La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung
PREMIÈRE JOURNEE:
LA WALKÜRE
(DIE WALKÜRE)
PERSONNAGES
| SIEGMUND. |
| HUNDING. |
| WOTAN. |
| SIEGLINDE. |
| BRÜNNHILDE. |
| FRICKA. |
| Huit Walküres. |
LA WALKÜRE
ACTE PREMIER
L'INTÉRIEUR D'UNE HABITATION
Au milieu se dresse le tronc d'un puissant frêne, dont les racines, fortement proéminentes, vont se perdre au loin dans la terre du sol; de sa cime l'arbre est séparé par un toit de charpente, percé de manière à laisser sortir, par des ouvertures correspondantes, le tronc et les rameaux qui s'en détachent de tous côtés; on comprend que la cime touffue doit s'élargir au-dessus de ce toit. Autour du tronc du frêne comme centre, une salle a été charpentée; les murs sont de bois grossièrement équarri; des tentures y sont suspendues, çà et là, tressées ou tissées. A droite, au premier plan, se dresse l'âtre, dont la cheminée sort latéralement en haut par le toit; derrière le foyer se trouve un espace en retrait, sorte de magasin pour les provisions: on y accède par quelques marches en bois; au devant pend une tenture tressée, à demi relevée. Au fond, porte d'entrée, avec une simple barre de bois pour verrou. A gauche, une autre porte, celle d'une chambre intérieure, où accèdent également des marches; en avant, de ce même côté, une table avec un large banc, charpenté contre la cloison, et des escabeaux de bois faisant face au banc.
Un court prélude orchestral tonne, d'un mouvement violent et tempêtueux[317-A]. Au lever du rideau, SIEGMUND ouvre du dehors, précipitamment, la porte d'entrée, et pénètre: on est vers le soir; violent orage, près de s'apaiser.—SIEGMUND tient un instant la barre de clôture dans la main, parcourt des yeux l'habitation; il paraît harassé d'un excessif effort; ses vêtements, son aspect dénotent qu'il est en fuite. N'apercevant personne, il ferme derrière soi la porte, marche à l'âtre et s'y jette, rendu, sur une peau d'ours.
SIEGMUND
A qui que soit ce foyer, il faut que je m'y repose.
(Il se laisse tomber en arrière, et demeure un certain temps immobile, étendu. SIEGLINDE sort de la chambre à gauche. Elle a entendu le bruit, cru son mari rentré; la gravité de sa mine fait place à la surprise, lorsqu'elle trouve, étendu près de l'âtre, un étranger.)
SIEGLINDE, encore au fond.
Un homme, un étranger! Il faut que je l'interroge. (Elle se rapproche, avec tranquillité, de quelques pas.) Qui est entré dans la maison et s'y est couché au foyer? (Comme SIEGMUND demeure immobile, elle s'approche davantage encore, et le considère.) Il s'est couché, lassé des fatigues d'une longue route; ses sens l'ont-ils abandonné? Serait-il souffrant? (Elle se rapproche, se penche vers lui.) Il respire encore; il a seulement fermé les yeux: l'homme me semble vaillant, même là, tombé de fatigue[318-A].
SIEGMUND, levant, en sursaut, la tête.
Une source! de l'eau!
SIEGLINDE
Je vais le soulager. (Elle prend vivement une corne à boire, va l'emplir hors de la maison, revient, et la présente à SIEGMUND.) L'eau que tu réclamais, la voici: rafraîchis ta lèvre altérée! (SIEGMUND boit, et lui rend la corne. Il la remercie d'un signe de tête, et fixe assez longuement le regard sur son visage, avec un intérêt croissant.)
SIEGMUND
L'eau m'a rafraîchi, ranimé, elle a fait léger mon fardeau de fatigue; mon courage est réconforté, mes yeux jouissent avec délices du bonheur de s'être rouverts:—qui est-ce, qui me rafraîchit ainsi?
SIEGLINDE
Cette demeure est, ainsi que cette femme, la propriété de Hunding; repose-toi chez lui, comme un hôte, jusqu'à ce qu'il revienne.
SIEGMUND
Je suis désarmé: l'hôte blessé, ton époux ne le repoussera pas?
SIEGLINDE, émue.
Blessé? Montre tes blessures, vite!
SIEGMUND se secoue, et, se soulevant sur sa couche, se met vivement sur son séant.
Elles sont légères, indignes qu'on en parle; mes membres tiennent encore à mon corps, solidement. Si ma lance et mon bouclier eussent été, pour soutenir mon bras, à moitié aussi forts que lui, jamais l'ennemi ne m'aurait vu fuir;—mais lance et bouclier se rompirent; la meute ennemie me traqua, lassé; l'ardente tempête brisa mon corps... Plus vite que moi-même pour la meute, ma fatigue disparaît pour moi: c'était la nuit, et c'est le soleil; c'était la torpeur, c'est la joie.
SIEGLINDE a rempli d'hydromel une corne, et la lui tend:
L'hydromel doux, le doux breuvage, tu ne peux me faire l'injure de refuser.
SIEGMUND
Mets-y d'abord tes lèvres?[320-1]
SIEGLINDE, ayant trempé ses lèvres au bord de la corne, la lui rend; SIEGMUND boit un long trait, puis tout à coup s'arrête, rend à son tour la corne. Tous deux se regardent, avec un intérêt grandissant, longtemps, en silence[320-A].
SIEGMUND, d'une voix frémissante.
C'est un infortuné que tu as réconforté: l'infortune, puisse de toi la détourner mon vœu! (Il se précipite pour sortir.) Je me suis arrêté, j'ai doucement reposé: plus loin mes pas.
SIEGLINDE, se retournant vivement.
Pourquoi fuir déjà? qui te poursuit?
SIEGMUND
Où que je fuie, le mauvais-sort me suit; où que je sois, le mauvais-sort s'approche: de toi, femme, qu'il reste donc loin! Plus loin mes pieds! Plus loin mes yeux!
(Il s'élance vers la porte et soulève la clôture.)
SIEGLINDE, en un passionné oubli de soi-même.
Va, reste, alors! Où déjà l'infortune habite, tu n'apporteras point l'infortune![321-A]
SIEGMUND reste sur place, profondément remué, et scrute le visage de SIEGLINDE: celle-ci abaisse enfin, confuse et triste, les yeux. Silence prolongé. SIEGMUND rétrograde, s'assied et s'adosse au foyer:
Wehwalt[321-1], c'est le nom que j'ai pris, moi-même:—j'attends Hunding.
SIEGLINDE persévère, interdite, dans le silence; puis elle se lève, elle prête l'oreille, elle écoute Hunding, au dehors, conduire son cheval à l'écurie,[321-B] court alors vers la porte, et l'ouvre.
Armé d'un bouclier et d'une lance, HUNDING entre, et, dès qu'il aperçoit SIEGMUND, s'arrête au seuil.
SIEGLINDE, au grave regard dont la questionne HUNDING.
J'ai trouvé l'homme ici, brisé de fatigue, près du foyer: c'est la détresse qui l'y amenait.
HUNDING
Tu l'as secouru?
SIEGLINDE
Je l'ai désaltéré, et traité en hôte.
SIEGMUND, qui, d'un regard ferme et sûr, observe HUNDING:
Je lui dois abri et breuvage: vas-tu, pour cela, blâmer ta femme?
HUNDING
Mon foyer est sacré:—sacrée te soit ma maison! (A SIEGLINDE, en enlevant ses armes, qu'il lui passe.) Prépare le repas pour nous, les hommes!
SIEGLINDE suspend les armes au tronc du frêne, va dans l'office chercher nourriture et boisson, et prépare sur la table le repas du soir.
HUNDING scrute, d'un regard pénétrant et stupéfié, les traits de SIEGMUND, qu'il compare avec ceux de sa femme.
Quelle ressemblance avec la femme! Le même serpent luisant brille aussi dans ses yeux[322-1]. (Il dissimule son étonnement, et se tourne, d'un air dégagé, vers SIEGMUND.) C'est de loin, vrai! que tu viens; longue fut ton étape; il n'était pas à cheval, l'hôte qui se repose ici: quels sentiers furent assez mauvais pour te mettre en pareil état?
SIEGMUND
Par forêts et prés, landes et brandes, m'ont chassé la tempête et la puissante détresse: j'ignore la route que j'ai pu suivre; davantage encore, où je suis égaré: j'aurais même plaisir à l'apprendre.
HUNDING, à table, offre un siège à Siegmund.
L'hôte dont le toit te protège, dont la demeure t'abrite, se nomme Hunding: si tu tournes d'ici tes pas vers l'Occident, là, dans les riches domaines[323-1], vivent les hommes de Hunding, les défenseurs de son honneur. A présent, si mon hôte m'honore, qu'il dise son nom.
SIEGMUND, qui s'est assis à table, regarde pensivement devant soi. SIEGLINDE, elle aussi, s'est assise, à côté de HUNDING, vis-à-vis de SIEGMUND, sur lequel elle fixe les yeux avec un intérêt visible, une attentive curiosité.
HUNDING, qui tous deux les observe.
Si tu hésitais à te confier à moi, parle néanmoins, pour la femme: vois, comme elle t'interroge avec curiosité!
SIEGLINDE, franchement, d'une voix pleine d'intérêt.
J'aurais plaisir, mon hôte, à savoir qui tu es.
SIEGMUND, la regarde dans les yeux, et commence, avec gravité:
Friedmund, je ne puis m'appeler ainsi; Frohwalt, qui sait? je pourrais l'être: mais le nom qui me convient, c'est Wehwalt[323-2]: Le Loup[323-3], voilà quel fut mon père; et c'est à deux que je vins au monde: moi-même, et puis une sœur jumelle.—Mère, sœur, me furent bientôt ravies; mère, sœur, à peine les ai-je connues.—Quant au Loup, vigoureux, terrible, il eut d'innombrables ennemis. Il allait à la chasse, le vieux, avec son jeune: la chasse! un jour qu'ils en revenaient, ils trouvèrent vide la bauge des Loups; brûlé, le fier manoir, en cendres; rasé, le tronc puissant du chêne; tuée, criblée de blessures, ma mère au vaillant corps; effacée, toute trace de ma sœur: cette âpre détresse, nous la dûmes aux hordes des Neidingen[324-1]. Proscrit, le vieux fuit, avec moi; Le Loup, son jeune, de longues années, vécurent dans la forêt sauvage: plus d'une battue fut faite contre eux; mais tous deux se défendaient en Loups, courageusement. (Se tournant vers HUNDING.) Voilà ce que t'apprend un Louveteau[324-2], que plus d'un connaît bien pour un digne Louveteau!
HUNDING
Merveilleuse et sauvage est ton histoire, hôte intrépide, Wehwalt,—Le Louveteau! Il me semble bien, sur ces deux vaillants, avoir ouï jadis quelque sombre saga, encore que je n'aie connu Le Loup, ni Le Louveteau.
SIEGLINDE
Poursuis donc, étranger: où est ton père, maintenant?
SIEGMUND
Contre nous, les Neidingen organisèrent une chasse terrible: des chasseurs, beaucoup tombèrent sous les Loups; mis en déroute par leur gibier, ils fuirent à travers la forêt, s'y dispersèrent, comme la poussière. Mais j'étais séparé de mon père: j'eus beau chercher, je perdis sa trace: une peau de loup, voilà tout ce que je découvris dans la forêt: elle gisait là, vide, devant moi; quant à mon père, je ne le vis plus[325-A].—Hors des bois, un instinct me poussait; j'allai vers mes semblables, hommes, femmes: mais un ami, j'eus beau le chercher; une épouse, la solliciter,—c'est par tous que je fus méprisé, le mauvais-sort pesait sur moi. Les autres condamnaient ce qui me paraissait juste; ce que je trouvais coupable avait toute leur estime. Je me heurtai partout à des pactes; la colère m'accueillait partout; si je m'efforçais vers le bonheur, je n'éveillais que la souffrance:—c'est pourquoi Wehwalt est mon nom, puisque je n'agis que dans la souffrance.
HUNDING
La Norne[326-1] qui te donna, en partage, un si funeste sort, ne t'aimait point: l'homme dont tu t'approches comme un hôte te salue sans joie, étranger.
SIEGLINDE
Les lâches seuls craignent l'homme sans armes!—Raconte encore, mon hôte, comment, en combattant, tu perdis à la fin tes armes!
SIEGMUND, s'animant de plus en plus.
Une malheureuse enfant réclamait mon appui: les siens prétendaient la marier avec un homme qu'elle n'aimait point. Contre cette violence, j'accordai mon aide; j'attaquai les vils oppresseurs devenus mes ennemis, je les vainquis. Alors, voyant ses frères tués, la vierge embrassa leurs cadavres; la douleur chassa la fureur; gémissante, déplorant le carnage en un torrent de larmes farouches, l'infortunée cria vengeance pour la mort de ses propres frères[326-2].—Les parents et les hommes des tués se ruèrent donc; je me vis environné d'implacables ennemis. Mais du reste la vierge elle-même ne put échapper à leur rage: longtemps je la défendis de ma lance et la couvris de mon bouclier, jusqu'à ce que lance et bouclier m'eurent été brisés dans les mains. L'enfant périt: blessé, resté sans armes, je la vis mourir; elle s'abattit sur les cadavres, et la horde acharnée bondit à ma poursuite. (Avec un regard empli d'un feu douloureux, vers SIEGLINDE.) Tu m'as interrogé, femme: tu sais, à présent, pourquoi mon nom n'est point—Friedmund![327-1] (Il se lève et marche au foyer. Pâle, émue, bouleversée, SIEGLINDE regarde à terre.)[327-A].
HUNDING, très sombre.
Je sais une race farouche; pour elle, rien n'est sacré, de ce qui, pour tout autre, est sacré: odieuse à tous, elle m'est odieuse[327-2]. Appelé pour venger le sang de mes proches, j'allai, j'arrivai, mais trop tard; je rentre, et c'est pour trouver, dans ma propre maison, les traces du misérable en fuite!—Soit, Louveteau[327-3], ma maison t'abrite, pour aujourd'hui; pour cette nuit, je t'accorde asile. Mais demain[328-1], sois armé, sois bien armé, défends-toi bien; c'est au grand jour que je t'attaquerai: c'est sur toi que je vengerai nos morts[328-2]. (A SIEGLINDE, qui, avec une attitude inquiète, s'est placée entre les deux hommes.) Hors la salle! Ne rôde pas ici! Prépare-moi la boisson du soir, mets-toi au lit et attends-moi!
SIEGLINDE, toute pensive, prend sur la table une corne, va vers une armoire, y prend des épices, et se dirige vers la chambre à gauche. Parvenue à la plus haute marche, au seuil de la porte, elle se retourne encore. SIEGMUND, qui ne la quitte point des yeux, est debout près du foyer, tranquille en apparence, en proie à une fureur contenue: elle attache sur lui un long regard, tout plein d'un désir passionné, et dont elle lui indique enfin, avec une insistance significative, un endroit, sur le tronc du frêne[328-A]. HUNDING, remarquant qu'elle s'attarde, d'un geste impératif la chasse: elle rentre alors et disparaît, avec la lanterne et la corne.
HUNDING prend ses armes à l'arbre.
C'est avec des armes, que l'homme se préserve.—Toi, Louveteau, demain, je t'attaquerai: ma parole, tu l'as entendue,—garde-toi bien!
(Il rentre, avec ses armes, dans la chambre, à son tour.)
SIEGMUND, seul.
La nuit est tombée tout à fait; la salle n'est plus éclairée que par un feu languissant, dans l'âtre. SIEGMUND se laisse tomber sur sa couche, près du feu, et médite longuement, en silence, avec une grande agitation.[329-A]
Au faîte de la détresse, je dois trouver un Glaive: voilà ce que m'a promis mon père.—Je suis sans armes, tombé sous le toit d'un ennemi: l'hospitalité même lui assure sa vengeance:—mais j'ai pu voir une femme divine; mon cœur brûle de trouble et d'extase:—c'est vers elle désormais qu'un désir fou m'attire, une déchirante langueur, un suave enchantement; et c'est elle que courbe à son joug l'homme qui raille ma main désarmée!—Wälse! Wälse! Où est ton Glaive? le fort Glaive que dans la tourmente je puisse brandir, puisque le secret de mon cœur furieux se précipite hors de ma poitrine![329-B] (Le feu s'écroule; une lueur éclate, jaillie au brasier qui pétille, à la place qu'avait désignée, sur le tronc du frêne, le regard de SIEGLINDE, et où l'on distingue, plus nettement, faire saillie la poignée d'un Glaive.) Mais dans la pénombre, là-bas, cette clarté plus nette, quelle est-elle? quel rayon sort du tronc du frêne? Ma prunelle aveuglée, quel éclair l'illumine? De quel éblouissement sublime flamboie mon cœur! Est-ce le regard laissé derrière elle, ce regard de fleur, fixé là par elle, en sortant? (A partir de ce moment, le feu, par degrés, s'éteint dans l'âtre.) Les ténèbres couvraient mes yeux; c'est alors que, d'un radieux regard, elle m'effleura. Ce fut la chaleur, ce fut le jour, ce fut la lumière du soleil m'inondant d'un vertige de joie, illuminant mon front d'un prestige enchanteur, jusqu'à ce qu'il eut,—en même temps qu'elle,—disparu, par delà les cimes. Une fois encore,—elle me quittait,—son éclat du soir me toucha; lui-même, le tronc du frêne antique resplendit, d'un flamboiement d'or: dès lors la fleur se fane, la lumière agonise, les ténèbres couvrent mes yeux; seulement, au fond de mon cœur comme par delà les cimes, sans lumière, la flamme couve encore.
(Le feu s'est tout à fait éteint; nuit complète.—La chambre latérale s'ouvre avec précaution; toute vêtue de blanc, SIEGLINDE en sort, et se dirige droit vers SIEGMUND.)
SIEGLINDE
Dors-tu, mon hôte?
SIEGMUND, surpris et joyeux, se lève.
Qui donc s'approche?
SIEGLINDE, avec hâte et mystère.
C'est moi: écoute!—Hunding dort, d'un sommeil profond; j'ai, dans son breuvage, mis un narcotique. Que cette nuit serve à ton salut!
SIEGMUND, l'interrompant, avec chaleur.
Le salut pour moi, c'est de te voir!
SIEGLINDE[330-A]
Laisse-moi te montrer une arme—ô si tu la gagnais! Le plus auguste des héros, ainsi devrais-je te nommer alors; c'est Au-Plus-Fort seul qu'elle fut destinée. O sois attentif, à ce que je te révèle!—Les hommes, la tourbe des parents, priés par Hunding à ses noces, étaient assis, dans cette salle même; il prenait pour épouse une femme que, malgré elle, des scélérats lui ont livrée. Tandis qu'eux buvaient, j'étais assise, triste; un étranger alors entra, un Vieillard[331-1], sous des vêtements gris; son chapeau pendait bas, lui cachait l'un des yeux: mais les éclairs de l'autre alarmèrent tous les hommes, troublés par leur puissante menace: en moi seule, cet œil éveilla comme une douceur mélancolique, de la tristesse et du désir, larmes et soulas tout ensemble. D'un regard foudroyant pour les autres, il me montrait un Glaive que ses mains brandissaient; il l'enfonça au tronc du frêne, jusqu'à la garde:—le Glaive devait appartenir à celui qui l'en arracherait. Les hommes firent de vaillants efforts, tous: nul ne conquit l'arme. Des hôtes sont venus, des hôtes partis, les plus forts ont tenté l'épreuve, le fer n'a pas bougé d'un pouce: le Glaive adhère à l'arbre, et se tait.—Alors je sus quel il était, celui qui m'avait saluée dans l'excès même de ma douleur: je sais encore auquel des hommes, auquel seul, il destine le Glaive. O si je le trouvais aujourd'hui, l'Ami, et ici même; s'il pouvait arriver, d'au loin, vers la plus malheureuse des femmes: tout ce que j'ai pu souffrir en une farouche douleur, tout ce qui jamais m'a torturée dans le déshonneur et dans la honte, la plus douce des vengeances me payerait enfin tout! J'aurais regagné ce que jamais j'ai perdu, j'aurais reconquis ce que jamais j'ai pleuré,—si je le trouvais, l'Ami sacré, si j'étreignais enfin dans mes bras le Héros!
SIEGMUND l'enlace avec une ardeur passionnée.
O douce femme, il te tient, l'Ami, auquel reviennent l'Arme et l'Épouse! O généreuse, il brûle ardemment ma poitrine, le serment qui nous fait époux! Ce que toujours rêva mon désir, c'est en toi que je l'ai contemplé; c'est en toi, que j'ai trouvé ce qui toujours m'a manqué! Si tu as enduré la honte, et si la douleur m'a navré; si je fus, moi, méprisé, et toi, déshonorée, la joyeuse vengeance crie, maintenant, vers notre propre joie! Debout, dans l'allégresse d'une volupté sacrée, je te tiens, je t'étreins, ô bien-aimée, je sens ton cœur divin qui bat!
SIEGLINDE, soudain, tressaille de frayeur, et se dégage.
Ha! qui est sorti? qui est venu?
(La porte du fond s'est ouverte; elle demeure béante, largement: dehors, magnifique nuit de printemps; la pleine lune, y resplendissant, projette son éclatante lumière sur le couple, qui peut ainsi s'apercevoir en toute netteté.)
SIEGMUND, en une suave extase.[333-A]
Nul n'est sorti,—quelqu'un est venu: vois le Renouveau sourire ici! (Il l'attire à soi, sur la couche, avec une tendre violence.) Les tourmentes hivernales reculent devant l'avril, le Printemps brille d'un doux éclat. Dans la tiédeur des brises, suavement, voluptueusement, c'est lui qui flotte, vibre et murmure, lui qui multiplie les merveilles; sur les bois et la plaine, c'est son haleine qui vente, c'est son œil large ouvert qui rit; dans la voix des oiseaux joyeux, c'est sa joyeuse voix qui gazouille; ces parfums captivants, c'est lui qui les prodigue; dans ces fleurs délicieuses, c'est sa sève qui circule; dans les germes, c'est sa vigueur; dans les bourgeons, c'est sa vigueur! Sans armes que sa grâce et sa tendresse, il dompte le monde; les tourmentes hivernales reculent, devant sa toute-puissante attaque: sans doute, c'est son vaillant assaut qui fit céder cette porte, aussi; rude, revêche, arrogante, elle nous séparait de lui; mais il s'est rué vers sa sœur[333-1], car l'Amour attirait le Printemps, l'Amour, cachée au fond de nos âmes, l'Amour, dont la béatitude rit désormais à la lumière! Sa sœur, le Printemps l'a faite libre; il a brisé l'obstacle qui l'en séparait; avec des cris de joie folle ils se saluent tous deux: l'Amour et le Printemps se sont rejoints!
SIEGLINDE
C'est toi le Printemps, où j'aspirais, durant les siècles froids de l'hiver; mon cœur t'a salué d'un auguste frisson, dès l'instant où pour moi ton regard a fleuri.—Dès lors, tout ce qui n'était pas toi me fut étranger, indifférent; tout le passé, je l'avais oublié: avait-il existé, seulement? Mais toi, je t'avais toujours connu; toi, je te reconnus dans hésiter: je t'aperçus, et tu fus moi-même; ce que je recélais en moi, ce que je suis, tout m'apparut, clair comme le jour; une fanfare d'allégresse chantait à mes oreilles: j'avais, dans les déserts glacials de mon exil, un Ami, pour la première fois.
(Elle se pend, ravie, à son cou, et, de tout près, contemple son visage.)
SIEGMUND
O douceur! O joie! Bien-Aimée!
SIEGLINDE, les yeux dans ses yeux.
Laisse-moi, de tout près, m'incliner vers toi, contempler la lumière sacrée dont rayonnent tes yeux, ton visage, et qui dompte si doucement mes sens!
SIEGMUND
La lune printanière t'illumine; baignée dans ses rayons, tu brilles d'une grâce divine! Comment ne me serais-je pas pris au piège?—mon regard s'en repaît, avec délices.
SIEGLINDE lui écarte du front les cheveux, et le considère avec admiration.
Comme ton front s'élève, découvert et franc! Comme tes veines, sur la tempe, entrelacent leurs rameaux! La joie qui m'enchante, j'en ai peur! Est-ce un miracle? est-ce un souvenir? Aujourd'hui je t'ai vu pour la première fois, et pourtant mes yeux t'avaient vu déjà![335-1]
SIEGMUND
Dans un rêve d'amour, je me souviens aussi, dans l'ardeur du désir je t'avais vue déjà!
SIEGLINDE
Mirée dans l'eau, j'ai connu mon image,—et c'est elle qu'à présent je retrouve: c'est, telle qu'elle vint vers moi, jadis, du fond des eaux, mon image, que je retrouve en toi![335-2]
SIEGMUND
Ton image, que je portais cachée au fond de moi-même.
SIEGLINDE, détournant tout à coup les yeux.
O silence! laisse-moi rêver à ta voix:—son timbre, tout enfant, je crois l'avoir entendu... mais non! ce fut l'autre jour, lorsque l'écho des bois répercutait ma propre voix.
SIEGMUND
O la plus délicieuse des voix!
SIEGLINDE, le regardant de nouveau, tout à coup, dans les yeux.
La splendeur de tes yeux, je l'ai vue briller déjà:—c'est bien là le regard du Vieillard, lorsqu'il me salua, lorsqu'il consola ma tristesse. C'est à cet intrépide regard que je le reconnus[335-3], moi, son enfant, et j'allais, déjà, le nommer par son nom... (Elle s'interrompt, et puis continue à mi-voix.) C'est bien Wehwalt[336-1], que tu t'appelles?
SIEGMUND
Ce n'est plus ainsi, depuis que tu m'aimes: si j'agis, désormais, c'est dans la plus sainte joie!
SIEGLINDE
Et Friedmund[336-2], en ta joie tu ne peux te nommer Friedmund?
SIEGMUND
Appelle-moi du nom que tu préfères pour moi: mon nom, que je le reçoive de toi!
SIEGLINDE
Mais ton père, s'appelait-il Le Loup?
SIEGMUND
Certes, un Loup pour les renards couards! Mais celui dont l'œil rayonnait aussi superbe, ô Bien-Aimée, que tes propres prunelles sacrées, celui-là, Wälse était son nom.
SIEGLINDE, hors de soi.
Si ton père, ce fut Wälse, si tu es un Wälsung[336-3], c'est pour toi[337-1] qu'il poussa son Glaive au tronc du frêne, et laisse-moi t'appeler, comme je t'aime: Siegmund[337-2],—ainsi je te nomme.
SIEGMUND s'élance vers le tronc, et saisit la poignée du Glaive.
Siegmund je m'appelle, et Siegmund je suis: qu'il le prouve, ce Glaive que je tiens sans crainte! Wälse m'avait promis qu'au faîte de la détresse, je le trouverais: je le saisis enfin! La détresse, la suprême détresse de la tendresse la plus sacrée, la détresse[337-3], la mortelle détresse de l'Amour qui souffre et désire, me brûle clairement dans la poitrine, me rue vers la mort ou vers l'acte: Nothung![337-4] Nothung! ô Glaive, c'est ainsi que je te nomme—Nothung! Nothung! enviable fer! Montre ta dent tranchante: sors du fourreau, pour moi! (Avec une force irrésistible, il arrache le Glaive hors du tronc, et le montre à Sieglinde, interdite et ravie.)[338-A] C'est Siegmund, le Wälsung, que tu vois, ô femme! Pour don-des-fiançailles, il te présente ce Glaive: c'est ainsi qu'il conquiert la plus divine des femmes; c'est ainsi qu'il l'arrache à la maison ennemie. Loin d'ici, suis-le désormais, bien loin, dans la maison riante du Renouveau: Nothung le Glaive t'y protégera, si, par amour pour toi, Siegmund a succombé! (Il l'enlace et veut l'entraîner.)
SIEGLINDE, enivrée de joie.
Si tu es Siegmund, toi que je vois,—si je suis Sieglinde, moi qui te désire, c'est ta sœur, c'est ta propre sœur qu'avec le Glaive tu as conquise!
SIEGMUND
Ma sœur, ma fiancée aussi! Que par nous donc fleurisse le sang des Wälsungen! (Il l'attire, avec une passion furieuse, sur sa poitrine: Sieglinde s'y jette avec un cri[338-1].—Le rideau tombe rapidement.)
ACTE DEUXIÈME[340-A]
SAUVAGES MONTAGNES ROCHEUSES
Au fond s'ouvre une gorge qui monte: elle débouche en plate-forme sur une crête de rocs, à partir de laquelle le sol s'abaisse en pente vers l'avant-scène.
WOTAN, armé en guerre, avec la Lance au poing: devant lui BRÜNNHILDE, en WALKÜRE, également armée de pied en cap.
WOTAN
Va brider ton cheval, vierge cavalière! Une brûlante querelle s'allumera bientôt: que Brünnhilde se rue au combat, qu'elle livre au Wälsung la victoire! Pour Hunding, le choisisse à qui il appartient[340-1]: dans Walhall, je n'ai que faire de lui. A cheval donc, et droit au combat![340-2]
BRÜNNHILDE, bondissant de roc en roc, escalade à droite avec des cris de joie.
Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!—Haheï! Haheï! Heyaho! (Elle fait halte au haut d'une pointe de rocher, plonge un regard dans la gorge au fond, et, se retournant, crie à WOTAN.) Crois-moi, Père, toi-même, prépare-toi! tu vas subir un rude assaut: c'est Fricka qui approche, ta femme, dans son char, avec son attelage de béliers[341-1]. Heï! comme elle brandit son fouet d'or! les pauvres bêtes gémissent d'angoisse; les roues rendent un fracas sauvage: sa rage court vers quelque querelle! Soutenir semblable attaque, certes, m'agréerait peu, j'y préfère les combats des braves[341-2]: vois donc à faire tête à l'assaut; moi, je t'abandonne, joyeuse, à ton sort!—Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!—Haheï! Haheï! Hoïoheï!
(Elle a disparu derrière le sommet, tandis que, surgissant du défilé, FRICKA, sur un char attelé de deux béliers, parvient jusque sur la plate-forme, y met rapidement pied à terre, et marche, en gagnant l'avant-scène, avec colère, droit à Wotan.)
WOTAN, la regardant venir.
L'éternel assaut! L'éternel souci! Mais je tiendrai bon[342-A].
FRICKA
Dans ces monts où, pour échapper aux regards de ton épouse, tu te caches, je viens te chercher, pour que tu me promettes assistance.
WOTAN
Que Fricka, librement, dise ce dont elle s'afflige.
FRICKA
J'ai su la détresse de Hunding, il m'a invoquée, réclamant vengeance: la Gardienne de l'Hymen l'a écouté, lui a promis d'impitoyablement châtier le crime du couple sans pudeur qui fit cette injure à l'époux...
WOTAN
Qu'a-t-il commis de si mal, ce couple? Ils s'aimaient: le Printemps les unit; les prestiges de l'Amour les avaient enivrés: qui puis-je punir d'avoir cédé à la toute-puissance de l'Amour?
FRICKA
Tu te feins bien naïf et bien sourd, comme si tu ne savais pas, vraiment, de quoi je les accuse! C'est d'avoir violé sans pudeur les serments sacrés du mariage![343-1]
WOTAN
Sacrés? Tels ne sont point, pour moi, des serments jurés sans amour; et n'exige pas de moi, véritablement, que je maintienne par contrainte ce qui ne te touche en rien: car là où des forces, hardiment, s'opposent, je les pousse, moi, franchement, au combat.
FRICKA
Si la violation du mariage est chose honorable à tes yeux, va donc plus loin dans tes bravades, proclame sacré l'inceste s'épanouissant; sacrée, l'alliance de deux jumeaux! Mon cœur frémit d'horreur, mon esprit a le vertige: le frère, nuptialement, étreindre sa sœur! Quand vit-on frère et sœur s'aimer d'amour charnel? Mais quand?
WOTAN
Quand? Mais aujourd'hui, tu l'as vu: apprends par là qu'il est des faits qui, pour n'avoir jamais eu lieu, n'en éclatent pas moins tout spontanément. Ceux-là s'aiment, tu ne peux pas le nier: suis donc un conseil raisonnable! Bénis, si ta bénédiction doit être payée d'une douce joie, bénis, souriant à l'Amour, l'hymen de Siegmund et Sieglinde!
FRICKA, dont la fureur éclate, poussée à bout.
Ainsi, depuis que Wälse a des jeunes, c'en est fait des Dieux éternels? Voilà ce que je me disais,—j'avais donc deviné juste? Parenté, consanguinité, peu t'importent ces liens sacrés; tout ce que tu vénérais autrefois, tu le rejettes; les nœuds que toi-même avais serrés, tu veux les rompre; tu violes par jeu les lois du ciel, pour que ce couple révolté, pour que ces jumeaux criminels, pour que ces enfants de l'adultère puissent n'avoir de frein que leur plaisir, et de règle que leur caprice?... Mais à quoi bon parler du mariage, des serments, à celui qui les a trahis? Car l'épouse trop fidèle, tu l'as trompée sans cesse! Pas une caverne, pas une cime, où la lubricité n'ait allumé tes yeux, comme si l'adultère[344-1] seul t'offrait des jouissances, comme si tu t'acharnais à mortifier mon cœur! N'importe! je souffrais en silence, je te laissais courir les batailles avec tes haïssables filles, bâtardes d'un amour barbare; c'est qu'alors même, en moi tu ménageais l'épouse, assez pour imposer à la horde de tes Walküres, voire à la favorite de ton âme, à Brünnhilde, le respect dû à leur souveraine[345-1]. Mais depuis que sous des noms nouveaux, il t'a plu, déguisé en Wälse, de courir par les bois à la manière des loups; à présent que tu t'es ravalé jusqu'à l'ignominie suprême de procréer un couple humain, tu jettes, à la ventrée de la Louve, ton épouse à fouler aux pattes!—Achève donc, va, comble la mesure: fais-leur écraser ta victime!
WOTAN, tranquillement.
Toutes mes explications seraient vaines: elles ne t'apprendraient rien de mon but, et tu n'y saurais rien comprendre avant sa réalisation. Tes facultés n'embrassent, des choses, que leurs habituels rapports, tandis que ma raison cherche un ordre inconnu![346-1] Un seul mot! j'ai besoin d'un Héros qui, sans la protection divine, s'affranchisse de la loi divine: à cette seule condition pourra-t-il accomplir un exploit nécessaire aux Dieux, mais impossible à chacun d'eux.
FRICKA
Avec tes airs profonds, tu veux m'en imposer! Des héros? Quoi de sublime pourraient-ils accomplir qui fût impossible à leurs Dieux,—à leurs Dieux, dont la faveur seule agit en eux?
WOTAN
Leur courage personnel, tu n'y as pas égard.
FRICKA
Qui les enhardit de la sorte,—des hommes? N'est-ce donc plus grâce à toi que les regards des plus débiles flamboient d'audace? N'es-tu plus le principe de toute force? L'élan des ambitieux, qui l'aiguillonne? toi seul![347-1]—Par des finesses nouvelles, tu cherches à me leurrer; par de nouveaux détours, tu voudrais m'échapper! mais, avec ton Wälsung, tu n'auras pas cette chance: il ne doit sa bravoure qu'à toi, c'est toi seul que je retrouve en lui[347-2].
WOTAN
C'est lui-même, c'est dans la douleur la plus sauvage qu'il s'est grandi: pas une fois je ne lui vins en aide.
FRICKA
Ne l'aide donc pas aujourd'hui non plus; prends-lui le Glaive dont tu lui fis don!
WOTAN
Le Glaive?
FRICKA
Certainement, le Glaive, le Glaive magique, rapide et fort, que toi, le Dieu, donnas à ton fils[347-3].
WOTAN
Siegmund se l'est conquis lui-même, dans la détresse.
FRICKA
C'est à toi, qu'il dut cette détresse, comme il te doit l'enviable Glaive: crois-tu donc pouvoir m'abuser? Jour et nuit, ne t'ai-je pas suivi de près? C'est pour lui, c'est toi-même qui fichas le Glaive au cœur du frêne: et tu lui as promis, toi-même, l'arme divine; et c'est toi-même encore, à force d'artifices, qui l'as guidé vers l'arbre[348-1] où tu l'avais fichée: nieras-tu cela? (WOTAN fait un geste de rage.) Contre un esclave, quel noble s'abaisse à combattre? Homme libre, il se contente de châtier l'offenseur: contre toi, j'aurais pu lutter sans déchéance; mais à mes yeux Siegmund est vil, comme un valet. (WOTAN se détourne avec découragement.) Il t'appartient, il est ta chose! Est-ce à ta compagne éternelle de s'humilier devant ta chose? Est-ce à moi d'essuyer l'outrage des plus abjects, fable du téméraire, et risée des âmes libres? Mon époux ne le souffrira pas, il n'avilira pas ainsi la déesse que je suis encore!
WOTAN, sombre.
Que réclames-tu?
FRICKA
Le Wälsung! abandonne le Wälsung!
WOTAN, d'une voix sourde.
Qu'il passe son chemin.
FRICKA
Mais toi—tu ne le protégeras pas, si le vengeur l'appelle au combat.
WOTAN
Personnellement—je ne le protégerai pas.
FRICKA
Regarde-moi face à face, ne médite pas une fraude! Écarte aussi de lui la Walküre!
WOTAN
Que la Walküre agisse librement.
FRICKA
Nenni! Ta Volonté, c'est elle et nulle autre qui l'exécute: défends-lui d'accorder la victoire[349-1] à Siegmund!
WOTAN, en proie à une violente lutte intérieure.
Je ne puis l'abattre: il a trouvé mon Glaive!
FRICKA
Ote au Glaive sa vertu, brise-le aux mains de l'esclave; que son adversaire le voie sans appui! (Sur la hauteur, BRÜNNHILDE entonne la joyeuse clameur des Walküres, à laquelle FRICKA prête l'oreille; bientôt BRÜNNHILDE elle-même paraît, avec son cheval, sur le sentier de droite.) Voici ton intrépide enfant: c'est son cri de joie; elle arrive au galop par là.
WOTAN, d'une voix éteinte, à part.
C'est moi qui l'ai mandée, à cheval, et pour Siegmund!
FRICKA
Qu'aujourd'hui, sous son bouclier, s'abrite l'inviolable honneur de ton épouse! Raillés des hommes[349-2], déchus de leur majesté suprême, les Dieux iraient droit à leur perte, si d'une définitive, d'une éclatante manière, la vierge guerrière, aujourd'hui, ne vengeait enfin mon bon droit!—Mon honneur le réclame: le Wälsung doit périr!—Wotan m'en donne-t-il sa parole?
WOTAN, se laissant tomber, assis, sur un rocher, en proie à une douleur, à une fureur affreuses.
Reçois-en ma parole![350-A]
(BRÜNNHILDE, au moment où, d'en haut, elle avait aperçu FRICKA, s'était interrompue de chanter; en silence et lentement, elle a fait à son cheval, en le menant par la bride, descendre le sentier rocheux jusqu'à une grotte, où elle le met: à cet instant FRICKA, regagnant son char, passe auprès d'elle.)
FRICKA, à BRÜNNHILDE.
Heervater[350-1] t'attend: va savoir, de lui, comme il a décidé du sort!
(Elle monte sur son char et part rapidement.)
BRÜNNHILDE, avec un air de surprise et d'inquiétude, vient se placer en face de WOTAN, qui, assis sur le roc auquel il s'adosse, la tête appuyée sur la main, s'absorbe en une sombre rêverie.
Funeste, j'en ai peur, est l'issue du débat, puisque Fricka riait au sort!—Père, qu'est-ce que doit apprendre ton enfant? Tu sembles troublé, toi, et triste!
WOTAN laisse retomber les bras et baisse la tête, avec une mimique d'impuissance.
Dans mes propres liens, je me suis pris: de tous les êtres, moi, le moins libre![351-1]
BRÜNNHILDE
Mais je ne t'ai jamais vu ainsi! Quoi te ronge le cœur?
WOTAN, levant les bras, dans une explosion de fureur sauvage.
Ignominie céleste! Irréparable opprobre! Détresse[351-2] des Dieux! Détresse des Dieux! Rage sans issue! Douleur sans terme! Je suis le plus malheureux des êtres!
BRÜNNHILDE jette, terrifiée, bouclier, lance et heaume loin d'elle, et se laisse tomber aux pieds de WOTAN, avec une familiarité tendre et pleine de sollicitude.
Père! Père! Dis-moi, qu'as-tu? Comme tu m'inquiètes! Comme tu terrifies ton enfant! Confie-moi, dis! je te suis fidèle: vois, c'est Brünnhilde qui t'en prie!
(Sur les genoux, sur le sein de WOTAN, elle pose, tendre et craintive, la tête et les mains.)
WOTAN, longuement, la regarde dans les yeux, tout en caressant sa chevelure; enfin, comme s'il revenait à soi d'une profonde préoccupation, il commence, mais à voix très basse.
Le dire! ne briserai-je pas ainsi l'attache qui tient ma Volonté?
BRÜNNHILDE, de même, à voix très basse.
C'est à la Volonté de Wotan que tu parles, en me disant quoi tu veux: qui suis-je, mais qui, sinon ta Volonté?
WOTAN
Qu'à jamais reste irrévélé ce secret, que je ne veux dire à personne: je te parle, mais c'est devant moi-même que je médite, devant moi seul. (D'une voix plus sourde encore et plus sinistre, les yeux fixés sur ceux de BRÜNNHILDE.) Lorsque l'attrait du jeune Amour se fut un peu fané pour moi, mon âme convoita la Puissance: dans l'impétueuse fougue d'une ambition farouche, je sus conquérir l'univers. J'asservis à des lois toutes les puissances du mal: seul, l'artificieux Loge, sous la forme d'une flamme errante, sut m'égarer, et m'échappa.—Mais je ne pus renoncer à l'Amour: dans l'omnipotence même, j'aspirais à l'Amour. Un fils des ténèbres a su, lui, s'affranchir de ce suprême lien: l'Amour, c'est un débile Nibelung, c'est Alberich qui l'a maudit, conquérant, par cet anathème, avec l'Or éclatant du Rhin, une puissance incommensurable. L'Anneau qu'il s'en était forgé, je le lui arrachai, par la ruse: mais je ne le rendis pas au Fleuve; j'en payai les créneaux de Walhall, du Burg bâti par les Géants, grâce auquel je domine le Monde. Celle à qui du passé rien n'est obscur[352-1], Erda, l'auguste, la savante Wala, m'avait fait rejeter cet Anneau, non sans me prophétiser une ruine définitive. J'en voulais savoir davantage; mais, sans répondre à mes questions, la sibylle avait disparu. J'en perdis toute sérénité; savoir! rongé du besoin de savoir, le Dieu bondit du ciel jusqu'aux entrailles du Monde. Charmée par un philtre d'amour, troublée dans l'orgueil de sa science, la Wala me répondit enfin[352-2]. Je l'avais connue; et c'est ainsi que vous eûtes pour mère[353-1], toi, Brünnhilde, avec tes huit sœurs[353-2], la plus savante sibylle du monde. Je vous élevai moi-même, dans l'espoir de détourner, grâce aux Walküres, les dangers que la Wala m'avait donnés à craindre—la chute ignominieuse des Dieux. Pour qu'à l'heure de la lutte l'ennemi nous trouvât forts, je vous chargeai de souffler l'héroïsme au cœur de nos anciens esclaves, au cœur de cette Humanité réduite, par notre despotisme, à courber passivement la tête sous des conventions fallacieuses. Nous avions éteint leur bravoure: votre tâche fut de la rallumer, de la diriger vers les batailles, de la soutenir dans les mêlées, d'exalter leur vigueur par la rudesse des guerres, pour que je pusse réunir, dans le palais du Walhall[353-3], d'intrépides multitudes armées[353-4].
BRÜNNHILDE
Ton palais, nous l'avons peuplé, sans nous lasser; moi-même, combien déjà t'ai-je amené de Héros![354-1] Notre zèle est toujours le même; quoi donc peut t'inquiéter encore?
WOTAN
C'est autre chose; écoute-moi bien: voici ce que me prédit la Wala!—C'est par les hordes d'Alberich que nous sommes en danger de périr: fou de rage, ivre de haine, le Nibelung veut se venger; pour l'instant, je ne crains guère ses ténébreuse légions:—nos Héros m'assurent la victoire. Mais l'Anneau! si jamais il recouvrait l'Anneau, dès lors Walhall serait perdu: seul, celui qui renia l'Amour peut, pour assouvir sa fureur, faire servir les Runes de la Bague à la définitive humiliation des Dieux. Il m'aliénerait l'âme de mes propres Héros, contraindrait leur bravoure à se rallier à sa cause, et m'attaquerait avec ces forces. J'ai donc songé, dans mon angoisse, à ravir, en même temps que l'Anneau, tout espoir à notre adversaire. L'un des Géants auxquels, jadis, j'ai payé leur travail avec cet Or maudit, garde le Trésor: c'est Fafner, qui l'acquit par un fratricide. Comment lui arracher une Bague qu'il a reçue de moi-même, en salaire, conformément à notre pacte? Frapper Fafner m'est interdit: mon courage, ma puissance échoueraient contre lui. Tels sont les liens qui me paralysent: maître du Monde grâce aux Traités, me voici l'esclave des Traités[355-1]. Un seul peut ce qui m'est impossible[355-A]: un Héros que mes préférences mêmes ne me pousseraient jamais à soutenir; qui, étranger au Dieu, affranchi de sa faveur, réaliserait inconsciemment, sans en avoir reçu mission, par le fait de sa détresse propre, et à l'aide de ses propres armes, l'objet de mon exclusif Désir, cet exploit que le devoir m'interdit, non seulement d'accomplir, mais de suggérer jamais.—Comment découvrirais-je cet ami, cet ennemi, capable de lutter, pour moi, contre ma divinité même? Comment créerais-je un être libre, qui, jamais approuvé par moi, mériterait mon amour par son insoumission? Quel autre enfin, sans être moi, réalisera, spontanément, l'objet de mon exclusif Désir?—Ignominie divine! Déshonorante détresse! Dégoût de ne retrouver que moi-même, éternellement, dans tout ce que je crée! Autre chose, voilà ce que je recherche, autre chose que moi: c'est en vain! Car l'être indépendant doit se créer lui-même:—je ne sais me pétrir que des valets!
BRÜNNHILDE
Mais le fils de Wälse? mais Siegmund? N'est-il donc pas le fils de ses œuvres?
WOTAN
A la façon des bêtes sauvages, avec lui j'errai par les bois; contre les lois faites par les Dieux, j'exaltai sa témérité; et seul, de la vengeance des Dieux, le préserve le Glaive dont un Dieu l'a pourvu.—Par quelles subtilités crus-je m'abuser moi-même? Si facilement Fricka m'enleva toute illusion! Comme elle m'a pénétré, humilié, confondu! Tout me contraint de céder à ses vœux!
BRÜNNHILDE
Alors, c'est à Siegmund que tu refuses la victoire?
WOTAN, dont la fureur éclate en une explosion de désespoir.
J'ai touché l'Anneau d'Alberich! J'en ai manié l'Or en avare! L'Anathème que j'ai voulu fuir ne me fuira plus, lui, plus jamais! Je dois abandonner qui j'aime, égorger qui j'aime, le trahir, mentir à la parole en laquelle il a foi! Adieu donc, gloire du rang suprême, éblouissante ignominie de la magnificence divine! Mon édifice, puisse-t-il crouler! Mon œuvre, je la répudie! Et je ne désire plus rien sinon la fin!—la fin! (Il s'interrompt d'un air pensif). Et, la fin, Alberich s'en charge!—C'est maintenant qu'éclate l'affreux sens de l'oracle de la Wala: «Lorsque l'ennemi noir de l'Amour se procrée, dans sa haine, un fils, la fin des Bienheureux, dès lors, ne tarde pas!»—N'ai-je pas appris, tout récemment, l'histoire d'une femme séduite, grâce à son Or, par le Nibelung, et possédée par l'avorton? Oui, dans les flancs d'une femme mûrit, engendré par la haine, par l'efficace vertu de la haine, le fruit de l'odieux accouplement. Oui, celui qui renia l'Amour aura pu perpétrer ce miracle, quand moi, que l'Amour seul rendit père, j'aurai vainement tenté d'affranchir mon enfant! (D'une voix farouche.) Soit, je te bénis, fils du Nibelung! Plein, pour elle, d'un profond dégoût, je te lègue cette vaine splendeur de la divinité: tu peux en rassasier ton insatiable haine!
BRÜNNHILDE, épouvantée.
Oh! dis, parle! que doit faire ton enfant?
WOTAN, amer.
Pieusement, combattre pour Fricka, protéger pour elle le mariage; pour elle, protéger les serments! Son choix, tel est aussi mon choix. Ma propre Volonté, de quoi me servirait-elle? Je ne puis pas vouloir un homme libre!—Toi donc, va désormais combattre en faveur des valets de Fricka!
BRÜNNHILDE
Malheur! Rétracte, avec repentir, ta parole! Tu aimes Siegmund: je le sais, c'est pour l'amour de toi, que je dois protéger le fils de Wälse.
WOTAN
C'est Siegmund que tu dois abattre, c'est pour Hunding que tu dois vaincre! Prends bien garde à toi, tiens-toi ferme, fais appel à toute ta bravoure pour ce combat: c'est un Glaive-de-Victoire qu'y brandira Siegmund; il succombera difficilement sous toi, si ta main tremble.
BRÜNNHILDE
Celui que toi-même, toujours, tu m'appris à chérir, dont la vertu sublime est précieuse à ton cœur,—contre lui, jamais ta parole ne saura me contraindre d'agir.
WOTAN
Téméraire! c'est toi qui m'outrages! Qu'es-tu, sinon l'exécutrice, l'aveugle exécutrice du choix de ma Volonté?—En délibérant avec toi, me suis-je donc, assez bas, ravalé, pour devenir le jouet de ma propre créature? Sais-tu ce qu'est ma colère, enfant? Tremble, si jamais les éclairs en tombaient sur toi pour te foudroyer! Dans mon cœur, je cache la fureur qui, dans le chaos et l'horreur, jette un monde souriant jadis à mon Désir: malheur, à celui-là qu'elle frappe! je changerais sa bravade en deuil! Crois-moi donc, ne m'exaspère pas; exécute mes ordres:—que Siegmund succombe!—Et que ce soit l'œuvre de la Walküre.
(Précipitamment il s'éloigne, et disparaît bientôt, à gauche, dans la montagne.)[358-1]
BRÜNNHILDE reste debout, longtemps, frappée de stupeur et d'effroi.
Je n'ai jamais, en un tel état, vu Siegvater[358-2], quelque querelle qui l'eût exaspéré. (Elle se baisse toute triste et ramasse ses armes, dont elle se revêt). Combien lourdes me pèsent ces armes! Quand je combattais à mon désir, combien elles me semblaient légères! C'est vers un meurtre détesté que je traîne aujourd'hui mon angoisse! (Elle réfléchit, puis elle soupire.) Mon bien-aimé Wälsung, hélas! Dans l'excès de la douleur, ta Fidèle est réduite à t'être infidèle, en t'abandonnant! (Elle fait volte-face vers le fond, et y aperçoit SIEGMUND et SIEGLINDE, comme ils parviennent au haut de la gorge; elle les regarde un moment tandis qu'ils approchent, puis gagne la grotte où est son cheval, et y disparaît pour le spectateur.)
Arrive SIEGLINDE avec SIEGMUND. Précipitamment elle marche en avant; il s'efforce de la retenir.
SIEGMUND
Arrête-toi, ici: prends quelque repos!
SIEGLINDE
Plus loin! Plus loin!
SIEGMUND l'enlace avec une douce violence.
Non, pas plus loin! Tu te reposeras, ma Bien-Aimée!—A l'extase de la volupté tu t'es arrachée brusquement; avec une précipitation soudaine, tu t'es mise à fuir devant toi; en cette course sauvage, à peine pouvais-je te suivre: par les bois, par la plaine, sur les rocs, sur les pierres, farouche, muette, tu bondissais; pas un cri n'a pu t'arrêter. (Elle regarde devant soi, au loin, fixement, et d'un air sauvage.) Repose-toi maintenant! parle-moi! Parle! ton silence me torture! Vois, c'est ton frère qui tient sa femme: c'est Siegmund qui est avec toi! (Il l'a menée, insensiblement, vers le roc où Wotan s'assit.)
SIEGLINDE, dans les yeux, regarde Siegmund avec une grandissante extase; puis elle lui jette ses bras au col, éperdûment; elle tressaille enfin d'une soudaine horreur, et veut fuir; Siegmund l'enlace avec passion.
Arrière! Arrière! fuis la maudite! L'étreinte de mes bras est un sacrilège! Déshonoré, flétri, ce corps n'existe plus! fuis-le, c'est un cadavre, arrache-toi du cadavre! C'est au vent de balayer ses restes, à celle qui s'est livrée, déjà perdue d'honneur, au plus généreux des héros!... Oui, lorsqu'il l'eut prise dans ses bras, lui donnant, avec son amour, la suprême joie, puisqu'il l'aimait sans partage, lui, qui pour la première fois l'éveillait à l'amour,—sentant la plus douce, la plus sainte, la plus bénie des voluptés la pénétrer toute, âme et sens, comment ne sentit-elle pas aussi, l'infâme, la saisir l'épouvante, le dégoût et l'horreur de la plus affreuse des souillures: celle d'avoir subi, sans amour, l'étreinte et la loi d'un époux! Laisse la maudite, laisse-la te fuir! laisse! Je suis abjecte, je suis indigne! A toi, le plus pur des hommes et le plus grand, ne dois-je pas m'arracher? Comment t'appartenir jamais, moi qui n'apporte, à mon frère, que mon déshonneur! à mon libérateur, à mon Ami, que ma honte!
SIEGMUND
L'outrage qui t'a déshonorée, le sang du sacrilège va l'effacer bientôt! Cesse donc de fuir; attends l'ennemi; c'est ici qu'il doit succomber: si Nothung lui déchire le cœur, tu es vengée!
SIEGLINDE, avec terreur, se dresse et prête l'oreille.
Écoute! les trompes—l'entends-tu leur signal?—Partout autour sonne leur furieuse rumeur; des bois et de la plaine elle monte, éclatante. Hunding, de son profond sommeil, s'est réveillé; ses hommes, ses chiens, il les convoque; ardente, lâchée, la meute hurle; sauvage, elle aboie vers le ciel, à cause de la foi violée du mariage! (Elle éclate de rire, comme une folle: puis, violemment, tressaille d'angoisse.) Où es-tu, Siegmund? que je te voie encore! radieux frère, ardemment aimé! Que l'étoile de tes yeux, une fois encore, rayonne sur moi: ne refuse pas les baisers de l'infâme!—Écoute! ô écoute! Hunding, c'est sa trompe! sa meute approche, avec de puissantes armes! Ton Glaive? Lequel résiste au flot furieux des chiens? Jette-le loin, Siegmund!—Siegmund, où es-tu? Ha! là!—je te vois. Affreuse vision!—Les mâchoires des dogues s'ouvrent vers ta chair; ton généreux regard ne les arrête pas: c'est aux pieds que te saisissent leurs crocs irrésistibles!—tu tombes!—le Glaive éclate en pièces:—il s'écroule, le frêne,—le tronc fracassé!—O frère! mon frère! Siegmund!—ha!—(Elle pousse un cri et tombe, épuisée, dans les bras de SIEGMUND.)
SIEGMUND
Sœur! Bien-Aimée![361-A]
Il guette attentivement son souffle, et s'assure qu'elle respire encore. Il la dépose alors, près de soi, de façon qu'au moment où lui-même vient à s'asseoir sur le rocher, elle puisse avoir la tête appuyée sur ses genoux. Tous deux, en cette posture, demeurent, jusqu'à la fin de la scène suivante.
Long silence, durant lequel SIEGMUND, incliné vers SIEGLINDE, en une tendre sollicitude, la baise au front, d'un long baiser.
BRÜNNHILDE, avec son cheval, qu'elle conduit par la bride, est sortie de la grotte et s'est avancée, d'une marche lente et solennelle; elle s'arrête en face de SIEGMUND, à une faible distance de lui. Tenant d'une main sa lance avec son bouclier, et, de l'autre, appuyée sur l'encolure du cheval, elle considère ainsi, gravement, silencieusement, longuement, SIEGMUND.[361-B]
BRÜNNHILDE
Siegmund!—Regarde-moi!—C'est moi, celle que tu vas suivre bientôt.
SIEGMUND dirige, vers elle, son regard.
Qui donc es-tu, toi qui si belle, et si grave aussi, m'apparais?
BRÜNNHILDE
J'apparais à ceux-là seulement qui sont destinés à périr: la lumière de la vie, quiconque m'a vue la quitte. C'est sur le champ de bataille seulement que j'apparais aux plus généreux: quiconque d'entre eux m'a vue, je l'ai choisi pour la mort.[362-A]
SIEGMUND la regarde en face, longuement; puis, tout pensif, il baisse la tête, qu'il relève enfin vers BRÜNNHILDE avec une gravité solennelle.
Le héros qui va te suivre, où est-ce, que tu le mèneras?
BRÜNNHILDE
Vers Walvater[362-1], qui t'a choisi: c'est à Walhall que tu me suivras.
SIEGMUND
Dans la salle du Walhall, trouverai-je Walvater seul?
BRÜNNHILDE
Salué par l'auguste foule des Héros morts en combattant, tu recevras, environné d'eux[363-1], le plus hautement saint des hommages.
SIEGMUND
Trouverai-je dans Walhall mon propre père, Wälse?
BRÜNNHILDE
Son père, le Wälsung l'y trouvera.
SIEGMUND
Recevrai-je, dans Walhall, l'accueil joyeux d'une femme?
BRÜNNHILDE
C'est l'empire des augustes Vierges-du-Désir[363-2]; dans une sainte familiarité, la Fille même de Wotan t'offrira la boisson.[364-1]
SIEGMUND
Tu es sainte: c'est avec piété que je reconnais la Fille de Wotan; mais, Éternelle! dis-moi ceci seulement: ma sœur, ma bien-aimée, ma femme, accompagnera-t-elle son frère? Siegmund, là-haut, possédera-t-il Sieglinde?
BRÜNNHILDE
Non, elle doit respirer l'air de la terre encore; Siegmund, là-haut, ne verra point Sieglinde!
SIEGMUND
Alors, salue pour moi Walhall, salue pour moi Wotan, salue pour moi Wälse et tous les Héros,—salue, même, les augustes Vierges-du-Désir: je ne te suivrai pas auprès d'elles.
BRÜNNHILDE
Tu as vu la Walküre et son mortel regard: il faut donc qu'avec elle tu viennes!
SIEGMUND
Où Sieglinde vit, dans la joie, la souffrance, là, Siegmund aussi veut demeurer. Pas encore ton regard ne m'a fait mourir: jamais il ne saura me contraindre, à ne pas rester!
BRÜNNHILDE
Aussi longtemps que tu seras en vie, rien ne t'y contraindrait, c'est possible; mais, insensé, la mort t'y contraindra, la mort—que je suis venue t'annoncer.
SIEGMUND
Où serait-il, le héros sous qui je dois succomber?
BRÜNNHILDE
Hunding; vous combattez: tu tombes.
SIEGMUND
Menace-moi de coups plus forts que les coups d'un Hunding! Si tu guettes avidement ici la victime de notre combat, choisis celui-là pour ta proie: j'ai lieu d'espérer qu'il y périra.
BRÜNNHILDE, secouant la tête.
C'est contre toi, Wälsung—entends-moi bien!—contre toi, que le sort fut choisi.
SIEGMUND
Connais-tu ce Glaive? Qui m'en fit don me donna la victoire en partage: tes menaces, je les brave, grâce à lui!
BRÜNNHILDE, haussant la voix, avec force.
Qui t'en fit don—te donne en partage la mort! Il reprend au Glaive sa vertu.
SIEGMUND, violemment.
Tais-toi! n'effraye pas l'endormie Malheur! Hélas! toi la plus douce des femmes! toi, la plus triste entre les plus fidèles! Contre toi l'univers furieux se lève en armes: et moi, le seul à qui tu t'es confiée, moi, pour qui seul tu t'es révoltée contre lui, je ne dois plus te couvrir de ma protection, je dois, toi l'intrépide, te trahir par ma mort?—O honte à qui me fit don du Glaive, me réservant l'outrage et non pas la victoire! S'il me faut périr, non, je n'irai point à Walhall:[366-2]—que Hella[366-3] me saisisse, et garde sa proie!
BRÜNNHILDE, bouleversée.
Estimes-tu si peu les joies éternelles? Se pourrait-il qu'elle fût tout pour toi, la pauvre femme qui lasse, douloureuse et brisée, dort suspendue là sur tes genoux? Rien d'autre, à tes yeux, ne serait sacré?
SIEGMUND, avec un regard amer.
Si jeune et si belle tu brilles à mes yeux: mais mon cœur, combien froide et dure te reconnaît-il!—Si tu ne peux qu'outrager, va-t'en, rude, insensible vierge! S'il faut que tu te repaisses de mon infortune, réjouis-toi donc de ma souffrance; rassasie ton cœur, plein de haine, du spectacle de ma détresse:—mais, les âpres joies du Walhall, ne viens pas, véritablement! me les exalter.
BRÜNNHILDE, de plus en plus émue.
Je vois la détresse qui dévore ton cœur; je sens la douleur sacrée du héros... Siegmund, recommande-moi la femme: que je la défende, que ma protection l'environne!
SIEGMUND
Nul sinon moi ne touchera, vivante, ma Bien-Aimée: puisque je fus promis à la mort, je tuerai l'endormie, d'abord!
BRÜNNHILDE
Wälsung! Forcené! Écoute mon conseil: recommande-moi ta femme, au nom du gage d'amour qu'elle a conçu de toi, dans la joie!
SIEGMUND, tirant son Glaive.
Ce Glaive, dont au loyal un déloyal fit don; ce Glaive, traître à ma force en présence de l'ennemi, s'il ne me sert point contre l'ennemi, qu'il serve au moins contre l'ami! (Levant son Glaive sur SIEGLINDE.) Deux vies te sourient ici, Nothung, ô fer de haine! Prends-les! prends-les toutes deux! d'un coup!
BRÜNNHILDE, dans un fougueux élan d'irrésistible compassion.
Arrête, Wälsung! Écoute, que Sieglinde vive—et que Siegmund vive avec elle! Le sort du combat, c'en est fait, je le change: c'est toi que je bénis, c'est à toi, Siegmund, que j'accorderai la victoire! (On entend des appels de trompes retentir au fond, venant du lointain.) L'entends-tu, l'appel? Prépare-toi, héros! Aie confiance en ton Glaive, brandis-le hardiment: l'arme sera fidèle à ta cause, comme fidèle aussi la Walküre! Adieu, Siegmund, héros béni! C'est au champ de bataille que tu me reverras!
Précipitamment elle s'éloigne, et disparaît, avec son cheval, à droite, de côté, dans une gorge. Joyeux d'une joie sublime, SIEGMUND la suit des yeux.
Graduellement la scène s'est assombrie; de lourdes nuées orageuses s'amassent et descendent sur le fond, enveloppent peu à peu tout à fait les parois de la montagne, la gorge, la plate-forme et la crête de rocs. De toutes parts éclatent des appels, encore lointains, de trompes guerrières, lesquelles, durant ce qui suit, se rapprochent, de plus en plus.
SIEGMUND, se penchant sur SIEGLINDE.
Bien-Aimée! Un miraculeux assoupissement dompte ses angoisses et sa souffrance[368-A]:—la Walküre, lorsqu'elle vint vers moi, lui apportait-elle ce doux réconfort? Fallait-il que le choix cruel n'épouvantât point davantage une femme déjà pleine de douleur? Elle semble sans vie, elle qui vit, pourtant: quelque rêve bienheureux sourit à sa tristesse[368-B]. (Nouvelles sonneries des trompes.) Dors ainsi; dors, seulement, jusqu'à ce que le combat soit combattu, jusqu'à ce que te réjouisse la paix! (Il la couche doucement sur la roche, lui baise le front, et se met en marche, après de nouveaux appels de trompes.) Celui qui m'appelle là, qu'il se prépare maintenant; c'est son dû que je vais lui offrir: que Nothung lui paye son salaire! (Il se rue du côté du fond, où, sur la crête, il disparaît, dans une sombre nuée d'orage).
SIEGLINDE, en un songe.
Si le père pouvait rentrer, maintenant, à la maison! Il s'attarde, et mon frère aussi, dans la forêt. Mère! Mère! j'ai peur! les étrangers semblent hostiles et malveillants!—Une fumée noire... noire... suffocante... déjà la flamme lèche de notre côté... la maison brûle!—Au secours, frère! Siegmund! Siegmund! (D'immenses éclairs sillonnent les nues; un formidable éclat de tonnerre réveille SIEGLINDE, qui se lève soudainement en sursaut). Siegmund!—Ha! (Elle regarde autour d'elle, l'œil fixe, avec une grandissante angoisse: la scène est presque toute couverte par les noires nuées d'orage; éclairs et tonnerres indiscontinus. De toutes parts les appels de trompes se multiplient, de plus en plus proches.)
LA VOIX DE HUNDING, au fond, venant de la crête de rocs.
Wehwalt! Wehwalt! viens combattre avec moi, si tu ne veux pas que les chiens te saisissent!
LA VOIX DE SIEGMUND, plus lointaine, comme venant de derrière la gorge rocheuse.
Où te caches-tu, que j'ai passé près de toi? Reste là, que je t'y fasse rester!
SIEGLINDE, qui guette attentivement, en une terrible agitation.
Hunding—Siegmund—si je pouvais les voir!
LA VOIX DE HUNDING.
Par ici, ravisseur infâme! Que Fricka t'exécute ici!
LA VOIX DE SIEGMUND, venant, cette fois, de la crête de rocs également.
Me crois-tu toujours sans armes, lâche? Misérable, au lieu de menacer avec des femmes, combats toi-même, sinon Fricka t'abandonnera! Vois plutôt: chez toi, du tronc domestique, j'ai du premier coup tiré le Glaive: son tranchant, je vais t'en faire goûter![370-1] (Un éclair illumine, soudain, la plate-forme et la crête de rocs: on y distingue HUNDING et SIEGMUND, combattant.)
SIEGLINDE, de toutes ses forces.
Arrêtez, hommes! Tuez-moi d'abord!
Elle se précipite vers la crête de rocs: mais jaillie de la droite, tout à coup, pour planer sur les combattants, une éclatante lueur l'éblouit si vivement qu'elle chancelle, se détourne, tâtonne, comme aveuglée. Dans cette clarté paraît BRÜNNHILDE, au-dessus de SIEGMUND, qu'elle protège de son bouclier.
LA VOIX DE BRÜNNHILDE
Frappe-le, Siegmund! Foi au Glaive-de-Victoire!
Au moment précis où SIEGMUND, pour porter à HUNDING un coup mortel, élève le bras, il jaillit de la gauche, à travers les nues, une lueur flamboyante, rougeâtre, au milieu de laquelle apparaît WOTAN; il se tient au dessus de HUNDING et croise la Lance contre SIEGMUND.
LA VOIX DE WOTAN
Place à la Lance! En tronçons le Glaive!
Avec son bouclier, BRÜNNHILDE, devant WOTAN, a reculé, frappée d'épouvante: touché de la Lance, le Glaive de SIEGMUND est brisé; HUNDING perce de son épée la poitrine du héros sans arme; SIEGMUND s'abat.—Ayant entendu son soupir de mort, SIEGLINDE avec un cri tombe, comme inanimée.
Au moment de la chute de SIEGMUND, a disparu, des deux côtés, simultanément, l'éclatante lueur; jusque sur le devant du théâtre, une obscurité dense envahit les nuages, au milieu desquels on distingue, à demi, BRÜNNHILDE, inclinée vers SIEGLINDE.
BRÜNNHILDE
A cheval, que je te sauve!
Elle se hâte de soulever SIEGLINDE et, l'ayant placée sur son cheval (debout près de la gorge rocheuse), disparaît bientôt avec elle.
Aussitôt les nuages se divisent au milieu, laissent voir distinctement HUNDING, retirant son épée de la poitrine de SIEGMUND, tombé.—WOTAN, environné de nuages, se tient derrière lui, sur un roc; il est appuyé sur sa Lance, et considère, avec douleur, le cadavre de SIEGMUND.
WOTAN, après un court silence, et tourné du côté de HUNDING.
Va-t'en, valet! t'agenouiller devant Fricka: annonce-lui que la Lance de Wotan a vengé son injure, va!—va!—
Au geste méprisant de sa main, HUNDING s'abat, mort, sur le sol[371-1].
WOTAN, avec une explosion, tout à coup, de fureur terrible.
Mais Brünnhilde—malheur à la criminelle! Qu'effroyable soit le châtiment de la téméraire, lorsque ma monture rejoindra sa fuite!
Il disparaît parmi les éclairs et le tonnerre.—Le rideau tombe rapidement.[371-A]
ACTE TROISIEME[373-A]
SUR LE SOMMET D'UNE MONTAGNE ROCHEUSE
La scène est limitée, à droite, par une forêt de sapins. A gauche, l'entrée d'une grotte rocheuse qui forme une chambre naturelle et par-dessus laquelle la roche s'élève à sa pointe culminante. En arrière, la vue est totalement libre; des rochers, plus ou moins saillants, hérissent la bordure d'un versant qui s'abaisse à pic du côté du fond. Des vols de nuées isolées, précipitées par la tempête, passent, en effleurant la crête des rochers.
Les noms des huit Walküres qui,—sans compter BRÜNNHILDE,—paraissent successivement sur scène sont: GERHILDE, ORTLINDE, WALTRAUTE, SCHWERTLEITE, HELMWIGE, SIEGRUNE, GRIMGERDE, ROSSWEISSE[373-1].
GERHILDE, ORTLINDE, WALTRAUTE et SCHWERTLEITE sont déjà couchées sur la cime rocheuse, les unes près de la grotte, les autres au-dessus: elles sont tout armées, de pied en cap.
GERHILDE, couchée tout à la cime, et tournée du côté du fond.
Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!—Helmwige, ici! Par ici ta monture!
Dans une masse nuageuse qui passe éclate la lueur d'un éclair: on y voit[375-1] une Walküre à cheval; à l'arçon de sa selle pend le cadavre d'un guerrier.
LA VOIX D'HELMWIGE, du dehors.
Hoïotoho! Hoïotoho!
ORTLINDE, WALTRAUTE et SCHWERTLEITE, saluant la nouvelle venue.
Heyaha! Heyaha!
(Le nuage, avec l'apparition, s'est caché à droite derrière les sapins.)
ORTLINDE, criant vers la forêt.
Près de la jument d'Ortlinde, attache ton étalon; avec ma Grise, ton Brun paît volontiers!
WALTRAUTE, de même.
Qui te pend à l'arçon?
HELMWIGE, sortant de la sapinière.
Sintolt le Hegeling!
SCHWERTLEITE
Mène ton Brun loin de la Grise: c'est Wittig, l'Irming, que porte la jument d'Ortlinde!
GERHILDE a descendu un peu, se rapprochant d'elles.
J'ai toujours vu Sintolt et Wittig être ennemis[376-1].
ORTLINDE s'élance vivement et court vers la forêt.
Heyaha! L'étalon bouscule ma jument!
SCHWERTLEITE, et GERHILDE, éclatent de rire.
La querelle des héros divise encore les bêtes!
HELMWIGE, criant, tournée vers la forêt.
Tranquille, là, Brun! C'est toi qui romps la paix?
WALTRAUTE a pris, tout à la cime, la garde, à la place de GERHILDE.
Hoïotoho! Hoïotoho! Siegrune, ici! Qu'as-tu pu faire si tard?
(Passe, chevauchant vers la forêt: SIEGRUNE, apparition semblable à l'apparition de HELMWIGE.)
LA VOIX DE SIEGRUNE, à droite.
Une rude besogne!—Les autres sont-elles là déjà?
LES WALKÜRES
Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!
(SIEGRUNE a disparu derrière la sapinière; d'en bas montent deux voix, simultanément.)
GRIMGERDE et ROSSWEISSE, d'en bas.
Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!
WALTRAUTE
Grimgerde et Rossweisse!
GERHILDE
Elles chevauchent à deux.
ORTLINDE, avec HELMWIGE et SIEGRUNE, qui vient d'arriver, est sortie de la forêt de sapins: du haut de la bordure de rochers, toutes trois font des signaux en bas.
ORTLINDE, HELMWIGE et SIEGRUNE
Salut, Fougueuses! Rossweisse et Grimgerde!
LES AUTRES WALKÜRES
Hoïotoho! Hoïotoho!—Heyaha! Heyaha!
Dans un vol de nuages illuminés d'éclairs, et qui, d'abord surgis d'en bas, se dérobent ensuite derrière la forêt, GRIMGERDE et ROSSWEISSE apparaissent, également à cheval, chacune apportant, à l'arçon de sa selle, le cadavre d'un guerrier.
GERHILDE
Dans la forêt, vos chevaux, pour paître et se reposer!
ORTLINDE, criant vers les sapins.
Loin les unes des autres, les bêtes, en attendant que s'apaise la haine de nos héros!
GERHILDE, pendant que les autres rient.
La fureur des héros, la Grise vient de la payer!
(Arrivent, de la forêt, GRIMGERDE et ROSSWEISSE.)
LES WALKÜRES
Bienvenue! Bienvenue!
SCHWERTLEITE
Vous étiez ensemble, Intrépides?
GRIMGERDE
Nous venons de nous rencontrer, chevauchant séparément.
ROSSWEISSE
Si nous sommes au complet, ne tardons pas davantage: hâtons-nous d'aller à Walhall offrir à Wotan notre proie.[378-1]
HELMWIGE
Nous ne sommes que huit: une encore manque.
GERHILDE
C'est Brünnhilde: elle s'est attardée, sans doute, auprès du brun Wälsung.
WALTRAUTE
Nous devons l'attendre encore ici: s'il nous voyait revenir sans elle, Wotan nous ferait farouche accueil!
SIEGRUNE, tout à la cime, d'où elle guette au dehors.
Hoïotoho! Hoïotoho! Par ici! Par ici!—Au galop d'une ardente chevauchée, c'est Brünnhilde.
LES WALKÜRES, courant vers la cime.
Heyaha! Heyaha! Brünnhilde! Heï!
WALTRAUTE
Elle pousse droit aux sapins son cheval; il n'en peut plus.
GRIMGERDE
Grane![379-1] comme il ronfle, en cette course effrénée!
ROSSWEISSE
Jamais je n'ai vu, si vite, galoper des Walküres!
ORTLINDE
A l'arçon de sa selle, que tient-elle?
HELMWIGE
Ce n'est pas un héros!
SIEGRUNE
C'est une femme!
GERHILDE
Une femme! Comment l'a-t-elle trouvée?
SCHWERTLEITE
Elle ne salue ses sœurs d'aucun salut?
WALTRAUTE
Heyaha! Brünnhilde! ne nous entends-tu pas?
ORTLINDE
Aidez notre sœur à sauter de cheval! (Dans la forêt de sapins se ruent GERHILDE et HELMWIGE.)
ROSSWEISSE
Grane s'abat fourbu, Grane, le fort! (SIEGRUNE et WALTRAUTE sortent à leur tour.)
GRIMGERDE
Elle enlève de sa selle la femme... Quel empressement!
LES AUTRES WALKÜRES, courant vers la forêt.
Sœur! Sœur! Qu'y a-t-il d'arrivé?
(Reviennent toutes les Walküres, accompagnant BRÜNNHILDE, qui conduit et soutient SIEGLINDE.)
BRÜNNHILDE, hors d'haleine.
Protégez-moi, secourez notre suprême détresse!
LES WALKÜRES
Cette course furieuse? D'où viens-tu? Qui donc poursuit ainsi ta fuite?
BRÜNNHILDE
C'est pour la première fois que je fuis et qu'on me poursuit! Heervater[380-1], c'est lui qui me poursuit!
LES WALKÜRES, éperdues d'effroi.
Es-tu hors de sens? Parle! Dis-nous! Heervater, c'est lui qui te poursuit? C'est devant lui que tu fuis?
BRÜNNHILDE, avec angoisse.
O sœurs, guettez du haut du roc! Regardez, vers le Nord, si Walvater[381-1] approche! (ORTLINDE et WALTRAUTE s'élancent, montent et guettent.) Vite! l'apercevez-vous déjà?
ORTLINDE
Une affreuse tempête court sur nous, du Nord.
WALTRAUTE
D'immenses nuées s'y accumulent.
LES WALKÜRES
C'est Heervater, sur sa monture[381-2] sacrée!
BRÜNNHILDE
C'est le Chasseur Sauvage[381-3], dont me chasse la fureur! il approche, il approche du Nord! Protégez-moi, sœurs! Sauvez cette femme!
LES WALKÜRES
Qu'est-ce que c'est, que cette femme?
BRÜNNHILDE
Ecoutez-moi, vite! C'est Sieglinde, la sœur et la femme de Siegmund; la fureur de Wotan poursuit les Wälsungen:—c'est au frère de cette femme que Brünnhilde, aujourd'hui, fut chargée d'enlever la victoire; c'est Siegmund que pourtant je couvris de mon bouclier; j'ai bravé le Dieu[382-1]; lui-même, alors, frappa de sa Lance: Siegmund tomba; mais je pris la fuite, avec sa femme; pour la sauver, je courus vers vous, avec l'espoir que, moi aussi, vous me déroberiez, dans mon épouvante, au coup vengeur du châtiment!
LES WALKÜRES, dans la plus grande consternation.
O sœur, insensée! qu'as-tu fait? Malheur! Malheur! Brünnhilde, hélas! Brünnhilde avoir enfreint, rebelle, l'ordre sacré de Heervater!
WALTRAUTE, d'en haut.
Du côté du Nord, tout est noir!
ORTLINDE, de même.
Avec fureur, l'orage accourt sur nous.
LES WALKÜRES, tournées vers le fond.
Formidable, hennissant de fureur et s'ébrouant, le cheval de Walvater bondit!
BRÜNNHILDE
Si Wotan l'atteint, malheur à la pauvre! il exterminerait tous les Wälsungen!—Qui de vous me prête son cheval, le plus vif, pour lui ravir à temps cette femme?
LES WALKÜRES
Veux-tu nous associer à ta folle rébellion?
BRÜNNHILDE
Rossweisse! sœur! prête-moi ton coureur!
ROSSWEISSE
Son vol[383-1] n'eut jamais à fuir Walvater.
BRÜNNHILDE
Helmwige, toi!
HELMWIGE
J'obéis au Père.
BRÜNNHILDE
Waltraute! Gerhilde! Votre cheval! Pour moi! Ortlinde! Siegrune! O voyez mon angoisse! Vous m'aimiez, soyez-moi fidèles: sauvez au moins cette triste femme!
SIEGLINDE, qui jusqu'ici a regardé fixement, d'un œil sombre et distrait, devant soi, sursaute et se dégage brusquement, lorsque BRÜNNHILDE essaye de la prendre en ses bras, comme pour la couvrir de sa protection.
Ne te soucie pas de moi: la mort seule m'est bonne! Qui t'a dit, jeune fille, de me sauver? J'aurais été frappée, là-bas, par la même arme que Siegmund: c'est réunie à lui que j'aurais trouvé la mort! Loin de Siegmund—ô Siegmund, de toi! O que je meure, pour n'y plus penser! Si tu ne veux que je te maudisse pour avoir fui, jeune fille, exauce donc pieusement mon instante prière,—enfonce-moi ton épée au cœur!
BRÜNNHILDE
Vis, ô femme, vis, au nom de l'Amour! Sauve le gage que tu en as reçu: tu portes un Wälsung, en ton sein!
SIEGLINDE, est violemment saisie: tout à coup son visage rayonne, d'une sublime joie.
Sauve-moi, Intrépide! Mon enfant[384-1], sauve-le! Et vous, protégez-moi, jeunes filles, de toutes vos forces!
(Un effroyable orage s'accumule vers le fond: le tonnerre se rapproche.)
WALTRAUTE, d'en haut.
La tempête est sur nous!
ORTLINDE, de même.
Fuie quiconque peut la craindre!
LES WALKÜRES
Si la femme est menacée d'un péril, fuis avec: nulle des Walküres n'oserait la protéger!
SIEGLINDE, se jetant à genoux devant BRÜNNHILDE.
Sauve-moi, jeune fille! La mère, sauve-la!
BRÜNNHILDE, avec une résolution soudaine.
Eh bien! fuis donc vite—et fuis seule! Je resterai, moi;—je m'offre à la vengeance de Wotan; j'affronterai sa fureur, ici, pour te laisser le temps d'échapper.
SIEGLINDE
Où dois-je me diriger?
BRÜNNHILDE
Qui de vous, sœurs, s'est risquée vers l'Est?
SIEGRUNE
Vers l'Orient, au loin, s'étend une forêt: Fafner y a ravi le Trésor des Nibelungen.
SCHWERTLEITE
Là, sous la forme d'un dragon, s'est métamorphosée la brute[385-1]: dans une caverne, il garde l'Anneau d'Alberich.[385-A]
GRIMGERDE
Pour une femme sans défense, c'est une retraite peu sûre.
BRÜNNHILDE
Peu sûre? C'est la plus sûre, pour elle, contre la fureur de Wotan: cette forêt, le Puissant la craint et l'évite.
WALTRAUTE, d'en haut.
Wotan, formidable, arrive droit au roc.
LES WALKÜRES
O Brünnhilde, entends-tu le mugissement de son approche?
BRÜNNHILDE, montrant, à SIEGLINDE, son chemin.
Pars donc, hâte-toi, fuis vers l'Orient! Affronte, endure toutes les tortures réservées, à ton âme vaillante, par la faim, par la soif, par les ronces, par les pierres! Si la détresse s'acharne, ris! Si la souffrance te dévore, ris! car sache-le bien, ô femme, pour y penser toujours: l'enfant qui dans tes flancs s'agite, comme en un asile protecteur, deviendra, des Héros du monde, le plus sublime[386-A]! (Elle lui tend les tronçons du Glaive de Siegmund.) Ces robustes tronçons du Glaive[387-A], garde-les-lui. Près du cadavre de son père, j'ai réussi à les recueillir. A celui qui les rapprochera pour brandir ce Glaive reforgé[387-1], je veux donner son nom: c'est Siegfried! Qu'il vive en joie dans la Victoire![387-2][387-B]
SIEGLINDE[388-1]
O divine merveille! Sublime vierge! C'est donc à ta fidélité que je dois cette sainte consolation! Au nom de celui que toutes les deux nous aimions, je sauve le trésor le plus cher: puisse ma gratitude, quelque jour, te récompenser et te sourire! Adieu! La douleur de Sieglinde te bénit[388-A]! (Elle s'élance et sort par la droite, au premier plan.)
La cime du roc s'enveloppe de noires nuées d'orage: une épouvantable tempête accourt, en mugissant, du fond; la forêt de sapins latérale s'éclaire d'une éclatante lueur. Au milieu du fracas de la foudre, on distingue l'appel de WOTAN.
LA VOIX DE WOTAN
Arrête! Brünnhilde!
LES WALKÜRES
Monture et cavalier sont arrivés au roc: la vengeance brûle! Malheur à toi, Brünnhilde!
BRÜNNHILDE
Ah! sœurs, assistez-moi! mon cœur défaille! Sa fureur me brisera, si vous ne l'arrêtez pas.
LES WALKÜRES
Par ici, perdue! Baisse-toi derrière nous, ne te montre pas! ne lui réponds pas! (Toutes s'élancent vers la cime du roc, en cachant, derrière elles, BRÜNNHILDE.) Malheur! Malheur! Furieux, Wotan descend de cheval! C'est de ce côté que bondit son pas vengeur!
WOTAN sort de la sapinière, transporté d'une fureur terrible, et s'arrête devant les Walküres, qui se sont groupées sur la cime de manière à cacher BRÜNNHILDE.
WOTAN
Où est Brünnhilde? Où est la rebelle? La misérable, osez-vous me la cacher?
LES WALKÜRES
Ta voix gronde et nous épouvante:—pour t'inspirer une telle fureur, Père, qu'ont pu commettre tes filles?
WOTAN
Voudriez-vous me braver? Téméraires, prenez garde! Brünnhilde, je le sais! vous me la cachez. Ecartez-vous de la réprouvée: elle est rejetée, à tout jamais, comme elle-même a rejeté son devoir!
LES WALKÜRES
La poursuivie a fui vers nous, nous a suppliées de la secourir! Ta colère l'affole d'épouvante. Nous te conjurons, au nom de notre sœur éperdue, d'en laisser tomber la première violence.
WOTAN
Pusillanimes femmes que vous êtes! Est-ce donc de moi que vous tenez cette sensiblerie? Vous aurai-je donc élevées dans l'intrépidité qui vous précipite aux combats, vous aurai-je créé des cœurs rudes et durs, pour qu'à présent vous, les Farouches, vous pleuriez et vous pleurnichiez quand ma fureur frappe une rebelle? Eh bien donc, vous qui gémissez, apprenez quel fut le crime de celle pour qui des pleurs brûlent vos yeux lâches! Nulle ne connut comme elle ma plus intime pensée! Nulle n'eut comme elle l'intelligence de la source de ma Volonté; elle-même était le sein créateur de mon Désir:—et voici que cette alliance divine, elle l'a rompue, au point de se révolter contre ma Volonté, de mépriser mon ordre suprême, ouvertement, et de retourner, contre moi-même, l'arme qu'elle tient de mon Désir seul!—M'entends-tu, Brünnhilde, toi à qui ta cuirasse[391-1], ton casque et tes armes, toute joie, toute faveur, ton nom et ta vie, ont été conférés par moi? M'entends-tu t'accuser hautement, et, si tu te caches à qui t'accuse, est-ce pour te soustraire sans noblesse au châtiment qui t'épouvante?
BRÜNNHILDE sort du groupe des Walküres, descend, d'un pas humble mais ferme, du haut du sommet du rocher, et s'arrête assez près de WOTAN.
Me voici, Père: prononce le châtiment!
WOTAN
Ce n'est pas moi tout seul qui te châtie: ton châtiment, toi-même l'auras fixé d'abord. Tu n'étais que par ma Volonté, c'est contre elle que tu as voulu; tu n'exécutais que mes décrets, c'est contre eux que tu as décrété; tu étais mon Désir fait vierge, et c'est contre moi que tu as désiré; la vierge porteuse de mon bouclier, et c'est contre moi que tu l'auras porté; tu disposais pour moi du sort, c'est contre moi que ton choix en aura disposé; ton âme inspirait mes Héros, c'est contre moi que tu les animes!—Ce que tu étais, Wotan te l'a dit: ce que tu es encore, constate-le toi-même! Fille de mon Désir, tu ne l'es plus; une Walküre, tu l'auras été:—Sois donc dorénavant ce qu'ainsi tu es encore![392-1]
BRÜNNHILDE, éperdue d'épouvante.
Tu me chasses? Est-ce là ce que tu veux dire?
WOTAN
Pour me les amener dans Walhall, tu n'iras plus chercher, au milieu du carnage, les Héros désignés par moi[392-2]. La corne-à-boire, ce n'est plus toi, aux festins familiers des Dieux, qui me l'offriras avec tendresse; plus jamais je ne baiserai tes lèvres enfantines! Tu es exclue de la race des Dieux, retranchée de la souche éternelle; notre alliance est rompue: je te bannis de ma présence!
LES WALKÜRES, éclatant en lamentations.
Malheur! Hélas! O sœur! sœur!
BRÜNNHILDE
Tu me dépouilles de tes dons de jadis, sans exception?
WOTAN
Qui te possédera, t'en dépouillera[393-1]! C'est sur cette cime que je t'exile; d'un sommeil sans défense, j'y vais fermer tes yeux. Au premier homme alors la vierge, au premier homme qui la trouvera sur sa route, et qui l'éveillera[393-2].
LES WALKÜRES
Arrête, Père! N'achève pas une telle malédiction! Faut-il qu'elle, la vierge divine, soit déshonorée par un homme? O toi, Terrible, écarte un si criant opprobre: comme notre sœur, l'outrage nous en frapperait!
WOTAN
N'avez-vous pas entendu mon arrêt? Rebelle, de votre troupe votre sœur est retranchée; avec vous, à travers les airs, elle ne chevauche plus; vierge, elle voit se faner sa fleur virginale; un époux la conquiert pour femme, et la possède: c'est à l'Homme qu'elle doit obéir dorénavant, comme à son maître; c'est au foyer qu'elle doit s'asseoir, et filer, risée des railleurs[393-3]. (BRÜNNHILDE se laisse, avec un cri, tomber à ses pieds, sur le sol; des gestes d'horreur échappent aux Walküres.) Son sort vous épouvante? fuyez donc la perdue! Ecartez-vous d'elle, et tenez-vous au loin! Quiconque de vous oserait s'attarder auprès d'elle, quiconque, en dépit de moi, tiendrait pour sa misère, partagerait son sort, l'insensée! Avis aux téméraires!—Et maintenant, hors d'ici! Vous éviterez cette roche! Quittez-la moi sur l'heure; ou c'est le désespoir qui vous y attend!
Avec de sauvages cris de douleur, les Walküres se dispersent et, précipitamment, bondissent en fuite vers la forêt; bientôt on les entend, au galop de leurs chevaux, s'éloigner comme en un tumulte de tempête.—L'orage, durant la scène suivante, peu à peu s'apaise, les nuées se dissipent, le temps revient au calme, le crépuscule du soir tombe, puis enfin la nuit.
WOTAN est seul avec BRÜNNHILDE, encore prosternée à ses pieds.—Solennel silence, prolongé, tous deux gardant leur attitude.
BRÜNNHILDE, enfin, relevant la tête, lentement, cherche les yeux de WOTAN, toujours détournés d'elle, et, peu à peu, se redresse, durant la scène suivante.
Fut-il donc si honteux, mon crime, pour que tu le punisses d'une semblable honte? Ai-je commis une si grande bassesse, que tu me précipites aussi bas[394-A]? Fut-elle déshonorante, ma faute, assez pour qu'à présent l'on m'arrache tout honneur? O dis, Père! dis, regarde-moi dans les yeux: fais taire ta colère, maîtrise ta fureur! Montre-moi, clairement, ce sombre forfait qui peut te réduire, avec une rigueur inflexible, à repousser ta fille la plus chère!
WOTAN
Ton action te montrera ton crime,—interroge-la!
BRÜNNHILDE
Qu'ai-je donc exécuté? ton ordre.
WOTAN
T'ordonnais-je de combattre en faveur du Wälsung?
BRÜNNHILDE
Comme Maître-du-Combat, tu l'avais ordonné.
WOTAN
Mais ces instructions, je les désavouai.
BRÜNNHILDE
Oui, lorsque, à ta propre pensée, Fricka t'eut rendu étranger: en acquiesçant à sa pensée, tu fus à toi-même ton ennemi.
WOTAN, avec amertume.
Je croyais que tu m'avais compris, et je punissais en toi la révolte consciente; mais tu t'es figurée, sans doute, que, te voyant tellement au-dessous de ma colère, j'aurais la faiblesse, et l'absurdité, de ne point châtier ta trahison.
BRÜNNHILDE
Je ne suis pas savante, je ne savais qu'une chose: ton affection pour le Wälsung; je savais quel conflit te forçait d'oublier uniquement cette chose, pour n'en avoir devant les yeux qu'une autre, effroyable à tes yeux, celle-ci: tu devais renoncer à protéger Siegmund.
WOTAN
Tu le savais, et tu le protégeais?
BRÜNNHILDE
Je n'ai pu songer qu'à ton amour pour celui qu'avec désespoir, et contraint par la plus cruelle nécessité, tu condamnais. Messagère guerrière de Wotan, j'ai vu ce que tu ne pouvais voir, toi: par devoir même, j'ai vu Siegmund. En allant lui prédire sa mort, j'ai observé l'œil du Héros, j'ai entendu sa voix, j'ai senti sa détresse auguste! Cette plainte criée vers moi par les lèvres du brave, cet effroyable désespoir de l'Amour le plus spontané, cette suprême assurance du plus navré des cœurs, retentissaient à mon oreille, révélaient à mes yeux, nettement, l'origine du frisson sacré dont mon âme palpitait en ses profondeurs. Interdite, bouleversée, debout devant lui, confuse, je ne sus plus songer qu'à l'aider. Ou vaincre avec Siegmund, ou périr avec lui, seule cette alternative m'apparut acceptable. Qui me souffla cet Amour au cœur? Conformément à quel Désir fus-je, pour le Wälsung, une sœur d'armes? C'est pour avoir, avec passion, placé ma confiance en ce Désir, que j'ai osé braver tes ordres.
WOTAN
Tu te mêlais donc de faire ce que j'eusse fait moi-même, sans la double fatalité qui m'en interdisait la joie? Tu t'imaginais donc pouvoir, si facilement, t'enivrer du délice d'aimer, à l'heure où moi, rongé au cœur par les affres du désespoir, je couvais le désir, en ma fureur contre une atroce fatalité, de tarir, en ce cœur torturé, la source de l'Amour, par amour pour le monde? Lorsque, acharné contre moi-même, écumant de rage, fou d'impuissance, hanté d'une frénétique et farouche idée fixe, je brûlais de l'effroyable envie d'ensevelir, sous les ruines du monde anéanti, mon inguérissable tourment,—toi, tu savourais, dans l'extase, l'infini de la béatitude! Toute au voluptueux délire d'un attendrissement délicieux, tu buvais, aux philtres d'Amour, avec des rires, à l'heure où la détresse divine n'offrait à ma soif que du fiel?—Suis donc librement désormais ton esprit inconsidéré: tu t'es, toi-même, affranchie de moi! T'éviter, tel devient mon devoir; concerter avec toi mes plans, je ne le peux plus; nous ne pouvons plus agir ensemble, unis dans un étroit amour; en quelque lieu du monde que tu vives et respires, le Dieu t'exile de sa présence!
BRÜNNHILDE
Eh bien! dans sa sottise, ta fille t'a mal servi: bouleversée, ma raison n'a pas compris la tienne[396-1]; oui, je n'ai pu m'empêcher, séduite par d'exclusives prédilections, d'aimer ce que tu avais aimé.—Chasse-moi donc, réduis-moi, puisque c'est nécessaire, à t'éviter avec terreur; nous étions unis, sépare-nous; j'étais ta moitié même, retranche-moi de ton être,—mais n'oublie pas que mon être, à moi, fit tout entier partie du tien[397-1]! Cette part de toi, cette part divine, non, tu ne la prostitueras point! Son déshonneur t'éclabousserait, tu ne voudras pas son déshonneur! En moi, si tu laissais l'outrage se faire un jeu de me bafouer, c'est toi-même, c'est toi que tu diminuerais!
WOTAN
Tu t'es, avec béatitude, soumise au pouvoir de l'Amour: sois désormais soumise à qui tu dois aimer!
BRÜNNHILDE
S'il me faut, bannie du Walhall, cesser d'agir et de régner avec toi; s'il faut que j'obéisse aux ordres d'un homme,—ne me livre pas à quelque lâche! Que celui qui me conquiert ne soit pas un indigne!
WOTAN
Tu t'es séparée de Walvater,—il ne saurait choisir pour toi[397-2].
BRÜNNHILDE
Une généreuse lignée fut engendrée par toi[398-A]; il n'en saurait naître aucun lâche: c'est sur la tige des Wälsungen que de tous les Héros, je le sais, s'épanouira le plus sacré.
WOTAN
La tige des Wälsungen? Assez! J'ai rompu avec toi, j'ai rompu avec elle: la Haine devait l'anéantir.
BRÜNNHILDE
En fuyant devant toi, je l'ai sauvée: du saint rejeton, Sieglinde est grosse; elle l'aura porté dans l'angoisse, elle le mettra au monde avec des tortures telles, que jamais, physiques ou morales, nulle femme n'en souffrit d'aussi rudes.
WOTAN
Ni pour la femme, ni pour l'enfant, n'espère jamais ma protection!
BRÜNNHILDE
Elle conserve le Glaive par toi remis à Siegmund...
WOTAN
Et, par moi, brisé dans ses mains!—N'essaye pas, ô vierge, de troubler mon cœur! Attends ta destinée, telle qu'elle doit s'accomplir: je ne puis pas la choisir pour toi!—Mais il me faut partir maintenant, loin de toi partir: ici j'ai déjà tardé trop. De l'infidèle, je me détourne; quoi qu'elle puisse désirer pour soi, je n'en dois pas avoir connaissance: elle doit subir son châtiment, voilà ce que je dois savoir, rien de plus.
BRÜNNHILDE
Qu'as-tu résolu que je subisse?
WOTAN
Emprisonnée par moi dans un profond sommeil, sans défense, tu deviendras la femme, en t'éveillant, de celui qui t'aura réveillée[399-1].
BRÜNNHILDE tombe à genoux.
Si les liens d'un profond sommeil peuvent me livrer, proie facile, au plus lâche des hommes: il est une prière, une instante prière, que tu dois exaucer du moins, cette unique prière d'une angoisse sacrée! Environne l'endormie d'un rempart d'épouvante, pour que seul un Héros sans peur[399-2], libre entre tous[399-3], puisse me trouver un jour sur ce rocher!
WOTAN
C'est une faveur trop grande que tu réclames,—beaucoup trop grande!
BRÜNNHILDE, embrassant ses genoux[400-A].
Cette prière, cette unique prière, tu dois, oui, tu dois! l'exaucer. Brise ta fille, qui embrasse tes genoux; écrase celle qui t'est chère, anéantis la vierge; broie son corps de ta Lance, et détruis-en la trace: mais, cruel, ne la livre pas à la plus affreuse des souillures! (Avec un enthousiasme sauvage.) Qu'à ton ordre, un brasier jaillisse[400-1], dont la flamme tourbillonne, ardente, autour du roc terrible; dont les langues de feu lèchent, et dont les dents dévorent—le lâche, qui, sans pudeur, en oserait approcher![400-2]
WOTAN la regarde, ému, dans les yeux, et la relève.
Adieu, intrépide, admirable enfant! Saint orgueil de mon cœur, adieu! adieu! adieu! Puisqu'il me faudra t'éviter, puisqu'avec tendresse, jamais plus, mon salut ne pourra te saluer; puisque tu ne devras plus à mon côté chevaucher, ni, dans nos festins, m'offrir l'hydromel; puisqu'il me faut, toi que j'aimais, te perdre, toi, riante volupté de mes yeux:—du moins un feu nuptial va s'allumer pour toi, tel que pour aucune fiancée jamais il n'en fut allumé! Que la flamme dévorante brûle tout autour du roc; qu'une mortelle épouvante en écarte qui tremble; que le lâche fuie le Roc de Brünnhilde: et que celui-là seulement conquière la Fiancée, celui qui sera plus libre que moi-même—le Dieu![401-A] (BRÜNNHILDE, émue, enthousiasmée, se jette dans ses bras.)[401-B] Ces yeux, ces deux yeux lumineux, qu'en souriant j'ai si souvent baisés, lorsqu'un baiser te récompensait du combat joyeusement soutenu, lorsque de tes lèvres charmantes, en leurs gazouillements enfantins, coulait la louange des Héros; ces deux yeux radieux, qui souvent m'illuminèrent dans la tourmente, lorsque la langueur du Désir et l'espérance brûlaient mon cœur, lorsque mon Désir aspirait, frémissant de sauvages angoisses, à des joies immenses comme les mondes:—ces deux yeux, pour la dernière fois, qu'ils me réjouissent, aujourd'hui, du dernier baiser des adieux! Que pour l'Homme, trop heureux, s'allume leur étoile; pour le malheureux Eternel, il faut qu'à jamais ils se ferment! Eh bien! de toi s'arrache le Dieu; et voici, c'est dans un baiser qu'il t'enlève la divinité![402-A]
(Il lui baise les deux yeux, qui demeurent aussitôt clos: elle se laisse doucement, épuisée, tomber en arrière, dans ses bras[402-B]. Il la conduit avec tendresse vers un tertre bas et moussu, sous les larges branches d'un sapin, l'y étend, considère ses traits encore une fois, puis ferme la visière du casque; il attarde ensuite ses regards, de nouveau, douloureusement, sur sa personne, par-dessus laquelle il place, à la fin, le long bouclier d'acier de la Walküre.—Alors, d'une marche solennelle et résolue, il gagne le milieu de la scène, et dirige, contre une puissante roche, la pointe de sa Lance.)[402-C].
Loge, entends-moi! Loge, écoute-moi! Tel que jadis je te trouvai sous la forme d'une flamme ardente; tel que tu m'échappas, alors, sous la forme d'une flamme errante; tel que je t'asservis enfin, c'est ici qu'aujourd'hui je t'évoque! Jaillis, monte, tourbillonne autour du Roc, tremblotante flamme!
(A la dernière des sommations, de la pointe de la Lance il frappe trois fois la roche: il en jaillit un rayon de feu, qui se développe rapidement en une mer embrasée; WOTAN, d'un signe encore de la pointe de la Lance, lui montre le pourtour du Roc à environner.)
Quiconque craint[403-1] la pointe de ma Lance, qu'il ne franchisse ce feu, jamais![403-A]
(Il disparaît parmi les flammes, dans la direction du fond.—Le rideau tombe.)