La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
Pousser jusque chez Wilkie au retour était une imprudence... A rôder, telle qu’une ombre honteuse, autour de la maison de son fils, elle risquait d’éveiller des soupçons, la pauvre femme ne s’abusait pas... Mais ses anxiétés furent plus fortes que sa raison...
Elle donna l’ordre à son cocher de toucher rue du Helder, et elle y arriva juste à point pour livrer son secret à Victor Chupin, assez à temps pour recevoir de M. Wilkie la plus grossière insulte.
L’ouragan l’écrasa, et cependant elle essaya d’y voir une preuve des sentiments honnêtes de son fils, une preuve de son mépris pour ces malheureuses dont le flot, chaque soir, grossit sur l’asphalte des boulevards...
Mais si son énergie restait indomptable, ses forces, après tant de secousses, trahissaient sa volonté.
En rentrant à son hôtel, se sentant défaillir, elle fut obligée de se coucher... Elle grelottait de froid, et cependant il circulait dans ses veines comme des bouffées de flammes.
Le médecin, qu’elle fit appeler, lui déclara que cela ne serait rien, mais qu’il importait qu’elle gardât le lit et qu’elle se tînt bien chaudement... Et comme c’était un homme perspicace, il ajouta, non sans un sourire malicieux, que tout excès est nuisible, celui du plaisir comme les autres...
C’était un dimanche, Mme d’Argelès put obéir au médecin et défendre sa porte pour tout le monde, le baron excepté.
Et encore, redoutant que cette défense ne parût extraordinaire, elle commanda à son concierge de répondre à quiconque se présenterait qu’elle était à la campagne et ne serait de retour que le lendemain, pour sa réception accoutumée...
C’est que cette soirée, Mme d’Argelès ne pouvait la remettre.
Qu’eussent dit, en trouvant la porte close, les habitués qui jouaient chez elle tous les lundis depuis des années!... Elle s’appartenait moins encore que la comédienne, elle n’avait pas le droit de pleurer ni de souffrir seule...
Vers sept heures du soir donc, le lundi, défaillante de corps et d’âme, elle se leva, et on l’habilla, on la coiffa, on la para. Elle choisit entre toutes ses robes, cette robe de couleur sombre qu’elle portait à cette soirée où Pascal Férailleur avait été sacrifié... Comme elle était plus pâle que de coutume, elle mit plus de rouge et exagéra l’ombre de ses traits pour que ses yeux parussent moins plombés...
Et à dix heures, les premiers joueurs qui entrèrent dans ses salons illuminés la trouvèrent, comme toujours, pelotonnée dans une chaise longue au coin de la cheminée, son éternel et accueillant sourire figé aux lèvres.
Il y avait une quarantaine de personnes déjà, et le jeu s’animait, quand Mme d’Argelès vit entrer le baron... Rien qu’à ses yeux, elle crut deviner qu’il apportait d’heureuses nouvelles.
Et, en effet, pendant qu’elle lui serrait la main:
—Tout va bien... murmura-t-il. J’ai revu M. Férailleur, c’est un rude mâtin... Je ne donnerais pas dix sous de la partie de Valorsay et de Coralth.
Mieux que toutes les prescriptions, cette phrase devait rendre des forces à Mme d’Argelès. Elle lui donna la liberté d’esprit dont elle fit preuve, quand M. de Coralth vint lui présenter «ses hommages.» Car il eut cette impudence de venir, autant pour dissiper les soupçons que pour voir, ainsi qu’il le disait, l’effet de son brûlot.
Le calme de Mme d’Argelès dut le confondre... Ignorait-elle encore? dissimulait-elle?... Indécis et inquiet, au lieu de se mêler aux groupes de causeurs, il alla s’asseoir au jeu, à une place d’où il ne perdait pas un mouvement de la pauvre femme.
Les deux salons étaient pleins, le baccarat se corsait, tout le monde paraissait en joie, quand un peu après la demie de minuit, un domestique traversa rapidement le salon, murmura quelques mots à l’oreille de Mme d’Argelès et lui remit une carte...
Elle la prit, cette carte, y jeta les yeux, et un cri lui échappa, rauque, terrible, si effrayant, que cinq ou six joueurs en quittèrent le jeu...
—Qu’y a-t-il?...
Elle voulait répondre et ne pouvait... ses mâchoires remuaient, elle ouvrait la bouche, pas un son ne sortait... On la devinait livide, sous son rouge et à l’éclat de ses yeux fixes; on eût dit que la folie dansait dans son cerveau.
Un curieux, sans penser à mal, essaya de prendre la carte qu’elle serrait entre ses mains crispées; elle le repoussa d’un geste si terrible qu’il faillit tomber...
—Qu’a-t-elle? demandait-on de tous côtés, qu’a-t-elle?...
Grâce à un effort suprême, elle put répondre: «Rien!...»
Puis, s’accrochant à la tablette de la cheminée, elle réussit à se dresser...
Et d’un pas raide, se tenant aux murs, elle sortit!...
VI
Ce n’était pas tout que de livrer à M. Wilkie le secret de sa naissance. Encore fallait-il, selon son aimable expression, lui apprendre la manière de s’en servir.
C’est à quoi s’appliqua le vicomte de Coralth, avec un luxe de recommandations qui trahissait le peu de confiance que lui inspirait la perspicacité de son client.
—La d’Argelès, pensait-il, est fine comme l’ambre; elle va jouer à ce jeune idiot une comédie où il ne verrait que du feu, s’il n’était prévenu.
Il le prévint donc, et le styla en associé intéressé au succès pour plus d’un demi-million.
M. Wilkie devait faire ceci ou cela, dire telle chose, répondre telle autre, se défier des larmes, ne pas se laisser décontenancer par les grands airs, prendre, selon les circonstances, telle ou telle attitude...
Le vicomte en eut pour une heure d’explications et de conseils, au grand déplaisir de M. Wilkie, lequel, à la fin, trouvait qu’on le traitait par trop en petit garçon, et protestait qu’il n’était pas un naïf, que diable!... qu’il s’en tirerait admirablement, sachant tout comme un autre conduire sa barque à l’occasion.
Cela n’empêcha pas M. de Coralth de poursuivre, jusqu’à ce qu’enfin, persuadé qu’il avait prévu toutes les éventualités et qu’il n’oubliait rien, il se leva.
—C’est bien tout, fit-il avec une nuance d’inquiétude... J’ai tracé le plan, à vous l’exécution. Et du sang-froid, ou nous sommes joués.
L’autre, fièrement, se redressa.
—Ce n’est pas à moi qu’on en fait voir!... affirma-t-il.
—Surtout, ne perdez pas une minute.
—Pas de danger...
—Et vous savez... quoi qu’il arrive, mon nom ne sera pas prononcé, sinon...
—Bien! bien...
—Enfin, dès qu’il y aura du nouveau...
—Je vous avertirai.
—A mon cercle, n’est-ce pas?...
—Oui... et ne vous tourmentez pas; c’est une affaire dans le sac...
—Ainsi soit-il!...
C’est avec un gros soupir de satisfaction, que M. Wilkie vit enfin s’éloigner son «grand ami.» Il avait besoin d’être seul pour s’abandonner sans vergogne à ses ébahissements, pour cuver à son aise l’ivresse de vanité qui emplissait sa cervelle.
Plus de chétive pension de vingt mille francs! Plus de dettes, de gêne, de convoitises inassouvies... Des millions!... Il lui semblait les voir, les tenir, les sentir glisser en flots d’or entre ses doigts!...
Et les chevaux qu’il aurait, les voitures armoriées, les jockeys, les maîtresses, tout cela dansait dans sa tête une effroyable sarabande.
Un éclair d’envie qu’il lui semblait avoir surpris dans l’œil de M. de Coralth mettait le comble à son bonheur... Être envié déjà par ce brillant vicomte, son modèle et son idéal, quelle gloire! et que serait-ce donc plus tard?...
Le renom de Mme d’Argelès avait d’abord jeté une ombre sur sa joie, mais cette ombre, à la réflexion, s’était dissipée... Il n’avait pas de préjugés et ne souffrait pas personnellement de la situation de cette femme, qui était sa mère... Restait donc le monde... Mais, bast! le monde n’a guère de préjugés non plus, et jamais il ne s’informe des parents des millionnaires... La société ne demande de passeport qu’aux indigents... Enfin, quoi qu’eût fait Mme d’Argelès, elle n’en était pas moins une demoiselle de Chalusse, c’est-à-dire l’héritière d’un des plus grands noms de France...
Ainsi réfléchissait M. Wilkie, tout en s’habillant avec plus de soins encore que de coutume.
Il avait été choqué de cette idée que Mme d’Argelès essaierait peut-être de le renier, et il tenait à paraître devant elle avec tous ses avantages... Sa toilette fut longue.
Cependant, un peu après midi, il était prêt. Il s’adressa dans la glace un dernier sourire, hérissa sa moustache blonde et partit...
Même, il partit à pied, ce qui était une concession aux idées absurdes, selon lui, de M. de Coralth...
L’aspect de l’hôtel d’Argelès, rue de Berry, le disposa bien, mais lui enleva quelque peu de son triomphant aplomb.
—Mâtin! grommela-t-il, c’est très-chic, ici!...
Sur la porte, deux domestiques, le concierge en bas de soie, et Jobin, l’homme de confiance, tout de noir habillé, causaient.
M. Wilkie s’approcha d’eux, et de son plus grand air, mais non sans un léger tremblement dans la voix, demanda:
—Mme d’Argelès?
—Madame est à la campagne, répondit le concierge, et ne sera de retour que ce soir... Si Monsieur veut laisser sa carte...
—Oh! inutile, je repasserai....
C’est que M. de Coralth lui avait surtout recommandé de ne se pas annoncer, d’arriver autant que possible inopinément chez Mme d’Argelès, de ne pas lui laisser surtout le temps de se reconnaître et de se préparer. Et il avait fini par comprendre que c’était peut-être là autant de précautions utiles au succès...
N’importe, cette première déconvenue le dépita extraordinairement... Que faire et comment tuer le temps, pendant tout une après-midi, bouleversé comme il l’était, dévoré d’anxiété et d’impatience, incapable de tenir en place...
Une voiture passait, il la prit et se fit conduire au bois; puis il revint au boulevard, fit une partie de billard avec un des co-propriétaires de Pompier de Nanterre, qui le crut ivre, et finalement, dîna le plus longtemps possible au café Riche...
Il achevait de humer son café quand huit heures sonnèrent. Lestement il prit son chapeau, enfila ses gants et courut à l’hôtel d’Argelès.
—Madame n’est pas encore rentrée, répondit le concierge, qui savait que sa maîtresse venait seulement de se lever; mais je ne crois pas qu’elle tarde... et si Monsieur veut...
—Rien du tout!... répondit brusquement M. Wilkie.
Furieux, cette fois, il se retirait, quand ayant par hasard traversé la rue et levé la tête, il découvrit qu’on allumait les salons du premier étage de l’hôtel... Deux des fenêtres du second étage étaient fortement éclairées.
—Ah!... je la trouve mauvaise!... grogna l’intelligent jeune homme. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là!... Elle y est!...
L’idée lui venait que Mme d’Argelès l’avait fait connaître à ses gens et qu’il était sévèrement consigné à la porte.
—C’est ce que je saurai, pensa-t-il, quand je devrais monter la garde ici jusqu’à demain matin!...
Sa faction durait depuis longtemps, quand un coupé s’arrêta devant l’hôtel d’Argelès dont la porte s’ouvrit comme par enchantement... Le coupé tourna dans la cour, déposa ceux qui s’y trouvaient, sur le perron, et repartit... Une seconde voiture suivit de près, puis une troisième, puis cinq ou six à la file...
—Et on croit, grommelait M. Wilkie, que je vais faire le pied de grue pendant que tout le monde entre!... Jamais de la vie!... J’ai une idée..
C’est pourquoi, sans réfléchir davantage, il regagna son appartement, revêtit sa tenue de soirée, et envoya chercher sa voiture au mois.
—Vous allez me conduire rue de Berry, nº..., dit-il au cocher; il y a une soirée dans cette maison, vous entrerez dans la cour...
Le cocher obéit, et alors il fut prouvé à M. Wilkie que son idée n’était pas bonne, mais excellente.
Dès qu’il sauta sur le perron, on lui ouvrit la porte vitrée, et il gravit sans encombre un bel escalier recouvert d’un épais tapis et tout garni de fleurs...
Sur le palier du premier étage, devant la porte des salons, plusieurs valets de pied se tenaient... l’un d’eux s’avança pour le débarrasser de son pardessus, mais il le repoussa.
—Je ne veux pas entrer, dit-il durement, je veux seulement parler en particulier à Mme d’Argelès... Elle m’attend, prévenez-la, voici ma carte...
Le domestique hésitait, quand Jobin, l’homme de confiance, flairant peut-être quelque mystère, s’approcha.
—Faites passer la carte de Monsieur, commanda-t-il.
Et ouvrant à gauche de l’escalier un petit salon d’été éclairé par une seule lampe fort grosse, il pria M. Wilkie d’entrer, en disant:
—Que Monsieur prenne la peine de s’asseoir, Madame arrive.
M. Wilkie s’assit, et véritablement il en avait besoin.
Cet hôtel, ce luxe, ces valets, ces lumières, ces fleurs, tout cela l’impressionnait beaucoup plus qu’il ne voulait se l’avouer... Et en dépit de son affectation d’arrogance, il sentait vaciller le superbe aplomb qui lui était habituel, et qui était la fleur la plus délicate de son intelligence...
Même il sentait du côté de la poitrine, à la place du cœur, certains mouvements extraordinaires qui ressemblaient fort à des spasmes et à des palpitations... Pour la première fois, il songeait que cette femme, dont il venait bouleverser l’existence, n’était pas seulement l’héritière des millions du comte de Chalusse, qu’elle était aussi sa mère, c’est-à-dire la bonne fée dont l’invisible protection le suivait partout depuis qu’il était né...
La pensée qu’il commettait une action atroce traversa son esprit... Il la repoussa. Il n’y avait plus, d’ailleurs, à reculer, ni même à réfléchir.
Une porte faisant face à celle par où il était entré s’ouvrit. Mme d’Argelès parut...
Mais déjà ce n’était plus la d’Argelès folle de douleur et de honte dont le trouble mortel avait épouvanté ses hôtes.
Pendant la minute de répit que lui avait laissée la destinée, une de ces inspirations lui était venue, dont l’audace, en cas de succès, rétablit les situations les plus compromises.
Elle crut que son salut dépendait peut-être de son sang-froid.
Rassemblant donc en un suprême et sublime effort tout ce qu’il y avait en elle d’énergie et de volonté, elle maîtrisa son désespoir et dompta le trouble de ses pensées, pareille à celui qui, côtoyant l’abîme, se raidit contre le vertige.
Et elle réussit à paraître calme, railleuse, hautaine, et de marbre.
—C’est vous, monsieur, demanda-t-elle, qui m’avez fait passer cette carte?
Tout décontenancé, M. Wilkie ne sut que s’incliner, en bredouillant une réponse à peine intelligible:
—Excusez-moi! Désolé, parole sacrée!... Je vous dérange peut-être.
—Vous êtes, interrompit Mme d’Argelès, d’un ton où le dédain le disputait à l’ironie, vous êtes M. Wilkie, de... «l’école des haras.»
C’est qu’il y avait cela, en effet, sur les cartes de visite de l’intéressant jeune homme. «Etudiant en droit» lui avait paru bourgeois et mesquin, et après de longues méditations, il avait trouvé ce triomphant qualificatif: «de l’école des haras.» De qui? de quoi? comment? Qu’est-ce-que cela voulait dire? Il ne le savait certes pas. Mais il estimait que cela faisait bien et le posait. École des haras, chevaux, courses, jockey, Pompier de Nanterre... tout cela se tenait. La logique des gens d’esprit tels que M. Wilkie est implacable.
—Mon Dieu, oui, répondit-il en appuyant avec affectation sur son nom, je suis M. Wilkie.
—Vous avez à me parler? fit Mme d’Argelès d’un ton sec.
—En effet, je voudrais...
—Eh bien!... je vous écoute, quoique votre moment soit assez mal choisi, en vérité... J’ai quatre-vingts personnes chez moi. Enfin, parlez!...
Parlez!... c’était facile à dire. Le malheur est que M. Wilkie ne pouvait articuler une syllabe. Sa langue, sèche, était comme paralysée, il lui semblait que c’était du sable qu’il avait dans la bouche en guise de salive.
D’un mouvement machinal, il passait et repassait le doigt entre son cou et son large faux-col; cela donnait du jeu à sa cravate, les paroles n’en sortaient pas plus aisément de son gosier...
C’est qu’il s’était imaginé Mme d’Argelès tout autre... Il s’était figuré qu’il aurait affaire à quelque farceuse à cheveux jaunes comme il en connaissait...
Et pas du tout; il trouvait une femme extraordinairement fière et imposante, qui pour employer son vocabulaire «l’épatait net.»
—Je vais vous dire, répétait-il, je vais vous dire...
Mais la phrase qu’il cherchait ne venait pas, si bien qu’à la fin, s’impatientant contre lui-même, il s’écria:
—Eh!... vous savez aussi bien que moi pourquoi je viens!... Osez donc me dire que vous ne le savez pas!...
Elle le regarda d’un œil, en apparence ébahi, interrogea le plafond, haussa les épaules et dit:
—Décidément, je ne comprends pas... et à moins que ce ne soit une gageure...
Une gageure! M. Wilkie justement se demandait s’il n’était pas dupe d’une forte mystification, si des gens n’étaient pas aux écoutes qui, après s’être bien égayés de sa situation ridicule, apparaîtraient en se tenant les côtes de rire.
Cette inquiétude lui rendit quelque présence d’esprit.
—Eh bien! donc, reprit-il d’une voix étranglée, voilà. Je ne sais rien de mes parents... Ce matin, un homme qui vous connaît bien m’a affirmé que je suis... votre fils. J’ai été comme étourdi sur le premier moment, puis je suis venu dans la journée, mais vous étiez sortie...
Un éclat de rire nerveux de Mme d’Argelès l’interrompit...
Car elle eut l’héroïsme de rire, la malheureuse, tandis qu’elle avait la mort dans l’âme, pendant que les ongles de ses doigts crispés s’enfonçaient jusqu’au sang dans la paume de ses mains...
—Et vous avez cru cela!... monsieur, s’écria-t-elle... Non, c’est trop drôle, vraiment!... Moi, votre mère!... Mais regardez-moi donc, je vous en prie...
Il ne faisait que cela, et de toute la force de sa pénétration...
Le rire de Mme d’Argelès avait été faux au point d’éveiller ses défiances... Toutes les recommandations de Coralth bourdonnèrent à son oreille, et il pensa que le moment était venu de «la faire, comme il le disait, à l’attendrissement.»
Il se grima donc d’une hypocrite douleur, et d’un ton amer:
—Ah!... vous la trouvez drôle, fit-il, eh bien!... moi pas. C’est que vous ne savez pas ce qu’on enrage de vivre tout seul comme une bête galeuse, sans une âme qui s’inquiète de vous!... Les autres ont une mère, des sœurs, une famille, des parents! Moi, rien... personne... Ah! si... J’ai des amis tant que mon argent dure...
Il tamponna de son mouchoir ses yeux parfaitement secs, et d’un accent plus lamentable encore:
—Ce n’est pas que je manque de rien, poursuivit-il, on me fait une pension raisonnable... Mais après qu’ils m’ont donné de quoi ne pas crever de faim, mes parents se croient quittes... Moi, je la trouve mauvaise!... Ce n’est pas moi qui ai demandé à naître, n’est-ce pas?... Si je les gênais tant que cela, quand je suis venu au monde, que ne me jetaient-ils à l’eau? ils seraient bien débarrassés à cette heure... et moi aussi!...
Pétrifié de stupeur, il s’arrêta court... Mme d’Argelès venait de se laisser glisser à genoux, à ses pieds...
—Grâce!... balbutiait-elle; Wilkie, mon fils, pardon!.....
Hélas!... l’infortunée succombait sous un rôle trop lourd pour le cœur d’une mère, elle se perdait...
—Tu as souffert cruellement, mon fils, poursuivait-elle; mais moi... moi!... Va, ce n’est pas sans d’horribles déchirements qu’une mère se sépare de son enfant!... Mais tu n’étais pas abandonné, Wilkie, ne dis pas cela... N’as-tu donc jamais senti le souffle de mon amour circuler dans l’air que tu respirais?... Toi, oublié!... Sache donc que pas un jour depuis des années, ne s’est écoulé sans que je t’aie entrevu... et qu’à toi seul se rapportaient toutes mes pensées et toutes mes espérances... Wilkie!...
Elle s’approchait de lui en se traînant sur les genoux, suppliante, les mains jointes... Mais lui, étonné de cette explosion, étourdi de sa victoire recula...
Et la pauvre femme se méprit à ce mouvement...
—Grand Dieu!... s’écria-t-elle, battant le parquet de son front, il me repousse, je lui fais horreur... Ah!... voilà ce que je prévoyais... Malheureux?... pourquoi es-tu venu? Quel est l’infâme qui t’a envoyé ici, dans cette maison, chez la d’Argelès!... Nomme-le-moi, Wilkie!... Comprends-tu maintenant, pourquoi je me cachais de toi... Je t’ai éloigné le jour où j’ai frémi à cette idée atroce de rougir devant toi, devant mon fils!...
Et c’était pour toi, cependant... Moi, je serais morte, c’eut été le repos, tandis que depuis... Mais ton souffle s’éteignait dans ta poitrine, tes pauvres petits bras n’avait plus la force de se nouer autour de mon cou. Alors je me suis écriée:
—Périssent mon corps et mon âme, mais que mon enfant soit sauvé!... Je croyais ce sacrifice permis à une mère... J’en suis châtiée comme d’un crime!
Je te voulais heureux, mon Wilkie!... Je me disais que toi, mon orgueil et ma joie, tu planerais libre et fier bien au-dessus de mes hontes... J’acceptais l’ignominie, pourvu que ton honneur fût intact... Je savais combien sont basses les portes de la misère, et je ne voulais pas que mon fils eût jamais à courber le front... Pour t’épargner une éclaboussure, j’aurais lapé la boue sur ton chemin! J’avais comme renoncé à moi-même, et en toi vivait tout ce qu’il y avait de noble et de généreux en moi.
Oh!... je saurai quel est le misérable lâche qui t’a livré mon secret, et je me vengerai, je serai sans pitié!...
Tu ne devais rien savoir, Wilkie... En me séparant de toi, j’avais fait le serment de ne te revoir jamais, de mourir même sans cette consolation suprême de sentir tes lèvres sur mon front.
Elle ne put continuer, les sanglots l’étouffaient...
Et pendant plus d’une minute, le silence fut si profond, qu’on put entendre le brouhaha des conversations dans la galerie voisine, les exclamations des joueurs de baccarat saluant un coup inattendu, et par instants, dominant cette basse profonde et continue, quelque voix claire qui criait: «Banco!» ou: «Je pars pour cent louis!»
Debout près de la fenêtre, immobile et comme pétrifié, M. Wilkie considérait d’un œil ahuri Mme d’Argelès, sa mère, qui, affaissée au milieu du petit salon, le visage caché entre ses mains, sanglotait...
Pour se retirer, il eût sans balancer donné son tiers de Pompier de Nanterre.
Ce n’est pas qu’il se rendît exactement compte de ce que la position avait d’extrême et de poignant, mais il en subissait l’étrangeté... Ce n’était pas de l’émotion qu’il éprouvait, mais une sorte d’effroi instinctif mêlé de commisération... Aux cris désespérés que sa présence arrachait à cette malheureuse femme, il n’avait pas compris grand’chose, mais sa voix l’avait remué et bouleversé...
Et tous ces sentiments confus se résumaient en un inexprimable malaise dont il s’irritait comme d’une faiblesse.
—Allons, bon!... pensait-il, des larmes, du mélodrame!... Les femmes sont incroyables!... Il serait si simple de s’expliquer tranquillement, gentiment...
Il n’en perdait pas moins la tête, ne sachant que résoudre, quand des pas sur le palier, près de la porte, le tirèrent de sa torpeur...
L’idée qu’on pouvait entrer et le surprendre le fit frémir... Il entrevit la possibilité du ridicule.
S’armant donc de toute sa résolution, il se pencha vers Mme d’Argelès, et la prenant sous les bras:
—Ne pleurez pas ainsi, lui dit-il... Vous me faites de la peine, parole sacrée! Voyons, levez-vous!... On va venir... entendez-vous?... On vient...
Il la soulevait, sans arrêter de parler, et comme elle n’opposait aucune résistance, qu’elle s’abandonnait, au contraire, toute brisée et inerte, il la redressa et la soutint jusqu’à un fauteuil, où elle tomba lourdement...
—Vlan!... Voilà un évanouissement, maintenant, se dit M. Wilkie... Ah! mais non!... il n’en faut pas...
Que faire, cependant?... Appeler?... Il n’osait... La nécessité l’inspira...
Il s’agenouilla aux pieds de Mme d’Argelès, et la secouant doucement:
—Voyons, voyons, soyons raisonnable, reprit-il... Pourquoi vous monter la tête comme cela?... Je ne vous fais pas de reproches, moi.
Lentement, d’un air humble et craintif qui avait quelque chose de navrant, elle écarta les mains de son visage, et, pour la première fois, ses yeux baignés de larmes osèrent chercher les yeux de son fils.
—Wilkie! murmura-t-elle.
—Madame!
Elle soupira profondément, et d’une voix étouffée:
—Madame!... balbutia-t-elle. Ne veux-tu donc pas m’appeler ma mère?...
—Moi!... pourquoi donc pas!... Seulement, vous comprenez, c’est une habitude à prendre... je la prendrai.
—Vrai!... bien vrai!... Ce n’est pas la pitié seule qui t’arrache cette promesse... Tu devrais me haïr, cependant, me maudire!... Quel supplice!... Ah! dès qu’une femme a l’âge de raison, sans cesse, on devrait lui répéter: «Prends garde!... Ton enfant aura vingt ans un jour et il te faudra affronter ses regards... C’est lui qui te demandera compte de ton honneur devenu le sien!» Mon Dieu! Il n’y aurait plus de fautes avec cette pensée... En être réduite à cet excès d’abjection et de misère de n’oser lever la tête devant son fils!... Malheureuse que je suis!... Hélas! mon Wilkie, je ne sais que trop que tu ne peux pas ne me pas mépriser...
—Ah! mais non... Mais pas du tout!... Voilà une idée!...
—Jure-moi que tu me pardonnes...
—Parole sacrée!...
Pauvre femme! sa figure rayonna... Elle voulait croire... Cela eût-il donc dû suffire à la rassurer, à un moment où le passé se dressait formidable...
Mais son fils était près d’elle, si près d’elle qu’elle sentait son haleine dans ses cheveux... C’était bien lui. Avaient-ils jamais été séparés? Elle en doutait, tant par la pensée elle avait vécu près de lui, avec lui, de sa vie...
C’est avec une sorte d’extase idiote qu’elle le contemplait, ses yeux le suppliaient; ils mendiaient une caresse; ses lèvres s’avançaient frémissantes... Lui ne voyait rien... Longtemps elle avait hésité, tremblant peut-être d’être repoussée... Mais, à la fin, cédant à un mouvement plus fort que tout, elle jeta les bras autour du cou de M. Wilkie, l’attira vers elle et la serra contre sa poitrine dans une étreinte convulsive...
—Mon fils! répétait-elle, t’avoir à moi... après tant d’années!
Malheureusement, il n’était pas au monde de tourbillon de passion capable d’emporter M. Wilkie.
Ayant atteint dès le début son maximum d’émotion, son esprit, bien loin de s’exalter, se rasseyait dans son flegme.
C’était un garçon trempé, ainsi qu’il s’en flattait... Et il restait de glace sous la flamme des baisers de sa mère.
Bien plus, c’était tout juste s’il se laissait faire, s’il daignait s’abandonner de mauvaise grâce, non sans maugréer intérieurement, et faute de savoir comment s’y prendre pour précipiter le dénoûment.
—Elle n’en finira pas!... pensait-il. Voilà une reconnaissance!... Je dois avoir une bonne tête!... Dieu! si Costar et Serpillon me voyaient, riraient-ils!
M. Costard et M. Serpillon étaient des intimes, les co-propriétaires du fameux steeple-chase...
Mais dans le délire de la surprise, et aussi, hélas! de la joie, Mme d’Argelès ne remarquait pas la physionomie au moins singulière de son fils.
Elle l’avait fait asseoir sur une chaise, bien en face d’elle, et avec une volubilité extraordinaire, elle poursuivait:
—Si je me pardonne ce bonheur divin de t’embrasser, Wilkie, c’est que je ne t’ai pas cherché... Je n’ai pas manqué à mon serment de ne jamais me rapprocher de toi... Lorsque je suis entrée ici, j’étais résolue à tout nier, résolue à te persuader, n’importe comment, qu’on t’avait trompé... Dieu m’est témoin que ce n’est pas la volonté qui m’a manqué... Il est de ces renoncements au-dessus des forces humaines...
M. Wilkie daigna sourire.
—Oh!... j’avais bien vu le coup, fit-il d’un air capable... Mais j’étais bien renseigné, et ce n’est pas à moi qu’on en conte...
Mme d’Argelès ne l’entendit pas.
—Peut-être est-ce la destinée qui se lasse, poursuivait-elle... C’est une vie nouvelle à recommencer. Par toi, Wilkie, je puis être heureuse encore, moi qui depuis tant d’années n’espérais plus rien ici-bas. Mais aurais-tu le courage d’oublier?...
—Quoi?
Elle baissa la tête, et d’une voix à peine distincte, répondit:
—Le passé, Wilkie...
Mais lui, de l’air le plus insouciant, fit claquer ses doigts en s’écriant:
—Bast! ce qui est passé est passé!... Est-ce que tout ne s’oublie pas?... Paris en a vu bien d’autres! Vous êtes ma mère, n’est-ce pas?... Votre conduite ne me regarde pas... C’est que je me moque un peu de l’opinion, moi... Je commence par faire ce qui me plaît, et je consulte les autres après... Et à ceux qui ne sont pas contents, je dis: Allez vous asseoir!
C’est avec un saisissement de joie que l’infortunée écoutait son fils... L’étrangeté de ses expressions eût dû la frapper, l’éclairer... mais non. Elle ne voyait, elle ne comprenait qu’une chose, c’est que bien loin de la repousser, il l’acceptait bravement, c’est qu’il était prêt à se dévouer pour elle...
—Mon Dieu! balbutia-t-elle, est-ce bien vrai? tu me permettrais de vivre près de toi?... Oh! ne te hâte pas de répondre... Réfléchis avant tout à ce que cela te coûtera d’efforts et de peines...
—C’est tout réfléchi... ma mère!...
Elle se leva, vibrante d’enthousiasme et d’espoir...
—Alors, s’écria-t-elle, nous sommes sauvés... Qu’il soit béni, celui qui t’a révélé mon secret... Et moi qui doutais de ton courage Wilkie!... Enfin, je puis quitter mon enfer!... Cette nuit même, nous allons fuir cette maison sans détourner la tête... Je ne remettrai pas les pieds dans mes salons... les joueurs exécrés qui s’y pressent ne me reverront plus... De ce moment, Lia d’Argelès est morte.
Positivement, M. Wilkie semblait un homme qui tombe des nues...
—Comment, fuir! bégaya-t-il... pour où aller?...
—Pour gagner un pays où on ne sache rien de nous, Wilkie, un pays où tu n’aies pas à rougir de ta mère...
—Permettez... je vous ai dit...
—Fiez-vous à moi, mon fils... Je sais, près de Londres, un riant village où nous trouverons un asile... J’ai gardé en Angleterre assez de relations pour n’avoir rien à redouter des commencements si rudes aux étrangers... M. Patterson, qui dirige maintenant une manufacture importante, sera heureux, je le sais, de nous être utile... Va, nous ne serons à charge à personne, maintenant que tu es résolu de travailler...
Sur ce mot, par exemple, M. Wilkie se dressa révolté...
—Pardon!... interrompit-il, je n’y suis plus du tout... C’est à moi que vous proposez de travailler dans la fabrique de M. Patterson?... Eh bien!... là, vrai, je la trouve mauvaise!...
Aux paroles de M. Wilkie, à son accent, à son geste, il n’y avait plus à se tromper ni à se faire illusion... Il apparaissait tout entier pour ainsi dire, tel qu’il était vraiment, il se révélait...
Quelle avait été son horrible méprise, Mme d’Argelès le reconnut... Le bandeau tomba de ses yeux... Elle avait pris pour la réalité ses rêves, et pour la voix de son fils la voix de ses désirs à elle-même...
Assommée d’abord, elle se redressa, et toute frémissante de douleur et d’indignation:
—Wilkie!... s’écria-t-elle, malheureux!... Qu’avais-tu donc osé espéré?...
Et sans lui laisser le temps de répondre:
—C’était donc, poursuivit-elle, une curiosité stupide qui te poussait!... Ah! tu as tenu à savoir d’où provenait l’argent que tu répandais comme de l’eau! Sois content! A quel prix tu as vécu et ce qu’il m’en a coûté à moi misérable femme... tu le sais. Ah! tu as voulu voir... Eh bien! vois!... Cet hôtel est une maison de jeu, un de ces tripots de haute compagnie que la police ignore ou ne peut défendre... Ce brouhaha que vous entendez, est celui des joueurs... On se ruine chez moi... Il y a des malheureux qui seront brûlé la cervelle en sortant d’ici, et d’autres y ont laissé les lambeaux de leur honneur... Et je tenais bon... A chaque banco de cent louis il tombait un louis dans la cagnotte, c’était ton opulence, mon fils...
Cette colère, qui succédait à un si profond abattement, tant de hauteur après tant d’humilité étonnaient quelque peu M. Wilkie.
—Permettez, répétait-il, je demande à dire quelque chose...
C’est en vain qu’il s’évertuait à se faire écouter...
—Insensé! continuait Mme d’Argelès, tu n’avais donc pas prévu que venir ici, chez moi, c’était tarir à tout jamais la source de tes revenus... Tu ne t’étais donc pas dit que tout serait fini, du moment où tu m’aurais réduite, moi, Lia d’Argelès, à te dire: «Eh bien, oui! c’est vrai... tu es mon fils!...»
Inconnue de toi, du fond de mon abîme, j’avais le droit d’être mère et de veiller sur toi... je pouvais te venir en aide sans t’avilir, sans te mépriser... Maintenant que tu me connais, je ne puis plus rien pour toi... rien!... Je te laisserais périr de misère plutôt que de te secourir, parce que j’aimerais mieux te voir mort que déshonoré par mon argent...
—Cependant...
—Quoi!... Consentiriez-vous donc à recevoir encore la pension que je vous servais, s’il pouvait me venir à la pensée de vous la continuer!...
Une vipère se dressant devant M. Wilkie ne l’eût pas fait reculer plus vivement.
—Jamais de la vie! s’écria-t-il. Ah! mais non!... Pour qui me prenez-vous?...
C’était bien du fond du cœur que montait cette répugnance qu’il exprimait si singulièrement, cela était visible, manifeste.
Mme d’Argelès en tressaillit d’espoir.
—Mes craintes le calomniaient... pensa-t-elle. Pauvre Wilkie!... les mauvais conseils l’ont égaré: il n’est pas mauvais au fond...
Puis tout haut:
—Mais alors, malheureux enfant, reprit-elle, tu vois bien qu’une vie nouvelle va commencer pour toi... Que comptes-tu faire?... Comment et de quoi vivras-tu?... Il faut se loger, se vêtir, manger... Cela coûte... Où prendras-tu de l’argent, toi que le seul mot de travail révolte!... Ah!... M. Patterson, que ne vous ai-je écouté!... Il n’était pas aveugle comme moi, lui!... Sans cesse il me répétait que te prodiguer l’argent, c’était gâcher ta vie et perdre ton avenir... Sais-tu que depuis deux ans tu as dépensé plus de 50,000 francs!... A quoi les as-tu employés?... A jouer au fils de famille, toi qui n’avais pas de famille et que ta situation précaire eût dû faire trembler... Es-tu allé dix fois seulement à l’École de droit?... Non. Mais on te voyait aux courses, aux premières représentations, dans les restaurants à la mode, partout où on dépense et où on s’amuse... Et quel monde vois-tu?... Des désœuvrés sans intelligence et sans cœur, des dupes et des fripons, des maquignons, des croupiers et des filles perdues...
Un ricanement sec de M. Wilkie lui coupa la parole...
Qu’on osât attaquer ses amis, ses plaisirs, ses goûts... ah! mais non... il ne le tolérait pas...
—Épatant, prononça-t-il, épatant, parole sacrée!... De la morale!... Non, elle est trop bonne, celle-là... Je demande à rire trois minutes, montre en main...
Eut-il conscience de l’atrocité de son ironie?...
Ce qui est sûr, c’est que Mme d’Argelès chancela, tant le coup fut horrible... Elle pouvait tout attendre, l’infortunée, sauf cela... tout, excepté cet outrage de son fils.
Elle but cette honte sans révolte, cependant... Et c’est d’un ton de mortelle tristesse qu’elle répondit:
—Peut-être, en effet, n’ai-je pas le droit de vous dire la vérité... Je souhaite que l’avenir ne me donne pas trop cruellement raison... Vous voilà sans ressources... vous n’avez pas d’état... Fasse le ciel que vous ne sachiez jamais ce que c’est que d’avoir faim et de n’avoir pas de pain!...
Depuis un moment déjà, l’ingénieux jeune homme donnait les signes les plus évidents d’impatience...
Cette prédiction sinistre acheva de l’exaspérer...
—Tout cela, interrompit-il, c’est des mots!... Je ne travaillerai pas, parce que ce n’est pas dans mes cordes, et cependant je ne manquerai de rien du tout... C’est carré, cela, j’espère!...
Mme d’Argelès ne sourcilla pas.
—Que ferez vous donc? demanda-t-elle froidement. Je ne vous comprends pas...
Lui haussa les épaules d’un air prodigieusement ennuyé:
—Est-ce que nous allons encore jouer la comédie? fit-il... Vous avez pourtant vu qu’avec moi cela ne prend pas... Ce que je veux dire, vous le savez aussi bien que moi. Que me parlez-vous de crever de faim!... Eh bien!... et l’héritage, donc!...
—Quel héritage?...
—Eh!... celui de mon oncle, parbleu!... de votre frère, du comte de Chalusse...
Maintenant, la démarche de M. Wilkie, ses façons, son assurance, ses câlineries, ses contradictions, tout s’expliquait...
Cette foi sublime en leur fils, si vivace au cœur des mères, s’évanouit dans le cœur de Mme d’Argelès.
Elle entrevit dans la pensée de Wilkie des profondeurs de calcul et de scélératesse qui l’épouvantèrent...
Voilà donc pourquoi il s’était déclaré si fièrement tout prêt à braver l’opinion, pourquoi il avait réclamé sa part des hontes passées!... Ce n’était pas sa mère qu’il acceptait, c’était l’héritage du comte de Chalusse...
—Ah!... on vous a appris cela, fit la pauvre femme d’un ton d’amère ironie.
Et le souvenir de M. Isidore Fortunat traversant son esprit:
—On a dû vous vendre ce secret très-cher, ajouta-t-elle... Combien devez-vous payer en cas de succès?...
Fort, M. Wilkie se flattait de l’être; diplomate, non, et la preuve c’est qu’il fut tout décontenancé de cette remarque.
Mais il se remit vite....
—Qu’on me l’ait dit pour de l’argent ou pour rien, reprit-il, je sais que vous êtes une demoiselle de Chalusse, que vous êtes la seule héritière du comte et que le comte laisse huit ou dix millions. Nierez-vous cela?
Mme d’Argelès hocha tristement la tête.
—Je ne nie rien, répondit-elle, mais je vais à mon tour vous apprendre une chose qui va renverser tous vos calculs et éteindre votre joie... Je suis résolue, entendez-vous, et ma résolution est irrévocable, à ne jamais faire valoir mes droits... Pour recueillir cette fortune, il me faudrait avouer que Lia d’Argelès est une Chalusse... c’est un aveu que nulle considération ne saurait m’arracher...
Elle pensait que cette déclaration allait étourdir M. Wilkie, l’écraser... Elle se trompait...
Livré à ses seules lumières, il eût été confondu, mais il luttait en ce moment avec les armes qui lui avaient été fournies par M. le vicomte de Coralth.
Il haussa donc les épaules, et du plus beau sang-froid:
—Comme cela, fit-il, nous resterions dans la misère, et l’État s’adjugerait nos millions! Un instant... je suis là!... Que vous renonciez à votre part... bon! quoique ce soit déjà raide... Mais que vous renonciez à la mienne, non... Elle serait trop mauvaise... Je suis votre fils, je réclamerai!
—Même si je vous suppliais à genoux de n’en rien faire?...
—Yes!...
L’œil de Mme d’Argelès étincela...
—Eh bien!... moi, prononça-t-elle, je vous signifie que cet héritage échappera à vos convoitises... De quel droit le réclameriez-vous?... Parce que vous êtes mon fils... Je nierai que vous le soyez... J’affirmerai par serment, s’il le faut, que vous ne m’êtes rien et que je ne vous connais pas...
N’importe!... L’assurance railleuse de M. Wilkie persistait.
Il tira de sa poche un carré de papier, et le brandissant triomphalement:
—Me renier!... dit-il, ce serait méchant. Mais j’avais prévu le cas, et voici ma réponse copiée dans le Code civil: Art. 341. La recherche de la maternité est admise.
Quelle était au juste la portée de la menace de M. Wilkie?
Mme d’Argelès l’ignorait.
Mais elle ne douta pas que ce fatal article 341 ne fût l’anéantissement de toute espérance.
Celui qui était allé chercher cette arme dans le Code pour la mettre aux mains de Wilkie, l’avait choisie sûre...
C’est qu’elle y voyait clair, désormais...
Elle avait de la vie une trop rude et trop cruelle expérience pour ne pas comprendre le triste rôle de son fils en ce moment, et qu’il n’était qu’un pantin dont quelque ténébreux et habile intrigant tenait les fils...
Ce n’était pas lui, assurément, qui avait conçu et préparé l’odieuse machination dont elle allait être victime... Hélas! n’était-ce pas déjà trop qu’il eût consenti à se charger de l’exécution...
Attendrir Wilkie...
Elle l’eût peut-être tenté, encore qu’elle fût confondue de l’étrange absence de tout sens moral qu’elle découvrait en lui.
Mais n’eût-ce pas été folie que de songer seulement à toucher l’autre, l’artisan de l’intrigue, celui qui attendait dans l’ombre le résultat et le prix de son œuvre d’infamie?
Cependant, elle ne se rendit pas encore, elle essaya de se débattre, sans espoir, comme on fait pour l’acquit de sa conscience, pour n’avoir rien à se reprocher plus tard.
—Ainsi, dit-elle à son fils, c’est aux tribunaux que vous vous adresserez pour me contraindre à vous reconnaître?
—Dame!... puisque vous n’êtes pas raisonnable...
—C’est-à-dire que vous ne reculerez devant aucun scandale, et que pour bien affirmer que vous appartenez à la famille de Chalusse, vous commencerez par la déshonorer et la traîner dans la boue...
A poursuivre cette discussion, l’ingénieux jeune homme sentait ses oreilles s’échauffer.
Tant de façons, toutes ses simagrées, pour une affaire, selon lui toute simple, lui paraissaient le comble du ridicule et l’irritaient extraordinairement.
—Ah!... je la trouve par trop mauvaise, à la fin, s’écria-t-il. Me faites-vous poser?... je me le demande... Parole sacrée, on dirait, à vous entendre, que vous avez commis des crimes... C’est bon de la faire à la vertu, mais pas trop! Faites relâche demain, reprenez votre nom, venez vous installer avec moi à l’hôtel de Chalusse, et le diable m’emporte si au bout de huit jours, on se souvient que vous vous êtes appelée Lia d’Argelès. Je parie cent louis... les tenez-vous?... Sapristi!... s’il fallait fouiller dans le passé des gens, on aurait de l’ouvrage!... Qu’on ait fait une chose ou une autre, cela ne regarde personne... l’essentiel, c’est d’avoir des rentes à montrer... Et si jamais quelque imbécile vous disait la moindre des choses, vous répondriez: «—J’ai cinq cent mille livres de rentes!» et il serait cloué...
Mme d’Argelès écoutait, pénétrée jusqu’aux moelles d’un froid glacial... Se pouvait-il que ce fût son fils qui parlât ainsi... et à elle... Et cependant elle eut dû connaître M. Wilkie par ses pareils, puants drôles qu’on ferait expirer sous le bâton sans leur arracher un souffle de passion honnête, vieux éreintés de vingt ans, qui n’ont de sang dans les veines que bien juste ce qu’il faut pour en répandre trois gouttes sur le pré en l’honneur de quelque stupide drôlesse qui se moque d’eux...
Mais M. Wilkie, lui, de la meilleure foi du monde, s’étonna du peu de succès de son éloquence.
—Enfin, reprit-il, je suis las de végéter, de n’avoir pas seulement un nom, et de tirer le diable par la queue... Je suis dans le mouvement, moi!... Avec le peu d’argent que j’avais, je me suis crânement posé. Que j’aie de la fortune, je serai l’homme le plus chic de Paris... L’héritage du comte de Chalusse m’appartient, il me le faut, je l’aurai... Ainsi, croyez-moi, le plus court serait de me reconnaître de bon gré... Voyons, le voulez-vous? Non!... Une fois... deux fois... trois fois?... Toujours non!... Alors adjugé. Demain vous aurez du papier timbré... Et sur ce, je vous salue.
Il saluait, en effet, il se retirait fièrement, il avait déjà la main sur le bouton de la porte... Mme d’Argelès le retint du geste.
—Encore un mot?... fit-elle d’une voix étouffée.
C’est à peine s’il daigna se retourner, sans dissimuler son impatience.
—Quoi?...
—Un dernier avis: Le tribunal, sans doute, vous donnera gain de cause, je serai envoyée en possession de l’héritage de mon frère... mais retenez bien ceci: ni vous ni moi ne disposerons des millions.
—Allons donc! Pourquoi cela?...
—Parce que si cette fortune est bien à moi, son administration appartient à votre père...
M. Wilkie eut un soubresaut...
—A mon père!... fit-il... Impossible!...
—C’est ainsi, cependant. Et vous ne douteriez pas, si votre avidité, si vos préoccupations d’argent ne vous eussent fait oublier de m’interroger... Vous vous croyez enfant naturel, Wilkie, vous vous trompez... vous êtes mon fils légitime, je suis mariée...
—Bah!...
—Et mon mari, votre père n’est pas mort. S’il n’est pas ici, menaçant comme vous, c’est que j’ai réussi à lui faire perdre nos traces, et qu’il ne sait depuis dix-huit ans ce que nous sommes devenus... Mais il veille, soyez-en sûr... Au premier bruit d’un procès autour des millions de Chalusse, vous le verrez arriver armé de ses droits... Il est le chef de la communauté, mon maître, le vôtre... Ah! cela vous inquiète... Vous trouverez en lui d’ardentes convoitises, attisées par vingt ans de misère et d’attente. Laissez faire... votre âpreté au gain sera dépassée... Qui sait si vous ne regretterez pas les pauvres vingt mille francs de votre mère...
M. Wilkie était devenu plus blanc que sa chemise.
—Vous me trompez, bégaya-t-il.
—Demain, je vous montrerai mon contrat de mariage...
—Pourquoi pas ce soir?
—Parce qu’il est serré dans une pièce pleine de monde en ce moment.
—Et comment se nomme mon père?
—Arthur Gordon... Il est Américain.
—Alors, moi, je m’appelle Wilkie Gordon?...
—Oui.
C’est avec une indicible angoisse que Mme d’Argelès épiait la physionomie bouleversée de son fils... Quelle résolution allait sortir de la méditation où elle le voyait plongé?... Aucune. M. Wilkie en était à se désoler de voir lui échapper le nom de Chalusse et cette couronne de comte, qu’il devait faire peindre sur son coupé.
—Et... est-il riche mon père?... reprit-il...
—Non.
—Que fait-il?...
—Tout ce qu’on peut faire quand on a le goût du luxe et l’horreur du travail!
Cette réponse était si explicite en sa concision, elle exprimait tant d’accusation terribles, que M. Wilkie en fut saisi...
—Diable! s’exclama-t-il, et où est-ce qu’il demeure?
—Il habite Bade ou Hombourg l’été, Paris ou Monaco l’hiver...
L’imagination de M. Wilkie lui représenta aussitôt un de ces redoutables chevaliers de tapis vert et de table d’hôte qui dissimulent sous un vernis de bonne compagnie leur immoralité profonde, leur cynisme et leur crapule, leur scélératesse et leur avilissement...
—Oh!... fit-il sur trois tons différents, oh!.... oh!...
Ce qu’il y avait à attendre d’un tel père, il le comprenait...
Aussi à sa stupeur première, la colère succéda, une de ces terribles colères blanches, qui charrient la bile et non le sang... Il vit ses espérances jouées, ses ambitions déçues. Luxe, chevaux, maîtresses à cheveux jaunes, éclat, scandale... plus rien... Il se vit réduit à la portion congrue, tenu en bride, dompté par quelque féroce père «noceur.»
—Ah! je vois votre plan, ma mère... s’écria-t-il en grinçant des dents. Si vous faisiez valoir simplement vos droits, tout se passerait sans bruit, et j’aurais le temps de mettre l’héritage à l’abri avant que mon père ne fût prévenu... Au lieu de cela, comme vous me haïssez, vous me forcez de m’adresser à la justice pour que le scandale attire mon père, qui prendra tout... Mais on ne me la fait pas à moi, celle-là... Vous allez écrire à l’instant pour réclamer la succession de votre frère...
—Non!...
—Ah!... vous ne voulez pas... Ah! vous dites non!...
Menaçant, il marcha sur elle, et lui saisissant le bras qu’il serra à le briser:
—Ecrivez!... vociféra-t-il, prenez garde!... Ne me poussez pas à bout...
Plus froide que le marbre, Mme d’Argelès montrait cette résignation des martyrs dont nulle violence ne triomphe.
—Vous n’obtiendrez rien de moi, prononça-t-elle, rien, rien, rien!...
Ivre de fureur, enragé, fou, M. Wilkie osa lever le bras...
Mais la porte s’ouvrit violemment, et un homme bondit jusqu’à lui, dont la main puissante s’abattant sur son épaule le renversa avant qu’il eût frappé!...
C’était le baron Trigault...
De même que tous les joueurs, il avait vu l’effroyable impression produite sur Mme d’Argelès par une simple carte de visite...
Mais il eut sur les autres cet avantage qu’il crut deviner et s’expliquer les causes de ce soudain et incompréhensible effarement.
—On l’a trahie, la malheureuse, pensa-t-il, son fils est là!...
Néanmoins, tandis que les habitués s’empressaient autour de la pauvre femme, lui n’abandonna pas le tapis vert.
Il avait en face de lui M. de Coralth, et il lui avait semblé voir le brillant vicomte tressaillir et pâlir... Des soupçons lui vinrent, qu’il voulut vérifier.
Plus que jamais, donc, il parut absorbé par les cartes, et on put l’entendre gourmander les joueurs qui s’étaient dérangés.
—Au bac!... messieurs, criait-il, au bac, sacrebleu!... Nous gaspillons un temps précieux!... Nous aurions, pendant que vous flânez là, gagné ou perdu cent louis...
Il n’en était pas moins très-alarmé, et l’absence de Mme d’Argelès se prolongeant, ses alarmes ne firent que croître de minute en minute.
Au bout d’une heure environ, il n’y tint plus...
Profitant adroitement d’un coup presque imperdable qu’il perdit, il se leva en jurant que ce bête d’évanouissement avait dérangé la veine, et, passant dans le second salon, il put sortir sans être remarqué.
—Où est madame?... demanda-t-il au premier valet qu’il trouva.
—Dans le petit salon d’été.
—Seule?...
—Non, avec un jeune homme.
Le baron ne douta plus de la justesse de ses conjectures, et son inquiétude en fut doublée.
Rapidement, alors, en homme qui se sent chez lui et qui connaît les êtres, il courut à la porte du petit salon et écouta.
La rage des convoitises déçues donnait en ce moment d’effrayantes intonations à la voix de M. Wilkie.
Le baron eut peur...
Il se pencha, appliqua son œil à la serrure, vit M. Wilkie la main levée, et enfonça plutôt qu’il n’ouvrit la porte.
Et il arriva juste à temps pour abattre M. Wilkie et sauver Mme d’Argelès de cet épouvantable malheur, de ce suprême outrage d’être battue par son fils.
—Ah!... misérable!... criait le brave baron, transporté d’indignation; brigand! Crevé de deux sous!... C’est ainsi que tu traites une malheureuse femme qui s’est immolée pour toi... Ta mère!... Tu voulais battre ta mère, toi qui devrais baiser les traces de ses pas!...
Livide comme si tout son sang se fût tourné en fiel, la lèvre sèche et tremblante, l’œil injecté, M. Wilkie se relevait péniblement, frottant de la main droite son coude gauche, qui, dans sa chute, avait porté contre l’angle d’un meuble.
—Manant! grondait-il d’un ton farouche, brutal!... butor!...
Et se reculant un peu:
—Qui vous a permis d’entrer ici?... ajouta-t-il. Qui êtes-vous?... De quel droit vous mêlez-vous de mes affaires?...
—Du droit qu’a tout honnête homme de châtier un lâche gredin!...
Les poings de M. Wilkie se crispèrent:
—Lâche vous-même, insolent!... riposta-t-il... Faites donc attention à qui vous parlez!... Il faudrait voir à changer un peu vos manières, espèce de vieux...
Le mot qu’il prononça était ignoble et bas, et de ceux qui ne sauraient être une insulte pour un homme de cœur...
N’importe!... le baron en fut cinglé comme de la lanière d’un fouet... Sa large face s’empourpra comme s’il eût été touché par l’apoplexie...
Un éclair de colère jaillit de ses yeux, si menaçant et si terrible, qu’il tira Mme d’Argelès de l’anéantissement où elle était plongée...
Elle vit son fils broyé, et étendant le bras pour le protéger:
—Jacques!... balbutia-t-elle, d’une voix suppliante, Jacques!...
C’était là le nom qui était resté figé dans la mémoire de M. Wilkie, le nom qu’il avait entendu prononcer quand il était tout enfant...
Jacques!... C’était bien ainsi qu’on appelait l’homme qui lui apportait des gâteaux et des jouets, dans ce bel appartement où il n’était resté que quelques jours...
Il comprit, ou du moins crut comprendre.
—Ah! ah! fit-il avec un rire idiot et féroce à la fois, je la trouve bien bonne!... Monsieur est l’amant! Il fallait donc le dire, il fallait donc...
Il n’eut pas le loisir d’achever.
D’un mouvement prompt comme la pensée, le baron l’empoigna à la poitrine, par les habits, le souleva d’un bras irrésistible, et le planta aux genoux de Mme d’Argelès en criant:
—Demande pardon, misérable!... Demande grâce!... sinon...
Sinon... c’était le poing crispé du baron, levé sur la tête de M. Wilkie, poing énorme, comme une masse d’abattoir.
L’ingénieux jeune homme eut peur... si grand peur que ses dents claquèrent.
—Pardon!... bégaya-t-il.
—Mieux que cela... plus haut... il faut que ta mère te réponde!...
L’infortunée, hélas!... n’entendait même plus.
Elle avait fait depuis une heure de tels prodiges d’énergie que ses forces étaient à bout... la chair avait trahi sa volonté virile et elle s’était affaissée sur un fauteuil, en murmurant quelques paroles inintelligibles, paroles de miséricorde, sans doute...
Le baron attendit une minute, et voyant que les yeux de Mme d’Argelès restaient obstinément fermés:
—Voilà ton œuvre, misérable, dit-il à M. Wilkie.
Et le saisissant de nouveau, aussi aisément qu’il l’avait abattu, il le remit sur ses pieds en disant d’un ton plus calme, bien que n’admettant pas de réplique:
—Réparez le désordre de vos vêtements et hâtez-vous...
La précaution n’était pas superflue.
Le baron Trigault n’y allait pas de main morte quand il s’y mettait, et M. Wilkie était sorti fort dépenaillé de ses redoutables étreintes... Sa cravate était arrachée, sa chemise était toute froissée et déchirée, et son gilet à cœur, un de ces délicieux gilets ouverts jusqu’à la ceinture et retenus par un seul bouton, pendait piteusement. Il obéit sans souffler mot, assez difficilement parce que ses mains tremblaient comme la feuille, mais enfin il obéit.
Et dès qu’il eût achevé:
—Maintenant, prononça le baron, sortez! Ne remettez jamais les pieds ici, vous me comprenez bien, n’est-ce pas, jamais!
Sans répondre, M. Wilkie gagna d’un pas raide celle des deux portes du salon qui donnait sur le palier...
Mais une fois qu’il l’eût entr’ouverte, il recouvra la parole:
—Je ne vous crains pas, prononça-t-il avec une violence frénétique; vous avez abusé de votre force, c’est une lâcheté... Mais cela ne se passera pas ainsi... Ah! mais non!... Vous me rendrez raison... Je découvrirai votre adresse, allez, et demain vous recevrez mes témoins... M. Costard et M. Serpillon... Je suis l’insulté, je choisis l’épée!
Un effroyable juron du baron précipita quelque peu le départ de M. Wilkie...
Il passa lestement sur le palier, et tenant la porte de façon à la tirer sur lui à la moindre alerte:
—Oui, poursuivit-il à pleine voix, et de façon à être entendu de tous les domestiques, oui, il faudra me rendre raison... sinon, des claques!... Costard et Serpillon rédigeront un procès-verbal qu’on enverra au Figaro... On ne me la fait pas celle-là... Tiens!... est-ce ma faute à moi, si Mme d’Argelès est une demoiselle de Chalusse, et si elle veut me voler ma fortune!... A demain... à vous mes témoins... à elle un huissier... Vous ne me faites pas peur, voilà ma carte!...
Et en effet, avant de se retirer et de fermer la porte, il lança au milieu du salon une de ces fameuses cartes où on lisait: Wilkie, de l’école des haras.
Le baron ne songeait guère à la ramasser, tout préoccupé de Mme d’Argelès... Renversée sur son fauteuil, la tête en arrière, les paupières fermées, les bras pendants, elle semblait morte.
Que faire?... Le baron n’osait appeler les domestiques... n’étaient-ils pas déjà trop avant dans la confidence... Il allait s’y résigner pourtant, quand ses regards tombèrent sur le petit aquarium établi dans un des angles du salon...
Il y trempa son mouchoir et se mit alternativement à mouiller les tempes de Mme d’Argelès et à lui frapper dans les mains.
La fraîcheur de l’eau ne tarda pas à la ranimer. Elle tressaillit, une convulsion la secoua, et enfin elle ouvrit les yeux en murmurant:
—Wilkie...
—Je l’ai chassé! répondit le baron.
Pauvre femme!...
En revenant à la vie, elle reprenait conscience de l’horrible réalité.
—C’est là mon fils, prononça-t-elle, mon fils... mon Wilkie!...
D’un geste désespéré, elle étreignait son front, comme si elle eût espéré écraser, anéantir sa pensée dans son cerveau.
—Et je croyais ma faute expiée, poursuivit-elle; je me disais que Dieu m’avait cruellement punie... Pauvre folle... Le châtiment, Jacques, le voilà!... Ah!... les femmes comme moi n’ont pas le droit d’être mères!
Une larme chaude roulait le long de la joue couperosée du baron.
Pauvre millionnaire!... Il n’y avait pas un gémissement de Mme d’Argelès qui ne trouvât en lui un douloureux écho.
Il l’avait suée, l’affreuse agonie qui mouillait le front de cette pauvre mère!... Lui aussi, le fanfaron de vice, le pilier des tripots, Trigault le joueur, comme on disait, il s’était écrié désespéré: «Est-ce donc là mon enfant!...»
Il cacha son émotion, cependant, et d’un ton de fausse gaieté:
—Bast!... fit-il; Wilkie est jeune, il s’amendera!... Nous avons tous été ridicules à vingt ans, que diable!... Nous avons tous posé pour l’homme fort et coûté des nuits cruelles à nos mères!... Laissez passer le temps, il mettra du plomb dans la cervelle de cet étourneau... Sans compter que votre Patterson ne me paraît pas sans reproches... Comme teneur de livres, il n’avait peut-être pas son pareil; comme précepteur, c’était le dernier des niais... Il bourre votre garçon d’avoine, je veux dire d’argent; il lui met la bride sur le cou, et il s’étonne après qu’il ait fait des sottises... Le surprenant serait qu’il n’en eût pas fait... Ainsi, reprenez courage et ne mettez pas les choses au pis, ma chère Lia.
Mais elle, secouant tristement la tête:
—Croyez-vous donc, répondit-elle, que mon cœur n’ait pas plaidé la cause de ce malheureux? Je suis sa mère, il est hors de mon pouvoir de cesser de l’aimer, quoi qu’il fasse... Quoi qu’il ait fait, je suis prête à donner une goutte de sang par larme que je lui épargnerais. Mais je ne suis pas aveugle, hélas!... Je l’ai jugé... Wilkie n’a pas de cœur.
—Eh! chère amie, savez-vous de quels conseils détestables on l’avait grisé avant de vous l’expédier?
Mme d’Argelès se leva à demi, et d’une voix haletante:
—Quoi!... s’écria-t-elle, espéreriez-vous me persuader cela!... Des conseils!... Il se serait donc trouvé un homme pour lui dire: «Tu iras chez cette infortunée, qui est ta mère, tu exigeras qu’elle publie et qu’elle signe son déshonneur et le tien, et si elle refuse, tu l’insulteras et tu la battras!...» Vous savez mieux que moi, baron, que ce n’est pas possible!... Chez les êtres les plus vils, quand tous les sentiments honnêtes se sont abîmés dans la fange, il en est un qui surnage, l’amour pour la mère... On a vu des forçats au bagne économiser sur les centimes de «la fatigue,» se priver de leur quart de vin, vendre leur ration pour envoyer quelques secours à leur mère... tandis que lui...
Elle s’arrêta, non qu’elle fût épouvantée de ce qu’elle allait dire, mais parce qu’elle était épuisée, le souffle lui manquait.
Elle haleta un moment, et plus bas:
—D’ailleurs, ajouta-t-elle, celui qui l’envoyait lui avait recommandé le calme, le sang-froid, la circonspection... je m’en suis bien aperçue au début... Ce n’est qu’à la fin, après une révélation imprévue, qu’il s’est emporté, qu’il a perdu toute mesure... L’idée que les millions de mon frère lui échapperaient l’a rendu fou... Oh!... cet argent fatal et maudit.
Alors elle ne se souvenait plus d’avoir regardé froidement des joueurs se ruiner à sa table de baccarat.
Où étaient-ils les soirs où, harcelée par les lettres de M. Wilkie, trouvant la gagnotte légère, elle avait aiguillonné de ses railleries l’amour-propre des pontes...
N’avait-elle pas été dans «le mouvement!...» Il le fallait bien. Ne s’était-elle pas pliée à ce qui est la convention des viveurs de la haute vie?... Ne lui était-il pas arrivé de demander à l’un de ses habitués: «—Est-il vrai que vous espériez encaisser M. votre père fin courant?» N’avait-elle pas ri quand un autre lui disait: «—Voilà trois fois que je renouvelle maman, c’est ruineux; les pompes funèbres devraient avoir des huissiers spéciaux pour les récalcitrants...» Car il est chic de dire de ces choses et plus chic de les penser, cela montre une âme fière et dégagée de préjugés bourgeois...
Mais Mme d’Argelès oubliait...
—Celui qui a conseillé Wilkie, continua-t-elle, voulait qu’il employât les voies judiciaires... C’est si vrai qu’il lui avait fait copier un article du Code... A ce trait seul, j’ai reconnu l’homme d’affaires...
Le baron la regarda d’un air surpris.
—Quel homme d’affaires?... demanda-t-il.
—Celui qui est venu me trouver, mon ami, cet Isidore Fortunat... Ah! que n’êtes-vous allé lui proposer de l’argent...
Positivement le baron avait oublié jusqu’à l’existence de l’honorable patron de Victor Chupin...
—Vous vous trompez, Lia, répondit-il, M. Fortunat n’est pour rien dans tout ceci...
—Eh!... qui donc aurait parlé!...
—Votre ancien allié, le misérable à qui vous avez laissé sacrifier Pascal Férailleur, M. le vicomte de Coralth.
Au souffle de colère qui l’enflamma à cette seule idée Mme d’Argelès, retrouvant une partie de ses forces, se dressa...
—Oh! si je croyais cela!... s’écria-t-elle.
Puis, toutes les raisons qu’avait le baron de haïr M. de Coralth se présentant à son esprit, elle se rassit en murmurant:
—Non! vos rancunes vous égarent... il n’aurait pas osé.
Ses réflexions, le baron les devina.
—Ainsi, prononça-t-il, vous êtes persuadée que c’est une vengeance personnelle que je poursuis!... Vous croyez que la crainte du ridicule ou de l’odieux m’empêchant de frapper M. de Coralth en mon privé nom, je cherche à l’écraser au nom d’un autre!... Peut-être y a-t-il eu quelque chose comme cela dans le principe... aujourd’hui, non!... Du moment où j’ai eu juré à M. Férailleur de tout tenter pour sauver la jeune fille qu’il aime, Mlle Marguerite... la fille de ma femme!... de ce moment, j’ai fait abnégation de moi... Quant à douter de la trahison de M. de Coralth, pourquoi?... Vous m’avez bien promis de le démasquer, vous? S’il vous a trahie, livrée, vendue, ma pauvre Lia, il n’a fait que prendre les devants.
Elle baissa la tête, sans répondre... Cela aussi, elle l’avait oublié...
—Vous devriez pourtant le savoir, reprit le baron, quand j’affirme, c’est que j’ai mieux que des présomptions. Ce n’est pas pour rien que j’ai observé M. de Coralth en votre absence...
Voyant qu’on vous remettait une carte, il a blêmi... pourquoi? C’est qu’il savait... La conclusion se tire d’elle-même. Ce n’est rien. Après que vous avez été sortie, ses mains tremblaient comme la feuille, et il n’était plus à son jeu... Lui, le joueur circonspect par excellence, il risquait ses louis, ses louis!... à tort et à travers. Plutôt que de rester inoccupé, ce qui eût pu trahir son trouble, il tenait des bancos extravagants... il courait après son argent...
La main lui étant arrivée, ce fut bien pis. La veine le favorisait et il faisait les plus étranges écoles... Ayant un sept en mains, par exemple, et après avoir donné une figure à l’adversaire, il prenait une carte.
Tant et tant qu’on finit par remarquer le désordre de sa cervelle, et que de divers côtés on lui demandait en riant s’il était malade, ou s’il avait un peu trop dîné... C’est ce dont tout le monde témoignerait au besoin...
Encore, ce n’a-t-il pas été tout: il était manifestement sur les charbons, le traître, et malgré une incontestable puissance sur soi, il suait l’angoisse par tous les pores... A chaque claquement de la porte, il devenait vert, comme s’il se fût attendu à vous voir paraître vous ou Wilkie, ou tous deux ensemble...
Enfin, dix fois je l’ai surpris, prêtant l’oreille, comme s’il eût espéré à force d’attention ou par la seule puissance magnétique de sa volonté, entendre ce que vous et votre fils disiez...
D’un seul mot, à ces instants-là, je pouvais lui arracher un aveu!...
Tout cela était si plausible, que Mme d’Argelès paraissait à demi-convaincue...
—Ah! que n’avez-vous prononcé ce mot... murmura-t-elle...
Lui sourit, d’un sourire perspicace et méchant, qui eût épouvanté M. de Coralth, s’il lui eût été donné de le voir...
—Pas si jeune! répondit-il... Ce n’est pas quand les nasses sont tendues qu’on rabouille l’eau pour effaroucher le poisson... Notre nasse, à nous, c’est la succession de Chalusse... laissez faire... le Coralth et le Valorsay viendront s’y prendre... Le plan n’est pas de moi, mais de M. Férailleur... Celui-là, sacrebleu, est un homme... et si Mlle Marguerite est digne de lui, ce sera un fier couple!... Sans s’en douter, votre fils nous a peut-être rendu ce soir un immense service...
—Hélas!... balbutia Mme d’Argelès, je n’en suis pas moins perdue, le nom de Chalusse n’en est pas moins déshonoré...
Elle voulait reparaître dans ses salons... elle dut renoncer à cette idée, sa physionomie seule eût trahi quelque scène terrible.
Mais les domestiques avaient entendu M. Wilkie, et les indiscrétions ont presque l’instantanéité du télégraphe.
Cette nuit-là même, dans les cercles de Paris, cette nouvelle étrange courait qu’on ne jouerait plus chez la d’Argelès, qu’elle était une demoiselle de Chalusse et la tante, par conséquent, de Mlle Marguerite, cette belle jeune fille recueillie par M. et Mme de Fondège.
VII
Se confier à des étrangers... plus encore à des ennemis acharnés...
S’abandonner à de doucereux imposteurs, qu’on sait intéressés à notre perte, dont on a mesuré la scélératesse, et qu’on croit capables de tout...
Se mettre froidement et après mûres réflexions à la discrétion de redoutables hypocrites...
Affronter d’un œil calme et le sourire aux lèvres tout ce que l’inconnu a de mystérieux périls; braver les plus dangereuses séductions, les conseils perfides, les patelinages savamment calculés, des piéges et des embûches de toutes sortes, des violences, peut-être...
Cela exige une force d’âme peu commune, la plus superbe confiance en son énergie, le mépris du danger et l’inébranlable résolution de triompher ou de périr...
Tel est l’héroïsme qu’eut Mlle Marguerite, une jeune fille de vingt ans, le soir où elle quitta l’hôtel de Chalusse, pour accepter l’hospitalité de M. et Mme de Fondège.
Et pour comble, elle emmenait Mme Léon, sachant qu’elle avait tout à craindre de cette douce personne, et que c’était un espion du marquis de Valorsay qu’elle traînait à sa suite.
Pourtant, quelle que fût sa vaillance, au moment de monter dans la voiture du général le cœur faillit lui manquer.
Il y avait de la détresse dans le dernier regard dont elle embrassa la façade de l’hôtel, les objets familiers et le visage connu des domestiques...
Tout, elle regrettait tout de cette maison, la grande cour sablée, le large perron, les deux platanes, le joli pavillon d’entrée, et le vieux chien de garde qui tirait sur sa chaîne pour venir lui lécher les mains...
Il lui semblait découvrir quelque chose d’amical sur la figure de ceux qui lui déplaisaient le plus autrefois, de M. Casimir, le valet de chambre, par exemple, ou des époux Bourigeau, les concierges...
Et personne pour l’encourager!...
Si, cependant!... A la fenêtre du premier étage, le front contre la vitre, elle reconnut le seul ami qui lui restât au monde, celui qui l’avait défendue, encouragée et soutenue... celui qui lui avait promis son appui et ses conseils, celui qui, dans le lointain de l’avenir lui avait montré le succès...
—Serais-je donc lâche?... pensa-t-elle; serais-je donc indigne de Pascal?...
Et elle s’élança dans la voiture en se disant le mot des résolutions décisives:
—Le sort en est jeté!
Le général voulut absolument qu’elle prît une place du fond, près de Mme de Fondège, et lui même s’assit sur la banquette de devant, à côté de Mme Léon.
La route fut lente et triste.
La nuit venait; c’était l’heure où le grand mouvement de Paris commence, la voiture, à chaque coin de rue, était arrêtée par un encombrement.
Mme de Fondège seule maintenait la conversation vivante, et sa voix aigre dominait le bruit des roues.
Elle vantait les grandes qualités du défunt comte de Chalusse et félicitait Mlle Marguerite de sa bonne détermination.
Ce n’étaient guère que des phrases banales qu’elle cousait les unes aux autres, mais il n’était pas un des mots qu’elle prononçait qui ne trahit une satisfaction profonde, presque la joie d’une victoire inespérée...
Par moments, le général se penchait à la portière, pour voir si le fourgon de l’hôtel de Chalusse, qui portait les bagages de Mlle Marguerite suivait...
Enfin, on arriva rue Pigalle, où demeuraient M. et Mme de Fondège...
Le général descendit le premier, présenta la main successivement à sa femme, à Mlle Marguerite et à Mme Léon, et fit signe au cocher qu’il pouvait se retirer...
Mais le cocher ne bougea pas.
—Pardon, excuse, bourgeois, fit-il, mais c’est que le patron m’a dit comme ça... m’a recommandé...
—De vous réclamer... vous savez bien... la journée, trente-cinq francs... sans compter le petit pourboire.
—C’est bien... on passera payer demain.
—Faites excuse, bourgeois, mais si ça vous était égal ce soir... le patron dit comme cela, que le compte est assez élevé...
—Comment, drôle?
Mais Mme de Fondège, déjà engagée sous la porte cochère de sa maison, revint vivement sur ses pas, et tirant son porte-monnaie:
—Tenez, dit-elle au cocher, voici trente-cinq francs.
L’homme se pencha vers sa lanterne, pour compter l’argent, et reconnaissant qu’il n’avait que la somme juste:
—Eh bien!... et mon pourboire, demanda-t-il.
—Je ne donne rien aux insolents, répondit le «général».
—Ah! pratique de malheur! jura le cocher. On prend des fiacres, quand on n’a pas de quoi se payer des voitures de grande remise... Je te conduirai encore, va, meurt-de-faim!...
Mlle Marguerite n’en entendit pas davantage: Mme de Fondège l’entraînait par les escaliers en lui disant:
—Vite, hâtons-nous, le fourgon qui apporte vos effets est en bas... Il faut savoir si le logement que je vous destine, à vous et à votre bonne gouvernante, vous convient...
Arrivée devant la porte du second étage, Mme de Fondège chercha dans sa poche son passe-partout; ne le trouvant pas; elle sonna.
Un grand diable de domestique, à l’air remarquablement impudent, vêtu d’une livrée étincelante, vint ouvrir, armé d’un vieux et sale flambeau de fer battu, où agonisait et empestait un bout de chandelle.
—Comment! s’écria Mme de Fondège, l’antichambre n’est pas encore éclairée!... C’est se moquer!... Qu’avez-vous donc fait en mon absence? Allons, dépêchons... Allumez la lanterne!... Dites à la cuisinière que j’ai quelqu’un à dîner! Appelez ma femme de chambre. Qu’on prépare la chambre de M. Gustave... Descendez voir si le «général» n’a pas besoin de vous pour aider à monter les bagages de ces dames...
Embarrassé de choisir entre tant d’ordres contradictoires, le domestique ne choisit pas.
Il posa son chandelier infect sur une des consoles de l’antichambre, et gravement, sans mot dire, gagna le couloir conduisant à la cuisine.
—Évariste!... criait Mme de Fondège, cramoisie de colère, Évariste, insolent!...
Et comme il ne daignait pas répondre, elle s’élança à sa poursuite... Et bientôt des profondeurs de l’appartement, une altercation de la dernière violence s’éleva, le domestique se répandant en injures, la maîtresse exaspérée ne sachant que crier: «Je vous chasse, vous êtes un insolent, je vous chasse.»
Debout dans l’antichambre, près de Mlle Marguerite, la digne Mme Léon semblait aux anges.
—Drôle de maison!... fit-elle. Voilà qui commence bien...
Mais l’estimable femme de charge était la dernière personne du monde à qui Mlle Marguerite eût laissé voir sa pensée:
—Taisez-vous donc, Léon, prononça-t-elle, c’est nous qui sommes cause de ce désordre, et j’en suis toute honteuse...
La gouvernante dut retenir la méchanceté qui lui montait aux lèvres... Mme de Fondège reparaissait suivie d’une grande fille à l’œil provocant, au nez odieusement retroussé, beaucoup trop bien coiffée, et qui tenait un flambeau allumé.
—Comment m’excuser, madame, commença Mlle Marguerite, de toute la peine que je vous donne...
—Eh!... chère enfant, je n’ai jamais été si heureuse... Venez, venez voir votre chambre...
Et pendant qu’on traversait plusieurs pièces à peine meublées:
—Ce serait plutôt à moi, continua Mme de Fondège, de vous faire des excuses. Vous allez regretter, je le crains, les splendeurs de l’hôtel de Chalusse... C’est que nous ne possédons pas des millions comme feu votre pauvre père... Nous avons une grande aisance, rien de plus... Mais tenez, vous voici chez vous.
La femme de chambre venait d’ouvrir une porte, Mlle Marguerite entra dans une assez grande pièce à deux fenêtres, tendue d’un méchant papier passé, garnie de rideaux de perse dont le soleil et la poussière avaient mangé les couleurs.
Tout y était dans un épouvantable désordre, et d’une répugnante malpropreté... Le lit était défait, la toilette n’avait pas été lavée, des chaussons de lisière traînaient sur la descente de lit tout éraillée; sur la cheminée, veuve de pendule, une bouteille de bierre vide et un verre étaient restés... Puis à terre, sur les meubles, dans les coins, partout, en quantité, à foison, comme s’il en eût plu, des bouts de cigarettes traînaient...
—Quoi!... glapit Mme de Fondège, vous n’avez pas fait cette chambre, Justine...
—Ah!... ma foi!... je n’ai pas eu le temps...
—Voici cependant plus d’un mois que M. Gustave n’y a couché...
—Je sais bien?... Mais que Madame se rappelle ce que j’ai couru, depuis un mois... sans compter que j’ai lavé et repassé, puisque la blanchisseuse...
—Il suffit! interrompit Mme de Fondège.
Et se tournant vers Mlle Marguerite:
—Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, chère enfant... Demain, à cette heure-ci, nous vous aurons bâti un de ces chastes nids de mousseline et de fleurs comme en rêvent les jeunes filles.
A la suite de cette chambre, qu’on appelait chez le «général» la chambre du lieutenant, se trouvait une pièce plus petite à une seule fenêtre, qui, dans l’ordonnance de l’appartement, avait dû être disposée pour un cabinet de toilette.
C’est cette pièce qu’on destinait à la femme de charge.
Comparant ce réduit au logis charmant qu’elle occupait à l’hôtel de Chalusse, Mme Léon eut quelque peine à dissimuler une grimace.
Mais il n’y avait pas à hésiter ni même à faire la difficile... Les ordres précis de M. de Valorsay la rivaient près de Mlle Marguerite et elle devait s’estimer heureuse qu’on lui eût permis de la suivre... Que le marquis arrivât ou non à ses fins, il lui avait promis une assez magnifique récompense pour passer sur quelques désagréments...
C’est donc de sa voix la plus douceâtre et toute grimée de fausse humilité, qu’elle déclara cette chambrette trop bonne encore pour une pauvre veuve, que ses malheurs avaient réduite à abdiquer son rang dans la société....
Les évidentes attentions de M. et Mme de Fondège ne contribuaient pas peu, d’ailleurs, à lui faire prendre son mal en patience.
Sans savoir précisément ce que «le général» et sa femme attendaient de Mlle Marguerite, elle était trop fûtée pour ne pas flairer qu’ils en espéraient quelque chose d’important, et sa «chère enfant» l’avait posée comme une de ces confidentes subalternes qu’il est indispensable de ménager et beaucoup.
—Ces gens-ci vont me faire une cour assidue, pensait-elle.
Et toute prête à jouer un double rôle entre le marquis de Valorsay et les Fondège, toute disposée même à passer à ces derniers si leurs arguments avaient plus de poids, elle entrevoyait une longue série de prévenances, de cadeaux et de gâteries.
Dès ce premier soir, ses prévisions se réalisèrent et une surprise l’attendait qui la ravit.
Il fut décidé qu’elle mangerait à la table des maîtres, ce qui jamais à l’hôtel de Chalusse ne lui était arrivé.
Mlle Marguerite éleva bien quelques objections qui lui valurent le plus venimeux regard, mais Mme de Fondège tint bon, ne voyant pas, disait-elle gracieusement, pourquoi on se priverait de la société d’une personne aussi distinguée... Que cette faveur lui eût été attirée par son seul mérite, c’est ce dont Mme Léon ne douta pas.
Plus perspicace, Mlle Marguerite crut comprendre que «la Générale» enrageait de prendre ce parti, mais qu’elle y était condamnée par l’impérieuse nécessité de soustraire la femme de charge au contact, c’est-à-dire aux confidences compromettantes de ses gens.
C’est qu’il devait y avoir à cacher dans la maison quantité de ces petits mystères odieux ou ridicules, terribles pour l’honorabilité ou pour l’amour-propre.
Pendant qu’on montait et qu’on installait ses bagages et ceux de Mme Léon, par exemple, Mlle Marguerite surprit Mme de Fondège et sa camériste en grande confidence, chuchotant avec cette volubilité qui trahit un embarras inattendu et pressant...
De quoi donc s’agissait-il?
Sans remords, elle prêta l’oreille, et ces mots: «paire de draps» répétés plusieurs fois, lui donnèrent singulièrement à réfléchir.
—Serait-ce possible!... pensa-t-elle, n’y aurait-il pas de draps à nous donner...
Elle ne tarda pas d’ailleurs à apprendre quelle opinion avait la femme de chambre de la maison où elle servait. Tout en s’escrimant du balai, de l’éponge et du plumeau, cette fille qu’exaspérait le surcroît d’ouvrage qu’elle se voyait en perspective, ne cessait de grommeler entre ses dents, et de maudire la «baraque où on se crevait de travail, où on ne mangeait pas son soûl, et où encore il fallait attendre ses gages...»
Mais Mlle Marguerite ne devait pas avoir beaucoup le loisir de réfléchir.
Elle s’employait de son mieux à aider la camériste, fort étonnée de voir si peu fière cette belle demoiselle qui avait l’air d’une reine, quand le domestique, cet Évariste, chassé par «la Générale,» une demi-heure avant, parut, et d’un ton insolent prononça les paroles sacramentelles:
—Mme la comtesse est servie!...
Car Mme de Fondège, tant qu’elle pouvait, d’autorité ou par ruse, exigeait ce titre...
Elle s’était improvisée comtesse comme son mari s’était établi général, de son autorité privée et sans plus de difficulté. A la suite de fouilles dans les «archives» de sa famille, déclara-t-elle à ses intimes, elle avait retrouvé la preuve qu’elle et les siens étaient «nobles de race,» un de leurs aïeux ayant eu une grande charge à la cour de François Ier ou de Louis XII,—elle confondait parfois.
Ceux qui ne connaissaient pas son père, le marchand de bois, ne trouvaient à cela rien d’impossible.
Évariste d’ailleurs était mis comme il convient pour annoncer le dîner à une personne de cette qualité.
Valet de pied pour ouvrir la porte dans la journée, et doré alors sur toutes les coutures, ce serviteur à plusieurs fins revêtait à l’heure du dîner l’habit noir sévère du maître d’hôtel.
Et véritablement il lui fallait cette tenue, pour ne pas jurer dans le cadre somptueux de la salle à manger.
Car elle était magnifique, cette salle, avec, ses lourds dressoirs chargés de vaisselles et de porcelaines curieuses, qui lui donnaient un peu l’aspect d’un musée...
A ce point, qu’après s’être assise à table, entre «le général» et sa femme, en face de Mme Léon, Mlle Marguerite se demanda si jusqu’à ce moment elle n’avait pas été abusée par la dangereuse optique de la prévention.
Elle remarqua bien qu’on mangeait dans du ruoltz, et que même les couverts manquaient un peu, mais il est des gens économes qui tiennent leur argenterie sous clef. Le service de porcelaine était d’ailleurs très-beau, marqué au chiffre du «général,» et surmonté de la couronne comtale de sa femme...
Le dîner, il est vrai, était détestable, servi avec profusion, mais mal... On eût dit le coup d’essai de quelque infime gâte-sauce.
Tel quel, «le général» le savourait avec délices... Il mangeait gloutonnement de tout, le rouge montait à ses pommettes, et le bien-être de la chair largement satisfaite s’épanouissait sur sa physionomie.
—C’est à croire, pensait Mlle Marguerite, qu’il reste sur son appétit, d’ordinaire, et que ceci lui semble un festin.
Et, de fait, il semblait y avoir en lui comme un trop plein de contentement toujours prêt à déborder.
Il retroussait furieusement ses moustaches à la Victor-Emmanuel, et plus que de coutume encore, il faisait ronfler et vibrer sacrrrrrebleu!... les r de ses jurons terribles.
Il ne pouvait se tenir, évidemment, de se répandre en plaisanteries fort inconvenantes, en présence d’une pauvre fille qui venait de perdre, du même coup, son père et une situation admirable et toutes ses espérances de fortune.
Il lui échappa de dire que la course qu’il avait faite au cimetière avait stimulé son appétit... Il s’émancipa jusqu’à appeler Mme de Fondège du sobriquet dont son frère l’avait affublée autrefois, et qui lui donnait des convulsions: Mme Range-à-bord.
Pourpre de colère jusqu’à la racine de ses rudes cheveux roux, stupéfiée de voir tout-à-coup son mari lui échapper ainsi, suffoquée par la nécessité où elle était de se contraindre, Mme de Fondège avait encore l’héroïsme de sourire, mais ses petits yeux lançaient des éclairs.
Bast!... «le général» y prenait bien garde!...
Il s’en souciait si peu, il se sentait si bien en veine d’indépendance que le dessert ayant été servi, il se retourna vers son domestique et, après un clignement d’œil que Mlle Marguerite surprit au passage:
—Évariste, commanda-t-il, descendez à la cave me chercher une bouteille de vin de bordeaux.
Le valet à qui on venait de «donner ses huit jours,» devait attendre et guetter une occasion de se venger.
Il eut un de ces sourires niais où perçait la méchanceté ravie, et d’un ton traînard:
—Que Monsieur me donne de l’argent, dit-il, Monsieur sait bien que ni l’épicier ni le marchand de vin d’en face ne veulent plus faire crédit...
M. de Fondège se dressa tout pâle... Mais avant qu’il eût le temps de prononcer une parole, sa femme vint à son secours...
—Vous savez bien, mon ami, lui dit-elle, que je ne confie pas les clefs de ma cave à ce garçon. Évariste, appelez Justine.
La camériste à l’air effronté parut et sa maîtresse lui expliqua où elle trouverait la clef de la fameuse cave.
Et un petit quart d’heure après, apparut une de ces bouteilles comme les épiciers et les marchands de vin en préparent, pour le plus grand ébahissement des simples, bouteilles d’apparences trop vénérables, toutes chargées de mousses et de boues, et couvertes de ces toiles d’araignées que les gamins de Paris vont récolter dans les carrières abandonnées, et qu’ils vendent de 75 centimes à 2 francs la livre, selon «la qualité...»
Mais ce bordeaux ne ramena pas la gaieté. «Le général» ne soufflait plus mot, et son plaisir fut manifeste, quand le café pris, sa femme lui dit:
—Ne vous privez pas de votre cercle, mon ami, j’ai à causer avec notre chère enfant!...
Pour congédier ainsi brusquement «le général,» Mme de Fondège souhaitait donc rester seule avec Mlle Marguerite?
Mme Léon le crut ou feignit de le croire, et s’adressant à la jeune fille:
—Je vais être obligée de vous quitter une couple d’heures, chère demoiselle, dit-elle... J’ai une course indispensable à faire... Ma famille m’en voudrait peut-être si je ne la prévenais pas de notre changement de domicile...
C’était la première fois depuis son entrée à l’hôtel de Chalusse, c’est-à-dire depuis des années, que l’estimable femme de charge parlait en termes si positifs de sa famille—et d’une famille habitant Paris, qui plus est.
Elle s’était jusqu’alors tenue dans le vague, donnant à entendre seulement que ses parents n’avaient pas eu ses malheurs, qu’ils étaient restés haut placés, si elle était tombée, et qu’elle avait fort à faire de se dérober à leurs bienfaits...
Peu importe!... Mlle Marguerite était résolue à ne s’étonner de rien.
—Courez avertir vos parents, ma chère Léon, répondit-elle, sans la moindre nuance de raillerie, c’est bien le moins que votre dévouement ne vous cause aucun préjudice...
Mais en elle-même elle pensait:
—Cette affreuse hypocrite va rendre compte de notre journée au marquis de Valorsay... Cette famille, c’est le futur prétexte de ses sorties...
Le général s’était esquivé, les domestiques commençaient à desservir, Mlle Marguerite suivit Mme de Fondège au salon.
C’était une pièce très-vaste, haute de plafond, éclairée par trois fenêtres et plus somptueuse encore que la salle à manger.
Meubles, tapis, tentures, tout était peut-être d’un goût contestable, éclatant, voyant, à effet, mais riche, très-riche, excessivement riche... Si la garniture de la cheminée n’avait pas coûté plus de sept à huit mille francs, elle resplendissait pour vingt-cinq mille... Et le reste était à l’avenant.
Les soirées étaient fraîches, Mme de Fondège avait fait allumer du feu... Elle s’assit au coin de la cheminée, sur une chaise longue, et lorsque Mlle Marguerite eut pris place en face d’elle:
—Ça, ma bien chère enfant, commença-t-elle avec une certaine solennité, causons.
Mlle Marguerite s’attendait à quelque communication importante, aussi ne fut-elle pas médiocrement surprise, quand après une minute employée à recueillir ses idées, «la générale» poursuivit:
—Vous êtes-vous préoccupée de votre deuil?
—De mon deuil, madame?...
—Oui. Je veux dire, avez-vous pensé aux toilettes que vous allez porter?... C’est important, ma chère fille, plus que vous ne pensez... On fait en ce moment des costumes de crêpe, ruchés et bouillonnés, qui sont d’une extrême distinction... J’en ai vu, surtout à la Scabieuse, qui vous iraient à ravir... Après cela, vous me direz peut-être qu’un costume, pour un deuil récent, surtout avec des bouillonnés, est un peu risqué... cela dépend des goûts... La duchesse de Veljo en avait un onze jours après la mort de son mari; elle laissait, avec cela, une partie de ses cheveux, qui sont superbes, tomber sur ses épaules, à la pleureuse, c’était tout à fait touchant... Elle était à croquer!...
Parlait-elle sincèrement?... Il n’y avait pas à en douter. Sa figure, toute bouffie de colère, quand «le général» s’était avisé de demander du vin de bordeaux, avait repris son expression habituelle, et même s’éclairait peu à peu.
—Du reste, chère enfant, poursuivit-elle, je me mets à votre disposition pour courir les magasins... Et si vous ne tenez pas à votre couturière, je vous conduirai chez la mienne, qui travaille comme un ange... Mais que je suis folle! vous vous habillez certainement chez Van Klopen... Moi, je prends peu chez lui, et seulement dans les grandes occasions. Entre nous, je le trouve un peu cher...
Ce n’est pas sans quelque peine que Mlle Marguerite dissimulait un sourire.
—Je dois vous avouer, madame, répondit-elle, que j’ai gardé de mon enfance l’habitude de faire presque toutes mes robes moi-même.
«La générale» leva les bras au ciel.
—Vous-même!... répéta-t-elle plusieurs fois, comme pour se bien convaincre qu’elle n’avait pas mal entendu, vous-même!... C’est incompréhensible... Comment, vous, la fille d’un homme qui possédait cinq ou six cent mille livres de rentes!... Après cela, je sais bien, ce pauvre M. de Chalusse était certes un digne et excellent homme, mais il avait des idées étranges, bizarres...
—Excusez-moi, madame, ce que j’en faisais était pour mon plaisir...
Voilà ce qui dépassait l’entendement de Mme de Fondège.
—Incroyable! murmurait-elle, invraisemblable!... Mais pour les modes, malheureuse enfant; pour les modes, comment faisiez-vous!...
L’énorme importance qu’elle attachait à cela était si manifeste que Mlle Marguerite ne put tenir son sérieux:
—Probablement, répondit-elle, je ne suivais la mode que de fort loin... Ainsi, la robe que je porte en ce moment...
—Est ravissante, mon enfant, et vous va divinement, c’est la vérité... Seulement, pour être franche, je vous dirai que cela ne se porte plus, oh! mais plus du tout... Aussi ferons-nous faire tout autrement les robes que vous allez vous acheter...
—Mais j’en ai plus qu’il ne m’en faut, madame.
—Noires?...
—Je porte presque toujours du noir...
Jamais, évidemment, «la générale» n’avait rien ouï de pareil.
—Soit, dit-elle, cela ira à la rigueur pour vos premiers mois de deuil... mais après? Pensez-vous, pauvre mignonne, que je vous laisserai vous cloîtrer comme au temps où vous viviez à l’hôtel de Chalusse?... Mon Dieu!... avez-vous dû vous ennuyer dans cette grande maison, seule, sans société, sans amis...
Une larme trembla entre les cils de Mlle Marguerite.
—J’étais heureuse en ce temps-là, madame, murmura-t-elle...
—A ce que vous croyez!... Vous reviendrez de cette erreur... Quand on ignore absolument ce qu’est le plaisir, on ne se rend pas compte de l’ennui qu’on éprouve... Je suis sûre que, sans vous en douter, vous avez été très-malheureuse près de M. de Chalusse.
—Oh! madame...
—Chut, chut!... je sais ce que je dis... Attendez que je vous aie présentée dans le monde, avant de me vanter votre solitude... Pauvre mignonne!... Je parierais qu’elle ne sait pas ce que c’est qu’un bal? Non!... J’en étais sûre... et elle a vingt ans!... Heureusement je suis là, moi, et je saurai remplacer votre mère, et nous rattraperons le temps perdu!... Belle comme vous l’êtes, mon enfant, car vous êtes divinement belle, vous serez la reine partout où vous paraîtrez... Voyons, est-ce que cette idée ne fait pas battre ce petit cœur si froid? Ah! le mouvement, les fêtes, le bruit, les toilettes merveilleuses, l’éclat des diamants, l’admiration des hommes, le dépit des rivales, la conscience de sa beauté, il n’y a que cela pour emplir la vie d’une femme. C’est peut-être du vertige, mais ce vertige-là, c’est le bonheur.
Était-elle sincère?...
Entreprenait-elle froidement une séduction?... Espérait-elle, après avoir ébloui cette pauvre jeune fille, la dominer par les goûts qu’elle lui aurait inspirés?...
Par un phénomène fréquent chez les natures cauteleuses, il y avait tout ensemble chez elle une très-réelle franchise et un profond calcul. Ce qu’elle disait, elle le pensait, et il lui était utile de le dire; son intérêt la poussait dans le sens de ses goûts.
Vingt-quatre heures plus tôt la fière et loyale Marguerite lui eût imposé silence. Elle lui eût dit que ces grossières séductions n’atteindraient jamais les hauteurs de son âme, et qu’elle n’aurait jamais que dégoût et mépris pour ces vulgaires bonheurs.
Mais, résolue à paraître dupe, elle dissimulait ses impressions sous une sorte d’attention ébahie, surprise et presque honteuse de trouver tout à coup à son service tant de duplicité.
—D’ailleurs, poursuivait Mme de Fondège, une jeune fille à marier ne doit pas s’enfermer chez elle... Ce n’est pas chez soi qu’on trouve un parti... Et il faut se marier... Le mariage est la seule fin raisonnable de la femme, puisque c’est son émancipation...
«La générale» allait-elle donc remettre en avant son fils?... Mlle Marguerite le crut presque... Mais elle était trop fine pour cela. Elle se garda bien de prononcer le nom du lieutenant Gustave...
—Sans compter, reprit-elle, que l’hiver sera des plus brillants et commencera de bonne heure. Dès le 5 novembre, la comtesse de Commarin donne une fête qui fera courir tout Paris... Le 7, on dansera chez la vicomtesse de Bois-d’Ardon... Le 11, nous aurons concert et ensuite bal, chez la baronne Trigault, vous savez, la femme de cet original si riche qui passe sa vie au jeu...
—C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom...
—Vraiment!... et vous habitiez Paris... C’est à n’y pas croire... Sachez donc, chère ignorante, que la baronne Trigault est une des femmes les plus distinguées et les plus spirituelles de Paris, et celle, à coup sûr, qui se met le mieux... Je suis sûre que son compte annuel chez Van Klopen ne se solde pas avec cent mille francs... c’est tout dire, n’est-ce pas?...
Et avec un sentiment d’orgueil très-réel et bien légitime, elle ajoute:
—La baronne est mon amie, je vous présenterai.
Engagée sur ce terrain, Mme de Fondège ne devait pas tarir de sitôt...
Visiblement, c’était une de ses prétentions d’être excessivement lancée, de connaître tout Paris et d’être l’intime de toutes les femmes de la société qui doivent à leur luxe, à leurs extravagances ou à pis encore cette «famosité» qui impose aux imbéciles...
Ce qui est sûr, c’est que nulle mieux qu’elle ne savait le fin mot de toutes les anecdotes qui, chaque jour, amusent le tapis parisien...
L’écouter une heure, c’était être au courant de la chronique scandaleuse...
Incapable de s’intéresser à ces fastidieux commérages, Mlle Marguerite n’osait cependant s’y soustraire, et elle feignait une attention bien loin de son esprit, lorsque la porte du salon s’ouvrit brusquement...
Évariste, le domestique congédié, se montra, souriant de son plus impudent sourire.
—Mme Landoire est là, dit-il, qui désirerait parler à Mme la comtesse...
A ce nom, «la générale» tressauta, comme si elle eût été mordue par un aspic.
—Qu’elle attende, fit-elle vivement, je suis à elle à la minute...
Inutile précaution, la visiteuse parut.
C’était une grande femme brune, sèche comme un cotret, et de façons horriblement communes.
—Enfin, on vous trouve, dit-elle d’une voix rude, et ce n’est pas malheureux... Voilà quatre fois que je viens pour ce billet...
Mme de Fondège l’interrompit du geste, et lui montrant Mlle Marguerite:
—Attendez du moins que je sois seule, prononça-t-elle, pour me parler de vos affaires...
Mme Landoire haussa les épaules.
—Et si vous n’êtes jamais seule!... grogna-t-elle. Je voudrais pourtant en finir, moi.
—Suivez-moi dans ma chambre, et nous terminerons.
Mais c’était une trop favorable occasion d’échapper à «la générale» pour que Mlle Marguerite ne s’empressât pas de la saisir.
Elle demanda la permission de se retirer, assurant, ce qui était la vérité, qu’elle tombait de fatigue.
Et après avoir reçu de Mme de Fondège un baiser maternel, accompagné d’un «dormez bien, ma chère fille aimée,» elle gagna sa chambre.
Par un rare bonheur, grâce à la sortie de Mme Léon, elle se trouvait seule et ne craignait pas d’être épiée...
Elle tira donc d’une de ses malles un buvard de voyage, et lestement elle écrivit à l’ancien agent du comte de Chalusse, à M. Isidore Fortunat pour lui annoncer que le mardi suivant elle se rendrait chez lui.
—Je serais bien maladroite, pensait-elle, si demain, en allant à la messe, je ne trouvais pas moyen de jeter cette lettre à la poste sans être vue...
Elle s’était hâtée, bien lui en prit...
Son buvard était à peine en place, que Mme Léon rentra, l’air aussi contrarié que possible.
—Eh bien!... demanda Mlle Marguerite d’un ton de naïveté admirablement joué, avez-vous vu votre famille?...
—Ne m’en parlez pas, ma chère demoiselle, tous mes parents étaient absents... ils étaient au spectacle.
—Ah!...
—De sorte que dès demain matin, à la première heure, il me faudra courir jusque chez eux... Vous comprenez combien c’est important!...
—Oui, en effet, je comprends...
Mais la digne femme de charge, intarissable d’ordinaire, était peu en train de causer ce soir-là... Elle embrassa sa chère demoiselle et passa dans sa chambre...
—Allons, pensa Mlle Marguerite, elle n’a pas rencontré M. de Valorsay, et comme elle ne sait quel personnage jouer, comme elle est très-embarrassée, elle est furieuse!...
Elle-même eût eu à résumer ses impressions de la soirée, et à se tracer une ligne de conduite, mais véritablement, ainsi qu’elle l’avait assuré, ses forces, après deux nuits passées sur un fauteuil, étaient à bout.
Elle se dit donc que mieux valait prendre du repos, que son esprit le lendemain en serait plus lucide, et après une fervente prière où revint plusieurs fois le nom de Pascal Férailleur, elle se coucha...
Et cependant, avant de s’endormir, elle put recueillir une dernière observation:
Les draps de son lit étaient neufs!...
Si Mlle Marguerite fût née à l’hôtel de Chalusse, si elle eût grandi insouciante et heureuse à l’ombre de la tendresse d’un père et d’une mère, si elle eût toujours été défendue des réalités tristes de la vie par une immense fortune, elle eût été perdue sans ressources... Comment éviter des dangers qu’on ignore!...
Mais elle devait aux hasards de son enfance la science amère de la vie réelle, et son maître avait été le maître cruel des robustes et des forts: le malheur...
Livrée à elle-même, dès l’âge de treize ans, et dans le milieu le plus dissolu, habituée à tout craindre, à tout soupçonner, et à ne compter que sur elle seule, elle était devenue étrangement défiante et perspicace.
Elle savait voir et entendre, délibérer et agir...
Véritablement naïve, elle était cependant capable de ruse, comme tous ceux qui ont eu à se débattre dans des situations infimes.
De craintes, elle n’en avait aucunes, de celles du moins qu’eût eues l’héritière légitime d’une grande maison. Deux hommes, le marquis de Valorsay et le fils de M. de Fondège, le lieutenant Gustave, convoitaient sa main, et l’un d’eux, le marquis, était, croyait-elle, capable de tout... elle ne s’en inquiétait seulement pas...
C’est qu’elle avait été bien autrement en danger, autrefois, lorsqu’elle était apprentie, et que le frère de sa patronne, le sieur Vantrasson, l’obsédait de sa passion... et cependant elle n’avait pas péri!...
Le mensonge était certes ce qui répugnait le plus à sa nature loyale, mais elle y était condamnée... Quelle arme avait-elle, hormis la duplicité, seule contre tant d’ennemis et enlacée par une double intrigue, dont elle ne comprenait même pas encore toute la portée...
C’est dire de quels regards attentifs et profonds, le lendemain, elle étudia le logis de ses hôtes, s’efforçant de reconstruire leur existence et de pénétrer leurs habitudes et leurs mœurs d’après ce qui les entourait.
Et, certes, l’étude était instructive:
La maison du «général» était bien l’intérieur parisien, tel qu’il devient fatalement avec la rage toujours croissante du luxe, la fureur de hausser son train au train des millionnaires, et la passion si noble et si intelligente à la fois d’humilier et d’écraser le voisin!
Bien-être, confort, aisance, tout dans l’appartement avait été impitoyablement sacrifié à l’étalage, à ce que le monde pouvait voir...
La salle à manger était magnifique, le salon superbe, mais c’étaient les seules pièces sérieusement meublées de la maison...
Tout le reste était vide, froid, nu, désolé... La vanité y avait «instrumenté» à la façon des huissiers, enlevant tout ce qui n’était pas strictement indispensable... Et les quelques meubles qui traînaient comme au hasard semblaient moins un mobilier que les épaves dédaignées d’un encan après saisie...
Mme de Fondège avait, il est vrai, dans sa chambre, une assez belle armoire à glace, un meuble dont n’eût pas su se passer l’amie de la fringante baronne Trigault, mais son lit, détail navrant, n’avait pas de rideaux...
Après cela, les mœurs et les habitudes de la femme et du mari s’expliquaient naturellement...
Comment ce dénûment extrême, trop réel sous leur fausse opulence, ne les eût-ils pas épouvantés?... Pouvaient-elles n’être pas sinistres, les réflexions qui les hantaient dans ce logis dévasté!...
De là leur vie en dehors et factice, leur perpétuel besoin de mouvement, d’étourdissement, de bruit... De là cette recherche inquiète de tout ce qui pouvait les arracher à ce «chez soi» maudit où ils n’avaient que bien juste de quoi tromper le monde, et pas assez pour en imposer à leurs créanciers...
—Et ils ont trois domestiques, pensait Mlle Marguerite, trois ennemis qui passent les journées à rire des plaies saignantes de leur vanité, et à les aviver au besoin.
C’est que, dès le premier jour, elle vit clair dans la situation du «général» et de sa femme.
Ils n’avaient même pas eu l’habileté des artistes en vanité, qui, à force de se priver du nécessaire, font honneur à leur superflu.
Il était évident que le soir où Mlle Marguerite avait accepté leur hospitalité, leur situation craquait de toutes parts et qu’ils en étaient aux dernières convulsions de la ruine... Est-ce que tout ne le prouvait pas: la réclamation du cocher, l’impudence des domestiques, le refus des fournisseurs de faire crédit d’une bouteille de vin, l’insistance de cette marchande à la toilette, et enfin ces draps neufs dans le lit?
—Oui, se disait Mlle Marguerite, maintenant j’en suis sûre, les Fondège étaient perdus lorsque je suis arrivée... On ne se laisse pas tomber si bas tant qu’on a une dernière ressource... Donc, s’ils se relèvent, si l’argent et le crédit leur reviennent, c’est que le vieux juge a raison, c’est qu’ils ont mis la main sur les millions de Chalusse...
VIII
Ainsi, de ce côté du moins, se trouvait limité et restreint le champ des investigations de Mlle Marguerite.
Le seul bon sens lui disait désormais sa tâche: observer obstinément l’existence de M. et Mme de Fondège, surveiller sans relâche le train de leur maison, noter exactement toutes leurs dépenses...
C’était une affaire d’attention et de chiffres...
Ce premier succès devait beaucoup l’encourager et redoubler sa confiance en elle... Mais elle ne s’abusait pas sur sa portée... C’était énorme et ce n’était rien...
Elle sentait bien que tout ne serait pas dit le jour où elle aurait acquis la certitude morale que «le général» avait volé les deux millions qu’on n’avait pas retrouvés dans le secrétaire du comte de Chalusse...
De ce moment, les véritables difficultés commenceraient.
Alors, elle aurait à rechercher par quels moyens M. de Fondège avait réussi à s’emparer de cette fortune... Le découvrirait-elle?... Car il fallait bien le reconnaître, ce détournement—si détournement il y avait eu—tenait du prodige...
Et le mystère qui recouvrait cette affaire écarté, tout serait-il fini? Certes, non.
Il lui resterait à recueillir assez de pièces de conviction pour avoir le droit d’accuser hautement et à la face de tous «le général.»
Il lui faudrait des preuves matérielles et indiscutables, avant de dire:
—Un vol a été commis... on m’accusait, j’étais innocente... Le coupable, le voici!...
Que de chemin avant d’en arriver à ce triomphe!
N’importe!
Maintenant qu’elle tenait un point de départ positif et fixé, elle se sentait une assez robuste énergie pour poursuivre pendant des années, lentement, mais incessamment, l’enquête qu’elle s’était imposée...
Ce qui l’inquiétait, c’était de ne pouvoir s’expliquer logiquement la conduite de ses adversaires depuis le moment où Mme de Fondège lui avait demandé sa main pour son fils jusqu’à l’heure actuelle.
Et d’abord, comment avaient-ils eu l’audace ou l’imprudence de l’attirer chez eux, si véritablement ils avaient détourné une de ces sommes immenses qui trahit celui qui les emploie?...
—Ils sont fous à lier, pensait-elle, ou ils me croient aveugle, sourde et plus naïve qu’il n’est permis de l’être.
Secondement, pourquoi paraissaient-ils tant tenir à ce qu’elle épousât leur fils, le lieutenant Gustave?...
—Se prépareraient-ils ainsi, songeait-elle, un moyen de défense pour le cas où tout viendrait à se découvrir?...
Elle avait à redouter aussi la défiance des Fondège.
Habiles, il leur était aisé de se débarrasser à la sourdine de leur passif... Rien ne leur était si facile que d’augmenter leur dépense d’une façon trop insensible pour qu’elle pût le constater.
L’événement ne devait pas tarder à dissiper ses appréhensions.
De ce jour-là même, et quoique ce fût un dimanche, il fut manifeste qu’un nuage d’or avait crevé au-dessus de la demeure du «général.»
Tout l’après-midi, la sonnette ne «refroidit» pas, selon l’expression de Mme Léon, et ce fut une interminable procession de fournisseurs de tous genres, comme si M. de Fondège eût convoqué le ban et l’arrière-ban de ses créanciers.
Ils arrivaient d’un air furieux et arrogant, le chapeau rivé sur la tête, la parole brève, en gens qui ont fait leur deuil de ce qui leur est dû, mais qui prétendent se rembourser en grossièretés.
On les introduisait près de «la générale,» dans le salon, ils y restaient entre cinq et dix minutes, et ils se retiraient la mine ravie, un sourire obséquieux aux lèvres, l’échine arrondie en cerceau, le chapeau traînant à terre.
Donc ils étaient payés...
Et pour que Mlle Marguerite sût bien à quoi s’en tenir, il lui fut donné d’assister au règlement de la facture du loueur de voitures.
Dieu sait de quelles hauteurs Mme de Fondège le reçut...
—Ah! vous voici, s’écria-t-elle de sa voix la plus rude, dès qu’il parut... C’est donc vous qui dressez vos cochers à insulter vos pratiques!... Bon moyen pour attirer une clientèle brillante... Quoi! je loue chez vous au mois une voiture à un cheval, et parce qu’un jour je prends une voiture à deux chevaux, vous me faites réclamer la différence. On fait payer d’avance, mon cher, quand on est si défiant.
Lui, qui avait dans sa poche une facture de près de quatre mille francs, écoutait en homme qui médite une réponse foudroyante.
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.
—Lorsque j’ai à me plaindre des gens que j’emploie, reprit-elle, je les congédie et je les remplace... Il est de ces choses, et l’insolence est du nombre, que je ne pardonne pas... Remettez-moi votre note...
L’homme, aussitôt, d’un visage où se peignaient en traits comiques le doute, la crainte et l’espoir, tira son interminable mémoire de sa poche...
Mais quand il vit les billets de banque, lorsqu’il vit qu’on le payait sans conteste, sans rien vérifier, discuter ni rabattre, il fut saisi d’une respectueuse stupeur et sa voix soudainement devint plus douce que miel.
Une créance douteuse qui rentre, donne, assure-t-on, à un commerçant, plus de joie mille fois que cinquante créances sûres... La vérité de cette observation apparut.
Mlle Marguerite put croire que le loueur allait conjurer «Mme la comtesse» de lui faire la grâce de remettre à plus tard ce «petit payement.»
Le négociant parisien est ainsi fait. Intraitable s’il soupçonne son débiteur gêné, il s’humanise dès qu’il le trouve en mesure, rengaine son mémoire et fait des façons...
Si bien qu’à beaucoup, pour ne pas donner d’argent, il suffit d’en montrer...
L’abnégation du loueur n’alla pas jusque-là, mais il supplia «Mme la comtesse» de ne le pas quitter pour un malentendu, car c’était un malentendu, il le jurait sur la tête de ses enfants; son cocher n’était qu’un imbécile et un butor, un ivrogne et même un mal-appris; il allait le chasser ignominieusement en rentrant...
«La générale» fut inflexible; elle le congédia en disant:
—Je ne m’expose jamais à ce qu’on me manque deux fois!
C’est pour cette raison sans doute qu’elle avait renvoyé le matin le valet qui lui avait si bien manqué la veille, l’intelligent Évariste. Mlle Marguerite ne le revit pas.
Le dîner fut servi par un nouveau domestique envoyé par le bureau de placement et accepté les yeux fermés pour cette raison majeure que les livrées d’Évariste lui allaient comme un gant...
La cuisinière avait-elle été aussi remplacée? C’est ce dont Mlle Marguerite ne put s’assurer... Ce qu’elle reconnut, par exemple, c’est que ce dîner du dimanche ne ressembla en rien à celui de la veille... La qualité avait remplacé la quantité, et le soin, la profusion... Point ne fut besoin de donner l’ordre de descendre chercher du Château-Laroze à la cave, il se trouva servi au bon moment, tiède à point, et parut être du goût de l’excellente Mme Léon.
En vingt-quatre heures, les Fondège s’étaient si bien rassis dans une opulence réelle, que c’était à se demander s’ils avaient jamais connu les angoisses d’un luxe menteur plus horrible mille fois que la plus noire misère...
—Me serais-je donc trompée!... se disait Mlle Marguerite, le soir, lorsqu’elle fut retirée dans sa chambre.
Ce qui la confondait, c’est que Mme Léon, personne perspicace s’il en fut, ne paraissait s’être aperçue de rien... Non, rien ne l’avait frappée de ce qui avait semblé à Mlle Marguerite d’insignes imprudences, presque des aveux. Elle trouvait «le général» et sa femme des gens charmants, d’une distinction admirable, et ne cessait de féliciter sa «chère demoiselle» d’avoir accepté leur hospitalité.
—Je me sens comme chez moi, ici, disait-elle, et bien que ma chambre soit un peu petite, quand elle sera arrangée je n’aurai rien à souhaiter.
Mlle Marguerite dormit mal, cette nuit-là... Au moment où il semblait que ses certitudes eussent dû s’affermir, les doutes les plus inquiétants lui venaient... N’avait-elle pas jugé la situation avec une passion aveugle?... Les Fondège étaient-ils aussi ruinés qu’elle l’avait cru?...
Comme tous les gens qui ont été très-malheureux en leur vie, elle était rebelle aux illusions, et se défiait extrêmement de tout ce qui semblait favoriser ses espérances et ses désirs...
Ce qui la soutenait, c’était le projet d’aller consulter son vieil ami, le juge de paix, et aussi la pensée que l’ancien agent de M. de Chalusse retrouverait Pascal Férailleur...
A cette heure, M. Fortunat devait avoir reçu sa lettre; il l’attendait, sans doute, le mardi, et il ne lui restait plus qu’à imaginer un prétexte pour se procurer deux heures de liberté sans éveiller les soupçons.
Levée de bonne heure, elle achevait sa toilette, quand elle entendit frapper discrètement à celle des portes de la chambre de Mme Léon qui ouvrait sur le corridor.
—Qui est là?... fit la voix de l’honnête gouvernante.
Ce fut la voix impudente de Justine, la femme de chambre de Mme de Fondège qui répondit:
—C’est une lettre, madame, que le concierge vient de monter... elle est adressée à Mme Léon... C’est bien vous, n’est-ce pas?
Mlle Marguerite reçut comme un coup dans le cœur...
—Mon Dieu!... pensa-t-elle, une lettre du marquis de Valorsay!...
Que l’estimable gouvernante connût l’envoi de cette missive et qu’elle l’attendit impatiemment, c’est ce dont ne permirent pas de douter son empressement à sauter à terre, car elle était encore au lit, et sa promptitude à ouvrir sa porte.
Et tout aussitôt, on put l’entendre, à travers la cloison, dire à la femme de chambre de sa voix la plus mielleuse:
—Mille remercîments, mon enfant. Ah! vous me tirez d’une fameuse inquiétude... C’est mon beau-frère qui me donne enfin de ses nouvelles... je reconnais son écriture...
Après quoi, la porte se referma.
Debout au milieu de sa chambre, pâle et la moiteur au front, Mlle Marguerite écoutait, agitée de cette fiévreuse angoisse qui exalte les facultés jusqu’à leur puissance extrême...
Une voix, au-dedans d’elle-même, plus forte que tous les raisonnements, lui affirmait que cette lettre, dont elle entendait le froissement, mettait en question son honneur, son avenir, peut-être sa vie!...
Mais quel moyen de s’assurer de la réalité de ce pressentiment étrange?...
Si elle eût suivi l’impulsion de son caractère, elle fût entrée brusquement chez la Léon, et sur-le-champ, sans phrases, de gré ou de force, elle eût obtenu ce papier...
Oui, mais agir ainsi, c’était se découvrir, c’était dépouiller ces apparences candides de dupe qui constituaient sa seule force et son unique chance de salut.
Si seulement elle eût pu apercevoir Mme Léon, elle eût tiré quelques indications utiles du mouvement de sa physionomie. Mais impossible, le trou de la serrure était obstrué par la clef...
Elle se désolait, quand un fendillement de la cloison fixa son attention... Si cette fissure traversait toute l’épaisseur du plâtre, cependant... On découvrirait ce qui se passait de l’autre côté.
Tout doucement, sur la pointe du pied, retenant son haleine, elle s’approcha, se pencha, regarda et vit.
Dans son impatience de prendre connaissance de la lettre, l’honorable gouvernante ne s’était pas recouchée. Elle avait fait sauter précipitamment le cachet, et debout, en chemise, les pieds nus sur le parquet, juste en face de l’étroite lézarde, elle lisait...
Elle lisait ligne à ligne, mot à mot, et le froncement de ses sourcils et le pli de sa lèvre trahissaient un violent effort de compréhension et un certain mécontentement.
A la fin, elle haussa les épaules, grommela quelques paroles qu’intercepta la cloison et se mit à s’habiller, après avoir posé la lettre toute ouverte sur la méchante commode qui, avec deux chaises et le lit, comprenait tout le mobilier de son cabinet...
—Mon Dieu!... priait Mlle Marguerite, mon Dieu! faites qu’elle l’oublie...
Elle ne l’oublia pas...
Étant prête et parée, elle la relut une fois encore, puis elle la serra précieusement dans le second tiroir de la commode, ferma à double tour et mit la clef dans sa poche.
—Je ne saurais donc rien! pensa Mlle Marguerite. Non, c’est impossible! il faut que je sache, je le veux!...
De ce moment, ce fut une idée qui s’empara despotiquement de son esprit. Et telle était son application obstinée à chercher un expédient, qu’elle ne prononça pas dix paroles, et encore de l’air le plus distrait, pendant le déjeuner.
—Je ne suis qu’une niaise si je n’arrive pas jusqu’à ce maudit papier, se répétait-elle... Là, j’en suis sûre, est le mot de l’intrigue abominable dont Pascal et moi sommes victimes...
Sa préoccupation, par bonheur, ne fut pas remarquée... Chacun des convives avait la sienne.
Mme Léon rêvait aux nouvelles qu’elle venait de recevoir, et d’ailleurs son attention était presque exclusivement sollicitée par des perdreaux truffés et une bouteille de Château-Laroze... Car elle était un peu portée sur sa bouche, la chère dame, et même elle le confessait ingénûment, en ajoutant que personne n’est parfait...
«Le général» ne cessait de parler de certaine paire de chevaux qu’il devait aller voir l’après-midi, et qu’il se proposait d’acheter, dégoûté qu’il était, déclarait-il, des loueurs... C’était une excellente spéculation qu’il comptait faire, cet attelage provenant de la déconfiture d’un jeune et spirituel gentilhomme, que le jeu, l’amour d’une blonde un peu âpre à la curée et la plainte d’un bijoutier venaient de conduire en police correctionnelle...
Quant à Mme de Fondège, elle paraissait avoir la tête tournée par les perspectives de la fête prochaine de la comtesse de Commarin... C’est qu’elle n’avait plus que quinze jours pour ses préparatifs...
Toute la soirée de la veille, une partie de la nuit et depuis son lever, elle n’avait cessé de remuer dans son imagination des «projets de coupe» et des combinaisons de couleurs et d’étoffes... Et au prix d’une grosse migraine, elle avait fini par concevoir une de ces toilettes qui font sensation, dont on parle dans les chroniques, et que décrivent «de chic,» pour la plus grande béatitude de la province, toutes les baronnes de Sainte-Agathe et toutes les vicomtesses de Villaflor des journaux de modes.
—Imaginez, disait-elle toute brûlante de la flamme de l’inspiration, représentez-vous une robe fleur de thé parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise écrue... Un grand volant de Valenciennes la garnira dans le bas. Je poserai dessus une tunique de crêpe de Chine gris-perle bordée d’un effilé de toutes les nuances de la robe et formant panier par derrière.
Mais que de peines, de soins, de tracas, avant de mener à bonne fin un chef-d’œuvre si compliqué!... Que de conférences avec le couturier, avec le fleuriste, avec le passementier... Que de tâtonnements, d’hésitations, d’erreurs inévitables!
Ah!... ce n’était pas s’y prendre trop tôt, et il n’y avait plus une minute à perdre...
Aussi, Mme de Fondège, qui était déjà en toilette et qui même avait envoyé chercher une voiture, offrit-elle à Mlle Marguerite de l’accompagner.
Et assurément, elle estimait la proposition séduisante... Courir les magasins de nouveautés, même quand on ne peut ou qu’on ne veut rien acheter, est un petit supplice de Tantale très à la mode... C’est «un chic» importé d’Amérique par quelques «grandes dames» pour le désespoir des pauvres commis en soierie... Vers une heure, quand le temps est beau, quantité de spirituelles jeunes femmes se répandent dans les boutiques et demandent à voir des étoffes... c’est toujours plus amusant que de surveiller sa maison...
Et quand elles rentrent le soir, après avoir fait déplier inutilement deux cents mètres de soie, elles sont contentes, elles n’ont pas perdu leur journée.
Même, les plus intelligentes ne reviennent pas toujours les mains vides de ces expéditions... Une douzaine de gants ou une pièce de dentelle s’égarent si aisément dans les plis d’un manteau!...
Et cependant, à la grande surprise de «la générale,» Mlle Marguerite refusa.
—J’ai tant de choses à mettre en ordre, ajouta-t-elle, sentant bien qu’un prétexte était indispensable.
Mais Mme Léon qui n’avait pas pour rester les mêmes raisons que sa «chère demoiselle,» s’offrit bravement.
Elle avait des relations dans plusieurs magasins, affirma-t-elle, chez un marchand de dentelles de la rue de Mulhouse, notamment, et avec sa recommandation, on ne pouvait manquer de conclure des marchés très-avantageux...
—Soit, répondit Mme de Fondège, je vous emmène... mais alors courez vite faire un brin de toilette pendant que je mettrai mon chapeau!...
Elles quittèrent la salle en même temps, et derrière elles Mlle Marguerite sortit précipitamment, tout oppressée d’un espoir qu’elle osait à peine s’avouer...
Le front appuyé contre la cloison, l’œil à l’étroite fissure, elle vit sa dévouée gouvernante se hâter de changer de robe, jeter un châle sur ses épaules, choisir son plus joli chapeau, et, après un coup d’œil à la petite glace, s’élancer dehors en criant:
—Me voici, madame la comtesse, je suis prête!...
Et l’instant d’après elles sortirent ensemble...
Au bruit de la porte d’entrée qui se refermait, Mlle Marguerite eut comme un éblouissement...
Si elle avait bien vu, si elle ne se trompait pas, Mme Léon avait oublié la clef de la commode dans la poche de la robe qu’elle venait de quitter...
C’est avec un battement de cœur qui allait jusqu’à suspendre sa respiration qu’elle ouvrit la porte de communication et pénétra dans la chambrette de la gouvernante...
D’un pas rapide, elle s’approcha du lit, où était jetée la robe, la prit, et d’une main frémissante palpa la poche...
La destinée se déclarait pour elle!... La clef y était... La lettre était à sa discrétion.
C’était une répugnante action qu’elle allait commettre... Voler une clef, forcer un meuble, violer le secret d’une correspondance... cela révolta si terriblement sa fierté, qu’un moment elle demeura en suspens.
L’instinct de la conservation devait étouffer ses scrupules... N’y allait-il pas de son honneur et de l’honneur de Pascal, et de leur avenir à tous deux, de leur amour et de leur bonheur!...
—Hésiter serait non plus loyauté mais duperie, murmura-t-elle...
Et d’une main hardie, elle engagea la clef dans la serrure...
Non sans quelques difficultés, car il était tout disloqué, le tiroir s’ouvrit...
Et très en vue, sur les nippes que l’estimable gouvernante avait eu le temps de ranger dans la commode, la lettre apparut.
Mlle Marguerite s’en empara d’un mouvement fiévreux, la déplia et lut:
«Chère Madame Léon...»
—Oh!... murmura-t-elle, le nom en toutes lettres!... Voilà une imprudence qui rendrait les dénégations difficiles.
Et elle reprit: