La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
XVI
Grande avait été la surprise de Mlle Marguerite le jour où, chez M. Isidore Fortunat, elle avait vu tout à coup Victor Chupin s’avancer vers elle, et d’une voix émue s’écrier:
—Que je perde mon nom, mademoiselle, si avant quinze jours je ne vous ai pas retrouvé M. Férailleur.
Il est vrai que, ce jour-là, l’employé de M. Fortunat n’était pas mis à son avantage.
Pour épier plus commodément M. de Coralth, il avait revêtu sa vieille défroque; et, dame!... avec sa blouse et ses chaussures fatiguées, avec ses cheveux ramenés sur les tempes et sa casquette de toile cirée, il avait tout l’air d’un parfait garnement...
Cependant, tel est l’empire de la passion vraie, que Mlle Marguerite ne douta, pas une seconde du dévouement de cet étrange auxiliaire.
Faut-il le dire? Il lui inspira plus de confiance que n’en avait obtenu M. Fortunat avec ses façons obséquieuses et sa voix plus douce que miel.
Le regard de l’employé du moins était franc et direct...
Aussi presque sans hésitation:
—J’accepte vos services, monsieur, répondit-elle.
C’était bien à lui que cette belle jeune fille parlait de sa voix pure et sonore comme le cristal, c’était bien à lui!... Victor Chupin se sentit grandi d’une coudée.
—Ah!... vous avez raison de compter sur moi, reprit-il, en se frappant du poing sur la poitrine à la défoncer, car il y a quelque chose qui bat là-dedans... seulement...
—Quoi, monsieur?...
—Je me demande si vous consentiriez à faire ce que je désirerais... Ce serait bien utile, mais si ça doit vous gêner, n’en parlons plus...
—Et que désireriez-vous?...
—Vous parler tous les jours... Comme cela, je vous dirais mes démarches, et vous me donneriez les renseignements dont j’aurais besoin... Je sais bien que je ne peux pas aller sonner chez M. de Fondège et demander à vous dire deux mots... Mais il y a d’autres moyens... Par exemple, tous les soirs, à cinq heures précises, je passerais rue Pigalle, et, pour vous avertir que je suis là, je donnerais un signal, tenez, comme cela: «pi... ouit!...» Alors, sans faire semblant de rien, vous descendriez dès que vous le pourriez, et je vous débiterais mon petit boniment... sans compter que je vous serais crânement utile pour vos commissions...
Mlle Marguerite réfléchit un moment, puis inclinant la tête:
—Ce que vous me demandez est praticable, prononça-t-elle... A partir de demain, tous les soirs vers cinq heures je serai aux aguets... Si une demi-heure après le signal je n’étais pas descendue, c’est que je serais retenue...
Chupin eût dû être satisfait... Eh bien, non! Il avait une autre requête encore à présenter, et l’instinct, à défaut de l’éducation, lui en disant l’inconvenance, il n’osait...
Même son embarras était si visible, et il tortillait sa casquette si désespérément que la jeune fille, doucement, lui demanda:
—Qu’y a-t-il encore, monsieur?...
Il hésita... puis, prenant son courage à deux mains:
—Voilà!... fit-il. Je ne connais pas M. Férailleur... Est-il grand ou petit, blond, brun, gras, maigre?... Je n’en sais rien. Je me trouverais nez à nez avec lui que je ne pourrais pas dire: «C’est lui!» Ce serait une autre paire de manches si je voyais seulement une photographie de lui...
Mlle Marguerite rougit extrêmement; mais c’est de l’accent le plus simple qu’elle dit:
—Demain, monsieur, je vous remettrai la photographie de M. Férailleur...
—Alors, s’écria Victor Chupin, nous sommes des bons!... N’ayez pas peur, Mademoiselle, à nous deux nous ferons voir le tour aux malins... Je suis là, pour un coup, et je réponds de la casse...
Témoin muet de cette scène, M. Fortunat crut devoir intervenir. Il n’était que médiocrement satisfait de l’importance soudaine dont se grandissait son employé; mais que lui importait, après tout, pourvu qu’il fût vengé de Valorsay.
—Victor est un garçon capable et sûr, mademoiselle, déclara-t-il, c’est moi qui l’ai dressé. Vous vous trouverez bien, je crois, de ses services...
Un «as-tu fini, vieux poseur!...» monta aux lèvres de Chupin... Il le retint par respect pour Mlle Marguerite.
—Voilà donc qui est dit, prononça-t-elle, à demain...
Et, souriante, comme on fait quand on conclut un marché, elle tendit la main à Chupin.
Ah! s’il n’eût écouté que son inspiration, il se fût jeté à genoux pour la baiser, cette main blanche et exquise comme jamais il n’en avait vu... A peine osa-t-il l’effleurer du bout des doigts, et encore il changea deux ou trois fois de couleur...
—Quelle femme! m’sieu, s’écria-t-il dès qu’elle fut sortie. Une reine!... On se ferait hacher pour elle... Et bonne et futée... Vous avez vu, m’sieu, elle ne m’a rien offert... Elle a compris que si je travaille pour elle, c’est pour moi, pour mon contentement, de tout cœur et pour l’honneur... Cristi! aurais-je bisqué si elle m’avait offert de l’argent?... Aurais-je été assez vexé, assez aplati.
Chupin ravi qu’on ne rétribuât pas ses peines!... C’était si bien le monde renversé, que M. Fortunat en demeura abasourdi.
—Deviendriez-vous fou, Victor?... fit-il.
—Fou? moi!... jamais de la vie... Je deviens...
Il s’arrêta court. Il allait dire: «honnête homme.» Mais de même qu’il ne faut point parler de corde dans la maison d’un pendu, il est certains mots qu’on ne doit jamais prononcer devant certaines gens... Chupin savait cela, aussi se reprenant vivement:
—Quand je serai très-riche, m’sieu, ajouta-t-il, quand je serai banquier et que j’aurai des tas d’employés, qui passeront leurs journées à compter mes pièces de cent sous derrière des grillages, je veux une femme comme celle-là... Mais je file, bien au revoir, m’sieu...
Et voici comment et pourquoi l’honnête Mme Léon avait surpris sa «chère demoiselle» en grande conversation avec «un vaurien en blouse.»
C’est que Victor Chupin n’était pas un garçon à promettre et à ne point tenir.
S’il était difficile à émouvoir, comme tous ceux dont l’existence a été pénible, ses émotions durables ne s’évaporaient pas en vaines protestations... Quand l’enthousiasme vibrait en lui, ce n’était pas pour un jour...
Retrouver Pascal Férailleur devint son idée fixe. Tâche difficile, dans les conditions où il l’entreprenait.
Quel était en effet le point de départ de ses investigations?... Il savait que Pascal habitait rue d’Ulm, et qu’il en était parti soudainement avec sa mère, en annonçant qu’il se rendait en Amérique. A cela se bornait le positif. Pour ce qui est des conjectures, Chupin était persuadé, sur la foi de Mlle Marguerite, que Pascal n’avait pas quitté Paris et y attendait l’occasion de se réhabiliter, en se vengeant de M. de Coralth et du marquis de Valorsay...
Avec ces seuls indices, espérer découvrir un homme ayant intérêt à se cacher, dans une ville comme Paris, n’est-ce pas folie?...
Ainsi ne pensait pas Chupin. Lorsqu’il avait déclaré qu’il répondait de tout, c’est qu’il avait, ainsi qu’il le disait, son idée.
C’est pourquoi, en sortant de chez M. Fortunat, il courut tout d’une haleine rue d’Ulm.
Le concierge de l’ancienne maison de Pascal n’était pas poli. C’était ce même homme qui avait répondu si brutalement à Mlle Marguerite. Mais Chupin possédait l’art de dérider les portiers les plus rébarbatifs et de leur arracher les renseignements dont il avait besoin.
Il apprit de celui-ci que c’était le 16 octobre, à neuf heures du soir, que Mme Férailleur, après avoir fait charger ses bagages sur un fiacre, y était montée en disant au cocher: «Place du Havre, au chemin de fer!...»
Chupin eût bien voulu savoir le numéro du fiacre, il ne voulait même que cela... Le concierge l’ignorait, mais il déclara que Mme Férailleur avait envoyé chercher cette voiture par sa femme de ménage, laquelle demeurait à deux pas, rue Mouffetard...
L’instant d’après, Chupin frappait à la porte de cette femme de ménage.
C’était une digne personne, qui regrettait amèrement ses maîtres. Elle confirma les dires du portier, mais elle avait oublié le numéro du fiacre. Tout ce qu’elle put dire, c’est qu’elle l’avait pris à la station de la rue Soufflot et que le cocher était un gros réjoui.
Chupin se rendit rue Soufflot.
Malheureusement le surveillant de la station était d’une humeur massacrante. Il commença par demander de quel droit on le questionnait, pourquoi et si on le prenait pour un mouchard?... Il ajouta que son métier consistait à écrire sur un carnet le numéro de tous les fiacres de la station, à viser à l’arrivée et au départ la feuille des cochers, et qu’il ne pouvait fournir aucune indication...
Évidemment, il n’y avait rien à attendre de ce surveillant farouche... Chupin ne l’en salua pas moins civilement, et une fois hors de sa petite cabine:
—Mauvaise affaire!... grommela-t-il piteusement. Il faudrait voir maintenant à trouver autre chose.
Découragé, il ne l’était aucunement, mais seulement déconcerté et fort perplexe.
Ah!... s’il eût eu en poche une carte de la préfecture de police, si seulement son extérieur eût été de ceux qui imposent, il ne se fût point senti embarrassé... Suivre à la piste, à travers Paris un fiacre chargé de bagages, eût été pour lui aussi facile que de suivre dans la nuit un homme portant un fanal.
Mais, infime, chétif, sans appui ni recommandations, sans autres moyens que son aplomb et son expérience du pavé de «sa» ville, tout pour lui devenait obstacle.
Debout sur le trottoir, devant l’école de droit, il avait retiré sa casquette, et furieusement se grattait la tête, quand tout à coup:
—Suis-je assez bête! s’écria-t-il si haut que plusieurs passants se détournèrent pour voir qui s’adressait cette épithète peu flatteuse.
C’est qu’il venait de se rappeler un des débiteurs de M. Isidore Fortunat, qu’il était allé tourmenter bien souvent pour lui arracher quelques malheureuses pièces de cent sous et qui était employé à l’administration centrale de la Compagnie des Petites-Voitures.
—Si quelqu’un peut me tirer de peine, pensa-t-il, c’est ce gars-là... Pourvu qu’il soit encore à son bureau!... Allons, Victor, mon fils, haut le pied!...
Ce qu’il y avait de pis, c’est qu’il ne pouvait se présenter à ce bureau vêtu comme il l’était... Bon gré mal gré, il lui fallait passer chez lui, rue du Faubourg-Saint-Denis, pour y endosser sa redingote d’employé aux recouvrements de M. Fortunat...
Il prit une voiture «à ses frais,» il se hâta tant qu’il put, mais les courses étaient longues, et dix heures sonnaient lorsqu’il arriva à l’administration centrale, avenue de Ségur.
Bonheur inespéré!... Son homme, chargé d’un travail particulier de pointage, revenait chaque soir après son dîner, et il était là!...
C’était un brave garçon, un pauvre diable qui gagnait quinze cents francs par an, qui en dépensait deux mille et, comme de juste, qui employait le plus clair de son intelligence à défendre contre ses créanciers ses maigres appointements.
Il eut un geste furibond en reconnaissant Chupin, et son premier mot fut:
—Je n’ai pas le sou!
Chupin, lui, avait aux lèvres son meilleur sourire.
—Quoi!... fit-il, vous pensez que je viens vous réclamer de l’argent, ici, à cette heure! Vous me prenez pour un autre!... Je viens simplement vous demander un service...
Le front assombri de l’employé s’éclaira.
—Puisque c’est ainsi, asseyez-vous donc, dit-il, et voyons ce dont il s’agit...
—Voilà: le 16 octobre, à neuf heures du soir, une dame, demeurant rue d’Ulm, a envoyé chercher un fiacre à la station de la rue Soufflot, y a fait charger ses bagages, et s’est fait conduire, on ne sait où... Comme cette dame est parente du patron, il voudrait la rejoindre, et donnerait bien cent francs, plus que vous ne lui devez, pour savoir le numéro du fiacre... Il prétend que ce numéro, vous le lui diriez, si vous le vouliez... C’est impossible, n’est-ce pas?...
Plus encore que la remise de la dette, le doute de Chupin émoustilla l’employé.
—Rien n’est plus simple, au contraire, déclara-t-il, fier d’expliquer à un profane l’ingénieux mécanisme de son administration... Vous ayez bien dix minutes...
—J’aurai dix jours, s’il faut.
—Alors, vous allez voir.
Il se leva, passa dans le bureau voisin, et l’instant d’après reparut portant un énorme carton vert.
—Là dedans, fit-il, sont les feuilles de contrôle que chaque station envoie tous les soirs au bureau central...
Il ouvrit le carton, en examina rapidement le contenu, et d’un ton joyeux:
—Nous y sommes!... dit-il. Voici la feuille du surveillant de la rue Soufflot pour le jour indiqué, 16 octobre... Voyons le mouvement des voitures entre neuf heures moins un quart et neuf heures un quart... Cinq fiacres sont arrivés à la station... Inutile de nous occuper de ceux-là... Trois l’ont quittée, portant les numéros 1781, 3025 et 2140... c’est un de ces trois-là qu’a pris la parente de votre patron...
—C’est trois cochers à interroger...
L’employé haussa les épaules.
—A quoi bon? prononça-t-il. Ah! vous ne connaissez pas tous nos moyens de contrôle! Les cochers sont fins, mais la Compagnie n’est pas bête... Moyennant cent cinquante mille francs que lui coûte annuellement sa police, elle sait heure par heure ce que font ses voitures... Je vais chercher la feuille des cochers des trois numéros, et l’une d’elles, certainement, nous renseignera.
Cette fois, les investigations furent assez longues, et Chupin commençait à s’impatienter, quand l’employé agita triomphalement une feuille de papier sale et toute fripée, en s’écriant:
—Quand je vous disais!... Voici la feuille du fiacre 2140... lisez, tenez, là: «Vendredi, neuf heures dix minutes du soir, chargé rue d’Ulm!...» Que pensez-vous de ça?...
—C’est épatant!... Mais où prendre le cocher?...
—En ce moment, je ne sais, il est dehors. Mais comme il est de ce dépôt, si vous voulez l’attendre, il finira toujours par rentrer...
—Je l’attendrai... Seulement, comme je n’ai pas dîné, il faut que j’aille manger un morceau... A une autre fois!... Je vous promets que M. Fortunat vous renverra votre billet...
Chupin, en effet, avait grand faim, et c’est au pas de course qu’il gagna un petit restaurant qu’il avait remarqué en venant. Là, pour dix-huit sous, il dîna comme un prince; il s’offrit en manière de récompense une tasse de café et un petit verre, et c’est ainsi lesté qu’il retourna au dépôt.
Le fiacre 2140 n’étant pas rentré en son absence, il se mit en faction à la porte.
Ah!... sa patience eût été mise à une rude épreuve, s’il n’eût possédé à fond l’art d’attendre, car c’est un art difficile que de savoir rester en observation sans trop s’ennuyer, sans attirer surtout l’attention...
Il était un peu plus de minuit, lorsque Chupin, non sans un battement de cœur, vit entrer dans la cour la voiture tant désirée...
Lentement le cocher descendit de son siége, passa au bureau du contrôleur verser son gain de la journée et rendre sa «feuille de retour» et sortit...
C’était bien un gros réjoui, ainsi que l’avait annoncé la femme de ménage, et qui ne fit point de façons pour accepter un verre de n’importe quoi chez un marchand de vin resté ouvert...
Il crut ou ne crut pas l’histoire que lui conta Chupin, pour justifier ses questions, le fait est qu’il y répondit sans difficultés.
Il se souvenait si bien d’avoir «chargé» rue d’Ulm, qu’il put donner le signalement de «la bourgeoise,» une vieille dame respectable, dire le nombre des colis, malles ou chapelières, et en décrire la forme.
Il avait conduit «sa pratique» à la gare de l’Ouest, rive droite, et s’était arrêté devant l’entrée de la rue d’Amsterdam. Et quand les facteurs du chemin de fer s’étaient approchés, en demandant, selon l’usage: «Pour où les bagages?» la vieille dame avait répondu: «Pour Londres.»
Chupin, à cette déclaration, faillit tomber de son haut.
Dans son opinion, Mme Férailleur n’avait commandé de la conduire au chemin de fer du Havre que pour dérouter les poursuites. Il eût parié qu’après vingt tours de roue elle avait donné à voix basse au cocher sa véritable adresse...
Et pas du tout...
Mlle Marguerite s’était-elle, donc trompée?... Pascal avait-il réellement fui devant ses ennemis, sans même essayer de lutter?... D’un tel homme, cela n’était pas admissible.
Cette nuit-là, Chupin dormit mal, et le lendemain, dès cinq heures du matin, il rôdait rue d’Amsterdam, collant l’œil aux devantures des marchands de vin, cherchant quelque facteur du chemin de fer...
Il ne tarda pas à en découvrir un, en train «de tuer le ver,» dont il se fit un camarade en moins de rien, grâce à certains procédés qu’il avait pour lier promptement connaissance.
Ce facteur, malheureusement, ne savait rien, mais il conduisit Chupin à un de ses collègues, lequel se souvint parfaitement d’avoir, dans la soirée du 16, aidé à décharger les bagages d’une vieille dame qui se rendait à Londres.
Cependant, ces colis n’étaient pas partis. La vieille dame les avait laissés en consignation, et le surlendemain, une grosse femme aux allures suspectes était venue les réclamer, le bulletin de dépôt à la main, et les avait fait enlever après avoir acquitté les droits de magasinage.
Ce qui fixait les souvenirs de ce digne facteur, c’était que cette grosse femme ne lui avait pas donné un liard de pourboire, quoiqu’il se fût montré plus complaisant que le règlement ne l’ordonne.
Et au moment de s’éloigner, elle lui avait dit de sa voix douceâtre et d’un air impudent:
—«Je vous revaudrai cela, mon garçon... Je tiens un débit de vins route d’Asnières... Si jamais vous passez par là, avec un de vos camarades, entrez chez moi, je vous en paierai une de fameux!...»
Ce qui exaspérait surtout le digne facteur, c’était cette conviction que la grosse femme s’était moquée de lui.
—Car elle ne m’a pas dit son nom, ni son adresse, la vieille scélérate!... grondait-il. Aussi, gare dessous, si je la repince jamais!
Déjà Chupin s’éloignait, peu sensible aux doléances de son donneur de renseignements.
A cette heure, qu’il s’expliquait le stratagème employé par Mme Férailleur pour égarer les recherches, ses conjectures se changeaient en certitude.
Il lui était prouvé que Pascal se cachait quelque part à Paris. Mais où? Il lui était démontré que rejoindre la grosse femme serait retrouver Mme Férailleur et son fils. Comment y arriver?
Cette femme avait dit qu’elle tenait un débit de boissons route d’Asnières; était-ce vrai?... N’était-ce pas probable, plutôt, que cette indication vague n’était qu’une précaution nouvelle?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que Chupin, qui connaissait tous les cabarets de la route d’Asnières, ne se rappelait pas avoir jamais vu trôner derrière un comptoir une puissante matrone telle que l’avait décrite le facteur.
Si, cependant, il se souvenait de la Vantrasson.
Mais imaginer une communauté d’intérêts quelconque entre Pascal et la mégère du Garni Modèle, n’était-ce pas folie! Cependant, comme il se trouvait dans une de ces situations où on doit tâter toutes les chances, c’est au Garni Modèle qu’il se rendit.
L’établissement, depuis le soir où il y était venu avec M. Isidore Fortunat, n’avait pas changé... Seulement au plein jour il paraissait plus sordide et plus sinistre... On voyait combien menaçait ruine cette grande maison restée inachevée faute d’argent, et les denrées amoncelées dans la boutique faisaient décidément horreur.
La Vantrasson n’était pas à son poste habituel, c’est-à-dire à son comptoir entre son chat noir, sa dernière affection, et les bouteilles où elle puisait son «mêlé-cassis,» sa consolation suprême ici-bas.
Il n’y avait dans le «débit» que le patron.
Assis tout au fond, devant une table, avec une chandelle allumée près de lui, il se livrait à une occupation bizarre et qui eût étrangement intrigué Chupin s’il l’eût remarquée.
Vantrasson faisait fondre à sa chandelle de la cire à bouteille, la laissait tomber sur la table, y apposait un sou, en manière de cachet, et ensuite, quand elle était refroidie, armé d’un mince couteau de vitrier, il s’évertuait à la détacher du bois sans abîmer l’empreinte...
Chupin ne prit pas garde à cela.
—La bourgeoise est absente, grommela-t-il, fameuse affaire!...
Et comme il avait «son idée,» c’est-à-dire un moyen de s’assurer de la réalité ou de l’inanité de ses suppositions, il entra bravement.
Au grincement de sa porte, Vantrasson se leva si maladroitement, si adroitement, plutôt, que tous ses outils, cire, empreintes et couteau roulèrent à terre.
—Qu’est-ce qu’il faut vous servir? demanda-t-il de sa voix éraillée.
—Rien!... Je voudrais parler à la bourgeoise.
—Sortie!... Elle fait un ménage en ville, le matin.
C’était un trait de lumière... Entre toutes les hypothèses admissibles, Chupin n’avait point songé à celle-là qui expliquait ce qui lui avait paru inexplicable. Mais il sut dissimuler ses tressaillements d’espoir, et d’un air dépité:
—Comme c’est amusant... fit-il. Va falloir que je revienne...
—C’est donc un secret que vous avez à dire à ma femme?
—Jamais de la vie!
—Je suis bon pour vous répondre, alors.
—Je ne vous cache pas que ça m’irait. Je suis employé au chemin de fer de l’Ouest, bureau des consignations, et je voudrais savoir si votre épouse n’est pas venue ces jours passés retirer des colis.
La physionomie du marchand de vin-épicier-logeur trahit cette vague et incessante inquiétude des gens qui comptent les jours par leurs méfaits. Ce n’est qu’après une visible indécision qu’il répondit:
—Oui, ma femme est allée à la gare du Havre, chercher des bagages, l’autre dimanche...
—Parfait... Alors voilà la chose: l’employé du magasin a oublié de lui faire rendre le bulletin de dépôt, ou il l’a perdu, de sorte qu’il ne le retrouve pas... Je venais prier votre femme de voir si elle ne l’aurait pas gardé, par hasard... Quand elle rentrera, faites-lui ma commission, et si elle le retrouvait, renvoyez-le moi par la poste...
La ruse était grossière, mais suffisante pour tromper Vantrasson.
—A quel nom l’adresser, ce bulletin? demanda-t-il.
—Au mien, Victor Chupin.
Imprudent!... Il ne pouvait, il est vrai, soupçonner l’abus qu’avait fait de son nom M. Isidore Fortunat le soir où il avait remis aux époux Vantrasson un billet à ordre signé d’eux en échange d’une reconnaissance.
Mais le patron du Garni Modèle n’avait pas oublié le nom prononcé par M. Fortunat. Il blêmit de colère, croyant voir son prétendu créancier, et passant brusquement entre la porte et lui:
—Ainsi, fit-il, votre nom est bien Chupin, Victor...
—Mais... oui.
—Et vous êtes employé au chemin de fer?
—Je viens de vous le dire.
—Ce qui ne vous empêche pas de vous occuper de recouvrements, n’est-ce pas?
Instinctivement Chupin recula, comprenant qu’il venait de faire une sottise et ne concevant pas laquelle.
—Je m’en occupais autrefois! balbutia-t-il.
Vantrasson ne douta plus.
—Ah! tu avoues donc que tu n’es qu’une canaille!... s’écria-t-il. Tu avoues donc que c’est toi qui as racheté pour quatre sous un vieux billet de moi, et qui m’as envoyé ici un huissier pour me saisir. Ah! tu achètes des créances dans les faillites! Ah! tu veux faire arriver de la peine au pauvre monde... Eh bien! puisque je te tiens, brigand, je vais te régler ton compte... A toi celui-là!
Et d’un terrible coup de poing il envoya rouler à l’autre bout de la boutique son prétendu créancier...
Chupin, par bonheur était leste... D’un bond il fut debout, et franchissant une table la mit entre lui et son dangereux adversaire.
Rompu à ce terrible jeu qu’on appelle «la savate,» Chupin, le vieux gamin de Paris se fût défendu avec avantage s’il eut eu du champ.
Mais là, dans cet étroit espace, acculé dans un angle, il se vit perdu.
—Quelle «tripotée!» pensa-t-il tout en évitant avec une prestigieuse agilité le poing de Vantrasson, un poing à assommer un bœuf.
Il eut bien l’idée de crier à l’aide!... Mais l’entendrait-on, viendrait-on? Et si l’on venait, la police, curieuse, ne s’en mêlerait-elle pas? Or, la police s’en mêlant, il y aurait un commencement d’enquête qui dérangerait peut-être les projets de Pascal.
Avec cette appréhension de nuire à ceux qu’il voulait servir, il se fût fait hacher sur place plutôt que de laisser échapper un cri. Résolu à se tirer seul du guêpier, il changea de tactique et, au lieu de parer comme il avait fait jusqu’alors, il ne songea plus qu’à gagner, coûte que coûte, la porte...
Il y arrivait, non sans dommage, lorsqu’elle s’ouvrit, et un jeune homme vêtu de noir et scrupuleusement rasé entra, qui d’une voix bien timbrée dit:
—Eh bien! qu’est-ce que cela?
La vue de ce nouvel arrivant parut stupéfier Vantrasson.
—Ah!... c’est vous, M. Mauméjan, balbutia-t-il d’un air penaud... Ce n’est rien, nous plaisantions...
M. Mauméjan sembla se contenter de l’explication, et du ton indifférent d’un homme qui exécute une commission sans savoir ce dont il s’agit:
—Comme on sait que votre femme fait mon ménage, reprit-il, on m’a chargé de vous demander si vous seriez prêt pour l’affaire convenue.
—Certainement, et même je m’en occupais encore il n’y a qu’un instant...
Chupin n’en entendit pas davantage.....
Il s’était précipité dehors, les vêtements en désordre et fort meurtri, mais ne sentant pas son mal tant sa joie était grande.
—Celui-là est M. Férailleur, pensait-il. J’en suis sûr et je vais en avoir la preuve...
A vingt pas de là était une bâtisse abandonnée, Chupin s’y blottit et attendit...
Et lorsque M. Mauméjan sortit du Garni Modèle, il le suivit...
Il le vit remonter la route d’Asnières, prendre à droite la route de la Révolte et finalement s’arrêter devant une maison de chétive apparence.
Alors il se rapprocha bien vite, et doucement:
—M’sieu Férailleur?... appela-t-il.
Instinctivement le jeune homme se détourna... Puis, reconnaissant sa faute, et qu’il s’était trahi, il bondit jusqu’à Chupin, et lui saisissant les poignets, qu’il serra à les briser...
—Malheureux!... fit-il; qui es-tu, qui t’a chargé de me suivre, que me veux-tu?...
—Pas si fort, m’sieu, ne serrez pas si fort! Vous me faites mal!... Je vous suis envoyé par Mlle Marguerite...
XVII
—Faites, mon Dieu!... faites que Pascal vienne bientôt à mon aide!
Ainsi, du plus profond de son âme, priait Mlle Marguerite en quittant M. Isidore Fortunat.
C’est que désormais la ténébreuse intrigue dont elle était victime n’avait plus de secrets pour elle. Complétant par les renseignements qu’on venait de lui donner ses informations personnelles et ses conjectures, elle touchait en quelque sorte du doigt la vérité.
Mais loin de la rassurer, le «traqueur d’héritages» l’avait épouvantée en lui dévoilant l’exacte situation du marquis de Valorsay.
Quels ne devaient pas être les transports de rage de ce viveur ruiné, réduit aux derniers expédients, à qui tout manquait, et qui se sentait glisser des sommets de son opulence dans les cloaques de la misère honteuse et méritée... De quoi ne serait-il pas capable, pour conserver un an, un mois, un jour de plus les apparences de sa grande vie!... N’avait-on pas pu déjà mesurer les profondeurs de sa scélératesse?... Reculerait-il devant un meurtre!...
Et la pauvre jeune fille se demandait, toute frissonnante, si Pascal était vivant encore, et comme en une vision funèbre, il lui semblait apercevoir son cadavre étendu sanglant au détour de quelque rué écartée...
Quels dangers ne la menaçaient pas elle-même!... Car si elle connaissait le passé, elle ne pouvait prévoir l’avenir... Que signifiait la lettre de M. Valorsay, et quel sort lui réservait-il, pour chanter ainsi victoire d’avance?...
L’impression fut si terrible, qu’elle hésita un moment à courir chez le vieux juge de paix réclamer sa protection et lui demander un asile...
Mais cet accès d’épouvante dura peu. Perdrait-elle donc son énergie, sa volonté faiblirait-elle au moment décisif?...
—Non, mille fois non! répéta-t-elle. Périr, soit; mais périr en luttant.
Et, en effet, à mesure qu’elle approchait de la rue Pigalle, elle s’efforçait de chasser ses appréhensions sinistres pour ne s’inquiéter plus que du prétexte qu’elle donnerait si on s’était aperçu de sa longue absence.
Préoccupation superflue! De même qu’à son départ, elle trouva la maison livrée aux seuls domestiques, à ces étrangers fournis la veille, au hasard, par le bureau de placement.
C’est que de graves intérêts retenaient dehors le «général» et Mme de Fondège. Le mari avait ses chevaux à montrer, la femme à courir les magasins. Quant à Mme Léon, elle devait être retenue dehors par cette fameuse famille qu’elle s’était si soudainement improvisée...
Seule, libre de tout espionnage, ayant à se défendre du découragement, Mlle Marguerite s’était mise à écrire, quand un valet vint lui annoncer que sa couturière était là, demandant à lui parler...
—Qu’elle entre!... répondit-elle avec une vivacité singulière, faites-la bien vite entrer.
Une femme d’une quarantaine d’années, de l’extérieur le plus simple et le plus distingué, parut.
En fournisseuse bien stylée, elle s’inclina respectueusement tant que le domestique fut là; mais, dès qu’il sortit, elle s’avança vers Mlle Marguerite, et lui prenant les mains:
—Chère demoiselle, dit-elle, je suis la belle-sœur de votre vieil ami le juge de paix. Ayant un avis pressant à vous faire parvenir, il cherchait, selon vos conventions, une personne de confiance pour ce rôle de couturière, quand je me suis offerte, pensant qu’il n’en trouverait pas de plus sûre que moi...
Une larme brilla dans les yeux de Mlle Marguerite... La moindre preuve d’intérêt est si douce au cœur des malheureux abandonnés!...
—Comment vous remercier jamais, Madame! balbutia-t-elle d’une voix émue!...
—En ne me remerciant pas... et en lisant bien vite la lettre que voici.
Cette lettre était ainsi conçue:
«Chère enfant, disait le vieux juge de paix, je suis enfin sur la piste des voleurs. Mis en rapport avec les gens dont M. de Chalusse avait reçu des fonds la surveille de sa mort, j’ai eu l’insigne et l’inespéré bonheur d’obtenir d’eux le détail minutieux des valeurs au porteur et le numéro des billets de banque qui se trouvaient dans le secrétaire... Avec cela, infailliblement, nous atteindrons le ou les coupables et nous les confondrons... Les F... se livrent à de folles dépenses, à ce que vous m’écrivez; tâchez de savoir et de me dire le plus tôt possible où et chez quels fournisseurs. Encore une fois, je réponds du succès; nous les prendrons la main dans le sac... Courage!»
—Eh bien!... demanda la fausse couturière, quand elle vit que Mlle Marguerite avait terminé, que dois-je dire à mon beau-frère?
—Que demain, très-certainement, il aura les renseignements qu’il me demande. Je ne sais aujourd’hui que le nom du carrossier chez qui M. de Fondège a acheté ses voitures.
—Donnez-le moi par écrit, ce sera toujours cela.
Mlle Marguerite le lui remit, et heureuse très-certainement, car elle était femme, de se trouver mêlée honnêtement à une intrigue, elle sortit en répétant le mot du vieux juge:
—Courage!...
Il n’était plus besoin d’en souhaiter à Mlle Marguerite. L’assurance d’être si puissamment secondée centuplait sa vaillance. L’avenir qu’elle voyait si sombre l’instant d’avant s’éclairait. Par la lettre confiée à la photographie Carjat, elle tenait peut-être le marquis de Valorsay; le juge de paix, grâce aux numéros des billets de banque, devait fatalement prendre les Fondège. La protection de la Providence lui parut manifeste.
Aussi, est-ce d’une physionomie placide et presque souriante qu’elle accueillit successivement Mme Léon, qui rentrait exténuée, puis Mme de Fondège, qui revenait suivie de deux garçons de magasin chargés de paquets, et enfin le «général,» qui amenait son fils, le lieutenant Gustave.
C’était, ce lieutenant, un assez beau garçon de vingt-sept ans, à l’air insignifiant et bon enfant, à l’œil riant, fort moustachu, faisant sonner haut ses éperons, et portant crânement l’uniforme un peu théâtral du 13e régiment de hussards.
Il s’inclina devant Mlle Marguerite avec un sourire trop avantageux pour n’être pas déplaisant, et d’un geste non moins triomphant, il lui offrit son bras pour passer dans la salle à manger, quand un domestique vint annoncer que «Madame la comtesse» était servie.
Placée en face de lui, à table, la jeune fille ne pouvait s’empêcher d’observer curieusement, à la dérobée, l’homme qu’on eût voulu lui donner pour mari.
Jamais elle n’avait rencontré un plus parfait contentement de soi uni à une si complète banalité.
Et cependant il était clair qu’il se mettait en frais pour elle, et qu’à l’instigation de ses parents, sans doute, il se posait en prétendant, et en prétendant sûr d’être agréé, qui plus est. Il cherchait à briller, il s’étalait, il se «développait,» pour employer une de ses expressions.
Il est vrai qu’à mesure que s’avançait le dîner, sa conversation peu à peu haussait le ton. De gourmé qu’il semblait au potage, il s’était animé insensiblement, et trois ou quatre aventures de garnison, qu’il conta vers le dessert, malgré les coups d’œil furibonds de sa mère, ne devaient laisser ignorer à personne qu’il avait eu près des femmes les plus grands succès.
C’était la bonne chère qui lui déliait ainsi la langue, il n’y avait pas à en douter, et même, en dégustant un verre de ce Château-Laroze que Mme Léon prisait si fort, il lui échappa d’avouer à sa mère que si elle lui eût donné une «pension» pareille, lors de son dernier congé, eh bien, sacré tonnerre! il eût demandé une prolongation...
Le café une fois servi cependant, la causerie, contre l’ordinaire, se refroidit, languit et tomba presque.
Mme de Fondège, la première, sous prétexte de donner quelques ordres, disparut. Le «général» se leva ensuite et sortit, pour aller fumer, déclara-t-il, un cigare. Finalement, Mme Léon à son tour s’esquiva sans rien dire.
Ainsi, Mlle Marguerite restait seule avec le lieutenant Gustave.
Que cette désertion eût été concertée, elle ne pouvait conserver la moindre incertitude à cet égard... Mais quelle idée M. et Mme de Fondège avaient-ils donc de son esprit!... Le procédé la révolta si fort qu’elle fut sur le point de se lever et de se retirer comme les autres... La raison la retint; elle se dit que peut-être ce jeune homme lui fournirait quelques indications précises, et elle resta...
Lui, fort rouge, semblait plus embarrassé qu’elle; toute sa verve était tombée...
Accoudé sur la table, il tenait de la main droite un petit verre à demi-plein d’eau-de-vie, qu’il fixait avec une obstination singulière, comme s’il eût espéré y trouver quelque sublime inspiration.
Enfin, après un gros moment du plus gênant silence:
—Mademoiselle, commença-t-il, aimeriez-vous à être la femme d’un officier?—Il prononçait «off’cier.»
—Je ne sais...
—Bah!... vraiment!... Mais au moins, j’espère, vous devinez pourquoi je vous fais cette question?
—Non!...
Tout autre que l’agréable lieutenant, décontenancé par le ton sec de Mlle Marguerite, se fût arrêté court.
Lui ne le remarqua pas. L’effort qu’il faisait pour se déclarer et la volonté d’être éloquent et persuasif absorbaient toutes ses facultés.
—Alors, mademoiselle, reprit-il, permettez que je m’explique... Nous nous voyons ce soir pour la première fois, mais sans qu’il y paraisse, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous connais... Voici je ne sais combien de temps que mon père, que ma mère surtout, me chantaient vos louanges... Mlle Marguerite par-ci, Mlle Marguerite par-là... Ils ne tarissaient pas. Cœur, esprit, talent, beauté, vous réunissiez à les entendre tous les dons de la femme... Et ils s’épuisaient à me répéter: «Ah! il ne sera pas à plaindre, celui qu’elle choisira.» Si bien que, moi, flairant un mariage, je me défiais et je vous avais quasi prise en grippe. Oui, d’honneur! j’arrivais avec les plus détestables préventions. Je vous ai vue, tout a été changé. Dès en entrant, j’ai senti au cœur un coup comme jamais de ma vie... et je me suis dit: «Lieutenant, mon ami, c’est fini, vous êtes pincé!»
Pâle de colère, étonnée et humiliée, la jeune fille écoutait, la tête basse, cherchant, sans les trouver, des termes pour traduire les sensations qui l’agitaient.
Lui, au contraire, comprenant bien qu’il produisait un effet, et ne discernant pas lequel, s’enhardissait, et donnant à sa voix les inflexions qu’il jugeait les plus tendres et les plus passionnées, il poursuivait:
—Qui donc, à ma place, n’eût de même subi le charme!... Comment voir, sans être troublé jusqu’au fond de l’âme, ces yeux si beaux, ces merveilleux cheveux noirs, ces lèvres au sourire si doux, cette démarche enchanteresse, toutes ces grâces, toutes ces séductions!... Comment entendre sans une énivrante émotion, cette voix au timbre plus pur que le cristal... Ah! que ma mère était loin de la vérité!... Mais on ne dépeint pas les perfections d’un ange! Pour qui a le bonheur... ou le malheur de vous connaître, il ne saurait y avoir ici-bas d’autre femme que vous!...
Insensiblement il avait rapproché sa chaise, il avança la main pour prendre celle de Mlle Marguerite, et sans doute la porter à ses lèvres...
Mais elle, au contact de cette main, comme à celui d’un fer rouge, se dressa brusquement, l’œil étincelant, et d’une voix frémissant d’indignation:
—Monsieur!... s’écria-t-elle, monsieur!...
Il en fut si interdit, qu’il demeura immobile et comme pétrifié, la pupille dilatée, le bras en l’air, balbutiant:
—Permettez, laissez-moi vous expliquer...
Elle ne l’entendit pas.
—Qui donc vous a dit que l’on pouvait impunément m’adresser de telles paroles? poursuivait-elle. Vos parents, n’est-ce pas? «Ose,» vous ont-ils dit... Et voilà pourquoi ils se sont retirés, et pourquoi pas un domestique ne paraît... Ah!... c’est faire payer cher à une pauvre fille l’hospitalité qu’on lui accorde.
Des larmes près de jaillir tremblaient entre ses longs cils...
—A qui donc avez-vous cru parler? ajoutait-elle encore. Auriez-vous eu cette audace, si j’avais un père ou un frère pour vous demander raison de vos outrages!...
Le lieutenant bondit comme sous un coup de cravache.
—Ah! vous êtes dure!... fit-il...
Et une inspiration heureuse traversant son esprit:
—On n’insulte pas une femme, mademoiselle, prononça-t-il, quand, en lui disant qu’on la trouve belle et qu’on l’aime, on lui offre son nom et sa vie.
Mlle Marguerite haussa les épaules d’un mouvement ironique, et demeura un moment silencieuse.
Elle, si fière, elle était cruellement blessée, mais la raison lui disait que poursuivre cette scène, c’était se rendre impossible une minute de plus le séjour de la maison du «général.» Alors où aller, sans s’exposer aux plus malveillants commentaires, et à qui demander asile?
Cependant, ces considérations seules ne l’eussent pas retenue.
Elle songea que se brouiller avec les Fondège et les quitter, c’était peut-être risquer la partie où elle jouait son avenir et celui de Pascal.
—Je dévorerai donc encore cette humiliation!... se dit-elle.
Puis, tout haut, et d’un accent d’amère tristesse:
—C’est être peu soucieux de son nom, reprit-elle, que de l’offrir ainsi à une femme dont on ignore tout...
—Pardon! vous oubliez que ma mère...
—Il n’y a pas huit jours que votre mère me connaît, monsieur.
La plus vive surprise se peignit sur le visage du lieutenant.
—Est-ce possible!... murmura-t-il.
—Votre père, lui, continua la jeune fille, s’est trouvé cinq ou six fois à table avec moi chez M. le comte de Chalusse, qui était son ami... Mais que sait-il de moi? Que tout à coup, il n’y a pas un an, je suis arrivée à l’hôtel de Chalusse et que M. le comte me traitait comme sa fille... et voilà tout. Qui je suis, où j’ai été élevée et comment, quel est mon passé, M. de Fondège l’ignore autant que vous...
—Mes parents m’ont dit que vous étiez la fille du comte de Chalusse, mademoiselle...
—Et la preuve?... Ils auraient dû vous dire plutôt que je suis une malheureuse enfant trouvée, sans autre nom que mon nom de Marguerite...
—Oh!...
—Ils auraient dû vous dire aussi que je suis pauvre, très-pauvre, que sans eux j’en serais peut-être réduite à travailler pour gagner mon pain...
Un sourire incrédule glissa sur les lèvres du lieutenant...
L’idée lui vint que peut-être Mlle Marguerite voulait l’éprouver, et cela lui rendit quelque aplomb.
—Peut-être exagérez-vous un peu, mademoiselle, fit-il.
—Je n’exagère rien... Je ne possède au monde qu’une dizaine de mille francs, je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré.
—Ce ne serait pas même la dot réglementaire, murmura le lieutenant.
Raillait-il, son évidente incrédulité était-elle sincère ou jouée?... Que lui avaient dit en réalité M. et Mme de Fondège?... Lui avaient-ils tout avoué et était-il leur complice, ou bien ne l’avaient-ils prévenu de rien, ne pouvant prévoir comment tournerait cette entrevue étrange?
Voilà ce dont Mlle Marguerite crut qu’il lui importait d’avoir la cœur net, et troublée qu’elle était, ne réfléchissant pas à l’incalculable portée de quelques paroles:
—Vous êtes persuadé que je suis riche, monsieur, reprit-elle; je ne le comprends que trop... Si je l’étais, vous devriez vous éloigner de moi comme d’une misérable, car je le serais par un crime...
—Mademoiselle!...
—Oui, par un crime... A la mort de M. de Chalusse, deux millions qui se trouvaient dans son secrétaire ont disparu... Qui les a volés?... On a osé m’accuser... Votre père eût dû vous apprendre cela, monsieur, et aussi quels flétrissants soupçons pèsent encore sur moi...
Elle s’arrêta... Le lieutenant était devenu plus blanc qu’un linge...
—Grand Dieu!... s’écria-t-il, avec un accent d’horreur, et comme si tout à coup une épouvantable lumière se fût faite dans son esprit...
Il eut un mouvement comme pour s’élancer dehors, mais se ravisant, il s’inclina devant Mlle Marguerite, et humblement, d’une voix étranglée:
—Me pardonnez-vous, Mademoiselle... balbutia-t-il. Je ne savais ce que je faisais... On m’avait égaré, en me flattant d’espérances insensées... Je vous en conjure, dites-moi que vous me pardonnez...
—Je vous pardonne, monsieur...
Cependant il ne s’éloigna pas encore:
—Je ne suis qu’un pauvre diable de lieutenant, poursuivit-il, sans autre fortune que mes épaulettes, sans autre avenir qu’un avancement incertain... J’ai été fou et insouciant, j’ai fait bien des sottises, mais il n’est rien dans mon passé que je ne puisse avouer sans rougir...
Il fixait Mlle Marguerite, comme s’il eût essayé de lire au plus profond de sa pensée, et c’est d’un ton solennel, contrastant avec sa légèreté habituelle, qu’il ajouta:
—Si le nom que je porte venait à être... compromis, ma carrière serait brisée, et je n’aurais plus qu’à donner ma démission... Je tenterai tout pour que l’honneur demeure intact aux yeux du monde, et que cependant justice soit rendue à qui on la doit... Promettez-moi de ne pas entraver mes desseins.
Mlle Marguerite tremblait comme la feuille... Maintenant elle comprenait son imprudence énorme... Ce malheureux avait tout deviné... Cependant elle se taisait; alors lui, d’un air égaré:
—Je vous en conjure, insista-t-il, voulez-vous que je me jette à vos genoux...
Ah!... c’était un terrible sacrifice, qu’il lui demandait là...
Mais pouvait-elle demeurer insensible devant cette douleur si poignante...
—Je resterai neutre désormais, murmura-t-elle, c’est tout ce que je puis vous promettre... La Providence décidera...
—Merci!... fit-il tristement, soupçonnant peut-être qu’il était trop tard, merci!...
Il sortait, il avait déjà ouvert la porte, un dernier espoir le ramena près de Mlle Marguerite, et lui prenant la main:
—Nous sommes amis, n’est-ce pas?... demanda-t-il.
Elle ne retira pas sa main inerte et glacée, et d’une voix à peine intelligible elle répéta:
—Nous sommes amis!...
Sentant bien qu’il n’obtiendrait de Mlle Marguerite rien de plus que sa neutralité, le lieutenant se précipita dehors, et elle retomba sur sa chaise plus morte que vive.
—Que va-t-il arriver, grand Dieu! murmurait-elle.
Les intentions de ce malheureux jeune homme, elle pensait les avoir pénétrées, et palpitante, elle prêtait l’oreille, s’attendant entre le «général» et lui, à quelque terrible explication, dont les éclats arriveraient jusqu’à elle.
Presque aussitôt, en effet, sa voix retentit, brève et convulsive:
—Où est mon père?...
—Le «général» vient de partir pour son cercle.
—Et ma mère?...
—Une amie de Mme la comtesse est venue la prier de l’accompagner à l’Opéra.
—Ah!... C’est de la démence!...
Et ce fut tout. La porte d’entrée s’ouvrit et se referma avec une violence inouïe, et on n’entendit plus rien que les ricanements des valets.
N’était-ce pas folie, en effet, de la part de M. et de Mme de Fondège de n’avoir pas attendu pour sortir l’issue de cette entrevue, ménagée par eux, et d’où leur vie dépendait!
Mais le délire s’était emparé d’eux depuis que tout à coup, grâce à un crime encore inexplicable, ils se trouvaient possesseurs d’une fortune immense, où sans compter ni réfléchir ils puisaient à pleines mains... Peut-être en se ruant furieusement au plaisir, en se hâtant d’assouvir toutes leurs convoitises, cherchaient-ils aussi à s’étourdir, à oublier, à étouffer l’implacable voix de la conscience...
Ainsi songeait Mlle Marguerite, mais on ne la laissa pas longtemps seule à ses méditations.
Par le départ du lieutenant, la consigne évidemment imposée aux domestiques se trouvait levée, et ils avaient hâte de relever le couvert...
Ayant obtenu, non sans peine, une bougie de ces serviteurs modèles, Mlle Marguerite gagna sa chambre.
Dans son trouble, elle oubliait Mme Léon, qui ne l’oubliait pas, elle, et qui, en ce moment, blottie contre la porte du salon, se désolait de n’avoir pu, autant dire, rien saisir de l’entretien du lieutenant et de sa chère demoiselle.
Réfléchir... la jeune fille ne le voulait pas. Qu’elle eut ou non commis une grande faute en se laissant deviner, et en ne sachant pas ensuite rester impitoyable, peu importait, puisqu’elle était résolue à tenir la promesse qui lui avait été arrachée... Et cependant, au dedans d’elle-même un pressentiment mystérieux lui affirmait que le châtiment du «général» et de sa femme n’en serait pas moins terrible, et qu’ils trouveraient leur fils plus inexorable que le plus sévère tribunal.
L’essentiel était de prévenir le vieux juge de paix... Rapidement elle résuma en deux pages la scène de la soirée, sûre de trouver le lendemain une occasion de jeter sa lettre à la poste.
Ce devoir accompli, et bien qu’il fût de bonne heure encore, Mlle Marguerite se coucha et prit un livre, espérant ainsi échapper à la douloureuse obsession de ses pensées. Espérance vaine!... Ses yeux lisaient les mots, suivaient les lignes, parcouraient les pages, mais son esprit échappant à sa volonté s’élançait à la suite de ce jeune garçon à physionomie si rusée qui lui avait juré qu’il retrouverait Pascal.
Un peu après minuit seulement, Mme de Fondège rentra du théâtre, et immédiatement se mit à réprimander aigrement sa femme de chambre, qui n’avait pas eu la précaution de lui allumer du feu...
Le «général» ne rentra que bien plus tard, en fredonnant gaiement.
—Ils n’ont pas vu leur fils... se dit Mlle Marguerite.
Cette préoccupation, jointe à toutes les autres, la tourmentait si cruellement, qu’elle ne s’endormit qu’au jour; ce ne fut pas pour longtemps.
Il n’était guère que sept heures et demie, lorsqu’elle fut éveillée par un remue-ménage incompréhensible et par un grand bruit de marteaux...
Elle se demandait la raison de tout ce tapage, quand Mme de Fondège, déjà parée d’une robe mirifique à trois étages et à pouf énorme, entra dans sa chambre.
—Je viens vous enlever, chère fille, déclara-t-elle... Le propriétaire se décide enfin à nous accorder des réparations et ses ouvriers viennent d’envahir notre appartement. Le «général» a déjà décampé, imitons-le... Faites-vous bien belle et sauvons-nous.
Sans mot dire, la jeune fille se hâta d’obéir, pendant que Mme de Fondège lui détaillait toutes les courses qu’elles feraient et aussi le plaisir qu’elles prendraient à essayer le merveilleux coupé acheté l’avant-veille par le «général.»
Du lieutenant Gustave, pas un mot!...
Habituée aux somptueux équipages de l’hôtel de Chalusse, Mlle Marguerite trouva le coupé médiocre... Il était surtout très-voyant et choisi exprès, eût-on dit, pour attirer les regards.
Mme de Fondège ne se fit pas faute de le montrer, ce matin-là...
Visiblement elle était en proie à une exaltation nerveuse qui devait lui enlever le libre exercice de ses facultés...
Elle s’agitait, se remuait, elle semblait ne pouvoir tenir en place... En moins de rien, elle visita dix magasins, demandant à tout voir, trouvant tout affreux, payant sans compter... On eût dit qu’elle voulait acheter Paris entier...
Vers dix heures, elle traîna Mlle Marguerite chez Van Klopen... Reçue en habituée, grâce à ses commandes importantes depuis deux jours, elle put enfin pénétrer dans le salon mystérieux où l’illustre couturier sert à ses clientes de prédilection l’absinthe ou le madère...
En sortant de cette respectable maison, et avant de remonter en voiture:
—Où aller maintenant?... demanda Mme de Fondège à Mlle Marguerite. J’ai donné la volée à mes gens, à cause des ouvriers, il n’y a donc pas de déjeuner à la maison... Pourquoi n’irions-nous pas toutes deux seules au restaurant!... Les femmes du plus grand monde le font... Vous verrez comme on nous regardera... Je suis sûre que nous nous amuserons énormément...
—Ah! madame, vous oubliez qu’il n’y a pas quinze jours que le comte de Chalusse est mort!...
Mme de Fondège eut un mouvement de dépit, mais elle se maîtrisa, et d’un ton d’hypocrite compassion:
—Pauvre enfant! fit-elle, pauvre chatte chérie, c’est vrai, j’oubliais... Cela étant, il nous faut aller demander à déjeuner à la baronne Trigault... Vous verrez quelle femme délicieuse.
Et s’adressant à son cocher:
—Rue de la Ville-l’Évêque, hôtel Trigault, commanda-t-elle...
Debout, au milieu de sa cour, le cigare aux dents, le baron examinait une paire de chevaux qu’on lui proposait, quand le coupé de Mme de Fondège s’arrêta devant le perron...
Il ne l’aimait pas, et d’ordinaire la fuyait.
Mais précisément parce qu’il savait le crime du «général» et les projets de Pascal, il crut politique de se montrer aimable...
Ayant donc reconnu Mme de Fondège à travers les glaces, il s’avança vivement, lui tendant la main pour l’aider à descendre.
—Viendriez-vous me demander à déjeuner, disait-il, ce serait une agréable...
Le reste expira dans sa gorge... Il devint cramoisi, et le cigare qu’il tenait lui échappa des mains.
Il venait d’apercevoir Mlle Marguerite...
Son saisissement était trop manifeste pour que Mme de Fondège ne le remarquât pas, mais elle l’attribua à la surprenante beauté de la jeune fille...
—Mademoiselle, fit-elle, est Mlle de Chalusse, mon cher baron, la fille du noble et respectable ami que nous pleurons.
Ah!... il n’était pas besoin qu’on dît au baron qui était cette jeune fille, il ne l’avait que trop compris.
Foudroyé d’abord, une pensée de vengeance terrible traversa son esprit comme un éclair... Il pensa que c’était la Providence même qui lui offrait le moyen d’en finir avec une situation intolérable qu’il n’avait pas le courage de dénouer...
Reprenant donc son sang-froid, grâce à un puissant effort, il précéda Mme de Fondège à travers les magnifiques appartements de son hôtel, et d’un ton léger:
—Ma femme est dans son petit salon, au bout de la galerie, dit-il... Elle va être ravie... Mais moi, j’aurais un gros secret à vous confier... Permettez que je conduise mademoiselle à la baronne, nous les rejoindrons dans un moment.
Aussitôt, sans attendre une réponse, il s’empara du bras de Mlle Marguerite qu’il entraîna jusqu’à l’extrémité de la galerie...
Là il ouvrit une porte, et d’une voix railleuse:
—Madame Trigault, cria-t-il, je vous présente la fille du comte de Chalusse...
Puis, poussant Mlle Marguerite stupéfaite, et se penchant à son oreille:
—Voilà votre mère, jeune fille, ajouta-t-il tout bas.
Et, refermant la porte, il revint à Mme de Fondège.
Plus blanche que son peignoir de mousseline, la Baronne Trigault s’était dressée tout d’une pièce...
C’était bien toujours la même femme qui, pauvre, et pendant que son mari bravait la mort pour lui conquérir une fortune, avait été éblouie par le luxe du comte de Chalusse, et qui, plus tard, riche à faire envie aux plus riches, était descendue, les mains pleines d’or, jusqu’à la boue, jusqu’à un Coralth.
Belle, la baronne l’avait été à miracle, et maintenant encore, quand elle traversait les Champs-Élysées au grand trot de ses chevaux, vêtue d’un de ces costumes excentriques qu’elle seule osait porter, bien des murmures d’admiration montaient jusqu’à elle.
Celle-là était bien l’épouse telle que la font les mœurs et la «haute vie,» la femme qui croit s’élever quand elle tombe dans le domaine des journaux et des chroniques, sans souci de son foyer désert, tourmentée d’un incessant besoin de mouvement et de bruit, la tête vide, le cœur sec, n’existant que pour et par le monde, dévorée par d’inassouvissables convoitises, trempant ses lèvres flétries à toutes les coupes, malheureuse par l’impossibilité d’étreindre les fantômes de son imagination déréglée, enviant tour à tour l’impudente liberté des femmes de théâtre ou l’avilissement de la fille des rues, toujours en quête de sensations nouvelles et n’en trouvant plus, épuisée, lassée, et se raccrochant désespérément à la jeunesse qui fuit...
Inaccessible à toute émotion qui n’était pas vanité, la baronne n’avait jamais eu une larme pour les atroces souffrances de son mari... Elle était sûre de son empire absolu sur lui; qu’importait le reste! Même son orgueil se délectait de cette certitude, qu’elle pouvait, au gré de son caprice, bouleverser ce malheureux fou, qui l’aimait en dépit de tout, lui arracher des rugissements de douleur et de rage, et l’instant d’après, d’un mot, d’un sourire, d’une caresse, le plonger dans le ravissement d’une extase idiote.
Car c’était ainsi, et bien souvent elle s’était fait un jeu cruel de l’exercice de son pouvoir.
Les jours passés, encore, après la scène affreuse surprise par Pascal, elle était revenue au baron, et elle avait obtenu de la lâcheté de sa passion les trente mille francs dont M. de Coralth avait besoin pour imposer silence à sa femme.
Et cependant, à cette heure, la baronne tremblait.
C’est que la pénétration ne lui manquait pas... Elle comprenait bien tout ce qu’avait d’alarmant la présence de Mlle Marguerite.
Pour que son mari lui amenât cette jeune fille—sa fille—il fallait qu’il sût tout et qu’il eût pris quelque résolution terrible.
Avait-elle donc épuisé une patience qu’elle croyait inépuisable?...
Elle n’ignorait pas que le baron avait placé son immense fortune de façon à pouvoir se dire et paraître ruiné. Si le courage lui était venu de rompre et de demander une séparation, qu’obtiendrait-elle des tribunaux?... Une misérable pension alimentaire, presque rien...
Et alors, comment vivre et de quoi?... Elle entrevoyait pour ses dernières années l’indigence qui avait désolé sa jeunesse: la gêne, la misère hideuse et honteuse... Elle se voyait, chute effroyable, tomber de son hôtel princier à un logement de quatre cents francs par an!
Non moins que Mme Trigault, Mlle Marguerite était atterrée, et elle restait comme clouée au sol, à la place même où le baron l’avait poussée...
Immobiles et muettes, elles demeurèrent ainsi en présence pendant un moment, qui leur parut un siècle...
Leur ressemblance, qui avait surpris Pascal, ne pouvait pas ne les point frapper, plus sensible maintenant qu’elles étaient là, face à face...
Mais tout était préférable au supplice de ce silence, et la baronne, rassemblant ses forces en un suprême effort, le rompit.
—Vous êtes la fille du comte de Chalusse, mademoiselle, commença-t-elle.
—Je le crois, mais je n’en ai pas la preuve.
—Et... votre mère?
—Je ne la connais pas, madame, et j’espère ne la connaître jamais.
Écrasée par cette phrase brève et dure, qui remuait en elle ses plus mauvais souvenirs, Mme Trigault baissait la tête...
—Qu’aurais-je à dire à ma mère? poursuivit la jeune fille. Que je la haïs?... Le courage me manquerait. Et cependant puis-je songer sans amertume à la femme qui, après m’avoir misérablement abandonnée, voulait encore me dérober à la tendresse de mon père! Ah! j’ai été moins résignée que cela autrefois... La loi ne défend pas de rechercher sa mère; je m’étais dit que je découvrirais la mienne et que je me vengerais.
—Les moyens vous ont manqué?
—Non, madame... A la mort du comte de Chalusse, on a trouvé dans un des tiroirs du secrétaire des fleurs desséchées, un gant, un paquet de lettres...
Violemment la baronne se rejeta en arrière, comme si elle eût vu un abîme s’ouvrir sous ses pieds.
—Mes lettres!... s’écria-t-elle. Ah! misérable que je suis, il les avait gardées!... C’est fini, je suis perdue, car on les a lues, n’est-ce pas?...
—On n’a même pas dénoué le ruban qui les attachait.
—Est-ce possible!... Ne me trompez-vous pas? Où sont-elles alors, où sont-elles?
—Sous les scellés.
Mme Trigault chancela.
—Alors, ce n’est qu’un sursis, balbutia-t-elle, et je n’en suis pas moins condamnée. On les lira, ces lettres maudites, lors de l’inventaire, nécessairement, fatalement; et on verra...
L’idée de ce qu’on verrait lui rendit l’énergie du désespoir, et saisissant les poignets de Mlle Marguerite:
—Écoute, lui dit-elle, en s’approchant si près que son souffle, comme une flamme, brûlait le visage de la jeune fille, il ne faut pas que personne voie ces lettres, c’est impossible, je ne le veux pas... Ce qu’elles contiennent, je vais te le dire... J’exécrais mon mari, j’aimais le comte de Chalusse d’une passion folle, et il m’avait juré qu’il m’épouserait si je devenais veuve... Comprends-tu, maintenant?... Le nom du poison, qui me l’avait fourni? Comment je me proposais de l’administrer et quels seraient ses effets? Tout cela est écrit en toutes lettres de mon écriture, et signé, oui signé de mon nom: «femme Trigault...» Le crime a échoué, mais il n’en est pas moins réel, positif, patent, et ces lettres sont une preuve... Mais on ne les lira pas, non, quand il me faudrait pour les anéantir, mettre le feu, de ma main, à l’hôtel de Chalusse...
Désormais s’expliquaient les terreurs du comte, et l’effroi que lui inspirait cette femme...
Complice, il avait sans doute écrit, lui aussi, et de même qu’il avait gardé les lettres de la baronne, elle devait avoir conservé les siennes...
Ils se tenaient; le crime indissolublement les enchaînait l’un à l’autre...
Glacée d’horreur, Mlle Marguerite s’était dégagée de l’étreinte de Mme Trigault.
—Je vous jure, madame, fit-elle, que tout ce qui est humainement possible je le tenterai pour sauver votre correspondance.
—Et avez-vous quelque espoir d’y parvenir?
—Oui... répondit la jeune fille, qui pensait à son vieil ami le juge de paix.
Émue d’une émotion qu’elle ne connaissait pas, bouleversée, hors d’elle-même, la baronne eut une exclamation de joie.
—Ah!... tu es bonne, toi.... s’écria-t-elle. Tu es généreuse et noble, toi qui te venges en me rendant la vie, l’honneur, tout... car tu es ma fille, n’est-ce pas, tu le savais... On t’avait dit, en t’amenant ici, que c’est moi qui, exécrable et dénaturée, t’ai lâchement abandonnée...
Elle s’avançait, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, mais Mlle Marguerite la repoussa froidement:
—Épargnez-vous, madame, épargnez-moi les souffrances d’une inutile explication.
—Marguerite!... Seigneur Dieu!... Tu me repousses!... Après ce que tu me promets de faire pour moi, tu ne me pardonnerais pas!...
—Je tâcherai d’oublier, madame.
Elle fit un pas vers la porte, mais la baronne se jeta à ses genoux, et d’une voix déchirante:
—Grâce! s’écria-t-elle; Marguerite, je suis ta mère... on n’a pas le droit de repousser sa mère...
Mais la jeune fille l’écarta:
—Ma mère est morte, madame; je ne vous connais pas!
Et elle sortit sans détourner la tête, sans voir la baronne s’affaisser évanouie sur le parquet...
XVIII
Dans la galerie, le baron Trigault retenait toujours Mme de Fondège...
Que lui disait-il, pour justifier l’expédient grossier qu’il avait improvisé?... Si grand était son trouble qu’il ne le savait guère, et peu importait, car elle ne l’écoutait pas...
Sans être précisément fine, la bonne dame flairait quelque gros mystère, un bon scandale peut-être, et ses yeux ne quittaient pas la porte du petit salon...
Dès qu’elle s’ouvrit, cette porte, et que Mlle Marguerite parut:
—Ciel, s’écria-t-elle, qu’arrive-t-il à ma pauvre enfant!
C’est qu’elle s’avançait, la malheureuse, d’un pas raide, l’œil fixe, les bras étendus en avant... Il lui semblait que le parquet oscillait sous ses pieds, que les murs tremblaient, que les plafonds allaient s’effondrer.
Mme de Fondège se jeta sur elle.
—Qu’avez-vous, ma chérie?
Hélas! la pauvre fille était anéantie, brisée...
—Ce ne sera rien... balbutia-t-elle.
Et ses yeux se fermèrent; ses mains, cherchant un point d’appui se crispèrent dans le vide, et elle fût tombée, sans le baron qui la retint et la porta sur un canapé.
—Au secours! criait Mme de Fondège; à l’aide! elle se meurt; un médecin!...
Il n’était pas besoin de médecin... Une des femmes de chambre de la baronne arriva avec de l’eau fraîche et des sels, et Mlle Marguerite se redressa, promenant autour d’elle un regard égaré, passant et repassant, d’un mouvement machinal, sa main sur son front moite...
—Vous sentez-vous mieux, chère mignonne? interrogea Mme de Fondège.
—Oui.
—Ah!... vous m’avez fait une belle peur! Voyez comme je tremble.
Mais la frayeur de la digne «générale» n’était rien comparée à la curiosité qui la peignait... Même ce sentiment fut si fort que, n’y tenant plus:
—Enfin, que s’est-il passé? demanda-t-elle.
—Rien, madame, rien...
—Cependant...
—Je suis sujette à ces indispositions... J’avais eu froid, la chaleur du salon m’a saisie...
A l’accent de la jeune fille, encore qu’elle s’exprimât péniblement, le baron comprit qu’elle ne parlerait pas, et sa reconnaissance fut grande.
—Ne fatiguez donc pas cette pauvre enfant, dit-il à Mme de Fondège... Vous feriez mieux de la reconduire chez vous et de la coucher...
—J’y pensais, mais j’ai renvoyé mon coupé, en disant à mon cocher de venir me prendre à une heure chez Van Klopen...
—N’est-ce que cela? On va vous atteler une voiture, chère madame.
Il fit un signe, un domestique s’élança dehors.
Furieuse, Mme de Fondège se tut.
—Le voici qu’il me met à la porte, maintenant, pensait-elle, c’est un peu fort!... Et la baronne qui ne paraît pas!... Elle a dû m’entendre crier, cependant!... Qu’est-ce que cela signifie?... Bast! il faudra bien que Marguerite me l’apprenne, quand nous serons seules.
Erreur! c’est en vain que durant le trajet de la rue de la Ville-l’Évêque à la rue Pigalle, elle martyrisa la jeune fille de ses questions, elle n’en obtint que cette réponse invariable et obstinée:
—Il n’y a rien eu... Que voulez-vous qu’il y ait eu?
De sa vie la «générale» n’avait été plus irritée.
—Pécore!... pensait-elle. Qui a jamais vu un entêtement pareil!... Mademoiselle pose pour la discrétion! Une fille de rien... Je la battrais!
Elle ne la battit pas, mais lorsqu’elles arrivèrent:
—Vous sentez-vous la force de remonter l’escalier seule? demanda-t-elle.
—Alors, je vous quitte... Vous savez que Klopen m’attend à une heure précise, et je n’ai pas déjeuné... Et surtout rappelez-vous que mes gens sont à vos ordres; commandez, vous êtes chez vous...
Non sans peine, non sans être contrainte de s’arrêter plusieurs fois, Mlle Marguerite parvint à l’appartement de la «générale.»
—Où est madame? lui demanda la femme de chambre qui lui ouvrit.
—Elle fait des courses...
—Rentrera-t-elle dîner?
—Je ne sais pas.
—C’est que voilà trois fois que M. Gustave vient, il dit que c’est dégoûtant de ne jamais trouver personne, et il fait une vie, une vie!... Et avec cela, les ouvriers nous mettent dans le gâchis jusqu’au cou!... Baraque, va!...
Déjà Mlle Marguerite avait gagné sa chambre et s’était jetée sur son lit...
Elle souffrait horriblement... L’âme vaillante tenait bon, mais le corps succombait..... Ses artères battaient avec une violence inouïe, elle sentait un froid glacial lui monter des pieds jusqu’au cœur, sa tête brûlait comme si elle y eût eu un brasier...
—Mon Dieu!... pensait-elle, est-ce que je vais tomber malade au dernier moment, et quand j’ai le plus besoin de toutes mes forces...
Elle essaya de dormir.... mais le pouvait-elle? Comment se délivrer de l’odieuse obsession!... Sa mère!... Penser qu’une telle femme était sa mère!... N’était-ce pas à mourir de douleur et de honte! et il fallait la sauver, anéantir avec ses lettres la preuve de son crime... Le pouvoir du vieux juge de paix irait-il jusque-là?...
Et cependant elle se demandait si elle n’avait pas été trop cruelle, trop dure... Criminelle ou non, la baronne était sa mère... De quel droit s’était-elle montrée impitoyable, quand tendre la main à cette misérable femme, c’eût été peut-être l’arracher à son affreuse existence.
Ainsi elle songeait, oubliée dans sa petite chambre... Les heures passaient; et le jour commençait à baisser quand, dans la rue, sous ses fenêtres, un cri strident retentit:
—Pi... ouit!...
Ce fut comme une commotion électrique. D’un bond elle fut sur pied.
Ce cri, c’était le signal dont elle était convenue avec ce jeune garçon qui chez M. Fortunat s’était si soudainement déclaré son auxiliaire.
Pourtant, ne s’abusait-elle pas?... Non... Elle écouta: le cri se fit entendre une seconde fois, plus aigu et plus prolongé.
Il n’y avait pas à hésiter, elle descendit... L’espoir versait comme un sang nouveau dans ses veines et réveillait en elle une toute-puissante énergie...
Arrivée au seuil de la porte de la rue, elle s’arrêta, regardant...
Tout près, à droite, un jeune garçon en blouse semblait examiner attentivement un magasin... Il se rapprocha encore, et vivement:
—Suivez-moi à dix pas, dit-il, jusqu’à ce que je m’arrête.
—C’est bien lui!... pensa Mlle Marguerite.
Et palpitante, elle le suivit...
C’était Victor Chupin, en effet, passablement meurtri de sa lutte du matin, un œil quelque peu poché, mais heureux jusqu’au délire.
Heureux, et cependant inquiet. Et tout en précédant la jeune fille, il murmurait:
—Comment lui annoncer que j’ai réussi? Pas de bêtises?... Si je lui dis la chose tout d’un coup, elle est capable de s’en faire une émotion à en être malade... Il faudrait amener ça insensiblement, en douceur.
Arrivé à la rue Boursault, ayant tourné le coin, il s’arrêta, et Mlle Marguerite le rejoignit, demandant d’une voix troublée:
—Eh bien?...
—Ça marche, répondit-il, petitement, mais néanmoins assez bien...
—Vous savez quelque chose, monsieur!... Parlez!... Ne voyez-vous pas mon angoisse!...
Il ne la voyait que trop, au contraire, son hésitation en redoublait, et furieusement il se grattait la tête...
Enfin prenant son parti:
—Pour lors, mademoiselle, reprit-il, appuyez-vous contre le mur, là, encore un peu... Et maintenant, tenez-vous bien... oui, comme ça... Y êtes-vous?... Eh bien!... j’ai retrouvé M. Férailleur...
Sage avait été la précaution de Chupin, car Mlle Marguerite chancela... Un tel succès, si prompt, c’était inouï!...
—Est-ce bien possible, mon Dieu!... murmura-t-elle...
—Tellement possible, que j’ai là dans ma poche une lettre de M. Férailleur pour vous, mademoiselle... La voici, et il y a une réponse.
Elle la prit, cette lettre, elle brisa le cachet d’une main tremblante et lut:
«Je touche au but, mon amie. Un pas encore, et nous triomphons... Mais il faut que je vous parle aujourd’hui même, à tout prix...
«Ce soir, donc, à partir de huit heures, ma mère vous attendra dans un fiacre rue Boursault, au coin de la rue Pigalle.
«Venez, et que la crainte des soupçons des Fondège ne vous arrête pas... Ils sont désormais hors d’état de vous nuire...
«PASCAL.»
—J’irai! répondit Marguerite.
Mille obstacles pouvaient entraver le dessein de Mlle Marguerite... Il était à craindre que Mme Léon, invisible depuis le matin, ne reparût tout à coup, ou que le «général» et sa femme ne rentrassent diner.
Que répondrait-elle si on lui demandait où elle voulait aller, seule, à pareille heure?...
Et si on s’avisait de s’opposer à ce qu’elle sortît, quel parti prendre?
N’importe, elle ne délibéra ni ne disputa... Pascal avait parlé, cela suffisait pour qu’elle fût déterminée à obéir aveuglément, coûte que coûte... S’il lui conseillait une démarche, c’est qu’il la jugeait bonne et utile, et elle s’estimait heureuse de s’abandonner à la volonté de celui en qui elle avait une confiance sans bornes.
Mais aucune de ses appréhensions fâcheuses ne devait se réaliser. L’heure du dîner vint, passa, et la maison resta déserte... Les ouvriers s’étaient retirés et on n’entendait plus rien qu’un grand bruit de ripaille à l’office.
Même, se sentant faible, car elle n’avait rien pris de la journée, elle eut de la peine à obtenir des domestiques quelque chose à manger, un potage et une tranche de viande froide, qu’on lui servit en rechignant, sur un coin de table, sans nappe.
La demie de sept heures sonnait, comme elle finissait ce dîner sommaire... Elle laissa s’écouler un moment encore, puis, craignant de faire attendre Mme Férailleur, elle descendit.
Rue Boursault, à la place indiquée, un fiacre stationnait. Les glaces en étaient baissées, et, dans l’ombre, vaguement, on distinguait le visage et les cheveux blancs d’une femme âgée.
Rapidement, après un regard autour d’elle, pour s’assurer qu’on ne l’avait pas suivie, Mlle Marguerite s’approcha.
—Montez vite, mademoiselle, lui dit une voix bienveillante.
Elle monta, et la portière n’était pas refermée, que le cocher, enveloppant ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet, les lança au galop.
Évidemment, avec ses instructions, il avait reçu d’avance les arrhes d’un magnifique pourboire.
Assises l’une près de l’autre sur la banquette du fond, la vieille femme et la jeune fille gardaient le silence, s’observant à la dérobée, cherchant à se dévisager toutes les fois que la voiture passait devant quelque magasin fortement éclairé.
Elles ne s’étaient jamais vues, et leur anxiété de se connaître était immense, chacune sentant bien que l’autre aurait sur sa vie une influence décisive...
Qui eût été admis à l’intimité de Mme Férailleur eût sans doute trouvé bien surprenante, bien extraordinaire, inouïe, la démarche qu’elle hasardait en ce moment... Elle était cependant tout à fait dans la logique de son caractère.
Tant qu’elle avait espéré détourner Pascal d’épouser Mlle Marguerite, elle avait témoigné hautement et même exagéré ses préventions et ses répugnances... Mais du moment où, vaincue par la passion de son fils, elle se laissa arracher son consentement, le point de vue changea. La jeune fille qui allait être sa bru lui devint sacrée, et veiller sur elle, sur sa conduite, sur sa réputation lui parut le plus strict devoir.
Or, elle avait jugé et décidé qu’il n’était pas convenable que la fiancée de son fils courût seule les rues, le soir. Ne serait-ce pas compromettre son honneur, et plus tard, la venimeuse Mme de Fondège ne calomnierait-elle pas cette sortie? Et elle était venue, la rigide bourgeoise, afin de pouvoir répondre:
—J’étais là!...
Quant à Mlle Marguerite, après les horribles agitations de la journée, elle s’abandonnait sans réserve à la douceur des émotions qui la pénétraient...
Bien des fois Pascal lui avait dit les préjugés de Mme Férailleur, et l’inflexibilité de ses principes... Mais il lui avait dit aussi son énergie, l’élévation de son esprit et de son cœur, et qu’elle était bonne entre les meilleures et les plus dévouées...
Mais pour la jeune fille, une considération qu’elle ne s’avouait peut-être pas, effaçait toutes les autres... Mme Férailleur était la mère de Pascal... Pour cela seul, elle l’eût adorée...
Comment n’eût-elle pas béni cette femme qui, veuve, ruinée par un misérable, s’était vaillamment remise au travail pour élever son fils, et en avait fait un homme... l’homme que, librement, Mlle Marguerite avait choisi entre tous...
Elle se fût agenouillée devant cette bourgeoise si simple et si grande, si elle l’eût osé... elle lui eût baisé les mains!...
Et si son cœur se serra, pendant qu’elle franchissait la distance qui séparait ses espérances de la réalité, c’est que pendant qu’elle admirait cette mère incomparable, le souvenir de sa mère, à elle, de la baronne Trigault, lui revint...
Le fiacre, cependant, avait dépassé les boulevards extérieurs, et il cahotait sur la route d’Asnières, au grand galop des chevaux incessamment fouaillés.
—Nous approchons, dit Mme Férailleur.
Ce que répondit Mlle Marguerite, on ne l’entendit pas; elle étouffait.
Le cocher venait de tourner court la route de la Révolte; il ne tarda pas à ralentir l’allure de ses bêtes.
—Regardez, mademoiselle, dit encore Mme Férailleur, voici notre maison là-bas.
Sur le seuil, la tête nue, les cheveux au vent, haletant d’impatience et d’espoir, un homme était debout, qui comptait les secondes aux battements furieux de ses tempes... Pascal.
Il n’attendit pas que la voiture s’arrêtât...
Bondissant jusqu’à la portière, il l’ouvrit, et Mlle Marguerite se trouvant de son côté, il l’attira à lui, l’enleva entre ses bras, et l’emporta dans la maison en poussant un grand cri de joie...
Elle n’eut pas le temps de se reconnaître. Il la déposa sur un méchant fauteuil, et se laissant tomber à genoux devant elle:
—Enfin je vous revois, ô ma Marguerite bien-aimée!... s’écria-t-il... Vous êtes à moi, rien ne nous séparera plus!...
Ils sanglotaient... Forts contre l’adversité, ils succombaient sous l’excès de leur bonheur... Et ils demeuraient là, penchés l’un vers l’autre, si près que leur souffle se mêlait, les mains enlacées, les yeux dans leurs yeux, troublés jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, le visage inondé de larmes, palpitants à croire que leur cœur se brisait... Debout, appuyée à l’huisserie de la porte, Mme Férailleur pleurait.
—Comment vous dire tout ce que j’ai souffert... poursuivait Pascal d’une voix saccadée. Les journaux vous ont tout appris, n’est-ce pas?... qu’on m’a accusé de tricher au jeu; qu’on m’a appelé voleur en face; qu’on a levé la main sur moi pour me fouiller; que mes amis les plus intimes m’ont renié; que j’ai été chassé du Palais... Tout cela est horrible, n’est-ce pas?... Eh bien! non, ce n’est rien, comparé à la douleur atroce, insoutenable que j’ai ressentie en pensant que vous ajoutiez foi à l’abominable calomnie qui me déshonorait.
Mlle Marguerite se dressa.
—Vous avez pensé cela, s’écria-t-elle, vous avez cru que je doutais de vous, moi!... Comme vous, je suis accusée d’un vol ignoble... Me soupçonnez-vous donc?...
—Dieu puissant! moi, vous soupçonner!...
—Alors pourquoi...
—Je n’avais plus ma raison, Marguerite, mon unique amie, j’étais fou!... Qui ne l’eût été à ma place!... C’était le lendemain du guet-apens infâme... J’avais fait demander Mme Léon, et je l’avais chargée pour vous d’une lettre où je vous conjurais de m’accorder cinq minutes...
—Hélas! je ne l’ai pas reçue, cette lettre.
—Je le sais maintenant, mais alors!... Alors, je suis allé vous attendre à la petite porte du jardin... mais c’est Mme Léon qui est venue... Elle m’apportait un billet au crayon, signé de votre nom, et qui était un éternel adieu... Et moi, insensé, je n’ai pas reconnu que ce billet était un faux...
Mlle Marguerite était confondue. Le voile se déchirait, la vérité lui apparaissait plus claire que le jour...
Elle se rappelait la confusion de l’indigne femme de charge, quand le lendemain de la mort du comte de Chalusse, elle l’avait surprise rentrant du jardin tout en désordre...
—Eh bien! reprit-elle, savez-vous ce que je faisais, moi, Pascal, presque au même moment?... Épouvantée de ne pas recevoir de vos nouvelles, je courais rue d’Ulm, et là j’apprenais que vous veniez de vendre votre mobilier et de partir pour l’Amérique... Une autre femme peut-être se serait crue abandonnée... moi, non... J’étais sûre que vous n’aviez pas fui lâchement, et que si vous vous cachiez, c’était pour frapper plus sûrement vos ennemis.
—Ne m’accablez pas, Marguerite... C’est vrai, de nous deux j’ai été le plus faible...
Ils déliraient, ils divaguaient... Perdus dans le ravissement de l’heure présente, ils oubliaient le passé et l’avenir, les angoisses de la veille et les menaces du lendemain; tout, jusqu’à leurs ennemis encore debout.
Mais Mme Férailleur veillait... Elle étendit les bras vers la pendule, et d’une voix vibrante:
—Le temps marche, mon fils, prononça-t-elle, regarde... Chaque minute qui s’écoule, compromet le succès... Qu’un soupçon amène ici la Vantrasson, tout peut être perdu...
—Elle ne nous surprendrait pas, chère mère... Chupin m’a promis de ne pas la perdre de vue... Si elle bougeait de sa boutique, il arriverait vite ici, et en lançant une pierre contre les volets nous préviendrait.
Ce n’était pas assez pour satisfaire Mme Férailleur.
—Tu oublies, Pascal, insista-t-elle, que Mlle Marguerite doit être rentrée à dix heures si elle se résigne au sacrifice que tu attends de son courage...
C’était la voix même du devoir, qui rappelait Pascal au sentiment amer de la réalité. Il se releva lentement, et après s’être recueilli une minute, maîtrisant son émotion:
—Avant tout, Marguerite, ma bien-aimée, commença-t-il, je vous dois la vérité et l’exposé exact de notre situation... Pressé par les événements, j’ai dû agir sans vous consulter et disposer en quelque sorte de votre personne... Ai-je eu tort ou raison?... Soyez juge...
Et, sans s’arrêter aux protestations de la jeune fille, rapidement il lui expliqua comment et par quel concours de circonstances favorables il avait réussi à se glisser dans l’intimité de M. de Valorsay, à pénétrer ses desseins les plus secrets et à devenir en apparence son complice.
—Le but de ce misérable, poursuivait-il, est bien simple... Il prétend vous épouser. Pourquoi?... Parce que, sans vous en douter, vous êtes riche, mon amie, riche de toute la fortune du comte de Chalusse, votre père...
Cela vous surprend, n’est-ce pas? Eh bien! écoutez-moi.
Trompé par le marquis de Valorsay, le comte de Chalusse lui avait promis votre main... Ah! les choses étaient terriblement avancées sans qu’on vous eût prévenue, et tout était réglé et convenu...
Dès le principe, cependant, une grave difficulté s’était présentée. Le marquis voulait que votre père vous reconnût avant le mariage, et lui, résistait. «Cela m’exposerait aux plus sérieux dangers, disait-il... Je reconnaîtrai Marguerite par mon testament, en même temps que je l’instituerai ma seule héritière...» Mais le marquis n’entendait pas de cette oreille: «Je ne doute pas de vos dispositions actuelles, mon cher comte, objectait-il, seulement rien ne m’assure et vous n’êtes pas certain vous-même qu’elles ne changeront pas... Supposez une brouille, votre héritage nous échappe...»
Cette difficulté les arrêtait depuis longtemps, l’un exigeant des garanties, l’autre s’obstinant à n’en point donner, quand enfin M. de Chalusse s’avisa d’un expédient qui conciliait tout.
Il remit à M. de Valorsay un testament par lequel il vous reconnaissait et vous léguait toute sa fortune...
Cet acte inattaquable, le marquis l’a conservé précieusement. Il s’est bien gardé d’en parler et le brûlerait plutôt que de vous le rendre. Mais du jour où vous seriez sa femme, il le produirait et recueillerait ainsi les millions du comte de Chalusse...
—Ah! le vieux juge de paix avait deviné juste... murmura Mlle Marguerite.
Pascal ne l’entendit pas.
Toutes ses facultés étaient absorbées par la nécessité d’être clair, d’être bref surtout, car il avait bien des choses à dire encore et l’heure avançait...
—Pour ce qui est de la somme énorme qu’on vous accuse d’avoir détournée, continuait-il, je sais ce qu’elle est devenue... Elle est entre les mains de M. de Fondège...
—Je le sais, Pascal, j’en suis sûre, mais la preuve, la preuve!
—Elle existe, et c’est le marquis de Valorsay qui l’a.
—Est-ce possible, grand Dieu!... Ne vous abusez-vous pas?
—Je l’ai vue, mon amie, cette preuve accablante, irrécusable, je l’ai touchée, je l’ai tenue... Et elle explique tout ce qui nous avait paru inexplicable, incompréhensible, inouï...
La lettre reçue par M. de Chalusse le jour de sa mort lui était adressée par sa sœur... Elle lui demandait sa part de la succession paternelle, le menaçant d’un scandale terrible, s’il refusait de faire droit à sa juste réclamation...
Le comte était-il décidé à tout braver plutôt que de s’exécuter? Il y a lieu de le croire.
Ce qui est sûr, c’est qu’il haïssait d’une implacable haine non sa sœur, peut-être, mais l’homme qui l’avait séduite et qui, plus tard, inspiré par la cupidité, l’avait épousée. Mille et mille fois il avait juré que jamais le mari ni la femme n’auraient un centime des sommes immenses qu’il leur devait véritablement.
Dans de telles conditions, se croyant à la veille d’un procès, décidé à dissimuler sa fortune, les fonds qu’il venait de réaliser l’embarrassaient... Qu’en faire?
Il résolut de les confier à M. de Fondège, qui passait pour un excentrique, mais dont la probité semblait au-dessus du soupçon...
Lors donc qu’il sortit, le soir vers six heures, il emportait les titres au porteur et les paquets de billets de banque que vous aviez vus le matin dans son secrétaire...
Que se passa-t-il entre votre père et le dépositaire choisi par lui?... On ne peut que le soupçonner...
Ce qui est prouvé pour moi et que je prouverai, c’est que M. de Fondège accepta le fidéicommis et qu’il en donna un reçu en forme de lettre.
Il était ainsi conçu:
«Je reconnais, mon cher comte de Chalusse, avoir reçu de vous, aujourd’hui jeudi, 15 octobre 186..., la somme de DEUX MILLIONS DEUX CENT CINQUANTE MILLE FRANCS, que je déposerai en mon nom à la Banque de France, pour les remettre à Mlle Marguerite, votre fille, le jour où elle me représentera cette lettre.
«Et croyez, mon cher comte, à l’absolu dévouement de votre vieux camarade.
«Gal DE FONDÈGE.»
Mlle Marguerite était confondue.
—Qui donc a pu vous révéler ces détails si précis?... interrogea-t-elle.
—Le marquis de Valorsay, mon amie, et vous allez comprendre comment.
Cette lettre pliée—sans enveloppe—M. de Fondège y écrivit l’adresse de son «vieux camarade.» M. de Chalusse se proposait de la mettre à la poste, afin que le timbre lui donnât une date certaine.
Mais une fois dehors, réfléchissant, il eut peur. Il se dit que c’était chose bien fragile que cette feuille de papier, seule preuve qui existât du dépôt qu’il venait de remettre à l’honneur de M. de Fondège. Elle pouvait s’égarer, cette feuille, se perdre, être brûlée ou volée, que sait-on?... Alors qu’adviendrait-il? Combien de fois n’a-t-on pas vu des fidéicommissaires trahir la confiance dont ils avaient paru dignes!...
Avec de telles idées, M. de Chalusse devait s’inquiéter d’un moyen de se garantir d’un malheur non probable, mais possible. Il le chercha et le trouva.
Passant devant le magasin d’un papetier, il y entra, acheta une de ces presses dont les négociants se servent pour leur correspondance, et, sous prétexte de l’essayer, donna à copier la lettre de M. de Fondège.
L’opération terminée, il prit la feuille où se trouvait reproduit le reçu et la mit sous une enveloppe à l’adresse du marquis de Valorsay.
Et, tranquille désormais, il jeta à la poste et la lettre et la reproduction.
Quelques instants plus tard, il montait en voiture et était frappé d’une attaque d’apoplexie...
Si extraordinaires que dussent paraître les explications de Pascal, Mlle Marguerite ne doutait certes pas de leur exactitude.
—Alors, demanda-t-elle, c’est la reproduction, que vous avez vue entre les mains du marquis de Valorsay?
—Oui.
—Et l’original?
—M. de Fondège seul pourrait dire ce qu’il est devenu. Ce qui est évident, c’est qu’il a réussi à s’en emparer. Se livrerait-il à des dépenses insensées, s’il n’était pas persuadé que toute preuve du fidéicommis est anéantie!... Peut-être, en apprenant la mort si soudaine de M. de Chalusse, a-t-il séduit le concierge, qui a guetté sa lettre et la lui a rendue?... A ce sujet, j’en suis réduit aux conjectures. S’il désire que vous épousiez son fils, c’est que probablement il lui paraît trop affreux de vous laisser dans la misère pendant qu’il jouit de la fortune qu’il vous a volée. Les pires coquins ont de ces scrupules. D’un autre côté, vous marier à son fils serait s’assurer contre toutes les chances de l’avenir...
Il se tut un moment, cherchant s’il n’oubliait rien, et plus lentement:
—Vous le voyez, Marguerite, les preuves de votre innocence existent, palpables, plus claires que le jour, indiscutables... Malheureusement, j’ai été pour moi moins heureux que pour vous... Vainement j’ai essayé de rassembler des preuves matérielles du guet-apens dont j’ai été victime... Je n’ai à fournir que des témoignages, toujours discutables, et c’est seulement en démontrant l’infamie du marquis de Valorsay et du vicomte de Coralth que je puis me réhabiliter...
Une joie immense, sans mélange, illuminait le visage de Mlle Marguerite...
—Enfin, je puis donc vous servir à mon tour, ô mon unique ami! s’écria-t-elle. Ah! que béni soit Dieu qui m’a si bien inspirée, et qui me récompense ainsi d’une heure de courage!... L’idée de mon pauvre père, je l’ai eue, Pascal, oui, la même absolument, n’est-ce pas étrange!... Cette preuve matérielle de votre innocence, que vous avez inutilement cherchée, je l’ai, écrite et signée du marquis de Valorsay... De même que M. de Fondège, il croit anéantie la lettre qui l’accuse et l’accable, il l’a brûlée, et cependant elle existe.
Et tirant de son corsage une des épreuves qui lui avaient été remises par la photographie Carjat, elle la tendit à Pascal, en disant:
—Lisez!...
D’un coup d’œil, Pascal embrassa cette épreuve, fac-simile merveilleux de la lettre adressée par le marquis de Valorsay à Mme Léon.
—Ah!... c’est le coup de grâce du misérable!... s’écria-t-il.
Et s’approchant de Mme Férailleur, toujours immobile et roide, contre la porte:
—Regarde, mère, ajouta-t-il, regarde!...
Et du doigt il lui fit suivre mot à mot, cette phrase accablante, si explicite que le jury le plus scrupuleux n’eût pas demandé plus:
«...J’ai combiné une mesure qui effacera complétement et à tout jamais le souvenir de ce maudit P. F., si tant est qu’on daigne se souvenir de lui, après le petit désagrément que nous lui avons ménagé chez la d’Argelès...»
—Encore, n’est-ce pas tout, continua Mlle Marguerite. D’autres lettres existent, qui complètent celle-ci, et qui, rapprochées, prouvent la froide préméditation, et nomment l’abject complice, Coralth... Et ces foudroyants témoignages sont au pouvoir d’un ancien complice du marquis, un homme d’une honnêteté suspecte, devenu son ennemi... Il s’appelle Isidore Fortunat, et demeure place de la Bourse...
Elle sentait arrêté sur elle, tenace et pénétrant, le regard de Mme Férailleur... Elle eut l’intuition de ce qui se passait dans l’âme de la rigide bourgeoise et comprit que son avenir et le bonheur de son mariage se décidaient en ce moment.
Aussi, vivement, comme si elle eût espéré se dévoiler tout entière:
—Ma conduite n’a peut-être pas été celle d’une jeune fille, Pascal, prononça-t-elle. Timide, inexpérimentée, saintement ignorante de la vie et du mal, une jeune fille pieusement gardée par sa mère se fût abîmée sous la honte et n’eût trouvé que des larmes et des prières... J’ai pleuré aussi, moi, j’ai prié, mais je me suis débattue, j’ai agi... A l’heure du danger, il m’est venu quelque chose de la vaillance et de l’énergie des pauvres femmes du peuple parmi lesquelles j’ai autrefois gagné mon pain... Les misères du passé n’ont pas été perdues...
Et simplement, sans emphase, comme si elle eût conté la chose la plus naturelle du monde, elle dit quelle lutte elle avait acceptée et soutenue, seule contre tous, forte de sa foi en Pascal et de son amour...
—Ah!... tu es une bonne et courageuse fille, toi!... s’écria Mme Férailleur. Tu es digne de mon fils, et tu porteras fièrement notre nom d’honnêtes gens!...
Déjà, depuis un moment, l’obstinée bourgeoise luttait en vain contre l’attendrissement qui la gagnait, et de grosses larmes silencieuses roulaient le long de ses joues ridées...
N’y tenant plus, elle jeta ses deux bras autour du cou de Mlle Marguerite, et l’attirant contre sa poitrine, elle la tint longtemps embrassée, en murmurant:
—Marguerite! ma fille!... Ah! combien elles étaient injustes, mes préventions!
Pascal eût dû être transporté de joie. Non, cependant. Son front de plus en plus se plissait, et c’est d’une voix sourde qu’il dit:
—Voilà donc le bonheur qui est là, là!... Pourquoi faut-il qu’une dernière épreuve, qu’une dernière humiliation nous en sépare!
Mais Mlle Marguerite se sentait des forces à affronter en souriant le martyre...
—Parlez, Pascal, dit-elle, ne voyez-vous pas qu’il va être dix heures!...
Lui hésitait, ses yeux se troublaient, sa respiration haletait, et c’est avec l’empressement du désespoir qu’il reprit:
—Il fallait vaincre, n’est-ce pas, pour vous, pour moi, à tout prix!... Voilà l’excuse de l’horrible expédient que j’ai adopté... M. de Valorsay, vous l’avez vu, se vante à Mme Léon d’avoir un moyen de briser vos résistances... et il croit en effet l’avoir... Comment je ne l’ai pas tué de mes mains, quand il me l’a exposé... c’est que je veux une vengeance bruyante comme l’outrage, plus sûre, plus terrible, plus lente surtout... Ce moyen, un scélérat tel que lui pouvait le concevoir. Par son âme damnée, Coralth, il a attiré chez lui le fils de la sœur du comte de Chalusse, son unique héritier en ce moment... C’est un malheureux, sans cœur, sans intelligence, sans esprit, tout vanité stupide et ridicules prétentions, ni meilleur ni pire que bien d’autres qui font figure... il a nom Wilkie Gordon. Sans peine le marquis s’est emparé de ce pauvre idiot, et lui a persuadé qu’il était de son devoir de vous dénoncer au procureur impérial comme ayant détourné de la succession de M. de Chalusse une somme de deux millions, et comme ayant aussi vous, vous, Marguerite, empoisonné le comte.
La jeune fille haussa les épaules.
—Pour ce qui est du vol, fit-elle, nous avons une réponse... Quant à l’empoisonnement... en vérité l’accusation est trop stupide!...
Mais Pascal restait sombre.
—Pas si stupide... fit-il. Un médecin s’est rencontré, un indigne, un lâche et vil gredin, qui pour de l’argent consent à appuyer la dénonciation...
—Le docteur Jodon, n’est-ce, pas?...
—Oui... Et ce n’est pas tout. Sous les scellés, dans le secrétaire du comte, est le flacon dont il a bu deux gorgées le jour de sa mort... Eh bien!... dans la nuit de demain, Mme Léon doit ouvrir la porte du jardin de l’hôtel de Chalusse à un immonde scélérat qui, sans que les scellés en gardent trace, se charge de faire disparaître le flacon...
La jeune fille frissonna; elle comprenait l’infernale combinaison.
—Je pouvais être perdue!... murmura-t-elle.
Affirmativement, Pascal hocha la tête.
—M. de Valorsay voulait que vous vous vissiez perdue, prononça-t-il, avant de vous proposer de l’épouser s’il vous sauvait... Je dois dire que M. Wilkie ignore quels atroces projets il sert... Il n’y a dans le secret entier du marquis que M. de Coralth, et c’est moi qui, sous le nom de Mauméjan, suis leur conseiller... C’est donc à moi que, sur l’avis de M. de Valorsay, M. Wilkie est venu demander un projet de dénonciation... Je le lui ai rédigé, Marguerite, tel que le souhaitait notre ennemi, terrible, accablant en apparence, groupant avec un art perfide les rapports des valets et les soupçons du médecin, établissant la connexité du meurtre et du vol, demandant une enquête... Et ce projet de dénonciation, M. Wilkie l’a recopié de sa main, signé, mis sous enveloppe... et il a dû le porter lui-même au parquet...
Mlle Marguerite s’affaissa sur un fauteuil.
—Vous avez fait cela! balbutia-t-elle.
—Il le fallait, ma fille! déclara Mme Férailleur.
—Oui, il le fallait, reprit Pascal, indispensablement et vous allez le comprendre... Institution humaine, bornée en ses moyens, la Justice ne saurait sonder les âmes, scruter les pensées, ni poursuivre des projets, si abominables qu’ils soient et si près qu’on les suppose de la réalisation... Pour qu’elle intervienne, la Justice, il lui faut un fait matériel, tangible, tombant sous le sens, ce qu’on appelle un commencement d’exécution... Vous arrêtée, les crimes de M. de Valorsay et des misérables qu’il emploie tombent sous le coup de la loi... Vous arrêtée, je cours prendre votre vieil ami le juge de paix, et ensemble nous nous rendons chez le juge d’instruction à qui nous expliquerons tout... Votre innocence démontrée, et l’infamie des autres, que pensez-vous que fasse la justice?... Prudemment elle attendra que nos ennemis se déclarent, afin de les prendre tous d’un seul coup de filet, et que pas un n’échappe... Dans la nuit de demain des agents habiles surveilleront l’hôtel de Chalusse... et, au moment où Mme Léon et le misérable qu’elle doit guider se croiront sûrs du succès, ils seront pris sur le fait et arrêtés... Interrogés par un magistrat instruit de tout, pourront-ils nier?... Non, évidemment... Leurs aveux détermineront l’action de la justice, et pénétrant à l’improviste chez M. de Valorsay, elle y saisira le testament de votre père, le reçu de M. de Fondège, en un mot toutes les preuves du crime... Et à l’heure de cette perquisition, tous nos ennemis, rassurés par votre arrestation, se trouveront à une grande soirée de jeu que donne le baron Trigault... J’y serai aussi!...
La défaillance de Mlle Marguerite avait peu duré.
Elle se leva, et d’une voix ferme:
—Vous avez agi comme vous deviez, prononça-t-elle.
—Ah!... c’est qu’il n’était pas d’autre expédient... Et encore, si celui-là vous répugnait trop... C’est pour cela que j’ai voulu vous voir...
Du geste elle l’interrompit.
—Quand dois-je être arrêtée? demanda-t-elle.
—Ce soir ou demain...
—Bien... Je n’ai plus qu’une prière à vous adresser... Les Fondège ont un fils qui n’est pas coupable, lui, et qui cependant sera plus cruellement puni qu’eux si nous ne les épargnons. Ne pourriez-vous pas...
—Je ne puis plus rien, Marguerite...
Tout était décidé. Mlle Marguerite tendit son front à Pascal, et sortit suivie de Mme Férailleur qui voulut absolument la reconduire au coin de la rue Boursault.
Le «général» et sa femme étaient enfin rentrés quand rentra Mlle Marguerite. Elle les trouva dans le salon, le visage décomposé et si tremblants que leurs dents claquaient.
Avec eux était un homme à moustache qui, dès qu’elle parut, dit:
—Vous êtes Mlle Marguerite, n’est-ce pas?... Au nom de la loi, je vous arrête... Voici le mandat.....
XIX
Du soir au lendemain, le tout-puissant Génie qui a remplacé les bonnes fées du vieux temps, l’Argent, avait comblé les convoitises de M. Wilkie.
Sans transition, et comme dans un rêve, il passa de ce qu’il appelait sa situation gênée aux splendeurs d’une fortune princière.
La renonciation de Mme Lia d’Argelès était si bien en règle, que sur la seule production de ses titres, l’intelligent jeune homme fut envoyé en possession de l’héritage du comte de Chalusse.
Quelques difficultés pourtant se présentèrent.
Le vieux juge de paix qui avait apposé les scellés refusa de lever ceux de certains meubles, ceux du secrétaire notamment, sans une ordonnance du tribunal, ce qui devait demander plusieurs jours...
Mais qu’importait à M. Wilkie! L’hôtel de Chalusse était libre, avec son mobilier splendide, ses appartements de réception, ses tableaux, ses statues, ses jardins... Il s’y installa. Vingt chevaux piaffaient dans les écuries, dix voitures dormaient sous les remises. Il s’appliqua chevaux et voitures. Même, sur le conseil de M. Casimir, devenu son valet de chambre et son oracle, il garda toute la maison du comte, depuis M. et Mme Bourigeau, les concierges, jusqu’au dernier marmiton.
Le tout provisoirement, bien entendu, un homme tel que lui, de son siècle, et «en plein dans le mouvement,» ne pouvait se contenter de ce qui avait satisfait le comte de Chalusse.
—Car j’ai mes idées, disait-il à M. Casimir... Paris n’a qu’à bien se tenir!...
Ses anciens amis, il les répudia... Un Costard, un Serpillon, si vicomtes qu’ils se prétendissent, étaient de trop petits sires pour un Gordon-Chalusse, ainsi qu’il était dit sur ses cartes de visites.
Seulement, il leur racheta leurs parts de Pompier de Nanterre, sûr qu’il était, dit-il à M. Casimir, de l’avenir de ce remarquable «steeple-chaser.»
De sa mère, il ne s’inquiéta aucunement. Il sut, comme tout Paris, que la d’Argelès avait disparu—rien de plus. Mais l’idée de son père, le terrible chevalier d’industrie, demeura suspendue comme un crêpe funèbre au-dessus de sa joie.
Quand du fond de son appartement il entendait tinter la grosse cloche d’entrée de l’hôtel, il tressaillait, devenait tout pâle et murmurait:
—C’est peut-être lui!...
Pour cette dernière raison, surtout, il s’accrochait obstinément au marquis de Valorsay... Effaré de ses prospérités nouvelles, il se sentait plus solide, appuyé sur cette haute amitié... Par tempérament, d’ailleurs, il était invinciblement attiré vers les gens à bruyante renommée, et il lui semblait grandir de plusieurs coudées, quand, dans un endroit public, dans la rue ou au restaurant, il criait à pleine voix:
«—Dites donc, Valorsay, mon excellent bon...» ou «Par ma foi! mon très-cher marquis!...»
L’autre, complaisamment, se prêtait à ces effusions, encore qu’il fût terriblement agacé de la platitude et des ridicules du personnage... Il se faisait une fête de l’envoyer aux cinq cents diables plus tard, mais en ce moment il sentait trop l’utilité de M. Wilkie pour souffrir seulement qu’il s’écartât de lui.
Sans se faire tirer l’oreille, il l’avait présenté à son cercle et conduit chez ses amis. Il se montrait avec lui partout; au bois, au restaurant, au théâtre...
D’aucuns demandaient parfois:
—Qui donc est ce drôle de petit bonhomme?...
Mais quand le marquis avait répondu négligemment:
—C’est un pauvre diable qui vient de recueillir une succession de vingt millions!...
Peste!... On devenait sérieux, et c’était à qui aurait le plaisir, l’avantage, l’honneur... de serrer la main d’un garçon de tant de revenus.
C’est ainsi que M. de Valorsay avait offert à M. Wilkie de Gordon-Chalusse, de le présenter à la fête, annoncée chez le baron Trigault.
Ce ne devait être qu’une soirée d’hommes, une séance monstre de jeu, mais on savait le baron magnifique et pour irriter la curiosité, sans doute, il avait dit et le Figaro avait répété qu’il réservait une surprise à ses invités... Oh! mais une surprise!...
C’était le lendemain de l’arrestation de Mlle Marguerite que devait avoir lieu cette fête, et le soir, entre neuf et dix heures, M. de Valorsay et M. de Coralth, habillés et prêts l’un et l’autre, attendaient que M. Wilkie vînt les prendre, ainsi qu’il était convenu.
Ils étaient fort gais l’un et l’autre, les appréhensions du vicomte s’étaient dissipées, le marquis oubliait les douleurs de sa jambe cassée à la Marche.
—Marguerite ne sortira de prison que pour m’épouser, disait M. de Valorsay triomphant.
Ou encore:
—Quel merveilleux instrument que ce Wilkie? Sur un mot en l’air, il a donné congé à tous ses domestiques, l’hôtel de Chalusse va être désert, Mme Léon et Vantrasson pourront opérer à loisir.
Dix heures sonnèrent, M. Wilkie parut.
—Venez-vous, excellents bons, dit-il, mon huit-ressorts est en bas.
Ils partirent, et cinq minutes plus tard, on les annonçait chez le baron Trigault, lequel accueillit M. Wilkie comme s’il ne l’eût jamais vu ailleurs.
Il y avait beaucoup de monde déjà, trois ou quatre cents personnes, la fine fleur de la «haute vie,» du sport et de la table de jeu. Tous les anciens habitués de Mme d’Argelès étaient là, M. de Fondège y retroussait ses moustaches, Kami-Bey s’y étalait, reconnaissable à son ventre piriforme et à son éternel fez rouge.
Puis, parmi tous ces hommes, d’une élégance étudiée, tous connus de M. de Valorsay, d’autres circulaient, plus graves et d’allures toutes différentes... Leur gilet était moins ouvert, leur habit tombait moins correctement, mais leur physionomie ne respirait pas seulement l’idiote satisfaction de soi, et leurs yeux trahissaient autre chose que le néant de la pensée.
—Ah ça, murmura le marquis à l’oreille de M. de Coralth, qu’est-ce que c’est que ces gens-là? On jurerait des avocats et des magistrats...
Il ne croyait pas si bien dire, et sans l’ombre d’une inquiétude, il passait de groupe en groupe, échangeant des poignées de main en présentant M. Wilkie...
Une étrange nouvelle circulait tout bas... On racontait, comment l’avait-on su?... qu’à la suite d’une querelle avec son mari, Mme Trigault avait quitté Paris la veille. On allait jusqu’à citer ses dernières paroles au baron...
—Vous ne me reverrez jamais!... avait-elle dit. Vous êtes bien vengé... Adieu!...
Les bien informés, gens au courant de tous les scandales malpropres, déclaraient l’histoire fausse, soutenant que si la baronne se fût enfuie, comme on le disait, on n’eût point vu le beau comte de Coralth calme et souriant...
L’histoire était vraie, cependant!... Mais M. de Coralth se souciait bien de la baronne, en vérité!... N’avait-il pas en poche la signature de M. Wilkie, laquelle, à cette heure, représentait pour lui plus d’un demi-million?...
Debout, près d’une des fenêtres de la grande galerie, entre le marquis de Valorsay et M. Wilkie, le brillant vicomte pérorait, non sans esprit, non sans plus de méchanceté encore, lorsqu’un valet de pied, d’une voix si éclatante que toutes les conversations en furent interrompues, annonça:
—M. Mauméjan!...
Que Mauméjan, un des hommes d’affaires du baron, fût reçu chez lui, cela parut si simple à M. de Valorsay, qu’il ne bougea pas.
Mais M. de Coralth ayant entendu le nom, voulut voir l’homme qui avait si bien aidé et conseillé le marquis.
Il tourna la tête, et alors les paroles expirèrent dans sa gorge. Il devint livide, ses pupilles s’agrandirent démesurément, et à grand’peine il balbutia:
—Lui!...
—Qui? interrogea le marquis stupéfait.
—Regardez!...
A la suite de l’homme annoncé sous le nom de Mauméjan, apparaissait Mlle Marguerite, donnant le bras au vieux juge de paix, et Mme Férailleur... puis M. Isidore Fortunat... et enfin Chupin, Victor Chupin, resplendissant, mais ne «la menant pas large,» selon son expression, dans un superbe habit noir tout battant neuf.
Le marquis de Valorsay ne pouvait plus ne pas comprendre. Il comprit qui était ce Mauméjan et de quelle audacieuse comédie il avait été dupe...
Son visage si effroyablement se décomposa, que cinq ou six personnes s’avancèrent, disant:
—Qu’avez-vous, marquis?
Il n’avait rien, sinon qu’il se sentait pris au piége, et ses regards affolés cherchaient une porte, une fenêtre, une issue, pour fuir.
Mais un mot d’ordre, évidemment, avait été donné.
Brusquement, tous les invités répandus dans les salons affluèrent dans la galerie, et les portes furent fermées...
Et alors, avec une solennité qu’on ne lui connaissait pas, le baron Trigault alla prendre la main du soi-disant Mauméjan, et le conduisant au centre de la galerie, devant la cheminée:
—Messieurs, prononça-t-il d’un accent irrésistible d’autorité, Monsieur est M. Pascal Férailleur, cet honnête homme qui, chez la d’Argelès, fut accusé d’avoir triché au jeu. Vous vous devez de l’entendre!...
Visiblement, Pascal était extraordinairement ému.
L’étrangeté de la situation, la certitude de l’éclatante réhabilitation, la joie peut-être de la vengeance, le silence, si profond qu’on entendait les respirations haleter, tous les regards obstinément rivés sur lui, le troublaient. Mais ce fut l’affaire d’une seconde.
Il se redressa l’œil plein d’éclairs, et d’une voix ferme et vibrante, il dit, mais sans prononcer le nom de ses ennemis, la ténébreuse intrigue qui s’était agitée autour des millions du comte de Chalusse, et de quelles machinations abominables Mlle Marguerite et lui avaient été victimes...
Quand il eût achevé, enflant encore la voix:
—Maintenant, ajouta-t-il, regardez... Le visage seul des coupables les dénoncera à vos mépris... L’un, est ce misérable qui se fait appeler le vicomte de Coralth, Paul Violaine de son véritable nom, un escroc, l’ex-complice de Mascarot, un lâche qui est marié et qui laisse sa femme mourir de faim...
M. de Coralth eut comme un rugissement.
—L’autre est M. le marquis de Valorsay.
Il en était au troisième, qui eût inspiré dégoût et pitié, si on l’eût remarqué dans le coin où il était affaissé, décomposé par la terreur, bégayant d’un air stupide: «Ce n’est pas moi... Ma femme l’a voulu!...»
Celui-là était le «général» de Fondège...
Pascal ne prononça pas son nom, cependant; ce n’était pas indispensable, et il se souvenait de la prière de Mlle Marguerite...
Mais pendant que parlait Pascal, le marquis avait fait appel à tout ce qu’il avait d’énergie et d’impudence... Si désespérée que fût la partie, il essaya de se débattre.
—C’est un guet-apens indigne, s’écria-t-il. Baron, vous m’en rendrez raison... Cet homme est un imposteur, il ment, tout ce qu’il dit est faux!...
—Oui, c’est faux! appuya M. de Coralth.
Une clameur s’éleva, et de tous côtés les plus injurieuses apostrophes éclatèrent.
—Quelles preuves vous faut-il donc? criait M. Fortunat.
—Il ne faut pas nous la faire, disait Chupin: Vantrasson et la Léon sont «pigés.»
—Qui donc nous a tous floués avec Domingo?...
Et, plus fort que les autres, Kami-Bey glapissait:
—Sans compter que votre vente était une pure filouterie, mon très-cher!...
Autour de Pascal, ses anciens amis, des confrères, des membres du conseil de l’ordre, des magistrats qui jadis avaient aidé ses débuts, se pressaient, lui serrant les mains, l’étreignant à l’étouffer, s’accusant d’avoir pu le soupçonner, lui, l’honneur même, s’excusant sur ce temps troublé où nous vivons, où on voit faillir ceux qu’on croyait les plus purs...
Et plus loin, un murmure de respectueuse admiration montait jusqu’à Mlle Marguerite, dont les yeux pleins de larmes de bonheur brillaient d’un éclat presque surnaturel, dont la beauté empruntait à ses sensations une expression sublimé.
Alors, Valorsay, le misérable, sentit bien que c’était fini, et qu’il était perdu...
La rage, de même qu’une ivresse furieuse, envahit son cerveau, et pareil à la bête acculée qui se retourne et fait tête aux chiens, il se redressa, la face convulsée, l’œil sanglant, la bave à la bouche, effrayant de cynisme, de haine et d’ironie...
—Eh bien! oui... s’écria-t-il... oui! tout ce que vous venez d’entendre est vrai! Je sombrais, je me suis raccroché où j’ai pu! Ce n’est pas quand on boit son dernier bouillon qu’on fait le dégoûté... J’ai joué... Si j’avais gagné, vous seriez à mes genoux... J’ai perdu, vous me repoussez du pied!... Lâches!... Hypocrites!... Injuriez-moi, mais comptez-vous, et dites-moi combien entre vous tous, tant que vous êtes, il y en a d’assez purs pour avoir le droit de me cracher des mépris à la face!... Y en a-t-il cent? Y en a-t-il seulement cinquante?
Une tempête de huées couvrit sa voix.
Dès qu’elle cessa:
—Ah! la vérité vous blesse, mes très-chers, reprit-il en ricanant... Montrez-vous, croyez-moi, d’une vertu moins farouche!... J’étais ruiné, cela dit tout... Mais lequel de vous ne l’est pas quelque peu?... Lequel se suffit avec ses revenus et ne mange pas au sac!... Votre dernier louis venu, vous essaierez de faire ce que j’ai fait ou quelque chose de pis... Et ne dites pas non, car pas plus que moi vous n’avez une conscience étroite, une ferme morale, des croyances sincères ou des aspirations généreuses... Vous poursuivez ce que j’ai poursuivi, rien de plus... Vous voulez ce que j’ai voulu, la vie à outrance, courte et bonne, enragée, enfiévrée, endiablée... Vous voulez le plaisir, le jeu, les chevaux, les filles perdues, la table toujours mise et les verres toujours pleins, toutes les jouissances du luxe, toutes les satisfactions de la vanité... Au bout de tout cela, il y a l’abîme de boue... J’y suis, je vous y attends, car vous y viendrez tous, nécessairement, fatalement... et ce sera justice!... Ah! ah!... vous ne trouvez plus mon aventure si drôle, maintenant! Allons, faites-moi place! s’il vous plaît!
Il s’avança, le front levé, et positivement on s’écartait, quand un domestique effaré parut, qui cria:
—Monsieur... monsieur le baron... La justice!... Elle est en bas!... Elle monte!... Il y a un commissaire avec son écharpe...
Du coup, l’exaltation furibonde du marquis de Valorsay tomba...
Il devint plus pâle, s’il est possible, et trembla sur ses jarrets comme le bœuf manqué par la masse du boucher.
Puis, soudainement, une résolution désespérée se lut sur ses traits, la résolution du condamné qui, sachant qu’il ne peut éviter l’échafaud y monte d’un pas ferme...
Il s’approcha de M. Trigault, et d’une voix rauque:
—Me laisserez-vous arrêter chez vous, baron, dit-il, moi... un Valorsay!...
On eût dit que le baron attendait ce reproche.
Il entraîna le marquis et M. de Coralth, les poussa dans un petit salon au fond de la galerie, et ferma la porte.
Il était temps, le commissaire de police entrait.
—Lequel de vous, messieurs, prononça-t-il, est le marquis de Valorsay? Lequel de vous est Paul Violaine, dit le vicomte...
La détonation d’une arme à feu lui coupa la parole.
On se précipita vers le petit salon.
A terre, sur le dos, gisait le marquis de Valorsay, la tête affreusement fracassée. Sa main droite serrait encore la crosse d’un revolver... Il était mort.
—Et l’autre? cria-t-on, et l’autre?
La fenêtre ouverte, un rideau arraché et attaché à la balustrade, disaient comment avait fui M. de Coralth.
Plus tard seulement on connut les précautions du baron.
Sur la table du salon, il avait placé d’avance deux revolvers et deux paquets de chacun dix billets de mille francs...
Le vicomte n’avait pas hésité!...
XX
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C’est à Saint-Etienne-du-Mont, à deux pas de la rue d’Ulm, qu’a été célébré le mariage de Pascal Férailleur et de Mlle Marguerite de Chalusse...
Qui eût connu le mystère de la naissance de la mariée, n’eût pas été peu stupéfait de lui voir pour témoin, avec le vieux juge de paix, le baron Trigault...
Ce fut ainsi, cependant...
De plus en plus maltraité par sa fille et son gendre, séparé de sa femme, devenue presque folle, encore qu’on eût réussi à sauver ses lettres, c’est près de M. et de Mme Pascal que le baron a trouvé une famille...
Il ne joue plus guère, sinon au piquet avec Mme Férailleur, qu’il s’amuse à faire tressauter, en lui criant de sa grosse voix, quand elle est un peu longue à écarter: «Nous gaspillons un temps précieux!...»
Parfois, ils sortent ensemble, et sans doute ils seraient bien surpris, ceux à qui on dirait où se rend, au bras du baron, la rigide bourgeoise.
Elle va visiter et consoler Mme veuve Gordon, autrefois Lia d’Argelès, qui a fondé près de Montrouge un ouvroir pour les pauvres filles séduites et abandonnées... La malheureuse en est encore à recevoir un souvenir de son fils...
Quant à son mari, elle le suppose mort ou au fond de quelque maison centrale...
C’est à elle que les Fondège doivent souvent du pain... Forcés de rendre gorge, sans autres ressources qu’une rente de 50 fr. par mois que leur sert leur fils devenu capitaine, leur misère est affreuse...
Oh! ces Fondège!... M. Fortunat n’en parle qu’avec horreur... Mais il chante haut les louanges de Mme Marguerite, qui lui a rendu les 40,000 francs qu’il avait avancés à Valorsay... Il fait aussi l’éloge de Chupin, mais du bout des lèvres, depuis que Chupin, mis à même par Pascal de «s’établir,» lui a déclaré qu’il ne se mêlerait plus jamais de tripotages.—Tripotages est resté sur le cœur de. M. Fortunat.
Ce qui ne l’a pas empêché, d’ailleurs, d’aider par sa déposition aux malheurs de Vantrasson et de la sensible Mme Léon. Condamnés, l’un aux travaux forcés à perpétuité, l’autre à dix ans de réclusion...
De M. de Coralth, pas de nouvelles; mais sa femme a quitté la Villette, au grand désespoir de M. Mouchon... Comme dentiste, le docteur Jodon réussit...
Quant à M. Wilkie, on sait par les journaux ses faits et gestes...
Les chroniques s’épuisent à décrire ses livrées, ses chevaux, ses voitures, ses écuries... On signale ses déplacements... On enregistre ses mots spirituels... Il a des succès, il est aimé, fêté; célébré, adulé, il fait tapage, scandale, il règne. Le monde est aux impudents!...
FIN.
Paris.—Imprimerie de E. DONNAUD, rue Cassette, 9.