La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
Le tout se composait de quatre petites pièces, séparées par un corridor. La cuisine prenait jour sur un petit jardin grand comme quatre fois un drap ordinaire.
Les meubles achetés par Pascal étaient un peu plus que simples, mais faits pour ce pauvre intérieur; ils venaient d’être apportés, et on les eût dit en place depuis des années...
—Nous serons bien ici, déclara Mme Férailleur, oui, très-bien... Demain soir, tu ne t’y reconnaîtras plus... J’ai sauvé bien des choses de notre naufrage: des rideaux, une paire de lampes, une pendule... tu verras. C’est surprenant, tout ce qu’on peut faire tenir dans quatre malles!...
Lorsque sa mère lui donnait un si fier exemple, Pascal eût rougi de ne pas s’élever à sa hauteur. Il se mit donc à expliquer gravement les raisons qui l’avaient déterminé à choisir ce logement: c’est qu’il avait tenu surtout à ne pas avoir de concierge. Ainsi, il assurait la liberté absolue de ses mouvements et se mettait à l’abri des indiscrétions.
—Certes, chère mère, ajoutait-il, le quartier est désert, mais tu y trouveras néanmoins le nécessaire... Au-dessus de nous, demeurent, m’a dit le propriétaire, de très-braves gens... j’ai déjà causé avec la femme, elle te pilotera... Je me suis enquis de quelqu’un pour le gros ouvrage et on m’a indiqué une pauvre marchande nommée Vantrasson, qui cherche de tous côtés un ménage à faire... On doit l’avoir prévenue ce soir, tu la verras demain... Et surtout n’oublie pas que tu es désormais Mme Mauméjan.
Entraîné par la situation, il parlait, il parlait... Lorsque Mme Férailleur, tirant sa montre, lui dit doucement:
—Et ton rendez-vous?... Tu oublies qu’une voiture attend à la porte...
C’était vrai, il avait oublié.
Vivement il prit son chapeau, et après avoir embrassé sa mère, s’élança dehors.
Les chevaux du fiacre n’en pouvaient plus, mais le cocher avait été si bien encouragé qu’il trouva le secret de les faire trotter jusqu’à la rue de Courcelles.
Là, par exemple, il déclara que lui et ses bêtes étaient à bout, et ayant reçu ce qui lui était dû, il s’éloigna au pas...
Le temps était froid, la nuit sombre, la rue déserte... Le silence était lugubre, troublé à de longs intervalles par le claquement d’une porte ou le pas lointain d’un promeneur attardé...
Ayant vingt minutes au moins à attendre, Pascal était allé s’asseoir sur une borne, en face de l’hôtel de Chalusse, et son regard s’attachait obstinément à la façade, comme si par un prodige de volonté il eût pu traverser les murailles, et voir ce qui se passait à l’intérieur.
Une seule fenêtre, celle de la chambre où l’on veillait le corps du comte de Chalusse, était éclairée... Et dans ce cadre lumineux, on distinguait de la rue l’ombre d’une femme, debout, immobile, le front appuyé contre les carreaux...
Et le temps passait...
En proie à l’indicible angoisse de l’homme qui sent que sa vie est en jeu, que son avenir se décide, que son sort va être à tout jamais et irrévocablement fixé, Pascal comptait les secondes.
Réfléchir, délibérer, prévoir, concerter un plan... impossible. Sa pensée échappait à sa volonté... Il perdait jusqu’à la mémoire de ses tortures depuis vingt-quatre heures. Coralth, Valorsay, la d’Argelès, le baron, n’existaient plus. Il oubliait sa position perdue et l’infamie attachée à son nom... Le passé était comme supprimé, et l’avenir pour lui n’allait pas au-delà de quelques minutes... Toute sa vie se résumait en l’instant présent, et il ne concevait ni ne percevait rien, hormis qu’il attendait Mlle Marguerite et qu’elle allait venir...
Sans doute ses dispositions physiques aidaient à cet anéantissement moral... Il n’avait rien pris de la journée et son estomac défaillait... Il ne s’était pas muni d’un pardessus, et le froid de la nuit le pénétrait jusqu’aux moelles... Ses oreilles tintaient, des éblouissements emplissaient ses yeux d’étincelles...
La demie de minuit qui sonnait lugubrement à l’horloge de l’hôpital Beaujon le tira de cet anéantissement.
Il crut entendre une voix dans la nuit, qui lui criait: «Debout, voici l’heure!»
Tout chancelant, et sentant ses jambes se dérober sous lui, il se traîna jusqu’à la petite porte des jardins de l’hôtel de Chalusse.
Bientôt elle s’ouvrit mystérieusement, et Mme Léon parut.
Ah! ce n’était pas elle qu’espérait Pascal.
Le malheureux!... Il avait écouté cet écho mystérieux de nos désirs qui se confond avec le pressentiment, et qui murmurait au-dedans de lui:
—Marguerite elle-même viendra...
Et, avec l’ingénuité du malheur, il ne put se défendre d’exprimer à Mme Léon sa secrète espérance.
Mais la femme de charge, à cette seule idée, recula avec un geste superbe de pudeur effarouchée, et d’un ton de reproche:
—Y pensez-vous, monsieur, prononça-t-elle... Quoi!... vous avez pu croire que Mlle Marguerite abandonnerait le corps de son père pour accourir à un rendez-vous!... Ah! jugez-la mieux, cette chère enfant!...
Il soupira profondément, et d’une voix à peine intelligible:
—Du moins, elle m’a répondu? demanda-t-il.
—Oui, monsieur... et quoique ce soit de ma part une haute inconvenance, je vous apporte sa lettre... Tenez, la voici... Puis, bonsoir, je me sauve... Que deviendrais-je, si les domestiques s’apercevaient de mon absence, et que je suis sortie toute seule...
Elle se retirait en effet, Pascal la retint.
—De grâce, supplia-t-il, attendez-que j’aie vu ce qu’elle m’écrit. J’aurai peut-être quelque chose à lui faire savoir.
Mme Léon obéit, d’assez mauvaise grâce, non sans répéter à deux reprises: «Dépêchez-vous!» et Pascal courut se placer sous un réverbère.
Ce n’était pas une lettre que lui adressait Mlle Marguerite, mais un laconique billet, sur un chiffon de papier tout froissé, plié en quatre et non cacheté.
Il était écrit au crayon, d’une écriture toute confuse.
A la lueur tremblante du gaz, Pascal lut:
«Monsieur...»
Ce seul mot le fit frissonner. Monsieur!... Qu’est-ce que cela signifiait!...
Depuis longtemps, lorsqu’elle écrivait, Mlle Marguerite disait: «Mon cher Pascal,» ou «mon ami...»
Cependant, il continua:
«Supliée par M. le comte de Chalusse, par mon père à l’agonie, je n’ai pas eu le courage de résister...
«J’ai pris l’engagement solanel de devenir la femme du marquis de Valorsay.
«On ne trahit pas les serments faits aux mourants, je tiendrai le mien, dû mon cœur se briser.
«Je remplis un devoir, Dieu me donnera le courage et la résignation...
«Oubliez donc celle qui vous aima tant autrefois... Elle est maintenant la fiancée d’un autre, et l’honneur lui comande d’oublier jusqu’à votre nom.
«Une fois encore, et la dernière, adieu!...
«Si vous m’aimez, vous ne chercherez pas à me revoir... Ce serait ajouter inutilement à l’amertume de mes douleurs...
«Pleurez comme si elle était morte celle qui se dit:
«Votre servante,
«Marguerite.»
La contexture prétentieusement banale de cette lettre, les fautes d’orthographe qui s’y enlaçaient, Pascal ne remarqua rien.
Il ne comprit qu’une chose, c’est que Marguerite était perdue pour lui, c’est qu’elle allait devenir la femme du lâche scélérat qui avait organisé le guet-apens de l’hôtel d’Argelès...
Une commotion terrible le secoua de la nuque aux talons, il passa devant ses yeux comme un nuage de sang, et, haletant, éperdu, ivre de rage, il bondit jusqu’à Mme Léon.
—Marguerite!... dit-il d’une voix rauque, où est-elle? je veux la voir!...
—Oh!... monsieur, que me demandez-vous là!... Est-ce possible!... Laissez-moi vous expliquer...
Le reste expira dans sa gorge. Pascal lui avait saisi les poignets, et il les serrait à les briser, en répétant:
—Je veux voir Marguerite, lui parler... Il faut que je lui dise qu’on la trompe, qu’on l’abuse... Je démasquerai le misérable...
Épouvantée, la femme de charge se débattait de toutes ses forces, reculant tant qu’elle pouvait vers la petite porte du jardin restée entr’ouverte.
—Vous me faites mal! criait-elle. Devenez-vous fou?... Lâchez-moi, ou j’appelle au secours, à l’aide!...
Et par deux fois, en effet, à pleine voix elle hurla:
—A moi! à l’assassin...
Ses cris se perdirent dans la nuit. Si quelqu’un les entendit, nul ne vint. Mais ils rappelèrent Pascal au sentiment de la situation, et il eut peur de sa violence.
Il lâcha la femme de charge, et son accent, soudainement, devint aussi humble qu’il avait été menaçant.
—Excusez-moi, supplia-t-il, je souffre tant que je ne sais ce que je fais... Je vous en conjure, conduisez-moi près de Mlle Marguerite, ou courez la prier de descendre, de venir... Je ne lui demande qu’une minute.
Mme Léon paraissait écouter très-attentivement; en réalité, elle manœuvrait doucement pour gagner le jardin. Bientôt il fut à sa portée... Aussitôt, avec une agilité et une précision surprenantes, elle repoussa violemment Pascal, et d’un bond franchit la porte, qu’elle referma sur elle en disant:
—Va donc, canaille!
C’était le dernier coup, et pendant plus d’une minute Pascal demeura immobile devant cette petite porte, stupide de douleur et de colère.
Sa situation atroce était celle de l’homme qui, ayant roulé au fond d’un précipice, s’est relevé sanglant et meurtri... il se jure qu’il se sauvera à force d’énergie, mais une pierre ébranlée par sa chute se détache, tombe et l’achève...
Tout ce qu’avait enduré Pascal n’était rien comparé à cette idée de Valorsay épousant Marguerite!... Était-il possible que cela fût jamais!... Dieu permettrait-il une si monstrueuse iniquité?...
—Oh!... non, cela ne sera pas, grondait Pascal, je le poignarderai plutôt, le misérable, et la justice, après, fera de moi ce qu’elle voudra...
Il comprenait la vengeance, en ce moment, implacable, sans merci, qui, pour s’assouvir ne recule pas même devant le crime. Et elle l’enflammait d’une telle énergie, que lui, si épuisé l’instant d’avant; il ne mit pas une demi-heure à regagner la route de la Révolte.
Sa mère, qui l’attendait, le cœur serré par l’inquiétude, se méprit à son teint animé par la fièvre, et à l’éclat de ses yeux.
—Ah!... tu rapportes une bonne nouvelle... s’écria-telle.
Pour toute réponse, il lui tendit la lettre que Mme Léon lui avait donnée, en disant:
—Lis!...
Le regard de Mme Férailleur tomba sur cette phrase: «Une fois encore et la dernière... adieu!...» Elle comprit, devint fort pâle, et d’une voix émue dit:
—Console-toi, mon fils, cette jeune fille ne t’aimait pas...
—Oh!... mère, si tu savais...
Elle l’arrêta du geste, en redressant fièrement la tête:
—Je sais ce que c’est qu’aimer, Pascal... c’est croire. Est-ce que jamais le soupçon eût effleuré mon esprit, quand même le monde entier eût accusé ton père d’un crime! Cette jeune fille a douté de toi... On lui a dit que tu avais triché au jeu... et elle l’a cru!... Tu n’as donc pas compris que ce serment au lit de mort de M. de Chalusse n’est qu’un prétexte.
C’était vrai, Pascal n’avait pas compris cela...
—Mon Dieu! s’écria-t-il douloureusement, n’y aurait-il donc que toi à croire à mon innocence...
—Sans preuves... oui. A toi d’en trouver pour en accabler tes ennemis...
—Et j’en trouverai, fit-il, de cet accent qui annonce une résolution inébranlable. Je suis bien fort maintenant que j’ai à défendre la vie de Marguerite... car on l’a trompée, ma mère, il est impossible qu’elle m’ait abandonné... Oh! ne hoche pas la tête... je l’aime... donc je crois.
XVII
M. Isidore Fortunat n’était pas de ces gens à chimères, qui s’endorment sur les projets qui leur tiennent le plus au cœur.
Quand il s’était dit: Je ferai ceci, il le faisait le plus promptement possible, la veille, plutôt que le lendemain.
S’étant juré qu’il retrouverait le fils de Mme Lia d’Argelès, l’héritier des millions du comte de Chalusse, il lui tardait de voir celui de ses employés qui devait l’aider à cette tâche difficile.
C’est pourquoi, son premier soin en rentrant chez lui fut de demander à son caissier l’adresse de Victor Chupin.
—Il demeure rue du Faubourg-Saint-Denis, répondit le caissier, au nº...
—Très-bien, murmura M. Fortunat, je pousserai jusque-là dès que j’aurai dîné.
Et en effet, aussitôt son café pris, il demanda son pardessus à Mme Dodelin, et une demi-heure plus tard, il se présentait à la maison de son employé.
C’était un de ces immeubles immenses, où grouille la population d’une sous-préfecture, qui ont trois ou quatre cours, cinq ou six corps de bâtiment, autant d’escaliers que l’alphabet a de lettres, et un concierge qui ne se souvient guère du nom de ses locataires que tous les trois mois, quand il va leur réclamer le terme à échoir, et aussi au premier de l’an.
Cependant, par un de ces bonheurs faits pour M. Fortunat, le concierge du nº... se souvenait de Chupin, le connaissait, et même entretenait avec lui des relations de petits services.
Il indiqua donc clairement comment arriver à son logement. C’était simple. Il s’agissait de traverser la première cour, de prendre à gauche l’escalier D, de monter au sixième, d’enfiler l’escalier en face, etc., etc.
Grâce à cette obligeance particulière, M. Fortunat ne se perdit guère que cinq fois avant d’arriver à une porte où on lisait, sur un petit carré de carton: Victor Chupin, courtier de commerce.
Le long de la porte, une ficelle, terminée par une patte de lièvre, pendait. M. Fortunat la tira, une sonnette tinta, une voix cria: «Entrez!» et il entra.
La pièce où il pénétrait était petite et pauvrement meublée, mais resplendissante de cette propreté qui est un luxe.
Le carreau ciré luisait à l’œil comme un miroir, les meubles étincelaient, les couvertures du lit et les rideaux de calicot étaient plus blancs que neige.
Ce qui frappait, c’était des superfluités: des statuettes de plâtre, de chaque côté d’une pendule dorée, une étagère avec des bibelots et cinq ou six gravures presque passables.
Lorsqu’entra M. Fortunat, Victor Chupin, en manches de chemise, était assis à une petite table, et, à la lueur d’une lampe économique, avec une application qui amenait le rouge à ses joués, il copiait, d’une assez bonne écriture... un dictionnaire français.
Près du lit, hors du cercle de la lumière, une femme d’une quarantaine d’années, pauvrement mais proprement vêtue, armée de longues aiguilles de bois, tricotait...
—M. Victor Chupin?... demanda M. Fortunat.
Cette voix connue fit bondir le jeune garçon.
Il enleva prestement l’abat-jour de sa lampe, et sans chercher à dissimuler sa surprise:
—M’sieu Fortunat!... s’écria-t-il, ici, à cette heure!... Ous qu’est le feu?...
Puis, aussitôt, d’un ton posé, qui contrastait étrangement avec ses façons accoutumées:
—M’man, dit-il, c’est un de mes patrons, m’sieu Isidore Fortunat... tu sais... pour qui je fais des recouvrements.
La femme au tricot se leva, s’inclina gravement et dit:
—J’espère, monsieur, que vous êtes content de mon fils, et qu’il est honnête.
—Assurément, madame, répondit le dénicheur d’héritages, assurément... Victor est un de mes meilleurs employés.
—Alors, je suis contente, dit la femme en se rasseyant.
Chupin, lui aussi, paraissait radieux.
—C’est ma bonne femme de mère, m’sieu, dit-il. Elle est presque aveugle pour le moment; mais il paraît qu’avant six mois elle verra de sa fenêtre une épingle au milieu de la rue... C’est le médecin qui me la soigne qui me l’a promis... Alors, nous serons des bons... Mais asseyez-vous donc, m’sieu, et si on pouvait vous offrir quelque chose?...
Positivement, et quoique son employé plus d’une fois lui eût parlé de «ses charges,» M. Fortunat tombait des nues.
Il était confondu du parfum d’honnêteté qui s’exhalait de ce logis, de la dignité de cette femme du peuple, et de l’affection à la fois protectrice et respectueuse que lui témoignait son fils, ce jeune garçon dont l’accent et les allures semblaient si bien trahir le garnement.
—Merci, Victor, répondit-il, je ne prendrai rien, je sors de table.... Je suis venu pour vous donner mes instructions relativement à une affaire très-sérieuse et surtout très-urgente.
Chupin comprit que son patron souhaitait un tête-à-tête.
Il prit donc la lampe, ouvrit une porte, et du ton important d’un financier invitant quelque gros client à passer dans son cabinet:
—Donnez-vous la peine d’entrer dans ma chambre, m’sieu, dit-il.
Ce que Chupin emphatiquement appelait sa chambre, n’était qu’un trou mansardé, extraordinairement propre, il est vrai, sommairement meublé d’une maigre couchette de fer, d’une malle et d’une chaise.
Il offrit la chaise, posa la lampe sur la malle, et s’assit sur le lit en disant:
—C’est moins dans le grand genre que chez vous, m’sieu; mais je vais demander au propriétaire de faire dorer ma fenêtre à tabatière.
Il est positif que M. Fortunat était touché, ce qui dut faire époque dans sa vie. Il tendit la main à son employé en disant:
—Vous êtes un brave garçon, Victor.
—Dame!... m’sieu, on fait ce qu’on peut, et on ne reste pas vingt-quatre heures par jour les deux pieds dans le même soulier... Mais cristi!... Que ce gueux d’argent est dur à gagner honnêtement!... Si seulement ma bonne femme de mère y voyait clair, elle m’aiderait fameusement; car pour le travail, elle n’a pas sa pareille!... Mais, dans le tricot, voyez-vous, on ne devient pas millionnaire!...
—Votre père ne vit donc pas avec vous?
Un éclair de colère traversa les yeux de Chupin.
—Ah!... ne me parlez pas de cet homme-là, m’sieu... s’écria-t-il, ou je fais un malheur!...
Et comme s’il eût senti le besoin d’expliquer et de justifier son exclamation haineuse:
—Mon père, Polyte Chupin, reprit-il avec une animation singulière, est comme qui dirait un pas grand chose de bon!... En voilà un, pourtant, qui a eu de la chance!... D’abord, il a trouvé, pour l’épouser, une femme comme m’man, qui est l’honnêteté même... au point qu’on l’appelait Toinon-la-Vertu, quand elle était jeune... Elle l’idolâtrait, elle se tuait à travailler pour lui donner de l’argent... Et lui l’a tant tapée et tant fait pleurer, qu’elle en est devenue aveugle...
Mais ce n’est pas tout. Un matin, voilà qu’il lui tombe, je ne sais d’où ni comment, de quoi vivre en bourgeois, la canne à la main... C’était un particulier, tout ce qu’il y a de plus riche, qui lui avait donné ça pour un service qu’on lui avait rendu, du temps que ma défunte grand’m’man vendait du vin à la Poivrière.
Un autre aurait gardé son argent... lui, jamais. Tout de suite il s’est mis à faire une noce à tout casser, le jour, la nuit, toujours saoul, tellement qu’un honnête homme en serait crevé!... Pendant ce temps, ma pauvre bonne femme de mère s’échinait pour me donner la pâtée!... De tout son argent, elle n’a pas seulement vu un sou... et, pour une fois qu’elle est allée lui en demander, pour payer le terme, il l’a tant battue qu’elle est restée une semaine au lit...
Cependant, m’sieu, vous comprenez bien qu’avec cette vie-là on verrait la fin des caves de la banque... Mon père a vu la fin de son sac, et alors il lui a fallu trimer pour manger... Dame? ça ne lui allait pas du tout, à cet homme! Si bien qu’un jour qu’il ne savait pas où casser une croûte, il s’est souvenu de nous, il nous a cherchés et trouvés, et nous l’avons vu arriver... Pour une fois, je lui ai prêté cent sous, puis quarante sous le lendemain, et encore trois francs, et après cinq francs... Et ensuite, c’était tous les jours: Donne-moi ci, donne-moi ça, ou des claques!... Ah! mais non... Et à la fin je lui ai dit: «En voilà assez, la caisse est fermée!...» Alors, savez-vous ce qu’il fait? Il guette un moment où je suis sorti, il tombe ici avec un marchand de meubles, et, sous prétexte qu’il est le maître, il veut tout vendre...
Et ma pauvre bonne femme de mère qui le laissait faire!... Heureusement je suis arrivé... Laisser vendre mes meubles!... Cré nom! Je me serais plutôt laissé hacher en morceaux... Je suis allé me plaindre au commissaire, qui l’a fait venir... et depuis il nous laisse tranquilles... et voilà!...
Assurément, il y avait là dix fois ce qu’il fallait pour expliquer et excuser l’indignation de Victor Chupin...
Et cependant, il taisait prudemment ses griefs les plus sérieux et les raisons décisives de sa haine.
Ce qu’il se gardait de dire, c’est qu’autrefois, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant sans volonté ni discernement, son père l’avait enlevé à sa mère et l’avait lancé sur cette pente terrible qui, fatalement et à moins d’une sorte de miracle, aboutit à Cayenne ou à la place de la Roquette.
Pour Chupin, le miracle avait eu lieu, mais il ne s’en vantait pas.
—Allons, allons, mauvaise tête, fit M. Fortunat, ne nous fâchons pas... un père est un père, que diable! et le vôtre reviendra sans doute à de meilleurs sentiments.
Il disait cela comme il eût dit n’importe quelle autre chose, uniquement par politesse et pour donner un témoignage d’intérêt. En réalité, il se souciait des infortunes de la famille Chupin autant que du Grand-Turc. Son émotion première s’était vite dissipée, et il avait fini par trouver un peu longues des confidences qui le détournaient de ses préoccupations.
—Revenons donc à nos moutons, reprit-il, c’est-à-dire à Casimir. Qu’avez-vous fait de ce sot après mon départ?
—D’abord, m’sieu, je l’ai dégrisé, et ce n’était pas facile... Ah! le gredin... en avait-il de cette boisson dans le corps... Enfin, quand j’ai vu qu’il causait comme vous et moi et qu’il était solide sur ses quilles, je l’ai reconduit à l’hôtel de Chalusse...
—Ah! voilà qui est bien pour moi. Mais vous, n’aviez-vous pas une affaire à traiter avec cet imbécile?
—Elle est dans le sac, m’sieu... la commande est signée... Le comte aura tout ce qui se fait de mieux comme enterrement, corbillard premier choix, six chevaux, commissaire en culotte courte, vingt-quatre voitures de deuil, une vraie féerie, quoi!... On payerait pour voir ça!
M. Fortunat souriait bonnement.
—Eh! eh! remarqua-t-il, cela va vous donner un joli bénéfice.
Employé à la commission, Chupin était parfaitement maître de son temps, de son intelligence et de son activité, mais le dénicheur d’héritages n’aimait pas, c’était connu, qu’on cherchât à gagner de l’argent en dehors de chez lui.
Son indulgence approbative était donc assez surprenante pour éveiller l’attention de Chupin.
—Cela me procurera quelque sous, en effet, répondit-il modestement, de quoi aider ma bonne femme de mère à faire bouillir notre marmite.
—Tant mieux! mon garçon, approuva encore M. Fortunat, tant mieux... J’aime à voir gagner de l’argent aux gens qui en font bon usage... Et la preuve, c’est que je vous apporte une affaire qui peut rapporter gros si vous la menez bien et si vous réussissez.
Les yeux de Chupin brillèrent et s’éteignirent aussitôt. Ce ne fut qu’un éclair. A un vif mouvement de joie succédait brusquement un sentiment de défiance.
Il songea qu’il était prodigieux que son patron, toujours si roide, prît la peine de se déranger et d’escalader son sixième, uniquement pour lui emplir les poches. Cela était suspect, devait cacher quelque chose; par conséquent il importait d’ouvrir l’œil.
Mais il savait dissimuler ses impressions, et c’est de l’air le plus joyeux qu’il s’écria:
—Hein!... de quoi?... De la monnaie?... Présent... Qu’est-ce qu’il faut faire pour la gagner?
—Oh!... peu de chose, répondit le guetteur d’héritages, presque rien...
Et machinalement il rapprochait sa chaise de la couchette sur laquelle était assis son employé.
—Avant tout, pourtant, reprit-il, une question, Victor... A la façon dont une femme regarderait un jeune homme, dans la rue, au théâtre, n’importe où, reconnaîtriez-vous si c’est une mère qui regarde son fils?
Chupin haussa les épaules.
—Cette question!... fit-il. Allez, m’sieu, je ne m’y tromperais pas... Je n’aurais qu’à me rappeler les yeux de m’man quand je rentre le soir... Pauvre vieille!... Elle a beau être quasi aveugle, elle me voit... C’est comme ça!... Et même, si vous voulez qu’elle vous offre une prise, il ne faut pas lui dire que je ne suis pas le plus gentil et le plus aimable de tout Paris.
M. Fortunat ne put s’empêcher de se frotter les mains, ravi de voir son idée si bien comprise et si parfaitement traduite.
—Bien! déclara-t-il, très-bien! Voilà de l’intelligence ou je ne m’y connais pas... Je vous avais bien jugé, Victor!
Victor brûlait de curiosité.
—De quoi s’agit-il, m’sieu? interrompit-il.
—Voici: il s’agit de suivre partout, sans jamais la perdre de vue, et assez adroitement pour qu’elle ne s’en doute pas, une femme que je vous désignerai... Tous ses regards, vous les épierez... et quand ses yeux vous diront que c’est son fils qu’elle regarde, votre tâche sera bien près d’être remplie. Il ne restera plus qu’à suivre ce fils et à découvrir son nom, son adresse, ce qu’il fait, comment et de quoi il vit... Je ne sais si je m’explique bien...
Ce doute venait à M. Fortunat de la physionomie de Chupin, où se peignaient la stupeur et le mécontentement.
—Excusez, m’sieu, fit-il; je ne comprends pas tout à fait...
—C’est cependant bien simple: La femme en question a un fils d’une vingtaine d’années, je le sais, j’en suis sûr... Seulement elle le nie, elle le cache, et lui ne la connaît pas. Elle le surveille cependant en secret, elle lui fait passer de quoi vivre, et tous les jours elle s’arrange de façon à le voir... Or, il est de mon intérêt de retrouver ce fils.
D’étonné qu’il était, le masque mobile de Chupin devenait menaçant, ses sourcils se fronçaient et ses lèvres tremblaient.
Ce qui n’empêcha pas M. Fortunat d’ajouter avec l’aplomb de qui ne soupçonne même pas la possibilité d’un refus:
—Cela vous va-t-il?... Quand nous mettons-nous à la besogne?...
—Jamais!... interrompit violemment Chupin.
Et se dressant:
—Ah!... mais non, continua-t-il, je ne ferai pas manger de ce pain-là à ma bonne femme de mère... Il l’étranglerait. Filer quelqu’un, moi!... Merci, je cède mon tour. Qui est-ce qui en veut... pas cher... pour rien.
Il était rouge comme un coquelicot, et dans son indignation, il oubliait sa réserve accoutumée, et l’impénétrable discrétion dont il avait toujours enveloppé ses antécédents.
—Connu, le métier! poursuivait-il, je l’ai fait... Autant prendre son billet pour Poissy, train direct!... Voilà où je serais, en train de fabriquer des chaussons de lisière, sans m’sieu André... Je l’avais autant dire tué, cet homme; on m’avait soûlé d’argent, et comme un brigand que j’étais, j’avais scié l’appui de la fenêtre d’où il est tombé... Lui, pour se venger, m’a tiré du pétrin. Et après cela, je recommencerais mes canailleries d’autrefois?... Cré nom! j’aimerais mieux me couper la jambe!... Je filerais cette pauvre femme, n’est-ce pas? je surprendrais son secret, et après, vous la feriez chanter jusqu’à extinction de voix?... Non, non! je veux être riche, et je le serai, mais honnêtement... Je veux manier mes pièces de cent sous, sans être forcé de me laver les mains après... Ainsi, bien le bonsoir chez vous...
Les bras de M. Fortunat lui tombaient. «Je vous demande un peu, pensait-il, où les scrupules vont se nicher!»
Mais il était en même temps très-inquiet de s’être si légèrement livré. Chupin n’abuserait-il pas de la confidence?... Qui sait!
Aussi se jura-t-il que du moment où il avait confié à Chupin son projet, Chupin l’exécuterait.
Il prit donc son air le plus sévère et le plus digne, et durement:
—Je pense, dit-il, que vous devenez fou!
C’était si juste comme expression et comme intonation, que Chupin s’arrêta un peu penaud.
—Il paraît, insista le dénicheur d’héritages, que vous me croyez capable de vous pousser à des actions condamnables et dangereuses.
—Mais non, m’sieu, je vous assure...
Il y avait beaucoup d’hésitation dans ce «non,» aussi M. Fortunat reprit-il:
—Ignorez-vous donc qu’en dehors de mes recouvrements je m’occupe de rechercher les héritiers des successions vacantes? Non, n’est-ce pas. Eh bien! comment les trouverais-je sans investigations?... Si je fais surveiller la femme dont je vous ai parlé, c’est pour arriver par elle, à un pauvre garçon qu’on veut frustrer de ce qui lui appartient... Et quand je viens vous offrir les moyens de gagner 40 ou 50 francs en deux jours, vous me recevez ainsi!... Vous n’êtes qu’un ingrat et un niais, Victor!...
En Victor Chupin se résumaient à un degré excessif les qualités et les vices du Parisien des faubourgs, qui naît vieux et qui, vieillard, reste gamin.
C’est dire qu’il n’était guère innocent ni crédule, ni confiant surtout.
A peine adolescent, il avait vu d’étranges choses, et il lui en était resté assez d’acquis pour effrayer l’expérience d’un philosophe.
Mais il n’était pas de taille à lutter de rouerie avec M. Fortunat, lequel avait d’ailleurs cet immense avantage de lui imposer par sa qualité de patron, par sa position, sa fortune et sa tenue.
Aussi Chupin fut-il tout d’abord ébranlé par les froides objections du dénicheur d’héritages, et bientôt déconcerté.
Ce qui surtout effaçait ses impressions premières et lui faisait presque regretter ses soupçons, c’était la modicité de la somme offerte: 40 ou 50 francs...
—Belle tripette, ma foi!... pensait-il; juste le prix d’un honnête service; pour une coquinerie on offrirait mieux...
Et après une minute de réflexion, il reprit à haute voix:
—Tant pis!... je suis votre homme, m’sieu...
Intérieurement M. Fortunat s’amusait du succès de sa ruse.
Venu avec l’intention de proposer une jolie somme à son employé, il avait lésiné par calcul, sûr d’avance de l’effet qu’il produirait. Et il trouvait bien plaisant que les honorables scrupules de Chupin lui valussent une économie.
—Si je ne vous avais pas trouvé en train de travailler à votre instruction, Victor, prononça-t-il, je croirais que vous avez bu... Quelle mouche vous a piqué subitement?... Est-ce que vingt fois depuis que vous êtes chez moi, je ne vous ai pas confié des missions semblables?... Qui donc a retourné Paris pour découvrir certains de mes débiteurs qui se cachaient?... Qui donc m’a dépisté Vantrasson?... Victor Chupin. Eh bien!... là, franchement, je ne discerne pas en quoi cette opération diffère des autres, ni pourquoi elle serait blâmable si les autres ne l’étaient pas...
A cela Chupin eût pu répondre que les autres fois on n’était pas venu le relancer chez lui, qu’il n’y avait eu nul mystère, qu’il avait agi en plein soleil, comme a le droit de le faire le représentant d’un créancier reconnu.
Mais si Chupin sentait très-bien la différence, il lui eût été difficile de traduire ce qu’il éprouvait.
C’est pourquoi, prenant son accent le plus résolu:
—Je ne suis qu’un sot, m’sieu, déclara-t-il, mais je saurai réparer ma sottise.
—C’est-à-dire que vous redevenez raisonnable, fit ironiquement M. Fortunat. C’est fort heureux, en vérité... Seulement, un conseil: surveillez-vous, à l’occasion, et bridez votre langue... vous ne me trouveriez pas toujours d’aussi bonne composition que ce soir...
Ayant dit, il se leva gravement, regagna la première pièce, salua fort civilement la mère de son employé et sortit.
Ses dernières paroles, sur le seuil de la porte, furent:
—Ainsi je compte sur vous... Faites un brin de toilette et soyez demain chez moi un peu avant midi.
—C’est entendu, m’sieu.
L’aveugle s’était levée et s’était inclinée respectueusement. Mais dès qu’elle se retrouva seule avec son fils:
—Qu’est-ce que cette affaire pour laquelle on te recommande de te mettre sur ton trente et un? demanda-t-elle.
—Une affaire comme celles de tous les jours, m’man.
L’aveugle hocha la tête.
—Comme vous parliez haut! remarqua-t-elle. Vous vous disputiez donc? C’était donc bien grave qu’il était besoin de se cacher de moi? Je n’ai pas distingué le visage de ton patron, mon fils, mais j’ai entendu sa voix, et elle ne me revient pas... Ce n’est pas celle d’un homme franc. Prends garde à toi, mon Toto, ne te laisse pas enjôler, sois prudent...
Recommander la prudence à Chupin était superflu.
Il avait promis son concours, mais non sans une restriction mentale.
—Pas de danger à voir ce dont il retourne, s’était-il dit. Si la chose, après, me semble louche, bonsoir, je la lâche.
Reste à savoir ce qu’il entendait par «louche»: c’était vague.
Il était revenu en toute sincérité et du meilleur de son cœur à l’honnêteté, et pour rien au monde, lui, si avide, il n’eût commis un acte positif d’improbité... Seulement, la limite qui sépare le bien du mal n’était pas clairement déterminée dans son esprit.
Cela tenait à son éducation, et à ce qu’il avait été longtemps sans savoir que la consigne des sergents de ville ne constitue pas toute la morale. Cela venait des hasards de sa vie, et de l’obligation où il avait été, n’ayant pas de métier, de se rejeter sur ces professions excentriques qui sont à Paris le lot des déclassés d’en haut et d’en bas.
Ce qui n’empêche que le lendemain il endossa sa plus belle redingote, et sur le coup d’onze heures et demie, il sonnait à la porte de son patron.
Déjà M. Fortunat avait expédié ses audiences du matin, et il était habillé de pied en cap. Il prit son chapeau dès qu’entra Chupin, et ne dit que ce mot:
—Venez.
C’est rue de Berry, chez le marchand de vin où, la veille, il avait obtenu des renseignements, que le chercheur d’héritiers conduisit son employé et, généreusement, il lui offrit un modeste déjeuner.
Avant d’entrer, il lui avait fait remarquer de l’autre côté de la rue, le joli hôtel de Mme Lia d’Argelès, et lui avait dit:
—C’est de là, Victor, que sortira la femme que vous aurez à suivre, et dont il importe de découvrir le fils.
En ce moment, après une nuit passée à méditer le prophétique avertissement de sa mère, Chupin se sentait tracassé par les scrupules qui l’avaient si fort agité le soir précédent.
Ils ne tardèrent pas à s’envoler sans retour quand il entendit le marchand de vin, adroitement questionné par M. Fortunat, esquisser la biographie de Mme Lia d’Argelès et conter la chronique scandaleuse de l’hôtel...
—De quoi!... pensait-il, c’est une demoiselle qu’il s’agit de filer!... Ah! mais, j’en suis... Bien sûr, ce n’est pas à sa réputation qu’on en veut...
C’est sur une petite table touchant la devanture qu’on avait servi le dénicheur de successions et son employé, et tout en mangeant, l’un du bout des dents, l’autre avec un appétit de naufragé, le classique beefsteack aux pommes et le bœuf à l’huile, ils surveillaient l’entrée de l’hôtel.
Mme d’Argelès recevait le samedi, et c’était chez elle, ainsi que le fit remarquer Chupin, une vraie procession.
Debout près de M. Fortunat, fier de l’attention qu’un homme si bien mis prêtait à ses discours, curieux et bavard comme un boutiquier désœuvré, le marchand de vin s’empressait de nommer ceux des visiteurs qu’il connaissait. Et il en connaissait un bon nombre, par cette raison que c’était chez lui que venaient se rafraîchir les cochers, les nuits où on jouait chez Mme d’Argelès.
Ainsi il nomma le vicomte de Coralth, qui arriva en phaéton à deux chevaux, et aussi le baron Trigault qui vint à pied, par hygiène, toujours suant, et soufflant comme un phoque.
Même ce nom assombrit le front de M. Fortunat. Ce baron ne lui disait rien qui vaille.
Le marchand de vin apprit aussi à ses deux clients que Mme d’Argelès ne sortait jamais avant deux heures et demie ou trois heures, et toujours en voiture.
Ce dernier détail devait inquiéter Chupin. Aussi, le boutiquier s’étant éloigné pour servir deux pratiques:
—Vous avez entendu, m’sieu, dit-il à M. Fortunat... Comment filer une voiture?...
—Avec une autre voiture, parbleu!...
—Connu, m’sieu, c’est simple comme bonjour... Ce qui ne l’est plus, c’est de dévisager à trente pas une personne qui vous tourne le dos... Il faut que je voie ses yeux à cette femme, pour savoir qui elle regarde et comment...
L’objection, si grave qu’elle parut, ne troubla pas M. Fortunat.
—Ne vous inquiétez pas de cela, Victor, dit-il... Ce n’est pas du haut d’une voiture lancée au grand trot qu’une mère, dans les conditions de celle-ci, cherche à apercevoir son fils... Il est clair qu’elle descend pour le mieux examiner, qu’elle s’arrange de façon à passer à côté de lui, à le frôler, s’il est possible... Toute votre tâche consiste donc à la suivre d’assez près pour être à terre aussitôt qu’elle... Bornez à cela vos efforts, et si vous échouez aujourd’hui, vous réussirez demain ou après-demain... l’essentiel est d’être patient.
Il faisait plus et mieux que de conseiller froidement la patience, il prêchait d’exemple. La journée s’avançait et il ne bougeait pas, et cependant rien ne pouvait lui être plus désagréable que de rester ainsi, en montre, pour ainsi dire, derrière la vitre d’un marchand de vin...
Enfin, un peu avant trois heures, les portes de l’hôtel d’Argelès tournèrent sur leurs gonds, et une victoria bleue parut, où une femme s’étalait.
—Attention! fit M. Fortunat, c’est elle!...
XVIII
C’était, en effet, Mme Lia d’Argelès...
Elle portait une de ces toilettes «épatantes de chic» qui sont le délire du moment, et qui ont cet avantage unique de donner à toutes les femmes qui les adoptent une désinvolture pareille, suspecte et grossièrement provoquante.
Entre une mère de famille et une drôlesse, le plus expert boulevardier ne distingue plus sûrement.
Un ancien tailleur de Rotterdam, nommé Van-Klopen, s’attribue, non sans raisons, l’honneur de ce progrès.
Comment ce personnage qui s’intitule «couturier des reines,» a-t-il pu devenir l’arbitre des élégances parisiennes?... C’est à faire douter du bon sens des femmes qui se ruinent chez lui.
Ce qui est sûr, c’est qu’il règne sur le chiffon. Il a décrété les jupes multicolores, courtes et superposées, les échancrures et les découpures, les ruches qui déforment la taille, les choux qui font une bosse ridicule dans le milieu du dos... On lui a obéi. Si bien que de loin toutes les femmes ressemblent à un baldaquin qui marche.
Mme d’Argelès paraissait sortir des mains d’un tapissier...
Il lui eût plu peut-être d’être moins surchargée de soieries, mais c’était son état d’être à la dernière mode.
Elle avait avec cela un imperceptible chapeau plat en équilibre sur un chignon en pyramide, d’où s’échappaient en cascades des torrents de cheveux...
—Mâtin!... la belle femme!... dit Chupin ébloui.
Il est de fait qu’à cette distance elle ne paraissait pas trente-cinq ans, l’âge où la beauté a les provocations des fruits savoureux de l’automne.
Elle donnait ses ordres pour la promenade, et son cocher, une rose à la boutonnière, écoutait tout en retenant le cheval qui piaffait.
—Le temps est superbe, ajouta Chupin, madame va faire son tour du lac...
—Ah!... la voilà partie!... interrompit M. Fortunat, courez, Victor, courez... et pas d’économies sur vos voitures, tous vos frais seront largement remboursés...
Déjà Chupin était loin.
Le cheval de Mme d’Argelès détalait rapidement, mais l’employé du chercheur d’héritages avait les jambes et l’haleine du cerf, et il suivait sans effort.
Même, tout en «jouant du compas,» selon son expression, il réfléchissait.
—Si je ne prenais pas de voiture, se disait-il, si je filais la dame de mon joli pied... je pourrais empocher légitimement quarante-cinq sous par heure, cinquante avec le pourboire...
Arrivé aux Champs-Élysées, il reconnut, non sans chagrin, que ce projet était impraticable. A courir le long de la contre-allée de l’avenue de l’Impératrice, il s’exposait trop à être remarqué.
Il étouffa un soupir de regret, et avisant à la station un de ces affreux et incommodes fiacres jaunes, légués à Paris par l’Exposition, il courut se camper dedans.
—Où allons-nous, bourgeois? demanda le cocher, en lui tendant son numéro.
—Mon brave, répondit Chupin, il s’agit de suivre cette voiture bleue, là-bas, où il y a une superbe femme.
L’ordre ne surprit pas le cocher, mais bien le «bourgeois» qui le donnait, lequel, malgré sa belle redingote, ne lui semblait pas l’homme d’une telle aventure.
—Excusez!... fit-il d’un ton ironique.
—C’est comme ça!... riposta Chupin blessé. Et puis, pas tant de raisons, marchons ou nous manquons le train.
L’observation était juste. Et si le cocher de Mme d’Argelès n’eût pas modéré l’allure de son cheval à la montée de l’Arc-de-Triomphe, elle échappait pour ce jour-là.
Cette circonstance donna au fiacre jaune le temps de rejoindre, et il conserva assez bien sa distance le long de l’avenue.
Mais, à la porte du bois, Chupin l’arrêta.
—Halte!... dit-il, je descends... Payer le tarif du bois!... jamais de la vie; je marcherais sur mes mains plutôt... Voilà quarante sous pour votre course; bien le bonsoir chez vous...
Et comme la victoria bleue avait marché pendant ce temps, il prit son élan pour la rattraper.
Cette manœuvre était le résultat de ses méditations pendant la route.
—Que fera cette belle dame au bois?... s’était-il dit. Son cocher va prendre la file, et tourner tout doucement autour du lac... J’en ferai autant avec mes simples jambes sans attirer l’attention... et même ce sera très-bon pour ma santé.
Ses prévisions se réalisèrent de point en point. Bientôt la victoria dépassa le chalet où on vend de la bière, et prenant la route à gauche, elle s’engagea parmi les équipages qui circulaient au petit pas.
Ayant gagné le sentier du bord de l’eau réservé aux piétons, Chupin suivait sans peine, les mains dans les poches, tout réjoui de l’idée qu’outre la récompense promise, il gagnait en se promenant le salaire d’un cocher et d’un cheval.
—C’est égal, grommelait-il, c’est encore un drôle de plaisir que de tourner à la queue leu leu autour de ce lac, comme les bonshommes des orgues de Barbarie... Quand je serai riche, je chercherai autre chose pour m’amuser.
Ce pauvre Chupin ignorait qu’on ne vient pas au bois pour s’amuser, mais bien pour essayer d’ennuyer les autres. Cette large route n’est en réalité que le champ de foire des vanités idiotes, un bazar en plein air, pour les exhibitions impudentes et le déballage du luxe. Voir et être vu!... là est tout l’attrait.
C’est-à-dire non, ce «tour du lac» a d’autres séductions encore. Sur ce terrain neutre, se rencontrent, se coudoient, se toisent, s’envient des femmes qu’autrefois séparait un abîme...
Quel délicat plaisir pour une «femme honnête» de se sentir roue à roue avec Jenny Fancy on Ninette Simplon, ou toute autre de ces demoiselles qu’elle appelle des créatures, mais dont elle s’inquiète sans cesse, dont elle parle continuellement, dont elle copie les toilettes, la désinvolture, le jargon, à qui elle a pris les apparences... en attendant de prendre la réalité. On n’est pas le vice encore, mais on l’approche, on s’en imprègne... c’est toujours cela...
Mais Chupin était à mille lieues de ces réflexions.
Ce qui l’occupait, c’était la préoccupation de Mme d’Argelès. Elle regardait de tous côtés, se dressant même parfois à demi dans sa voiture, tournant la tête toutes les fois qu’elle entendait le galop d’un cavalier. Visiblement, elle cherchait ou elle attendait quelqu’un.
Ce quelqu’un ne paraissant pas, et lassée sans doute d’attendre après trois tours, elle fit un signe à son cocher, qui se dégagea de la file des équipages et lança son cheval dans une allée latérale.
—Bon!... pensa Chupin, voilà ma pratique qui rentre, je ne ferai pas mes frais... Cependant, je voudrais bien trouver un sapin...
Il en trouva un, heureusement, et assez passablement attelé pour suivre la victoria.
Seulement, il s’était trompé, Mme d’Argelès ne rentrait pas. Son cocher qui avait ses instructions, descendit les Champs-Élysées, traversa la place de la Concorde, gagna les boulevards et s’arrêta court à l’angle de la rue de la Chaussée-d’Antin.
Aussitôt, elle ramena un voile épais sur sa figure, sauta à terre et s’éloigna...
Ce fut si vivement fait, que Chupin n’eut que le temps de jeter deux francs à son cocher et de prendre sa course. Déjà sa pratique, comme il disait, venait de tourner le coin de la rue du Helder et la remontait d’un bon pas... Il était un peu plus de cinq heures, le jour baissait.
—Je brûle, murmurait Chupin, je brûle, bien sûr!...
Cependant Mme d’Argelès avait pris le trottoir du côté des numéros impairs. Quand elle eût dépassé le Nº 43, où est l’hôtel de Hombourg, elle ralentit sa marche, et avec une attention visible, examina une des maisons d’en face, celle qui portait le Nº 48.
Son examen dura peu, moins d’une minute, et parut la satisfaire.
Elle retourna sur ses pas, alors, et toujours très-rapidement, revint au boulevard. Là, elle traversa la rue, et de nouveau la remonta, mais très-lentement, s’arrêtant devant toutes les boutiques.
Persuadé qu’il touchait au but, Chupin avait traversé lui aussi, et il marchait presque sur les talons de Mme d’Argelès.
Bientôt il la vit tressaillir et reprendre sa marche rapide. Un jeune homme arrivait en sens inverse, si vite qu’elle ne put l’éviter et se jeta presque sur lui.
Le jeune homme jura: sacrée!... et lui crachant au visage une ignoble insulte, il passa.
Chupin en eut froid dans le dos.
—Si c’était son fils! pensait-il...
Et tout en feignant d’admirer un étalage, il observait la pauvre femme... Elle s’était arrêtée, et il en était si près qu’il la touchait presque...
Il la vit soulever son voile et suivre l’insulteur d’un regard où il n’y avait pas à se méprendre...
—Oh!... se dit Chupin saisi d’horreur, oh!... C’est son fils qui l’a appelée...
Et il s’élança sur les traces du jeune homme.
C’était un garçon de vingt-deux à vingt-quatre ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, très-blond, avec des yeux clignotants, pâle et n’ayant de barbe qu’une moustache relevée en croc, plus foncée que ses cheveux.
Il était vêtu avec cette recherche de négligence que beaucoup croient être l’élégance suprême et qui en est juste le contre-sens.
Et sa tenue, sa moustache, son chapeau bas de forme, incliné sur l’oreille, lui donnaient l’air arrogant, prétentieux et casseur.
—Cristi!... que ce coco-là me déplaît, grommelait Chupin, tout en trottant à sa suite...
Car Chupin courait presque, tant l’autre, de plus en plus, pressait le pas.
Il est vrai que cette hâte de l’insulteur de Mme d’Argelès ne tarda pas à être expliquée. Il avait une lettre à faire porter, et craignait sans doute de ne plus trouver de commissionnaire. En ayant aperçu un, il l’appela, lui remit sa missive, et dès lors chemina tout doucement.
Il arrivait au boulevard quand un gros gaillard court et rougeaud, qui avait la tournure d’un palefrenier endimanché, vint à lui, les deux mains amicalement étendues, en criant assez haut pour faire retourner les passants:
—Eh! c’est ce cher Wilkie!...
—Mais oui... en personne naturelle, répondit le jeune homme.
—Ah ça!... d’où diable sortez-vous?... Dimanche dernier, aux courses, je vous ai cherché partout... pas plus de Wilkie que sur la main... Du reste, vous avez bien fait de ne point venir. J’en ai été, moi, pour trois cents louis... J’avais tout mis sur le cheval du marquis de Valorsay, Domingo, je me croyais sûr de mon affaire... oui, joliment!... Domingo est arrivé mauvais troisième... concevez-vous cela?... Si on ne savait pas Valorsay millionnaire, on croirait que c’est une tricherie, parole d’honneur!... qu’il pariait contre son cheval et qu’il avait défendu à son jockey d’arriver premier...
Mais il ne croyait pas cela, et plus gaiement il reprit:
—Heureusement, je me referai sûrement demain à Vincennes. Vous y verra-t-on?
—Probablement.
—Alors, à demain!
—A demain!
Ils se serrèrent la main et poursuivirent leur chemin, chacun de son côté.
Chupin, lui, n’avait pas perdu un mot de la conversation.
—Valorsay millionnaire!... se disait-il... elle est bien bonne, celle-là!... Enfin!... voilà que je sais déjà le nom de mon cocodès, et aussi qu’il donne dans les courses... Wilkie!... ce doit être un nom anglais, ça... J’aimerais mieux d’Argelès... Mais où diable va-t-il comme cela?...
M. Wilkie allait simplement renouveler sa provision de cigares à ce bureau du Grand-Hôtel, où la Régie vend elle-même le dessus de ses boîtes.
Il emplit son étui de londrès, et après en avoir allumé un, il sortit et remonta vers le faubourg Montmartre, tout le long du boulevard.
Il ne se hâtait plus, maintenant, il flânait pour tuer le temps, étalant ses grâces et lorgnant impudemment les femmes.
Il allait, se dandinant, les épaules haussées à la hauteur des oreilles, bombant le dos, traînant les pieds comme si ses jambes eussent fléchi, s’exerçant à paraître éreinté, usé, exténué... C’est la mode, le dernier goût, le genre, le chic!...
Cette pose est destinée à éblouir le public, à donner de soi cette idée brillante qu’on est un homme brisé par des excès exorbitants, écrasé de jouissances et de plaisirs, usé, lassé, blasé, fourbu, crevé...
—As-tu fini! grognait Chupin. Tu vas me la payer, méchant demi-mort!...
Il était si indigné que le gamin du faubourg se réveillant sous sa belle redingote, il avait des envies folles de huer M. Wilkie... Il serait allé lui marcher sur les talons et lui chercher querelle, s’il n’eût été retenu par la crainte de manquer sa mission et la récompense promise...
Et il suivait son homme de très-près, car la foule était grande.
La nuit était venue et de tous côtés le gaz s’allumait. Le temps était doux, et il n’y avait pas une table libre devant les cafés. C’était l’heure de l’absinthe, heure unique où le boulevard présente un spectacle comme il n’en est pas au monde.
Comment se fait-il que chaque soir, entre cinq et sept heures, tout ce qui à Paris a un nom, tout ce qui est quelqu’un ou quelque chose, apparaisse, se montre, entre le passage de l’Opéra et le passage Jouffroy?...
Cela doit tenir à ce que là est le marché aux nouvelles fraîches et aux cancans de haut goût, le grand débit de l’anecdote scandaleuse, du canard politique et du mot scabreux. Là se fait la chronique parisienne qui sera le journal du lendemain. Là, on apprend «le cours de la Bourse et de la Rente,» combien coûte le collier de Mlle A... et qui l’a donné, ce que nous a télégraphié la Prusse, quel est le caissier qui a levé le pied dans la journée et combien il emporte...
La cohue s’épaississait à mesure qu’on approchait de cet angle du boulevard et du faubourg Montmartre, qui a été surnommé le «carrefour des écrasés,» mais Wilkie circulait à travers la foule avec l’aisance d’un vieux boulevardier.
Même, il devait avoir des relations fort étendues, car il distribuait quantité de saluts, de droite et de gauche, et il fut accosté par cinq ou six promeneurs.
Cependant, il ne dépassa pas la terrasse Jouffroy. Il acheta un journal, revint sur ses pas, et sur les sept heures, il entrait triomphalement au café Riche.
Il n’avait même pas touché le bord de son chapeau, c’est mauvais genre; mais il appela très-haut le garçon et impérieusement lui ordonna de lui servir à dîner à une table proche du vitrage, d’où il devait voir le boulevard et être vu.
—Et voilà! se dit Chupin, mon cocodès va prendre sa nourriture...
Lui-même eût volontiers cassé une croûte, et il cherchait à se rappeler quelque modeste traiteur aux environs, quand deux jeunes gens s’arrêtèrent près de lui et jetèrent un coup d’œil dans le restaurant.
—Tiens! Wilkie... fit l’un.
—Ma foi, c’est vrai! répondit l’autre. Et il a de l’argent, qui plus est, et la chance lui sourit...
—Tu devines cela, toi?...
—Parbleu! quand on a pratiqué Wilkie, on peut, sans être malin, savoir où en sont ses affaires aussi bien que lui... Est-il décavé?... il se fait apporter ses repas chez lui d’une gargote où il a crédit... ses moustaches pendent, il est avec ses amis humble jusqu’à la servilité et il se coiffe très en avant sur le nez... Dès que les fonds remontent, il mange chez Launay, devient gouailleur, porte ses moustaches droites et se coiffe bien sur le milieu de la tête... Enfin, quand il dîne chez Riche, mon bon, quand il a les moustaches en croc, le chapeau sur l’oreille et la mine arrogante que tu lui vois, c’est qu’il a pour le moins cinq ou six billets de mille devant lui, c’est que tout va bien... très-bien... trop bien!...
—De quoi vit-il?...
—Est-il riche?
—Il a de l’argent... Je lui ai prêté dix louis une fois, et il me les a rendus.
—Peste!... C’est un fort galant homme.
Les deux jeunes gens éclatèrent de rire et passèrent.
Chupin était édifié.
—Toi, maintenant, murmura-t-il, je te connais comme si j’étais ton portier... Et quand je t’aurai reconduit jusque chez toi pour savoir ton numéro, j’aurai gagné haut le pied les jolis cinquante francs de M. Fortunat!...
Autant qu’il en pouvait juger à travers la vitre, le jeune M. Wilkie dînait de bon appétit, en homme qui a le gousset bien garni.
—Mâtin!... grogna-t-il, non sans une certaine envie, il se nourrit bien, le cocodès! Le voilà à table pour une heure... j’ai le temps de courir avaler une bouchée...
Cela dit, il se hâta de gagner la rue la plus voisine, découvrit un petit restaurant, y entra, et magnifiquement dépensa trente-neuf sous.
Une dépense si forte n’était plus dans ses habitudes. Il vivait chichement, depuis qu’il s’était juré qu’il serait riche. Lui, jadis si «porté sur sa bouche,» selon son expression, lui qui avait eu la passion des londrès et des petits verres, il se contentait de l’ordinaire d’un anachorète, ne buvait que de l’eau et ne fumait plus qu’à l’occasion, quand on lui offrait un cigare.
Il n’était pas de privation pénible pour lui, du moment où elle lui rapportait un sou... le sou, c’était un grain de sable ajouté aux fondations de l’édifice de sa fortune à venir.
Et cependant ce soir-là, il ne recula pas devant la dépense d’un «petit bordeaux.»
—Allons-y gaiement! se dit-il, ça fera la pièce ronde, je l’ai bien gagnée...
Mais lorsqu’il revint prendre sa faction devant le café Riche, M. Wilkie n’était plus seul à sa table.
Il achevait de boire son café en compagnie d’un jeune homme de son âge, remarquablement bien de sa personne, trop bien même, et dont la vue arracha à Chupin une exclamation:
—De quoi! de quoi! j’ai vu cette tête-là quelque part...
Pour se rappeler ce nouveau venu, pour mettre un nom sur ce visage inquiétant en sa beauté sculpturale, Chupin se torturait la cervelle... en vain.
Et cependant, tout au fond de ses souvenirs, parmi les fantômes de son passé, s’agitait cette physionomie...
Agacé au dernier point, il délibérait s’il n’entrerait pas, lorsqu’il vit M. Wilkie prendre des mains d’un garçon la carte de son dîner, la parcourir d’un coup d’œil et jeter un louis sur la table.
L’autre avait tiré son porte-monnaie et prétendait payer le café qu’il venait de prendre, mais M. Wilkie, d’un geste cordial, s’y opposa et adressa au garçon ce signe magnifique et impérieux qui dit si clairement:
—N’acceptez rien!... Tout est payé!... Gardez la différence...
Le garçon s’éloigna gravement, en homme qui sait que la vanité seule augmente de plus d’un million par an le chiffre fabuleux des pourboires qui se distribuent à Paris.
—Mes gaillards vont sortir, pensa Chupin, ouvrons l’oreille!...
Et, pour recueillir leur conversation dès leur sortie, il s’approcha de la porte et mit un genou en terre, comme s’il eût été occupé à renouer les cordons de ses souliers.
C’est là un des mille expédients des espions et des curieux.
Et quand on est assez fou pour raconter quelque secret dans la rue, on doit avoir au moins la sagesse de se défier des gens qui, près de soi, paraissent absorbés par une occupation quelconque: ceux-là, neuf fois sur dix, écoutent, soit qu’ils y aient intérêt, soit par plaisir... soit pour la gloire.
Mais les deux jeunes gens qu’épiait Chupin étaient à mille lieues de se supposer l’objet d’une surveillance...
M. Wilkie passa le premier, parlant très-haut, comme il arrive au sortir de table, quand on a bien dîné et qu’on a la digestion heureuse.
—Voyons, Coralth, mon cher bon, disait-il à son compagnon, vous ne me quitterez pas comme cela... J’ai une loge pour les Variétés, il faut que vous veniez... Nous verrons s’il est vrai que Silly imite Thérésa aussi parfaitement qu’on le dit...
—C’est que je suis attendu quelque part...
—Eh bien! on vous attendra!... Allons, vicomte, c’est dit, n’est-ce pas?
—Ah! vous faites de moi tout ce que vous voulez...
—Parbleu!... Mais avant, nous allons prendre un verre de bière pour finir nos cigares!... Et savez-vous qui vous trouverez dans ma loge?
Ils s’éloignaient; le brouhaha de la foule couvrit leur voix... Chupin se releva:
—Coralth!... murmurait-il, vicomte de Coralth... Nous n’avons pas ça dans la maison... Voyez à côté... Coralth!... c’est bien sûr la première fois que j’entends ce nom-là. Est-ce que je me tromperais?... Pas possible!...
Et, après avoir dévisagé ce beau vicomte, il étudiait sa tournure, sa démarche, son geste, et de plus en plus il se pénétrait de son opinion première, se disant qu’un nom après tout ne signifie pas grand chose, s’irritant de l’inconcevable trahison de sa mémoire.
Cette préoccupation eut au moins ce bon côté d’abréger le temps qu’il passa à faire les cent pas sur le trottoir, pendant que les deux amis, installés à la porte d’un café, fumaient et buvaient.
C’était toujours M. Wilkie qui parlait avec une certaine animation, et l’autre, le coude sur la table, écoutait froidement, abaissant seulement la tête, de temps à autre, en signe d’approbation.
Ce qui indignait aussi Chupin, c’était qu’ils restaient là, pendant qu’ils avaient dans leur poche un coupon de loge.
—Méchants crevés! grommelait-il... C’est quand le spectacle sera à moitié, qu’ils entreront, exprès pour déranger le monde, et ils taperont les portes par dessus le marché... Idiots, va!...
Comme s’ils eussent entendu l’invective, ils se levèrent, et l’instant d’après, ils entraient aux Variétés.
Ils entrèrent, et Chupin demeura sur le boulevard, un peu penaud, se grattant furieusement la tête, comme toujours, quand il voulait développer la puissance de son imaginative.
Ce qu’il cherchait, c’était le moyen de se procurer une place sans bourse délier... Il avait vu tout le répertoire des boulevards, sans qu’il lui en coûtât un centime, et véritablement, il eût cru déroger en prenant un billet au bureau.
—Payer pour voir la comédie, pensait-il, plus souvent!... le directeur s’en ferait mourir!... Je dois connaître quelqu’un ici... il faut attendre l’entr’acte.
Son calcul se trouva juste. L’entr’acte venu, il distingua parmi la foule qui sortait du théâtre, un grand gaillard à casquette vernie et à accroche-cœurs collés aux tempes, qu’il avait fréquenté autrefois, qui pour le moment «travaillait dans la claque,» et qui lui obtint d’un marchand de billets une place gratis.
—Et voilà!... il est bon d’avoir des amis partout, murmura-t-il.
C’était en vérité une fort bonne place qu’on lui avait donnée, aux deuxièmes galeries, d’où il voyait au moins la moitié de la salle.
Il ne lui fallut qu’un regard pour découvrir «ses pratiques,» ainsi qu’il disait, dans une loge, en face de lui.
Ces messieurs avaient en leur compagnie deux demoiselles à toilettes excentriques, à cheveux jaunes furieusement ébouriffés, qui, tant qu’elles le pouvaient, s’agitaient, se démenaient, ricanaient et glapissaient, à la seule fin d’attirer sur elles les lorgnettes de toute la salle... Et leur manége réussissait.
Cet aimable scandale paraissait contrarier M. de Coralth, et il se dissimulait de son mieux au fond de la loge, dans l’ombre.
Mais le jeune M. Wilkie était visiblement ravi et manifestement fier de l’attention que forcément le public accordait à sa loge. Il s’offrait le plus possible aux regards, il se penchait en avant, il se montrait, s’étalait, faisait la roue...
—Tout de même, pensait Chupin, il y en a qui sont trop bêtes, ce n’est pas juste... Il faut que le bon Dieu ne leur ait pas donné leur poids d’esprit...
Moins que jamais, en ce moment, il pardonnait à M. Wilkie l’ignoble insulte qu’il avait jetée à la face de Mme Lia d’Argelès... sa mère, vraisemblablement.
Pour ce qui est de la pièce qu’on jouait, il n’en entendit pas vingt mots. Il était à ce point accablé de fatigue qu’il ne tarda pas à s’endormir. Le bruit de chaque entr’acte le tirait quelque peu de son assoupissement, mais il ne s’éveilla complétement qu’à la fin...
Ses «pratiques» étaient encore dans leur loge, et même M. Wilkie, debout, tendait galamment aux dames leur manteau et leur châle...
—On va donc rentrer, se dit-il.
Point. Sous le péristyle, M. Wilkie et M. de Coralth furent rejoints par plusieurs jeunes gens, et tous ensemble ils allèrent s’installer dans un café voisin; les demoiselles à cheveux jaunes avaient suivi.
—Décidément, gronda Chupin, ils ont un grain de sel dans le gosier, ces particuliers-là!... Je vous demande un peu si c’est une vie!...
Lui-même, cependant, ayant mangé très-vite, avait grand soif... et après une longue délibération, le besoin parlant plus haut que l’économie, il s’assit à une table dehors, et demanda un bock où il trempa ses lèvres avec un soupir d’avare...
Il but à petits coups, ce qui n’empêche que son verre était vide depuis longtemps, que M. Wilkie et ses amis buvaient toujours dans le café.
—Il paraît que nous allons coucher ici, pensait-il.
Sa mauvaise humeur s’expliquait. Il était une heure du matin, et après avoir enlevé les chaises et les tables autour de lui, on venait de le prier de se retirer...
Les cafés se fermaient, et on entendait de tous côtés sonner les barres et claquer les targettes des volets... Sur le trottoir, les garçons en bras de chemise, une serviette autour du cou, se détiraient et respiraient avec délices un air relativement pur... Le boulevard se vidait... les hommes s’éloignaient par groupes, et le long des maisons des ombres de femmes glissaient... les sergents de ville surveillaient, la menace de contravention à la bouche, et il n’y avait plus d’ouvertes que ces petites portes honteuses, toutes basses et toutes étroites, par où les limonadiers font écouler leurs derniers consommateurs, les enragés, ceux qui demandent toujours un petit verre pour finir...
C’est par une ouverture de ce genre que M. Wilkie et les siens passèrent... Quand ils parurent, Chupin eut un grognement de plaisir. Enfin il allait, pensait-il, «filer» son homme jusqu’à sa porte, prendre son numéro et regagner son domicile... Mais sa joie fut de courte durée... Sur la proposition de M. Wilkie, il venait d’être décidé qu’on irait souper. M. de Coralth présenta quelques objections; mais les autres l’entraînèrent.
XIX
—Ah! je la trouve mauvaise, à la fin!... grogna Chupin. Ça va cesser, cette vie de Polichinelle, ou je vais chercher le commissaire!...
Ce qui l’exaspérait, outre qu’il était rendu et qu’il tombait de sommeil, c’était l’idée que sa «pauvre bonne femme de mère» l’attendait, mourant d’inquiétude... Car lui, le garnement dont l’existence avait été jadis l’incohérence même, il était devenu rangé et régulier en ses habitudes autant qu’un vieux rentier.
Quel parti prendre cependant?
Rentre, lui disait la raison, tu le retrouveras, ce Wilkie!... N’y a-t-il pas cent à parier contre un qu’il demeure rue du Helder, 48.
Reste, soufflait la cupidité, puisque tu as déjà tant fait, achève... Ce n’est pas une présomption que payera M. Fortunat, mais une certitude...
La passion de l’argent l’emporta...
Et tout en égrenant un interminable chapelet de jurons, il suivit la «société,» et ne tarda pas à la voir entrer au restaurant Brébant, le plus essentiellement Parisien de tous les cabarets qui restent ouverts la nuit.
Il n’était pas loin de deux heures, le boulevard était silencieux et désert, et cependant la façade du restaurant flamboyait de l’entresol au troisième étage, et de toutes les fenêtres entr’ouvertes, s’échappaient des lambeaux de refrains, des éclats de rire, des cliquetis de fourchettes, et des chocs de verres...
—Huit douzaines d’Armoricaines au 6!... cria un garçon à l’écaillère établie à l’entrée...
A cette commande, Chupin de son poing crispé menaça les étoiles.
—Voleur de sort!... murmura-t-il entre ses dents, gueux de guignon!... C’est pour la... bouche de mes imbéciles, ces huîtres, puisqu’ils sont huit en comptant les deux demoiselles à chignon jaune... Les voilà à table pour jusqu’à six heures du matin... Et ils appellent cela s’amuser... Et bon petit Chupin, pendant ce temps, restera à faire le pied de grue sur le boulevard... Ah! ils vont me le payer!...
Ce qui eût dû le consoler un peu, c’est qu’il n’était pas seul à croquer le marmot.
Devant le restaurant, une douzaine de fiacres stationnaient, dont les cochers dormaient, en attendant que leur patron le hasard leur envoyât quelqu’une de ces excellentes pratiques avinées, qui refusent de payer la course plus de quinze sous, mais qui donnent un louis de pourboire.
Tous ces fiacres, d’ailleurs, appartenant à l’étrange catégorie des «fiacres de nuit,» véhicules de rebut, délabrés et sinistres, traînés par des chevaux expirants, qu’on dirait volés à l’équarisseur, et qui gardent, des ivrognes et des joueurs qu’ils charrient chaque nuit, comme une odeur de débauche et de mauvais lieu...
Mais Chupin se souciait bien, vraiment, de ces voitures, de leurs maigres rosses et de leurs cochers.
A sa colère succédait la résignation du philosophe qui accepte de bonne grâce ce qu’il ne peut empêcher. La nuit devenant fraîche, il avait relevé le collet de sa redingote, et mélancoliquement il arpentait le trottoir...
Il avait bien fait une centaine de tours, repassant les événements de la journée, quand une idée jaillit de sa cervelle qui le cloua net sur place.
Il revoyait l’attitude de M. Wilkie et du vicomte de Coralth pendant toute la soirée, et quantité de circonstances qui séparément lui avaient échappé, se représentant en un faisceau, de singuliers soupçons lui venaient.
M. Wilkie, petit à petit, s’était grisé, M. de Coralth, au contraire, de plus en plus était devenu froid et réservé.
M. de Coralth avait paru combattre toutes les idées de M. Wilkie, mais il les avait, en définitive, acceptées toutes, de sorte que les objections avaient produit l’effet d’autant de stimulants.
Que conclure de là, sinon que M. de Coralth avait quelque mystérieux intérêt à troubler l’intelligence de M. Wilkie afin de s’en rendre maître?
Cette conclusion fut celle de Chupin.
—Oh! oh!... murmura-t-il, ce beau gars travaillerait-il aussi dans les successions?... Connaîtrait-il Mme Lia d’Argelès?... Saurait-il qu’il y a quelque part un héritage à recueillir?... On me dirait qu’il veut cuire son pain dans notre four que je ne serais pas bien surpris... Mais c’est le père Fortunat qui ne rirait guère!... Ah! mais non!... il ne rirait même pas du tout...
Planté sur ses jambes devant le restaurant, il réfléchissait, le nez en l’air, quand une des fenêtres de l’entresol s’ouvrit bruyamment, et deux hommes parurent dans le cadre de lumière, qui luttaient amicalement: l’un s’efforçait de saisir quelque chose que l’autre tenait à la main et ne voulait pas lâcher.
Un de ces deux hommes était M. Wilkie, Chupin le reconnut parfaitement.
—Allons bon! dit-il, voilà le commencement de la fin.
Juste comme il disait cela, le chapeau de M. Wilkie tomba sur le rebord de la fenêtre, glissa sur la corniche et fut lancé sur le trottoir...
Machinalement, Chupin le ramassa, et il le tournait et le retournait entre ses mains, lorsque M. Wilkie, se penchant à la fenêtre, cria d’une voix avinée:
—Holà!... eh!... Qui est-ce qui a trouvé mon chapeau?... Récompense honnête... un verre de champagne et un londrès, à qui me le rapportera, cabinet Nº 6.
Chupin hésita...
Monter, c’était risquer de compromettre le succès de sa mission... D’un autre côté, la curiosité l’émoustillait, et il n’eût pas été fâché de voir de ses yeux comment s’amusaient ces jeunes messieurs... Puis, c’était une occasion d’examiner de très-près ce joli vicomte qu’il était positivement sûr d’avoir déjà rencontré sur son chemin sans pouvoir se rappeler où ni comment.
Cependant, M. Wilkie, de sa fenêtre, l’avait aperçu.
—Arrivez donc, farceur!... lui cria-t-il, vous n’avez donc pas soif!
L’idée du vicomte décida Chupin. Il entra, gravit lentement le roide escalier, et il arrivait au palier de l’entresol, quand un monsieur en habit noir, bien rasé, assez gras, blond et très-pâle, lui barra le passage et rudement lui demanda:
—Qu’est-ce que vous voulez?
—M’sieu, c’est un chapeau qui est tombé d’une fenêtre de chez vous, et alors...
—C’est bien, donnez!... dit le monsieur en habit noir, habitué à voir passer bien des choses par ses fenêtres.
Mais Chupin n’entendait pas de cette oreille, et il entamait une explication quand un rideau près de lui se souleva, et M. Wilkie parut, criant:
—Philippe!... hé!... Philippe!... qu’on me serve l’homme qui a ramassé mon chapeau!
—Ah! fit Chupin, vous voyez bien, m’sieu, qu’on me demande...
—C’est exact, prononça Philippe, allez...
Et, soulevant la portière du corridor, il poussa Chupin dans le cabinet Nº 6.
C’était une petite pièce carrée, basse de plafond, où régnait une température de fournaise, où la lumière du gaz éclatait crue, terrible, aveuglante...
Le souper touchait à sa fin, mais on n’avait pas encore desservi, et les assiettes toutes pleines de mets déchiquetés, gâtés, gâchés, trahissaient la satiété...
Du reste, à l’exception de M. Wilkie, tous les convives étaient plus froids que marbre et paraissaient s’ennuyer prodigieusement... Dans un coin, la tête appuyée contre le piano, une des demoiselles à cheveux jaunes dormait.
Assis près de la fenêtre, plus flegmatique encore que les autres, M. le vicomte de Coralth fumait les coudes sur la table.
—Voici donc mon chapeau!... exclama M. Wilkie, dès que parut Chupin... Reste à payer la récompense promise.
Et aussitôt il se pendit à la sonnette, en criant à pleins poumons:
—Henri!... sommelier... un verre blanc et du champagne de la veuve!...
Plusieurs bouteilles étaient encore presque pleines, on le lui fit remarquer, mais il haussa les épaules.
—Vous me prenez sans doute pour un autre!... déclara-t-il. On ne boit pas du vin éventé, quand on a en perspective un héritage comme celui qui va me tomber du ciel...
—Wilkie!... interrompit vivement M. de Coralth. Wilkie!...
Mais il était trop tard, Chupin avait entendu et compris.
Ses hypothèses devenaient certitude. M. Wilkie savait ses droits à une succession, donc M. Fortunat avait été prévenu par le vicomte; donc M. Fortunat en serait pour ses frais.
—Pas de chance, le patron, pensa-t-il... Quel coup, après l’affaire de Valorsay!... Il est capable d’en avoir la jaunisse!...
Pour un garçon de son âge, Chupin était remarquablement maître de ses impressions, mais la révélation avait été si soudaine, qu’il n’avait pu dissimuler un tressaillement, et que même il pâlit un peu.
Cela, M. de Coralth le vit, et bien qu’il fût fort éloigné de se supposer deviné, sa colère qu’il avait contenue éclata.
Il se leva brusquement, prit une bouteille, et remplissant un verre au hasard:
—Allons, avale-moi ça, dit-il à Chupin, dépêche-toi, et défile!...
Très-positivement, depuis sa conversion, Victor Chupin était devenu ombrageux et délicat...
Chez lui, cependant, susceptibilités ni répugnances n’allaient jusqu’à ce point de le mettre hors de lui, pour cela seulement qu’on lui disait: Toi, ou qu’on lui offrait de trinquer avec le premier verre venu...
Mais M. de Coralth lui inspirait une de ces aversions qui ne s’expliquent ni ne se raisonnent, et qui saisissent pour éclater la première occasion.
—Hé! dis donc, toi, fit-il brutalement, est-ce que nous avons bu du Champagne ensemble, que tu me tutoies comme cela?
Ce n’était, à bien prendre, qu’une boutade grossière; néanmoins, le vicomte parut piqué jusqu’au vif.
—Vous entendez, Wilkie, prononça-t-il. Que ceci vous apprenne que le beau temps de lord Seymour, votre compatriote, est passé! Elle est éteinte la race aimable des gens du peuple qui rendaient respectueusement les coups de poing dont les honoraient les gentilshommes après boire... Voilà où conduit, mon cher, la déplorable manie que vous avez de vous encanailler et de payer du vin à tous les voyous qui passent...
Les cheveux plats de Chupin se hérissaient de colère.
—De quoi!... de quoi!... exclama-t-il. Je vais t’apprendre ce que c’est qu’un voyou, méchant crevé!...
Son geste, son attitude, ses yeux, avaient une telle expression de défi et de menace, que deux des convives effrayés se levèrent et lui prirent les bras.
—Allons, retirez-vous, disaient-ils.
Mais lui, se débattant:
—Me retirer!... répondit-il... jamais de la vie!... On m’appelle voyou, et je mettrais ça tranquillement dans ma poche avec mon mouchoir par dessus!... Vous ne le voudriez pas! D’abord je demande des excuses...
C’était exiger un peu trop du vicomte de Coralth.
—Laissez donc ce mauvais drôle, prononça-t-il avec son flegme affecté, et sonnez les garçons, qui le flanqueront à la porte.
Point n’était besoin de cette insulte nouvelle pour jeter décidément Chupin hors de ses gonds.
—A la porte!... s’écria-t-il. Oh! là, là!... Où est-il, celui qui m’y mettra?... Qu’il vienne!... A qui le caleçon?...
D’un brusque mouvement, il s’était dégagé, et il s’était campé à la façon des professeurs de savate, le buste en arrière, tout le poids du corps portant sur le jarret gauche, les bras repliés à hauteur de sa poitrine, pour l’attaque et la parade.
—Voyons... voyons, insistèrent les jeunes gens, sortez...
—Oui, je veux bien, mais que votre ami sorte aussi... Est-il un homme?... Alors, qu’il vienne, on s’expliquera dans la rue...
Et s’apercevant qu’on cherchait à le saisir de nouveau:
—Bas les pattes!... grogna-t-il, ou je cogne... Ah!... c’est comme ça... Il ne fallait pas m’inviter... Ce n’est pas ma partie de donner de l’agrément aux sociétés qui ont trop dîné... Tiens!... pourquoi donc vous laisserai-je vous ficher de moi?... Je n’ai pas de rentes et vous en avez, je travaille et vous nocez, c’est vrai... Mais ce ne sont pas des raisons... Et puis, laissez faire... Les gueux du matin sont quelquefois les riches du soir... A chacun son tour, n’est-ce pas?... J’ai l’idée que j’aurai de l’argent quand vous aurez mangé le vôtre... Alors on rira... et comme je suis bon garçon, je vous jetterai mes cigares à moitié...
M. Wilkie paraissait ravi... En lui, il y avait quelque parcelle de ce grain de folie qui inspire les excentricités anglaises.
Il s’était hissé sur le piano, s’y était assis, les pieds sur le clavier, et de là, comme du haut d’un tribunal, il écoutait, jugeait et applaudissait, prenant tour à tour parti pour Chupin ou pour le vicomte, et criant alternativement:
—Bravo, le gamin!... ou: touché, Coralth!...
Cela devait achever le vicomte.
—Je vois bien, prononça-t-il, que sans les sergents de ville nous n’en finirons pas.
—Les sergents?... hurla Chupin. Ah! ça ne serait pas à faire, méchant...
Il s’arrêta court, la voix expirant dans son gosier, et il demeura béant, interdit, le geste interrompu, la pupille dilatée par la surprise...
Un jeu de physionomie de M. de Coralth avait été pour lui un trait de lumière.
Et il venait de se rappeler soudainement, et alors qu’il ne cherchait plus, où, quand et en quelles circonstances il avait connu le vicomte. Il se souvenait maintenant du nom qu’il portait, lorsqu’il l’avait rencontré.
—Oh! bégaya-t-il sur trois tons différents, oh! oh!
Mais cette découverte eut pour effet sinon de calmer sa colère, au moins de lui rendre comme par magie son sang-froid.
Et c’est avec l’affreux accent gouailleur des purs faubouriens qu’il reprit, s’adressant à M. de Coralth:
—Faut pas vous fâcher, bourgeois, tout ce que j’ai dit, c’était histoire de rire... Je fais ma tête, comme ça, mais je sais bien qu’entre un pauvre diable comme moi et un vicomte comme vous, il y a plus d’une marche d’escalier... Je n’ai pas le sou, voyez-vous, et c’est ce qui m’enrage... Je ne suis pas trop mal de ma personne, heureusement, et j’espère toujours que la fille de quelque banquier tombera amoureuse de moi et m’épousera... C’est ça qui serait de la chance!... Pour lors, il ne me resterait plus qu’à essayer de me faire passer pour l’enfant perdu de quelque grand personnage, d’un duc, par exemple... et si le vrai fils existait, s’il me gênait, dame!... je l’assassinerais un peu pour prendre sa place...
Ni M. Wilkie ni ses amis ne comprenaient un mot à ce bavardage de Chupin, et les deux demoiselles à cheveux jaunes fixaient sur lui leurs gros yeux stupides.
Il était clair cependant que chacune de ces paroles avait une signification pour M. de Coralth, et même une signification terrible.
Exercé depuis longtemps à commander à sa physionomie, il restait impassible en apparence et même souriant, mais un observateur eût lu l’angoisse dans ses yeux, et il blêmissait visiblement...
A la fin, n’y tenant plus, il prit dans son portefeuille un billet de cent francs, le roula entre ses mains, et le lança à Chupin en disant:
—C’est fort joli, mon garçon, tout ce que tu nous contes là, mais en voici assez, paye-toi et laisse-nous...
Malheureusement la boule de papier atteignit Chupin en plein visage...
Il poussa un cri rauque, et à la façon dont il saisit et brandit une bouteille, on put croire que M. de Coralth allait avoir la tête brisée.
Non, cependant... Grâce à un effort héroïque de volonté, Chupin maîtrisa ce mouvement de rage folle, et il reposa la bouteille en disant aux deux demoiselles qui s’étaient mises à pousser des cris de paon:
—Taisez-vous donc, vous autres, ne voyez-vous pas que je plaisante!...
Mais les convives et M. Wilkie lui-même, avaient trouvé la plaisanterie un peu forte et même dangereuse.
Ils se levaient très-décidés, cela se voyait, à jeter Chupin dehors, il les arrêta du geste.
—Ne vous dérangez pas, fit-il, ce n’est pas la peine, je file... Laissez-moi seulement chercher le billet de banque que monsieur, là-bas, m’a jeté...
—C’est trop juste, approuva M. Wilkie, cherchez...
Il se baissa, non sans peine, et le trouva presque sous le piano.
—Maintenant, dit-il encore, je voudrais bien un cigare.
On lui tendit une assiette où il y en avait une vingtaine, et gravement il en choisit un, dont il coupa le bout avec un couteau avant de le mettre à la bouche.
Les autres, d’un air ébahi, le regardaient faire, ne comprenant rien à ce calme ironique succédant à une violence si grande...
Alors, lui, Victor Chupin, qui n’avait plus, ce me semble, qu’un but, devenir riche, lui qui aimait l’argent d’une passion sans égale, qui avait étouffé en son âme toutes les autres passions, lui qui pour cinq francs travaillait quelquefois deux jours, lui qui ne dédaignait pas de réclamer cinq sous quand il allait chercher une voiture à une remise...
Lui, Chupin, il tortilla le billet de banque, l’enflamma au gaz, et s’en servit comme du premier chiffon venu pour allumer son cigare.
—Ah!... il est toqué!... murmurèrent les deux dames à cheveux jaunes, d’un air navré.
Mais M. Wilkie fut enthousiasmé.
—Très-chic!... déclara-t-il. Épatant de chic!...
Chupin ne daigna seulement pas tourner la tête.
Il entr’ouvrit la porte, et, debout sur le seuil, il salua le vicomte de Coralth d’un geste ironique:
—Jusqu’au revoir, M. Paul, prononça-t-il... Et bien le bonjour à Mme Paul de ma part...
Moins stupéfaits, les convives eussent remarqué le prodigieux effet de ce nom sur leur brillant ami...
Il devint livide et vacilla sur sa chaise... Puis tout à coup, il se dressa, comme s’il eût voulu s’élancer après celui qui venait de l’écraser de ce nom de Paul...
Tentative inutile!... Chupin était déjà sur le boulevard.
Le jour commençait à venir, la silhouette des toitures se découpait en noir sur le fond livide du ciel, et les trottoirs, à perte de vue, s’étalaient, blanchâtres comme après une tombée de neige.
Paris bâillait, pour ainsi dire, avant de s’éveiller, les mitrons causaient sur la porte des boulangers, et les garçons des marchands de vin, en bras de chemise, et les yeux bouffis de sommeil, enlevaient lentement les volets des boutiques.
Dans le lointain, pareille à un nuage, montait la poussière des boulevards, soulevée par les balayeurs; des chiffonniers, comme des ombres en peine, erraient, piquant leur butin parmi les immondices... les bruyantes voitures des laitiers passaient au galop, et les ouvriers matineux se rendaient à leur chantier, tenant à la main un gros morceau de pain où ils mordaient à même...
Glaciale était la bise qui se lève avec l’aube, mais Chupin avait si peu froid qu’il alla s’asseoir, de l’autre côté de la chaussée, sur un banc d’où il pouvait, sans être vu, surveiller l’entrée du restaurant.
Il venait d’être secoué par une de ces émotions qui bouleversent l’être jusqu’en ses plus intimes profondeurs, et rendent insensible aux circonstances extérieures quelles qu’elles soient.
Sous les dehors brillants de ce soi-disant vicomte de Coralth, Chupin avait reconnu l’homme qu’il haïssait le plus au monde, ou plutôt le seul qu’il hait; car il n’avait point l’âme méchante.
Impressionnable à l’excès, comme un véritable enfant des faubourgs qu’il était, il avait l’étrange mobilité de sensations du Parisien... si la moindre des choses allumait sa colère, il suffisait d’un rien pour l’éteindre, et il était incapable de rancunes durables... Mais ce beau vicomte!...
—Dieu!... que je lui en veux, à ce gars-là, répétait-il, les dents serrées de rage; Dieu que je le haïs...
C’est qu’une fois en sa vie, ainsi qu’il l’avait avoué à M. Fortunat, Chupin s’était rendu coupable d’une lâche et abominable action, qui avait failli coûter la vie à un homme.
Et le crime, s’il eût réussi, eût profité à ce jeune homme qui, maintenant, cachait les turpitudes de son passé sous le nom sonore de Coralth.
Comment, après cela, Chupin ne l’avait-il pas remis du premier coup d’œil?...
C’est que Chupin avait travaillé pour ce vicomte de fantaisie, sans pour ainsi dire le connaître, conseillé et poussé par des misérables qui exploitaient ses vices précoces... C’est à peine si, en ce temps-là, il l’avait entrevu deux ou trois fois, et jamais il ne lui avait parlé...
Plus tard, seulement,—trop tard—il avait appris de quelle ignoble intrigue il avait été l’instrument...
Et revenu à des sentiments honnêtes, sincèrement repentant, il abhorrait Coralth, cause du crime...
Et ce n’est pas tout:
Coralth, dans ce cabinet particulier, s’était dressé devant lui, effrayant et implacable, comme le remords...
Il avait éveillé dans les profondeurs de sa conscience une voix menaçante qui lui avait crié:
—Que fais-tu en ce moment?... Te voici encore espionnant pour le compte d’un homme dont tu te défies et dont tu ignores les véritables desseins... C’est ainsi que tu as commencé autrefois... As-tu oublié jusqu’où cela t’a conduit? N’est-ce donc pas assez du sang qu’une fois déjà tu as eu sur les mains!... C’est folie que de prétendre rester honnête en faisant le métier des coquins!
C’est cette voix qui avait donné à Chupin le courage d’allumer un cigare à la flamme d’un billet de cent francs.
Et cette voix le torturait encore, pendant que sur son banc il essayait de se résumer la situation.
Eu somme, où en était-il?
Avec un rare bonheur, il avait retrouvé le fils que dissimulait à tous et dont se cachait Mme Lia d’Argelès... Mais ce garçon, contre toute prévision, savait déjà qu’un héritage venait de lui échoir...
Ce que s’était proposé de faire M. Fortunat, M. de Coralth, aussi bien renseigné que lui, l’avait très-probablement déjà fait.
Dès lors, c’était une partie perdue, s’obstiner devenait inutile.
C’était bien cela, et tout eût été dit, s’il ne fût advenu que Chupin connaissait l’inavouable passé du vicomte de Coralth.
Cette circonstance changeait tout, car elle lui permettait de peser sur les événements d’une façon décisive.
Armé du secret qu’il possédait, il pouvait, en intervenant à propos, donner la victoire à M. Fortunat et forcer M. de Coralth à capituler.
Oui, il le pouvait d’autant mieux que Coralth, il en était sûr, ne l’avait pas reconnu, et ignorait peut-être jusqu’à son existence. Il s’était laissé emporter par un mouvement de colère qu’il regrettait, il s’était attribué ironiquement l’histoire de son ennemi, mais cela ne tirait pas à conséquence.
Donc, rien ne l’arrêtait; et il se trouvait qu’en prêtant son concours à M. Fortunat, il ferait d’une pierre deux coups.
Il se vengerait de Coralth, et il assurerait au dénicheur d’héritages, son patron, un bénéfice dont certainement il lui reviendrait quelque chose.
Et cependant, non! L’idée de tirer de cette affaire un profit quelconque lui inspira un invincible sentiment de dégoût, sublime victoire de l’honneur dans une âme si naturellement cupide.
Il lui parut que l’argent provenant d’une pareille entreprise lui salirait les doigts; car il devait y avoir quelque vilenie sous ces manœuvres, quelque grosse perfidie, il n’en doutait plus maintenant que Coralth s’y trouvait mêlé.
—Je servirai le patron pour rien, décida-t-il... Quand on est vengé on est payé!
Chupin décidait cela, parce qu’il ne concevait pas de parti meilleur.
Maître des événements, il eût agi tout autrement.
Il eût purement et simplement supprimé cet héritage dont il ne trouvait pas que M. Wilkie fût digne...
—Le diable sait ce qu’il en fera, pensait-il... Bien sûr il le mangera comme mon père a mangé la fortune qu’on lui avait donnée... Il n’y a que les gredins pour avoir de la chance!...
L’effort de sa méditation ne l’empêchait pas de surveiller fort attentivement l’entrée de la maison Brébant, car il était de la plus haute importance que M. Wilkie ne lui échappât pas...
Il faisait grand jour et le restaurant se vidait...
Paris s’éveillant et se levant, les aimables viveurs, qui avaient passé ce qu’on est convenu d’appeler une joyeuse nuit, se décidaient à regagner leur logis pour se coucher et dormir...
Cela distrayait Chupin de les examiner à leur sortie.
Il y en avait qui titubaient, ou qui, abêtis par la boisson, s’en allaient la tête basse, en rognonnant des phrases incohérentes... D’autres, tout aussi ivres, mais plus nerveux, très-animés encore, chantaient en se retirant, discutaient à pleine voix ou interpellaient les balayeurs... Les plus sobres, honteux d’être surpris par le jour, et rougissant d’eux-mêmes, se sauvaient à toutes jambes, rasant les maisons... Il y en eut un que les garçons durent porter jusqu’à une voiture, il ne tenait plus debout...
Il n’y avait plus alors que cinq ou six voitures de nuit devant la porte, et les cochers se démenaient et criaient, faisant de leur mieux pour racoler quelque pratique avant de regagner leur remise...
—Un bon quatre places!... hurlaient-ils. Un bon quatre places, Monsieur et Madame!
Il fallait vraiment qu’il ne restât pas grand monde, que la caisse fût faite et que les fourneaux fussent éteints, car Chupin vit sortir et passer devant lui le Monsieur en habit noir qui lui avait barré le passage, et que M. Wilkie avait appelé Philippe.
Il marchait d’un bon pas, bien enveloppé dans son paletot, et malgré cela il frissonnait, blême et triste comme un homme condamné à dormir le jour et à rester debout la nuit, véritable martyr du plaisir des autres, qui pourrait dire ce qu’il y a de bêtise et de folie au fond des bouteilles, et qui sait au juste ce qu’il y a de bâillements sous le verbe «s’amuser.»
—Ah çà! pensait Chupin inquiet, M. Wilkie et ses amis auraient-ils filé?...
Mais précisément ils parurent, et, durant un moment, ils causèrent en cercle sur le trottoir.
L’éclat du jour faisait clignoter leurs yeux rougis, leurs lèvres pendaient, et le froid marbrait de taches bleues leurs joues blafardes... Quant aux demoiselles à cheveux jaunes, toutes les peintures de leur visage s’étant quelque peu confondues et mêlées, elles apparaissaient telles qu’elles étaient véritablement, hideuses.
Elles montèrent dans le seul fiacre qui restait, le plus délabré de tous, dont le cocher eut bien du mal à mettre sa misérable rosse en mouvement, et les hommes s’éloignèrent à pied.
—Allons, se dit Chupin, en route!...
Bien des gens eussent été contrariés et même humiliés d’avoir à longer les boulevards, à cette heure matinale, dans une tenue dont l’élégance débraillée trahissait une nuit passée au cabaret.
M. Wilkie, au contraire, et ses amis,—à l’exception du vicomte de Coralth, visiblement gêné,—devaient être fiers et enchantés d’eux-mêmes. Cela se devinait, rien qu’à la façon dont ils accueillaient les regards des passants.
Ils s’estimaient «pleins de chic,» ils produisaient un effet quelconque, ils «épataient le monde...» Que souhaiter de plus?...
Ce qui est positif, c’est qu’ils agaçaient terriblement Chupin, lequel les suivait, mais de l’autre côté de la chaussée et à une assez grande distance, car maintenant qu’il s’était montré, il avait à craindre d’être reconnu.
—Méchants crevés, grommelait-il, on les saignerait à blanc qu’on ne tirerait pas d’eux six une chopine de sang d’homme!... S’ils étaient saoûls, seulement!... Mais plus souvent!... ça leur aurait abîmé l’estomac de boire!... Ah! s’ils savaient ce qu’ils me font mal!...
Du moins, n’eut-il pas très-longtemps à s’impatienter.
A la rue Drouot, deux de ces messieurs quittèrent le groupe et deux autres s’en allèrent par la rue Le Pelletier.
M. Wilkie et le vicomte de Coralth restaient seuls à suivre le boulevard. Ils se prirent le bras, et c’est avec une certaine animation qu’ils s’entretinrent jusqu’à la rue du Helder, où finalement ils se séparèrent après force poignées de main.
Que s’étaient-ils dit en se quittant, quelles conventions avaient-ils arrêtées?... Chupin eût de bon cœur sorti cent sous de sa poche pour le savoir.
Il eût donné bien davantage à qui lui eût enseigné un moyen de se dédoubler; le moyen de «filer» le vicomte de Coralth, qui se dirigeait vers la Madeleine, sans cesser pour cela d’épier et d’accompagner l’autre.
Mais nous ne sommes plus au temps des miracles. L’employé de M. Isidore Fortunat soupira et, s’attachant aux pas de Wilkie, il ne tarda pas à le voir entrer au Nº 48 de la rue du Helder.
Le concierge, qui était devant la porte, fort occupé à nettoyer les cuivres de la sonnette, le salua. Il n’y avait pas à en douter, c’était bien chez lui que rentrait M. Wilkie.
—Enfin!... grommela Chupin, le voilà garé des voitures... Je savais bien qu’il logeait dans cette maison!... Je l’avais deviné rien qu’à la façon dont Mme Lia d’Argelès regardait les fenêtres hier soir... Pauvre femme!... Ah!... son fils est un joli cadet!...
Cette pensée de pitié devait être l’occasion d’un retour sur soi.
—Gueux de sort!... s’écria-t-il, en s’administrant sur le front un maître coup de poing, j’oubliais ma bonne femme de mère!
Et, comme toute la besogne était terminée, qu’il n’y avait plus rien à apprendre, il partit au galop, coupant au plus court pour gagner le faubourg Saint-Denis.
—Pauvre m’man, se disait-il, tout en jouant prodigieusement des jambes, sûr elle n’aura pas été à la noce cette nuit... Canaille d’enfant!... je lui aurai fait pleurer toutes les larmes de son corps.
Il disait vrai. La malheureuse mère avait passé la nuit dans des transes mortelles, comptant les heures, tressaillant à chaque claquement de la porte, annonçant la rentrée d’un locataire...
Et à mesure que marchaient les aiguilles de la pendule, son cœur se serrait, et ses conjectures devenaient sinistres...
Pour que son fils l’abandonnât ainsi à ses inquiétudes, il fallait, pensait-elle, qu’il eût été victime d’un accident, ou qu’il eût retrouvé quelqu’un de ses détestables amis d’autrefois, de ceux qui l’avaient poussé jusqu’à l’abîme...
Peut-être était-ce son père qu’il avait rencontré, Polyte Chupin, cet homme qu’elle aimait toujours, l’infortunée, parce que, malgré tout, c’était son homme... mais qu’elle jugeait et qu’elle savait capable de tout...
Et de tous ces malheurs, c’était encore un accident, même mortel, qu’elle redoutait le moins...
L’honneur, dans l’âme héroïque de cette femme du peuple, parlait plus haut encore que l’instinct impérieux de la maternité, et elle eût mieux aimé retrouver son fils sur les dalles de la Morgue que sur les bancs de la Cour d’assises...
Ses pauvres yeux n’avaient plus de larmes, lorsqu’enfin elle reconnut tout au bout du corridor le pas familier de son Victor.
Précipitamment elle ouvrit la porte, et dès qu’elle le sentit près d’elle, car elle ne pouvait le voir:
—Où as-tu passé la nuit? demanda-t-elle... D’où viens-tu!... Que t’est-il arrivé?...
Pour toute réponse, il lui sauta au cou, suivant en cela l’impulsion de son cœur, et aussi le conseil de son expérience, qui lui disait que c’était là, certainement, la meilleure raison qu’il pût donner.
Cela ne l’empêcha pas d’essayer ensuite de se justifier, et il y parvint, se gardant toutefois de confesser la vérité, redoutant le blâme de sa mère, sachant bien qu’elle serait moins accommodante que sa propre conscience.
—Je te crois, mon fils, prononça gravement la digne femme, tu ne voudrais pas me tromper, n’est-ce pas?...
Et cette malheureuse qui avait été la compagne d’un ivrogne, ajouta:
—Ce qui m’a rassurée, quand tu m’as embrassée, ce qui est sûr, c’est que tu n’as pas bu...
Chupin ne souffla mot: cette confiance le gênait extraordinairement.
—Que je sois pendu, pensa-t-il, si jamais je fais quelque chose que je ne puisse pas lui avouer, à cette pauvre bonne femme!...
Mais il n’avait pas le temps de s’abandonner à son attendrissement.
Il était trop engagé, pensait-il, pour reculer, et il importait qu’il rendît compte, le plus tôt possible, de ses démarches... Puis, sa haine contre le vicomte de Coralth l’aiguillonnait...
Il se dépêcha donc de manger un morceau, car il était exténué de besoin, et il ressortit, en promettant bien de rentrer dîner.
S’il se hâtait tant, c’est que c’était dimanche, c’est que M. Fortunat passait presque tous ses dimanches à la campagne, et qu’il craignait de ne pas le rencontrer.
Et tout en courant vers la place de la Bourse, il arrangeait dans sa tête l’histoire qu’il raconterait, pénétré de cette maxime populaire que «toute vérité n’est pas toujours bonne à dire.»
Devait-il rapporter la scène du restaurant, nommer Coralth, dire qu’il n’y avait plus rien à apprendre à M. Wilkie?... Après mûres réflexions, il décida que non; cela pouvait décider M. Fortunat à renoncer à l’affaire. Mieux valait le laisser courir à une déconvenue, lui tout révéler ensuite, et profiter de sa colère pour en faire un instrument de vengeance...
Ce dimanche-là, justement, M. Fortunat avait arrêté qu’il n’irait pas à la campagne.
Il avait dormi la grasse matinée, et il était encore en robe de chambre lorsque Chupin parut... Il eut un cri de joie à sa vue, devinant bien que s’il lui arrivait sitôt, c’est qu’il apportait d’heureuses nouvelles.
—Vous avez réussi?... lui cria-t-il.
—Oui, m’sieu.
—Vous avez déniché le fils de la d’Argelès?
—Je le tiens!...
—Ah!... je disais bien que vous êtes un garçon d’esprit... Vite, contez-moi tout cela... C’est-à-dire, non, faisons mieux, attendez!...
Il sonna, et Mme Dodelin, sa gouvernante, étant accourue:
—Ajoutez un couvert, commanda-t-il, M. Chupin déjeune avec moi... et servez... Cela vous convient, n’est-ce pas, Victor? Il est dix heures, j’ai faim... nous causerons mieux en buvant une bouteille de vin blanc.
C’était une faveur immense et qui donna à Chupin l’exacte mesure du service qu’il avait rendu. Il n’en fut pas enorgueilli, cependant, mais il regretta d’avoir mangé avant de venir.
Cette faveur, M. Fortunat ne la regretta pas, une fois à table, et même il oubliait son appétit, en écoutant le récit de son employé.
—Très-bien!... interrompait-il à tout moment... parfait!... On n’est pas plus adroit!... Je n’aurais pas mieux fait!... Vous serez content de moi, Victor, si l’affaire réussit!...
Et sa satisfaction débordant en un monologue présomptueux:
—Et pourquoi ne réussirait-elle pas?... poursuivait-il. En fut-il jamais une si simple et si belle!... Je puis tout exiger: cent, deux cent, trois cent mille francs... Ah! le comte de Chalusse a bien fait de mourir... Du coup, je pardonne à Valorsay... Qu’il garde mes quarante mille francs, je les lui donne... Qu’il épouse Mlle Marguerite, je lui souhaite beaucoup d’enfants... Et que la dame d’Argelès soit bénie!
Il voyait si bien sa fortune faite que, dès midi, n’y tenant plus, il monta en fiacre avec Chupin pour se rendre chez M. Wilkie, déclarant qu’au besoin il saurait bien l’éveiller.
Arrivé rue du Helder, il recommanda une fois encore à son employé de l’attendre dans la voiture, et pénétrant dans la maison, il demanda:
—M. Wilkie?...
—Au second, répondit le concierge, la porte à droite.
Le chasseur d’héritages monta lentement.
Il sentait l’absolue nécessité de se remettre, de reprendre son inébranlable aplomb, et c’est seulement quand il se fut composé une figure de circonstance qu’il sonna.
Un petit domestique, souffre-douleur de M. Wilkie, et qui se vengeait en le volant outrageusement, vint ouvrir et commença par déclarer que son maître était absent...
Mais M. Fortunat s’entendait à forcer les consignes. Il manœuvra si bien que le jeune garçon embarrassé finit par le faire entrer dans un petit salon, en lui disant:
—Alors, asseyez-vous, je vais prévenir Monsieur.
—Allez, dit le dénicheur d’héritages.
Seulement, au lieu de s’asseoir, il se mit à examiner la pièce où il se trouvait, et aussi, par une porte entrebâillée, une pièce voisine. Il avait cette opinion qu’un logis reflète le caractère de qui l’habite, aussi sûrement qu’une coquille indique la forme de l’animal qui y vit.
M. Wilkie était confortablement logé, mais son appartement était orné avec une profusion prétentieuse et d’un goût plus que douteux.
Il s’y voyait peu de livres, mais en revanche des cravaches, des fouets de toutes formes, des éperons, des fusils, des carniers et des cartouchières, enfin quantité de ces ustensiles ridicules dont un sportsman ne saurait se passer.
Aux murs, point de tableaux. Des portraits de chevaux célèbres trahissaient immédiatement le gentleman propriétaire pour sa part d’un huitième de rosse qualifiée cheval de courses.
Ayant vu, M. Fortunat sourit.
—Mon gaillard, pensa-t-il, est un de ces petits messieurs qui veulent se moucher plus haut que le nez... Entre mes mains, il ne pèsera pas une once...
Il s’arrêta; le petit domestique rentrait, qui lui dit:
—Monsieur est dans la salle à manger, si monsieur veut passer...
Le guetteur de successions passa et se trouva en face de M. Wilkie, lequel déjeunait d’une tasse de chocolat.
Non-seulement il était levé, mais encore il était habillé de pied en cap pour sortir, et si mirifiquement, qu’on l’eût pris pour un homme d’écurie de bonne maison.
Une couple d’heures de sommeil l’ayant tout à fait remis, il avait repris l’arrogance qui était le trait distinctif de son caractère, et le signe de sa prospérité.
Voyant entrer un visiteur inconnu, il cligna de l’œil pour le toiser, et tout au plus poliment:
—Que désirez-vous? demanda-t-il.
—Monsieur, je viens pour une affaire...
—Eh bien, le moment est mal choisi... On m’attend à Vincennes, pour les courses; j’ai un cheval engagé... Ainsi, vous comprenez...
Intérieurement, M. Fortunat s’amusait de l’outrecuidance de M. Wilkie.
—Mon gaillard, songeait-il, sera moins pressé quand il saura ce dont il retourne.
Et tout haut il reprit:
—La chose, monsieur, peut se dire en quatre mots...
—Alors, allez-y!...
Le dénicheur d’héritiers commença par fermer une porte laissée ouverte à dessein par le domestique, puis revenant tout près de M. Wilkie, et de l’air le plus mystérieux:
—Que donneriez-vous bien, commença-t-il, à l’homme habile qui tout à coup vous mettrait en possession d’une fortune immense, d’un million, de deux millions, peut-être?...
Il avait préparé son effet, il le croyait sûr, il s’attendait à voir M. Wilkie tomber à ses genoux.
Et pas du tout; l’aimable gentleman ne sourcilla pas, et c’est du plus beau calme et la bouche à demi-pleine, qu’il dit:
—Je sais le reste!... Vous venez, n’est-ce pas, cher monsieur, pour me vendre le secret d’une succession vacante en ce moment et qui m’appartient?... Eh bien! vous arrivez mauvais deuxième.
Le plafond s’effondrant sur M. Fortunat, ne l’eût pas mis en si piteux état... Il demeura béant, stupide, écrasé, et ses yeux eurent une telle expression d’ahurissement, que l’autre éclata de rire.
Pourtant il essaya de se débattre, mais en homme qui se noie, qui a bu plus d’une gorgée et qui coule...
—Laissez-moi vous expliquer, balbutia-t-il, permettez-moi...
—Oh!... inutile!... Je sais mes droits. J’ai traité, cher monsieur, ma parole est engagée et demain ou après-demain je signerai mes conventions...
—Avec qui?...
—Ah! permettez, c’est de la vie privée cela!...
Il avait achevé son chocolat, il se versa un verre d’eau glacée, le but, s’essuya les lèvres et se levant de table:
—Vous m’excuserez, cher monsieur, poursuivit-il, si je ne vous reconduis pas... Je vous l’ai dit, on m’attend à Vincennes, j’ai mille louis sur «Pompier de Nanterre,» mon cheval, et mes amis ont dix fois autant... Qui sait ce qui arriverait si je n’étais pas là au départ...
Et aussitôt, sans plus faire attention à M. Fortunat que s’il n’eût pas existé:
—Toby! s’écria-t-il, drôle! maraud! où es-tu?... Ma voiture est-elle en bas?... Allons, ma canne bien vite, mes gants, ma jumelle de courses!... Descends du champagne dans le coffre... N’oublie pas des allumettes!... Cours mettre ta livrée neuve... Dépêche-toi donc, animal, j’arriverai trop tard!...
M. Fortunat sortit...
L’effroyable colère qui succédait à la stupeur idiote, charriait avec une violence inouïe tout son sang à son cerveau... Il avait un nuage pourpre devant les yeux, ses oreilles tintaient, et à chaque pulsation son crâne était ébranlé comme par un coup de marteau...
Ce fut si terrible qu’il eut peur.
—Vais-je donc avoir une attaque d’apoplexie, pensa-t-il.
Et, comme tout, autour de lui, tourbillonnait, comme les planchers semblaient se dérober sous ses pieds, il s’assit au beau milieu de l’escalier, attendant que ce dangereux vertige passât un peu, s’efforçant de s’arraisonner et appelant à son secours toute sa philosophie.
Il fut bien cinq minutes avant de se risquer à descendre, et quand enfin il arriva dans la rue, ses traits étaient si décomposés que Chupin frémit.
—Cristi!... murmura-t-il, le bourgeois a son compte.
Vivement il avait sauté sur le trottoir; il aida M. Fortunat à s’installer dans le fiacre, et avant de monter lui-même:
—Place de la Bourse, 27!... cria-t-il au cocher, qui fouetta son cheval.
Véritablement, c’était pitié de voir quel désespoir remplaçait la confiance si joyeuse du chasseur d’héritages.
—C’est la fin de tout, gémissait-il, je suis volé, dépouillé, ruiné... une affaire sûre... Ces malheurs n’arrivent qu’à moi... Un autre m’a devancé... un autre touchera la prime... Oh!... si je le connaissais, le misérable, si je le connaissais!...
—Minute... interrompit Chupin, je le connais, moi, ce particulier...
M. Fortunat tressauta.
—Impossible! fit-il.
—Pardon, excuse, m’sieu, c’est un mauvais gars qui se fait appeler le vicomte de Coralth...
Ce fut un rugissement plutôt qu’un cri qui sortit de la gorge de M. Fortunat. A un homme de son expérience, il ne fallait qu’une lueur pour éclairer toute une situation.
—Ah!... je comprends, s’écria-t-il, je vois!... Oui, tu as raison, Victor, c’est lui, Coralth, c’est l’âme damnée de Valorsay... Coralth est le traître ignoble et abject qui, sur l’ordre de Valorsay, a lâchement déshonoré l’homme qu’aimait Mlle Marguerite... C’est chez la d’Argelès qu’a eu lieu cette immonde scène de jeu... donc Coralth connaît cette créature, il sait ses secrets!... C’est lui qui m’a devancé.
Il se recueillit une minute, puis d’un tout autre ton:
—Je ne verrai jamais un sou des millions de Chalusse et mes 40,000 francs sont flambés; mais, tonnerre du ciel!... je me donnerai de l’agrément pour mon argent... Ah!... Coralth et Valorsay s’entendent pour me ruiner!... Un moment!... Puisque c’est ainsi, je passe, moi, du côté de Mlle Marguerite et du malheureux dont on a perdu la vie... Ah! mes petits, vous ne connaissez pas encore Fortunat!... Maintenant que je passe aux innocents, nous verrons s’ils n’auront pas raison de vous et s’ils ne vous démasqueront pas... Je vais me mettre à faire du bien, puisque vous m’y forcez, et gratis encore!...
Chupin était radieux c’était sa vengeance qui mitonnait.
—Et moi, m’sieu, dit-il, je vous en apprendrai de drôles sur le Coralth... D’abord il est marié, le gredin, et sa femme doit tenir un bureau de tabac quelque part, dans les environs de la route d’Asnières... je vous la retrouverai, vous verrez...
L’arrêt soudain de la voiture, arrivée à la place de la Bourse, lui coupa la parole. M. Fortunat commanda à Chupin de payer le cocher, et quatre à quatre il monta ses escaliers, ayant hâte, ainsi qu’il le disait, d’arrêter son plan de campagne... En son absence, un commissionnaire avait apporté une lettre que Mme Dodelin lui remit. Il brisa le cachet, et lut:
«Monsieur,
«Je suis la pupille de feu M. le comte de Chalusse... Il faut que je vous parle... Voulez-vous m’attendre chez vous après-demain, mardi, de trois à quatre heures...
«Je vous salue.
«MARGUERITE.»
XX
Lorsque sur les dix heures du soir, frissonnante et tout émue, Mlle Marguerite abandonnait le lit de mort du comte de Chalusse, pour courir rue d’Ulm, chez Pascal Férailleur, elle ne désespérait pas encore de l’avenir...
Vainement le malheur qui l’avait reçue à sa naissance et qui depuis la poursuivait sans relâche, la frappait à coups précipités... Père, ami, rang, position, sécurité, fortune, elle venait de tout perdre en un moment;... n’importe!... Dans le lointain, pareille à la lueur d’un phare obscurci par les brumes, elle entrevoyait encore une promesse de bonheur.
Elle souffrait, mais elle trouvait une sorte d’amère volupté à cette pensée d’unir indissolublement sa vie à celle d’un homme malheureux comme elle, comme elle calomnié, flétri des plus terribles et des plus injustes imputations, repoussé de tous, sans état désormais et sans amis.
Il lui semblait que la réprobation imméritée dont ils seraient l’objet les rapprocherait encore, resserrerait davantage les liens si forts de leur amour, les donnerait mieux l’un à l’autre et achèverait de confondre leurs âmes...
On s’éloignerait d’eux d’un air de mépris; mais qu’auraient-ils besoin de l’approbation du monde, ayant leur conscience pour eux! Ne se suffiraient-ils pas, puisqu’ils s’aimaient?...
Et s’il fallait absolument quitter la France, eh bien! ils la quitteraient; la patrie pour eux serait toujours où ils seraient ensemble.
Et à mesure qu’elle approchait, elle se représentait la douleur de Pascal, mais aussi sa surprise et sa joie, quand il la verrait tout à coup paraître; quand, toute palpitante, elle lui dirait:
—On vous accuse... me voici!... Je sais que vous êtes innocent et je vous aime!...
La voix brutale du portier, lui apprenant en termes injurieux le départ furtif de Pascal, brisa comme une bulle de savon le fragile édifice de ses rêves.
Quel espoir garder, quand il n’en conservait plus, lui!...
Elle fut écrasée, l’infortunée, sous la certitude du désastre définitif, complet, absolu.
Sa pauvre âme, sentant la détresse profonde de l’irréparable, n’aperçut plus une espérance où se reposer, où se réfugier.
Pascal lui manquant, tout lui manqua... Le monde lui parut vide, l’existence sans but, la lutte une folie, le bonheur un vain mot...
Elle souhaita le néant!...
Mme Léon, cependant, qui avait des formules et des expressions congruantes pour toutes les circonstances de la vie, entreprit de la consoler.
—Pleurez, chère demoiselle, soupira-t-elle, pleurez, car cela soulage... Ah!... c’est là, certes, une horrible catastrophe!... Vous êtes jeune, heureusement, et le temps est un grand maître... M. Férailleur n’était pas seul et unique de son espèce, sur la terre... D’autres vous aimeront, d’autres vous aiment déjà!...
—Ah!... taisez-vous!... interrompit-elle, plus révoltée que si elle eût entendu murmurer à son oreille les répugnantes galanteries d’un libertin; taisez-vous! Je vous défends d’ajouter un mot...
Un autre!... quel blasphème... Pauvre jeune fille!... Elle était de celles dont la vie appartient à un amour unique.
Leur échappe-t-il?... C’est la mort.
Ce qui ajoutait encore à l’horreur de ses réflexions, c’était le sentiment accablant de son isolement.
Plus encore que l’homme, la femme a l’épouvante de l’abandon.
Et elle, n’était-elle pas abandonnée, délaissée... Au milieu de ce Paris égoïste, bruyant et affairé, n’était-elle pas plus perdue qu’en un désert...
Sur qui s’appuyer? Sur Mme Léon?... Elle se défiait horriblement de cette doucereuse personne. Sur un des deux hommes qui avaient demandé sa main?... Était-ce possible!... Le marquis de Valorsay lui inspirait un insurmontable dégoût, et elle méprisait M. de Fondège, «le général.»
Ainsi donc, son seul ami, son unique protecteur était un inconnu... Ce vieux juge de paix qui avait pris sa défense, qui avait confondu les calomnies des domestiques, et à qui elle avait ouvert son âme...
Mais il ne tarderait pas à l’oublier, pensait-elle, et alors son imagination lui représentait avec une vivacité extraordinaire l’effrayant tableau de son avenir.
Elle savait, elle, l’ancienne apprentie de la rue Saint-Denis, les humiliations et les périls qui attendent une pauvre fille esseulée et quels piéges ignobles on peut lui tendre...
Ainsi, durant plus d’un quart d’heure, ses idées tourbillonnèrent comme les feuilles mortes au souffle furieux de la tempête, et les plus sinistres pressentiments, les projets les plus impossibles s’entrechoquèrent dans le chaos de son cerveau.
Cependant, elle était trop vaillante pour rester ainsi écrasée.
Elle se roidit contre la douleur, et alors la pensée lui vint que peut-être elle arriverait jusqu’à Pascal, avec l’aide de l’homme employé jadis par le comte de Chalusse, M. Fortunat.
Cet espoir, c’était le salut... Elle s’y attacha d’une étreinte désespérée, comme le naufragé à l’épave, qui, en le soutenant au-dessus du gouffre, lui permet d’attendre un secours problématique...
Retrouver Pascal, le rejoindre n’importe où, partager son sort quel qu’il fût, c’était là une tâche digne du courage de Mlle Marguerite.
Aussi, quand elle rentra à l’hôtel, sa résolution était bien prise, et elle avait recouvré ce calme imposant qui lui était habituel...
Il n’était pas tout à fait onze heures, quand elle revint, suivie de Mme Léon, s’agenouiller dans la chambre mortuaire... Elle n’y était pas depuis dix minutes lorsque M. Bourigeau, le concierge, lui monta une lettre qu’on venait d’apporter. Si tard, c’était au moins surprenant...
L’adresse était ainsi libellée:
A Mademoiselle
Marguerite de Durtal de Chalusse,
A l’hôtel de Chalusse
Rue de Courcelles.
Mlle Marguerite rougit. Qui donc lui donnait ce nom qu’elle n’avait pas le droit de porter!...
Elle étudia un moment l’écriture, mais elle ne se rappela pas l’avoir jamais vue. C’était l’écriture d’une femme, mais elle avait beau évoquer ses souvenirs, il lui semblait qu’elle ne connaissait aucune femme.
Enfin, elle brisa l’enveloppe et lut:
«Chère, bien chère enfant...»
«Chère enfant!...» Qu’est-ce que cela voulait dire!... Il était donc au monde une personne qui s’intéressait à elle, qui l’aimait assez pour l’appeler ainsi.
Vivement, elle tourna le feuillet pour voir la signature, et elle pâlit un peu en la voyant.
—Ah!.. fit-elle involontairement, ah! ah!...
La lettre était signée: «Athénaïs de Fondège.» C’était la femme du «général» qui lui écrivait.
Elle reprit:
«J’apprends à l’instant la perte si cruelle que vous venez de faire, et aussi que ce pauvre comte de Chalusse, faute de dispositions testamentaires, vous laisse, vous sa fille adorée, presque sans ressources.
«Je n’essaierai pas de vous adresser des consolations stériles. A Dieu seul il appartient de calmer certaines douleurs. Je serais allée pleurer avec vous, si je n’étais retenue au lit par la fièvre.
«Mais demain, quoi qu’il arrive, je serai près de vous avant déjeuner.
«C’est aux jours d’épreuve, chère et malheureuse enfant, qu’on compte ses véritables amis... nous sommes les vôtres, j’espère vous le prouver.
«Le général croirait offenser et trahir la mémoire de l’homme dont il fut trente ans l’ami le plus cher, s’il ne le remplaçait pas et s’il ne devenait pas pour vous un second père...
«Il vous a offert notre modeste maison; vous avez refusé... Pourquoi?
«Je vous dirai, moi, avec l’autorité que me donne mon âge et mon titre de mère de famille, je vous dirai, moi, que vous devez accepter.
«A quel autre parti pouvez-vous honorablement et sagement songer? Où iriez-vous, pauvre chère enfant?
«Mais nous causerons de cela demain.
«Je saurai bien vous décider à nous aimer et à vous laisser aimer... Pour moi, vous remplacerez la fille tant aimée et tant pleurée que j’ai perdue, ma belle et douce Bathilde...
«Encore une fois, à demain... et laissez-vous embrasser par votre meilleure amie.
«ATHÉNAIS DE FONDÈGE.»
Mlle Marguerite devait être et fut abasourdie de cette lettre.
Cette femme qui lui écrivait ainsi, c’est tout au plus si elle l’avait vue cinq ou six fois; jamais n’était allée chez elle, et c’est à peine si en tout elles avaient échangé vingt paroles.
Bien plus, elle se rappelait certains regards dont une fois Mme de Fondège avait essayé de l’écraser, regards chargés d’un si cruel mépris, qu’ils lui avaient arraché des larmes de douleur, de honte et de colère.
Et même, à cette occasion, le comte de Chalusse lui avait dit:
—Ne soyez donc pas si enfant, chère Marguerite, que de vous préoccuper de cette sotte et impudente pécore.
Eh bien! c’était cette même «pécore» qui tout à coup composait une épître où débordait une sensibilité brûlante, où elle invoquait les droits de son affection sur le ton d’une amitié ancienne et déjà éprouvée.
Était-il naturel que du matin au soir cette altière personne eût été ainsi métamorphosée?
Mlle Marguerite ne pouvait l’imaginer, n’étant pas ce qui s’appelle crédule, mais très-portée à la défiance, au contraire, et inclinant comme tous les malheureux à supposer le mal plus promptement que le bien.
Il fallait donc que Mme de Fondège eût écrit sous l’empire de quelque raison pressante et décisive... mais laquelle?... Hélas! Mlle Marguerite ne croyait que trop la deviner.
Le «général» la soupçonnant d’avoir détourné des millions de la succession du comte de Chalusse, avait fait partager ses soupçons à sa femme, et celle-ci, cupide autant que son mari et tout aussi peu scrupuleuse, tâchait d’engluer et de confisquer la voleuse, à la seule fin d’assurer à son fils le bénéfice du vol.
Rien de si commun, à notre époque, que ce prudent et honorable calcul... Voler, soi!... Fi!... jamais!... On n’oserait. D’ailleurs on est honnête. Mais profiter d’un détournement... Excusez!... c’est une autre paire de manches, surtout s’il n’y a pas de risques à courir.
Et tout en relisant sa lettre, Mlle Marguerite croyait entendre le «général» et sa femme discuter les moyens d’obtenir leur part de ce magnifique coup de filet de plus de deux millions...
Il lui semblait ouïr Mme de Fondège dire à son mari d’un air avisé:
—Tu n’es qu’on maladroit!... Ta précipitation et ta brusquerie l’ont effarouchée, cette enfant... Heureusement, je suis là... Laisse-moi faire, et je te prouverai que les femmes sont autrement habiles que vous autres, messieurs.
Et là-dessus elle avait pris la plume, et au jugement de Mlle Marguerite la rédaction trahissait la collaboration des deux époux.
Ainsi, elle eût juré que c’était le mari qui avait inspiré ou même dicté cette phrase:
«Le général croirait offenser et trahir la mémoire de l’homme dont il fut trente ans l’ami le plus cher...»
C’étaient bien là les façons de dire de ce grotesque, dont la grosse préoccupation était de rendre ce qu’il appelait la loyauté simple et la rude franchise du vieux soldat. Cette phrase, au contraire: «Je saurai bien vous décider à vous laisser aimer,» était de la femme évidemment.
Enfin, un passage de la lettre trahissait sans doute possible la recherche de l’attendrissement, même aux dépens de la vérité, la comédie, en un mot.
Les convoitises et l’ambition du succès avaient entraîné Mme de Fondège un peu trop loin.
«Vous remplacerez ma fille tant aimée et tant pleurée,» écrivait-elle à Mlle Marguerite. Or, elle avait eu une fille, en effet, la chère dame, mais elle lui avait été enlevée par le croup à l’âge de six mois, et il y avait de cela plus de vingt-cinq ans!...
Ce qui était singulier aussi, c’était l’envoi de cette lettre à dix heures du soir. Mais en y réfléchissant, Mlle Marguerite s’expliquait cette circonstance.
—Avant d’agir, pensait-elle, M. et Mme de Fondège ont tenu à consulter leur fils, et ils n’ont pu le voir que très-tard... Le brillant hussard ayant approuvé l’honnête combinaison de ses parents, on m’a aussitôt dépêché un domestique...
Toutes ces hypothèses, assurément, étaient fort admissibles; seulement, il était très-difficile de les accorder avec l’opinion émise par le vieux juge de paix, que M. de Fondège devait savoir où avaient passé les millions disparus.
Mais Mlle Marguerite n’en était pas à compter les contradictions de son esprit depuis vingt-quatre heures.
Elle perdait d’ailleurs son sang-froid, à l’idée de ces odieux soupçons de détournement qui planaient sur elle, et qu’il lui semblait avoir lu dans les yeux de tous ceux qui l’avaient approchée, depuis le docteur Jodon jusqu’au marquis de Valorsay.
Le juge de paix, il est vrai, avait pris sa défense, il avait imposé silence aux domestiques, mais cela suffisait-il?...
En resterait-elle moins flétrie d’une abominable accusation!...
Et son innocence ne la rassurait pas. L’exemple de Pascal était là pour apprendre ce que peut l’innocence contre l’effort de la calomnie.
Devait-elle espérer se sauver, quand il avait péri, lui!...
Et cependant il avait été torturé par toutes les angoisses qui la déchiraient... Par ce qu’elle endurait, elle comprenait ce qu’il avait dû souffrir avant de fuir, avant de disparaître...
Où était-il maintenant, le malheureux?... Hors de France?... On le lui avait dit, mais elle ne pouvait le croire... Le connaissant comme elle le connaissait, il lui semblait impossible qu’il se fût résigné si vite, sans luttes, ni que tout fût fini... Un secret pressentiment lui disait qu’il ne s’était éloigné qu’en apparence, qu’il veillait et que M. Fortunat n’aurait pas beaucoup de chemin à faire pour arriver jusqu’à lui...
C’est dans la chambre de M. de Chalusse qu’elle réfléchissait ainsi, à deux pas du lit où gisait la dépouille mortelle de cet homme, son père, dont la faiblesse avait fait de sa vie un long martyre, dont l’imprévoyance brisait son avenir, et que cependant elle ne maudissait pas...
Elle se tenait debout devant une fenêtre, appuyant aux carreaux son front brûlant...
C’était l’heure précisément où Pascal, assis sur une borne, en face de l’hôtel, attendait. En ce moment même, il suivait des yeux l’ombre qui se dessinait dans le cadre éclairé de la fenêtre, et il se demandait si ce n’était pas l’ombre de Mlle Marguerite.
Si la nuit eût été claire, apercevant dans la rue cet homme immobile, peut-être eût-elle deviné Pascal... Mais comment eût-elle soupçonné sa présence, et qu’il accourait rue de Courcelles comme elle avait couru rue d’Ulm...
Il n’était pas loin de minuit, quand un léger mouvement dans la chambre, un bruit de pas étouffés, la firent se retourner...
C’était Mme Léon qui sortait, et moins d’une minute après on entendit claquer la grande porte vitrée qui donnait du vestibule dans le jardin...
Certes, il n’y avait rien là que de tout ordinaire et de très-naturel, et cependant Mlle Marguerite en conçut une vague appréhension.
Pourquoi?... Elle n’eût su le dire; mais il lui revenait à la mémoire toutes sortes de petites circonstances futiles qui tout à coup prenaient une signification inquiétante.
Ainsi, elle avait remarqué que toute la soirée Mme Léon avait été inquiète, agitée et comme sur les épines. Elle qui ne se remuait guère, qui restait des heures engourdie sur un fauteuil, elle avait monté et descendu l’escalier au moins dix fois. A tout moment elle consultait la pendule ou sa montre.
Enfin, à deux reprises, le concierge était venu la prévenir que quelqu’un la demandait...
—Où donc va-t-elle encore, se demanda Mlle Marguerite, à minuit, elle... si peureuse?...
S’adresser cette question, c’était avoir envie de la résoudre; mais Mlle Marguerite résista. D’abord, ses inexplicables soupçons lui parurent ridicules; ensuite, épier quelqu’un lui répugnait extrêmement.
Elle prêtait l’oreille, cependant, guettant le bruit que Mme Léon ne manquerait pas de faire lorsqu’elle rentrerait.
Mais il s’écoula bien plus d’un quart d’heure sans que la porte bougeât de nouveau. Ou la femme de charge n’était pas sortie, ou elle était encore dehors.
—C’est vraiment bizarre!... pensa Mlle Marguerite. Me serais-je trompée?... Il faut que j’en aie le cœur net.
Et aussitôt, obéissant à une impulsion mystérieuse, plus forte que sa volonté, elle quitta la chambre à son tour et rapidement descendit...
Elle arrivait dans le vestibule, lorsque la grande porte vitrée s’ouvrit brusquement... Mme Léon rentrait.
Tout le monde veillant à l’hôtel de Chalusse, les candélabres de l’escalier étaient restés allumés, et par suite il était aisé d’observer la femme de charge aussi bien qu’en plein jour.
Elle était essoufflée comme une personne qui a couru très-vite, pâle, émue, tremblante et tout en désordre... Même, les brides de son bonnet s’étant dénouées, il avait glissé de sa tête et pendait dans le milieu de son dos...
—Qu’avez-vous? s’écria Mlle Marguerite, d’où venez-vous?...
En apercevant la jeune fille, Mme Léon s’était vivement rejetée en arrière... Devait-elle fuir ou rester?... Elle hésita une seconde, et son hésitation se lut dans ses yeux...
Elle resta, et c’est avec un sourire contraint et d’une voix altérée qu’elle répondit:
—Comme vous me dites cela, chère demoiselle!... On croirait que vous êtes fâchée!... Vous voyez bien que je viens du jardin...
—A cette heure!...
—Mon Dieu, oui!... Et point pour mon agrément, je vous le jure, oh! pas du tout... Moi, d’abord, dès que je n’y vois plus clair, je suis comme perdue...
Le prétexte à donner, elle ne le tenait pas encore, et elle le cherchait... De sorte que, pendant un moment, elle bredouilla, se répandant en phrases oiseuses pour gagner du temps et implorant du ciel une inspiration.
—Enfin, insista d’un ton impatient Mlle Marguerite, pourquoi étiez-vous sortie?...
—Ah!... voilà!... j’ai cru entendre Mirza aboyer dans le jardin... J’ai pensé qu’on l’avait oubliée au milieu de tout ce remue-ménage, et qu’il ne fallait pas la laisser coucher dehors, la pauvre bête... Là-dessus, j’ai pris mon courage à deux mains, et tant pis!... je me suis risquée...
Mirza, c’était une vieille chienne épagneule, que M. de Chalusse, de son vivant, aimait beaucoup et dont tous les gens de l’hôtel respectaient les caprices.
—C’est singulier, objecta Mlle Marguerite, quand vous avez quitté la chambre, il y a une demi-heure, Mirza dormait à vos pieds.
—Quoi!... Vraiment!... Est-ce possible?...
—C’est sûr!
Mais déjà l’estimable dame reprenait son aplomb et en même temps sa loquacité douceâtre...
—Ah!... chère demoiselle, fit-elle effrontément, j’ai tant de chagrin que j’en perds la tête... Toujours est-il que par bonté d’âme je me suis hasardée dans le jardin... et à peine y étais-je qu’il m’a semblé voir courir quelque chose de blanc, comme Mirza... je me suis élancée après... rien. J’ai appelé: Mirza!... Mirza!... rien encore... J’ai cherché sous les arbres... toujours rien... Il faisait noir comme dans un four, la peur m’a pris, une peur si terrible que je crois bien que j’ai crié au secours et je suis rentrée en courant comme une folle...
Qui l’eût entendue eût juré qu’elle disait la vérité pure.
Malheureusement pour elle, son attitude, au début, avait eu l’accablante signification d’un aveu.
Mlle Marguerite ne s’y était pas trompée, et s’était dit:
—Je suis sur la trace de quelque abominable action.
Seulement, elle restait assez maîtresse d’elle-même pour ne rien laisser paraître de ses soupçons... Opposant à la duplicité de la femme de charge une dissimulation bien permise dans sa situation, elle parut se contenter de la fable qui lui était contée.
—En vérité, ma pauvre Léon, prononça-t-elle bonnement, vous êtes par trop poltronne; c’est honteux!...
La femme de charge hocha la tête.
—Je sais bien que je suis ridicule, répondit-elle, mais que voulez-vous, mademoiselle, on ne se refait pas. La frayeur ne se raisonne point... Qu’est-ce que cette forme blanche que j’ai vue comme je vous vois?...
Persuadée que son mensonge passait comme une lettre à la poste, elle l’enjolivait, et elle osa ajouter:
—Même, chère demoiselle, je tremblerai toute la nuit si on ne visite pas le jardin... Je vous en prie, ordonnez aux domestiques d’y faire une ronde... Il y a tant de mauvais gars à Paris!
En tout autre circonstance, Mlle Marguerite eût rejeté bien loin cette ridicule prière, mais résolue à jouer cette hypocrite qui pensait la duper:
—Soit! répondit-elle.
Et mandant M. Casimir et Bourigeau, le concierge, elle leur commanda de prendre une lanterne et de se livrer aux plus minutieuses investigations...
Ils obéirent d’assez mauvaise grâce, n’étant pas ce qui s’appelle des braves, mais enfin ils obéirent, et comme de raison ne trouvèrent rien.
—N’importe!... déclara Mme Léon, me voici tranquille maintenant.
Tranquille, elle l’était en effet, après avoir eu, selon son expression, une si «fameuse souleur,» qu’elle avait failli lâcher son secret.
—Je l’ai échappée belle, pensait-elle. Que serais-je devenue, mon doux Jésus! entre Mlle Marguerite et l’autre, si la vérité se fût découverte!... On se connaît en malices heureusement, et la pauvre innocente ne se doute de rien...
Mme Léon se hâtait trop de chanter victoire.
Non-seulement Mlle Marguerite soupçonnait une trahison, mais elle en était à chercher par quels moyens se procurer des preuves.
Que la doucereuse femme de charge lui eût nui cruellement en quelque chose, elle n’en doutait pas.
Ce qu’elle ne concevait pas, c’est comment Mme Léon avait pu lui nuire.
Il y avait longtemps qu’elle s’épuisait en conjectures inadmissibles, lorsque tout à coup elle tressaillit de joie. Elle avait trouvé; elle venait de songer à la petite porte du jardin.
—La coquine sera sortie par là, pensa-t-elle.
S’en assurer était aisé. Cette petite porte n’était pas précisément condamnée, mais il y avait des mois, des années peut-être, qu’on ne l’avait utilisée. Rien n’était donc plus simple que de vérifier si elle avait été ou non ouverte depuis peu.
—Et je le vérifierai avant une heure!... se dit Mlle Marguerite.
Cette résolution prise, elle feignit de s’assoupir, observant entre ses longs cils Mlle Léon, qui, après s’être bien tournée et retournée sur son fauteuil, commençait à fermer les yeux.
Bientôt il fut évident que l’estimable femme de charge dormait profondément.
Alors Mlle Marguerite se leva, sortit de la chambre sur la pointe du pied, et gagna le jardin après s’être munie d’allumettes et même d’un bout de bougie.
Du premier coup, elle comprit qu’elle avait deviné juste.
La petite porte venait d’être ouverte et refermée, cela sautait aux yeux. Les toiles d’araignées qui avaient comme scellé les verroux étaient déchirées et arrachées, la rouille qui avait pour ainsi dire soudé la clef dans la serrure était brisée, enfin, sur la poussière amassée le long de la poignée, était visible l’empreinte d’une main...
—Et j’ai confié mes plus chers secrets à cette méchante femme! pensa Mlle Marguerite. Folle que j’étais... imprudente!...
Fixée désormais, elle éteignit sa bougie.
Mais, ayant tant fait, elle voulut pousser jusqu’au bout cette sorte d’enquête, et elle ouvrit la petite porte.
Devant, du côté de la rue alors, il y avait un assez large espace tout couvert de terre détrempée par les dernières pluies, et qui n’était point sèche encore.
Sur cette terre, à la seule lueur du réverbère voisin, Mlle Marguerite distingua des traces de pas, des piétinements fort nettement accusés.
A la seule disposition de ces empreintes, un observateur eût reconnu que là avait eu lien une sorte de lutte; il en eût recherché la cause, et infailliblement fût arrivé à la vérité...
Mlle Marguerite ne pouvait discerner cela.
Seulement elle comprit ce qu’eût compris un enfant, à savoir que deux personnes avaient stationné là, assez longtemps...
Pauvre jeune fille!... Quelques heures plus tôt elle n’avait pas aperçu Pascal assis devant l’hôtel de Chalusse. Nul pressentiment ne lui dit que les pas qu’elle voyait là étaient ceux de Pascal.
Dans sa pensée, l’homme qui était venu causer à cette porte avec Mme Léon ne pouvait être que M. de Fondège, ou le marquis de Valorsay... c’est-à-dire que Mme Léon était chargée de l’espionner et rendait compte de ses moindres paroles...
Son premier mouvement fut tout de colère, et elle se dit qu’elle allait confondre et chasser cette misérable hypocrite.
Mais pendant le temps qu’il lui fallut pour regagner la chambre de M. de Chalusse, une inspiration lui vint, que n’eût pas désavouée un diplomate retors.
Elle se dit que Mme Léon démasquée n’était plus à craindre. Dès lors, pourquoi s’en séparer!... L’espion qu’on connaît peut, sans s’en douter, devenir un utile auxiliaire.
—Pourquoi ne me servirais-je pas de cette malheureuse? pensait Mlle Marguerite. Ce que je ne voudrais pas qu’on sût, je le lui cacherais, et avec un peu d’adresse je lui ferais rapporter à ceux qui l’emploient tout ce que je jugerais utile à mes desseins. En la surveillant, je saurais vite ce qu’on veut de moi... Et qui sait si par elle je n’aurais pas l’explication de cette fatalité qui me poursuit.
Quand Mlle Marguerite revint prendre sa place près du lit du comte de Chalusse, sa résolution était froidement et irrévocablement fixée.
Non-seulement elle ne se séparerait pas de Mme Léon, mais encore elle lui témoignerait, en apparence, plus de confiance que jamais.
Assurément cette comédie répugnait à la loyauté naturelle de son caractère, mais sa raison le lui disait: On ne combat utilement les scélérats qu’avec leurs propres armes, et elle avait à défendre son honneur, sa vie, son avenir...
Et ce plan de conduite qu’elle se traçait, elle était femme à le suivre strictement, patiemment, sans que rien pût l’en distraire ni l’en détourner. Son énergie était de celles que le temps fortifie, loin de les détremper. Elle était capable de s’éveiller chaque matin, durant des années, avec la même volonté que la veille.
Un soupçon, d’ailleurs, étrange et mal défini, s’était emparé de son esprit, et devait suffire à dissiper ses scrupules et à dompter ses défaillances.
Cette nuit-là, pour la première fois, elle crut découvrir une mystérieuse relation entre le malheur de Pascal et le sien.
Était-ce bien le hasard seul qui les frappait ainsi tous deux en même temps et de la même façon?...
Par la seule intensité de ses réflexions, elle découvrit pour ainsi dire, au fond de son intelligence, cette maxime fatale, qui a causé tant d’erreurs judiciaires: «Cherche à qui le crime profite et tu trouveras le coupable.»
Or, à qui eût profité le crime abominable qui avait déshonoré Pascal, sans la mort inattendue de M. de Chalusse, sans la fermeté de Mlle Marguerite?... Au marquis de Valorsay, évidemment, à qui la fuite de Pascal eût laissé le champ libre...
Toutes ces pensées étaient bien faites pour écarter le sommeil des yeux de la pauvre fille, mais elle avait vingt ans, mais la journée lui avait apporté d’écrasantes émotions et c’était la seconde nuit qu’elle passait. La fatigue l’emporta, elle s’endormit.
Et au matin, vers les sept heures, Mme Léon fut obligée de la secouer pour la tirer de l’espèce de léthargie où elle était tombée.
—Mademoiselle, disait la femme de charge de sa voix mielleuse, chère demoiselle, éveillez-vous bien vite!
—Qu’y a-t-il?...
—C’est... Ah!... mon Dieu!... Comment vous dire cela... C’est l’administration des pompes funèbres qui envoie ses employés disposer tout pour le... pour la cérémonie.
En effet, les ouvriers de la suprême besogne venaient d’arriver. Leurs pas lourds retentissaient dans le vestibule, et on les entendait, dans la cour, manœuvrer leur lugubre attirail de traverses et de draperies.
Tout gonflé d’importance, M. Casimir dirigeait le travail, parlant haut, selon sa coutume, indiquant d’un geste impérieux où il voulait qu’on accrochât les tentures noires semées de larmes d’argent et ornées des armes des Durtal de Chalusse.
C’est que le brillant valet de chambre se sentait devenir un personnage, en butte qu’il était depuis la veille aux flagorneries des représentants de toutes ces industries qui, à Paris, vivent de la mort.
Combien elles sont nombreuses, ces industries, on ne se le figure guère.
Un homme meurt-il dans une maison!... Deux heures après, tout le commerce funèbre en est informé, et le défilé commence.
Les courtiers des embaumeurs accourent les premiers avec des prospectus qui donnent le frisson, suivis de près par les commis des marbriers-sculpteurs, porteurs d’albums superbes où se trouvent des projets de monuments de tout genre, enrichis d’inscriptions séantes pour toutes les variétés de la douleur.
C’est un siége en règle. L’un vient pour le terrain et l’autre de la part d’un spéculateur qui céderait volontiers un «bon caveau.» Un troisième demande qu’on lui confie l’impression des lettres qu’il se chargerait se faire porter à domicile. Certains magasins de deuil font pleuvoir des prospectus accompagnés d’échantillons, et il se présente même des messieurs qui offrent des vêtements noirs sur mesure, coupe élégante, tout ce qui se fait de mieux, livrables en vingt-quatre heures...
Et malheur à l’infortuné près de qui pénètrent ces courtiers sinistres... Il vient de perdre un être cher, et son cœur se brise... que leur importe à eux!... Ils ne lui feront pas grâce d’une syllabe de leur boniment... Ne faut-il pas que le commerce marche?...
Avec M. Casimir, le commerce avait marché.
Le juge de paix lui ayant donné carte blanche, il jugea convenable, ainsi qu’il le dit au concierge Bourigeau, de «tailler dans le grand.»
Ce qu’il se garda de dire, par exemple, c’est que de tous les courtiers qu’il favorisa d’une commande, il exigea une commission honnête. Les cent et quelques francs que lui avait fait gagner Chupin l’avaient mis en goût.
Du moins n’épargna-t-il pas sa peine pour que tout fût magnifique, et c’est seulement lorsqu’il jugea tout en place dans la cour qu’il monta près de Mlle Marguerite.
—Je viens prier mademoiselle de se retirer chez elle, dit-il.
—Moi! pourquoi?...
Il ne répondit pas, mais du doigt montra le lit où gisait le corps de M. de Chalusse, et la pauvre jeune fille comprit que l’heure était venue de l’éternelle séparation...
Elle se leva, non sans effort, et lentement, tout d’une pièce, elle s’approcha du lit.
La mort avait rendu au visage de M. de Chalusse son expression accoutumée, et effacé toutes les traces de ses dernières convulsions... on eût dit qu’il dormait.
Longtemps Mlle Marguerite le contempla, bien longtemps, comme si elle eût voulu graver pour toujours dans sa mémoire ces traits qu’elle ne reverrait plus.
—Mademoiselle, insista M. Casimir, mademoiselle!... ne restez pas là...
Elle l’entendit, et aussitôt, rassemblant toutes ses forces, elle se pencha sur le lit, embrassa M. de Chalusse et sortit.
Mais elle avait trop tardé, et lorsqu’elle traversa le palier, elle se heurta presque à des ouvriers qui montaient, portant sur l’épaule une longue caisse de fer-blanc, et deux autres caisses de chêne.
Et au moment où elle arrivait à sa chambre, une odeur de charbon et de résine qui l’y suivit lui apprit qu’on soudait le cercueil renfermant la dépouille mortelle de M. de Chalusse, de son père...
Ainsi, aucun de ces terribles détails qui avivent la douleur, qui sont comme de l’huile bouillante sur une plaie vive, ne lui était épargné!... Mais elle avait tant souffert depuis deux jours qu’elle arrivait à une sorte d’insensibilité morne, et que l’exercice de ses facultés était comme suspendu.
Plus blanche et plus froide qu’une statue, elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, ne s’apercevant seulement pas que Mme Léon, qui l’avait suivie, s’agitait beaucoup autour d’elle et lui parlait.
L’estimable femme de charge était inquiète, et non sans raison.
Il avait été convenu qu’à défaut de parents, M. de Fondège, le plus vieil ami de M. de Chalusse, ferait les honneurs de l’hôtel aux personnes invitées aux funérailles, et il avait juré, sacrebleu! qu’il serait sous les armes de grand matin, et qu’on pouvait compter sur lui...
Or, l’heure fixée pour la cérémonie approchait, déjà quelques personnes étaient arrivées, et M. de Fondège ne paraissait pas.
—C’est inconcevable, répétait Mme Léon, et même inquiétant... Le général qui est l’exactitude même! Lui serait-il arrivé quelque accident!...
Dans son impatience, elle était allée s’établir à la fenêtre, d’où elle dominait la cour, et elle nommait à haute voix tous les gens qu’elle connaissait parmi ceux qui entraient.
Il en entrait beaucoup. M. de Chalusse ne voyait presque plus personne, pendant les dernières années de sa vie, mais il avait été très-répandu autrefois, et il avait laissé dans le monde le meilleur souvenir.
Il portait en outre un trop grand nom pour qu’on ne tînt pas à dire qu’on avait été son ami et à le prouver en l’accompagnant au moins jusqu’à l’église.
Cette dernière considération devait être puissante à une époque où on se fait une notoriété, rien qu’en suivant les enterrements dont les journaux rendent compte.
Enfin, un peu avant la demie de neuf heures, Mme Léon s’écria:
—Le voici!... Vous m’entendez, mademoiselle, voici le général.
La minute d’après, en effet,—juste le temps de monter l’escalier quatre à quatre,—on frappa doucement à la porte de la chambre, la femme de charge ouvrit, et M. de Fondège parut «en grande tenue,» selon son expression.
—Ah!... je suis en retard! s’écria-t-il tout d’abord; mais sacrebleu! ce n’est pas ma faute!...
Et, frappé de l’immobilité de Mlle Marguerite, il s’avança vers elle, et lui prenant la main:
—Mais vous, chère mignonne, poursuivit-il, qu’avez-vous? Seriez-vous souffrante? vous êtes pâle à faire peur...
Elle réussit à secouer la torpeur qui l’avait envahie, et d’une voix faible:
—Je ne suis pas malade, monsieur, répondit-elle.
—Allons, tant mieux, chère enfant, tant mieux!... C’est notre petit cœur qui souffre, n’est-ce pas?... Oui... je comprends cela... Mais vos vieux amis vous consoleront, mille tonnerres!... Vous avez reçu la lettre de ma femme, n’est-ce pas?... Eh bien! ce qu’elle vous a dit qu’elle ferait, elle le fera... Et la preuve, c’est que, malgré la fièvre, elle s’est levée... et elle me suit... et la voici!...
XXI
D’un bond, Mlle Marguerite fut debout, vibrante d’indignation, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, secouant la tête d’un geste superbe, qui éparpillait à flots sur ses épaules ses admirables cheveux noirs...
Tous les sentiments qui s’agitaient en elle, les soupçons et la colère, la haine et le mépris, gonflaient sa poitrine à la briser...
—Ah!... voici Mme de Fondège, répéta-t-elle d’un ton d’ironie menaçante, Mme de Fondège, votre femme!...
Recevoir l’hypocrite qui lui avait écrit la lettre de la veille, la complice des misérables qui abusaient de sa détresse et de son isolement, la révoltait...
Son cœur se soulevait de dégoût à la pensée de subir le contact de cette femme, de cette mère, qui sans conscience ni vergogne venait courtiser bassement en elle, pour son fils, les millions qu’elle supposait volés...
Elle allait lui interdire sa porte ou se retirer, quand le souvenir de sa résolution l’arrêta... Ce fut la goutte d’eau froide qui suspend le bouillonnement de la fonte en fusion. Elle comprit son imprudence horrible, qu’elle se perdait, et, grâce à un prodigieux et héroïque effort de volonté, elle se maîtrisa.
—Mme de Fondège est trop bonne, murmura-t-elle d’une voix radoucie, comment lui témoigner jamais toute ma reconnaissance?...
Mme de Fondège dut entendre cela, car elle entrait.
C’était une toute petite femme, courte, épaisse et trop dodue, d’un blond terne, toute marquée de taches de rousseur.
Elle avait de grosses mains, épaisses comme sa taille, le pied large et court, la voix aigre et dans toute sa personne quelque chose de vulgaire qu’accusait davantage sa prétention manifeste aux façons aristocratiques.
Car elle se piquait de grande noblesse, encore que son père eût été marchand de bois, de même qu’elle s’ingéniait et s’épuisait à afficher les dehors du luxe, bien que sa fortune fût problématique et son ménage des plus besogneux.
Et sa mise trahissait ses incessantes préoccupations d’élégance et d’économie, de gêne trop réelle et de feinte prodigalité.
Elle portait un costume de satin noir à trois étages, mais le haut des jupes de dessous, ce qui ne se voit pas, était de bonne et belle lustrine à treize sous le mètre, et ses dentelles n’avaient du Chantilly que l’apparence.
Cependant, sa fureur des chiffons ne l’avait jamais conduite jusqu’à voler dans les magasins de nouveautés, jusqu’à faire, épouse et mère de famille, le métier des filles de la rue, «travers» si commun aujourd’hui que nul ne s’en étonne plus.
Non... Mme de Fondège était une épouse fidèle, dans le sens strict et légal du mot... Mais comme elle s’en vengeait! Elle était «vertueuse,» mais si rageusement qu’on eût juré que c’était contre son gré et qu’elle le regrettait.
Aussi, menait-elle son mari au doigt et à l’œil, durement, brutalement, comme un nègre...
Et lui, si terrible dehors, qui relevait si crânement ses moustaches à la Victor-Emmanuel, qui jurait à faire rougir un hussard ivre, il devenait près de sa femme plus soumis qu’un enfant et résigné comme un mouton.
Il frémissait, quand elle arrêtait sur lui, d’une certaine façon, ses yeux d’un bleu pâle, plus froid que la lame d’un couteau.
Et malheur à lui s’il se hasardait à se rebiffer... Elle le laissait sans un sou en poche, et pendant ces temps de pénitence il en était réduit à emprunter de ci et de là une pièce de vingt francs, qu’il oubliait de rendre généralement.
Un frère de Mme de Fondège, un lieutenant de vaisseau mort au Mexique, l’avait surnommée «Mme Range-à-bord,» et ce sobriquet trivial que les matelots donnent aux officiers despotes et tatillons, peignait merveilleusement son caractère...
Impérieuse, elle l’était à l’excès, et, en outre, irascible, envieuse et rancunière.
Nul autant qu’elle ne fit mentir le proverbe populaire: «Tout gras, tout bon.»
Le fiel et les rages dévorées en secret l’avaient engraissée!...
Mais, en venant à l’hôtel de Chalusse, Mme de Fondège s’était grimée de douceur et de sensibilité; ses yeux avaient des caresses inaccoutumées, et lorsqu’elle entra, elle appuyait son mouchoir sur sa bouche comme pour comprimer des sanglots.
Le général, aussitôt, l’attira vers Mlle Marguerite, et d’un ton à la fois sentimental et solennel:
—Chère Athénaïs, prononça-t-il, voici la fille de mon meilleur et de mon plus vieil ami... Je connais votre cœur... Je sais qu’elle trouvera en vous une seconde mère...
Mlle Marguerite demeurait immobile et glacée... Persuadée que Mme de Fondège allait se précipiter à son cou et l’embrasser, elle s’imposait la plus pénible contrainte pour dissimuler ses sensations.
Elle s’effrayait à tort.
L’hypocrisie de «la générale» était supérieure aux grossières manifestations de Mme Léon.
«La générale» se contenta de lui serrer les mains avec une effusion convulsive, tout en répétant d’un ton pénétré et les yeux levés au ciel:
—Quel malheur!... Si jeune!... Tout à coup!... c’est affreux!...
Et comme elle n’obtenait pas de réponse, d’un air de dignité triste, elle ajouta:
—Je n’ose vous demander toute votre confiance, chère et malheureuse enfant... La confiance ne peut naître que de longues relations et d’une mutuelle estime... Vous apprendrez à me connaître... Ce doux nom de mère, vous me le donnerez quand je l’aurai mérité...
Resté un peu à l’écart, le général écoutait en homme dressé à admirer sa femme et payé pour bien savoir ce dont elle était capable...
—Voilà la glace rompue, pensait-il... ce sera bien le diable si Athénaïs ne fait pas tout ce qu’elle voudra de cette petite sauvage!...
Ses espérances se reflétaient si joyeusement sur sa physionomie, que Mme Léon, qui le guettait du coin de l’œil, en fut toute saisie.
—Ah! doux Jésus!... se dit-elle, que veulent donc ces gens-ci, et que signifient toutes ces tendresses? Ma foi, tant pis! il faut que je prévienne.
Et persuadée que personne ne l’observait, elle se coula sans bruit jusqu’à la porte et sortit vivement.
Mais Mlle Marguerite veillait.
Résolue à pénétrer l’intrigue encore inexplicable qui s’agitait autour d’elle, et à la déjouer, elle avait compris que tout dépendait de son attention à saisir, pour en profiter, les plus futiles indices.
Or, elle avait surpris le triomphant sourire du général et la grimace d’inquiétude que ce sourire avait arraché à Mme Léon.
Voyant s’éloigner cette dernière furtivement, Mlle Marguerite comprit bien que ce n’était pas sans quelque raison grave.
C’est pourquoi, sans s’inquiéter des convenances:
—Excusez-moi une seconde, dit-elle à M. et à Mme de Fondège.
Et les laissant confondus, elle s’élança dehors.
Ah!... elle n’eut pas besoin d’aller loin. S’étant penchée au-dessus de la rampe, elle aperçut dans le vestibule la femme de charge et le marquis de Valorsay qui causaient, lui flegmatique et hautain comme d’ordinaire, elle assez animée...
Il tombait sous le sens que Mme Léon s’était doutée que le marquis serait parmi les gens arrivés des premiers pour le convoi de M. de Chalusse, qu’elle l’avait fait demander et qu’elle l’avertissait de la présence de Mme de Fondège.
Toutes ces circonstances étaient bien peu de chose. Mais ce sont les riens qui, le plus souvent, décident de la vie... Ces riens, d’ailleurs, étaient pour Mlle Marguerite autant de lueurs dans les ténèbres, autant de bouts du fil qui pouvait la conduire à la vérité.
Ils lui prouvaient que les intérêts de M. de Fondège et de M. de Valorsay étaient opposés, qu’ils devaient s’exécrer, par conséquent, et qu’avec un peu de patience on pourrait utiliser chacun d’eux contre l’autre...
Ils lui affirmaient aussi que c’était pour le compte de M. de Valorsay que Mme Léon l’espionnait, et que, par suite, il devait connaître depuis assez longtemps l’existence de Pascal Férailleur...
Mais elle n’avait pas le temps de tirer les dernières conséquences de ce qu’elle venait de découvrir... Son absence pouvait éveiller les soupçons de Mme de Fondège et de son mari, et son succès dépendait du plus ou moins d’adresse qu’elle mettrait à paraître dupe...
Elle se hâta donc de rentrer, s’excusant de son mieux... Seulement elle mentait mal, elle ne savait pas, et son embarras l’eût peut-être trahie, si le général, heureusement, ne l’eût interrompue.
—J’ai moi-même à m’excuser de vous quitter, ma chère enfant, dit-il... Mme de Fondège va rester près de vous... Moi, j’ai à remplir un devoir sacré... On m’attend pour la cérémonie, et sans doute on s’impatiente... C’est la première fois de ma vie que je suis inexact...
Le général avait grandement raison de se hâter de descendre...
Cent cinquante personnes, au moins, venues pour le convoi de M. de Chalusse étaient rassemblées dans les vastes salons de l’hôtel, et commençaient à trouver étrange et choquant qu’on les fît attendre ainsi.
Et pourtant, la curiosité tempérait un peu l’impatience.
Il avait transpiré quelque chose des mystérieuses circonstances de la mort du comte, et les gens bien informés racontaient qu’une somme fabuleuse avait été enlevée par une toute jeune fille, Mlle Marguerite. Il est vrai qu’ils ne lui faisaient pas un crime de ce détournement qui révélait une femme positive et forte, et beaucoup, des plus fiers, eussent pris volontiers la place de Valorsay, lequel, à ce qu’on assurait, allait épouser la jolie voleuse et ses millions...
Le plus désolé du retard était encore M. le commissaire ordonnateur des pompes funèbres...
Vêtu de son uniforme de première classe, le bas de soie bien tiré sur son maigre tibia, le manteau vénitien à l’épaule, le claque sous le bras, cherchant partout la famille, MM. les parents, un ami, quelqu’un enfin à qui jeter la phrase sacramentelle qui décide le départ: «Quand il vous fera plaisir!...»
Il parlait de donner le signal, quand M. de Fondège parut... Les amis de M. de Chalusse qui devaient tenir les cordons du poêle, s’avancèrent... Le char funèbre s’ébranla... il y eut une minute de confusion, et enfin le cortége se mit en marche.
Un grand silence se fit, qui donna quelque chose de lugubre au bruit sourd de la porte de l’hôtel se refermant lourdement.
—Allons!... gémit Mme de Fondège, tout est consommé...
Mlle Marguerite ne répondit que par un geste désolé... Articuler une syllabe lui eût été impossible... les larmes l’étouffaient.
Que n’eût-elle pas donné en ce moment pour être seule, pour s’abandonner sans contrainte à de poignantes émotions.
Hélas!... la prudence la condamnait à une sorte de comédie sinistre.
Le soin de son honneur et le souci de l’avenir lui faisaient une loi de subir d’un visage impénétrable les consolations menteuses d’une femme qu’elle savait sa plus dangereuse ennemie.
Et certes, «la générale» ne les épargnait pas, ces consolations... Nulle mieux qu’elle ne savait jouer la forte et rude commère qui cache un cœur d’une exquise sensibilité sous ses robustes appas... Et ce n’est qu’après d’assez longues considérations sur l’instabilité des choses humaines qu’elle osa revenir au sujet que trahissait sa lettre de la veille...
—Car il faut, malgré tout, en revenir au positif, poursuivait-elle. Il n’est pas de douleur que respectent les mesquines et tristes réalités de la vie... Ainsi vous, chère enfant, tandis que vous trouveriez à pleurer en paix une amère jouissance, il faut que vous songiez à votre avenir... M. de Chalusse n’ayant pas d’héritiers, la justice va s’emparer de cet hôtel... vous n’y pouvez plus rester.
—Je le sais, madame.
—Où irez-vous?
—Hélas!
Mme de Fondège porta son mouchoir à ses yeux comme pour essuyer une larme furtive, puis brusquement:
—Je vous dois la vérité, ma chère fille, écoutez-la. Je ne vois pour vous que deux partis à prendre... Demander la protection d’une famille honorable, ou entrer au couvent... Hors de là, point de salut.
Mlle Marguerite baissa la tête sans mot dure... Laisser «la générale» s’avancer et parler beaucoup était la seule chance qu’elle eût de discerner sa pensée.
Ce silence parut inquiéter Mme de Fondège, qui reprit:
—Songeriez-vous à affronter seule les difficultés et les périls de la vie?... Ah! je ne puis le croire... ce serait une épouvantable démence... Jeune comme vous l’êtes, mon enfant, belle, séduisante, souverainement douée, il est impossible que vous viviez seule et libre. Eussiez-vous assez de force de caractère pour demeurer honnête et pure, le monde ne vous en refuserait pas moins son estime... Le monde ne croit pas aux vertus qui se gardent seules... Préjuges! me direz-vous... Soit!... Il n’en est pas moins vrai qu’une jeune fille qui brave l’opinion est une fille perdue...
A l’exaltation de «la générale,» il était aisé de comprendre qu’avant tout et surtout elle craignait que Mlle Marguerite n’usât de sa liberté.
—Que faire, donc?... demanda la jeune fille.
—Je vous l’ai dit, il y a le couvent. Pourquoi n’y entreriez-vous pas?
—J’aime la vie...
—Alors, frappez à la porte d’une maison honorable.
—L’idée d’être à charge à quelqu’un me révolte.
Fait significatif, Mme de Fondège ne protesta pas, ne parla pas de sa maison... Elle était trop fière pour cela... L’ayant une fois offerte, elle crut qu’insister serait éveiller des défiances.
Elle se contenta d’énumérer les raisons qui militaient en faveur des deux déterminations qu’elle offrait, répétant de temps à autre:
—Décidez-vous!... N’attendez pas le dernier moment!...
Mlle Marguerite était décidée... Cependant, avant de se déclarer, elle eût voulu consulter le seul ami qu’elle se connût au monde, le vieux juge de paix.
La veille, il lui avait dit: «A demain;» elle savait que l’opération de l’apposition des scellés n’était pas terminée, elle s’étonnait de ne pas l’avoir vu encore, et elle l’espérait de minute en minute.
Aussi, évita-t-elle, et non sans adresse, toute réponse formelle, jusqu’à ce qu’enfin, un domestique parut, qui annonça:
—M. le juge de paix.
Il entra lentement, ayant toujours aux lèvres son sourire débonnaire, mais son œil perspicace ne quitta pas Mme de Fondège.
Il salua, prononça quelques mots de politesse, puis s’adressant à Mlle Marguerite:
—Il faut que je vous parle, mademoiselle, dit-il, à l’instant... Mais dites à madame que vous serez de retour près d’elle avant un quart d’heure.
Elle le suivit, et lorsqu’ils furent seuls, les portes fermées, dans le cabinet de feu M. de Chalusse:
—J’ai beaucoup pensé à vous, mon enfant, reprit le vieux juge, oui, beaucoup... et il me semble que je m’explique certaines choses. Mais avant tout, qu’est-il arrivé depuis que je vous ai quittée?
—Ah!... monsieur, beaucoup de choses.
Et aussitôt, brièvement, mais avec une précision extrême, elle lui détailla les événements si petits et si importants qui se succédaient depuis vingt-quatre heures, sa course inutile rue d’Ulm, la sortie mystérieuse de Mme Léon et sa conversation avec le marquis de Valorsay, la lettre de Mme de Fondège et enfin cette insupportable visite et tout ce qui s’y était dit.
Lui écoutait, les yeux attachés au chaton de sa bague, selon sa coutume dans les conjonctures qu’il estimait difficiles.
—Tout cela est grave, prononça-t-il, très-grave... La lumière se fait, peu à peu... Vous aviez peut-être raison... Peut-être M. Férailleur est-il innocent... Et cependant, pourquoi fuir, pourquoi passer à l’étranger?...
—Ah!... monsieur, la fuite de Pascal n’est qu’une feinte, il est à Paris, caché quelque part, un pressentiment me le crie, j’en suis sûre, et je sais un homme qui me le retrouvera... Une seule chose me confond: son silence... Disparaître ainsi sans un mot, sans me donner signe de vie...
D’un geste, le juge de paix l’arrêta.
—Je ne vois rien là de surprenant, fit-il, du moment où votre gouvernante est l’espion du marquis de Valorsay... Qui vous dit qu’elle n’a pas intercepté ou détruit quelque lettre?
Mlle Marguerite pâlit, et ses yeux noirs étincelèrent.
—Grand Dieu! s’écria-t-elle, quelle n’était pas mon aveuglement!... Je n’avais pas songé à cela! Oh! la misérable!... Et ne pouvoir l’interroger et lui arracher l’aveu de son crime!... Être condamnée, si je veux arriver à la vérité, à rester avec elle en apparence ce que j’étais par le passé!...
Mais le juge de paix n’était pas homme à laisser s’égarer une enquête qu’il entreprenait.
—Revenons à Mme de Fondège, dit-il, et résumons sa conversation. Elle redoute extrêmement de vous voir courir le monde... Est-ce par affection? Non. Pourquoi, alors? C’est ce qu’il faudra chercher. Secondement, il paraît lui être indifférent que vous acceptiez son hospitalité ou que vous entriez au couvent.
—Elle me pousserait plutôt vers le couvent...
—Eh bien!... que conclure de là?... que les Fondège ne tiennent aucunement à s’emparer de vous et à vous faire épouser leur fils... S’ils n’y tiennent pas, c’est qu’ils sont sûrs, positivement, indiscutablement, que les valeurs disparues n’ont pas été détournées par vous... Or, je vous le demande, d’où vient cette certitude absolue?... Simplement de ce qu’ils savent où sont les millions... et s’ils le savent...
—Ah!... monsieur, c’est qu’ils les ont volés!...
Le vieux juge se taisait.
Il avait retourné en dedans le chaton de sa bague—signe d’orage, eût dit son greffier—et si maître qu’il fût de l’expression de son visage, on pouvait y suivre les phases d’un violent combat intérieur.
—Eh bien, oui, mon enfant, prononça-t-il enfin, oui ma conviction est que les Fondège ont entre les mains les millions que vous aviez vus dans le secrétaire de M. de Chalusse et que nous n’y avons plus retrouvés... Comment, par quel prodige de ruse et de scélératesse s’en sont-ils emparés?... C’est ce que je ne puis concevoir... Le sûr, c’est qu’ils les ont, ou la logique n’est plus la logique.
Il demeura pensif un moment, les sourcils contractés par l’effort de la réflexion, et plus lentement il reprit:
—En vous découvrant toute ma pensée, je vous donne, à vous, jeune fille, presqu’une enfant, une preuve d’estime et de confiance dont peu d’hommes me sembleraient dignes. C’est que je puis me tromper et qu’un magistrat ne doit pas accuser sans être trois fois sûr... Ce que je viens de vous dire, Mlle Marguerite, vous devez l’oublier...
Toute remuée par l’accent du juge, elle le regardait d’un air de stupeur profonde.
—Vous me conseillez d’oublier! murmura-t-elle, vous voulez que j’oublie!...
—Oui!... Vos légitimes soupçons, vous devez les cacher au plus profond de votre cœur, jusqu’au moment où vous aurez réuni assez de preuves pour confondre les misérables... Certes, découvrir et rassembler d’irrécusables preuves de ce mystérieux détournement est difficile... Ce n’est pas impossible, avec le temps, cet infaillible divulgateur des crimes... Et vous pouvez compter sur moi... je vous aiderai de toutes les forces de ma vieille expérience... Il ne sera pas dit que j’aurai laissé écraser une pauvre fille, lorsque je vois une chance de la sauver...
Des larmes, bien douces cette fois, tremblaient dans les longs cils de Mlle Marguerite. Le monde n’était donc pas composé uniquement de coquins!...
—Ah!... vous êtes bon, vous, monsieur, dit-elle, vous êtes bon!...
—Assurément! interrompit-il avec une bienveillante brusquerie... Mais il faudra, mon enfant, vous aider vous-même... Songez-y bien; si les Fondège se doutent de vos... c’est-à-dire de nos soupçons, tout est perdu. Répétez-vous cela à tout moment de la journée... et soyez impénétrable, car les gens qui n’ont ni la conscience ni les mains nettes sont ombrageux.
Il n’avait nul besoin d’insister sur ce point. Il le comprit, et changeant brusquement de ton:
—Avez-vous quelque projet? demanda-t-il.
A lui, elle pouvait, elle devait tout dire.
Elle se redressa donc, vibrante d’énergie, et d’une voix ferme:
—Ma résolution est prise, monsieur, sauf toutefois votre approbation. D’abord, je garde Mme Léon près de moi... au titre qu’elle voudra, peu m’importe. Par elle, sans qu’elle s’en doute, je saurai les menées de M. de Valorsay et peut-être même ses espérances et son but... En second lieu, j’accepte l’hospitalité que m’offrent le général et sa femme... Près d’eux je serai au centre même de l’intrigue et dans une position unique pour recueillir les preuves de leur infamie.
Le vieux juge eut une exclamation de plaisir.
—Vous êtes une vaillante fille, mademoiselle Marguerite!... s’écria-t-il, et prudente en même temps... Oui, c’est bien ainsi qu’il faut agir.
Il n’y avait plus qu’à régler les conditions du départ de Mlle Marguerite.
Elle possédait de très-beaux diamants et des bijoux du plus grand prix; devait-elle les garder?
—Certes, ils sont bien à moi, dit-elle. Mais après les indignes accusations dont j’ai été l’objet, je ne puis consentir à les emporter, il y en a pour une somme trop considérable... Je vous les laisserai, monsieur, à l’exception de ceux dont je me sers habituellement... Si plus tard le tribunal me les restitue, eh bien!... je les reprendrai... et non sans plaisir, je l’avoue à ma honte.
Et le juge s’inquiétant de la façon dont elle vivrait et de ses ressources:
—Oh!... j’ai de l’argent, répondit-elle. M. de Chalusse était la générosité même, et moi j’ai des goûts assez simples... En moins de six mois, sur ce qu’il me donnait pour ma toilette, j’ai économisé plus de huit mille francs... C’est la sécurité pour plus d’un an.
Le juge de paix lui expliqua alors, que presque certainement le tribunal lui allouerait une certaine somme à prendre sur cette fortune immense, désormais sans possesseur connu.
Le comte, qu’il fût ou non son père,—là n’était pas la question,—se trouvait être en fait, son «tuteur officieux...» et elle, encore qu’elle fût émancipée, pouvait être considérée comme une mineure.
Elle avait donc à invoquer le bénéfice de l’article 367 du Code civil, lequel dit expressément:
«Dans le cas où le tuteur officieux mourrait, sans avoir adopté son pupille, il sera fourni à celui-ci, durant sa minorité, des moyens de subsister dont la quotité et l’espèce... seront réglées, soit aimablement... soit judiciairement.»
—Raison de plus, prononça Mlle Marguerite, pour renoncer à mes parures.
Restait à décider comment elle donnerait de ses nouvelles à son vieil ami. Ils cherchèrent et trouvèrent un moyen de correspondance qui devait déjouer la plus exacte surveillance du général et de sa femme.
—Et maintenant, fit le juge de paix, remontez vite chez vous... Qui sait ce que pense Mme de Fondège de votre absence?...
Mais Mlle Marguerite avait une requête à présenter.
Elle avait vu très-souvent entre les mains de M. de Chalusse, un petit cahier relié où il notait l’adresse des gens avec qui il était en relations. L’adresse de M. Fortunat devait s’y trouver.
Elle demanda donc et obtint du juge de paix la permission de rechercher ce répertoire. Elle le trouva, et à sa grande joie, à la lettre F, elle lut:
Fortunat (Isidore), agent d’affaires, 28, place de la Bourse.
—Ah!... je suis sûre à cette heure de retrouver Pascal, s’écria-t-elle.
Et après avoir une fois encore remercié le juge de paix, dissimulant sous l’air le plus abattu qu’elle put prendre ses grandes espérances, elle regagna sa chambre.
—Comme vous avez été longtemps, bon Dieu! lui dit Mme de Fondège.
—J’ai eu beaucoup d’explications à donner, madame.
—On vous tourmente, ma pauvre petite!
—Oh! indignement...
Ce mot fournissait à «la générale» l’occasion de revenir tout naturellement à ses conseils.
Mais Mlle Marguerite n’était pas si simple que de se laisser convaincre, comme cela, tout à coup; elle éleva bien des objections et discuta longtemps avant d’en arriver à déclarer à Mme de Fondège qu’elle serait trop heureuse d’accepter la protection et l’hospitalité qu’elle lui avait offertes...
Et encore, n’était-ce pas sans conditions... Ainsi, elle prétendait payer une pension, ne voulant pas être une charge... Elle tenait aussi à garder près d’elle sa gouvernante, trop attachée, disait-elle, à cette chère Léon pour s’en séparer.
La digne femme de charge assistait à cette conversation. Un instant, elle avait craint que Mlle Marguerite ne soupçonnât ses honnêtes manœuvres... ses craintes s’envolèrent. Et même, intérieurement, elle se félicita de sa rare habileté.
Tout était entendu, conclu, scellé par un baiser, lorsque, sur les quatre heures, le général reparut.
—Ah!... mon ami, lui cria sa femme, quel bonheur!... Nous avons une fille!...
Il ne fallait rien moins que cette nouvelle pour le remettre. Au bruit sourd des pelletées de terre tombant sur le cercueil de M. de Chalusse, il s’était presque trouvé mal au cimetière, et même cette défaillance d’un homme orné de si terribles moustaches avait beaucoup surpris.
—Oui, c’est un grand bonheur!... répondit-il. Mais, sacré tonnerre!... je n’avais jamais douté du cœur de cette chère mignonne.
Sa femme et lui, néanmoins, dissimulèrent mal une grimace, quand le juge de paix leur apprit que leur «chère fille aimée» n’emportait pas ses diamants.
—Sacrebleu!... gronda le général, je reconnais son père à ce trait!... Voilà de la délicatesse, ou je ne m’y connais pas!... Beaucoup de délicatesse!... trop, peut-être.
Mais le juge de paix lui ayant dit que le tribunal, sans doute, ordonnerait la restitution des diamants, son visage s’éclaira, et il descendit veiller de sa personne aux malles et aux effets de Mlle Marguerite, que M. Casimir faisait charger sur un des fourgons de l’hôtel...
Puis le moment du départ vint.
Mlle Marguerite répondit aux adieux des domestiques, ravis d’être débarrassés de sa présence, et, avant de monter en voiture, elle attacha un long et douloureux regard à cette princière demeure de Chalusse, qu’elle avait eu le droit de croire sienne, et qu’elle quittait sans doute pour toujours!...
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.