chants qui le composent sont recueillis, recensés,—et remaniés, verrons-nous, par les Moines, il nous faut dire, vite, quelques mots,—peu intéressants,—des identifications historiques tentées, jusqu'à présent, à l'égard de Siegfried et Dietrich (Théodoric).

Que n'a-t-on pas combiné pour estampiller d'archéologie Siegfried! L'Art de vérifier les dates, tout entier, a fait nombre de sauts périlleux, sans pouvoir jamais retomber sur cette date chimérique, enfouie au fond de la légende! On a voulu voir en Siegfried le Sigebert mérovingien. Comme Siegfried, Sigebert vainquit Saxons et Danois.—«Il les dompta par la force, cet homme si beau! Le roi Liùdger doit en souffrir le dommage, ainsi que son frère Liùdgast, du pays des Sahsen (Nibelungen, IV).» Sigebert était Roi d'Austrasie: or, la capitale du Royaume de Siegfried, selon le poème, Santen, près du Rhin, se trouvait, par conséquent, en Austrasie; et il est certain, d'autre part, que, même avant les rois mérovingiens, à l'époque où Santen était une colonie romaine, les Francs-Saliens, à la tribu desquels Siegfried aurait appartenu, selon une autre hypothèse, étaient établis déjà dans cette contrée, puisque Julien, leur ayant vainement représenté qu'ils y usurpaient le territoire des empereurs, fut tenu de les en chasser. Outre cet argument, l'on n'a pas manqué d'établir une correspondance entre les querelles de Frédégonde et de Brunehaut et celles de Kriemhilt et de Brünnhild. Comme Sigebert, dans l'Histoire, Siegfried, dans le poème, est victime de ces querelles. Sigebert est assassiné comme il allait s'emparer de Tournay, refuge de son rival Chilpéric. Ainsi Gunther se félicite de la mort de Siegfried, dont la puissance menaçait la sienne. Il est certain que la célèbre rivalité de Frédégonde et de Brunehaut a eu sa légende, laquelle a pu se mêler, après coup, aux traditions burgundes. Mais ces identifications, même plus étroites, n'en demeureraient pas moins stériles, attendu que jamais on ne pourra vérifier historiquement les rapports de Siegfried avec les Burgundes du temps de Gunther, puisque, à l'époque de Sigebert, Gunther n'existait plus.

Aussi cette fameuse figure gravée (jadis, Cf. Montfaucon; la figure actuelle n'est pas authentique) sur le tombeau de Sigebert, à Saint-Médard de Soissons, et qui représente ce roi, les pieds sur un dragon. L'on a cru y voir un souvenir du mythe de Siegfried vainqueur de Fafner. La même figure se retrouve dans l'église de Santen, et l'on pourrait certainement, avec un peu de recherche, en indiquer ailleurs d'autres exemplaires. Mais que prouve cela, sinon que ce mythe scandinave du Dragon terrassé, ne heurtant point les idées du Christianisme, qui, lui-même, a son saint Michel vainqueur du Dragon, s'était conservé plus longtemps que les autres mythes, et était devenu comme un symbole de vaillance, de lieutenance divine. Ce symbole je le retrouve en d'autres personnages, avec qui jamais pourtant on ne songea à identifier Siegfried; ainsi: le Fléau-de-Dieu; et Théodoric dont le nom signifie: Combattant-de-Dieu.

Enfin une tradition norvégienne,—que, d'ailleurs, l'on ne peut guère prendre plus au sérieux que les hypothèses concernant l'identification du Héros des Nibelungen avec Sigebert Ier d'Austrasie (mais deux improbabilités se valent),—viendrait contredire le système ci-dessus rapporté. En effet, suivant ces dernières données, Siegfried, ou plutôt Sigurd, aurait vécu en Norvège, vers le commencement du IXe siècle, puisque le iarl Ragnar Lodbrog, qui y régnait alors, épousa, en secondes noces, une certaine Aslaug, (ou Kraka) «qu'il crut, longtemps, la fille d'un simple pêcheur, mais qui avait eu, pour père, Sigurd Fahnericida et Brynnhilda pour mère[147-1].» Une saga attribue même à Ragnar Lodbrog la victoire sur le Dragon! Il y eut, dans les pays norvégiens, une manière de dynastie de Sigurd[147-2], etc.

Le Siegfried germanique serait cependant antérieur au Sigurd scandinave. Lachmann et W. Grimm en font un Chef d'une tribu de Francs-Saliens. Dans les Nibelungen, les terres de Siegfried sont, comme on a vu, situées dans le pays qu'occupaient les Francs-Saliens. A quel moment aurait-il vécu parmi eux? A une époque très reculée certainement, puisque, aussi haut qu'on remonte, on retrouve Santen comme colonie romaine (Colonia Trajana, et aussi Tricesimæ). Le récit fait par Ammien-Marcellin de la lutte que Julien engagea avec eux, et qui les fit connaître, ne fournit aucun indice sur Siegfried. Si donc Siegfried a vécu parmi les Francs-Saliens, c'est à l'époque héroïque, quasi-fabuleuse, où ces tribus erraient, sans autres annales que les Chants de leurs Skaldes, des solitudes du Rhin aux brumeux rivages de la mer du Nord. Dans ces conditions, on ne peut guère plus en savoir historiquement sur le Héros germanique, que, par exemple, sur les rois danois de la mythique dynastie Skioldungienne.

Quelques mots sur Théodoric et nous avons fini ce fastidieux inventaire des données, positivement ou hypothétiquement historiques, incluses dans le poème des Nibelungen. Au vrai, nous pourrions arrêter ici même cet exposé, car, en fait, aucune relation n'a jamais existé entre le cycle des Nibelungen et l'histoire de Théodoric, lequel est le Dietrich du poème. La catastrophe de Gunther eut lieu en 436, bien avant la naissance de Théodoric (455).—Mais le roi des Ostrogoths étant, après Attila, la plus grande figure du Ve siècle, les traditions épiques le concernant se seront invinciblement liées, en dépit de l'écart de date, à celles qui se sont groupées autour de l'invasion d'Attila. Il serait assez possible que ces traditions aient pris, dans le poème des Nibelungen, la place d'une saga, également gothique, mais bien antérieure: la saga d'Hermanaric[148-1], (qui fut vaincu par les Huns), saga dont nul souvenir ne subsista dans la rédaction définitive des Nibelungen, mais que l'on retrouve, à deux reprises, dans les Eddas[148-2], lesquelles contiennent comme la matière brute, façonnée et ordonnée (trop bien ordonnée!) dans l'épopée germanique. Le souvenir de Théodoric, plus glorieux, aura remplacé celui d'Hermanaric, figure brumeuse de Barbare immémorial, sombrée obscurément, sans éclair de framée, dans l'insondable flot des Huns. L'exemple de ces substitutions se rencontre dans toutes les épopées naturelles, notamment dans la Chanson de Roland, où les authentiques Gascons de Roncevaux font place, en définitive, aux Sarrasins, mieux légendaires.

Voici, maintenant, le moment de silence, où tous ces chants épiques, après avoir quelque temps flotté comme une âme solitaire, enfouirent dans l'asile des couvents le triste et fier souvenir des vieilles Barbaries[149-1]. Le retentissement des boucliers se perdit au fond des absides; le Bardit devint cantilène et l'orgue ensevelit l'âpre cri des batailles.

Et pourtant! elle fut longue à mourir, cette vaste clameur. Ces Moines mêmes, que sentirent-ils, tout d'abord, dans ces Chants de jadis, qui les pût captiver? C'est qu'ils s'y miraient, eux-mêmes, en ces côtés de rudesse et d'impétuosité barbares que la discipline canonique avait mal réprimés en eux. Cet effrènement, ces sursauts de race, je les retrouve dans la virulence des anciennes excommunications! La loi d'excommunication est, sans nul doute, d'origine latine; elle est la forme nouvelle et morale du bannissement romain: ni feu, ni eau. Mais cette loi, pour avoir force, trouva, dans les moyens du clergé, mieux que les juridictions impassiblement systématiques de l'ancien monde: la fougue aussi du monde nouveau, du Nord purifiant l'univers.

Les Chants du Nord, tout pleins de cette fougue, n'eussent guère été modifiés par les Moines, lorsque ceux-ci les compilèrent, si ce travail ne se fût fait en vue de certaines fins que nous allons constater. Car si bien des raisons s'accordaient à conserver à ces chants, à travers toutes les vicissitudes, leur style d'authenticité, des influences latines, d'autre part, agissant invinciblement, ne tardèrent point à altérer cette physionomie première.

De ces influences latines, voici ce qu'assez judicieusement on pourrait penser, semble-t-il. Charlemagne tente l'unité politique; son œuvre ne lui survit pas. Mais, lui disparu, les Moines et les Evêques font l'unité religieuse. Benoit d'Aniane réforme le Monachisme; Hincmar fonde une manière d'Eglise gallicane. En raison de l'affaiblissement de l'activité civile, ou plutôt militaire, croit l'autorité ecclésiastique. Cette tradition romaine que Charlemagne a renouvelée, c'est le clergé qui en hérite.—«Hincmar considère l'empire de Charlemagne comme la continuation de l'empire romain. Cependant, et bien qu'il fût imbu des avantages de l'unité politique, telle que le monde l'avait connue sous Charlemagne, il paraît s'être résigné facilement à la voir disparaître sous les fils de Louis le Débonnaire, comptant que le règne universel de l'Eglise suffirait pour maintenir au moins l'unité idéale de la Société Carolingienne[150-1].» Et cette unité ne fut pas qu'idéale: elle s'attesta foncièrement[150-2]. Or, la conviction que «le règne universel de l'Eglise» maintiendra l'unité de la Société Carlovingienne inspire au clergé une sorte d'œuvre de réorganisation latine[150-3]. Car d'où tirer que de la vieille tradition latine, romaine, un concept de domination universelle?

Certes, c'est ici raisonner bien systématiquement; mais la vie intime, nerveuse,—impénétrable hélas! à un aussi bref, et, en effet, sèchement systématique examen,—se ressentait de ces dispositions générales. Non du peuple, inconscient encore, disséminé, que je dis: vie nerveuse, mais du clergé, dont les œuvres l'exprimaient, cette vie, dont les occupations la racontaient. Là, elle aboutit à des manières d'être concrètes, à des aspects, à de la forme, à du style.

Le souffle de latinité qui revient du Midi, comme aux plus beaux jours de l'âge gallo-romain, anime savamment cette intime, nerveuse vie monastique, fine et puissante, réorganisée par saint Benoit d'Aniane, par lui préparée à recevoir un tel souffle!

Excepté Jean Scott Erigène, si l'immortel effluve oriental de sapience ne suscite pas encore de grands théologiens, déjà apparaissent les grands canonistes: Hincmar, Benoit d'Aniane. C'est cet effluve qui caresse l'imaginative du Moine de St-Gall, des premiers poètes de la Table-Ronde et du Saint-Graal: c'est lui qui inspirera Gerbert, et Abbon, et Hucbald, le fondateur de la grande école de Reims, et Bernon, et saint Odon, l'un fondateur, l'autre réformateur de Cluny, etc.

Une chose qui frappe, dans les événements de ce temps, c'est ce penchant des hommes à chercher dans les traditions sacrées des analogies avec leurs propres situations. Atterré par la dévastation northmanne, Charles le Simple fait souscrire un Concile qui sanctionne un capitulaire qui n'est qu'une paraphrase d'un passage de l'Écriture: «Nous voyons de nos yeux ce que le prophète a prédit autrefois: Les étrangers dévoreront votre pays devant vous, etc.»—Plus tard, parmi l'épouvantement de l'An Mil, Henri II, empereur d'Allemagne, se réfugie dans le monastère de Saint-Vanne, s'écriant, avec l'Ecclésiaste: «Voici le lieu de repos que j'ai choisi et mon habitation aux siècles des siècles!»—Pourquoi cette évocation continuelle, spontanée, sans nul apprêt déclamatoire, inconsciente d'être lyrique, et par qui le Présent se mire si rêveusement dans le Passé?—C'est que l'influence traditionniste du clergé est devenue immense. Et nous avons vu que cette tradition est surtout latine.

Dans ces monastères pleins des nimbes de la Légende dorée que pouvait-il advenir des vieux chants barbares du Nord?—Lourds des armes qui conquirent l'Empire romain, les Héros germaniques entrèrent, eux aussi, dans le rayonnement de cette Légende. Le Moyen Age alors put confondre Siegfried avec saint Victor. Ces frustes apparitions, dégagées à peine du remous des migrations barbares, les Moines les vêtirent de tout un anachronique clinquant de chapes, de missels et d'auréolements. Peu s'en fallut, sans doute, que la légende[152-1] primitive des Nibelungen ne tournât totalement à quelque épopée latine du goût de l'Alexandre Chevalier. Ce que la Latinité chrétienne avait fait pour l'Orient héroïque, elle le pouvait faire pour l'Occident épique. Saint Martin et saint Georges portaient casques et cnémides, non du centurion du IVe siècle que fut, en effet, le premier, mais un casque et des cnémides, tout à fait homériques, d'Achille ou d'Hector. Ulysse, retiré à la cour des rois de Castille, richomme autant qu'un Cid, guerroyait contre le Maure, cependant que Hartus, le vieux pendragon celtique des bardes païens, maintenant, à la tête des Vingt-Quatre de la Table-Ronde, partait à la conquête du Saint-Graal.

Dans le Nibelunge-nôt le remaniement n'est pas aussi radical; il y a addition de nuances plutôt que superposition de faits. Une interpolation très apparente, cependant, c'est celle d'un des grands événements du Xe siècle, ou plutôt du souvenir de cet événement, abouté là, bon gré mal gré, en plein Ve siècle: la conversion des Hongrois au christianisme, sous leur duc Geysa. Les Moines jettent tout bonnement à travers le poème l'auteur de cette conversion: l'évêque Pilgerin de Passau; ils en font l'oncle de Brunnhild. La Walküre, nièce d'un évêque!—Si j'avais été à la place des Moines, j'aurais plutôt mentionné saint Anschaire, l'apôtre des Scandinaves, au IXe siècle.—C'eût été plus logique.—Mais voilà: toute la chrétienté en parlait, de cette conversion des Hongrois. Sylvestre II décernait le titre de roi à Étienne le Saint, fils de Geysa, et qui achevait l'œuvre commencée par l'évêque Pilgerin. Comment passer tant de choses sous silence.

Arrivèrent, ensuite, les Minnesänger, les Troubadours, avec tout le brocart de l'ère du gothique rayonnant. Ils remplacèrent, sur le heaume des héros, les ailes des casques barbares par le cimier de la Chevalerie; ils gonflèrent au-dessus des Hordes les bannières et les oriflammes, et le tourbillonnement des migrations s'arrangea en belles ordonnances de tournois.—Nous sommes à Worms, sur le Rhin, en plein XIIIe siècle, au plus beau moment de cette manière de Renaissance que suscita le zèle artistique de Frédéric II de Hohenstaufen. Du reste le pittoresque chevaleresque se trouve, çà et là, d'accord avec le vieux poème. Le Moyen Age n'avait-il pas eu son Siegfried: Richard-Cœur-de-Lion? Je ne crois pas que les Minnesänger aient beaucoup repris aux magnifiques lieder qui chantent, à la fin du poème, le combat des Huns, des Burgundes et des Amelungen. Les anachronismes qui sont du fait des Troubadours restent épidermiques. Mais les Moines, eux, sont allés jusqu'au fond et nous auraient presque changé l'âme de l'œuvre, si un grand aspect hiératique, primordial, celui-là même où les créations du génie barbare ont atteint toute l'entournure possible, et dont il faut par conséquent parler à ce titre, n'avait subsisté, malgré tout, dans le poème:—l'Or.

L'Or, pour les peuples qui envahirent l'Empire, c'était Rome. Même au IXe siècle, alors que les Sarrasins ont pillé le trésor de Saint-Pierre, Rome fascine toujours l'Occident. Partout les Vikings la pensent voir. Fière, sur un fond d'architectures capitolines, un pape et un roi à ses pieds, parmi de voluptueuses pénombres traînant en lourds rideaux d'alcôve, Marozie, comme plus tard Lucrèce Borgia, se profile encore en impératrice. Dans la suite, en plein Moyen Age, à l'heure la plus sombre de la ruine, lorsqu'il n'y a plus de pape, plus de peuple, lorsque Clément V s'en est allé et que Rienzi n'est pas encore venu, lorsque la sauvage féodalité romaine, restée seule maîtresse, pille et dévaste, tronquant les colonnes antiques, et plantant, à la place, d'autres colonnes, de monstrueuses colonnes, barbares comme un pilier lombard: les Colonna, la sanglante famille des Colonna,—alors on peut bien croire le mirage dissipé, dispersé aux cent écroulements dont les Barons se font de difformes châteaux. Et pourtant il continue indirectement, c'est vrai, par Byzance, héritière de Rome. C'est la fabuleuse fascination de Byzance qui détermine, au fond, la IVe croisade. Mais c'est Rome qu'on pilla dans Byzance, et la conquête «latine» du vieil Empire d'Orient fut la suprême lacération au dernier pan de l'immense pourpre des Césars.

Pour suggérer, d'abord, exprimer, ensuite, symboliquement, cette conquête des richesses du monde oriental, les religions du Nord eurent ce mythe d'un demi-dieu s'emparant d'un trésor, après en avoir tué le détenteur,—Siegfried vainqueur de Fafner,—mythe, sans aucun doute, antérieur[155-1] aux invasions barbares, mais qui de ces événements, de ces fastes, reçut, en quelque sorte, force de vie, d'actualité. Si la transfiguration légendaire des grandes gloires barbares du Ve siècle,—Attila, Gunther, Théodoric,—fut si rapide, si puissante, dans le Nord, c'est qu'il s'y trouva ce mythe tout prêt à les mouler; mythe qui, par delà même ces figures, semble avoir expressément dominé la première moitié du Moyen Age: depuis les luttes cupides des dynastes Mérovingiens et Carlovingiens jusqu'au monstrueux pillage de Constantinople. Quoi d'étonnant que, malgré les Moines, son influence se soit continuée, vivacement, dans les Nibelungen?—C'est surtout pour s'emparer de son trésor que Hagene tue Siegfried. Certes, les causes mythiques du crime de Hagene ne sauraient être indiquées dans le poème. On ne soupçonne pas qu'en s'appropriant le Trésor,—lequel avait appartenu aux Niflungen, esprits infernaux,—Hagene, leur descendant, les venge sur la race qui les asservit, sur les Völsungen, postérité d'Odin, et dont Siegfried est issu. C'est, symboliquement, la revanche des ténèbres sur le jour, le Crépuscule des Dieux. Mais, tel que le donne le Nibelunge-nôt, le récit de l'événement est encore d'une âpreté, d'un tragique mal conciliable avec le ton d'une compilation de moines, et des approfondissements de fatalité se devinent, aux sonorités étranges, prolongées, qu'il répand alors. L'acte de Hagene n'est point personnel; il est la volition du Destin. Cela se vérifie, à la fin du poème, lorsque Hagene paye de sa vie son refus de dire où est caché l'Or. Et il meurt, joyeux, certain que cet Or, enseveli par lui dans le Rhin, ne retombera jamais entre les mains de ses ennemis.

II

On a sur les auteurs des Eddas, ou, plus exactement, sur leurs rédacteurs, leurs compilateurs, des données beaucoup plus précises que sur le compilateur du Nibelunge-nôt. Nous résumerons brièvement ces données. Les chants qui composent la première Edda[157-1] furent recueillis et coordonnés, en Islande, vers la fin du XIe siècle, par un prêtre du nom de Sœmund Sigfusson (1057?-1132). Ce Sœmund, après avoir étudié dans les universités d'Allemagne et de France, gallicana eloquentia in septentrionali viro, de retour dans sa patrie, s'appliqua à rassembler les traditions du Paganisme scandinave. Ces traditions, il fut le seul à ne les point répudier. L'île était convertie au Christianisme. On le taxa de sorcellerie. Cette lugubre Islande aspirait, elle aussi, vers l'Orient; l'Évangile, depuis peu, l'en entretenait. Elle voulait effacer les douloureux souvenirs du culte scandinave, culte dont les mystères allaient si bien pourtant avec cette terre de limbes, où déjà plane la stupeur du pôle. Les mélancoliques légendes scandinaves la racontaient si bien! Les flammes de ses volcans luisaient sur ses neiges, comme les flammes de la montagne d'Hindarfiall sur le sommeil de Brünnhilde. Les rougeurs et les lividités de la fin du monde scandinave,—un hiver épouvantable suivi d'un embrasement universel,—semblent envelopper cette terre où les volcans surgissent de la glace. Ces affinités, cette poésie, Sœmund la sentit peut-être; il la respecta dans les légendes qu'il recueillit et qui, très probablement, ne perdirent, entre ses mains, rien de leur caractère primitif. Lorsqu'il veut exprimer des idées plus récentes, personnelles, au lieu de remanier dans le sens de ces idées la matière dont il dispose (comme les Nibelungen, les Moines), il intercale, franchement, des passages de sa façon, et dont il n'atténue nullement les disparates. Tel est, dans son recueil, le Chant-du-Soleil, exposé d'une morale toute chrétienne.

Snorri-Sturluson (1178-1241), compilateur de la seconde Edda, recueillit et augmenta l'héritage des travaux de Sœmund. On lui doit le Gylfaginning (la Vision de Gylfi), écrit capital pour la connaissance de la mythologie scandinave. Certes, il ne tient que de seconde main les notions qu'il y coordonne, et que l'on retrouve, éparses, dans les principales sagas de Sœmund, telles que: La Prédiction de Wola-la-Savante, les Chants solennels d'Odin, le poème du Corbeau d'Odin, le poème de Vegtam, etc. Mais ces notions, on pourrait les considérer, après leur reproduction par Snorri, comme dûment contrôlées, car il les serait allé vérifier aux sources mêmes, en Suède et en Norvège.—L'œuvre de Snorri (y compris le Bragarodur, ou Entretiens de Bragi, fils d'Odin) est plus didactique que celle de Sœmund. On y démêle l'expression d'idées propres au Moyen Age, notamment cette préoccupation de ressortir à la tradition troyenne tous les cycles connus depuis, surtout les cycles scandinaves. Comme le premier roi franc, dans les Chroniques de Saint-Denis, le premier roi scandinave, Odin, est, dans Snorri, un des fils de Priam, échappé de la ruine de Troie. Le Ragnarœcker, la fin du monde scandinave, n'est autre que l'embrasement d'Ilion. Négligeons des rapprochements plus subtils, je veux dire naïfs; l'importance de ces fables c'est de confirmer en somme, ce que l'on sait des origines orientales des théogonies scandinaves. Ajoutons que Snorri, comme Sœmund, n'a fort heureusement pas infiltré ses lubies dans le corps même des sagas. Il les expose à part. Et voilà pourquoi les compilations de deux pauvres prêtres islandais, en butte à l'hostilité de leurs contemporains (c'est peut-être pour cela qu'ils se complurent si fort dans le Passé), sont bien autrement importantes, pour la connaissance des antiquités scandinaves, que le Nibelunge-nôt allemand. Après ces quelques mots sur la recension islandaise des Eddas, il nous faut parler de la rédaction originale des poèmes mythologiques qu'elles contiennent.

On a fort peu de choses sur les Skaldes norwégiens qui, les premiers, célébrèrent les traditions religieuses du Nord. Snorri, dont le travail offrirait pourtant plus de ressources critiques que celui de Sœmund, cite, çà et là, quelques très vagues autorités, dont ce qu'il dit de plus explicite se trouve dans le Skaldskaparmal, recueil de règles poétiques, conçues d'après les Skaldes, et qu'on peut lire à la suite des sagas. Or, ces indications sont tout à fait insuffisantes. D'après les opinions les plus autorisées (Lachmann, Grimm, etc.), ces sagas mythologiques ne seraient point postérieures au VIIIe siècle.

Qu'étaient les Skaldes de ce temps-là?—Disciples des prêtres, prêtres, eux-mêmes, d'un rang inférieur, ils tenaient d'eux les traditions mythologiques, les antiques légendes, dont ils reportaient, ensuite, la grandeur sur un roi, qu'ils célébraient, lui prêtant la gloire des héros mythiques, lui arrangeant de divines généalogies[159-1]. Et c'est par ainsi que les symboles théogoniques entrèrent si profondément dans la vie, dont ils purent accueillir les fastes. Le rêve et l'action se confondirent.

Communs, d'abord, oralement, à tout le monde germanico-scandinave, ces symboles, après la conversion de l'Allemagne au Christianisme, étaient remontés vers la Scandinavie, où les Skaldes les avaient recueillis. Or, les légendes historiques du cycle des Nibelungen se propagèrent, également, dans le Nord, en Danemark et en Norvège. Appuyées, là, sur les traditions religieuses, qui s'y étaient conservées intactes, elles y gardèrent ce caractère primordial, que les idées du moyen âge devaient, en Allemagne, défigurer. Elles y furent à l'abri des influences latines, les Danois et les Norvégiens s'étant déclarés les ennemis des Allemands, dès ceux-ci convertis; et Charlemagne, en décimant les Saxons, éleva plus haut cette barrière.

Ainsi c'est en Scandinavie que les traditions épiques de la Germanie se combinèrent avec les traditions religieuses du Nord, et acquirent, par ainsi, une ampleur, une portée symbolique.

Le cycle des héros burgundes, francs et goths fut comme raccordé aux anciennes mythologies. L'invasion d'Attila, la chute du premier royaume de Bourgogne, les exploits de Siegfried, tout cela se trouva cadrer, pour ainsi dire, avec des dogmes préétablis, avec des prédispositions d'âme, et qui auraient trouvé, dans ces événements, d'harmoniques résultats.

Par la voix des Skaldes, chez des peuples qui avaient gardé leur caractère natif, ces événements furent proclamés avec une sorte de faste sacerdotal.

Tandis que dans l'Occident latin, les Moines retraçaient, à leur façon, ce passé légendaire, ici il s'évoquait, vivant.

A cette force que prenait l'évocation, dans un milieu d'ingénuité, vinrent s'ajouter les rehauts des formes mythiques: les traditions humaines se prolongèrent dans l'éternité; les colonnes de Walhall se superposèrent aux portiques des villes, et les héros ne moururent que pour renaître auprès de Wotan.

Il faut le redire ici, très utilement: La religion scandinave contenait, mythes ou légendes, des formes toutes prêtes à exprimer, symboliquement, la chute de l'empire romain, le renouvellement historique du monde (Ragnarœcker).—C'est pour cela que le cycle des Nibelungen, écho de cet événement, conserva, dans l'extrême Nord, toute sa véritable signification, toute son ampleur fatidique. Il est plus épique chez les Allemands, plus religieux chez les Scandinaves; ici, glorification des hommes; là, volition de Dieu. Si c'est de l'Allemagne que le fait est parti, c'est dans le Nord scandinave que le symbole s'est produit.

Il y eut autre chose encore pour ajouter à ces chants. A l'époque où ils se répandirent, oralement, dans le Nord, une Barbarie s'y agitait, aussi formidable que celle des premières invasions. Elle se préparait, celle-là, à conquérir l'empire de Charlemagne. Poussant leurs barques loin des livides fjords scandinaves, les Vikings cinglaient vers l'Orient, vers le vieil empourprement romain, les Vikings s'y ruaient, au tonnerre des chants qui célébraient la conquête de l'Or. Jamais, probablement, les fables scandinaves n'eurent tant de consistance qu'à ce moment. Elles se grossirent du merveilleux de ces nouvelles aventures. La chute de l'empire carlovingien prolongea le fracas de la ruine de l'empire romain. La tradition de la Détresse des Nibelungen, l'idée d'une grande puissance écroulée, n'aurait-elle pas commencé de prendre, sous l'action de ces circonstances, sa seconde forme, cette forme, définitivement fixée dans l'Edda-Sœmundar?[161-1].

Ces figures, à la fois flamboyantes et glauques des Rois-de-la-Mer, sont comme si elles réincarnaient les vieux Héros des grandes invasions. Les Attila, les Siegfried, les Gunther s'agitent derrière les Ragnar Lodbrog, les Hastings, les Bjœrn Côte-de-Fer[162-1]. Aussi terribles que leurs prédécesseurs, ces Northmanns! Du fond du Nord, ils apportent une fatalité aussi inexorable que celle d'Attila. Sur eux, la même lueur d'en haut; cette fulguration, ils la traînent sur les cathédrales et sur les manoirs, comme autrefois les Huns sur les temples et sur les villas. Un pirate veut aller à Rome coiffer le laurier des imperators.

Et c'est de cet effrènement que s'emplirent les chants eddiques; les symboles, conservés par les Skaldes, enveloppent toute cette vie orageuse. Le cycle des invasions danoises transparaît dans l'Edda. Plusieurs sagas de ce recueil, absolument postérieures à l'inspiration germanique, chantent même, nommément, des Rois-de-Mer.

Résumons les deux chapitres qu'on vient de lire:—Les traditions épiques de la Germanie ayant pris consistance, peu après les grandes invasions du Ve siècle, dans les chants qui constituent le fonds du poème des Nibelungen, et laissé, dans le centre de l'Europe, les éléments, bientôt défigurés, de ce poème, remontèrent vers l'extrême-Nord, lorsque, partout ailleurs, le monde barbare eut été régularisé par le Christianisme. Là, ces traditions se combinèrent avec les symboles religieux qui, grâce aux Skaldes, y étaient restés vivaces. Elles s'y trouvèrent, de plus, mêlées à de nouvelles vitalités barbares, dont elles furent animées et augmentées: d'où les Eddas. Des pages qui précèdent, nous tirerons donc ce principe:—Si c'est au monde germanique qu'appartient le fait historique, c'est le Nord scandinave qui, de ce fait, soit qu'il ait ajusté la symbolique à l'histoire ou l'histoire à la symbolique, a dégagé le sens religieux. C'est par l'effort de l'âme du Nord que ces choses du monde acquièrent un développement d'éternité. Il faudra donc examiner le sens symbolique de la Tétralogie en se plaçant au point de vue des Eddas; puis nous verrons ces symboles aboutir à l'Humanité des Nibelungen.

III

Nous avons vu le cycle des Nibelungen se dessiner dans le sens des idées du Moyen-Age, se projeter définitivement dans le Moyen-Age, étude ou loisir du Moine ou du Baron[164-1]. Il devint, pour l'Allemagne, ce qu'était, pour la France, la Chanson de Roland. Il est, en sa formalité dernière, le produit de cette activité littéraire qui aboutit, d'autre part, à la Table-Ronde, à la Brut d'Angleterre, au Faux-Gildas, à Garin-le-Loherain et, surtout, au Roman du Reinhart. Le Nibelunge-nôt reflète l'esprit chevaleresque du temps, comme le Reinhart en répète l'esprit satirique; comédie dans le Reinhart, tragédie dans le Nibelunge-nôt, le premier est l'envers du second[164-2]. C'est, apparemment, en Saxe, Brème, Munster, Sœst (l'ancienne Saxe), que que le poème définitif fut le plus répandu; c'était là que ses légendes constitutives s'étaient le plus abondamment concentrées.—Il y eut même, très probablement, d'autres chants appartenant au cycle des Nibelungen qui ne furent pas attirés dans la rédaction écrite au commencement du XIIIe siècle. Le poète Marner indique quelques-uns de ces chants.

Nous n'avons ni l'intention, ni la faculté de relever, une à une, tout le long de l'époque féodale, les vicissitudes de l'épopée germanique. Nous voulons seulement suivre, à travers le Moyen-Age, la trace générale du poème, mais du poème considéré, maintenant, dans son caractère païen, scandinave. Pour cela, ayant vu l'action du Moyen-Age sur l'œuvre, il faut examiner la réaction de l'œuvre sur le Moyen-Age[165-1]. Le Moyen-Age a teinté le poème des couleurs de l'idéal latin et chevaleresque; à son tour le poème incorpore dans le Moyen-Age le vivant souvenir des Mythologies et des Barbaries; il y suscite comme des palingénésies de religions et d'épopées.

Comme nous venons de l'indiquer, la tradition des Nibelungen ne donna pas seulement naissance au poème de ce nom. A un degré de formation moins «parfaite», elle se résolut en une pluralité de légendes, de contes, de märchen, qui descendirent dans le peuple. La Chevalerie avait pour elle la grande épopée ruisselante de durandals et d'oriflammes. Le peuple eut mieux: l'âme même de l'épopée, son âme naïve, primitive, mystérieuse, pleine de l'étoilement des anciens cieux. Qu'on ne nous objecte pas la prétendue «grossièreté» de ces légendes: nous savons bien que l'une d'elles, le Hœrner Syfrid, fait du Héros du Nord un apprenti forgeron (mais il tranche l'enclume avec l'Epée forgée!), un bouvier (mais il est le prodigieux bouvier d'un monstrueux bétail de Dragons!). Lorsqu'elles aboutissent si bas, ou plutôt si loin, les traditions épiques sont bien près de revenir à l'élémentaire réalité de leur origine; et c'est encore à travers l'âme des peuples[166-1] que ces traditions s'identifient le mieux à elles-mêmes. Tout le légendaire de la vieille Allemagne tient dans l'ensemble de ces contes; non ce légendaire historique, officiel, en quelque sorte, qui dérobe sous la naïveté de la forme d'immanentes conceptions politiques[166-2]; mais ce légendaire composé de l'émerveillement que met au cœur de l'homme le spectacle de la vie, de la nature et du ciel. Cette irradiation de l'ingénuité absorbe, dissout toutes les idées de temps, de mesure, de relativité, et elle colore tout du même rayon éternel. Après le poète, où trouver ce don de contemplation mieux développé que dans le peuple?—C'est pour cela que ce qu'il y avait d'intimement agissant, d'invétéré, de domestique, pour ainsi dire, dans les vieux cycles du Nord, alla si droit, sous la forme de pauvres contes, aux peuples germaniques.

Et ainsi les vieilles mythologies, les vieilles croyances, les vieux fastes sublimes roulaient confusément du fond du Passé ténébreux jusqu'à l'âme naïve du Moyen-Age, dans l'humble et profonde lueur de cette âme. L'ancien panthéisme scandinave se modelait, peu à peu, dans les clartés du Christianisme. La lumière de la grâce se levait sur un monde renouvelé, sans doute, mais dont les matériaux, pour être autrement agencés, n'en étaient pas moins païens de provenance, n'en représentaient pas moins comme tout ce que le Ragnarœcker scandinave avait laissé de vestiges de l'antique Nord.—C'étaient, comme dit symboliquement le Gylfaginning, c'étaient, retrouvées dans les herbes de la ruine, les tablettes d'or jadis possédées par les Ases; et l'on pourrait dire du peuple allemand du Moyen-Age ce que l'Edda de Snorri rapporte des nouveaux Dieux qui naquirent après la fin du monde: «Ils parlent de la poussière puissante laissée par le Passé, des preuves de force données dans ces temps, et des Runes antiques de Fimbul-Tyr.»

Dans cette «poussière puissante» flottait, crépusculairement, l'immense palingénésie, la myriade des légendes païennes, des apparitions qui, du fond des ruines paternelles, lentement, se tournaient vers le Moyen-Age, et, en imploration au seuil de ses porches, au rebord de ses ogives, lui demandaient asile. Et les peuples accueillirent cet essaim qui se répandit par les villes et par les campagnes, par les cathédrales et par les castels.

La création en fleur des mythologies festonna de rinceaux la rigidité pieuse des architectures.

Il faut, pour l'Allemagne, examiner de plus près le légendaire, le panthéisme qui, du fond de l'immense tradition des Nibelungen[167-1] et des Eddas, s'épancha sur elle, comme d'une corne d'abondance. Le Christianisme vint par dessus, mais sous cette Allemagne chrétienne, le merveilleux, le fabuleux transparaît magiquement[167-2]; il forme le fond de superstition de toutes les coutumes; et, comme la vie à quoi il se mêle n'est plus la vie exclusivement militaire des temps barbares, comme, à côté de l'Homme d'armes, voici venir le Bourgeois, le Paysan, l'Ecolier, ce merveilleux prend comme quelque aspect familier, immédiat, pratique. L'impression qu'il dégage aurait quelque chose d'analogue à l'effet de la Cuisine des Anges de Murillo.

Cette bonhomie dans le fantastique, j'en trouve d'abord les traits dans le cycle des Nains, des Männlein. Ils ont quitté les montagnes de la Norvège et de l'Islande pour les montagnes de la Germanie: le Wunderberg, le Taunus, l'Erz-Gebirge, le Thuringervald. Dans les idées chrétiennes de l'Allemagne, Dieu les a créés pour cultiver le sol, comme ils étaient, vers l'extrême-nord scandinave, dans ces terres de geysers et de volcans, les formidables forces géologiques. Maintenant, adoucis, les voilà retirés dans des montagnes plus tranquilles, couronnées de chalets et festonnées de vignes. De leur ancien labeur, ils ont gardé comme une industrie, une diligence de fourmis. Leurs femmes filent le lin. Et sur cette vie d'ordre et de travail, la douceur de sentiments chrétiens. Les Nains du Wunderberg vont à l'église de Saltzbourg. Leurs distractions: la musique et la danse. Au crépuscule, par toutes les fissures des rochers, vite, dans la campagne. Tous ces petits yeux convoiteurs laissent, un moment, le spectacle des trésors édifiés en sombreurs vermeilles, sous la montagne, pour la douce nuance infinie du ciel du soir. Ils s'entretiennent, sur la colline, avec les étudiants qui passent, tandis que d'en bas, de tous les clochers de la grand'ville universitaire, Gœttingue, Iéna, Heidelberg, montent les carillons des angelus et des rumeurs d'activités latines. Puis ce sont les voisinages chez les burgraves de la Contrée: maint haut Electeur les prie à dîner. Et, vidrecome au poing, ils boivent au Saint-Empire de la nation allemande, à la prospérité de l'Empereur, à la conquête de l'Italie.

Moins insignes sont les Koboldes. Le Kobolde c'est le nain domestiqué. Il n'habite pas la montagne; le paysan, dans la plaine, l'emploie comme garçon de ferme. Il couche, l'été, dans la grange; l'hiver, au coin de l'âtre. Il ne demande pour salaire qu'une écuelle de lait tous les jours. Complaisant, modeste, gai. Par les soirs de moisson, c'est lui qui mène la joie des travailleurs; il est le dernier à quitter la danse, et, quand tout s'est endormi, sa gaieté solitaire persiste bien avant dans la nuit, comme une veille de grillon.

Mais d'autres ébats, dans la campagne, sous le clair de lune, succèdent à la rougeoyante danse des moissonneurs, pailletée d'épis. Fondus au vague de l'azur lunaire, voici voltiger les Elfes en farandoles argentées. Ils sont l'âme de l'apaisement de la nuit, et leur rythme est comme le déroulement d'un soupir de béatitude. Tels, impondérables dans l'ampleur de l'éther, par les collines et par les clairières, ils décrivent leurs volutes. Et, à ce frôlement, un éveil fantômal a frémi dans la campagne; alors, tout le panthéisme possible à la Nature se lève, s'esquisse. En essors innombrables, voici les esprits des eaux, des forêts, des montagnes. Les Nixes chantent au bord des cascades, que ce chant active, auprès des moulins qui en tournent plus vite, ou bien, vagabondes, elles s'en vont conter des histoires aux bergers assemblés autour d'un feu, dans la prairie. C'est une immense églogue nocturne et fantastique. De la nappe lumineuse de l'étang, le Wassermann émerge, sous son chaperon vert; il barbotte tel qu'une énorme grenouille, et les ondes, en fuites ondulées autour de ses ébats, semblent se propager, par delà les rives, dans l'ondulation de la forêt remuée de myriades de hantises. Là, dans un rayon de lune, les Vierges-cygnes s'essorent en aspirations de lys; ou bien, espérantes au bord du lac, en la magnifique candeur de leurs ailes, elles attendent le Chevalier qu'elles mèneront vers d'ineffables exploits[169-1]. Mais voici vers ce rêve, en bercements infinis, lents, voici, du fond des ondes, émaner de magiques symphonies. Dans les lointains de limpidités, on entend des tintements de cloches, des modulations d'orgues, comme si l'abîme entier était une cathédrale toute grondante de vêpres. Les eaux semblent s'approfondir en basiliques de cristal; et des chœurs harmonieux d'ondines peuplent ces architectures transparentes. Ce sont de savantes musiciennes; les séductions de leurs concerts sont faites, n'en doutez mie, de toutes les ressources d'un orchestre varié: saquebute, trombone, harpe, guiterne, viole, chalumeau... Soudain les sons défaillent, le silence s'étend, la lune étale plus largement le miroir de l'eau; et, dans ce recueillement, une voix, une voix solitaire s'élève, lente, pure, extasiée comme un essor d'ange. C'est Lore-Ley, la belle fée du Rhin, l'éternelle fiancée; elle chante la venue prochaine du bien-aimé, de l'unique Amant. Que de bons chevaliers ont péri dans les flots! Nul ne fut le Prédestiné. Celui-là viendra-t-il jamais? Combien de nuits couleront encore, semblables à cette nuit, pleines de l'appel langoureux et stérile. Combien de nuées rouleront encore sous le clair de lune, avant les nuées d'assomption qui emporteront vers l'éternité le beau couple enfin réuni. Elle est pourtant bien belle. L'évêque qui la cita comme magicienne n'eut pas la force de la condamner: «—La douceur du regard, le frais incarnat du visage, la suave mélodie de la voix, voilà ma magie.»

La légende de Lore-Ley, c'est presque le mythe de Brünnhild. Elle aussi attend un Héros, un autre Siegfried. Mais Lore-Ley, par sa mélancolie, appartient trop encore au Moyen-Age. Viendra-t-il jamais, l'amant espéré? Elle est bien de cette époque qui ne put réaliser qu'à travers tant de douleurs et d'incertitudes le plus magnifique idéal.

C'est dans une autre légende, celle de Kunégonde, qu'il faut chercher l'immédiate transposition du mythe de Brünnhild. Kunégonde, voilà, distincte du Moyen-Age, la Walküre des Eddas. Couchée au sommet d'un roc escarpé, il fallait que celui qui la voulait conquérir gravît à cheval cette pente vertigineuse. Bien des Chevaliers périrent. Enfin, il parut, le Héros. Mais, comme Siegfried, il méprisa le prix de son exploit; et la Dédaignée se précipita dans le gouffre. Cette légende nous semble plus précise que celle de Lore-Ley. La fée du Rhin invoque la venue de l'amant, à la manière des jeunes filles dont le fiancé était à la croisade. Tout autre, tout à fait en dehors du Moyen-Age, est la conception de l'amour dans la légende de Kunégonde: l'amour est, là, sauvage, hautain. Ce n'est plus la fée mélancolique, vague dans la sérénité bleuâtre des nuits d'été, la fée vagabonde qui voudrait fixer et reposer sur un cœur pur son cœur éternellement incertain; mais c'est la guerrière violente, vermeille en la clarté des sommets qui lui font un piédestal, la guerrière dont il faut, pour en être aimé, ployer l'orgueil primordial. Et n'est-ce pas comme la tristesse d'un Ragnarœcker, d'une fin du monde, cette irréalisation du secret et suprême Désir qui couvait pourtant au cœur farouche de la vierge?

Mais, dominant la confusion de ces contes, que l'on pourrait appeler la menue monnaie panthéistique des palingénésies, dominant le tourbillon des nains, des koboldes, des sylphes, des ondines, des femmes-cygnes, des fées et des chevaliers errants, voici des contours plus vastes, des légendes plus profondes et qu'anime l'âme même des anciens mythes. L'immense symbole de l'Anneau, après avoir signifié, pour les peuples de l'Invasion, la puissance de l'Empire Romain, exprime, maintenant, pour les peuples du Moyen-Age, la puissance de l'Empire Karlovingien. A cet Anneau sont liées les destinées de la nouvelle Capitale de l'Occident, Aix-la-Chapelle. La légende raconte que l'Anneau fut découvert, par l'archevêque Turpin, sous la langue d'une vieille femme, de qui Charlemagne, par l'attirance d'un tel trésor sur elle, s'était rendu amoureux. Quelle serait la signification de cette figure de vieille femme? Volontiers verrions-nous en elle comme l'emblème du Passé Barbare et Scandinave, une sorte de Erda, de Märe, de Sapience des anciens âges. Par elle, Charlemagne est encore lié à ce Passé. Mais l'archevêque Turpin, qui représente ici les temps nouveaux, la Latinité civilisatrice, dépouille la vieille femme de son artifice; il lui enlève l'Anneau, qu'il garde. Et dès lors, Charlemagne, en raison de la même fascination occulte de l'Anneau, se laisse dominer par l'influence du Prélat; il se tourne vers l'Avenir. Mais, ajoute la tradition, l'archevêque, prévoyant les malheurs qui pourraient arriver si ce talisman tombait entre les mains d'un méchant homme, le jeta dans le lac d'Aix-la-Chapelle; et c'est ainsi que cette ville recéla le palladium du nouvel empire d'Occident.

Non moins immédiate est la transposition populaire et chrétienne du mythe des Géants édifiant Walhall, Freya devant être leur salaire.—«Les Ases ayant élevé Midgôrd, dit le Gylfaginning, un architecte, de la race des Géants, vint les trouver et offrit de construire, en trois ans, un château tellement fort qu'il serait impossible aux Géants des Montagnes et aux Hrimthursars de s'en emparer. Il demanda pour récompense, Freya, Déesse de l'Amour. Les Ases consentirent. Mais au moment de s'exécuter, ils hésitèrent, rejetèrent la responsabilité de ce marché sur Loke, qui, à les entendre, les avait perfidement conseillés. Loke, pris de peur, use d'un subterfuge pour empêcher le Géant de finir son ouvrage dans les délais promis. Et Thor, survenant, surprend le Géant dans son dépit, et, de sa massue, il lui fracasse le crâne.»

Ce mythe scandinave, c'est l'Amour sacrifié (presque) à la Puissance. Identique est le sens de la légende allemande du Moyen-Age. Avec le ton de l'époque, le ton intime et rustique d'un Téniers, elle marmotte que Richesse ne fait pas Bonheur, et l'empêche souvent.—Il y avait, une fois, un paysan de la Hesse, si pauvre, qu'il n'avait pas de quoi se bâtir une grange. Il s'adresse au Diable, lequel se charge de bâtir la grange du jour au lendemain, avant le premier chant du coq, si le paysan s'engage à lui donner «un bien qu'il possède mais qu'il ne connaît pas encore». Accepté. Or la femme du malheureux était enceinte, et l'enfant sera le salaire du démiurge. Déjà la grange est bâtie; il n'y a plus qu'une tuile à poser, et il est encore nuit. Mais la femme du paysan s'en va incontinent dans la basse-cour, et elle fait si bien le coq, que tous les cocoricos des fermes environnantes répondirent. Et le Diable s'enfuit, penaud, sous cette moqueuse fanfare matinale, qui est comme l'éclat de rire de l'aube du bon Dieu.

Nous pourrions multiplier ces exemples. Mais ceux que nous venons de rapporter constatent suffisamment la trace des traditions mythologiques et épiques du Nord à travers le Moyen-Age allemand. Plus tard, loin que l'Art chrétien fût impropre à exprimer ces traditions, elles bénéficièrent, au contraire, de toutes ses ressources. Jamais le légendaire ne fut plus vivace, plus nombreux, plus fouillé que dans l'Allemagne du XVe siècle, à la veille d'Albert Dürer et d'Holbein. Il multipliait ses aspects par cela même qu'il avait plus de formes plastiques à son service. Ce sont les linéaments de ce pandœmonium qui saillissent, en angles si sauvages, dans l'Apocalypse d'Albert Dürer; c'est de tout ce mystère qu'est faite la profondeur, la poésie terrible du grand artiste; c'est la grande idée de Nécessité des dogmes du Nord, transposée dans la tristesse de son âme persécutée, qui fixe ces profils si stricts, qui bute ces fronts carrés, qui crispe ces sourcils dans une ombre soucieuse. Chez Holbein, le génie germanique aboutit plus touffu, et avec ce que le Moyen-Age lui a donné d'ingénuité et de bonhomie. L'idée même est dans Dürer; dans Holbein, l'enveloppe, la vibration panthéistique de cette idée, ce merveilleux dont nous venons de noter quelques traits. Toutes les fantastiques morphes que le Moyen-Age allemand, en sa conception presque païenne de la Nature, envoluta autour des symboles du Nord, toutes ces giroyantes créations fantômales de sylphes, de nains, de bêtes apocryphes, véritable grouillement nabot ou dégingandé d'un cauchemar de Callot,—s'épandent formidablement dans la Danse-des-Morts![174-1]. Mais, pour reprendre, ici, un point qui demande explication, et bien que ce que nous allons dire puisse paraître paradoxal, c'est précisément parce que ces artistes étaient chrétiens, qu'ils purent si bien exprimer l'ancien génie païen et idolâtre de leur patrie. En effet, le Christianisme positif d'alors développait, surtout en Allemagne, un sens pratique de l'hyperbole, une vision raisonneuse, ergoteuse, des choses les plus lointaines, bien experte à démêler le chaos des vieux symboles. Par cette aptitude à garder, dans les plus effarantes conceptions, ce sentiment de la réalité, l'habitude, le pli, en quelque sorte, de la vie courante, domestique, ces artistes purent animer leur rêve d'une activité immédiate, l'enrichir d'une infinité de motifs familiers, où l'âme se reposait, en toute intimité, et sans s'apercevoir qu'elle eût changé de sphère. Le chef-d'œuvre, dans la célèbre Madone d'Holbein, ce n'est pas même la Madone: c'est cette famille bourgeoise agenouillée devant elle, c'est ce Jacques Meyer, bourgmestre de Bâle, avec sa femme, bonne poule allemande, ses deux garçons et ses deux filles, placidement campés, en leur inaltérable bonhomie, sur le bord de cette suprême apothéose[175-1]. Et c'est de même sur ce sentiment profond de la vie que s'appuya, chez les Dürer et chez les Holbein, l'ancien génie germanique.

Ce que nous venons de dire achèverait d'expliquer pourquoi le panthéisme scandinave, transposé dans les légendes, dans les märchen, fut si vivace en Allemagne. De ce panthéisme, l'Allemagne, tant au Moyen-Age que de nos jours, «a toujours admis le principe sans jamais le formuler»: le Christianisme n'y a rien changé; au contraire, certains dogmes catholiques ont pu même être greffés sur d'anciens dogmes scandinaves (Apocalypse-Ragnarœcker). Un sentiment subjectif de la nature, voilà l'essence de ce Panthéisme[175-2]. Or, le Christianisme, renforçant cet esprit d'abstraction, en lui enseignant, pour ainsi dire, une gymnastique sûre, ne put que confirmer le panthéisme qui en découle. C'est ce que semble constater Heine, lorsqu'il dit qu'en Allemagne «artistes et savants, philosophes et poètes tendent et aboutissent au panthéisme», seule doctrine qui lui paraisse d'accord avec les exigences du sentiment national.

«Nos premiers romantiques, dit-il, agirent par un instinct panthéistique qu'eux-mêmes ne comprirent pas. Le sentiment, qu'ils crurent une tendresse renaissante pour le bon temps du catholicisme, avait une origine plus profonde qu'ils ne soupçonnaient. Leur respect, leur prédilection pour les traditions du Moyen-Age, pour les croyances populaires, pour la diablerie, la magie et la sorcellerie, tout cela ne fut qu'un amour réveillé subitement, et à son insu, pour le panthéisme des vieux Germains; et dans ces figures indignement barbouillées et méchamment mutilées, ils n'aimaient vraiment que la religion antichrétienne [point tant que cela antichrétienne!] de leurs pères. J'ai dit comment le Christianisme avait absorbé les éléments de la vieille religion germanique; comment, après une outrageante transformation [ne serait-ce point beaucoup dire?], ces éléments s'étaient conservés dans les croyances populaires du Moyen-Age, de sorte que le vieux culte de la nature fut considéré comme impure et méchante magie, que les vieux dieux ne furent plus que de vilains diables, et les chastes prêtresses d'infâmes sorcières... Nos romantiques voulurent restaurer le Moyen-Age catholique, parce qu'ils sentaient qu'il y avait là beaucoup de souvenirs sacrés de leurs premiers ancêtres et de leurs nationalités primitives conservés sous d'autres formes. Ce furent ces reliques souillées et mutilées [?] qui éveillèrent dans leur âme une si vive sympathie, et ils détestèrent le protestantisme et le libéralisme qui s'efforçaient de détruire les restes sacrés du germanisme avec tout le passé catholique

De ce «germanisme» nous venons de suivre les traces jusqu'à la Renaissance. Ces traces disparaissent à l'époque de la Réforme. On ne lit plus que la Bible. Les Luthériens vendent, dilapident les chefs-d'œuvre d'Albert Dürer comme «vieux tableaux papistes»[176-1]. L'artiste choyé de l'époque, c'est Hans Sachs, le bon meistersänger de Nuremberg, le poète de la Réforme, cordonnier de son état. Ce qui l'a sauvé de l'oubli, c'est d'avoir traduit des psaumes pour le culte réformé. La gloire ne coûtait pas cher, alors! Wagner, dans ses Maîtres-Chanteurs, a caressé le type de ce Hans Sachs, cela bien forcément. S'il l'eût pris tel que l'histoire nous le donne, solennel et pédant cordonnier-poète, personne n'eût supporté ce savetier de Pathmos.

La Réforme aboutit à la Guerre de Trente-Ans. L'Allemagne perdit tout dans cette guerre, son vieil esprit et son indépendance. Lorsqu'elle sortit, exténuée, de la lutte, lorsqu'elle voulut se ressaisir, ce fut une inexprimable stupeur; elle se recoucha, désespérée, dans les ténèbres. Une lueur, pourtant, pointait au loin; il y avait des splendeurs, là-bas; le «soleil du grand siècle» se levait sur l'Europe. Un de ces rayons toucha la vieille Allemagne défaillante. L'Olympe auroral prêtait sa lueur au Walhall crépusculaire. L'Allemagne se ranima un peu dans cette clarté. Au bord de l'apothéose de Versailles elle s'assit, triste, oppressée de souvenirs qu'elle devait taire. Il lui fallut imiter, suivre le goût de ce siècle qui n'était pas son siècle. Elle eut aussi ses poètes à perruque, les Hagedorn, les Gellert, les Weiss; mais son cœur ne les comprenait point; et, pour comble de malheur, son Louis XIV, à elle, son Frédéric, devait laisser dans cet exil le génie allemand, imposer à la patrie du mysticisme le scepticisme de Voltaire.

Mais ce délaissement même est favorable à la maturation de la véritable pensée germanique. Ignorée, elle n'en est que plus indépendante; elle peut, sans entraves, se mettre à la recherche des sources perdues depuis la Renaissance, et, quand elle les a retrouvées y puiser à loisir les forces qui bientôt s'épanouiront dans les grandes œuvres des Lessing, des Klopstock, des Gœthe et des Schiller. C'est l'Angleterre qui la guide dans ces recherches: Georges II fonde l'université de Gœttingue; Bodmer pressent Shakespeare. Hamlet, c'est encore le Nord Scandinave, c'est le Danemark, ce Danemark qui avait pour Odin, un culte tout à fait spécial, distinct des ritualités générales, ce Danemark où le poète Œhlenschläger soulèvera bientôt tant d'enthousiasme en ressuscitant les Dieux du Walhall. Le XVIIIe siècle de Frédéric s'en va. Wieland en abrite les derniers violons dans la forêt enchantée d'Obéron, et, par dessus ces mourants pizzicati, Klopstock fait retentir les vastes orgues de la Messiade.

Klopstock: il contribua beaucoup à la revivification du vieil esprit germanique. Chose singulière, à première vue, c'est le poète le plus chrétien de l'Allemagne qui prépara la renaissance du Panthéisme du Nord. Pourquoi? Parce que la Messiade intronisa une sorte de romantisme théologique, qui donna du beau religieux une idée plus libérale, cependant que, d'autre part, conséquence assez inattendue, le Protestantisme, l'esprit d'examen, en limitant les dogmes classiques, facilitait le développement d'une autre catégorie d'idées, de notions religieuses; et ce fut le vieux panthéisme du Nord qui d'abord poussa la porte ainsi déverrouillée.

Klopstock, en répandant une conception plus large du beau religieux (comme Châteaubriand, plus tard, en France), en orientant les âmes vers un mysticisme plus métaphysique que dogmatique, acheva ce que le Protestantisme avait préparé.

Alors la poésie d'Œhlenschläger fut comme le soleil qui vint illuminer, vivifier, préciser cette atmosphère de mysticisme éparse depuis Klopstock. Ce grand rêve de mélancolie, vague jusqu'alors[178-1], elle le dramatisa, elle le modela. Les symboles du Nord le sculptèrent; il se formula sous l'enveloppe des traditions nationales; il revêtit les plastiques véhémentes des volitions légendaires. Tel fut, en Danemark et en Allemagne, le rôle du théâtre et des poèmes d'Œhlenschläger: La Mort de Balder, les Dieux du Nord, Staerkodder, etc. Cette influence de son œuvre sur l'esprit allemand est bien incontestable, puisque c'est par l'Allemagne que le reste de l'Europe connut le poète danois.

Nous venons d'indiquer les principales circonstances intellectuelles qui précédèrent, entourèrent ou suivirent l'apparition de l'épopée des Nibelungen. Ces circonstances, ou préparaient cet événement, ou en frayaient la portée. Cependant, édité pour la première fois, à Berlin, en 1782, par Chr. Muller, le poème demeura longtemps inconnu au-delà d'un certain cercle d'érudits[179-1]. On peut même dire qu'il entrait seulement dans une troisième et suprême phase d'élaboration, qu'il lui fallait passer par la Critique, avant d'être irrévocablement fixé. Le travail de Chr. Muller fut plutôt d'exhumation que d'édition; restait à nettoyer cette vieille médaille dont on ne pouvait démêler les profils. L'aspect gothique des manuscrits pouvait faire penser à quelque roman de chevalerie. Mais bientôt, sous le Minnesänger, on retrouva le Skalde; investigations premières qui aboutirent à l'édition de Von der Hagen (1810), puis à celle de Zeune (1815). Ces deux éditions semblent s'être fort répandues en Allemagne; elle se réveillait d'Iéna. Plus heureuse qu'au lendemain des Trente Ans, elle put se ressaisir. C'est que, maintenant, elle s'affermissait en la vieille âme forte que lui avait révélée, en elle-même, l'épopée des Nibelungen; dans l'épopée, elle retrouvait sa gloire barbare, sa nationalité pure, tout le faisceau des armes ancestrales; et c'est le souffle du vieux poème (hélas!) qui gonfla le cœur forcené de Théodore Kœrner. L'œuvre, désormais, était populaire.

La critique, toutefois, était loin d'avoir complété ses travaux à son égard (ils durent encore, je crois). Le texte dûment fixé, restait à établir les origines du poème. Auguste Schlegel, il me semble, donna l'exemple de ces nouvelles investigations (1818). Mais, à ce point de vue, les travaux de Lachmann restent les plus solides (1826)[180-1]. La grande révélation avait, entre temps, jailli des Eddas. Mieux connues, grâce à la belle édition de Finn-Magnussen, elles fournirent une admirable base pour l'étude des Nibelungen. On retrouvait dans les sagas les éléments primordiaux du poème, les éléments que l'Islande avait recueillis, purs de toute influence latine. Mais qu'il nous suffise d'indiquer ce détail essentiel. Il n'entre pas dans notre sujet de faire un exposé total des travaux critiques qui mirent l'œuvre au point. Après Chr. Muller, Von der Hagen, Zeune, Schlegel et Lachmann, nous devons seulement citer encore: la belle édition de Karl Simrock (1827), à l'occasion de laquelle Gœthe prononça qu'il n'était plus permis à personne d'ignorer le Nibelunge-nôt; et surtout la Mythologie allemande des frères Grimm (1835) qui, certainement, a ouvert de nouveaux points de vue à l'étude des éléments mythiques de l'épopée. Fragmentaires, incompréhensibles dans le poème, ces éléments, ces traces mythiques, désormais se complétaient, s'expliquaient par leurs développements ou leurs antécédents enfin dévoilés. L'évocation ne restait plus comme barrée. Du fond des temps légendaires, elle surgissait, s'avançait; et, toujours grandissante, elle se déroulait, se compliquait, se peuplait, suivant l'optique de plans toujours plus rapprochés; des activités de plus en plus militantes, de plus en plus plastiques, magnifiaient les antiques symboles: le Mythe des temps barbares devenait le Légendaire du Moyen-Age, et ce Légendaire, le Panthéisme du dix-neuvième siècle.

On le sait: il y a toute une littérature des Nibelungen, il y a tout un art des Nibelungen; mais nous devons abréger ce regard rétrospectif. Qui ne connaît les fresques de Cornélius et la tragédie de Frédéric Hebbel? Ces belles œuvres, définitives en leur temps, ne sont plus guère, aujourd'hui, qu'un vestibule au Saint des Saints, où nous allons enfin pénétrer, tout tremblant; ou plutôt, pour rester dans la couleur du pays, elles sont comme le sentier que l'on suivrait, le long d'une montagne des bords du Rhin, pour arriver, là-haut, ébloui, à la gloire coronale d'un Burg dominateur.

IV

Wagner a dit une parole bien en rapport avec l'esprit subjectif des Allemands: «Le Germain aime l'action qui rêve[181-1].» Cette pensée nous apparaît, en quelque sorte, comme l'hygiène de la Tétralogie; elle doit même avoir eu une part d'influence sur la conception des détails. Les données originales ne l'excluaient point, s'y ajustant, elles-mêmes, curieusement: Les Eddas, c'est le Rêve, le Symbole; le Nibelunge-nôt[181-2], c'est l'action. Ici, les Dieux; là, les Héros; ceux-là perdant le Monde, ceux-ci le sauvant; abstraction, puis action; symbole et fait. A vrai dire ces deux termes: Chute, Rédemption, sont totalement inclus dans la théogonie scandinave, telle qu'elle est exposée dans la partie mythologique, doctrinaire, des Eddas. Ni les chants héroïques dont se compose une bonne moitié de ce recueil, ni le Nibelunge-nôt, tout entier, n'ajoutent à cette notion. Mais ainsi amoindri de toute sa substance épique, de toute sa mise en œuvre dans le monde, le mythe devient par trop abstrait; virtualité couvant obscurément le fait, il sous-entend trop la possibilité d'activité humaine. Privé de vie vaillante, de lettre prestigieuse, reste l'esprit, de ce large remuement dont nous avons essayé tout d'abord et sommairement[182-1] de reconnaître les principaux rythmes historiques: Grandes invasions, chute de l'Empire romain; invasions northmannes, chute de l'Empire carlovingien. La grande synthèse de cette correspondance humaine du mythe, ce pourrait être, plausiblement: Siegfried. C'est pourquoi Wagner, dans son système essentiellement dramatique, fait, à côté de la figure de Wotan, la principale de l'œuvre, celle-là, et qui lui donne une admirable unité de pensée (sur quoi nous reviendrons), une si haute place à la figure de Siegfried. Par Siegfried, Wotan s'épanouit indéfiniment dans le monde[182-2], non à la façon du paganisme méridional, jouisseusement, mais vers une floraison toute spirituelle, en vue d'une fin morale, en vue de sa propre Rédemption. Contre cette expansion: la Fatalité. De là le Drame.

Chercher dans Wagner et dans les Eddas la double idée de Chute et de Rédemption; comparer les deux expressions: ainsi procéderons-nous pour découvrir ce que Wagner doit aux sources, et, surtout, ce qu'il doit à lui-même.

La Tétralogie lue, ce résumé se dégage; premièrement, en ce qui concerne l'idée de la Chute:

L'Orgueil divin, s'arrogeant d'exorbitants attributs, voulut se placer sur une cime inaccessible, dominer la Fatalité. Les Dieux firent donc édifier Walhall par les Géants. Mais lorsqu'il fallut payer les Démiurges, ils ne purent trouver de quoi s'en acquitter[183-1]. Ils donneraient bien Freya, la Déesse de l'Amour, mais c'est elle qui fait mûrir les Pommes de Jeunesse, et, sans Elle, les Dieux mourraient. Cependant, il y a l'Or du Rhin... Cet Or sacré, que nul ne devait jamais voir, inoffensif jouet d'innocentes Ondines, un Gnome, Alberich, pour prix de son renoncement à l'Amour, a pu le ravir aux Filles du Fleuve, et c'est à ce voleur que les Dieux le volent à leur tour. Pour garder Freya, ils le livrent aux Géants. Mais l'Or, ainsi profané, doit porter malheur à quiconque y toucha et y touchera, sciemment, en vue de s'en servir. L'Or est donc la première expression de la Fatalité, et, à ce résultat, les Dieux eux-mêmes, les Dieux, dans leur orgueil d'indépendance, se trouvent avoir contribué, puisque l'Or ne fut arraché de sa virtualité que pour payer le Walhall, la citadelle des Dieux.

Les Dieux ont profané l'Or, les Dieux mourront; telle est la faute, la Chute. Seule, pourrait les sauver la restitution de l'Or aux Ondines. Mais comment? L'Or est au pouvoir du géant Fafner, métamorphosé en Dragon. Les Dieux n'ont pas pouvoir sur les Géants. D'ailleurs, seul, un être exempt de tout péché, un être inconscient, pur, libre, ignorant la Richesse, et qui serait donc pauvre dans le plus vaste trésor du Monde, seul, un tel être peut toucher à l'Or sans en subir la fatalité. Par ces mains faite, sera valable la restitution aux Ondines du Rhin.

Wotan engendrera donc un tel Héros: qui tuera le Dragon; qui, pour le retourner aux Ondines, s'emparera du Trésor, de l'Anneau, synthèse du Trésor. Et c'est, deuxièmement, l'idée de Rédemption. Ici, le Drame commence, complexe.

Ce Héros, Wotan pense l'avoir en Siegmund, issu de lui, origine glorieuse que cache une existence obscure, vagabonde, voulue par le Dieu pour son fils, Siegmund devant ignorer sa naissance divine, être absolument livré à lui-même, inconscient, libre enfin, ainsi que le veut la Fatalité. Mais, d'autre part, il n'est que l'incarnation du désir de Wotan, de sa spontanéité, de sa révolte contre le Destin. Il n'agit donc pas de lui-même; il ne peut avoir la personnelle intuition de sa mission, qu'il faut qu'on lui révèle, et qui? si ce n'est Wotan? Cruelle perplexité!—Siegmund n'est plus libre, puisque le Dieu le guide. Défié, le Destin s'accomplit aussitôt. Wotan a voulu que, du moins, la révélation fût indirecte, transmise à Siegmund, par Sieglinde, sœur du Héros, et dépositaire des intentions des Dieux. Séparée de son frère, dès l'enfance, celui-ci la retrouve mariée par contrainte à Hunding, l'ennemi de sa race. Siegmund devient l'amant de Sieglinde. Seuls divins parmi les hommes, ces deux êtres ont cédé à l'inévitable attirance de leur commune origine. Ils se sont réunis en Wotan, retrouvés en lui, absolument, puisque c'est l'intime secret du dieu qui motive leur rencontre. Venus de lui, ils retournent à lui. Logique. Mais Wotan, s'il accepte cet inceste, faillit à son devoir de Dieu-Régulateur; car il ne doit pas agir que pour ses enfants, son cher rêve! il doit agir pour les autres, pour le troupeau, pour la tourbe qui vit d'égalité, de niveau, d'aplatissement. Il y a deux fonctions en lui: Libre, spontané, il s'incarne, pour ainsi dire, en Siegmund-Sieglinde; responsable, Fricka, son épouse, qu'il alla chercher dans la Fontaine-de-Sapience, Fricka, la bonne ménagère de la Nécessité, personnifie, impérieusement, cette autre nature. A Wotan, enclin à pardonner, elle rappelle «son devoir». Wotan, sous peine de se nier soi-même, ne peut aller contre ce qu'il a de plus précis, de plus actuel en son essence; car ses enfants, hélas! ne personnifient, de lui, rien de probant,—un lointain désir d'au-delà... Donc, Siegmund doit mourir. Mais l'Enfant que Sieglinde aura de lui, sera le Héros prédestiné.

Jusque-là, le Drame est demeuré presque mythique: il va devenir humain; et c'est Brünnhilde, la fille de Wotan, autre forme de son secret concept, qui prépare cette transformation: la Vie est plus libre que le Rêve, le pauvre Rêve persécuté du Dieu, irréalisable en lui-même; que la Vie, libre, «lui soit donc» vaillamment «sororale».—Déchue de son rang de Walküre, pour avoir protégé Siegmund contre Hunding, malgré l'apparente volonté du dieu, Brünnhilde n'est plus que femme. Bannie des champs de bataille, l'orgueilleuse, la divine; à l'Amour résignée... Et Wotan l'endort, jusqu'au Héros, digne d'Elle, qui la réveillera.

Ce Héros, c'est Siegfried, l'enfant de Siegmund et de Sieglinde. Armé du Glaive, il tue Fafner, enlève l'Or, l'Anneau. Puis, suivant sa destinée, il va trouver Brünnhilde. Ainsi l'Anneau est presque redevenu la propriété des Dieux, puisque ce sont leurs enfants qui le possèdent; propriété où le Destin n'a rien à redire, puisque leurs enfants le possèdent, innocemment. Qu'il soit restitué aux Filles-du-Rhin, et la Rédemption est accomplie. Mais voici que l'Humanité, la Vie, dans le Drame introduite par l'amour de Siegfried et de Brünnhilde, éclate, indépendante, ivre d'elle-même, insoucieuse de la Divine-Détresse; et l'Anneau devient une bague de fiançailles. Ainsi le Rédempteur en jouit, lui aussi, de cet Or effroyable; il en subira donc l'immanent pouvoir de malédiction. Le Destin rend impossible la Rédemption par les clauses mêmes qu'il avait stipulées pour la permettre: Un Héros libre, ignorant, ingénu, pauvre dans la Richesse. Voici ce Héros, tout en la candeur de son âme: son intuition ne va pas au sombre mystère, au ciel chancelant, aux Dieux qui se meurent (il faudrait encore une Révélation!); elle va à la Vie. Qu'importent les Dieux? L'Humanité veut vivre!

Et Siegfried, le Chevalier errant, va chercher aventure. Jouissance des deux côtés: jouissance des aventures, et de se rendre, par ces exploits, plus digne encore de Brünnhilde. Mais il arrive à la cour de Gunther. Un philtre bu, pris des mains du traître Hagen, fils d'Alberich, et le Héros a oublié Brünnhilde. Le voici amoureux de la sœur de Gunther, Gutrune. Alors l'Humanité, déjà dégagée des Dieux, oscille, toute, à l'antique Ténèbre. Alberich l'étreint. Le maléfice du père, Hagen, noir héritier, l'a largement répandu sur le Monde. Le Verbe de nuit a pris vie immédiate; les haines ont éclaté; les Armées se lèvent, les Royaumes s'écroulent; et Siegfried, le pur, l'amant ineffable de la Déesse exilée, Siegfried, oublieux maintenant, se perd au tournoiement de ces fastes désordonnés. Il veut Gutrune; il l'aura, si Gunther, en retour, a Brünnhilde. Trahie, Brünnhilde se venge. Prompt à servir la haine de Brünnhilde, Hagen tue Siegfried. Brisée dans les Cieux, brisée dans la Vie, la Valkyrie se tue. Et la voilà gisante, la Race rédemptrice.

Mais de cette Rédemption l'espoir est-il à jamais détruit? Non. Sans doute, les Dieux, dans leur formalité actuelle, sont bien perdus. Mais Brünnhilde, avant de mourir,—avant de suivre l'Amant que toujours elle adore, Brünnhilde parle, elle voit l'Avenir; et c'est un un grand espoir:—Oui, les Dieux actuels vont passer; mais, par delà leur ruine et leurs rédempteurs morts, du moins subsistera ce que le Destin même a motivé:—la Révolte contre le Destin, dont les Dieux laissent l'immortel exemple; la spontanéité de Wotan, jaillie des nécessités mêmes de la lutte, et qui, transmise aux Hommes enseignés par Siegmund et Sieglinde, par Siegfried et Brünnhilde, incarnations de la Joie divine,—développée parmi eux, deviendra l'éternelle allégresse humaine dans l'Amour illimité. Et c'est la véritable Rédemption; car il faudra de nouveaux Dieux pour symboliser, projeter dans l'infini cette nouvelle plénitude. Encore de l'extase, encore du Ciel: Renaissance des anciens Dieux.

Non moins nettement que du Drame se dégage des Eddas la double notion de Chute et de Salut. Cette idée est la base de la théogonie Scandinave; idée ancienne, primordiale à ce point, que les Eddas, ÉCRITES, dans la suite, à quelle distance? l'expriment, en quelque sorte, inconsciemment; très antérieure à toutes les formalités de culte, de superstition, d'allégorie. Ame. Religiosité bien logiquement éclose parmi la désolation d'une nature, où devait se faire si nette, dans les cœurs, l'aspiration vers le Mieux,—vers le Soleil.

Et pourtant! que Wotan, lui, Régulateur du Chaos, Dispensateur de toute Affirmation, soit voué à l'inquiétude, aux affres d'une douloureuse palingénésie possible, nécessaire...: dur à expliquer, si l'on veut,—comme il le faut,—chercher la réponse ailleurs que dans les symboles des Eddas, dans cette symbolisation, construite après coup et qui est un résultat impassible s'ignorant soi-même, un total de valeurs inconnues, indécomposable[188-1]. Où est l'enseignement primordial, instantané, immédiatement substantiel? Rien n'est resté de ces flagrances,—inconcevablement anciennes!—Cette extérieure fiction des Dieux voués à la Chute pour avoir prostitué l'Or, exprime, sans doute, quelque prodigieux Drame initial. Mais de quoi est fait ce Drame?—Est-ce un état d'humanité, ou de cosmogonie, ou de géologie? La fiction de l'Or-du-Rhin s'accorde, avons-nous vu, avec certaines ritualités, avec certaines sacerdotalités des religions Scandinaves («germaniques» serait plus rigoureusement exact). Mais ceci constaté, nous n'en savons plus long. Pourquoi Wotan, ordonnateur, vivificateur, a-t-il en lui un principe de ruine, partant une fatalité de transformation? Pourquoi ce non définitif de ce qui fut, d'abord, si décisif?—Ceci n'exprimerait-il pas (au point de vue le plus immédiat, historique, pratique), la pente éternelle du Nord vers le Midi, l'incoércible aspiration vers plus de soleil; ceci n'annoncerait-il pas les Invasions, les Genséric, les Odoacre et les Ragnar Lodbrog?—Odin n'avait pas fait assez de lumière, assez de chaleur; volcans et geysers jaillissaient, mais sans pouvoir fondre les glaces environnantes. Prêtre, Guerrier, Législateur, dépensé en activités de Glaive, de Prière et de Code, Odin, malgré tant d'efforts, n'avait pu dompter à fond, ce terrible Nord. Il l'avait enchaîné;—mais, dit le symbole, Fenris, le Loup famélique, un jour s'évadera et détruira l'œuvre du dieu. Ailleurs donc, le Repos! L'inquiétude de l'Ame du Nord, ou, simplement, de l'Ame, dans l'Actuel, son espoir aussi en l'Ailleurs, tel nous apparaît ce double dogme de Chute et de Rédemption, voilà surtout ce que nous semble exprimer Odin.—Qu'une «faute» ait été commise par les Dieux, peu nous importe, au fond: strict, muet symbole d'un état d'âme; jeu de prêtres inconnus, repris par de naïfs compilateurs; jeu merveilleusement sincère, certes! vérifié sincère, puisque toutes les manifestations du Nord corroborèrent cette lettre du Dogme. Odoacre, Genséric, les Northmanns, qu'est-ce qui les pousse? C'est (banal, même, point d'histoire) cette angoisse de ne pouvoir plus bientôt vivre là où ils avaient d'abord leur établissement; d'y sentir une fatalité de misère, d'écroulement,—et de «faute» et de «crime», peut-être! Et c'est, aussi, cette divination des béatitudes futures, là-bas, Ailleurs, vers l'Orient, vers cette ROMA qui s'est emparée de l'Or-du-Monde.

Nous reprendrons ces aperçus sur Odin, annoncés ici, non développés. Des choses moins générales maintenant nous sollicitent. Quelle est, strictement, la symbolique adaptée, dans les Eddas, à la double idée de Chute et de Rédemption.

Cinq symboles paraissent exprimer la Chute. Les deux premiers ont trait à l'édification de Walhall et à l'enlèvement de Freya. Ils disent l'Orgueil des Dieux, l'hostilité des Géants; les trois autres, qui se rapportent à la Recherche du Marteau-de-Thor, à la Perte du Glaive-de-Frey, et, surtout, à la Dilapidation de l'Or-du-Rhin, racontent la Détresse-des-Dieux, victimes de leurs passions, de leur orgueil, de leur avidité[190-1].

La Construction de Walhall par les Géants, tel est, avons-nous vu, le symbole de l'«orgueil» des Dieux. Mais, dans l'Edda, ce n'est point la nécessité de payer de cette œuvre les Géants, qui entraîne les Dieux à la faute mortelle, à profaner l'Or-du-Rhin. Ils ne risquent encore que Freya, Déesse de l'Amour, détail que Wagner a également utilisé, nous savons dans quel but: pour amener les Dieux à dilapider l'Or; car c'est contre l'abandon de l'Anneau, que, dans la Tétralogie, les Géants rendent Freya. Dans l'Edda, il n'est pas encore question de l'Or-du-Rhin. Le Mythe ne revêtira cet aspect qu'au bout de quatre transformations; et même les Dieux finissent toujours par récupérer Freya sans autre dommage. Les symboles sont, dans l'Edda, exposés impassiblement, lentement, à d'immenses distances, les uns des autres, à travers toutes sortes d'aventures; leur signification ne s'accuse qu'à la longue. Cela vient de ce que ces symboles, comme l'Edda les donne, baignent, en quelque sorte, dans une multiplicité de circonstances qui, souvent, ne découlent pas d'eux. Il a fallu à Wagner un puissant effort de concentration pour dégager leurs immédiates conséquences dramatiques.

Résumons le symbole de Walhall et de Freya (nous devons transcrire ici ce résumé, déjà donné lors de l'examen des traces panthéistiques scandinaves à travers le Moyen-Age allemand):

—Les Ases ayant élevé Midgôrd, un architecte, de la race des Géants, vint les trouver et offrit de construire, en trois ans, un Château tellement fort, qu'il serait impossible aux Géants des Montagnes et aux Hrimthursars de s'en emparer. Mais il demanda, pour récompense, Freya, Déesse de l'Amour. Les Ases consentirent. Au moment de s'exécuter, ils hésitèrent, rejetant la responsabilité de ce marché sur Loke, qui, à les entendre, les avait perfidement conseillés. Loke, pris de peur, use d'un subterfuge pour empêcher le Géant de finir son ouvrage dans le délai convenu. Et Thor, survenant, surprend le Géant dans son dépit, et, de sa massue, il lui fracasse le crâne.

Dans le symbole suivant, il n'est plus question de Walhall. Les Dieux sont toujours au moment de perdre Freya[191-1], mais, à vrai dire, on ne voit pas bien en punition de quelle faute. Il y a là, surtout, une embûche des Géants; les Dieux semblent assez innocents de ce qui leur arrive. Voici ce symbole:

Trois Ases Odin, Loke et Hœner, voyagent. Un soir, au bivouac, ayant grand faim, ils mettent un bœuf à cuire, mais le bœuf ne cuit point; et un aigle, perché sur un arbre, au-dessus, s'écrie:—C'est moi qui empêche de cuire le bœuf! Si vous consentez à m'en donner une part, il cuira. Les Dieux consentent. Mais l'aigle prend les plus grosses portions. Loke, irrité, lui assène un coup de perche. Cette perche se fixe, d'un bout, à l'aigle, de l'autre bout, à Loke. Alors l'aigle qui n'est autre qu'un Géant métamorphosé, enlève Loke, lui déclarant qu'il ne consentira à le délivrer que s'il lui livre Iduna (Freya) et les Pommes-de-Jeunesse. Iduna (Freya) est livrée, et les Pommes. Vieillesse, Agonie des Dieux. Ils contraignent Loke, le coupable, à récupérer Iduna (Freya). Métamorphosé en Faucon, il se rend à la demeure du Géant, trouve Iduna seule, la change en noix et l'enlève dans son bec, etc.

Dans l'autre symbole, la Recherche du Marteau-de-Thor, l'idée de Détresse s'accentue, encore qu'il n'y soit pas indiqué pourquoi les Dieux ont mérité de perdre le Marteau-de-Thor. Ce symbole offre de frappantes analogies avec celui de la Récupération-de-l'Anneau. Sans le Marteau-de-Thor, les Dieux sont fort menacés, de même qu'ils mourront si l'Anneau n'est pas reconquis. De même que le Géant Fafner détient l'Anneau, c'est le Géant Thrymer qui cache le Marteau. Mais la suite n'est plus conforme: elle se rattache au mythe de Freya, et non à celui de Siegfried. Thrymer:—«J'ai caché le Marteau de Hloride à huit haltes de profondeur dans la Terre: pas un homme ne pourra l'en retirer, s'il ne m'amène Freya pour épouse.» Loke dit à Thor: «—Les Géants bâtiront bientôt dans Asgôrd si tu ne vas point quérir ton Marteau.» Thor, sous le déguisement de Freya, se rend chez Thrymer, et, dès le Marteau reconquis, il assomme le Géant.

En somme, les Dieux, jusqu'ici, parviennent à éluder la Fatalité dont les Géants sont les opiniâtres instruments. Toujours la Lueur surmonte l'encombrement des Ténèbres. Du fond des ouragans les Dieux resurgissent, purs.—Sous leur impassibilité, leur inconscience, leur pauvre, exaspérante tranquillité d'expression, ces symboles se sentent d'on ne sait quelle bouillante époque de jeunesse. Ils instituent. La vaillance des Dieux dompte la Fatalité, l'étouffe sous l'abondance de la Création, comme ce Héros de la Völsunga-saga, qui, d'un bras infatigable, pétrit une pâte où grouille une vipère.

Wagner a surtout retenu de ces symboles les détails relatifs à Freya. Ils ne touchent guère que par Freya à la Tétralogie; cela seul nous aurait obligé de les exposer, quelque fastidieux que cela soit, si, au surplus, ils n'étaient pas comme les divers aspects préparatoires de ce dogme scandinave de chute, non encore parvenu à sa forme définitive. Cette forme est déjà mieux accusée dans le symbole de la Perte du Glaive-de-Frey. Il y a là, tout à fait, idée de chute, mais, ici, l'amour cause cette chute.—«Oui, dit au dieu Frey l'infernal Loke, tu as acheté avec de l'Or ta femme, la fille de Gymer, et tu as perdu ton Glaive. Lorsque les fils de Muspell (royaume de Surtur, Géant-du-Feu) arriveront à cheval par Markvod (à la fin du Monde), tu n'auras point d'armes pour les combattre.» Frey avait confié son Glaive à son écuyer pour qu'il allât lui conquérir la femme qu'il aimait, et l'écuyer n'a point rapporté le Glaive.

Nous voici enfin arrivés à ce fameux symbole de l'Or-du-Rhin. Résumons-le d'après l'Edda-Sœmundar (Deuxième Chant de Sigurd vainqueur de Fafnir):

—Régin raconta à Sigurd l'histoire de ses aïeux et leurs aventures, et comment Odin, Högni et Loki arrivèrent à la cascade d'Andwari. Dans cette chute d'eau, il y avait une grande quantité de poissons. Un Nain, qui s'appelait Andwari[193-1], vivait, depuis longtemps, près de cette chute, sous forme de brochet, et il y prenait sa nourriture. Notre frère s'appelait Ottur, dit Régin, et il nageait souvent dans la chute, sous forme d'une loutre. Un jour, il avait pris un saumon, et il le mangeait au bord de l'eau, les yeux à moitié fermés, lorsque Loki le tua d'un coup de pierre. Or, cet Ottur, frère de Régin et de Fafnir, est le fils du géant Hreidmar, chez qui, le soir même du meurtre, les Dieux demandent l'hospitalité. Hreidmar, lorsque les Dieux lui montrent la peau de la loutre, reconnaît son fils. Aidé de ses deux autres fils, Régin et Fafnir, il garrotte les Dieux, demande le prix du meurtre. Les Dieux ne seront pas libres, qu'ils n'aient rempli d'or et recouvert d'or la peau de la loutre. Les Dieux envoyèrent donc Loki pour aller chercher l'Or. Loki se rendit auprès de Ran (femme d'Ægir, dieu de la Mer) et obtint d'elle son filet. Il jeta le filet devant le Brochet, qui s'y engagea—«Si tu veux sauver ta tête des rets de Hel, lui dit alors Loki, livre-moi la Flamme-des-Eaux, l'Or brillant.» Andwari lui livre tout le Trésor, sauf un Anneau. Loki le lui enlève aussi. Le Nain se rendit au Burg et dit: «Maintenant cet Or causera la mort de deux frères et de huit nobles guerriers. Nul ne jouira de mon Or.»—Les dieux se croyaient donc libres, ayant empli et recouvert d'or la peau de la loutre. Mais Hreidmar s'approcha et, voyant un poil du museau qui émergeait encore, il exigea qu'on le couvrît aussi.—Odin prit l'Anneau Andwara-naut et cacha le poil sous l'Anneau[194-1]. La fatalité attachée à l'Or se vérifia aussitôt. Fafnir tua son père Hreidmar, qui lui refusait une part de l'Or, chassa son frère Régin, qui lui demandait sa moitié d'héritage. Enfin, il se transforma en Dragon pour mieux défendre le trésor dont il était l'unique possesseur.

Wagner, en substituant à cet obscur symbole naturiste d'une loutre dont les Dieux doivent payer le meurtre, les exquis symboles idéalistes de Walhall édifié et de Freya rachetée, a mis dans le Drame une abondance de vie auguste, humaine et sculpturale. Si l'on fouille les sources naturistes du symbole de l'Edda, on arrive, bientôt, à de fastidieuses questions de cosmogonie, peut-être à des questions, pires, de géologie. C'est la Guerre des Dieux et des Géants, la lutte des éléments et de l'Intelligence, la révolte du Chaos contre l'Esprit qui le couve et l'ordonne, toutes choses peu susceptibles de dramatisation, même abstraite. Nous répétons ce que nous croyons le plus plausible: Le Symbole de l'Or, dans l'Edda, se dégage d'insondables profondeurs de cosmogonie et de géologie mêlées. Cette loutre Ottur, morphe élémentaire et végétante d'un Géant,—que tuent les Dieux, ceci ne représenterait-il pas un certain état de nature, que nous ne nous soucions d'analyser, mais, entendons bien, un certain état de Nature où les Dieux, l'Idée aurait voulu apporter un changement, aurait voulu autrement se satisfaire. Prétention vaine. Et il faut, au contraire, que tout aille sans eux, les Dieux, et, en réparation de leur tentative insultante, ils sont tenus d'investir la matière offensée, révoltée, d'on ne sait quelle redevance; il leur faut composer avec la Matière, livrer l'Or aux Géants, dit simplement le symbole. Où, dans tout cela, des indications de sentiment, de Drame?

Mais à côté de cette incassable gangue, de cet inductile filon, Wagner, dans la riche mine des Eddas, avait découvert ces magnifiques symboles de Walhall et de Freya, et ceci, Fierté, Amour, laissait toutes les questions mathématiques et naturistes de cosmogonie. Voilà le premier grand soulèvement du Drame, la Corne d'abondance de toutes les floraisons et de tous les frémissements. Mais, d'autre part, il n'était pas possible de négliger, dans sa racine mythique, ce symbole de l'Or, qui doit emplir de ses développements humains tout le reste du Drame. C'est alors que Wagner le raccorde aux Symboles de Walhall et de Freya. L'Or sera le prix, non du sang d'un Géant, mais de Walhall édifié, en même temps que la rançon de Freya reconquise. Quel que soit l'objet en vue de quoi les Dieux font usage de l'Or, la faute est la même. Ils ont touché à l'Or, ils subiront sa fatalité. C'est le point essentiel.

Telle est, bien imparfaitement exposée, l'idée de chute dans les Eddas. En même temps, nous avons vu la mise en œuvre de cette idée dans Wagner. Wagner, jusqu'ici, combine les symboles;—mais il n'y a pas encore création. C'est dans sa manière d'interpréter l'idée de Rédemption que s'atteste son originalité d'exégèse.

Cette idée de Rédemption est incluse, avons-nous vu, dans la partie doctrinaire, abstraite, de la théogonie Scandinave, et qui ne pouvait fournir de matière au Drame[196-1]; sensible pourtant, cette idée, et vivante, oui, sous sa profonde enveloppe de théorie; expression primordiale de la mysticité de l'Ame-du-Nord. Beaucoup plus précise, même, que l'idée de chute; formulée d'un coup. Ceci est très explicable: la chute c'est l'angoisse, l'incertitude, la vie inconsciente, obscurément penchée à tous les gouffres. A reconnaître, démêler cette confusion immense de circonstances déroulées tout au long des vagues étendues vitales, il ne faut pas moins de cinq symboles.—Mais pour la Rédemption: précision, accord spontané. La Rédemption est un fait unique et qui absorbe tout. Dès les balbutiements du Chaos, rien, dans la théogonie scandinave, qui n'y tende. Les Eddas divines (Sœmund), commencent[196-2] par prédire la Fin-du-Monde, donc, implicitement, de nouvelles élaborations, une Résurrection.

La correspondance historique du Mythe, ce serait, répétons-le, (car nous devons tresser cette hypothèse à travers notre travail), ce serait la pente du Nord vers le Midi, la poussée vers plus de soleil, vers l'orientale certitude, Rome: Attila, Genséric, le Moyen-Age,—le Christianisme.—Le Christianisme: n'est-ce pas sur cette Lueur que s'ouvrent les immenses arcanes empourprés du Ragnarœcker? Ce concept norse de la Rédemption, historiquement exprimé par les Invasions, lorsqu'il se fut essayé en Europe au Ve siècle, puis définitivement répandu, au IXe siècle, s'y trouva d'accord avec les dogmes chrétiens, avec le dogme de l'Espérance eucharistique, dont ainsi il prépara, on peut le dire, l'épanouissement. Pour le Chrétien comme pour le Scandinave, elle luisait, cette Espérance, par delà les vertiges et les décombres d'une nécessaire Transformation: l'Apocalypse, pour le Chrétien, le Ragnarœcker, pour le Scandinave. De l'union de ces deux concepts, l'un par l'autre affirmés (sans doute dès après les invasions danoises), sortit, d'abord, le douloureux et pur Rêve mystique de l'An Mil, résultat immédiat et passager, car la définitive suite séculaire, ce fut l'élan, le renouvellement du XIe siècle, le grand dogme de communion eucharistique, de Pardon, qui, du sein des sanglotantes âmes du Moyen-Age, fleurit, fleurit pieusement, pour s'épanouir, lys parfait, sur la Montagne-du-Purgatoire[197-1].

Ce dogme scandinave de Rédemption, magnifique Chant d'espérance que toute une race jeta vers l'avenir, en voici donc, d'après le Gylfaginning, l'expression abrupte, précise et positive cependant en sa concentration symbolique.

—Après le Ragnarœcker, il y aura un nouveau Ciel. Le Ciel contient Gimle, qui est le nouveau Walhall, puis Briner, un palais où ceux qui aiment boire trouveront à se satisfaire... Il sortira de la Mer une Terre Verte et belle, sur laquelle les Céréales croîtront sans avoir été semées. Vidarr (fils d'Odin et qui a vaincu Fenris) et Vale, sa femme, existent encore; ils n'ont été blessés ni par la Mer, ni par les Flammes de Surtur; et ils habitent la plaine d'Ida, où était, autrefois, Asgôrd. Les fils de Thor, Magne et Mode, les y rejoindront, apportant Mjœllner, le Marteau. Balder et Hœder reviendront aussi de chez Hel. Ces Dieux seront assis côte à côte; ils s'entretiendront de ce qui leur est arrivé, des événements d'autrefois et du Loup Fenris. Ils retrouveront dans l'herbe les tablettes d'or possédées par les Ases. Un couple, Lif et Lif-Thraser, se soustraira aux Flammes-de-Surtur, dans le bois de Hroddmimer; et sa postérité repeuplera le Monde entier.—

Renaissance.—La grande idée morale par quoi vaut réellement cette Renaissance, c'est ce retour de Balder,—le Christ du Nord!—du doux, du juste Balder, que les anciens Dieux méritèrent de ne pouvoir garder parmi eux, mais qui vient consoler le monde épuré. Lumière sereine sur ces vieux dogmes de Rénovation, qui, sans cela, épouvanteraient, tant ils détruisent de vieilles joies; souveraine justification: le Destin eut raison, puisque Balder renaît. Les fils de Hloride ont bien sauvé le Marteau, arme de la primordiale Intelligence; Odin se perpétue bien en Vidarr, son fils; mais, plus que tout cela, l'auguste certitude revivifiante, la Paix et l'Amour illimités, c'est Balder revenu! Balder, l'Agneau pascal, espéré de tout ce douloureux Monde Scandinave, la Douceur qui expie tout, l'inépuisable Pitié. Aucune témérité à ce rapprochement! aucun sacrilège à irradier, autour d'une autre Hostie, la chaste aurore boréale de la Rédemption scandinave. Cette indication pascale, indubitablement le mythe de Balder la donne. Qu'est-il allé faire aux Enfers, sinon expier la faute des Dieux et vaincre la Mort, comme l'Autre! en arrachant au Destin le gage d'une Renaissance?

Certes, il n'a point d'Evangile.—Les événements au canal desquels s'épandit cette source de compassion et de pitié, qui pourra jamais les dire, et qui dénombrera l'infinie vibration des cœurs qui, par ce Dieu-Agneau, vécurent en tout épanouissement, en toute possession de doux intérêts quotidiens, oui, vécurent tels, pourtant, au fond de ces âges sinistrement inconnus aujourd'hui. Mais, preuve intime du caractère rédempteur de Balder, il est déjà très satisfaisant de pouvoir reconnaître en Balder toute l'Ame du Nord, tout ce qui fait la jeunesse, la force de l'Ame du Nord, son perpétuel renouvellement, son devenir illimité. Espoir éperdu en l'Abstrait, irradiation dans l'élargissement de l'Abstrait, sentiment vivace de l'Eternité,—n'est-ce pas là un état d'âme clairement exprimé par ce mythe de Balder descendu aux «enfers», mort à la vie immédiate du Walhall, mais ressuscité dans le Mystère, restauré dans l'Inconnu, par delà les Nornes, par delà les circonstances du Ciel passager et de la Terre périssable. Et le Monde renouvelé n'est, semble-t-il, que l'expression de cette Toute-Science, de cette Toute-Bonté, sortie du Mystère exploré, revenue à elle-même, manifestée. Dieu-Holocauste, Hostie, oui, aussi, puisque, temporellement, il souffre, il perd le Walhall; déchirement du départ vers le Mystère.

Dans la loi scandinave de bannissement, qui forçait les jeunes hommes à aller chercher fortune hors de leur patrie, je sens je ne sais quel souvenir de l'exil de Balder. Ces bannis conquirent l'Europe; et, par cette efflorescence qui leur fut donnée, au-dehors, vers le Midi, les races septentrionales, languissantes dans leurs solitudes de neiges, furent peut-être sauvées. Comme Balder, ils allaient vers l'Inconnu, avec, pour seul souvenir de leur patrie, quelques runes gravées sur l'étambot de leurs navires. Ils portaient la peine de toutes les misères paternelles. Ils erraient comme des loups; eux-mêmes s'appelaient loups. Et ce fut d'eux, pourtant, que vint le salut[200-1].

Nous n'espérons pas qu'on puisse se faire, sur cet exposé insuffisant, une idée complète de la Rédemption et du Rédempteur dans la théogonie scandinave. Toutefois, sommes-nous obligés de prier le lecteur de s'y tenir, s'il veut sentir, par comparaison, l'originalité de l'interprétation wagnérienne.

Wagner ne pouvait songer à faire de Balder la figure centrale de son œuvre. Cette figure reste, en quelque sorte, théorique; elle se dérobe dans les ultimes profondeurs mythiques; elle contemple son rêve, là-bas, par delà les temps; rien ne la relie à la partie héroïque, humaine des Eddas, à l'épopée des Nibelungen; et ces développements humains importent en tant que reflets d'autres très importantes vitalités théogoniques. L'épopée des Nibelungen est plaquée, en quelque sorte, sur le Walhall, comme l'Iliade sur l'Olympe. Pour dramatiser donc l'idée de Rédemption, il fallait la transposer parmi toute cette humanité des Eddas héroïques et du Nibelunge-nôt, l'incarner dans la principale figure de ces cycles épiques: Siegfried. Du jour où Wagner accomplit cette transposition, son Drame existait. Tout, en son œuvre, le Ciel et la Terre, était solidaire d'une même vie poignante.

Disons-le bien haut: ce fut-là un coup d'audace, une inspiration de génie, que d'incohérents détails, des indices épars, dans la matière dont il disposait, semblaient pouvoir uniquement suggérer à Wagner. Je cherche, en vain, dans le Sigurd des Eddas, et, à plus forte raison, dans le Siegfried du Nibelunge-nôt, cette absolue identité rédemptrice dont Wagner magnifie le Héros.—Sans doute, disons-le vite en passant, toute cette histoire de Siegfried se pourrait prêter à quelque belle apparence de symbole solaire; nombreuses sont les gloses qui opinèrent pour cette interprétation: Sigurd, Soleil du Printemps, victorieux de l'Hiver (Fafnir), et Brünnhild, la Nature, éveillée de son baiser. Mais il était impossible que Wagner prît au sérieux un rapprochement aussi banal. L'étrange aventure, que de partir d'une donnée cosmographique.

Examinons la Völsunga-saga, qui forme, dans les Cycles scandinaves, comme le point de contact des âges divins avec les âges héroïques. Là, le ciel s'ouvre sur la terre; Walhall s'épanche en tourbillons de Dieux, et l'éblouissante Visitation laisse après elle, en traînées de gloire, les Postérités épiques, les Héros prédestinés. Eh! bien, si Siegfried est un de ces héros prédestinés, le Héros de la Rédemption, l'attestation doit s'en trouver dans ce récit de la Völsunga-saga, où s'évoquent les circonstances qui précédèrent et entourèrent l'événement de sa naissance[201-1].

Dès l'abord, en effet, la race de Siegfried paraît prédestinée. Le Glaive que Wotan, le Voyageur borgne au manteau bleu, a enfoncé dans un arbre, le promettant à qui pourrait l'en retirer, Siegmund, descendant de Wotan et père de Siegfried, est seul à le pouvoir arracher.—Qu'est-ce que ce Glaive? C'est l'Arme qui tuera le Dragon, qui reconquerra l'Or, l'Arme dévolue à Siegfried.

L'Or restitué par Siegfried au sanctuaire des Ondes antiques, les Dieux seront lavés de leur faute fatale. Mais qui dit cela?—C'est Wagner, et, après lui, tout le monde. Eh bien, cela, il faudrait que ce fût l'Edda qui le dît, donnant ainsi, formellement, Siegfried comme un Héros rédempteur. Or l'Edda ne mentionne rien de pareil, ni d'approximatif. La fatalité de l'Or se perpétue, par delà Siegfried, pour amener cette catastrophe des Burgundes, qui fait le sujet du Nibelunge-nôt. De sorte que l'Edda lue, nous sommes obligés d'en revenir au mythe de Balder, pour nous reposer sur une idée précise de Rédemption.

Certes, ce n'est pas à dire que cette figure splendidement vague de Siegfried ne se puisse, par l'effet de quelques rapprochements, préciser, ne puisse prendre un certain sens de rédemption. Voici: les Dieux ont prostitué l'Or-du-Rhin[204-1]. Parce qu'ils ont arraché l'Or de sa virtualité primordiale,—symbolisée par l'Eau, figure parfaite, en effet, d'inconscience, Léthé d'ingénuité,—parce qu'ils l'ont rendu pernicieux, le Mal est déchaîné dans le Monde. Cette faute, ils la doivent expier, en vertu même de la fonction du principe d'équité, indépendant, qui règne, irréductible, au plus pur de leur essence. Ils ne peuvent pas se sauver par leur propre industrie, ils ne peuvent toucher, derechef, à l'Or, fût-ce pour le restituer, car leurs mains ne sont plus pures, sont conscientes de la puissance de l'Or[204-2].—Que faire?...—Et voici que, d'aventure, au plus profond d'une des plus farouches légendes de l'Edda[204-3], un enfant, un pauvre enfant, éclôt, perle de pitié dans ce chaos dévorateur, vagissement mêlé au grondement des batailles.—Son père? mort au combat. Par delà ce père, gisant, debout, une colossale figure d'aïeul, blême, inquiète, un pied dans la bataille, l'autre pied au bord de ce berceau, furtivement paternelle, comme à l'insu d'une fatalité de malédiction, paternelle dans un éclair d'amour persécuté. Et c'est, ensuite, un vieux Glaive magique au poing de cet Enfant; quelqu'un pour le conduire à la caverne du Dragon; le Dragon égorgé; l'Or aux mains de l'Enfant, de Siegfried, fils des Dieux.—Cet Enfant, né dans le malheur, inconscient de son origine et de sa prédestination, cet Enfant, c'est le Rédempteur... Plausible.—Insistons encore: nous pouvons préciser cette légende au moyen d'analogies trouvées dans l'histoire même des anciens Scandinaves, dans leur histoire écrite, non légendaire.—Ces Héros de la Völsunga-saga, bannis, errants, sous forme de loups, et qui s'efforcent, du fond de leur misère, vers on ne sait quelle œuvre victorieuse, ne sont-ils pas à l'image de ces outlaws, de ces «loups», comme ils s'appelaient eux-mêmes, qui, volontairement ou non, s'exilèrent de la lugubre patrie danoise pour conquérir les pays du soleil.—Sigurd, dans la Völsunga, aussi bien que Bjœrn, dans l'Histoire, est un de ces fils de loups; le fils de l'obscur, de l'inconnu[205-1], des vieux mystères de deuil et de révolte, l'effrayant Orphelin,—bâtard, peut-être, aux yeux des hommes,—en qui surgissent les Représailles.—Insistons toujours: il y a un moment, dans la destinée du Sigurd des Eddas, l'évidence d'une direction divine. L'aïeul, entrevu auprès du berceau, apparaît encore une fois, au moment où, sans son intervention, pendant une tempête, la barque du Héros, voguant vers de vengeurs exploits, allait sombrer. Et cet aïeul, le Chant de l'Edda dit positivement que c'est Wotan[205-2].

Très plausible d'inférer de tout cela la mission rédemptrice de Siegfried; mais plausible, seulement; car, redisons-le, nulle part, Siegfried n'accomplit, ou, plutôt, ne doit accomplir l'acte qui, seul, au sens même des plus vieux dogmes germaniques, peut le révéler Rédempteur: la Restitution de l'Or au Tabernacle. Cet acte, qui camperait décisivement Siegfried, c'est Wagner, et Wagner seul, qui en attribue au Héros la prédestination. Coup d'audace génial, qui transporte sur une inconsciente, passagère tête humaine, toute une profondeur divine, toute une stabilité d'éternité. Et ces rapprochements, où le visionnaire croit avoir touché le vrai sens de la figure de Siegfried, ont, dans les Eddas, leurs éléments tellement perdus, noyés, éparpillés parmi toutes sortes de perspectives!—Le caractère propre des chants de l'Edda, fait remarquer W. Grimm, c'est de supposer connue la totalité des événements dont ils ne relatent que des particularités. Ce cycle, dont Siegfried fut le Héros, est-il, en son ensemble, une rédemption? Peut-être; mais quelle raison de donner là, de préférence, l'affirmative, puisque, à côté de ces hypothèses, nous avons le mythe, si précis, de Balder?

Cette raison, répétons-le, c'est que le mythe de Balder ne vaut qu'en tant que doctrine abstraite, et qu'il fallait, en quelque sorte, l'incarner, le relier à la tradition humaine; il fallait, logiquement, dans cette atmosphère de rêve, faire remuer les épopées[206-1]. Alors, dans l'imagination de Wagner, Siegfried surgit, environné de la double vapeur, obscure et radieuse, des mystères divins et des gloires humaines. Expression vibrante des Mythes, il se rattachait, d'un côté, aux antiques oracles, de l'autre, aux réalisations fougueuses de la Vie. Il était, à la fois, le rêve et l'acte; et l'acte, par lui, éclatait, fatidique, comme longuement couvé par le rêve. L'action qui rêve, diraient les Allemands. Avec Siegfried toute une race palpitait sous ce grand regard des Dieux; par Siegfried, fils d'Odin, Prince des peuples du Nord, figure idéale de chef d'armées, les ultimes visions du Mythe se continuaient dans les primes apparitions de l'Histoire. L'humanité qu'il entraînait avait, vraiment, quelque chose de divin à accomplir. Sur lui brillait l'Arc-en-ciel de Walhall, comme le Labarum sur Constantin.

Que venaient-elles faire, toutes ces hordes dont le tourbillon emplit l'Europe, au Ve siècle?—Réaliser le long Rêve, épancher le vaste Rêve, que les religions du Nord, depuis des ères immémoriales, avaient grossi dans ces âmes norses, en silence, en l'ennui d'une vie encore sans annales, inexprimée,—vaste rêve de Soleil et de Rénovation sous le ciel gris et sourd. Et dès que, par les suggestions de cette immense rêverie, les peuples du Nord eurent enfin trouvé un symbole capable de les guider, ce victorieux symbole de Siegfried, ils s'ébranlèrent, ils crièrent vers l'avenir jusqu'alors fermé. Large soupir d'un cœur longtemps oppressé! C'est dans ce soupir que se dilatait le cœur, le sombre cœur des Odoacre et des Genséric. Et les invasions roulaient, les âmes roulaient sur la pente enfin trouvée; l'atmosphère de songe accumulée éclatait en réalités fulgurantes. Siegfried! Siegfried! où était-il? nulle part,—et partout, partout où il y avait un élan. Et, peu à peu, dégageant de ce vaste enthousiasme toutes les possibilités immédiates qu'il recélait, la réalité, la forte réalité prenait, frappait, dans cette lave, des effigies de gloire précise, des profils de conscience et de volonté. Les capitaines surgissaient: Euric, Ataulphe, Alaric; les hordes devenaient peuples: Goths, Alains, Suèves; les codes se constituaient: loi salique, loi ripuaire, loi burgunde. Dans ces remous, jusqu'alors chaotiques, la lumière du Midi mettait des formes; la poussière étouffante des migrations s'aérait; la vision prenait de l'entournure: épanouissement formidable de glaives! Il faut voir, dans Sidoine Apollinaire, l'effarement du temps, le vertige de l'automnal siècle gréco-romain, la toge chassée par le sayon, l'étalon par l'aurochs, le char par le chariot. En éclairs sur le bondissement des croupes, des carrures, des casques, le soleil, le soir, était comme une tempête d'écarlate; elles étaient finies, les vesprées, où, doux, estival et blond, il tournait, moelleusement, de la pente des frontons à l'inclinaison des collines. Les frontons croulaient; les collines épaulaient des camps barbares.

Et ce fut alors, dans la pleine vie, dans la clameur, le total aboutissement de ce grand rêve du Nord; tout ce qu'il impliquait eut lieu; tout se décida; faits précis, désormais, courants, pratiques; l'âme norse entrait dans le train du monde. Même, sous cette réalisation positive, sous ce vêtement de vie, sous ce maniement des choses, la pensée primordiale est-elle comme étouffée; elle reste comme interdite en présence des faits qui l'équivalent; on hésite à environner d'éternité des circonstances devenues si actuelles.—Et pourtant, entre le Goth brandissant sa framée et Wotan agitant sa lance, une correspondance s'établit, invincible. Il ne s'étend, du Guerrier au Dieu, que l'écart chronologique; il y a le plain-pied d'un même frisson d'âme.—Frisson très inconscient, certes, chez le Barbare, mais qu'importe? Le Gépide qui lance le javelot, le Suève qui brandit l'angon, le Hérule qui décoche la flèche, l'Alain qui ramène son bouclier, le Saxon qui pousse sa barque, le Gélon qui se taillade les joues, tous, qu'ils soient couverts de peaux, de braies ou de cuirasses, casqués, chevelus ou tondus, qu'ils boivent l'ale, l'eau, le lait, le vin, le sang, tous savent que les Walküres, s'ils tombent, viendront les chercher sur les champs de bataille, et qu'ils iront, dans les salles de Walhall, grossir la foule des bienheureux Einhærjars. Si c'est surtout cette idée de la mort qui les ramène au dogme, leur vie n'en est pas moins comme un accomplissement, un sacerdoce dogmatique.—Qu'ils le sachent ou non, s'ils bouleversent le vieux Monde, c'est pour que d'autres puissent le réédifier en plus pur.

L'histoire de Siegfried, c'est tout cela vu, en masse, dans un seul homme. En lui semble condensée toute l'énorme épopée germanique du Ve siècle. Amour-propre national, non, mais nécessité esthétique, Wagner a accentué cette figure, ainsi comprise, de cette idée scandinave de Rédemption, transposée de Balder à elle.

Et c'est beau cette évocation, à propos, en somme, d'une pure entité, cette large évocation d'humanité, ces magnificences d'histoire, ce remuement héroïque dont croula le lourd portique romain. C'est beau de faire de la vie avec les dogmes,—de prendre tous ces peuples, tous ces Burgundes, tous ces Franks, tous ces Goths, et de les agiter en vivaces réalisations de ce qui fut conçu avant le temps, avant la forme, avant le nombre. C'est, en quelque sorte, comme l'éternité mobilisée, temporifiée. Le Drame divin traîne sur la terre, y roule ses tourbillons en marches d'armées, ses lueurs en frémissements d'épées.—Lorsque, sur la montagne céleste, Wotan rêve, le regard vers Walhall, bientôt payé avec un or maudit, déjà, par delà cet horizon d'empyrée, dans les «mornes espaces des créations futures», de ces créations qui seront parce que le Drame divin est, déjà court le tressaillement des tragédies héréditaires: Siegfried tue le Dragon, Héros de joie, insoucieux de l'épieu que lève Hagen. Gunther passe, vertigineux, dans un tumulte de hordes barbares. Gunther:—apparition vraiment humaine, vraiment historique, concrète,—où toute l'existence s'est trouvée pour commenter tout le rêve[210-1]. Il est,—avec sa sœur Gutrune, amoureuse de Siegfried,—comme l'atmosphère d'épaisse vie ardente qui prend dans sa vibration cet à demi-mythique Siegfried, et lui communique l'effervescence d'être. Wotan, Gunther: les deux extrémités du Drame, l'un tout éternité, l'autre tout humanité. Gunther complète Siegfried. Figure positivement, crûment historique, il suggère tout ce qui n'a pu nommément trouver place dans l'œuvre, avant tout symbolique, de Wagner; tout ce torrent de vie barbare du Ve siècle, qui bondit de toute la force de son courant dans les Chants héroïques de l'Edda et dans l'épopée des Nibelungen.

L'aboutissement humain du Mythe, considéré en son essence dans l'Or-du-Rhin et dans la Walküre, le Mythe corporifié, voilà le but qui, entrevu dès Siegfried, est réalisé dans le Crépuscule-des-Dieux. Il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur le plan de la Tétralogie pour sentir tout le souci qu'avait Wagner, de ménager, pour la fin du Drame, par des gradations habiles, ce grand épanouissement épique. L'épopée, il la rencontrait déjà, au moment de la Walküre,—alors que le Drame était loin d'être révolu,—dans la Völsunga-saga, où se trouve le sujet de la Walküre. L'histoire de Siegmund, comme la donne ce poème, est aussi épiquement développée que l'histoire de Siegfried; c'est une suite non moins majestueuse de drames. Il y avait, dès lors, dans la richesse même de la matière offerte par la Völsunga, un écueil pour Wagner. De plus, en laissant intacts les éléments puisés dans la Völsunga, Wagner ne compromettait pas seulement la gradation de l'effet, il risquait un anachronisme. Ce poème de la Völsunga, évidemment d'origine norvégienne s'il avait été incorporé intégralement, aurait jeté dans l'œuvre un coloris moins archaïque que celui propre à la saga germanique des Nibelungen, laquelle fournit le couronnement du drame[211-1]. Wagner donc a imaginé, pour ces événements de la Völsunga, une allure primitive qu'ils n'ont pas dans l'original; il les a simplifiés suivant les nécessités de la perspective de son œuvre. La Völsunga lui fournissait Siegmund, mais un Siegmund du IXe siècle, une manière de Roi-de-Mer, et il fallait un Siegmund, non pas même du Ve siècle, de l'époque des invasions, mais antérieur, un Siegmund de l'âge lacustre, pour ainsi dire, tout près des dieux. Toute cette longue épopée de la Völsunga, fourmillante de rois, de guerres et d'amours, Wagner l'a donc réduite à deux hommes se disputant une femme; il l'a reculée jusqu'à l'extrême fond des temps barbares, dans des temps d'individualités immédiates, où tout se passait d'homme à homme, de glaive à glaive. Siegmund et Hunding se disputant Sieglinde, c'était le choc de deux épieux et non de deux armées. Par ainsi, les éléments de la Walküre étaient mis à leur plan, et les masses profondes du Crépuscule-des-Dieux, les armées, les rois, les conquérants, se déroulaient en une suite logiquement amplifiée, qui était comme la progression de la vie même.


On pourrait, peut-être, arrêter ici cet examen des cycles germaniques et scandinaves au triple point de vue de la Mythographie,—de l'Histoire—et du Drame de Wagner. Il nous faut pourtant insister encore, et définitivement, sur la figure de Wotan, source spirituelle de ces cycles, et qui réside au fond d'eux comme leur intime psychologie. Siegfried, c'est la trace de Wotan dans le monde, la militance du double dogme de chute et de rédemption. Cet aspect humain, dramatique, constaté, reste à considérer ce dogme en son essence, c'est-à-dire en Wotan, à remonter de Siegfried à Wotan, foyer de l'œuvre wagnérienne. Important: faire suffisamment ressortir cette figure de Wotan, ce serait dégager l'unité psychologique de la Tétralogie. A quoi nous bornons cette Etude.

Des diverses conceptions, émises à l'égard du grand dieu Scandinave, aucune ne me semble résumer aussi complètement que celle de Wagner les caractéristiques des Religions du Nord. Gray nous a fait une manière de Walhall classique, dorique, «un palais construit de blocs de marbre noir» selon l'expression de Carlyle.—Carlyle, lui, réunit dans la figure d'Odin, prise en tant que prototype tout à fait primordial, les éléments d'une théorie de l'Héroïsme, du Héros «Enseigneur d'Hommes»;—théorie non spécialement attachée à Odin, non inséparable de lui, mais émise à son occasion, réversible ailleurs, et réitérée, en effet, développée sur d'autres têtes, successivement[212-1]. Il y a assez loin de cet Odin systématique, préconçu, à l'Odin des Eddas et de la Tétralogie. «Une Consécration de la Valeur», tel est le sens d'Odin, selon Carlyle. Indiscutable. Mais c'est là un sens partiel, une croyance ne dépassant point les aspirations courantes de la Vie,—de la vie d'alors, il est vrai, de la vie forcenée des Barbares du Ve siècle et des Northmanns du IXe siècle. Il nous semble, après Wagner, qu'on peut voir autre chose dans le dieu scandinave, qu'on peut y voir, surtout, l'inquiétude de l'Ame du Nord, ou, simplement, de l'Ame, dans l'Actuel, son espoir aussi en l'Ailleurs.

L'Espoir! Walhall n'en fut-il pas le symbole? En Walhall, Wotan exprima l'aspiration de son âme, un besoin d'ordre et de tendresse au lendemain des tempêtes du chaos. Walhall: immense symbole, en vérité, non de l'orgueil des Dieux, mais de leur rêve de liberté. Liberté incomplètement conquise, sans doute, sur les tourbillons désordonnés du Mal, puisque Walhall doit périr. Souvenez-vous de cet incessant aheurtement des Géants contre la citadelle des Dieux. N'importe, Walhall est saint; il est comme la première douloureuse épreuve de l'idéal, le premier essai vénérable qui prépare le plein épanouissement futur, le futur Walhall libéré de toute fatalité. Je remarque fort ceci que l'idée de Walhall faisait comme toute la Règle des scandinaves; le but suprême de leur vie était de le mériter; et je remarque plus encore ceci que cette idée, pour eux, régirait même leur vie à venir,—puisqu'ils n'étaient appelés dans Walhall que comme jugés dignes de le défendre, à la fin du Monde, contre les Géants. Transposons un instant, pour la mieux sentir, cette conception dans le Christianisme: les Elus luttant pour le Paradis dans le Paradis même: Quel effort démesuré d'idéal! quelle tension interminable vers l'Absolu! Toujours plus haut!—Et ainsi Wotan monte, monte dans les hauteurs de la Liberté harmonieuse, de cime en cime.—Walhall, du moins, est-il l'ultime sommet à jamais radieux?—Hélas, les ténèbres recouvriront la Montagne divine; l'imperfection déferlera jusque-là; et Wotan lutte pour la lumière, inextinguiblement, et tous les bons avec lui. Dans le Christianisme, Dieu, du moins, reste inaccessible au fond du saint-des-saints. L'effort ne s'impose qu'aux Elus, non à Celui qui élit. Ici le Ciel et la Terre sont solidaires: Idéal largement vécu!—Ce large, violent Idéal éperdu, cette inextinguible soif de l'Abstrait, voilà tout Wotan, ou, plus exactement, voilà sa face d'éternité, s'il est incontestable, d'autre part, que son côté d'humanité est une «Consécration de la Valeur». Ces deux finalités, d'ailleurs, se complètent l'une l'autre.

Maintenant, pourquoi Wotan a-t-il mérité de tomber?—Qu'est-ce que cette chute dont parlent symboliquement les Eddas? Ce symbole de l'Or-du-Rhin, nous l'admettons comme jeu de prêtres ou de skaldes, non comme drame intime d'âme.—Peu nous importe que Wotan ait commis une «faute»; est-il, au fond, responsable de l'inéluctable catastrophe où sombrera son rêve? Mais la fatalité de cette catastrophe est ailleurs immanente; oui, ailleurs, n'importe où, spontanément éparse, incréée comme le Chaos, indépendante comme le Mal. Dieu n'est pas responsable de Satan; Odin ne voulait que la lumière, il est innocent de la nuit.—Un vieux désespoir d'être, vicissitude primordiale, antérieur à tous les événements, à toutes choses faites, antérieur à Walhall, qui, précisément, est une protestation,—un vieux, irrémédiable désespoir d'être, mine la création des Dieux et l'engloutira quelque jour. Wotan ne peut le fuir, ce Désespoir, ce loup qui le dévorera[214-1].—Et pourtant il espère! mélancolique espérance que symbolise Walhall! protestation contre la Douleur! ferveur d'âmes aimantes: lueurs héroïquement vivaces dans les profondeurs du Néant.—Oui, il y a, dans ce Walhall en proie aux tempêtes, une sublime affirmation de vie, quelque chose, en vérité, sur ces glorieuses architectures rayonnant dans le gouffre, comme l'épanouissement d'une conscience de «roseau-pensant.»

Wotan,—Walhall: l'Ame,—l'Espoir.—Et ici, je vois éclore Freya: Freya qui, elle aussi, est toute la Joie possible, hélas! joie fugitive, été du Nord; Freya par qui si douloureusement mûrissent, à travers tant d'orages, les Pommes-de-Jeunesse. Je voudrais, également, nommer Balder, la pâle Douceur du Ciel des Dieux, Balder, le «Bénigne» et le Résigné, voué à quelle Passion!—Adonis et Jésus. Ils sont, avec Walhall, les signes visibles de l'essence de Wotan, de sa vaillance, de sa confiance en la vie, les formes palpitantes d'une Pensée d'harmonie, tout à fait les créations d'une large Cordialité.—Aussi, quel deuil à la Mort de Balder! le plus jeune Sourire de Wotan, c'était lui; c'était lui, la floraison la plus tendre de l'Ame du Nord. Car il ignorait, ce candide Balder, les implacables fatalités originelles; une belle lueur de consolation le baignait tout; il était tout en clarté; rien de la nuit antique qui lui fût mêlé. Et à le voir si dégagé du Passé de Deuil, le Dieu, le Père soucieux, finissait par participer à cette suavité d'oubli; il espérait.

Ames neuves, joyeuses, ignorantes, qui, dans leur sécurité d'ignorer, trouvent une force, une liberté que ne connaissent point les Dieux,—les sombres Dieux qui savent tout.—Ce sont aussi de ces âmes, Siegmund, Sieglinde, Siegfried, Brünnhilde. Si elles sont absolument, comme Balder et Freya, des hypostases de la Volonté divine, des tabernacles inviolables où se complaît l'âme divine, l'Edda ne le dit pas du tout. Mais telle est leur fonction dans la Tétralogie: bel élan créateur de Wagner. L'amour de Siegmund et de Sieglinde, celui de Siegfried et de Brünnhilde, c'est comme un déploiement de Wotan dans la joie et dans la liberté, une échappée hors du Destin; c'est l'Ame libérée de toute misère, en pleine extase. Siegmund et Sieglinde, Siegfried et Brünnhilde: je ne serais pas loin de considérer ces couples comme des manières de figures platoniciennes, des conceptions flagrantes du Désir[216-1], des idées réalisées. Wagner, certes! âme saxonne, scandinave, connaissait profondément cette Ame du Nord, si riche d'idéal, qu'elle trouve dans tout un reflet de son propre infini. Ces reflets, pour Wotan, ce sont ces êtres de lumière et d'amour, Siegmund-Sieglinde, Siegfried-Brünnhilde, reflets éblouissants projetés dans de limpides vibrations de vie extasiée. Prolongement de l'âme, là-bas, dans un clair avenir de félicités; élan éperdu loin des Ténèbres, du Destin, de l'Urgent. Toujours plus haut. Wotan,—Ame primitive, Désir, Mouvement[216-2],—Wotan complètement identifié avec son idéal, tout entier à contempler l'image de son rêve, oublierait les sombres nécessités qui l'enchaînent, la vieille fatalité de malveillance qui l'atterre. Se renouveler en son rêve! Aussi, quel effort! Quelle explosion d'éternité dans ces intenses figures d'amants: Siegmund-Sieglinde, Siegfried-Brünnhilde[216-3]. Comme, dans leur amour, ils ont l'air de sentir qu'ils sont, en vérité, l'écho de quelque éperdu cri divin.

Et ici éclate le drame psychique: Ces formes parfaites de son Désir, Wotan est obligé de les détruire. Il faut que l'Ame renonce à son rêve[217-1]. Pourquoi?—Mais laissons-là les linéaments, les explications du symbole; sortons de toutes ces savantes constructions mythologiques. Il n'y a plus que ceci: Wotan, l'Ame en quête d'idéal, d'éternité: Siegmund et Sieglinde, Siegfried et Brünnhilde représentant ces efforts. Leur amour, c'était la spontanéité de Wotan largement épandue; il donnait la pleine mesure de l'aspiration divine; leur cœur contenait tout le ciel, absolument, expression hyperbolique ailleurs, positive ici. Oui, à travers les ténèbres de l'antique Désespoir, l'Ame, à force d'amour, avait ouvert des perspectives de consolation, de délivrance. Dégagée de l'angoisse première, de l'inertie originelle, elle s'était affermie en sa vaillance, elle avait eu foi en ses rêves. Et ces rêves s'évanouissent. La forme dramatique de ceci est exacte: un père qui voit mourir ses enfants; exacte aussi la forme mythique: un dieu qui tombe en cendres dans la déchéance de son incarnation. Mais c'est avant tout, essentiellement, la Chute d'une Ame,—la chute fatale d'une âme qui, cependant, avait tout tenté pour son salut.—C'est l'immense monde de l'Ame écroulé. Pourquoi?

Il faut en revenir à la vie même, à aujourd'hui si l'on veut.

Peu importe, d'ailleurs, pourquoi l'Ame tombe, pourquoi Wotan doit périr. Considérer surtout ceci:—Cette fatalité de dissolution, dès qu'elle a pesé sur l'Ame, l'a mise dans l'obligation de réagir, de s'exprimer. Elle est, cette fatalité, l'occasion de toute vie de l'Ame, avant d'en être le tombeau.—«L'Homme ne vaut que par le malheur», dit un livre, déjà de jadis,—et d'aujourd'hui. Memento quia pulvis es. Et la vie, dans ses affirmations les plus passionnées, dans ses ferveurs les plus enthousiastes, n'est toute, au fond, que ce memorandum. Memorandum parfois même peu fardé, hautement reconnu pour ressort de vie: au Moyen Age, par exemple, et qui assumerait de dire que la vie du Moyen Age ne fut pas belle?—Sans l'idée de rupture, le roseau ne serait que roseau; dès qu'il sait qu'il rompt, il est le Roseau-Pensant; c'est toute sa vie, cette conscience, sa forte vie. Je suis assez confus de ces raisons, point neuves; mais ce symbole de Wotan, dont j'essaye d'inventorier la substance psychique, est, qu'on y songe, tellement élémentaire!

Donc le bondissement de l'Ame Scandinave, cinglée par l'idée de néant, c'est Balder, nous disent les Mythologies, Siegfried, nous disent les Epopées, les Invasions, nous dit l'histoire. Puissant cri de conscience, en tous cas, puissante palpitation d'âme, qui a pu monter jusqu'à nous, à travers la triple profondeur des temps: Le Mythe, la Légende et l'Histoire. Que nous importe de voir, dans la Fable, Balder «mourir»,—dans l'Epopée, Siegfried assassiné, dans l'Histoire, les Hordes de l'Invasion s'entr'égorger pour les dépouilles de Rome?—Balder renaîtra;—la vénération de la mémoire de Siegfried fera surgir d'autres Héros;—le désordre des Barbaries aboutira aux pieuses constitutions du Moyen Age. Et tout cela, c'est, prolongée, la vibration de l'Ame initiale, c'est la palingénésie des moissons nouvelles se levant de la «poussière puissante laissée par le Passé», c'est le souvenir fécond des «Runes antiques», c'est la vie perpétuée,—la Rédemption.

Edmond BARTHÉLEMY.


Le 1er octobre 1893.

NOTA

Dans toutes les pages qui suivent:

1º Les renvois à l'Annotation Philologique (L.-P. de B'.G.) sont marqués en chiffres arabes.

2º Les renvois au Commentaire Musicographique (Ed. B.) sont indiqués en astérisques.


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