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La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès

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LA VIE INFERNALE

II
LIA D’ARGELÈS



OUVRAGES DU MEME AUTEUR
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LA VIE INFERNALE. 6e édition. 2 vol. grand in-18.7 fr.  »
L’AFFAIRE LEROUGE. 10e édit. 1 vol. gr. in-18.3 fr. 50
LE DOSSIER Nº 113. 9e édit. 1 vol. fr. in-18.3 fr. 50
LE CRIME D’ORCIVAL. 7e édit. 1 vol. gr. in-18.3 fr. 50
LES ESCLAVES DE PARIS. 6e édit. 2 vol. gr. in-18.7 fr.  »
LE 13e HUSSARDS. 21e édit. 1 vol gr. in-18.3 fr. 50
MONSIEUR LECOQ. 7e édit. 2 vol. gr. in-18.7 fr.  »
LES COTILLONS CÉLÈBRES. 7e édit. ornée de portraits. 2 vol. gr. in-18.      7 fr.  »
LES COMÉDIENNES ADORÉES. Nouv. édit. 1 vol.3 fr. 50
LES GENS DE BUREAU. 6e édit. 1 vol. gr. in-18.3 fr. 50
LA CLIQUE DORÉE. 4e édit. 1 vol. gr. in-18.3 fr. 50
MARIAGES D’AVENTURE. Nouvelle édit. 1 vol. in-18.3 fr. 50
LA CORDE AU COU. 7e édit. 1 vol. in-18.3 fr. 50
LA DEGRINGOLADE. 5e édit. 3 vol. gr. in-18.7 fr.  »
L’ARGENT DES AUTRES. 5e édit. 2 vol. grand in-18.7 fr.  »
LE PETIT VIEUX DES BATIGNOLLES. 1 vol. gr. in-18.3 fr. 50



Paris.—Imprimerie de l’Étoile, BOUDET, Directeur, rue Cassette, 1.

LA VIE
INFERNALE

PAR

ÉMILE GABORIAU

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II
LIA D’ARGELÈS

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PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS
——
1882
Tous droits réservés.






LA VIE INFERNALE


LIA D’ARGELÈS

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I

Se venger!...

Telle est la première, l’unique pensée, lorsqu’on se voit victime d’une injustice atroce, de quelque guet-apens infâme où s’engloutissent l’honneur et la fortune, le présent, l’avenir et jusqu’à l’espérance.

Les tourments qu’on endure ne peuvent être atténués que par l’idée qu’on les rendra au centuple.

Et rien ne semble impossible en ce premier moment, où des flots de haine montent au cerveau en même temps que l’écume de la rage monte aux lèvres, nul obstacle ne semble insurmontable, ou plutôt on n’en aperçoit aucun.

C’est plus tard, quand les facultés ont repris leur équilibre, qu’on mesure l’abîme qui sépare la réalité du rêve, le projet de l’exécution.

Et quand il faut se mettre à l’œuvre, à beaucoup le découragement arrive. La fièvre est passée, on se résigne... On maudit, mais on n’agit pas... On s’engourdit dans son opprobre immérité... On s’abandonne, ou désespère... on se dit: à quoi bon!

Et l’impunité des coquins est une fois de plus assurée.

Un abattement pareil attendait Pascal Férailleur, le matin où, pour la première fois, il s’éveilla dans ce pauvre appartement de la route de la Révolte où il était venu se cacher sous le nom de Mauméjan...

Pour longtemps encore ce devait lui être un moment affreux que celui où, chaque matin, en se réveillant, il rapprenait pour ainsi dire son désastre...

Accoudé sur son oreiller, pâle, la sueur au front, il examinait les côtés politiques et pratiques de sa tâche, et des difficultés se dressaient devant lui, qui lui paraissaient plus difficiles à écarter que des montagnes.

Une effroyable calomnie l’avait terrassé... il pouvait tuer le lâche calomniateur, mais après!... Comment atteindre et étouffer la calomnie elle-même!...

—Autant vaudrait, pensait-il, essayer de serrer dans sa main une poignée d’eau, autant vaudrait essayer d’arrêter, en étendant les bras, le vent empesté qui apporte une épidémie...

C’est qu’aussi l’espérance sublime qui l’avait un moment enflammé, s’était éteinte.

Depuis cette lettre fatale qui lui, avait été remise par Mme Léon, il voyait Marguerite perdue pour lui sans retour... Dès lors, à quoi bon lutter!... Quel serait le prix de sa victoire si, par miracle, à force de patience et d’énergie il triomphait?... Marguerite perdue, que lui importait le reste...

Il se disait cela, et en même temps il se sentait pénétré d’un désespoir d’autant plus profond qu’il était calme, et pour ainsi dire réfléchi.

Ah! s’il eût été seul au monde!... Mais il avait sa mère, il se devait à cette femme énergique dont la voix, une fois déjà, avait fait tomber de ses mains l’arme du suicide.

—Je me débattrai donc, je lutterai puisqu’il le faut, murmura-t-il, en homme qui d’avance prévoit l’inutilité de ses efforts...

Il s’était levé, cependant, et il achevait de s’habiller quand on frappa doucement à la porte de sa chambre.

—C’est moi, mon fils! fit au dehors la voix de Mme Férailleur.

Pascal s’empressa d’ouvrir.

—Je viens te chercher, lui dit sa mère, parce que cette femme de ménage dont tu m’as parlé hier soir, Mme Vantrasson, est en bas, et avant de l’accueillir je désire ton avis.

—Cette femme ne te plaît donc pas, chère mère!...

—Je veux que tu la voies.

Il descendit et se trouva en présence d’une grosse femme, blême, aux lèvres minces et aux yeux fuyants, qui le salua d’une révérence obséquieuse.

C’était bien Mme Vantrasson en personne, l’hôtesse du «Garni-Modèle,» qui demandait à occuper au service d’autrui trois ou quatre heures qu’elle avait de libres, disait-elle, dans la matinée.

Certes, ce n’était pas pour son agrément qu’elle se décidait à entrer en condition, sa dignité de commerçante en souffrait cruellement... mais il faut manger.

Les locataires n’affluaient pas au «Garni-Modèle,» malgré les séductions de ce titre, et ceux qui y couchaient par hasard, réussissaient toujours à voler quelque chose. L’épicerie ne rendait pas, et les quelques sous que laissait de temps à autre un ivrogne, Vantrasson les empochait... pour aller boire chez un concurrent. Il est connu que ce que l’on boit chez soi est amer.

Si bien que n’ayant crédit ni chez le boulanger, ni chez le boucher, ni la fruitière, Mme Vantrasson en était réduite, a certains jours, à se sustenter uniquement des produits de sa boutique, figues moisies ou raisins secs avariés, qu’elle arrosait de torrents de mêlé-cassis... sa seule consolation ici-bas.

Mais ce n’était pas «un régime,» ainsi qu’elle le confessait... De là cette résolution de chercher «un ménage» qui lui assurât le déjeuner quotidien et quelque argent, qu’elle se jurait bien de ne pas laisser voir à son digne époux.

—Quelles seraient vos conditions?... demanda Pascal.

Elle parut se recueillir, compta sur ses doigts, et finalement déclara qu’elle se contenterait du déjeuner et de quinze francs par mois, à la condition toutefois qu’elle irait seule aux provisions.

Car c’est là que nous en sommes.

La première question d’une cuisinière qui se présente dans une maison est invariablement celle-ci: «Ferai-je le marché?» En bon français, cela signifie: «Aurai-je du moins quelques facilités pour voler?» Chacun sait cela, et nul ne s’en étonne... c’est dans les mœurs.

Et c’est là-dessus que se débattent les conditions; la cuisinière proclamant hautement et du plus beau sang-froid qu’elle prétend voler, les maîtres hasardant quelques timides objections.

—Je vais aux provisions moi-même, osa déclarer Mme Férailleur.

—Alors, répliqua Mme Vantrasson, ce sera trente francs.

Pascal et sa mère s’étaient consultés du regard; cette mégère leur déplaisait également, il ne s’agissait plus que de l’éconduire, ce qui était facile.

—Trop cher!... dit Mme Férailleur, je n’ai jamais donné plus de quinze francs.

Mais la Vantrasson n’était pas femme à se décourager ainsi, sachant bien que si elle laissait échapper cette place, elle n’en retrouverait pas facilement une autre.

Des gens étrangers au quartier, des nouveaux venus ignorant la réputation du «Garni-Modèle,» pouvaient seuls introduire chez eux l’hôtesse de cet honorable établissement.

Elle se mit donc à insister, et pour attendrir Pascal et sa mère, entama son histoire, c’est-à-dire une histoire de fantaisie où mêlant assez adroitement le faux au vrai, elle se donnait pour une victime de la concurrence, des démolitions, de la rareté de l’argent, et aussi de la barbarie de ses parents.

Car elle appartenait, affirmait-elle, ainsi que son mari, à une très-honorable famille... on pouvait s’en assurer. La sœur de Vantrasson était mariée à un nommé Greloux, relieur autrefois, rue Saint-Denis, qui s’était retiré des affaires après fortune faite.

Comment les Greloux ne les avaient-ils pas aidés et sauvés de la faillite?... C’est qu’il ne faut rien attendre de bon des parents, gémissait-elle; ils vous jalousent et vous caressent, si vous réussissez; mais si vous échouez, ils vous repoussent...

Loin de rendre la Vantrasson intéressante, ces doléances donnaient à sa physionomie déjà ingrate quelque chose de faux, de suspect et d’inquiétant.

—Je vous l’ai dit, interrompit Mme Férailleur, c’est quinze francs... à prendre ou à laisser.

La mégère se récria. Elle consentait à rabattre cinq francs de ses prétentions, mais plus... impossible.

Fallait-il regarder à dix francs pour s’assurer un trésor comme elle, une femme établie, honnête, qui n’avait pas sa pareille pour la propreté, et comparable au caniche pour le dévouement à ses maîtres.

—Sans compter, ajoutait-elle, que j’ai été une fine cuisinière, dans mon temps, et que je n’ai pas trop perdu... Monsieur et Madame seraient contents de moi, car j’ai vu plus d’un gros seigneur se lécher les doigts de mes sauces quand j’étais au service de M. de Chalusse...

Pascal et sa mère ne purent s’empêcher de tressaillir à ce nom, mais c’est d’un ton d’indifférence bien jouée que Mme Férailleur dit:

—M. de Chalusse?...

—Oui, madame... un comte... et si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune... S’il était encore de ce monde, je n’en serais pas réduite à servir les autres... Mais il est mort, et même on l’enterre aujourd’hui...

Elle eut un sourire gros de réticences, et d’un air mystérieux:

—Étant allée hier à l’hôtel de Chalusse, pour solliciter un secours, j’ai appris ce grand malheur... Vantrasson, mon mari, était venu avec moi, et même, pendant que nous causions avec le concierge, il a reconnu... oh! mais très bien, rien qu’en la voyant traverser le vestibule; une personne qui dans le temps jadis... Enfin, cela ne me regarde pas... C’est une belle demoiselle, maintenant, haute comme les nues, et défunt M. le comte la faisait passer pour sa fille... C’est tout de même ont drôle de chose que la vie du monde!...

Pascal était devenu plus blanc que le plâtre de la muraille. Ses yeux flamboyaient. Mme Férailleur frémit.

—Soit! dit-elle à la Vantrasson, vous aurez vos vingt-cinq francs... A cette condition pourtant que si parfois j’ai besoin de vous le soir, vous viendrez sans récriminations... Ces jours-là, je vous donnerai le dîner.

Et sortant cinq francs de sa poche, elle les mit dans la main de l’hôtesse du «Garni-Modèle» et ajouta:

—Voici votre denier à Dieu.

L’autre lestement empocha l’argent; toute surprise, par exemple, de cette brusque décision qu’elle n’espérait guère et ne sachant à quoi l’attribuer.

N’importe!... ce dénoûment l’enchantait si fort qu’elle voulût entrer en fonctions à l’instant même, et pour se débarrasser d’elle, Mme Férailleur fut obligée de l’envoyer chercher ce qui était nécessaire pour le déjeuner...

Puis, dès qu’elle fut seule avec son fils:

—Eh bien!... Pascal!... fit-elle.

Mais l’infortuné semblait changé en statue; voyant qu’il ne répondait ni ne bougeait, elle poursuivit d’un ton sévère:

—Est-ce donc ainsi que tu tiens tes résolutions et tes serments!... Tu prétends mener à bonne fin une tâche toute de patience, de ruse et de dissimulation, et au premier événement imprévu, ton sang-froid t’abandonne et tu perds la tête... Sans moi, tu te trahissais devant cette femme... Renonce à nous venger, résigne-toi au triomphe du marquis de Valorsay, si ton visage doit être comme un livre ouvert où chacun lira le secret de tes pensées et de tes desseins!...

Pascal hochait la tête d’un air désespéré.

—Tu n’as donc pas entendu, mère... balbutia-t-il.

—Quoi?...

—Ce qu’a dit cette mégère!... Cette personne... dont elle parlait... que son mari a reconnut... c’est... ce ne peut être que Marguerite.

—Je le crois.

Il recula, stupéfié.

—Tu le crois!... balbutia-t-il, et tu me le dis ainsi, froidement, sans émotion, comme si c’était une chose naturelle, possible même... Tu n’as donc pas compris le sens honteux des insinuations de cette abjecte vieille!... Tu n’as donc pas vu son sourire hypocrite et l’infernale méchanceté qui éclatait dans ses yeux!... Pourquoi l’avoir interrompue!... Qui sait quelle abominable calomnie montait à ses lèvres!

Malheureux!... Il pressait son front entre ses mains, comme s’il l’eût senti prêt d’éclater.

—Et je n’ai pas écrasé cette infâme vieille, répétait-il, je ne l’ai pas foulée aux pieds!...

Ah! si elle n’eût suivi que les inspirations de son cœur, Mme Férailleur se fût jetée au cou de son fils, elle l’eût pressé entre ses bras, elle eût mêlé ses larmes aux siennes. L’austère raison l’arrêta... Dans le cœur de cette simple bourgeoise parlait haut ce fier sentiment du devoir qui soutient les humbles héroïnes du foyer, bien supérieures aux tapageuses aventurières dont l’histoire enregistre le nom.

Elle comprit que Pascal devait être non consolé mais excité, et s’armant de courage:

—Connais-tu exactement le passé de Mlle Marguerite? demanda-t-elle. Non, n’est-ce pas... Tout ce que tu sais c’est que sa vie a été très-agitée... c’est une raison pour qu’elle prête beaucoup à la calomnie...

Il n’y avait au monde que Mme Férailleur, à pouvoir s’exprimer ainsi impunément devant Pascal.

—En ce cas, ma mère, prononça-t-il, vous avez eu tort d’interrompre Mme Vantrasson, elle vous eût probablement appris beaucoup de choses...

—Je l’ai arrêtée, c’est vrai, et renvoyée... tu sais pourquoi. Mais elle est à notre service, maintenant, et quand tu seras calme, quand tu auras ta raison, rien ne t’empêchera de la faire parler... Il se peut que cela te serve de savoir qui est ce Vantrasson, et où et comment il avait connu Mlle Marguerite.

La honte, la douleur, la rage arrachaient des larmes à Pascal.

—Mon Dieu, répétait-il, mon Dieu! en être réduit à cet excès de misère d’entendre ma mère douter de Marguerite!

Lui ne doutait pas.

Il eût pu entendre les plus monstrueuses accusations, sans que le soupçon l’effleurât seulement de ses ailes de chauve-souris.

Mme Férailleur eut assez de puissance sur elle-même pour hausser les épaules.

—Eh mon Dieu!... fit-elle, confonds la calomnie, je ne demande pas mieux, mais n’oublie pas que nous avons nous-mêmes à nous réhabiliter... Travaille à écraser tes ennemis, cela sera plus profitable à Mlle Marguerite que de vaines menaces et de stériles gémissements... Tu avais juré, ce me semble, de ne plus te plaindre, mais d’agir...

C’en était trop, et le fouet de cette ironie devait imprimer au cerveau de Pascal la secousse dont il avait besoin. Chancelant, il fut remis sur pied, d’aplomb.

Et c’est froidement qu’il dit:

—C’est juste... Je te remercie de m’avoir rappelé à moi-même, ma mère!...

Elle ne dit mot, mais du fond de son âme, remercia Dieu.

Mère incomparable, elle avait su lire dans le cœur de son fils, et apercevant ses hésitations et ses défaillances, elle avait été épouvantée... Maintenant elle le voyait tel qu’elle le souhaitait...

Et, en effet, il en était déjà à se reprocher son découragement et à s’indigner de sa facilité à se laisser émouvoir. Et, pour première épreuve, il s’imposait de ne pas interroger la Vantrasson avant quatre ou cinq jours... Si elle avait eu quelques soupçons, ce temps devait suffire à les dissiper.

Il parla peu pendant le déjeuner, mais c’est qu’il brûlait de commencer la lutte, il voulait agir et il se demandait comment entrer en campagne.

Avant tout, c’était indiqué, il devait étudier la position de l’ennemi, reconnaître les gens à qui il allait avoir affaire, savoir au juste ce qu’étaient le marquis de Valorsay et le vicomte de Coralth.

Où et par quels moyens obtenir des renseignements exacts et minutieux sur le passé de ces deux hommes? Serait-il donc obligé de les épier à tout hasard et à dérober de ci et de là quelques informations au moins douteuses?... Cette façon de procéder entraînerait bien des inconvénients et bien des lenteurs.

Il se torturait l’esprit, quand tout à coup lui revint en mémoire ce joueur étrange de la soirée de Mme d’Argelès, ce gros homme essoufflé qui, le lendemain du guet-apens, était venu le trouver rue d’Ulm et lui avait signé un certificat d’honorabilité... Il se souvint qu’en le quittant, ce singulier personnage lui avait dit: «S’il vous faut jamais un coup d’épaule, venez sonner à ma porte...»

—Je vais me rendre chez le baron Trigault, dit-il à sa mère, si tes pressentiments d’hier ne te trompent pas, il nous aidera...

Moins d’une demi-heure plus tard, il se mettait en route...

Il avait revêtu ses plus vieux habits, et avait réussi à se donner cette indéfinissable tournure des gens sans position précise et qui passent leur vie à solliciter. Cet artifice de toilette et le soin qu’il avait pris de faire couper sa barbe et ses cheveux le changeaient si bien qu’il fallait le regarder plusieurs fois et attentivement avant de le reconnaître.

On ne l’eût pas reconnu non plus aux cartes de visite qu’il avait en poche, cartes écrites à la main, par lui, avant de sortir, et où on lisait:

P. Mauméjan,
Homme d’Affaires.

Route de la Révolte.

L’expérience de la vie de Paris lui avait fait choisir la profession qu’exerçait si honorablement M. Fortunat, qui n’en est pas une, à vrai dire, et qui pourtant ouvre presque toutes les portes.

—Je vais entrer dans le premier café venu, se disait-il, j’y demanderai un Bottin, et j’y trouverai certainement l’adresse du baron Trigault...

Le baron demeurait rue de la Ville-l’Évêque.

Son hôtel, un des plus vastes et des plus magnifiques du quartier, trahissait l’industriel heureux, le financier habile, le propriétaire de mines...

Le luxe éclatait au point de surprendre Pascal, qui se demandait comment le possesseur de cette habitation princière pouvait trouver quelque plaisir à la table de jeu de l’hôtel d’Argelès...

Cinq ou six domestiques flânaient dans la cour, lorsqu’il y arriva. Il marcha droit à l’un d’eux, et le chapeau à la main, demanda:

—M. le baron Trigault.

Il eût demandé le Grand-Turc, que le valet ne l’eût pas toisé d’un air plus étonné... A ce point que, craignant de s’être trompé, il ajouta:

—N’est-ce pas ici qu’il demeure?

L’autre éclata de rire.

—C’est bien ici, répondit-il, et même,—vous pouvez vous flatter d’avoir une rude chance... il y est...

—J’aurais à l’entretenir d’une affaire...

Le domestique appela un de ses collègues:

—Eh! Florestan... M. le baron reçoit-il?

—Mme la baronne n’a rien dit.

Cela parut suffire au valet, et se retournant vers Pascal:

—En ce cas, dit-il, arrivez...

II

L’intérieur de l’hôtel Trigault, par sa somptuosité, répondait dignement aux magnificences extérieures...

Dès le seuil, éclatait le luxe du millionnaire insouciant et prodigue, curieux de la difficulté vaincue, jaloux de l’impossible et ne marchandant jamais ses caprices.

Le vestibule, pavé de mosaïques précieuses, était transformé en serre et tout encombré de fleurs renouvelées chaque matin... Des plantes rares ou bizarres grimpaient le long des murs après des treillis d’or ou pendaient du plafond dans des vases de vieux chine authentique... Et de ce fouillis de verdure, surgissaient quelques marbres exquis, signés de noms illustres.

Sur un canapé de joncs vernis, jouant le banc rustique, deux grands diables de valets de pied, luisants et brillants comme des sous neufs, se détiraient et bâillaient à se démettre la mâchoire.

—Dites donc, vous autres, demanda le domestique qui conduisait Pascal, peut-on parler à M. le baron?

—Pourquoi?...

—C’est que monsieur que voici aurait quelque chose à lui dire.

Les deux valets toisèrent ce visiteur inconnu, l’estimèrent un de ces personnages qui n’existent pas pour des laquais de bonne maison, et finalement éclatèrent de rire.

—Ma foi!... fit le plus âgé, en voilà un qui tombe comme marée en carême... Annonce-le, va, et tu feras fièrement plaisir à Madame... Il y a bien une demi-heure que Monsieur la tanne comme il n’est pas possible... Cré nom! est-il tannant, cet homme-là, quand il s’y met!...

La plus intense curiosité brilla dans l’œil de l’introducteur de Pascal, et d’un air mystérieux:

—Pourquoi donc est-ce qu’il la tracasse? demanda-t-il. Toujours à propos de son Fernand, sans doute... ou d’un autre?...

—Non... Ce matin c’est à cause de M. Van Klopen.

—Le tailleur de Madame?

—Tout juste!... Monsieur et Madame étaient en train de déjeuner ensemble,—une fois n’est pas coutume,—quand voilà que M. Van Klopen se présente, la bouche enfarinée et est reçu... A part moi, je me dis: «Aïe!... aïe!... gare le grabuge!...» J’ai un nez, pour ces choses-là, sans pareil... Effectivement, le couturier n’était pas entré depuis cinq minutes, que nous entendons la voix de Monsieur qui montait, qui montait! Je me suis dit en moi-même: «V’lan... c’est le tailleur qui présente sa facture!...» Ça, voyez-vous, ça me connaît... Madame criait bien le plus qu’elle pouvait, mais ouitche!... quand Monsieur s’en mêle, il n’y en a que pour lui... Non, il n’y a pas de cocher de fiacre pour jurer comme lui!...

—Et M. Van Klopen?

—Oh! lui, il est habitué à ces scènes-là... Quand on l’a bien invectivé, il fait comme les caniches qui sortent de l’eau, il se secoue les oreilles et tout est dit... Il se fiche un peu de Monsieur!... Il a fourni sa marchandise, n’est-ce pas?... Il faut bien qu’on la lui paye tôt ou tard...

—Comment!... On ne l’a donc pas payé?

—Je ne sais pas, il est encore là.

Un terrible bruit de vaisselle qu’on brise, interrompit cette édifiante conversation.

—Allons, bon!... fit un des valets de pied, voilà Monsieur qui casse pour deux ou trois cents francs de porcelaines... Il faut être riche, mes enfants, pour se passer des colères de ce prix-là!...

—Dame! observa l’autre, à la place de Monsieur, je ne serais pas content... Est-ce que ça vous irait que votre femme se fit habiller par un monsieur qui la mesurerait en long et en large?... Moi, je dis que c’est indécent. Je ne suis qu’un domestique, mais nom d’un chien!...

—Bast!... c’est la mode!... D’ailleurs M. le baron s’inquiète bien de cela?... Un homme qui passe sa vie à courtiser la dame de pique!...

—Avec cela que Madame, de son côté...

Il s’arrêta court, les autres lui avaient fait signe de se taire.

Le baron Trigault était entouré de domestiques exceptionnels, la présence d’un étranger gênait leurs épanchements.

C’est pourquoi l’un d’eux, après avoir demandé à Pascal sa carte, lui ouvrit une porte et le poussa dans une petite pièce, en disant:

—Je vais prévenir M. le baron; attendez là...

Là... c’était une sorte de fumoir, tendu de cachemire à dessins fantastiques, à couleurs éclatantes, entouré d’un divan très-bas surchargé de coussins, le tout recouvert d’une étoffe pareille à la tenture.

Dans ce fumoir, comme dans le vestibule, l’œil était étonné par une incroyable profusion de choses rares et précieuses: armes, coupes, statues, tableaux...

Mais Pascal, déjà confondu par la conversation des domestiques, n’eut pas le loisir de s’arrêter à inventorier.

Par une porte ouverte, faisant face à celle par où il était entré, de grands éclats de voix dominés par des jurons lui arrivaient.

Le baron Trigault, la baronne et le fameux couturier Van Klopen étaient réunis dans la pièce voisine, cela était clair.

Et avec la meilleure volonté de n’être pas indiscret, Pascal ne devait pas perdre un mot de ce qu’ils disaient.

C’était une femme—la baronne évidemment—qui parlait, et le tremblement de sa voix claire et sèche trahissait une violente irritation péniblement contenue.

—Ce n’est pas la peine d’être la femme d’un des hommes les plus riches de Paris, disait-elle, pour se voir ainsi disputer et marchander le nécessaire.

Une voix d’homme, avec un accent germanique des plus prononcés, celle de Van Klopen, le Hollandais, reprit:

—Oui, le strict nécessaire, on peut l’affirmer... Et si, avant de se mettre en colère, monsieur le baron avait pris la peine d’examiner ma petite note, il aurait vu...

—Rien! Vous m’ennuyez!... Je n’ai pas de temps à gaspiller en sottes discussions: on m’attend au cercle pour le whist.

Cette fois, c’était le maître de la maison, le baron Trigault, qui parlait.

Pascal reconnut et sa voix saccadée et ses façons de dire.

—Que M. le baron me permette seulement de lui lire le détail, reprit le couturier. C’est l’affaire d’une minute.

Et comme si le juron qui lui répondit eût été un consentement, il commença à lire:

—Nous disons en juin: un costume hongrois, avec pardessus et ceinture; deux robes à traîne, avec entre-deux et garnitures de dentelles; une pèlerine Médicis; un costume Jockey; un costume Walk-Over; une amazone; un Retour du Derby, ouaté; deux robes du matin; un costume Velléda; une robe de soirée...

—J’ai été forcée d’aller beaucoup aux courses, au mois de juin, observa la baronne.

Mais déjà l’illustre tailleur pour dames continuait:

—En juillet, nous avons: deux vestes du matin, une Promenade sur la plage, un costume Marinière, une Bergerette Watteau, une Baigneuse Pompadour avec fourniture d’étoffe pour ombrelle et bottines pareilles, un Bain de mer, un Chic de Trouville garni de dentelles, une robe de chambre, une mante Médicis ajustée, deux Soirées du Casino, un costume de bain...

—Et certes, fit la baronne, à Trouville, où j’ai passé le mois de juillet, j’étais loin d’être des plus élégantes...

L’autre poursuivit.

—Le mois d’août est un peu plus chargé; nous avons une robe de matin, un chemin de fer en drap avec garnitures...

Et il allait, il allait, à perdre haleine, estropiant les noms ridicules qu’il donnait à ses élucubrations, interrompu seulement, tantôt par un coup de poing frappé sur la table, tantôt par un jurement qui échappait au baron.

Debout dans le fumoir, Pascal était pétrifié...

Il ne savait qu’admirer le plus de l’impudence de Van Klopen, qui osait lire une telle facture, de la démence de la femme qui avait commandé tout cela, ou de la patience du mari qui sans doute allait payer...

Enfin, après une énumération qui semblait ne pas devoir finir, le couturier dit:

—Et c’est tout!...

—C’est tout, prononça la baronne comme un écho.

—Fort heureux!... s’écria le baron; c’est fort heureux, en vérité. C’est-à-dire qu’en quatre mois il a passé sur le dos de ma femme sept cents mètres environ de soie, de velours, de satin, de mousseline, etc....

—Les robes aujourd’hui exigent beaucoup d’étoffe... M. le baron doit comprendre que les biais, les ruches, les volants...

—Naturellement!... Total: vingt-sept mille francs.

—Pardon!... Vingt-sept mille neuf cent trente-trois francs quatre-vingt-dix centimes.

—Mettons vingt-huit mille... Eh bien! M. Van Klopen, si jamais vous êtes payé de cette fourniture... ce ne sera pas par moi.

Si Van Klopen s’attendait à ce dénoûment, Pascal le pressentait si peu, qu’une exclamation lui échappa, qui à tout autre moment eût trahi sa présence dans le boudoir.

Ce qui lui semblait surtout incompréhensible, c’était le sang-froid gouailleur du baron, succédant sans transition à un accès de fureur dont les violences avaient retenti jusque dans le vestibule.

—Ou il est extraordinairement maître de soi, pensait Pascal, ou cette scène cache un mystère que je ne soupçonne même pas.

Cependant, le couturier insistait... mais le baron, au lieu de lui répondre, se mit à siffler, et blessé de ce manque d’égards:

—J’ai eu affaire, s’écria-t-il, aux gentilshommes du plus grand monde,—il prononçait: ti blis crant monte,—aucun d’eux, jamais, n’a refusé de me payer les toilettes de sa femme.

—Oui dà!... Eh bien! moi, je ne les paye pas... voilà la différence... Vous imagineriez-vous, par hasard, que moi, baron Trigault, j’ai travaillé comme un nègre vingt années durant, à la seule fin de subventionner votre aimable et utile industrie?... Rayez cela de vos papiers, m’sieu le tailleur pour dames et demoiselles!... Qu’il y ait des maris assez bêtes pour se croire engagés vis-à-vis de vous par les folies de leurs femmes... c’est possible... moi je ne suis pas de cette trempe. Je donne à Mme Trigault huit mille francs par mois pour sa toilette... c’est raisonnable... qu’elle s’arrange avec et vous aussi. Que vous ai-je dit, l’an passé, en vous soldant une facture de quarante mille francs? Que je ne reconnaîtrais aucune des dettes de ma femme... Et j’ai fait plus que vous le dire, je vous l’ai fait signifier par mon huissier.

—Je me rappelle, en effet...

—Alors, que me chantez-vous, avec votre facture!... C’est à ma femme que vous avez ouvert un compte, adressez-vous à elle... et flanquez-moi la paix!...

—Madame la baronne m’avait promis...

—Tâchez qu’elle tienne ses promesses.

—Il en coûte cher, pour tenir son rang, et les plus grandes dames, c’est connu, sont forcées de s’endetter...

—C’est leur droit... Mais ma femme n’est pas une grande dame... Elle est tout bonnement Mme Trigault, baronne par la grâce des écus de son mari et d’un digne prince allemand qui avait besoin d’argent... elle n’a en conséquence, aucune espèce de rang à soutenir...

Il fallait que la baronne attachât à ce que Van Klopen fût payé une importance énorme, car, dissimulant le dépit que lui devait causer cette scène humiliante, elle descendit jusqu’à l’excuse, jusqu’à la prière.

—J’ai été un peu vite, peut-être, prononça-t-elle, mais du moment où je le reconnais, payez, monsieur, cette fois encore...

—Non!

—Si ce n’est pour moi, que ce soit pour vous.

—Rien.

Au ton du baron, Pascal comprit que sa femme n’ébranlerait pas une résolution irrévocablement arrêtée.

Tel dut être l’avis de l’illustre couturier, car il revint à la charge, lançant la réserve de ses arguments.

—S’il en est ainsi, fit-il, je me verrai, à mon grand regret, obligé de manquer au respect que je dois à M. le baron et forcé de lui envoyer du papier timbré...

—Envoyez, mon cher, envoyez...

—Je ne puis croire que M. le baron souhaite un procès...

—Erreur!... Un procès m’irait admirablement. Ce me serait enfin une occasion de crier bien haut ce qu’est votre commerce!... Pensez-vous que les maris ne sont pas las d’être considérés par leurs femmes uniquement comme des machines à pièces de cent sous!... Vous tirez trop sur la ficelle, mon cher, elle cassera... Ce que l’on n’ose pas dire, je le clamerai, et nous verrons bien si je ne réussis pas à organiser une petite croisade...

Il s’animait au bruit de ses paroles, la colère lui revenait, et c’est d’une voix de plus en plus haute qu’il poursuivit:

—Ah! vous voulez pratiquer le chantage au scandale... C’est votre système... avec moi il ne réussira pas. Vous me menacez de plaider... plaidons. Pardieu! je me charge d’égayer Paris... C’est que je connais le dessous de vos cartes, m’sieu le tailleur pour dames et... demoiselles... Je sais les parties fines qu’abrite votre enseigne... Ce n’est pas toujours pour causer chiffons que les femmes s’arrêtent chez vous en revenant du bois... Vous vendez des étoffes, mais vous débitez aussi du madère, du porto et d’excellents cigares... et il y en a qui, en sortant de chez vous, ne marchent pas très-droit et empestent le tabac et l’absinthe... Oui, plaidons!... j’aurai un avocat qui saura dire à quels rôles les femmes s’exercent chez vous, et qui révélera, preuves en main, comment, grâce à vos soins, les clientes gênées arrivent à trouver de l’argent ailleurs que dans la caisse de leur mari... On en a condamné pour excitation à la débauche, qui ne l’avaient, sacrebleu! pas mérité tant que vous.

Dame!... quand on le prend sur ce ton avec M. Van Klopen, il n’est pas content du tout.

—Et moi, s’écria-t-il, je dirai partout que le baron Trigault règle ses créanciers en injures, quand il a perdu tout son argent au jeu!...

Le tapage d’une chaise renversée, apprit à Pascal que le baron venait de se dresser et avec violence.

—Tu diras ce que tu voudras, malpropre drôle, cria-t-il, mais non chez moi... Allons dehors, ou je sonne...

—Monsieur!...

—Dehors, dehors!... ou je n’aurai pas la patience d’attendre mes domestiques.

Il dut joindre aussitôt l’action à la parole, saisir Van Klopen au collet et le jeter dans le vestibule, car on entendit comme un trépignement de lutte, des jurements de charretier, deux ou trois cris de femme et de rauques exclamations allemandes.

Puis une porte claqua si violemment que l’hôtel entier en trembla, et que dans le fumoir une magnifique horloge appuyée contre la cloison, sonna...

Cette scène, pour Pascal, tenait du prodige.

Comment imaginer qu’un créancier sortit avec sa facture impayée de cet hôtel princier!...

Mais, de plus en plus, il comprenait qu’entre le baron Trigault et sa femme il devait y avoir tout autre chose que ce compte de vingt-huit mille francs.

Qu’était cette somme pour ce joueur passionné qui, sans sourciller, gagnait ou perdait une fortune dans sa soirée!...

Évidemment, certainement, il y avait dans ce ménage quelque plaie incurable, un de ces secrets flétrissants ou terribles qui fait du mari et de la femme deux ennemis, d’autant plus acharnés qu’ils sont rivés à une chaîne impossible à briser... Et sans doute une bonne partie des injures jetées à la face de Van Klopen avait dû retomber sur la baronne.

Toutes ces réflexions traversant l’esprit de Pascal comme l’éclair, lui montraient vivement l’horrible fausseté de sa situation dans ce fumoir.

Le baron, si bien disposé pour lui, dont il attendait un service immense, ne le repousserait-il pas, ne deviendrait-il pas même son ennemi lorsqu’il saurait que sa conversation avait été surprise, si involontairement que ce fût...

Quel hasard exposait Pascal à ce danger? Comment le valet de pied qui lui avait demandé sa carte ne l’avait-il pas remise?... Voilà ce qu’il ne s’expliquait pas.

Que faire, cependant?

Ah! s’il eût pu se retirer sans bruit; gagner la cour sans être remarqué et disparaître sans laisser de traces, il n’eût pas hésité... Mais était-ce praticable!... Sa carte de visite ne le trahirait-elle pas... Ne saurait-on pas tôt ou tard qu’il s’était trouvé dans le fumoir en même temps que M. Van Klopen dans la salle à manger!...

En tous cas, la délicatesse, d’accord avec son intérêt, lui commandait de ne pas rester plus longtemps le confident involontaire du baron et de sa femme...

Il se mit donc à remuer bruyamment un meuble, et à tousser avec affectation, le plus haut possible, ce qui en tout pays signifie:

—Prenez garde... je suis là!...

Il ne réussit pas à attirer l’attention.

Et cependant, le silence était profond, on entendait distinctement le craquement des bottes du baron Trigault arpentant la pièce voisine, il entendait clairement une main impatiente et nerveuse, tambourinant une marche sur la table.

S’il voulait échapper aux involontaires confidences du baron et de sa femme, ne pas s’exposer à surprendre malgré lui d’autres secrets, Pascal n’avait plus qu’un moyen: se montrer brusquement.

Et il allait s’y résigner, quand il lui sembla qu’on ouvrait la porte qui, du vestibule, donnait dans la salle à manger.

Il prêta l’oreille, mais il n’entendit que des paroles confuses, auxquelles le baron répondit:

—C’est bien, il suffit!... Je suis à lui.

Pascal respira.

—On vient de lui remettre ma carte, pensa-t-il, je puis rester, il va venir...

Le baron dut, en effet, se disposer à sortir, car sa femme lui dit:

—Encore un mot! avez-vous bien réfléchi?

—Oh! parfaitement.

—Vous êtes résolu à me laisser exposée aux avanies de mon tailleur.

—Van Klopen est un homme trop charmant pour vous causer le moindre chagrin.

—Vous braverez l’humiliation d’un procès?...

—Allons donc!... Vous savez bien que votre couturier ne plaidera pas... malheureusement. Et d’ailleurs, où serait l’humiliation, je vous prie?... J’ai une femme qui a perdu la tête... est-ce ma faute?... Je m’oppose à d’absurdes prodigalités... n’ai-je pas raison?... Si tous les maris avaient le courage que je me sens, nous aurions vite fait fermer boutique à tous ces marchands finauds qui exploitent votre vanité, Mesdames, et qui se servent de vous comme de poupées, comme de réclames vivantes, pour propager des modes absurdes qui les enrichissent...

Le baron fit deux ou trois pas pour sortir, Pascal l’entendit fort bien, mais la femme aussitôt reprit avec une extrême vivacité:

—La baronne Trigault, dont le mari a sept ou huit cent mille livres de rentes, ne peut cependant pas aller vêtue comme une simple bourgeoise.

—Je n’y verrais nul inconvénient.

—Oh! je sais... Seulement vos idées ne sont pas les miennes... Je ne me donnerai jamais ce ridicule de me singulariser parmi les femmes de mon monde, parmi mes amies!...

—En effet!... ce serait dommage!... Car il faut en parler de vos amies...

L’exclamation froissa la baronne, car il y avait une emphase extraordinaire dans la façon dont elle répondit:

—Je n’ai pour amies que des femmes de la plus haute société... des grandes dames!

Le baron dut hausser terriblement les épaules, et d’un ton écrasant d’ironie et de mépris:

—Des grandes dames!... s’écria-t-il, qui donc appelez-vous ainsi?... Des écervelées qui ne savent qu’inventer pour se faire montrer du doigt et pour qu’on parle d’elles!... des insensées qui se piquent de dépasser les filles en audace, en extravagance et en effronterie, et qui plument, ma foi, leur mari aussi lestement que les filles plument leurs amants!... Des grandes dames, toutes ces cabotines de haut parage, qui boivent, qui soupent, qui fument, qui courent les bals masqués, qui parlent argot, qui disent: «Il ne faut pas me la faire à la vertu,» ou «à Chaillot les gêneurs,» ou «on la connaît, je me la brise!...» Des grands dames, ces idiotes qui prennent pour un murmure approbateur les huées de la foule et le décri public pour une flatteuse renommée... Une femme n’est grande que par ses vertus... et la première de toutes, la pudeur manque absolument à vos illustres amies...

—Monsieur, interrompit la baronne d’une voix étranglée par la colère, vous vous oubliez... vous me...

Mais le baron était lancé.

—Si c’est le scandale, poursuivit-il, qui sacre grande dame, vous l’êtes... et des plus grandes... Ah! vous êtes célèbre... autant presque que la Fancy... C’est par les journaux que j’apprends vos faits et gestes, vos amusements, vos occupations et les toilettes que vous portez... Impossible de lire le compte rendu d’une première représentation ou d’une course sans y trouver votre nom entre ceux de Fancy, de Cora ou de Ninette Simplon... Je serais, sacrebleu! un mari bien dégoûté si je n’étais pas ravi... et fier surtout! Ah! vous donnez de la besogne aux chroniqueurs...

Avant-hier, la baronne Trigault a patiné, hier elle conduisait elle-même... Aujourd’hui, elle s’est distinguée au tir aux pigeons... Demain, elle se montrera demi-nue dans des tableaux vivants... Après-demain, elle inaugurera une nouvelle nuance de cheveux et jouera la comédie...

C’est encore la baronne Trigault qu’on a remarquée à Vincennes dans l’enceinte du pesage... La baronne Trigault a perdu cinq cents louis... La baronne Trigault se sert du lorgnon avec une adorable impertinence. C’est elle qui a déclaré chic de «boire la goutte» en revenant du bois... Tout ce que fait la baronne est «épatant de chic...» et même les marchands de nouveautés ont donné son nom à une couleur... on dit le bleu Trigault, comble de gloire!... Il y a aussi les costumes Trigault, car la délicieuse, la spirituelle, l’élégante baronne se met comme personne; ses fidèles, c’est-à-dire cette bande de ridicules crevés qui la suivent partout, le déclarent hautement...

Voilà, ce que moi, honnête mari, je lis tous les jours dans les chroniques...

L’univers entier sait par les journaux, non-seulement comment ma femme s’habille, mais encore comment elle se déshabille et comment elle est faite... qu’elle a le pied exquis, la jambe divine, une main enivrante... Nul n’ignore que ma femme a des épaules éblouissantes et même, vers le haut de l’épaule gauche, un signe mignon et provocant... J’ai eu la satisfaction de lire ce détail hier soir... il y avait bien provocant... C’est charmant, parole d’honneur, et je suis un heureux mari, en vérité!...

Du fumoir, Pascal distinguait les trépignements de rage de la baronne.

—C’est une indignité!... s’écria-t-elle, vos journalistes sont des impertinents, des...

—Pourquoi donc?... Les voyez-vous s’occuper des honnêtes mères de famille?...

—Ils ne s’occuperaient pas de moi, si j’avais un mari qui sût me faire respecter.

Le baron eut un éclat de rire nerveux, qui faisait mal à entendre, et trahissait sous son persiflage d’atroces souffrances.

—Est-ce un duel que vous me conseillez?... fit-il. A vingt ans de distance l’idée vous reviendrait-elle de vous débarrasser de moi?... Je ne puis le croire... Vous savez bien que vous n’hériteriez pas, que j’ai pris mes précautions... D’ailleurs, vous seriez désolée si les journaux cessaient un seul jour de parler de vous.

Respectez-vous et on vous respectera... Cette publicité dont vous vous plaignez est la dernière ancre de la société en dérive... Ceux que la voix de l’honneur n’arrêterait pas sont retenus par la crainte d’un petit entrefilet dévoilant leurs turpitudes... Quand personne n’aura plus de conscience, les journaux seront la conscience publique... Je trouve cela très-bien... Sur ce, salut...

D’après le bruit qui arriva jusqu’à Pascal, la baronne dut se placer devant la porte pour empêcher son mari de passer.

—Eh bien, monsieur, prononça-t-elle, je vous déclare qu’il me faut avant ce soir les vingt-huit mille francs de Van Klopen... Je les veux, j’ai mis dans ma tête que je les aurai, vous me les donnerez.

—Oh! oh! gronda le baron, il vous faut, vous voulez...

Il s’arrêta, réfléchissant sans doute, et après un moment:

—Eh bien!... soit!... reprit-il, je vous donnerai cette somme... mais plus tard. Si cependant, ainsi que vous le dites, elle vous est indispensable aujourd’hui même, il est un moyen de vous la procurer... Engagez pour trente mille francs de diamants... je vous y autorise, et je vous donne ma parole d’honneur de les dégager avant huit jours. Voyons, voulez-vous engager vos diamants?...

La baronne se taisant, il continua:

—Vous ne répondez pas... Pourquoi?... Je vais vous le dire. C’est qu’il y a longtemps que presque tous vos diamants sont vendus et remplacés par du strass... C’est que vous êtes criblée de dettes, c’est que vous êtes descendue jusqu’à emprunter les économies de votre femme de chambre, c’est que vous devez trois mille francs à un de mes cochers, c’est que notre maître d’hôtel vous prête de l’argent à trente et quarante pour cent...

—C’est faux...

Le baron eut un petit sifflement dont l’éloquence dut paraître sinistre à sa femme.

—Décidément, fit-il, vous me croyez beaucoup plus bête que je ne le suis réellement... Je ne suis pas souvent ici, c’est vrai... votre vue m’exaspère... mais je sais ce qui s’y passe... Vous me croyez votre éternelle dupe... erreur, j’y vois clair. Ce n’est pas vingt-sept mille et tant de cents francs que vous devez au sieur Van Klopen, c’est cinquante ou soixante mille francs... Mais il se garderait bien de vous les réclamer, le rusé drôle!... S’il m’a présenté une facture ce matin, c’est que vous l’en aviez prié, et il était convenu entre vous qu’il vous remettrait l’argent que je lui donnerais... Enfin, s’il vous faut à tout prix vingt-huit mille francs, c’est que M. Fernand de Coralth vous les a demandés et que vous les lui avez promis!...

Appuyé contre la cloison du fumoir, immobile, retenant son souffle, les mains sur son cœur pour en comprimer les battements, le cou tendu vers la porte de communication, Pascal Férailleur écoutait.

Il ne songeait plus à fuir, maintenant, ni à se reprocher son indiscrétion forcée. Il oubliait la fausseté de sa situation...

Le nom du vicomte de Coralth, ainsi jeté, tout à coup, au milieu de cette scène affreuse, fut pour lui comme une révélation. Il comprit le sens précis de la conduite du baron. Il s’expliqua sa visite rue d’Ulm, ses encouragements et ses promesses d’assistance...

Pour la première fois, depuis trois jours, un rayon d’espérance éclaira les ténèbres où il se débattait.

—Ma mère avait raison, pensa-t-il, le baron hait ce misérable vicomte d’une haine mortelle, il m’aidera de tout son pouvoir...

Cependant, la baronne s’efforçait de repousser de toute son énergie l’accusation de son mari, la plus flétrissante qui puisse atteindre une femme.

Elle ne savait pas ce qu’il voulait dire, jurait-elle... Que faisait en tout ceci M. Fernand de Coralth!... Elle sommait son mari de parler plus clairement, d’expliquer ses odieuses insinuations...

Lui, pendant un moment, la laissa dire; puis, tout à coup, d’une voix saccadée:

—Oh!... assez!... interrompit-il, assez d’hypocrisie... Pourquoi vous défendre, et à quoi bon!... Que vous importe une honte ou même un crime de plus!... Je ne sais que trop ce que je dis, et s’il fallait des preuves... j’en aurais plein les mains avant une heure... Il y a longtemps que je ne suis plus aveugle, il y a vingt ans!... Rien de vous ne m’a échappé, depuis le jour maudit où j’ai découvert la profondeur de votre scélératesse et de votre infamie, depuis cette exécrable soirée, où je vous ai entendue combiner froidement ma mort!...

Vous vous étiez habituée à vivre librement, pendant que moi, parti avec les premiers chercheurs d’or, je bravais en Californie mille dangers pour vous procurer plus vite le bien-être et le luxe... Fou que j’étais!... Il n’était pas pour moi de travaux répugnants ni trop rudes, quand je pensais à vous... et j’y pensais toujours. Et j’étais tranquille, j’avais foi en vous... Nous avions une fille, et si une inquiétude me fût venue, je me serais dit que la vue de son berceau chasserait vos pensées mauvaises... L’adultère de la femme qui n’a pas d’enfants peut s’expliquer, celui d’une mère, non!...

Sot, niais, mari stupide que j’étais! Avec quelle fierté joyeuse, à mon retour, après dix-huit mois d’absence, je vous montrais le trésor que je rapportais!... J’avais deux cent mille francs!... Je vous disais en vous embrassant: «C’est toi, ma bien-aimée, qui m’as porté bonheur!» Mais je vous gênais!... Vous en aimiez un autre!... Et tout en m’abusant de vos feintes caresses, vous prépariez avec un art infernal l’abominable machination qui, si elle eût réussi, me poussait au suicide...

Tenez, je m’estimerais bien vengé si je pouvais vous faire souffrir pendant un seul jour ce que j’ai enduré, moi, durant des mois...

Car ce n’était pas tout!... Vous n’aviez même pas l’excuse, si c’en est une, d’une passion impérieuse et unique!... Désabusé, je voulus savoir tout, et j’appris qu’en mon absence vous étiez devenue mère.

Comment ne vous ai-je pas tuée!... Comment ai-je eu l’effroyable courage de vous taire, de vous dissimuler ce que je savais!... Ah!... c’est que j’espérais, en vous épiant, arriver jusqu’au bâtard maudit et jusqu’à votre complice... C’est que je rêvais une vengeance terrible comme l’offense!... Je m’étais dit qu’un jour viendrait où à tous risques vous voudriez revoir votre enfant, l’embrasser, assurer son avenir!... Imbécile!... Vous l’aviez déjà oublié!... A la nouvelle de mon retour on l’a porté à quelque hospice ou abandonné sous une porte cochère, et tout a été dit... Songez-vous seulement à lui, quelque fois?... Vous êtes-vous jamais demandé ce qu’il devient, ce qu’il fait, tandis que vous jouissez d’un luxe royal, s’il a même du pain, et dans quels cloaques il a peut-être roulé...

—Toujours cette ridicule accusation, s’écria la baronne.

—Oui, toujours!...

—Eh!... vous devriez comprendre pourtant que cette histoire d’enfant n’est qu’une calomnie... Je vous l’ai dit quand vous m’en avez parlé, douze ans après... je vous l’ai répété mille fois...

Le baron eut un soupir qui ressemblait à un sanglot et, sans tenir compte des paroles de sa femme:

—Si je me suis résigné à vous laisser vivre sous mon toit, poursuivit-il, c’était pour notre fille... Je tremblais que le scandale d’une séparation ne retombât sur elle! Supplice inutile... Elle n’en est pas moins perdue autant que vous l’êtes vous-même, et perdue par vous!...

—Quoi! vous vous en prenez à moi!...

—A qui dois-je m’en prendre?... Qui donc l’a entraînée au bal, au théâtre, aux courses, au bois, partout où une jeune fille ne doit pas paraître... Qui donc l’a initiée à ce que vous appelez «la haute vie,» et a même osé s’en faire une sorte de chaperon discret et facile?... Qui donc est cause que j’ai dû la marier avec un misérable qui déshonore le titre qu’il porte, dont elle s’était éprise, et qui a achevé votre œuvre de démoralisation...

Qu’avez-vous fait de votre fille?... Ses extravagances lui ont conquis une célébrité parmi ces dévergondées qui ont la prétention de représenter les grandes dames... Elle n’a pas vingt-deux ans, et il ne lui reste plus un préjugé à braver!...

Son mari s’affiche avec des actrices et des coureuses, et elle, de son côté... Enfin, en moins de deux ans, le million de dot donné par moi a été dissipé, fondu, jeté au vent... il n’en reste plus rien... Et à cette heure, ma fille et mon gendre s’entendent pour me soutirer de l’argent!... Ils appellent cela, entre eux, «carotter papa» ou «taper le beau-père.» Quelle honte!...

Avant-hier, écoutez-bien cela, mon gendre est venu me demander cent mille écus... et comme je les lui refusais, il m’a menacé, si je ne les lui donnais pas, de publier des lettres écrites par ma fille, par sa femme, à je ne sais quel cabotin!... Épouvanté, j’ai payé... Puis, le soir même, j’ai appris que le mari et la femme, ma fille et mon gendre, étaient d’accord pour cet ignoble chantage... Oui, j’en ai eu la preuve irrécusable... Sortant d’ici et ne devant pas rentrer de la journée chez lui, mon gendre a télégraphié à sa femme la bonne nouvelle... Dans sa joie, il s’est trompé d’adresse, et c’est ici que le télégramme a été apporté. Je l’ai ouvert, et j’ai lu: «Bébé chérie, papa beau-père a coupé dans le pont, j’ai décroché la timbale, il a casqué!...» Oui, voilà ce qu’il a osé écrire et remettre aux employés, signé de son nom, à l’adresse de sa femme...

L’épouvante gagnait Pascal...

Il se demandait s’il n’était pas dupe de quelque cauchemar absurde, si c’était bien vrai, ce qu’il entendait, bien réel...

C’est qu’il n’avait pas idée des drames abominables qui se jouent parfois au fond de ces hôtels dont le passant admire et envie les splendeurs...

Du moins, croyait-il la baronne terrassée, et pensait-il qu’il allait l’entendre tomber aux genoux de son mari.

Erreur!... Le son de voix de cette «femme forte» lui apprit que, bien loin de s’humilier, elle se révoltait.

—Que fait donc votre gendre que vous ne fassiez! s’écria-t-elle... C’est bien à vous de le blâmer, vraiment, vous qui traînez votre nom dans tous les tripots de l’Europe, vous...

—Malheureuse!... interrompit le baron, malheureuse!...

Mais se maîtrisant aussitôt:

—C’est vrai, répondit-il, avec une ironie navrante, c’est vrai, je joue... On dit: «Ce gros baron Trigault, quel drôle de corps, toujours les cartes à la main!...» Mais vous savez bien, vous, que j’ai le jeu en horreur, que je l’exècre... Seulement, lorsque je joue, j’arrive quelquefois à oublier... Il faut bien que j’oublie, n’est-ce pas?... J’avais d’abord essayé de boire, mais l’alcool me glaçait... j’avais la nausée sans l’ivresse. Alors j’ai eu recours aux cartes, et quand l’enjeu est considérable et de nature à compromettre ma fortune, je perds la conscience de mon malheur!

La baronne eut un petit ricanement sec comme la détente d’un ressort d’acier, et d’un ton de railleuse commisération:

—Pauvre baron! fit-elle. C’est sans doute aussi pour oublier que vous passez tout le temps où vous ne jouez pas près d’une certaine Lia d’Argelès... Elle est fort bien, cette dame; je l’ai aperçue au bois plusieurs fois...

—Ah! taisez-vous! s’écria le baron, taisez-vous!... N’insultez pas une malheureuse qui vaut mieux que vous...

Et sentant qu’il était à bout, qu’il cessait d’être maître de soi:

—Tenez, poursuivit-il d’une voix rauque, ne me bravez pas davantage... Sortez, ou je ne réponds plus de rien!...

Pascal entendit remuer une chaise, le parquet cria, et presque aussitôt une femme traversa rapidement le fumoir...

Comment ne l’aperçut-elle pas? cela tint à la place où il était, et aussi à ce qu’elle devait être extraordinairement agitée, malgré ses bravades...

Mais il la vit, lui, et il eut comme un éblouissement.

—Quelle ressemblance, mon Dieu!... murmura-t-il.

III

C’était comme une apparition étrange, inconcevable, et Pascal Férailleur se défendait en vain d’un mystérieux effroi, quand des pas pesants et mal assurés firent de nouveau craquer le parquet de la salle à manger.

Ce bruit lui rendit la conscience de la réalité.

—C’est lui, pensa-t-il, c’est le baron... il vient. S’il me trouve ici, je suis perdu: jamais il ne consentira à m’aider... Un homme ne pardonne pas à un autre homme d’avoir entendu ce que je viens d’entendre...

Pourquoi ne pas fuir, disparaître?... La carte portant le nom de Mauméjan, ne serait pas une preuve de sa visite... Il reverrait le baron plus tard, un autre jour, ailleurs qu’à son hôtel, pour n’être pas reconnu par les domestiques...

Toutes ces réflexions traversèrent son esprit comme l’éclair, et déjà il prenait son élan, quand un cri rauque le cloua sur place.

Le baron Trigault était debout dans le cadre de la porte de communication.

Son émotion, comme il arrive à tous les gens de forte corpulence, se trahissait par d’affreux désordres... Son visage était littéralement décomposé, il avait les lèvres plus blanches qu’un linge, et l’œil injecté comme après un coup de sang...

—Comment êtes-vous là?... demanda-t-il d’une voix étranglée.

—Vos domestiques m’ont fait entrer.

—Qui êtes-vous?

—Quoi!... monsieur, vous ne me reconnaissez pas!...

Pascal, dans son trouble, oubliait que le baron ne l’avait vu que deux fois... Il oubliait sa barbe coupée, ses vêtements presque misérables, toutes ses précautions pour se rendre méconnaissable.

—Je n’ai jamais connu personne du nom de Mauméjan, dit le baron.

—Eh!... Monsieur, ce nom n’est pas le mien... Avez-vous donc oublié l’honnête homme qui, chez Mme d’Argelès, est tombé dans le piége infâme que lui avait tendu le vicomte de Coralth?

Le baron se frappa le front.

—C’est vrai, fit-il, c’est vrai, je vous remets maintenant.

Et, torturé par le souvenir de l’affreuse explication qui venait d’avoir lieu:

—Depuis combien de temps êtes-vous ici? interrogea-t-il.

Fallait-il mentir ou confesser la vérité?...

Pascal hésita, mais son hésitation ne dura pas la dixième partie d’une seconde.

—Je suis ici depuis une demi-heure environ, répondit-il.

Un flot de sang empourpra les joues livides du baron, ses yeux étincelèrent et, à son geste menaçant, il fut aisé de voir que la tentation le prenait de se précipiter, pour l’étrangler, sur cet homme qui avait surpris les secrets honteux et terribles de son intérieur.

Mais ce fut le dernier effort de son énergie...

La scène atroce qu’il venait de subir l’avait brisé, et c’est d’une voix défaillante qu’il dit:

—Alors, vous n’avez pas perdu... un mot de ce qui... se disait de l’autre côté?

—Pas un.

Le baron s’affaissa sur le divan.

—Ainsi donc, murmurait-il, je ne suis plus seul à savoir... L’œil d’un étranger a plongé jusqu’au fond de l’abîme où je suis... Le secret de mes misères et de mon désespoir ne m’appartient plus!...

—Oh!... monsieur, interrompit Pascal, monsieur!... Avant de repasser le seuil de votre hôtel, j’aurai tout oublié... sur ce qu’il y a de sacré au monde, je vous le jure!

Il étendait la main comme pour prêter serment, et cette main loyale, le baron la saisit et la pressa avec une effusion douloureuse, en disant:

—Je vous crois!... vous êtes un homme d’honneur, vous... Il ne m’a fallu que vous voir chez vous pour en être sûr... Vous ne rirez pas de mon malheur, vous, ni de mes souffrances.

Il devait souffrir atrocement, en effet, car de grosses larmes roulaient lentement le long de ses joues.

—Que vous ai-je donc fait, ô mon Dieu!... poursuivait-il, pour me châtier si cruellement... J’ai toujours été bon et humain, cependant, et secourable pour qui m’implorait!... Seul, je suis seul!... J’ai une femme et une fille, et elles me fuient, elles me haïssent... Elles souhaitent ma mort, qui leur livrerait la clef de ma caisse... Quelle torture!... Dire que pendant des mois je n’osais pas manger chez moi, ni chez mon gendre, oui, voilà où j’en étais... Je craignais le poison, je ne touchais plus à un plat qu’après avoir vu ma fille ou ma femme y goûter... Pour éviter un crime, j’ai dû avoir recours à des précautions inouïes... J’ai dû placer ma fortune de telle sorte que si je mourais subitement il n’en reviendrait pas un sou à ma famille... Dès lors on a intérêt à ce que je vive!...

Il se dressa d’un air égaré, et saisissant le bras de Pascal qu’il serra à le briser:

—Et ce n’est rien encore! continua-t-il d’une voix rauque. Cette femme, la mienne... vous avez tout entendu, n’est-ce pas... il vous a été donné de mesurer la profondeur de son infamie et de sa scélératesse... Eh bien!... je l’aime.

Pascal recula d’un pas, et la stupeur lui arracha une exclamation...

—Oh!...

—Cela vous confond, n’est-ce pas?... C’est incompréhensible, en effet, inouï, monstrueux... mais c’est ainsi. C’est pour satisfaire ses goûts de luxe que j’ai voulu être riche à millions... Si j’ai acheté un titre qui est pour moi un ridicule de plus, c’est que je voulais contenter sa vanité... Quoi qu’elle ait fait, je ne puis cesser de voir en elle la chaste et belle jeune femme des premiers mois de notre mariage. C’est lâche, absurde, misérable... je le sais bien... mais c’est plus fort que moi, que ma volonté, que ma raison. Je l’aime jusqu’à la passion, jusqu’au délire, on ne peut pas s’arracher le cœur!...

Ayant dit, il se laissa retomber sur le divan et sanglota. Était-ce bien là ce trivial et jovial baron Trigault, que Pascal avait vu chez Mme d’Argelès... l’homme à la mine prospère, à l’aplomb superbe, au verbe haut, à la plaisanterie cynique, le coureur de tripots, l’ami de toutes les femmes faciles!...

Hélas, oui!... Mais le baron que connaissait le monde n’était qu’un comédien, et celui-ci était le véritable...

Au bout de cinq ou six minutes, cependant, il réussit à se maîtriser, et d’un ton relativement calme:

—Mais c’est trop s’occuper d’un mal incurable, fit-il... Parlons de vous, M. Férailleur. A quoi dois-je l’honneur de votre visite?

—A vos offres de l’autre jour, monsieur, à l’espoir que j’ai que vous m’aiderez à confondre la calomnie et à me venger de ceux qui m’ont perdu...

—Oh!... oui, je vous aiderai, s’écria le baron, et de tout mon pouvoir.

Mais l’expérience venait de lui rappeler le danger de parler les portes ouvertes, il se leva, ferma celles du fumoir, et revenant à Pascal:

—Expliquez-vous, monsieur, fit-il; en quoi puis-je vous être utile?

Ce n’est pas sans certaines appréhensions que Pascal s’était présenté chez le baron Trigault; mais, après ce qu’il avait entendu, il ne devait plus hésiter, ni craindre, il pouvait parler en toute sécurité.

—Je ne vous apprendrai rien, monsieur le baron, commença-t-il, en vous disant que M. de Coralth avait glissé dans le jeu les cartes préparées qui m’ont fait gagner... cela est de toute évidence... Quoi qu’il advienne, je me vengerai... Mais avant de le frapper, je veux atteindre l’homme dont il était le vil instrument.

—Quoi!... vous supposez...

—Je ne suppose pas... je suis sûr que M. de Coralth agissait pour le compte d’un misérable qui n’avait pas le courage de son infamie!...

—Possible!... Je ne vois guère de scélératesse qui puisse l’effrayer... Mais qui donc l’a employé à cette œuvre abominable de déshonorer un honnête homme!...

—Le marquis de Valorsay.

A ce nom, le baron bondit sur son divan.

—Impossible! s’écria-t-il, absolument impossible!... M. de Valorsay est incapable de la lâcheté dont vous l’accusez... Que dis-je? il est au-dessus même du soupçon. Voici bien des années que je le vois, et jamais je n’ai connu un homme plus loyal, plus honnête, plus brave. Pour tout dire, il est de mes amis, nous nous voyons presque tous les jours, et je l’attends aujourd’hui même.

—C’est cependant lui qui a poussé M. de Coralth.

—Mais pourquoi?... Dans quel but?...

—Pour épouser une jeune fille que j’aime... Elle... m’aimait, il a reconnu que j’étais un obstacle, il m’a supprimé, plus sûrement que s’il m’eût fait assassiner. Mort, elle m’eût pleuré... déshonoré, elle me repousse.

—Valorsay est donc fou de cette jeune fille?

—Elle lui est, je pense, parfaitement indifférente.

—Eh bien, alors?...

—Seulement, elle possède des millions...

Cette explication, on le voyait, était loin d’ébranler le baron Trigault.

—Le marquis, répondait-il, a cent cinquante ou deux cent mille livres de rentes en beaux biens au soleil; voilà sa justification. Avec cette fortune et son nom, en position de choisir entre toutes les héritières de France, pourquoi irait-il s’adresser à la femme que vous aimez!... Ah! s’il était pauvre, si sa fortune était compromise, s’il sentait, comme mon gendre, le besoin de redorer son blason...

Il s’arrêta; on frappait à la porte... Il cria d’entrer, et un valet parut qui lui dit:

—M. le marquis de Valorsay désirerait entretenir M. le baron.

C’était l’ennemi!... Une convulsion de rage crispa le visage de Pascal, mais ce fut tout. Il ne bougea pas, il ne prononça pas une parole.

—Priez M. le marquis de m’attendre à côté, dans la salle à manger, dit le baron, je le rejoins à l’instant.

Et le domestique s’étant retiré:

—Eh bien!... M. Férailleur, demanda-t-il, devinez-vous mes intentions?

—Je le crois, monsieur... Vous voulez probablement me mettre à même d’entendre l’entretien que vous allez avoir avec M. de Valorsay.

—Juste... Je laisserai la porte ouverte. A vous d’écouter.

Ce mot «écouter» avait été, certes, prononcé sans amertume, sans reproche, et cependant Pascal ne put s’empêcher de rougir et de baisser la tête.

—Je veux vous prouver, poursuivit le baron, que vos soupçons s’égarent. Fiez-vous à mon adresse pour vous le démontrer... Je saurai conduire la conversation comme un interrogatoire, de telle sorte qu’après le départ du marquis vous serez bien forcé de confesser que vous vous trompiez...

—Ou vous reconnaîtrez que j’avais raison, monsieur.

—Soit! Personne n’est à l’abri d’une erreur, et je ne suis pas têtu.

Il se levait, Pascal le retint.

—Je ne sais déjà, monsieur, prononça-t-il, comment vous témoigner ma gratitude, et cependant... si j’osais... si je ne craignais d’abuser, je vous demanderais encore un service.

—Parlez, monsieur Férailleur.

—Alors, voici: Je ne connais pas le marquis de Valorsay... Si, au lieu de laisser la porte grande ouverte, vous la laissiez seulement entre-bâillée, j’entendrais aussi distinctement et je pourrais regarder, voir...

—Entendu!... répondit le baron.

Et ouvrant la porte de communication, il parut dans la salle à manger, la main amicalement tendue, et disant de sa meilleure voix:

—Excusez-moi, cher ami, de vous avoir laissé seul... On m’a remis votre lettre ce matin, et je vous attendais, mais il m’est survenu une affaire... Vous allez bien, d’ailleurs?...

A l’entrée du baron, le marquis de Valorsay s’était vivement avancé vers lui.

Ou il avait imaginé un nouveau plan et l’espoir lui revenait, ou il avait sur lui-même une terrible puissance. Jamais il n’avait paru plus calme. Jamais son visage n’avait mieux exprimé l’insouciance hautaine, la satisfaction de soi et le dédain des autres, qui sont le comble de la distinction.

Il était mis avec plus de recherche encore que d’ordinaire, avec un goût parfait, du reste, et son valet de chambre s’était surpassé en le coiffant... on eût juré qu’il avait encore beaucoup de cheveux.

S’il éprouvait quelque émotion intérieure, elle ne se trahissait que par la roideur de sa coquine de jambe droite, la jambe cassée à la Marche.

—C’est à vous qu’il faut demander comment va la santé, dit-il au baron, vous paraissez tout agité, votre cravate est à demi dénouée...

Et montrant à terre des débris de porcelaines brisées:

—Déjà en voyant cela, je me demandais s’il était arrivé quelque accident.

—La baronne s’est trouvée mal en déjeunant, et cela m’a un peu ému... Mais ce n’est rien... elle est remise déjà, et vous pouvez compter sur elle demain pour applaudir votre victoire aux courses de Vincennes. Elle a je ne sais combien de centaines de louis engagés sur vos chevaux.

Le marquis eut un geste de cordial regret.

—Par ma foi! fit-il, Mme la baronne joue de malheur!... Je ne cours pas à Vincennes, j’ai déclaré forfait. Je ne fais plus courir...

—Allons donc!

—C’est ainsi... J’ai été amené à cette détermination irrévocable par l’infâme calomnie qu’on débite sur mon compte.

Ce n’était rien, cette réponse, et cependant elle troubla en quelque chose l’assurance du baron Trigault.

—On vous calomnie!... murmura-t-il.

—Abominablement!... Dimanche dernier, le meilleur cheval de mon écurie, Domingo est arrivé mauvais troisième... Domingo était grand favori... vous voyez d’ici les déceptions!... Alors, savez-vous ce qu’on a prétendu?... On a dit que je pariais sous-main contre mon propre cheval, que j’avais intérêt à ce qu’il fût battu, par conséquent, et que je m’étais entendu avec mon jockey... Cela se fait tous les jours, je le sais, ce n’en est pas moins une infamie!...

—Qui donc a dit cela?...

—Eh!... le sais-je!... Le sûr, c’est qu’on l’a crié partout et qu’on l’a même imprimé, mais avec des formes si discrètes qu’il n’y avait pas moyen d’en demander raison. C’eût été se reconnaître. On est allé jusqu’à dire que cette supercherie me rapportait une somme énorme, et que, pour parier, j’avais employé comme prête-noms Rochecotte, Kervaulieu, Coralth et deux encore...

Le baron eut un soubresaut si violent que M. de Valorsay le remarqua, mais il n’en comprit pas la cause.

Vivant dans le monde de la baronne Trigault et connaissant ses histoires, il pensa que le nom de Coralth avait irrité le baron, et il s’en voulut de l’avoir prononcé.

—Ainsi, continua-t-il vivement, ne soyez pas surpris si la semaine prochaine vous voyez annoncer la vente de mon écurie de courses...

—Quoi!... vous allez vous défaire...

—De tous mes chevaux, oui, baron... J’en ai dix-neuf, ce sera bien le diable si je n’en tire pas huit ou dix mille louis!... Domingo seul vaut plus de quarante mille francs...

Parler de vendre, de se défaire de quelque chose qu’on possède, parler de l’argent qu’on espère réaliser... voilà qui sonne mal aux oreilles! Qui dit vente, dit besoin d’argent, c’est-à-dire insuffisance du revenu, c’est-à-dire ruine prochaine... Le baron eut mille peines à retenir certain claquement de langue qui lui était habituel quand on lui offrait, au jeu, quelque valeur douteuse.

—Tant que les chevaux de courses n’ont été qu’un luxe de grand seigneur, poursuivait le marquis, je me le suis passé... Du moment où ils deviennent une simple spéculation, un peu moins hasardeuse que celles de la Bourse, je me retire... Une écurie de courses, maintenant, se monte par actions, comme une raffinerie... je n’en suis plus. Un particulier ne lutte pas contre une société... il lui faudrait une fortune comme la vôtre, baron... et encore!...

Était-ce bien M. de Valorsay qui parlait ainsi, de l’air le plus sérieux!... Le baron en était un peu plus que surpris.

—Cela vous fera toujours une économie de cinquante, ou soixante mille francs par an, observa-t-il.

—Dites du double, et vous serez encore au-dessous de la vérité... Eh!... cher baron, en seriez-vous encore à apprendre qu’il n’y a rien de si ruineux qu’une écurie!... C’est pis que le jeu, et les femmes, en comparaison, sont une économie réelle... Ninette me coûte moins cher que Domingo, son cocher, son entraîneur et ses palefreniers. Mon homme d’affaires prétend que les vingt-trois mille francs de prix que j’ai gagnés en 1867 me reviennent à près de cent mille écus.

Se vantait-il, disait-il vrai?... Toujours est-il que le baron, qui connaissait bien sa vie, se livrait à un rapide calcul mental.

—Que dépense donc Valorsay bon an mal an, comptait-il. Mettons pour son écurie, 250,000 francs...; pour Ninette Simplon, 40,000 francs; pour son train de maison, 80,000 francs...; pour les déplacements et le jeu, 30,000 francs...; pour les cigares, les fantaisies et l’imprévu, 30,000 francs... Tout cela, à vue de nez, fait quelque chose comme 430,000 francs par an!... Les avait-il?... Non. Il aurait donc mangé au sac... il serait donc ruiné!... Diable!...

Le marquis, lui, poursuivait gaiement:

—Vous le voyez, je me range!... Hein!... cela vous surprend?... Et moi, donc!... Mais il faut faire une fin, n’est-ce pas?... Je commence à trouver que la vie de garçon n’est pas drôle: il y a des rhumatismes à l’horizon, j’ai l’estomac délabré... bref, je me sens mûr pour le mariage, baron, et... je me marie.

—Vous!...

—Moi-même... Comment!... vous ne l’aviez pas entendu dire? Il y a trois jours que je l’ai annoncé officiellement en plein cercle.

—J’ignorais!... Il est vrai que depuis trois jours je n’ai pas mis les pieds au cercle. J’ai lié une partie avec Kami-Bey, vous savez, ce Turc si riche, et comme nous faisons des séances de huit et dix heures, nous jouons chez lui, au grand hôtel, c’est plus commode!...

—Comme cela, je comprends...

N’importe!... le baron avait l’air d’un homme qui tombe des nues.

—Ah! vous vous mariez, reprit-il... Eh bien!... je connais une personne qui ne doit pas être ravie.

—Qui donc?...

—Ninette Simplon, parbleu!...

M. de Valorsay éclata de rire.

—Bast! fit-il, qui m’empêchera...

Mais il se reprit aussitôt, et d’un ton dégagé:

—Elle sera vite consolée, dit-il. Ninette Simplon est une fille d’ordre, baron, à ce point que je l’ai toujours soupçonnée d’avoir un livre de recettes en place de cœur... Je lui connais 300,000 francs, pour le moins, en bonnes et sûres valeurs; son mobilier et ses diamants valent autant... pourquoi me regretterait-elle!... Ajoutez que je lui ai promis cinquante billets de mille francs pour s’essuyer les yeux le jour de ma noce, et vous comprendrez qu’elle voudrait déjà me voir marié!...

En apparence, le baron Trigault accordait au marquis de Valorsay toute son attention, et la plus bienveillante.

En réalité, il ne songeait qu’à Pascal Férailleur, et son œil, à toute minute, se coulait sournoisement vers la porte de communication.

—Quelles doivent être, pensait-il, les réflexions de ce malheureux jeune homme?

C’est que lui-même se sentait singulièrement troublé.

Entré dans la salle à manger, sans l’ombre d’un soupçon, il ne savait plus maintenant que croire, tant Valorsay, en un quart d’heure de conversation, s’était battu en brèche et démoli lui-même.

Libre et maître de sa conduite, le baron n’eût pas poussé plus loin l’interrogatoire si habilement déguisé, où Valorsay se laissait prendre. Ayant toujours à craindre que le monde ne s’occupât de sa vie privée, jamais il ne s’inquiétait de l’existence des autres. Par principe, et plus encore par nécessité, il professait et pratiquait le système de l’indulgence et de l’absolution quand même. Enfin, il lui répugnait beaucoup de tendre un piége à son hôte.

Mais il avait promis à Pascal de tout faire pour découvrir la vérité, et personnellement, il avait un intérêt énorme à ce qu’elle éclatât.

—Je comprends, dit-il au marquis, Ninette Simplon ne vous tracassera pas... Ce que je conçois moins, c’est que vous parliez d’économie à la veille d’un mariage qui va sans doute doubler, pour le moins, votre fortune... Vous n’aliénez pas, j’en suis bien sûr, votre liberté, sans de bonnes et solides raisons, sonnantes et ayant cours...

—Erreur!...

—Comment, erreur!...

—A vous, cher baron, je puis l’avouer, la jeune fille que j’épouse n’a pas un sou... Ma future n’a d’autre dot que ses yeux noirs... il est vrai qu’ils sont superbes.

Cela, plus que tout le reste, était renversant, et détruisait,—en apparence du moins—les allégations de Pascal.

—Est-ce bien vous qui parlez! fit le baron. Vous, un homme positif et pratique, vous donnez dans les grands sentiments...

—Mon Dieu! oui...

Ne voyant nul inconvénient à laisser paraître sa stupeur, le baron ouvrait des yeux énormes.

—Ah ça, fit-il, vous adorez donc votre future...

—Adorer est faible.

—Il me semble que je rêve!...

Valorsay haussa les épaules de l’air d’un homme qui a pris son parti d’un ridicule qu’on lui découvre, et d’un ton habilement nuancé de sentimentalité et d’ironie:

—Je sais, dit-il, que mon aventure est du dernier bouffon et qu’on se moquera de moi outrageusement au cercle... Ma foi!... tant pis!... j’ai toujours eu le courage de mes opinions. Je suis amoureux, mon cher baron, ni plus ni moins qu’un lycéen... Amoureux à ce point d’aller le soir rôder autour de la maison de ma belle dans l’espoir de l’entrevoir... Comment cela m’a pris, le diable m’emporte si je saurais le dire!... Le sûr, c’est que je suis pris. Je me croyais usé, fané, flétri, blasé, fini, je me vantais d’être invulnérable... Ah bien oui!... Un beau matin je me suis éveillé avec un cœur de vingt ans dans la poitrine, un cœur qui au moindre regard battait la chamade et m’envoyait au visage des flots de pourpre... Naturellement, j’ai essayé de me raisonner, je me suis fait honte... A quoi bon! Mieux je me démontrais ma folie, plus je m’y obstinais... Après cela, peut-être la folie n’est-elle pas si grande... On ne rencontre pas deux fois une beauté si parfaite unie à tant de grâces pudiques, tant de noblesse et de passion, tant de candeur et une intelligence si vive... Je me propose d’abandonner Paris... Ma femme et moi voyagerons d’abord en Italie, nous reviendrons ensuite nous établir à Valorsay, comme deux tourtereaux... Parole d’honneur, je me fais une délicieuse image de la vie calme que nous mènerons là-bas... Un vieux corrompu comme moi ne méritait pas tant de bonheur. Décidément, je suis né sous une heureuse étoile!

Moins préoccupé, il eût distingué le son rauque d’un blasphème étouffé, derrière la porte, et que là s’amassait un orage qui allait voiler cette étoile dont il parlait.

Moins absorbé par le rôle qu’il jouait, il eût vu passer sur le front de son interlocuteur l’ombre de réflexions étranges et périlleuses pour lui.

C’est que le baron savait observer, c’est qu’il ne trouvait pas d’un bien franc aloi cette exaltation passionnée.

—Je vois votre affaire, mon cher marquis, dit-il, vous aurez rencontré la descendante de quelque grande et illustre famille ruinée...

—Vous n’y êtes pas... Ma future n’a d’autre nom que son prénom de Marguerite.

—C’est tout à fait du roman, alors!...

—Vous l’avez dit, du roman. Connaissiez-vous le comte de Chalusse, qui vient de mourir?...

—Non... mais j’en ai ouï parler très-souvent.

—Eh bien! c’est sa fille que j’épouse, sa fille naturelle.

Le baron tressaillit.

—Permettez! fit-il. M. de Chalusse était effroyablement riche, il était garçon. Comment sa fille, encore que ce ne soit que sa fille naturelle, se trouve-t-elle sans le sou?

—Une fatalité!... M. de Chalusse est mort subitement; il n’a pu ni lui léguer sa fortune ni la reconnaître...

—Comment n’avait-il pas pris ses précautions?

—Ah! voilà. Il y avait à une reconnaissance des difficultés de toutes sortes, et même des dangers. Mlle Marguerite avait été abandonnée, je devrais dire perdue, par sa mère, à l’âge de cinq ou six mois, et il n’y a pas bien des années que M. de Chalusse, après mille démarches, l’avait enfin retrouvée...

Ce n’était plus pour le compte de Pascal, c’était pour le sien propre, que le baron Trigault écoutait de toute la force de son attention.

—C’est fort curieux, répétait-il, faute de trouver autre chose à dire, c’est fort curieux!...

—N’est-ce pas?... C’est tout une histoire.

—Et serait-il... indiscret...

—De me la demander? Certes non. M. de Chalusse me l’a racontée, mais fort en gros, vous comprenez, sans détails... Étant jeune, M. de Chalusse s’était épris d’une charmante jeune femme dont le mari, un digne et naïf garçon, était allé tenter fortune en Amérique... Elle résista un peu, étant honnête, mais si peu, que l’année même du départ de son mari, elle mettait au monde une jolie petite fille, qui est Mlle Marguerite... Aussi, pourquoi l’autre s’en allait-il en Amérique?

—Oui!... balbutia le baron, pourquoi?...

—Tout marchait au mieux, quand M. de Chalusse fut forcé de partir à son tour pour l’Allemagne, où on avait découvert, lui écrivait-on, une sœur à lui, qui s’était enfuie de la maison paternelle, avec on ne sait qui... Il y était depuis quatre mois, quand la poste, un matin, lui apporta une lettre où sa jolie maîtresse lui disait: «Nous sommes perdus, mon mari est à Marseille, il sera ici demain; ne cherchez jamais à me revoir... craignez tout de lui... Adieu!...» Sur cette lettre, M. de Chalusse se jeta dans une chaise de poste et reprit avec une foudroyante rapidité la route de Paris... Il voulait sa fille, il la voulait absolument!... Il arriva trop tard. A la nouvelle du retour de son mari, la jeune femme avait perdu la tête; elle n’avait plus eu qu’une idée: cacher sa faute, à tout prix. Et de nuit, déguisée, avec mille précautions, elle était allée déposer sa petite Marguerite sous une porte; aux environs des Halles...

Il s’interrompit tout à coup, et vivement:

—Mais qu’avez-vous, cher baron, s’écria-t-il, qu’avez-vous?... Qu’est-ce qui vous prend?... Vous trouvez-vous mal?... Faut-il que je sonne?...

C’est que le baron, en effet, était plus blême que si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang; un grand cercle bleuâtre, sanguinolent comme une meurtrissure, s’élargissait de plus en plus autour de ses yeux.

Interpellé, il fit un effort, et d’une voix étranglée:

—Ce n’est rien, fit-il... Oh! rien du tout... Un éblouissement... il passe... il est passé!

Mais il se sentait si faible sur ses jambes qu’il s’assit en murmurant:

—Je vous en prie, marquis... continuez, c’est très-curieux, très-curieux.

M. de Valorsay poursuivit:

—Le mari était un garçon naïf, incontestablement, mais c’était aussi, paraît-il, un homme d’une énergie redoutable... Ayant appris que sa femme avait eu un enfant en son absence, il se mit à remuer ciel et terre pour retrouver non-seulement l’enfant, mais encore le père... Il avait fait serment de les tuer l’un et l’autre, et c’était un gaillard à tenir son serment sans plus se soucier de la guillotine que d’une chiquenaude... Et s’il vous faut une preuve de la force de son caractère, la voici: Il eut le courage inouï de ne rien dire à sa femme, de ne pas lui adresser un reproche et de se montrer pour elle ce qu’il était avant son voyage... Mais il l’épiait ou la faisait épier nuit et jour, persuadé qu’elle finirait par commettre quelque imprudence... Elle était fine, heureusement; elle découvrit que son mari savait tout et prévint M. de Chalusse, dont elle sauva ainsi la vie...

Que le marquis de Valorsay ne comprît pas que son récit était la seule cause du trouble où il voyait le baron, cela s’explique.

Quel rapport concevoir entre le richissime baron Trigault et le pauvre diable qui était allé tenter fortune en Amérique!...

Quel rapprochement imaginer entre le partner de Kami-Bey, l’ami de Mme Lia d’Argelès, le joueur enragé, et ce mari si amoureux que dix années durant, il avait poursuivi l’homme qui, en lui volant sa femme, lui avait volé le bonheur de sa vie entière!...

Ce qui d’ailleurs eût dissipé les soupçons du marquis, s’il en eût eu, c’est qu’en arrivant il avait trouvé le baron très-ému, c’est que depuis un moment il le voyait revenir à soi, petit à petit, et se remettre...

Et il continuait, du ton léger et gouailleur qui lui était habituel... Car ne s’étonner ni ne s’émouvoir de rien, se moquer de tout, afficher un mépris profond des sentiments qui agitent le vulgaire, c’est le genre suprême, le goût, le «chic.»

—Nécessairement, cher baron, disait-il, je vous passe quantité de détails... Ce brave M. de Chalusse n’était pas explicite, il s’en faut, quand il arrivait à cette période de ce qu’il appelait ses malheurs... A travers ses réticences, cependant, j’ai cru comprendre qu’il avait été trompé à son tour et j’ai flairé certaines histoires de papiers volés, de titres rachetés à des créanciers, qui ne sont pas le dernier mot de l’honnêteté...

Ce que je puis vous affirmer, par exemple, c’est que la vie entière de M. de Chalusse a été troublée par le souvenir du mari qu’il avait outragé... C’était chez lui une idée fixe qu’il mourrait de la main de cet homme... il l’apercevait partout. S’il sortait seul, à pied, le soir, ce qui était excessivement rare, il ne tournait le coin des rues qu’avec d’infinies précautions; il lui semblait toujours voir reluire dans l’ombre un poignard ou le canon d’un pistolet...

Jamais je ne croirais à cette inconcevable frayeur d’un homme d’ailleurs très-brave, si lui-même ne me l’avait confessée...

Il est resté dix ou douze ans sans oser faire la moindre démarche pour retrouver sa fille, tant il craignait d’attirer l’attention de son ennemi... Ce n’est qu’au bout de ce temps, et quand il lui fut prouvé que le mari, découragé, avait cessé ses investigations, qu’il commença les siennes... Elles furent longues et laborieuses, mais enfin elles réussirent, et il arriva jusqu’à son enfant, grâce surtout à l’habileté d’un mauvais drôle, sorte de mouchard bourgeois, nommé Fortunat.

Le baron eut un mouvement de vive curiosité, aussitôt réprimé.

—Drôle de nom!... remarqua-t-il.

—Et ajoutez que son prénom est Isidore! Ah! c’est un doucereux et dangereux gredin, un scélérat de la pire espèce, qui a mérité cent fois le bagne... Comment le laisse-t-on exercer ses malpropres industries? C’est ce que je ne m’explique pas. Le positif, c’est qu’il les exerce en plein soleil, en plein Paris, au su et vu de tous, place de la Bourse.

Nom, prénom et adresse se gravèrent dans la mémoire du baron pour ne s’en effacer plus.

Et l’autre poursuivait.

—Mais ce pauvre comte n’avait pas de chance... Le mari l’avait à peine lâché, il commençait tout juste à respirer, que la femme à son tour l’entreprit... C’était, d’après ce que j’en sais, une de ces terribles et obsédantes créatures qui feraient prendre en haine leur sexe tout entier... Sous prétexte que le comte l’avait détournée de son devoir, qu’il avait brisé sa vie et détruit son bonheur, elle prétendait en faire sa proie et s’ingéniait à le torturer avec des raffinements de cruauté que n’auraient pas des sauvages...

Elle ne voulait pas absolument que M. de Chalusse prît leur fille près de lui, ni surtout qu’il l’adoptât... Elle soutenait que ce serait une imprudence qui tôt ou tard mettrait son mari sur leurs traces. Et comme le comte semblait résolu à passer outre, elle lui déclara que plutôt de l’endurer, elle avouerait tout à son mari.

—M. le comte de Chalusse était un homme patient, ricana le baron.

M. de Valorsay eut un petit sifflement ironique.

—Pas tant que vous croyez, répondit-il... Sa soumission devait tenir à quelque raison secrète qu’il ne m’a pas confiée... Il y aurait sous tout cela quelque grosse infamie que je n’en serais pas bien surpris... En tout cas, le pauvre comte avait fait l’impossible pour échapper à cette terrible femme... Il s’était réfugié à Cannes, elle l’y relança... Pendant je ne sais combien de mois, il voyagea en Italie sous un faux nom... peine perdue! Il en était réduit à cacher sa fille dans quelque couvent de province...

Dans les derniers mois de sa vie, cependant, il avait obtenu la paix... c’est-à-dire qu’il l’avait achetée. Le mari de la dame n’est pas riche ou est avare, et elle aime le luxe passionnément, jusqu’à la démence... M. de Chalusse lui faisait une assez grosse pension et payait ses toilettes.

Le baron se dressa tout d’une pièce, comme s’il eût été mû par un ressort. Ça, c’était le comble.

—Oh! la misérable!... gronda-t-il.

Mais il se rassit aussitôt, et l’exclamation étonna si peu M. de Valorsay, qu’il conclut tranquillement:

—Voilà, baron, comment et pourquoi ma bien-aimée Marguerite, la future marquise de Valorsay, n’a pas mille francs de dot...

Ce fut un regard d’angoisse, que le baron jeta vers la porte du fumoir... Il l’avait entendue remuer... Il frémit à l’idée de Pascal, fou de colère et de jalousie, entrant et se précipitant sur le marquis...

Cette situation excessive et périlleuse ne pouvait durer, il le comprit. Lui-même d’ailleurs était à bout de forces et de dissimulation...

Aussi, remettant à un autre moment toutes les questions qu’il avait encore à adresser à M. de Valorsay, se décida-t-il à interrompre brusquement ses confidences.

—Parole d’honneur!... fit-il avec un rire forcé, je m’attendais à mieux... Cela débute comme un roman d’amour et finit platement comme une histoire réelle... par de l’argent! Ah! elles vont bien, les femmes mariées!... Elles vous plument un amoureux et le mettent dans le cas de se brûler la cervelle aussi vivement que la première coquine venue!...

En sa qualité d’archimillionnaire et de gros joueur, le baron Trigault jouissait de toutes sortes d’immunités et de priviléges.

Il était de ces gens adroits qui font profession d’être brutaux en diable, mal élevés, cyniques et effrontés, qui déclarent que ce n’est pas leur faute, qu’il faut les prendre comme ça, et que le monde bêtement accepte «comme ça.»

Cependant sa brusquerie avait eu quelque chose de si offensant qu’en toute autre circonstance le marquis s’en fût formalisé.

Mais il avait toutes sortes de raisons de filer doux; il prit le parti de rire.

—Toujours le même, donc, baron, fit-il. Vous n’avez pas touché une carte de la matinée et les mains vous démangent... Excusez-moi de vous faire gaspiller votre temps, comme vous dites, ce que vous venez d’entendre était une préface nécessaire...

—Ce n’était qu’une préface?...

—Oui, mais rassurez-vous, j’ai fini et j’arrive à l’objet de ma visite...

Il était connu que le baron Trigault jouissait d’au moins huit cent mille livres de rentes... C’est pourquoi, bon an, mal an, il recevait pour plus d’un million de demandes de secours ou de prêts... c’est pourquoi il n’avait pas de rival pour flairer un solliciteur.

—Dieu me pardonne!... pensa-t-il, Valorsay va me demander de l’argent.

Il est sûr que la brillante désinvolture du marquis voilait mal un certain embarras, et que sa langue remuait péniblement les mots.

—Donc, je me marie, disait-il, je romps avec la vie de garçon... je me range. C’est vous dire, mon cher baron, que je vais avoir à nettoyer ma situation... La corbeille, les deux fêtes que je me propose de donner, les restaurations de Valorsay, un voyage avec ma femme... tout cela va me coûter les yeux de la tête.

—Les yeux de la tête, c’est le mot.

—Eh bien!... contrairement à ce qui arrive à ceux qui épousent une dot, je crains de me trouver à court... Cela me tracassait un peu, quand j’ai pensé à vous... Je me suis dit: «le baron qui a toujours des fonds disponibles, me rendra le service de mettre cinq mille louis à ma disposition pour un an...»

Les yeux du baron ne quittaient pas le marquis.

—Sacrebleu!... fit-il d’un ton fâché... c’est que... je ne les ai pas...

Ce ne fut pas un désappointement plus ou moins grand qu’exprima le visage du marquis, ce fut un immense désespoir aussitôt dissimulé.

Mais le baron avait vu, d’autant mieux vu que sa réponse était un de ces piéges familiers aux banquiers... A l’impression que produit une première fin de non recevoir, ils jugent de l’urgence du besoin...

Le baron estima M. de Valorsay complétement ruiné... Néanmoins, comme il n’entrait pas dans ses vues de refuser, il s’empressa d’ajouter:

—Quand je dis que je ne les ai pas, j’entends... là, sous la main... Mais je les aurai avant quarante-huit heures, et si vous voulez vous trouver chez vous, après-demain, vers cette heure-ci, je vous enverrai un de mes hommes d’affaires qui s’entendra avec vous quant aux conditions.

Le marquis avait l’instant d’avant laissé paraître quelque chose de ses nouvelles angoisses... Il sut cette fois garder le secret de la joie immense qui l’inonda. C’est du ton le plus naturel, et comme s’il se fût agi d’une chose toute simple, qu’il remercia le baron... Mais il lui tardait d’être dehors... Il expédia quelques phrases banales et sortit en répétant: «—A après-demain...»

Le baron, lui, s’affaissa sur un fauteuil...

Martyr d’une passion plus forte que sa raison, victime d’un amour indigne et fatal qu’il n’avait pu arracher de son cœur, le baron Trigault avait eu, en sa vie, des instants atroces.

Mais jamais il n’avait été plus écrasé qu’en ce moment, où le hasard lui livrait le secret qu’il avait vainement poursuivi tant d’années.

Toutes les plaies de son âme, dont le temps avait engourdi la douleur, se rouvrirent plus cuisantes, comme une blessure à demi cicatrisée dont on arracherait l’appareil.

Rien n’avait servi, rien, de tout ce qu’il avait tenté pour retenir sur la pente de l’ignominie cette femme qui portait son nom, qu’il aimait et qu’il haïssait avec une égale fureur.

—Elle extorquait de l’argent au comte de Chalusse, pensait-il; elle le faisait chanter! Elle lui vendait le droit d’adopter leur fille!...

Bizarrerie de l’esprit humain!... C’était cette circonstance, presque futile, parmi tant d’autres, vraiment abominables, qui transportait de rage le malheureux baron. A quoi donc lui servait d’être devenu l’un des hommes les plus riches de Paris!... Il donnait à sa femme, uniquement pour sa toilette et ses caprices, 8,000 francs par mois, près de 100,000 francs par an; il n’y avait pas de trimestre où il ne lui payât pour une bonne somme de dettes, et, malgré tout, elle exigeait de l’argent de l’homme qui jadis l’avait aimée...

—Que fait-elle de tout cela? grondait le baron, ivre de douleur et de colère... Par quel miracle de profusion réussit-elle à dissiper les revenus de plusieurs millions!...

Un nom, le nom de Fernand de Coralth, montait à ses lèvres... mais il ne le prononça pas. Il venait de s’apercevoir enfin de la présence de Pascal; il l’avait oublié.

—Eh bien! M. Férailleur, fit-il de l’air d’un homme qui s’éveille en sursaut, après quelque terrible cauchemar.

Pascal essaya de répondre, il ne put, tant ses pensées tourbillonnaient dans son cerveau.

—Vous avez entendu M. de Valorsay? poursuivit le baron. Maintenant nous savons, à n’en pouvoir douter, qui est la mère de Mlle Marguerite... Que faire?... Que feriez-vous à ma place?

—Eh! monsieur, le sais-je!...

—Vrai, votre première pensée ne serait pas une pensée de vengeance?... Ç’a été la mienne... Mais de qui me venger?... Du comte de Chalusse? Il est mort... De ma femme? Oui, je le devrais, mais je n’en aurais pas le courage... Reste Mlle Marguerite...

—Mais elle est innocente, elle, monsieur, mais elle ne vous a jamais offensé...

Cette exclamation, le baron ne sembla pas l’entendre.

—Et que faudrait-il, poursuivit-il, pour que Mlle Marguerite fût, sa vie durant, la plus misérable des créatures... simplement favoriser son mariage avec le marquis... Ah! il lui ferait expier cruellement le crime de sa naissance...

—Mais vous ne ferez pas cela, s’écria Pascal hors de lui, ce serait une effroyable lâcheté, et je ne le permettrais pas... Jamais, je le jure devant Dieu, jamais, moi vivant, Valorsay n’épousera Marguerite... Il se peut que je sois vaincu dans la lutte que j’entreprends; il se peut qu’il la conduise jusqu’au seuil de l’église, mais là, il me trouvera, armé... et je ferai justice... On fera de moi après ce qu’on voudra!...

Le baron le considérait avec une émotion extraordinaire.

—Ah!... vous savez aimer, vous!...

Et d’une voix sourde, il ajouta:

—Voilà comment j’aimais la mère de Marguerite!...

Le déjeuner n’avait pas été desservi, et il restait sur la table une carafe pleine d’eau; le baron s’en versa coup sur coup deux grands verres qu’il but avec une avidité fiévreuse, puis il se mit à marcher, comme au hasard, autour de la salle.

Pascal se taisait...

Il lui semblait que c’était sa destinée qui s’agitait dans l’esprit de cet homme, et que de sa décision dépendait l’avenir...

L’accusé qui attend le verdict du jury n’a pas de pires angoisses.

Enfin, au bout d’une minute, un siècle, le baron s’arrêta.

—Après comme avant, M. Férailleur, prononça-t-il d’un ton brusque, je suis pour vous et avec vous... Donnez-moi la main... bien!... Les honnêtes gens se doivent aide et assistance, quand les coquins triomphent. Nous vous réhabiliterons, monsieur!... Nous démasquerons Coralth, le misérable, nous écraserons Valorsay, s’il a été vraiment l’instigateur de l’infamie qui vous a perdu.

—Quoi! monsieur, après votre conversation avec lui, vous doutez encore!

Le baron hocha la tête.

—Que Valorsay soit ruiné, répondit-il, je n’en doute aucunement... Je gagerais que mes cent mille francs sont perdus si je les lui prête... Je jurerais volontiers qu’ainsi qu’on l’en accuse, il pariait contre son cheval et l’a empêché de gagner.

—Vous voyez donc bien...

—Pardon... tout cela ne m’explique pas la prodigieuse différence de vos allégations et de ses dires... Vous assurez qu’il se soucie fort peu de Mlle Marguerite, lui prétend qu’il l’adore...

—Oui, monsieur, oui, le misérable a osé! Ah!... si je n’avais pas été retenu par la crainte de compromettre ma vengeance!...

—Je comprends, mais laissez-moi finir... Selon vous, Mlle Marguerite a des millions... D’après lui, elle n’a pas cent louis de dot... Qui a raison?.... Je crois que c’est lui, son emprunt de cent mille francs le prouve, et d’ailleurs il n’avancerait pas aujourd’hui un mensonge qui se découvrirait demain... Or, s’il dit vrai, il est impossible d’expliquer par la cupidité et son mariage et le guet-apens dont vous êtes victime...

Cette objection s’était déjà présentée à l’esprit de Pascal, mais il ne s’y était pas arrêté. Il réfléchit et trouva une explication qui lui parut plausible.

—M. de Chalusse n’était pas mort, dit-il, quand M. de Coralth et M. de Valorsay ont arrêté le plan qui devait les débarrasser de moi... par conséquent, Mlle Marguerite avait encore des millions.

—C’est une réponse... Au lendemain du crime, les deux complices ont reconnu qu’il ne leur serait d’aucune utilité, je vous le concède... Mais, en ce cas, comment se fait-il que le marquis ait persisté?

Pascal chercha, ne trouva rien, et se tut.

—Tenez, reprit le baron, il doit y avoir là-dessous quelque mystère d’iniquité que ni vous ni moi ne soupçonnons...

—C’est ce que ma mère me disait, monsieur.

—Ah!... c’est l’opinion de Mme Férailleur!... Alors elle est bonne. Voyons, raisonnons un peu... Mlle Marguerite vous aimait...

—Oui.

—Et elle vous a repoussé, tout à coup.

—Elle m’a écrit que le comte de Chalusse, à son lit de mort, lui avait arraché le serment d’épouser le marquis de Valorsay.

Le baron bondit sur sa chaise.

—Arrêtez! s’écria-t-il, arrêtez... Nous tenons peut-être le bout du fil qui nous conduira jusqu’à la vérité... Ah! Mlle Marguerite vous a écrit que M. de Chalusse, mourant, lui avait ordonné d’épouser le marquis! M. de Chalusse aurait donc eu sa pleine connaissance avant de rendre le dernier soupir!

D’un autre côté, Valorsay prétend que si Mlle Marguerite est sans ressources, c’est que le comte est mort trop subitement pour pouvoir écrire et signer deux lignes... Peut-on concilier ces deux versions, M. Férailleur?... Évidemment non. Donc, l’une des deux est fausse. Laquelle?... C’est ce qu’il faut chercher... Quand reverrez-vous Mlle Marguerite?...

—Elle m’a ordonné, monsieur, de ne jamais chercher à la revoir.

—Eh bien!... il faut lui désobéir, et tâcher d’arriver jusqu’à elle sans que personne le sache... Elle doit être épiée... n’écrivez pas, surtout!...

Il se recueillit, et après un moment:

—Nous arriverons peut-être, reprit-il, à la certitude morale de la complicité de Valorsay et de Coralth... Mais de là à l’établir par des preuves matérielles, il y a un abîme... Deux vils gredins qui s’associent pour égorger un honnête homme ne signent point de contrat par devant notaire... Des preuves! où en prendre?... Il faudrait gagner quelque intime de Valorsay. Mieux vaudrait peut-être tâcher de faire admettre près de lui un homme à nous, qui observerait sa vie, qui s’insinuerait dans sa confiance...

D’un geste brusque, Pascal interrompit le baron; l’espérance maintenant brillait dans ses yeux...

—Oui, monsieur, s’écria-t-il, oui, il faut placer près de M. de Valorsay un homme qui sache voir, assez habile pour se faire employer, capable, au besoin, de lui rendre quelques services... Je puis être cet homme, monsieur le baron, si vous le voulez... Cette idée m’est venue tout à l’heure, en vous écoutant... Vous devez envoyer chez M. de Valorsay. Je vous en conjure, laissez-moi prendre la place de l’homme d’affaires que vous lui avez annoncé... Il ne me connaît pas, et je suis assez sûr de moi pour répondre de ne me pas trahir... Je me présenterai de votre part; il m’accordera sa confiance... Je lui porterai de l’argent ou une bonne promesse, je serai bien reçu... Allez, j’ai tout un plan!...

Il s’interrompit...

On frappait à la porte, et un valet de pied parut, annonçant au baron qu’un domestique était là, qui désirait lui parler pour une affaire urgente.

—Faites entrer, dit le baron.

Ce fut Jobin, l’homme de confiance de Mme Lia d’Argelès, qui entra.

Il salua respectueusement, et d’un air mystérieux:

—J’ai cherché M. le baron partout... J’ai l’ordre de Madame de ne pas rentrer sans ramener M. le baron...

—C’est bien... je vous suis!...

IV

Comment M. Fortunat, cet homme si habile, avait-il choisi un dimanche, et un dimanche de courses de Vincennes, qui plus est, pour se présenter chez M. Wilkie, le séduisant ami du vicomte de Coralth!...

Son anxiété pouvait expliquer cette faute, mais ne la justifiait pas.

Il est sûr que sans cette circonstance, on ne l’eût pas congédié si cavalièrement. On l’eût laissé développer ses propositions, quitte à les refuser, et alors, qui sait ce qu’il fût advenu!...

Mais il y avait des courses! Mais M. Wilkie avait à surveiller «Pompier de Nanterre,» ce fameux «steeple-chaser» dont il était propriétaire pour un tiers, et à donner ses ordres au jockey dont il était—pour un tiers également—le maître et le seigneur.

Devoirs sacrés!... ce fait d’être commanditaire d’une malheureuse rosse, constituait tout l’état social de M. Wilkie. Cela le posait bien, dans son monde. Cela justifiait les trophées de cravaches et d’éperons qui ornaient son appartement de la rue du Helder, et lui permettait de trancher du sportman.

Bien plus; il s’imaginait très-positivement être attendu sur «le turf,» et que, sans lui, la fête ne serait pas complète.

Cependant lorsqu’il se présenta dans l’enceinte du pesage, fièrement, le cigare à la bouche, la carte au chapeau, il dut s’avouer que son entrée ne faisait pas sensation.

Une étonnante nouvelle circulait et donnait aux groupes de parieurs et de turfistes,—M. Wilkie eût dit «au ring,»—un aspect tumultueux.

On discutait à grand renfort de mots anglais la soudaine détermination prise par le marquis de Valorsay de «payer forfait» et de retirer tous ses chevaux engagés. Les mieux informés assuraient même que la veille, au «Betting-Rooms», il avait annoncé hautement l’intention où il était de vendre son écurie de courses.

Si le marquis, en prenant ce parti, avait espéré désarmer la malveillance, l’événement déjouait son calcul.

La rumeur allait grossissant, qui l’accusait d’avoir, aux courses du dimanche précédent, parié sous main contre son cheval «Domingo» et d’avoir ensuite donné des ordres pour qu’il ne gagnât pas.

Il y avait des sommes considérables engagées sur Domingo, qui était «grand favori,» et les perdants n’étaient pas contents.

D’aucuns affirmaient qu’ils avaient vu le jockey de Valorsay «tirer» Domingo, c’est-à-dire le retenir; ils soutenaient qu’il fallait faire un exemple, «disqualifier» à perpétuité le marquis et son jockey, autrement dit les exclure à tout jamais des courses. Cette mesure eût annulé les paris.

Mais une circonstance d’un grand poids plaidait pour le marquis: sa fortune, celle du moins qu’on lui supposait.

—Comment un homme si riche, observaient ses défenseurs, serait-il descendu jusqu’à voler!... car c’est prendre l’argent dans la poche du monde que de faire ce que vous dites, c’est pire que de tricher les cartes à la main!... C’est impossible!... Valorsay est au-dessus de ces misérables allégations!... C’est un parfait gentilhomme.

—Parfait... soit, répondaient les sceptiques. On en disait précisément autant de Croisenois, du duc de H... et du baron P..., lesquels ont été finalement convaincus de l’indigne supercherie dont nous accusons Valorsay.

—C’est une infâme calomnie... S’il eût eu l’idée de tricher, il eût été assez habile pour dérouter les soupçons... Il eût fait arriver Domingo bon second et non pas mauvais troisième!...

—S’il n’était pas coupable, il n’aurait pas peur, il ne retirerait pas aujourd’hui ses chevaux, il ne vendrait pas son écurie...

—S’il renonce aux courses, c’est qu’il se marie, ne le savez-vous pas!

—Eh! ce n’est pas une raison...

Qu’eût-ce donc été si on eût soupçonné la déconfiture jusqu’alors si habilement dissimulée de M. de Valorsay... Mais n’importe, calomnie ou non, c’était une première éclaboussure sur une renommée jusqu’alors intacte et brillante.

Comme tous les joueurs, les «turfistes» sont défiants et rancuniers... Nul n’est à l’abri de leurs soupçons quand ils perdent, de leur colère quand ils se croient dupes... Ils n’ont sans doute besoin que d’interroger leur conscience pour comprendre jusqu’où peut entraîner le jeu... Cette affaire de Domingo réunissait contre Valorsay tous les perdants... Elle armait contre lui un petit bataillon d’ennemis, impuissants pour le moment, mais prêts à prendre une éclatante revanche dès que l’occasion s’en présenterait.

Tout naturellement, M. Wilkie s’était rangé du parti de M. de Valorsay, dont il avait plusieurs fois entendu célébrer les mérites par son ami M. de Coralth.

Il eût agi de même sans cela, rien que pour avoir la satisfaction de crier:

—Accuser ce cher marquis! Ah! je la trouve mauvaise! Lui qui hier soir me disait encore: «Mon excellent bon, la défaite de Domingo me coûte deux mille louis!»

M. de Valorsay ne lui avait rien dit, par cette raison qu’à peine il le connaissait de vue; mais n’importe, cela «faisait bien,» estimait-il, de se déclarer son ami, et quand il disait: «Ce cher marquis,» il en avait plein la bouche.

Cependant, il avait beau s’agiter, on ne prenait pas garde à lui. Cela le dépitait; avisant «son jockey,» il lui fit un signe et l’entraîna hors de l’enceinte réservée.

C’était un grand mauvais drôle ce jockey, ivrogne et paresseux, chassé de toutes les écuries où il avait servi, qui se moquait outrageusement des jeunes messieurs qui l’avaient à leur service et qui les volait sans pudeur ni mesure.

Outre qu’il se faisait payer très-cher—huit mille francs par an,—sous prétexte qu’il lui répugnait d’être à la fois palefrenier, entraîneur et jockey, il présentait chaque mois des factures fabuleuses: du grainetier, du vétérinaire, du maréchal et du sellier.

De plus, il vendait régulièrement, pour en boire le prix, l’avoine de Pompier de Nanterre, lequel crevait de faim, le malheureux, à ce point de tenir à peine sur ses jambes.

La maigreur du cheval, le jockey la mettait sur le compte d’un entraînement habile, et les propriétaires le croyaient.

Il leur en faisait accroire bien d’autres; que Pompier de Nanterre gagnerait la course, par exemple, plaisanterie sinistre en ceci que sur la foi de cette fallacieuse promesse, ils mettaient leur argent sur la misérable rosse... et le perdaient.

Dans le fait, cet honnête jockey eût été le plus heureux des mortels s’il n’y eût jamais eu de courses... D’abord il jugeait, non sans raison, très-dangereux de franchir des obstacles avec un cheval comme le sien. Ensuite, rien ne l’excédait comme d’être obligé de se promener successivement avec ses trois patrons...

Mais le moyen de refuser!... Il savait bien, le rusé drôle, que si les spirituels associés le payaient, c’était surtout, ou plutôt c’était uniquement pour se parer de lui.

Se pavaner sur la piste, devant les tribunes, avec leur jockey en casaque orange à manches vertes et noires, était pour eux une satisfaction de vanité à nulle autre pareille... Leur conviction était qu’il en rejaillissait sur eux une considération énorme, et ils se gonflaient de l’envie qu’ils pensaient inspirer.

C’était à ce point que chacun d’eux accusait les autres d’accaparer le jockey, et qu’il en naissait des disputes terribles, dont une faillit un jour les conduire sur le terrain...

Arrivé le premier, M. Wilkie s’emparait du bourreau de Pompier de Nanterre, c’était dans l’ordre.

Et jamais, pour se montrer, les circonstances ne furent plus favorables. La journée était magnifique, les tribunes craquaient sous le poids des spectateurs, deux cent mille curieux se pressaient le long des cordes qui limitent la piste...

Aussi, M. Wilkie semblait-il se multiplier et jouir du don d’ubiquité, tant il se fit voir promptement sur dix points différents, toujours suivi de son jockey, auquel il donnait ses derniers ordres d’une voix très-haute, en gesticulant beaucoup.

Et quelle joie, quand sur son passage il entendait dire: «Ce monsieur est un de ceux qui font courir!...» Quel ravissement, lorsqu’il recueillait l’exclamation de quelque bourgeoise admirant la soie de la casaque ou les revers des bottes...

Malheureusement, il n’est pas de bonheur durable; les associés arrivèrent, qui réclamèrent le jockey à leur tour...

Dépossédé, M. Wilkie abandonna la piste; et se faufilant à travers les équipages, gagna une voiture, où les deux demoiselles qui lui avaient fait l’honneur d’accepter à souper la veille étalaient les cheveux les plus jaunes qu’elles possédassent...

Là encore il trouva moyen de fixer l’attention sur lui, et de faire preuve de chic!... Ce n’était pas pour rien qu’il avait fait remplir de vin de Champagne le coffre de la voiture...

Et l’instant décisif venu, on put le voir se hisser sur sa banquette en criant:

—Voilà! voilà!... Regardez!... Bravo, Pompier!... Cent louis pour Pompier!

Hélas! le pauvre Pompier de Nanterre tomba épuisé à moitié de la distance à parcourir.

Et le soir, M. Wilkie narrait sa défaite avec un luxe de termes techniques à faire frémir.

—Quel guignon! mes excellents bons... disait-il à ses amis. Pompier de Nanterre, un «steeple-chaser» incomparable, tomber «broken-down» après la banquette... Et battu par qui? Par Mustapha, un «outsider» sans «performance...» Le «ring» en était tout ému... moi, j’en suis comme une folle!

Cette défaite, cependant, ne l’affectait pas trop...

N’avait-il pas en perspective cet héritage dont lui avait parlé son ami le vicomte de Coralth! Il lui apparaissait à l’horizon, tel qu’un nuage gros d’or, près de crever sur lui. Et c’était le lendemain que M. de Coralth devait lui livrer le secret... Il n’avait plus que vingt-quatre heures à attendre!...

—Demain?... se répétait-il, avec un frémissement d’impatience et de joie, demain!...

Il s’endormit dans la pourpre, ce soir-là! Son imagination s’exaltait à cette pensée que tous ses rêves se matérialiseraient, qu’il lui serait donné d’étreindre son idéal devenu réalité... Et quel idéal, quels rêves!...

Il se voyait à la tête d’une écurie pour de bon, et non plus d’un tiers de cheval; l’argent ne manquerait jamais à ses caprices; il éclabousserait les passants et surtout ses «excellents bons» du haut d’une voiture superbe; le meilleur tailleur inventerait pour lui des «coupes» étourdissantes; à toutes les premières représentations, il s’étalerait dans une avant-scène avec les demoiselles les plus connues; Paris s’occuperait de lui; on parlerait de ses petites fêtes dans les journaux; il ferait tapage, esclandre, scandale; il serait chic, très-chic, épatant de chic!...

Tout cela, M. de Coralth le lui avait promis, sans dire son dernier mot, il est vrai, mais n’importe!... Devait-il donc douter de la parole de son ami?... Jamais!... Si le vicomte était son modèle, il était aussi son oracle.

Même, à la façon dont il en parlait, on eût juré qu’ils avaient été élevés ensemble, ou que du moins ils se connaissaient depuis des années.

Il n’en était rien, cependant. Leurs relations dataient de sept ou huit mois au plus, et le hasard, en apparence, les avait nouées. Ce hasard, il faut le dire, M. de Coralth l’avait préparé.

Ayant flairé le secret des promenades de Mme Lia d’Argelès, rue du Helder, le vicomte voulut vérifier ses soupçons. Il épia M. Wilkie, sut où il passait ses soirées, s’y trouva et fut assez adroit pour lui rendre, dès la troisième rencontre, un service d’argent.

De ce moment, la conquête fut faite. M. de Coralth avait vraiment tout ce qu’il fallait pour éblouir et charmer le spirituel commanditaire de Pompier de Nanterre. Il avait son titre, d’abord, puis ses façons impertinentes, le plus impudent aplomb, tous les dehors d’une fortune considérable, et enfin le prestige de nombreuses et grandes relations.

Il ne tarda pas à reconnaître ses avantages et à en profiter.

Et tout en maintenant M. Wilkie à distance, il lui eut promptement tiré assez de confidences pour savoir sa vie mieux qu’il ne la savait lui-même.

A la vérité, M. Wilkie ne connaissait pas grand chose de son origine ni de son passé, et son histoire était vite contée:

Sa plus lointaine impression était celle de la pleine mer... Il était positivement sûr d’avoir fait, étant tout enfant, une longue, une très-longue traversée...

Il se supposait né en Amérique, et le nom qu’il portait justifiait ses suppositions. Certainement la langue française n’était pas celle qu’il avait bégayée la première, car au fond de sa mémoire il retrouvait encore un certain nombre d’expressions anglaises. Le mot que traduit celui de père, entre autres, lui était resté familier, et après vingt ans il le prononçait avec l’intonation exacte.

Ce nom, on le lui avait appris, évidemment, mais nulle souvenance ne lui restait de l’homme à qui il le donnait.

Ses premières sensations bien nettes étaient celles de la faim, de la fatigue et du froid.

Il se rappelait, et cela très-distinctement, que durant toute une interminable nuit d’hiver, une femme l’avait traîné à travers les rues de Paris, sous une pluie glaciale.

Il lui semblait se revoir encore, les pieds demi-nus dans la boue, pleurant de lassitude et demandant à manger... Et alors l’infortunée qui lui donnait la main le prenait entre ses bras et le portait, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle fût forcée de le poser de nouveau à terre.

Une image confuse de cette femme, sa mère vraisemblablement, était restée dans sa mémoire.

Elle était, selon son expression, crânement belle, assez grande et très-blonde... Il avait été surtout frappé de sa pâleur et de la profusion de ses beaux cheveux.

Tout autre que lui, abandonné comme il l’était, eût conservé de cet épisode de son enfance une émotion douloureuse. Lui, qui était un esprit fort, en riait.

—Quelle «dèche,» mes chers bons!... disait-il quand il lui arrivait de raconter cette aventure, quelle «dèche!»

Cette misère cependant n’avait pas duré. Il se souvenait d’avoir été, peu après, installé dans un très-bel appartement. Un homme, assez jeune encore, qu’on appelait M. Jacques,—il avait retenu ce nom,—venait tous les jours et lui apportait des friandises et des jouets.

D’après son estimation, il pouvait avoir quatre ans à cette époque.

Il n’y avait guère plus d’un mois qu’il jouissait de ce bien-être, quand un matin un étranger se présenta qui s’entretint longtemps avec sa mère, ou du moins avec la femme qu’il nommait ainsi. Il ne comprenait rien à ce qu’ils disaient, et cependant il avait peur.

L’événement devait justifier son effroi instinctif. La conversation terminée, sa mère le prit sur ses genoux et se mit à l’embrasser avec une tendresse convulsive. Elle sanglotait, et répétait d’une voix étouffée:

—Pauvre enfant!... mon Wilkie bien-aimé... Ne plus l’embrasser jamais... jamais!... Hélas! il le faut... Donnez-moi du courage, mon Dieu!...

Elle avait dit exactement cela, M. Wilkie en était positivement sûr, il lui semblait encore entendre cet adieu désespéré.

Car c’était bien un adieu. On le remit à cet étranger qui l’emporta malgré ses cris et ses efforts pour lui échapper.

—Car je la trouvais mauvaise!... ne manquait-il jamais d’ajouter, quand il en était là de son récit...

Cet étranger, à qui on le confiait, n’était autre qu’un digne marchand de soupe de Saint-Germain, dont la femme était la meilleure et la plus patiente des créatures... Ce qui n’empêche que dans les premiers temps, il ne cessait de pleurer et de demander sa mère... Peu à peu, il l’oublia...

Il n’était pas malheureux chez ce maître de pension, on le soignait et on le choyait plus que tous les autres élèves. On se gardait bien surtout de le tourmenter pour apprendre quoi que ce fût, et ses journées se passaient à jouer sur la terrasse ou à vagabonder...

Mais cette vie charmante ne pouvait durer éternellement.

Il venait d’avoir dix ans, toujours d’après son calcul, lorsqu’un dimanche, vers la fin d’octobre, il vit arriver un monsieur à physionomie grave, raide, strictement vêtu de noir, étalant de longs favoris roux sur une cravate blanche, lequel lui déclara se nommer M. Patterson, et être chargé par sa famille de le placer dans un lycée pour y continuer son éducation.

Le jeune Wilkie se récria beaucoup et se lamenta. M. Patterson, qui était payé pour remplir un certain mandat, ainsi qu’il le dit, ne l’en conduisit pas moins à Louis-le-Grand, où il fut admis pensionnaire.

Là, pendant des années, il s’ennuya prodigieusement. Ne faisant rien, doué d’une intelligence médiocre, il n’apprit rien.

Tous les dimanches et les jours de fête, à dix heures précises, M. Patterson venait le prendre, le promenait gravement dans Paris ou aux environs, le faisait déjeuner et dîner dans les meilleurs restaurants, lui achetait tout ce dont il avait envie et, à neuf heures sonnant, le reconduisait au lycée.

Pendant les vacances, M. Patterson gardait le lycéen près de lui, ne lui refusant aucune distraction, prévenant ses désirs, mais ne le perdant pas de vue une minute.

Et si Wilkie se révoltait de cette incessante surveillance, M. Patterson avait une façon de répondre:—«J’ai un mandat à remplir,» qui coupait court à toute espèce de discussion.

Ainsi les choses marchèrent, jusqu’au jour où M. Wilkie eut achevé sa philosophie. L’épreuve du baccalauréat lui restait à subir.

Il se présenta à l’examen, et comme de juste fut refusé.

Par bonheur M. Patterson était un homme d’expédients.

Il plaça son élève dans un établissement spécial, et moyennant cinq billets de mille francs, dénicha un pauvre diable qui consentit à risquer trois ans de prison et qui passa l’examen sous le nom et à la place de M. Wilkie.

Maître à ce prix du précieux diplôme qui ouvre toutes les carrières, M. Wilkie espérait qu’on allait garnir amplement ses poches et lui donner la volée... Erreur! M. Patterson le remit aux mains d’un vieux précepteur chargé de lui faire visiter l’Europe et de l’initier à la pratique de la vie et des hommes.

Ce précepteur avait la bourse, force lui fut de le suivre en Allemagne, en Angleterre et en Italie.

Quand il revint à Paris, il avait vingt ans.

Dès le lendemain, M. Patterson le conduisit rue du Helder, à l’appartement qu’il occupait encore, et de son air le plus solennel:

—Vous êtes ici chez vous, M. Wilkie prononça-t-il... Vous êtes en âge de mesurer vos actions, j’espère donc que vous vous conduirez en honnête homme... De ce moment, vous êtes libre... On souhaite que vous fassiez votre droit; à votre place, j’obéirais... Si vous voulez être quelque chose et avoir toujours du pain, travaillez, car vous n’avez rien, je vous en avertis, à attendre de personne... La pension, trop considérable, à mon avis, qu’on vous alloue, peut, je ne vous le cache pas, être supprimée du jour au lendemain... Jusque-là, j’ai ordre de vous remettre, chaque trimestre, 5,000 francs... les voici. Dans trois mois, je vous enverrai pareille somme... Je dis enverrai, parce que mes intérêts m’obligent de retourner en Angleterre et de m’y fixer. Voici mon adresse à Londres, s’il vous survenait quelque embarras sérieux... écrivez-moi. Sur quoi, mon mandat étant rempli... Salut!...

—Eh! va-t-en au diable, vieux serin!... gronda M. Wilkie en refermant la porte sur M. Patterson... A Chaillot, les gêneurs!...

Voilà tout ce que son excellent cœur lui inspira, en se séparant, peut-être pour toujours, de l’homme qui, pendant dix années, lui avait, en définitive, tenu lieu de famille.

C’est que déjà, à cette époque, M. Wilkie était un garçon très-fort, au moins en théorie, et bien au-dessus des préjugés du commun.

S’il avait été rebelle à toutes les études du lycée, il s’y était instruit de quantité de choses que les professeurs n’enseignent pas.

Quelques «cancres,» ses intimes, dont les parents étaient riches, et qui jouissaient de leur liberté aux jours de sortie, l’avaient initié aux grandes façons et lui avaient appris à discerner ce qui est chic de ce qui ne l’est pas.

Il n’y a pas de circulaire de M. Duruy qui tienne, on retrouvera toujours au fond des lycées, à Paris surtout, comme un reflet des mœurs du temps. Le portier peut surveiller la contrebande du tabac et des liqueurs, il ne saurait arrêter à l’entrée les idées bêtes et malsaines que certains élèves rapportent du dehors.

Que les «crevés» actuels se rassurent, les successeurs ne leur manqueront pas.

Des sages conseils de M. Patterson, rien ne resta dans l’esprit de M. Wilkie. Ils lui entrèrent, comme on dit familièrement, par une oreille et sortirent par l’autre.

Un seul fait, pour lui, se dégagea de ce dernier entretien, c’est qu’il était son maître désormais et qu’il avait une fortune... quel rêve!... C’est-à-dire, non, c’était bien une réalité, il y avait là sur la table, pour l’attester, cinq mille francs en beaux louis, vivants, frétillants, grouillants...

S’il eût pris la peine de visiter attentivement cet appartement devenu tout à coup le sien, M. Wilkie eût peut-être reconnu qu’il avait été arrangé avec amour.

Tout y était neuf et cependant tout avait l’empreinte de la vie. Ce n’était pas le froid et morne logis meublé sur commande, bien ou mal selon le prix, par un tapissier.

Les moindres détails trahissaient une main amie, la délicatesse d’une femme, la tendresse prévoyante d’une mère.

Aucune des petites superfluités qui peut flatter un jeune homme n’avait été oubliée. Il y avait des londrès choisis dans une boîte de bois des îles, sur la table et sur la cheminée un pot plein de tabac.

Mais M. Wilkie avait bien le temps de remarquer cela, vraiment!

Il se hâta de couler 500 francs dans son gousset, serra le surplus de ses richesses dans un tiroir et s’élança dehors d’un air aussi fier que si Paris lui eût appartenu ou qu’il eût eu de quoi l’acheter.

C’est qu’il lui fallait quelqu’un pour fêter sa délivrance, et il courait à la recherche de quelqu’un de ses camarades de Louis-le-Grand.

Il en trouva deux. L’un qui était en train de mal tourner, l’autre qui, depuis dix-huit mois qu’ils s’étaient perdus de vue, avait gaspillé le modeste capital qui constituait tout son avoir, une quarantaine de mille francs.

Quoiqu’il en coûtât extraordinairement à son amour-propre, M. Wilkie dut avouer à ses anciens camarades, qu’il jouissait de sa liberté pour la première fois et qu’il en était quelque peu embarrassé.

Eux naturellement, qui avaient le pied marin, à ce qu’ils affirmaient, lui jurèrent qu’ils l’auraient vite mis au fait de la seule vie que puisse mener à Paris un garçon intelligent. Et pour le lui prouver, ils acceptèrent le dîner qu’il s’était empressé de leur offrir.

Ce fut un dîner remarquable. D’autres amis vinrent, on fit au dessert un petit bac de santé, et dans la nuit on dansa...

Et au petit jour, ayant payé son apprentissage au baccarat, M. Wilkie se trouva sans un sou en poche, en face d’une addition de quatre cents et quelques francs qu’il dut courir chercher chez lui sous l’escorte d’un garçon de restaurant.

Cette première épreuve eût dû le dégoûter ou tout au moins lui donner à réfléchir... mais non. Dans ce milieu de crevés besogneux et de... demoiselles plâtrées, il s’était senti dans son élément. Il se jura qu’il y resterait et que même il s’y créerait une réputation et une influence.

C’était plus aisé à concevoir qu’à exécuter.

Il s’en aperçut bien, lorsqu’à la fin du mois il compta ce qu’il avait encore des cinq mille francs qu’on lui avait donnés pour un trimestre... Il lui restait quinze louis et quelque menue monnaie.

C’est que vingt mille francs par an, c’est selon qu’on arrange sa vie, la fortune ou la misère.

Vingt mille francs par an donnent environ trois louis par jour... Or, qu’est-ce que trois louis, pour un aimable viveur qui prétend déjeuner et dîner dans les meilleurs restaurants et se faire habiller par les tailleurs illustres qui ne coupent pas un pantalon à moins de cent francs...

Qu’est-ce que trois louis par jour pour un imbécile, qui loue des loges aux premières représentations, qui joue, qui soupe, qui promène des demoiselles à cheveux jaunes et qui commandite un cheval de courses...

Mesurant son budget et son ambition, M. Wilkie reconnut que jamais il ne nouerait les deux bouts.

—Comment donc font les autres? se demanda-t-il.

Question grave?... Tous les soirs, entre la chaussée-d’Antin et le faubourg Montmartre, mille messieurs se promènent, étincelants de chic, le londrès à la bouche, une fleur à la boutonnière, que tout le monde connaît, qui connaissent tout le monde, et dont l’existence est un insoluble problème.

Comment vivent-ils, et de quoi? Ils n’ont pas de patrimoine, on le sait; ils ne font rien, on le voit, et cependant nulle dépense ne les étonne, ils raillent agréablement le travail et bernent l’économie... De quels filons malpropres tirent-ils leur argent? de quelles industries ténébreuses sont-ils les chevaliers?

M. Wilkie n’en chercha pas si long.

—On veut que je crève de faim, se dit-il. Ah! mais non!... Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là! Il faudra voir...

Et pour voir, en effet, il écrivit à M. Patterson.

Le grave Anglais, par le retour du courrier, envoya mille francs... une goutte d’eau. M. Wilkie devant déjà plus que cela, fut indigné.

—Ah!... il me fait poser, pensa-t-il... Eh bien, je vais lui monter une bonne scie, et nous allons rire...

Et il écrivit de nouveau.

La réponse, cette fois, se fit attendre assez longtemps... Elle vint, cependant. M. Patterson envoyait deux mille francs et une interminable épître où les remontrances n’étaient pas épargnées.

L’intéressant jeune homme jeta l’épître au feu, et s’en alla tout droit retenir une voiture au mois et un domestique.

De ce jour, sa vie se passa à demander et à attendre de l’argent... Petit à petit, il se perfectionnait et il épuisait successivement tous les prétextes qui attendrissent les familles et trouvent le secret des coffres-forts les plus compliqués... Il était malade, il avait perdu au jeu sur parole, il avait imprudemment obligé un ami peu scrupuleux, il était sur le point d’être saisi...

Et selon que les réponses étaient ou non favorables, il se montrait humble ou impertinent, si bien que ses amis, rien qu’à la façon dont il portait sa moustache, savaient à quoi s’en tenir sur l’état de sa bourse...

L’expérience lui venait, cependant. Additionnant toutes les sommes qu’il avait reçues, il ne laissait pas que d’être un peu effrayé du total et il se disait que pour lui donner tant d’argent sa famille devait être bien riche...

De cette réflexion lui vint l’idée d’exploiter, pour éblouir ses amis, le mystère de sa naissance et de ses premières années...

La crédulité des autres aidant, il finit par se persuader, à force de le dire, qu’il était le fils d’un grand seigneur anglais, membre de la chambre haute, et vingt fois millionnaire...

Et il était à moitié de bonne foi quand il affirmait à ses créanciers que son père, le lord, devait arriver d’un jour à l’autre pour payer toutes ses dettes...

Malheureusement, ce ne fut pas son père qui arriva, mais une lettre du digne M. Patterson, ainsi conçue:

«On m’avait confié pour vos besoins imprévus, cher monsieur, une somme considérable. Sur vos sollicitations réitérées, je vous l’ai adressée intégralement, il ne me reste plus un centime à vous... dès lors mon mandat est rempli.

«Évitez-vous la peine et le port de nouvelles demandes, elles resteraient sans réponse. Vous ne recevrez plus un penny au-delà de votre pension, trop considérable déjà, à mon avis, pour un homme de votre âge...»

Cette lettre fut pour M. Wilkie comme un coup de bâton sur la tête.

Que faire? Il savait bien que M. Patterson ne revenait jamais sur une décision prise... Il lui écrivit cependant trois ou quatre lettres éplorées... en vain...

Et jamais ses besoins d’argent n’avaient été si pressants... Ses créanciers s’agitaient, le papier timbré commençait à pleuvoir chez son concierge, l’échéance de son trimestre était encore éloignée, et par le Mont-de-Piété seul il se procurait encore quelque argent de poche...

Il se voyait perdu, réduit à congédier sa voiture, à vendre son tiers de Pompier de Nanterre, déchu dans l’estime de ses spirituels amis.

Son désespoir, enfin, était sans bornes, quand un matin son domestique l’éveilla en lui disant que M. le vicomte de Coralth était là, dans le petit salon, et désirait lui parler pour une affaire très-urgente.

Tirer M. Wilkie du lit, c’était le diable à confesser, ordinairement... Mais le nom que prononçait son domestique avait sur lui un pouvoir qui tenait du prodige.

D’un bond, il fut à terre, et, tout en s’habillant à la hâte:

—Ce cher vicomte, chez moi, à cette heure-ci, murmura-t-il, c’est épatant!... Aurait-il un duel, par hasard, et viendrait-il me demander d’être son témoin?... Bonne affaire!... Cela me poserait un peu bien... Pour sûr, il y a quelque chose...

Deviner cela n’était point de sa part une preuve extraordinaire de perspicacité. Ne se couchant jamais avant deux ou trois heures du matin, M. de Coralth se levait toujours très-tard. Si donc il montrait son coupé bleu dans les rues avant neuf heures du matin—un vrai crime de lèse-chic—c’est qu’il devait y être forcé par des raisons majeures.

Ses raisons étaient graves, en effet.

Depuis plusieurs mois qu’il avait pénétré une partie des secrets de Mme d’Argelès, le brillant vicomte ne les avait communiqués à personne.

Ce n’était pas, assurément, par délicatesse qu’il s’était tu, mais parce qu’il n’avait aucun intérêt à parler.

La mort soudaine de M. de Chalusse changea brusquement la situation.

C’est le lendemain soir de la catastrophe qu’il l’apprit, à son cercle, et l’émotion qu’il en ressentit fut telle qu’il refusa de se mêler à une partie de baccarat qui commençait.

—Diable!... se dit-il, réfléchissons un peu... Voilà la d’Argelès héritière... Se présentera-t-elle pour recueillir les millions? Du caractère dont je la connais, c’est peu probable, la question d’identité l’arrêtera... Quant à aller trouver Wilkie et à lui avouer qu’elle, la d’Argelès, elle est une demoiselle de Chalusse et qu’il est son fils naturel... jamais de la vie. Elle renoncera aux millions pour elle et pour lui, plutôt que de s’y résoudre... Elle est antique, cette femme-là!

Et sur ce, il s’était mis à chercher quel parti tirer de ce qu’il savait.

C’est que M. de Coralth, comme tous les gens dont le présent repose sur une fiction plus ou moins inavouable, avait grand peur de l’avenir... Pour l’instant il avait l’art de se procurer les trente ou quarante mille francs indispensables à son luxe, mais il n’avait pas un rouge liard de côté, et du jour au lendemain le filon qu’il exploitait pouvait tarir...

Que fallait-il pour le précipiter du faîte de ses fausses splendeurs sur le pavé ou plutôt dans la boue?... Un hasard, une indiscrétion, une maladresse. La sueur perlait à la racine de ses cheveux, quand cette idée le poignait, qu’il n’était qu’un acteur, que la moindre défaillance pouvait perdre. C’est avec passion qu’il souhaitait une situation plus solide, un petit capital qui lui assurât du pain jusqu’à la fin de ses jours et qui éloignât de lui le fantôme de la misère.

Et ce fut cet âpre désir qui lui inspira précisément le plan de M. Fortunat.

—Pourquoi ne préviendrais-je pas Wilkie, se dit-il. Si je lui donne une fortune, ce crétin me devra bien une récompense honnête...

A hasarder cette démarche, il risquait l’inimitié et la vengeance de Mme d’Argelès, et c’était grave... S’il savait d’elle beaucoup de choses, elle connaissait tout de lui... Pour qu’il fût honteusement chassé de partout, elle n’avait qu’à le vouloir.

Cependant, pesant les avantages et les périls, il se décida à agir, persuadé d’un autre côté qu’en s’y prenant bien, Mme d’Argelès ignorerait toujours sa trahison...

Et s’il se trouvait si matin dans le petit salon de M. Wilkie, c’est qu’il craignait de n’être pas le seul à savoir la vérité, et qu’il tremblait d’être prévenu.

—Vous, ici, mon excellent bon! dès l’aurore!... Qu’arrive-t-il?

Ainsi s’exprima M. Wilkie en entrant tout effaré dans le petit salon.

—A moi? rien, répondit le vicomte, c’est pour vous que je me suis dérangé.

—Allons donc!... Vous m’effrayez.

—Oh!... rassurez-vous, je n’ai rien à vous dire que d’agréable.

Et d’un ton léger qui dissimulait fort bien son émotion:

—Je suis venu, mon cher Wilkie, prononça-t-il, pour vous demander ce que vous donneriez bien à l’homme qui vous mettrait en possession de plusieurs millions.

En dix secondes, le visage de M. Wilkie passa deux ou trois fois alternativement du blanc au pourpre, et c’est d’une voix altérée qu’il répondit:

—Très-bonne, celle-là!... je la trouve bien bonne!... J’en rirai plusieurs jours, excepté pendant les repas...

Il essayait de railler, mais il était bouleversé... Il s’était bercé de tant de chimères que rien ne devait plus lui paraître invraisemblable.

—De ma vie je n’ai parlé plus sérieusement, insista le vicomte.

L’autre ne répondit pas tout d’abord... Ses regards effarés disaient quel combat se livrait en lui, entre des espérances décevantes et la crainte d’être dupe de quelque mauvaise plaisanterie...

—Voyons, cher, dit-il enfin, voulez-vous me faire poser?... Ce ne serait pas gentil... Un débiteur, c’est sacré, et je vous dois 25 louis... Ce n’est pas le moment de me parler de millions, allez... Ma famille m’a coupé les vivres, mes créanciers me la font au papier timbré... enfin, ça ne boulotte pas...

M. de Coralth l’arrêta, et d’un air solennel:

—Sur l’honneur, prononça-t-il, je ne plaisante pas... Que donneriez-vous à l’homme qui vous...

—Eh!... je lui donnerais la moitié de ce qu’il me ferait avoir...

—C’est trop.

—Non, non!...

Il était de bonne foi, très-certainement. Que ne promet-on pas, dans la sincérité de son âme, au mortel généreux qui promet de l’argent quand on n’en a pas, quand on en veut, quand il en faut... Alors aucune commission ne paraît exorbitante... C’est plus tard, l’échéance venue, au moment de payer, qu’on suppute le taux de l’intérêt...

—Si je vous déclare que la moitié est trop, c’est que c’est vrai... Et mieux que personne j’en puis être juge, puisque l’homme qui peut vous mettre en possession d’une fortune énorme... c’est moi!

M. Wilkie recula d’un pas, abasourdi, hébété de surprise.

—Cela vous étonne!... fit le vicomte, et pourquoi, s’il vous plaît? Serait-ce parce que j’exige une commission?...

—Oh!... pas du tout.

—Ce n’est peut-être pas très... gentilhomme, mais c’est pratique. Je suis dans le mouvement, moi; les affaires sont des affaires. Passé midi, au restaurant, au cercle, chez les petites dames, je suis tout ce qu’il y a de plus vicomte et grand seigneur; les questions d’argent me donnent des nausées, pouah!... je suis insouciant, facile à la poche, obligeant pour mes amis... Mais dans la matinée, je suis tout simplement le sieur Coralth, un bourgeois qui ne paye pas ses fournisseurs avec des noyaux de pêche et qui surveille sa fortune parce qu’il n’a pas envie de faire le plongeon et de terminer sa brillante carrière simple soldat dans une légion étrangère quelconque...

M. Wilkie ne le laissa pas continuer... il croyait, et sa joie débordait, folle, délirante.

—Assez, interrompit-il, assez! Une difficulté entre nous, jamais! C’est à la vie et à la mort, vicomte... vous m’entendez... Combien vous faut-il? Voulez-vous tout?

Mais le vicomte restait de glace.

—Il ne m’appartient pas, répondit-il, de fixer moi-même l’indemnité qui m’est due. Je consulterai un homme du métier... Et je vous fixerai sur ce point après-demain, en vous exposant l’affaire.

—Après-demain! Vous me laisserez quarante-huit heures le bec dans l’eau...

—Il le faut... J’ai à me procurer encore quelques renseignements... Si je suis accouru, si j’ai parlé avant de pouvoir tout dire, c’est que je tenais à vous mettre en garde... Il se peut que quelque écornifleur vous vienne faire des propositions... défiez-vous. Il est de ces gaillards qui si on leur laisse mettre le nez dans une succession l’ont bientôt dévorée.

—Il s’agit donc d’une succession?

—Oui... Ainsi, ne traitez avec personne.

—Oh! soyez tranquille...

—Je le serais bien davantage si j’avais une lettre de vous.

Sans mot dire, M. Wilkie se précipita à une table et rédigea un petit traité par lequel il s’engageait à compter à M. Fernand de Coralth la moitié de l’héritage dont le susdit lui indiquerait l’existence...

Cet engagement, M. de Coralth le lut, et l’ayant glissé dans sa poche:

—Eh bien!... à lundi, dit-il en prenant son chapeau.

Mais déjà l’étourdissement de M. Wilkie se dissipait, et ses défiances revenaient.

—A lundi, soit... fit-il; mais jurez-moi que vous ne vous moquez pas de moi...

—Comment!... vous doutez encore!... Quelle preuve vous faut-il donc?...

M. Wilkie se recueillit un moment, puis tout à coup une triomphante inspiration illuminant sa cervelle:

—Si vous dites vrai, cher, dit-il, je serai riche avant peu... Mais en attendant la vie est dure. Pas le sou!... Et ce n’est pas drôle, allez... J’ai un cheval qui court demain, Pompier de Nanterre, vous le connaissez bien. Il a énormément de chances... De sorte que si cinquante louis ne vous gênaient pas...

—Comment donc, interrompit cordialement le vicomte, bien à votre service...

Et tirant de sa poche un ravissant petit calepin, il en sortit, non pas un, mais deux billets de mille francs qu’il remit à M. Wilkie en lui disant:

—Monsieur me croit-il maintenant?... Oui, n’est-ce pas... Alors, à bientôt!...

Ce n’était pas pour son plaisir, on peut le croire, ni par caprice, que M. de Coralth remettait au surlendemain ses confidences.

Il savait son Wilkie sur le bout du doigt et sentait tout ce qu’il y avait de périlleux à laisser cet intelligent jeune homme errer par la ville avec la moitié d’un secret de cette importance.

Différer, c’est presque toujours fournir au hasard des armes contre soi.

Mais agir autrement lui avait paru impossible...

S’il s’était hâté de faire signer un engagement à M. Wilkie, c’est que sans connaître M. Fortunat, il connaissait l’industrie des dénicheur d’héritages, et qu’il craignait d’être devancé par quelque habile limier...

S’il avait remis au lundi à dire son dernier mot, c’est qu’il n’avait pu rejoindre le marquis de Valorsay depuis qu’il savait la mort du comte de Chalusse et qu’il n’osait rien conclure de définitif sans le consulter...

Car telle était la situation que lui faisait son passé, qu’il était, entre les mains du marquis comme un œuf entre celles d’un fort de la halle... Au moindre soupçon de trahison M. de Valorsay fermait la main, et lui, Coralth, il était écrasé...

C’est donc chez ce redoutable associé qu’il se rendit en sortant de chez M. Wilkie, et tout d’une haleine il lui conta ce qu’il savait, et les projets qu’il avait conçus...

Grande dut être la stupeur du marquis en apprenant que la d’Argelès était une demoiselle de Chalusse, mais il sut rester impassible. Il écouta sans interrompre, et lorsque le vicomte eut achevé:

—Pourquoi, demanda-t-il, avoir attendu si tard pour me dire tout cela?

—Jusqu’ici, cela ne vous intéressait en rien, ce me semble!...

Le marquis l’enveloppa d’un regard perspicace, et d’une voix très-calme:

—En d’autres termes, prononça-t-il, vous vous étiez jusqu’ici demandé quel serait pour vous le plus avantageux d’être avec ou contre moi...

—Oh!... pouvez-vous croire...

—Je ne crois pas, je suis sûr... Tant que j’ai été pour vous un solide appui, vous m’étiez dévoué... je chancelle, vous êtes prêt à me trahir.

—Pardon! la démarche que je fais....

—Eh! pouviez-vous ne pas la faire? interrompit vivement M. de Valorsay.

Puis, haussant les épaules:

—Notez, ajouta-t-il, que je ne vous adresse pas le moindre reproche. Seulement, retenez bien ceci, ou nous surnagerons ou nous périrons ensemble.

A la flamme qui passa devant les yeux de M. de Coralth, le marquis dut comprendre tout ce qu’il y avait de haines et de révoltes dans le cœur de son associé.

Il ne s’en inquiéta pas, et c’est du même ton glacial qu’il poursuivit:

—Du reste, vos projets, loin de contrarier mes desseins, les servent... Oui, il faut que la d’Argelès réclame l’héritage du comte de Chalusse... Si elle hésitait, son fils lui forcerait la main, n’est-ce pas?

—Oh!... soyez-en sûr.

—Et quand il sera riche, garderez-vous sur lui une certaine influence?

—Pauvre garçon! Riche ou pauvre, je le pétrirai toujours comme une cire molle.

—Alors, très-bien! Marguerite m’échappait, je vais la ressaisir... J’ai une idée!... Ah! les Fondège prétendent jouer au plus fin avec moi! Nous verrons bien...

Le vicomte l’observait sournoisement; il s’en aperçut, et d’un ton de brusque cordialité:

—Excusez-moi de ne point vous retenir à déjeuner, dit-il, mais il faut que je sorte... le baron Trigault m’attend chez lui. Allons, sans rancune, au revoir... et surtout tenez-moi au courant...

Entré un peu inquiet chez le marquis de Valorsay, M. de Coralth en sortit frémissant de colère.

—Comme il y va, grondait-il. Nous surnagerons ou nous sombrerons ensemble!... Merci de la préférence... Est-ce ma faute, à moi, s’il a dévoré sa fortune, cet imbécile!... Ah!... je commence à en avoir plein le dos de ses menaces et de ses grands airs!...

Cependant, son irritation n’était pas si grande qu’il en oubliât ses intérêts sérieux. Il avait encore à s’informer de la validité de l’acte qu’il se proposait de faire signer à M. Wilkie.

L’homme d’affaires qu’il consulta lui répondit qu’un traité dans des conditions raisonnables serait très-probablement admis par un tribunal en cas de contestation, et il lui rédigea un petit projet qui dans son genre était un chef-d’œuvre...

Il n’était pas midi et le vicomte était libre d’agir! C’est alors qu’il regretta amèrement le délai qu’il avait demandé...

—Il faut que je retrouve Wilkie, se dit-il.

Mais il ne le retrouva que le soir, au café Riche, et en quel état!... La tête montée par les deux bouteilles de vin qu’il avait bues à son dîner et énumérant à haute voix les fantaisies qu’il se passerait quand il aurait des millions...

—Quelle brute!... pensa M. de Coralth furieux... Si je le lâche, qui sait les sottises qu’il dira ou fera... Allons, il n’y a pas à balancer, il faut le suivre...

Et il le suivit en effet chez Brébant, et il s’y ennuyait prodigieusement lorsque M. Wilkie eut la fâcheuse idée de faire monter Victor Chupin.

La scène qui eut lieu alors était de nature à émouvoir extraordinairement le vicomte.

Qui pouvait être ce jeune garçon qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu et qui le connaissait, qui savait son passé, qui lui avait jeté à la face comme la plus sanglante injure le prénom de Paul?

Assurément, il y avait là de quoi le faire trembler. Comment ce jeune garçon s’était-il trouvé là si à point pour ramasser le chapeau de M. Wilkie?... Était-ce par hasard? Non, il ne le croyait pas... Alors, quoi?... Il «filait» donc, il épiait donc quelqu’un?... Oui, très-probablement... Qui?... Lui, Coralth, sans aucun doute...

A traverser la vie comme il la traversait, on sème des ennemis à chaque pas; il s’en savait une collection imposante, et n’avait, pour les tenir en respect, que sa prodigieuse impudence et sa réputation de spadassin.

N’était-il pas tout simple qu’on lui tendît quelque piége?... C’était miracle qu’on ne lui en eût pas déjà tendu.

Les dangers qu’il entrevoyait étaient si terribles qu’il faillit renoncer à ses desseins sur Mme d’Argelès... Risquer de se faire une ennemie de cette femme, n’était-ce pas trop d’audace?

Toute sa journée du dimanche se consuma en hésitations. Se dégager était bien simple. Il débiterait quelque conte bleu à M. Wilkie et tout serait dit.

Mais d’un autre côté, lâcherait-il ainsi une proie de 500,000 francs pour le moins... Une fortune, l’indépendance, la sécurité de son avenir...

Non, mille fois non, c’était trop tentant!...

C’est pourquoi le lundi, sur les dix heures, un peu pâle par l’émotion, et plus grave que d’ordinaire il se présenta chez M. Wilkie.

—Causons peu et bien, lui dit-il d’une voix brève. Le secret que je vais vous révéler vous fera riche; mais je serais peut-être perdu si on savait que vous le tenez de moi. Vous allez donc me jurer, sur... sur votre honneur, que jamais, en aucune circonstance, pour quelque raison que ce soit, vous ne me trahirez.

M. Wilkie étendit la main, et d’un accent solennel:

—Je le jure! prononça-t-il.

—Parfait! me voilà tranquille... Cela me dispense d’ajouter que si vous parlez vous êtes un homme mort... Vous me connaissez, n’est-ce pas? Vous savez comment je manie une épée, ne l’oubliez pas...

Il était si menaçant que l’autre frissonna.

—On vous interrogera certainement, reprit M. de Coralth; vous répondrez que vous avez tout su par un ami de M. Patterson... Maintenant, signons notre traité.

C’est bien sans voir, assurément, que M. Wilkie signa.

—Au fait, disait-il, au fait... ces millions... cette succession!...

Mais M. de Coralth, une fois encore relisait le traité. Ayant fini:

—La succession qui vous revient, prononça-t-il, est celle de M. le comte de Chalusse, votre oncle... il laisse, assure-t-on, huit ou dix millions...

Au geste convulsif de M. Wilkie, à l’éclat de ses yeux, on eût dit que sa cervelle ne pouvait supporter une chance si prodigieuse et qu’il devenait fou.

—Je savais bien que j’appartenais à une grande famille, s’écria-t-il. Le comte de Chalusse, mon oncle! Je suis très-noble, n’est-ce pas?... C’est les petits camarades qui vont faire un nez! J’aurai une couronne à l’angle de mes cartes de visite. C’est cela qui est chic!

D’un geste, M. de Coralth lui imposa silence.

—Oh!... attendez avant de vous réjouir, fit-il. Oui, votre mère est une demoiselle de Chalusse, et c’est par elle que vous héritez. Seulement... ne vous désolez pas trop... il y a des exemples de malheurs semblables dans les plus grandes familles... les circonstances, la dureté des parents, quelquefois... un amour plus puissant que la raison...

Non, en vérité, M. de Coralth n’avait pas de préjugés, et cependant, au moment d’apprendre à cet intéressant jeune homme ce qu’était sa mère, il hésitait...

—Et alors?... insista M. Wilkie.

—Eh bien!... Votre mère étant jeune fille... à vingt ans... s’est enfuie de la maison paternelle, avec... un homme qu’elle aimait... Abandonnée, elle s’est trouvée dans une misère profonde... il fallait vivre, n’est-ce pas?... Vous aviez faim... Elle a changé de nom... et maintenant elle s’appelle Lia d’Argelès...

M. Wilkie, à ce nom, bondit.

—Lia d’Argelès!... fit-il.

Et éclatant de rire, il ajouta:

—C’est égal, je la trouve raide!...

V

—Cet homme qui sort emporte ton secret, tu es perdue!...

Voilà ce qu’une voix sinistre, la voix du pressentiment criait à Mme Lia d’Argelès au moment où M. Isidore Fortunat, brusquement congédié par elle refermait sur lui la porte du salon.

Cet homme l’avait saluée de cet antique et illustre nom de Chalusse qu’elle n’avait pas entendu prononcer, qu’elle s’était interdit d’articuler depuis plus de vingt ans... Cet homme savait qu’elle, la d’Argelès, comme on disait, elle était une Durtal de Chalusse!

Cette affreuse certitude l’écrasait.

Il lui avait affirmé, ce Fortunat, que sa visite était absolument désintéressée... L’intérêt qu’il portait à la famille de Chalusse, la commisération que lui inspirait le sort d’une malheureuse jeune fille, Mlle Marguerite, étaient, à ce qu’il avait prétendu, les uniques mobiles de sa démarche...

Mais Mme d’Argelès avait de la vie une trop cruelle expérience pour croire à ce beau désintéressement... Les temps sont difficiles, les sentiments chevaleresques sont hors de prix, elle l’avait éprouvé.

—Si cet homme est venu, murmurait-elle, c’est qu’il voit un avantage pour lui à ce que je me présente pour recueillir l’héritage de mon pauvre frère... En repoussant ses sollicitations, je le prive du bénéfice qu’il espérait. C’est un ennemi que je viens de me faire, et ce qu’il sait, il va s’empresser de le publier partout... Ah! j’ai été folle de le renvoyer ainsi... Je devais paraître l’écouter, me l’attacher par toutes sortes de promesses... je devais...

Elle s’arrêta court... Un espoir lui venait. M. Fortunat n’était sans doute pas loin encore, si on le rejoignait, si on le lui ramenait, ne pourrait-elle pas atténuer sinon réparer complétement sa faute?...

Sans perdre une seconde, elle descendit et ordonna à un domestique et à son concierge de courir après le Monsieur qui venait de sortir, de tâcher de le rattraper et de le prier de revenir, qu’elle avait réfléchi...

Ils s’élancèrent dehors et elle les attendit dans la cour, le cœur serré par l’anxiété du résultat...

Trop tard!... Ses émissaires, au bout d’un quart d’heure, reparurent l’un après l’autre, seuls... Ils avaient eu beau se hâter, ils n’avaient aperçu personne ressemblant au visiteur qu’ils poursuivaient... Ils s’étaient informés aux boutiquiers de la rue, aucun d’eux ne l’avait vu...

—C’est un petit malheur!... balbutia Mme d’Argelès d’un ton qui démentait manifestement ce qu’elle disait.

Et pressée de se dérober à la curiosité et aux conjectures de ses gens, elle gagna le petit salon où elle se tenait habituellement.

M. Fortunat lui avait laissé sa carte, c’est-à-dire son adresse, rien n’était si simple que de courir chez lui ou de lui dépêcher un domestique... Elle en eut la tentation... Puis elle se dit que mieux valait attendre, qu’une heure de plus ou de moins importait peu...

Elle avait envoyé un homme de confiance, Jobin, à la rencontre du baron Trigault, il allait le lui ramener d’un moment à l’autre, et le baron la conseillerait... il verrait mieux qu’elle et plus juste quel parti il y avait à prendre...

Et elle attendit...

Et cependant elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, et plus elle réfléchissait, plus le danger lui semblait pressant et terrible.

La conduite de M. Fortunat, qui se représentait à son esprit, qu’elle discernait et jugeait maintenant, lui donnait tout à craindre de cet astucieux personnage.

Car il lui avait tendu un traquenard, elle le reconnaissait, et elle s’y était laissée prendre... Peut-être soupçonnait-il seulement son identité, quand il s’était présenté chez elle... Il lui avait annoncé brusquement la mort du comte de Chalusse, elle s’était trahie et lui n’avait plus douté.

—Que n’ai-je eu la présence d’esprit de nier audacieusement! murmurait-elle. Ah! si j’avais eu l’affreux courage, au lieu de fondre en larmes, d’éclater de rire, de répondre que je ne comprenais absolument rien à ce qu’il me racontait, cet homme se serait retiré, persuadé qu’il s’était trompé...

Et encore, cet agent d’affaires si rusé lui avait-il dit tout ce qu’il avait pénétré du mystère dont elle s’entourait? C’était peu probable.

Il l’avait conjurée d’accepter la succession, sinon pour elle, du moins pour un autre... Et quand elle lui avait demandé pour qui... il avait répondu: Mlle Marguerite; mais c’est à Wilkie certainement qu’il pensait!...

Ainsi, cet homme, cet Isidore Fortunat savait qu’elle avait un fils... Peut-être connaissait-il personnellement M. Wilkie... Il y avait cent à parier contre un que, furieux de sa déconvenue, il irait tout lui révéler...

La malheureuse femme, à cette pensée, se tordait les mains de désespoir... Quoi!... elle n’avait pas assez expié sa faute, il fallait encore qu’elle fût frappée dans son fils!...

Pour la première fois, un doute poignant, douloureux comme un fer rouge, déchirait son âme.

Ce qui lui avait paru l’effort le plus sublime de l’amour maternel, n’était-ce pas une faute, et bien plus grande que la première? Elle avait fait de son honneur de femme la rançon du bonheur de son fils... Avait-elle ce droit? L’argent qu’elle lui avait prodigué, ne portait-il pas en soi, pour ainsi dire, tous les germes du malheur, de la corruption et de la honte!...

Quelles ne seraient pas la douleur et la rage de son Wilkie si jamais la vérité arrivait jusqu’à lui?

Hélas!... il n’admettrait pas de transactions, lui, ni d’excuses!... Il serait impitoyable comme l’honneur!... Il n’aurait que haine et mépris pour une mère tombée des sommets de la société au rang des créatures perdues...

Il lui semblait entendre la voix indignée de ce fils, lui criant:

—Mieux eût valu me laisser mourir de faim que me donner du pain au prix de celui que j’ai mangé! De quel droit m’avoir flétri et déshonoré de vos abominables richesses? Tombée, vous deviez vous relever par le travail, dût-il être manuel et le plus pénible de tous... Il fallait faire de moi un ouvrier, et non pas un désœuvré, incapable de gagner sa vie!... Bâtard d’une pauvre fille séduite et lâchement abandonnée, avec qui je partagerais mon salaire, j’irais le front haut et fier... Où voulez-vous qu’il aille cacher sa honte, le fils de Lia d’Argelès, après avoir pendant vingt ans joué au gentilhomme avec l’argent de Lia d’Argelès!

Oui, ainsi parlerait Wilkie, s’il venait à savoir... et il saurait, elle en était sûre... Comment espérer garder un secret que connaissaient le baron Trigault, M. Patterson, le vicomte de Coralth et M. Fortunat... quatre personnes! Elle se croyait sûre des deux premières, elle pensait tenir le vicomte, mais l’autre, ce Fortunat...

Le temps passait, cependant, et Jobin ne reparaissait pas... Que signifiait ce retard? Ne savait-il pas où trouver le baron?... Avait-il rencontré des amis et était-il allé boire avec eux!...

Décidément, le malheur était sur elle!... Quand la catastrophe est imminente, tout devient contraire, tout manque, tout avorte, tout trahit!...

Au moment où M. Fortunat s’était présenté, Mme d’Argelès causait avec le baron Trigault.

Ce digne homme soupçonnait déjà l’infâme guet-apens dont Pascal Férailleur avait été victime, guet-apens dont elle n’était que trop certaine, hélas!... et il venait lui proposer de s’allier à lui pour démasquer l’infamie du vicomte de Coralth...

Et elle avait refusé... N’était-elle pas à la discrétion du vicomte!... Elle avait sacrifié un innocent à l’intégrité de son secret... Pour n’être pas trahie, elle était devenue la complice du plus odieux et du plus lâche des crimes...

Même, elle avait traité de chimères les soupçons du baron, et elle avait défendu Coralth avec une telle véhémence, que le baron, le seul ami qu’elle eût, s’était retiré blessé et indigné...

Mon Dieu!... que n’était-il là pour la conseiller... Au milieu de l’étrange complication des événements, sa tête se perdait, elle se sentait prise du vertige; elle n’y voyait plus clair...

Et pourtant, en dépit de son trouble, elle comprenait qu’il fallait agir, décider quelque chose, prendre un parti, si désespéré qu’il pût être.

Pouvait-elle tolérer que l’homme préféré par Mlle Marguerite, la fille de son frère, sa nièce par le sang sinon par la loi, que Pascal Férailleur fût sacrifié, égorgé, perdu par M. de Coralth, un misérable, au profit du marquis de Valorsay?

Lui était-il permis d’endurer que Mlle Marguerite devînt contre son gré et contre son cœur la femme du marquis?...

Plus son frère avait été pour elle dur et impitoyable, plus c’était, lui semblait-il, un devoir de protéger Marguerite, de la sauver...

Elle ne savait que trop ce que deviennent les femmes abandonnées... Laisserait-elle Marguerite rouler au fond de l’abîme où elle-même se débattait?...

Mais telle était l’inexorable fatalité qui pesait sur Mme d’Argelès, qu’elle ne pouvait essayer de secourir Pascal et Marguerite sans se perdre sûrement elle-même.

Et encore, les sauverait-elle, en bravant pour eux un malheur qui lui paraissait mille fois pire que la mort!...

La croirait-on, quand elle dénoncerait le crime du vicomte de Coralth et du marquis de Valorsay? Est-ce qu’on ferait seulement attention aux accusations d’une femme comme elle?... Peut-être atteindrait-elle Coralth, n’ayant pour le démasquer qu’un nom à prononcer et un numéro de la Gazette des Tribunaux à montrer... Mais Valorsay!... N’était-il pas au-dessus de ses coups par son nom, par sa fortune, par son passé intact!... Et c’était lui, cependant, qui était le plus coupable, ayant été la tête qui conçoit si l’autre avait été le bras qui exécute; c’était lui qu’il importait surtout de frapper.

Vainement, dans sa détresse, la pauvre femme s’efforçait d’étudier sa situation, elle n’y découvrait aucune issue... C’était comme un cercle de fer qui, de plus en plus, se resserrait autour d’elle... Ce qu’elle apercevait de tous côtés, c’était le mépris, le désespoir, la honte!...

Perdue de douleur et d’épouvante, elle oubliait jusqu’au temps qui s’écoulait, quand le roulement d’une voiture dans la cour la fit tressaillir.

—C’est Jobin, se dit-elle... il ramène le baron...

Hélas! non... Jobin revenait seul.

—Personne!... prononça-t-il d’un ton découragé.

Et cependant le brave domestique n’avait ménagé ni les peines ni les chevaux de sa maîtresse. Partout où il y avait une chance, si faible qu’elle fût, de rencontrer le baron, il s’était présenté; partout on lui avait répondu qu’on ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours.

—En ce cas, dit Mme d’Argelès, il faut courir jusque chez lui, rue de la Ville-l’Évêque... il se peut qu’il y soit.

—Madame sait bien qu’on ne trouve jamais M. le baron chez lui.... J’y suis allé, cependant... inutilement.

C’est que depuis trois jours le baron Trigault avait engagé sa fameuse partie avec Kami-Bey, cet ancien ambassadeur si riche. Il avait été convenu qu’ils joueraient jusqu’à ce que l’un d’eux eût perdu 500,000 francs, et pour ne pas gaspiller un temps précieux, ainsi que le disait le baron, ils ne bougeaient plus, en quelque sorte, du Grand-Hôtel, où demeurait Kami-Bey... ils y mangeaient et ils y dormaient.

Même c’était miracle, que le bruit de ce duel au billet de banque ne fût pas venu aux oreilles de Mme d’Argelès... On ne parlait que de cela, dans les cercles... Le Figaro avait déjà publié une description minutieuse du salon où se jouait la partie, et chaque soir il donnait les résultats... Aux dernières nouvelles, le baron avait l’avantage, il gagnait environ 280,000 francs...

—Si je suis rentré, reprit Jobin, c’est que je voulais rassurer madame; je vais me remettre en quête...

—C’est inutile, répondit Mme d’Argelès, le baron viendra ce soir, sans aucun doute... après son dîner... comme tous les soirs...

Elle disait cela, et même elle s’efforçait de le croire, mais la vérité est qu’elle n’osait pas compter, qu’elle ne comptait pas sur le baron...

—Je l’ai blessé, ce matin, pensait-elle. Il est parti fâché comme jamais je ne l’avais vu... il m’en veut, il va me bouder... qui sait combien de jours je serai sans le voir!...

Elle l’attendit cependant, consumée de la fièvre de l’attente, attentive à tous les roulements de la rue, l’oreille au guet, tressaillant chaque fois qu’il lui semblait qu’une voiture s’arrêtait devant son hôtel...

A deux heures du matin, le baron n’avait pas paru.

—Allons, murmura-t-elle, c’est fini, il ne viendra pas!...

A cette heure, cependant, ses souffrances étaient moins intolérables... L’excès même du mal émoussait à la fin sa sensibilité... Une invincible prostration l’envahissait qui paralysait toute son énergie morale et engourdissait sa pensée.

Le désastre lui semblait si certain qu’elle n’avait plus l’idée de l’éviter. Elle l’attendait avec une sorte de résignation idiote, pareille à ces femmes espagnoles qui, dès qu’elles entendent gronder le tonnerre, tombent à genoux, persuadées qu’elle vont être frappées de la foudre...

Elle gagna sa chambre, se soutenant à peine, et sitôt couchée s’endormit.

Oui, elle s’endormit de ce sommeil de plomb qui suit toutes les grandes crises de l’âme, et qui est comme la trève de Dieu de la douleur...

Son premier mouvement, à son réveil, fut de sonner sa femme de chambre pour qu’elle portât à Jobin l’ordre de se remettre à la poursuite du baron.

Mais le digne serviteur avait deviné et prévenu les intentions de sa maîtresse. Il était parti de lui-même, depuis assez longtemps déjà.

Quand il rentra, il était plus de midi, mais sa figure ridée rayonnait, et c’est d’une voix triomphante qu’il annonça:

—M. le baron Trigault!

Quand on se noie, qu’on se sent couler, qu’on en est à la dernière gorgée, le brin d’herbe qui flotte semble une planche de salut et on s’y raccroche...

C’est avec un cri de joie que Mme d’Argelès accueillit le baron, comme s’il eût pu faire que ce qui était ne fût pas...

Elle espéra, elle qui, la minute d’avant, répétait encore: «C’en est bien fait, tout est bien perdu!»

—Ah!... vous êtes bon d’être venu, s’écria-t-elle... Si vous saviez avec quelles angoisses je vous attendais... Ah!... vous êtes bon!...

Il ne répondit pas.

Lui, assez vif d’ordinaire, en dépit de son embonpoint et de sa continuelle oppression, il s’avançait d’un pas roide et lourd, l’œil injecté, la joue blême, tout frémissant encore des horribles scènes qu’il venait de subir à son hôtel.

Et encore, fallait-il qu’il eût sur lui un prodigieux empire, pour ne pas paraître plus bouleversé après l’accès de rage provoqué par la baronne, après les confidences de Pascal Férailleur et les révélations du marquis de Valorsay.

—Si vous saviez, poursuivait Mme d’Argelès, si vous saviez!...

Mais-elle s’interrompit, frappée à la fois, malgré le désordre de son esprit, de l’attitude et de la physionomie du baron.

Il s’était arrêté au milieu du salon, et immobile, il dardait sur elle un regard étrange, persistant, où se reflétaient les sentiments contradictoires qui s’agitaient et s’entrechoquaient en lui: la colère et la haine, la pitié et le pardon...

Mme d’Argelès frissonna...

La mesure n’était-elle donc pas comble, un malheur nouveau allait-il fondre sur elle!... Était-ce une aggravation de peine que lui apportait le baron, et non un soulagement!...

—Pourquoi me regardez-vous ainsi, demanda-t-elle d’une voix altérée par l’anxiété... que vous ai-je fait?...

Il hocha tristement la tête, et doucement:

—Vous! ma pauvre Lia... Rien!...

—Alors... qu’y a-t-il, ô mon Dieu, vous me faites peur!...

Il se rapprocha d’elle et lui prit la main, comme si par ce contact de la chair il eût voulu la pénétrer mieux et plus intimement de ce qu’il ressentait.

—Ce qu’il y a? fit-il, je vais vous le dire. Vous savez, n’est-ce pas, que j’ai été lâchement dupé et joué, que ma vie a été brisée par un misérable qui a séduit la femme que j’aimais de la plus folle passion... ma femme?... Vous avez entendu mes serments de vengeance, si jamais j’arrivais à le connaître... Eh bien! Lia, je le connais maintenant... L’homme qui m’a volé ma part de bonheur ici-bas, c’est le comte de Chalusse, c’est votre frère!...

D’un brusque mouvement, Mme d’Argelès arracha sa main de celle du baron, et, terrifiée comme si elle eût vu devant elle se dresser un spectre, le bras étendu, elle recula jusqu’au mur en poussant un grand cri:

—Mon Dieu!...

Un amer sourire crispa les lèvres du baron.

—Que craignez-vous? fit-il. Votre frère n’est-il pas mort?... Il m’a volé jusqu’au bonheur de la vengeance...

Quand il se fût agi de sauver d’un seul mot la vie de son fils, de son Wilkie, Mme d’Argelès n’eût pu prononcer ce mot.

Elle savait, elle, les horribles déchirements qui avaient conduit le baron à une sorte de suicide moral, qui l’avaient amené à lier des parties de cartes où il risquait un demi-million et qui duraient une semaine à douze heures par jour.

—Mais ce n’est pas tout; reprit-il, écoutez encore... J’étais sûr, je vous l’ai dit souvent, que ma femme, en mon absence, était devenue mère... Je l’ai cherché des années, cet enfant maudit, espérant que par lui j’arriverais jusqu’à son père... Eh bien, je l’ai retrouvé!... Cette enfant est aujourd’hui une belle jeune fille... Elle vivait à l’hôtel de Chalusse, près de votre frère... On l’appelle Mlle Marguerite.

Accotée contre le mur, les bras pendants et inertes, plus tremblante que la feuille, Mme d’Argelès écoutait.

Et c’était à douter qu’elle comprît, tant il y avait dans ses yeux d’égarement et de détresse...

C’est que l’horreur de l’événement dépassait ses appréhensions les plus affreuses...

L’étrangeté de la réalité outrait les plus sinistres caprices du cauchemar...

Sa raison vacillait sous tant de coups répétés, et son fils, son frère, Marguerite, Pascal Férailleur, Coralth, Valorsay, tous ceux qu’elle aimait, craignait ou haïssait, tourbillonnaient comme des spectres dans le chaos de son cerveau...

Ce qui redoublait sa stupeur, c’était le sang-froid du baron.

Tant de fois elle l’avait entendu exhaler en menaces terribles sa douleur et sa haine, qu’elle ne pouvait croire qu’il se résignât ainsi.

Son calme était-il sincère? Ne masquait-il pas plutôt une effroyable colère tout près d’éclater?

Lui cependant poursuivait:

—C’est ainsi que la destinée se joue de nous et se raille de nos desseins... Vous souvient-il, Lia, du jour où je vous rencontrai, errant à travers les rues de Paris, votre enfant sur les bras, pâle, exténuée de fatigue et de besoin, désespérée, sans asile et sans pain... Vous n’aperceviez plus d’autre refuge que la mort, m’avez-vous dit depuis. Comment m’imaginer, quand je vous recueillis, que je sauvais du suicide la sœur de mon ennemi le plus cruel, la sœur de l’homme que je poursuivais en vain avec un acharnement furieux.

Sa respiration devenait haletante, et machinalement il passait et repassait la main sur son front, comme s’il eût pu, par ce geste, chasser une pensée qui l’obsédait.

—Tout ne serait pas dit, cependant, si je le voulais bien, continua-t-il avec un mauvais sourire... Le comte est mort, mais je puis encore lui rendre honte pour honte... Il m’a déshonoré, autrefois!... Qui m’empêche aujourd’hui de flétrir d’un ineffaçable opprobre ce grand nom de Chalusse dont il était si fier!... Il a séduit ma femme, je puis demain apprendre à tout Paris ce qu’a été, ce qu’est devenue sa sœur!...

Ah! c’était là, oui c’était là ce que redoutait Mme d’Argelès.

Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante:

—Grâce!... balbutia-t-elle, grâce, pardonnez!... Ayez pitié de moi... N’ai-je donc pas toujours été pour vous une amie fidèle et dévouée. Souvenez-vous de ce passé que vous invoquiez!... Qui donc vous a aidé à porter l’écrasant fardeau de vos chagrins? Ne vous rappelez-vous donc plus que vous aussi, un jour, vous vouliez mourir!... Une femme s’est trouvée dont les douces paroles ont écarté de vous l’idée du suicide, et cette femme, c’est moi!...

Il la considéra un moment d’un œil attendri!... de grosses larmes coulaient le long de ses joues...

Puis, tout à coup, il se pencha vers elle, la releva et l’assit dans un fauteuil en s’écriant:

—Eh!... vous savez bien que je ne ferai pas ce que je dis!... Ne me connaissez-vous donc pas, sacrebleu!... N’êtes-vous donc pas sûre de mon affection et que vous êtes sacrée pour moi!...

Il cherchait à se remonter évidemment, et à maîtriser son émotion.

—D’ailleurs, ajouta-t-il, avant de venir ici, j’avais déjà pardonné... C’est stupide, peut-être, pour rien au monde je ne l’avouerais au cercle, mais c’est ainsi. Je me venge, mais d’une certaine façon... Je n’ai qu’à me tenir coi, et la fille du comte de Chalusse et de Mme Trigault est une femme perdue, n’est-ce pas?... Eh bien! je lui tendrai la main... Que cela soit ou non un ridicule, ajouté à tous ceux dont je suis orné, je m’en moque, j’ai promis!... Eh!... morbleu!... est-ce sa faute, à cette pauvre fille, si son père débauchait les femmes mariées et si sa mère était une coquine! Je me déclare pour elle, moi!...

Mme d’Argelès se dressa, le visage rayonnant d’espérance et de joie.

—Alors, nous sommes peut-être sauvés!... s’écria-telle. Ah! je savais bien, en vous envoyant chercher, que je ne m’adresserais pas en vain à votre cœur!...

Elle lui prit la main qu’elle voulut porter à ses lèvres; mais il la retira doucement en demandant d’un air étonné:

—Que voulez-vous dire?

—Que je suis cruellement punie de n’avoir pas voulu vous aider à défendre ce malheureux qu’on a déshonoré ici, chez moi, au jeu, l’autre nuit...

—M. Pascal Férailleur?...

—Oui... Il est innocent!... Le vicomte de Coralth est un misérable!... C’est lui qui a glissé entre les mains de M. Férailleur les paquets de cartes préparées qui l’ont fait gagner... Et c’est sous la pression du marquis de Valorsay que M. de Coralth a commis cette infamie!...

C’est d’un air stupéfié que le baron examinait Mme d’Argelès...

—Quoi! fit-il, vous saviez et vous avez laissé faire? Vous avez eu le courage de vous taire quand cet honnête homme qu’on égorgeait invoquait votre témoignage!... Vous avez souffert que ce crime atroce s’accomplît chez vous, sous vos yeux?

—J’ignorais alors jusqu’à l’existence de Mlle Marguerite, j’ignorais que ce jeune homme est aimé de la fille de mon frère, j’ignorais...

Le baron l’interrompit, et d’un accent indigné:

—Ah!... n’importe!... s’écria-t-il, c’est une abominable action que vous avez commise!...

Elle baissa la tête, et d’une voix à peine intelligible:

—Étais-je donc libre!... balbutia-t-elle... J’ai subi une volonté plus forte que la mienne... Que n’avez-vous entendu les menaces de M. de Coralth!... Il a surpris mon secret, il connaît Wilkie... Je lui appartiens, je suis à sa discrétion... Ne froncez pas ainsi les sourcils, je ne m’excuse pas, j’explique... Ma position est atroce, je n’ai confiance qu’en vous, seul vous pouvez venir à mon secours, écoutez-moi!...

Et rapidement elle lui apprit sa situation vis-à-vis de M. de Coralth, ce qu’elle avait pénétré des projets du marquis de Valorsay, l’effrayante visite de M. Fortunat, ses conseils, ses insinuations, ce qu’elle craignait et enfin la ferme résolution où elle était maintenant d’arracher Mlle Marguerite aux entreprises de ses ennemis.

Le baron s’était assis, et il écoutait haletant, remué par une émotion bien autrement puissante et irrésistible que celle du «bac» le plus corsé.

Les explications de Mme d’Argelès complétant les confidences de Pascal Férailleur et les aveux involontaires du marquis de Valorsay, le baron ne pouvait douter qu’une ténébreuse intrigue ne s’agitât autour des millions du comte de Chalusse...

S’il en avait tout d’abord compris le but, il commençait, croyait-il, à en discerner les moyens...

Il s’expliquait comment et pourquoi Valorsay, ruiné, persistait à vouloir épouser Mlle Marguerite, même sans dot.

—Ce misérable, pensait-il, sait par Coralth que Mme d’Argelès est une Chalusse... Il compte, quand Mlle Marguerite sera sa femme, obliger Mme d’Argelès à accepter la succession de son frère et à la partager avec lui.

Mme d’Argelès, à ce moment même, achevait son récit.

—Et maintenant, ajouta-t-elle, que faire? Quel parti prendre?...

Le baron se caressait le menton, ce qui était un geste familier quand il demandait quelque effort à son intelligence.

—D’abord, répondit-il, nous démasquons Coralth et Valorsay et nous réhabilitons ce brave M. Férailleur. C’est cent mille francs qu’il m’en coûtera très-probablement; mais, ma foi!... je ne les regretterai pas... Je les perdrais peut-être à un trente et quarante quelconque, l’été prochain, et mieux vaut qu’ils servent à une bonne action qu’à grossir le dividende des actionnaires de mon ami Blanc...

—Malheureusement, M. de Coralth parlera dès qu’il apprendra que j’ai révélé les turpitudes de son passé.

—Soit!... il parlera.

Mme d’Argelès frissonna.

—Mais alors le nom de Chalusse sera flétri, dit-elle, Wilkie saura qui est sa mère...

—Non!...

—Cependant....

—Ah!... laissez-moi finir, chère amie... j’ai mon plan, il est simple comme bonjour... Dès ce soir, vous allez écrire à votre correspondant de Londres... M. Patterson, je crois, de mander votre fils en Angleterre, sous un prétexte quelconque... sous le prétexte de lui donner de l’argent, par exemple... Tout naturellement il s’y rendra, on l’y retiendra. Coralth ne courra certes pas après lui, et nous serons tranquilles de ce côté...

—Mon Dieu!... murmura Mme d’Argelès, comment cette idée ne m’est-elle jamais venue!...

Singulièrement troublé, le baron peu à peu recouvrait son sang-froid...

—Ce qui vous concerne, chère amie, poursuivit-il, est plus simple encore... C’est une comédie à jouer. Que vaut votre mobilier? Une centaine de mille francs, n’est-ce pas... Eh bien! vous allez signer, au nom d’un de mes hommes de paille, pour cent mille francs de traites antidatées... Au jour de l’échéance, lundi, par exemple, on vous présente vos traites... vous ne payez pas. On vous poursuit... vous laissez poursuivre. On vous saisit... vous laissez saisir. Je ne sais si je m’explique bien...

—Oh! très bien!

—Donc vous voilà saisie... Vous ne faites pas opposition, et huit jours après, des affiches superbes apprennent à tout Paris que «par autorité de justice,» on vend rue Drouot, au plus offrant et dernier enchérisseur, le mobilier, la garde-robe, les cachemires, les dentelles et les diamants de Mme Lia d’A..... Vous voyez d’ici l’effet, n’est-ce pas?... Il me semble entendre vos amis et les habitués de votre salon s’abordant sur le boulevard: «—Eh bien!... très cher, et cette pauvre d’Argelès?—Ah! ne m’en parlez pas!...—C’est une lessive volontaire, sans doute?...—Pas du tout, elle est décavée, tout ce qu’il y a de plus décavé...—Tiens, tiens! Cela me fâche... c’était une bonne fille...—Oh! excellente; on s’amusait beaucoup chez elle, seulement, entre nous...—Eh bien?...—Dame! elle n’était plus de la première jeunesse... Enfin, n’importe, tel que vous me voyez, j’irai à sa vente et je pousserai...» Et en effet, chère amie, vos amis ne manqueront pas de se rendre à l’hôtel Drouot, et vos plus intimes s’abandonneront à leur générosité jusqu’à ce point de mettre une enchère de vingt sous sur quelqu’un des minces bibelots de vos étagères...

Écrasée de honte, Mme d’Argelès baissait la tête.

Jamais en si peu de mots on ne lui avait fait sentir toute l’horreur de sa situation... Jamais on ne lui avait si vivement éclairé l’abîme de honte où elle avait roulé.

Et de qui lui venait cette humiliation suprême?... Du seul ami qu’elle eût, de celui qui était son unique espoir... du baron Trigault...

Et ce qu’il y avait d’affreux, c’est qu’il ne semblait pas avoir conscience de la cruauté de ses paroles, et qu’il continuait d’un ton d’amère ironie:

—Comme de juste, vous aurez une exposition avant la vente, et vous verrez accourir toutes ces poupées du monde, que les fournisseurs, les couturiers, et les imbéciles appellent des «grandes dames»... Elles viendront estimer ce que vaut la vie d’une femme connue et voir s’il n’y aurait pas quelque bon marché à faire... c’est le chic! Les grandes dames que je dis se parent sans façon des diamants qu’elles achètent à la vente d’une fille... Oh! soyez sans crainte, vos bibelots auront la visite de ma femme et de ma fille, de la vicomtesse de Bois-d’Ardou, de Mme de Rochecote et de ses cinq demoiselles... Puis les journaux s’empareront de l’histoire, ils publieront votre déconfiture et le prix de vos tableaux, et tout sera dit...

C’est avec une curiosité craintive que Mme d’Argelès examinait le baron... Il y avait bien des années qu’elle ne lui avait vu, à lui le fanfaron du scepticisme, cette exaltation sincère...

—Soit, fit-elle, je suis prête à suivre vos conseils... mais après?

—Quoi!... vous ne voyez pas où j’en veux venir?... Après... vous disparaîtrez. Je connais cinq ou six journalistes, ce sera bien le diable si je ne persuade pas à l’un d’eux que vous êtes morte sur un grabat d’hôpital... Ce sera le sujet d’une chronique touchante et surtout morale... «Encore une étoile qui file! diront les journaux... Ainsi finissent misérablement toutes ces malheureuses dont le luxe scandalise les femmes honnêtes...»

—Et que deviendrai-je?

—Une femme respectée, Lia. Vous passerez en Angleterre, vous vous installerez dans quelque joli cottage des environs de Londres et vous vous y créerez une personnalité nouvelle... Le produit de la vente de votre mobilier suffira bien un an à vos besoins et à ceux de Wilkie... Au bout de ce temps, vous réunirez les actes indispensables, vous ferez constater votre identité et vous réclamerez la succession du comte de Chalusse...

Mme d’Argelès se dressa tout d’une pièce.

—Jamais!... s’écria-t-elle, jamais!...

Évidemment le baron crut qu’il avait mal entendu, qu’il comprenait mal.

—Quoi!... balbutia-t-il, vous voulez abandonner à l’État ces millions qui vous appartiennent légitimement?

—Oui, je le veux... il le faut...

—Vous sacrifierez l’avenir de votre fils...

—Non... ce que je ne puis faire, moi, Wilkie le fera... plus tard.

—Mais c’est de la folie...

A l’abattement de Mme d’Argelès, une agitation fébrile succédait; la colère crispait ses traits, et ses yeux, mornes et éteints d’ordinaire, flamboyaient...

—Ce n’est pas folie, s’écria-t-elle, mais vengeance!...

Et comme le baron stupéfait ouvrait la bouche pour l’interroger:

—Laissez-moi finir, interrompit-elle, et après vous me jugerez... De mon passé, je vous ai tout dit, avec une franchise absolue, oui, tout... sauf ceci: Je suis mariée, monsieur le baron, mariée légitimement, liée par une chaîne que rien ne peut plus briser, et mon mari est un misérable, et vous seriez épouvanté si vous connaissiez sa scélératesse.

Oh!... ne hochez pas la tête... je ne saurais être soupçonnée d’exagération lorsque je parle ainsi de celui que j’ai tant aimé.

Car je l’ai aimé, hélas!... jusqu’à la démence, jusqu’à l’oubli de moi-même, de ma famille, de l’honneur, des devoirs les plus sacrés...

Je l’ai aimé jusqu’à ce point de le suivre, lorsqu’il avait les mains chaudes encore du sang de mon frère!...

Ah!... le châtiment ne devait pas se faire attendre, et il fut effroyable, comme la faute.

Cet homme pour qui j’avais tout abandonné, tout foulé aux pieds, dont j’avais fait mon Dieu, savez-vous ce qu’il me disait, le troisième jour de notre fuite!...

—Il faut, en vérité, que vous soyez plus sotte qu’une oie d’avoir oublié de prendre vos bijoux et vos diamants...

Oui, voilà ce qu’il me dit, brutalement et d’un air furieux... Je le jugeai, dès lors, et je pus mesurer la profondeur du précipice où je devais rouler.

Cet homme, qui m’avait enivrée de passion, ne m’aimait pas... Chez lui, tout avait été calcul et spéculation... C’est froidement qu’il avait employé des mois à me séduire... Il ne voyait de moi que la fortune de ma famille... Oh!... il ne me l’a pas caché.

—Si vos parents ne sont pas des monstres, me répétait-il sans cesse, ils finiront bien par consentir à notre union... Il vous donneront une bonne dot, nous la partagerons, je vous rendrai votre liberté et nous serons très-heureux chacun de notre côté...

Voilà pourquoi il voulut absolument m’épouser... J’y consentis à cause de mon fils... Mon père et ma mère étaient morts, il espérait me déterminer à réclamer la part qui me revenait de la fortune paternelle... Quant à la réclamer lui-même, il n’osait... Il est lâche, il avait peur de mon frère...

Mais moi, j’avais juré que jamais il n’aurait un centime de ces richesses qu’il convoitait, et ni ses menaces... ni les coups ne purent me déterminer à faire valoir mes droits.

Dieu sait de quelles brutalités j’avais été victime, lorsque j’eus le bonheur de lui échapper, ainsi que Wilkie... Il nous a bien cherchés depuis quinze ans, il n’a pas pu retrouver notre trace... Mais il n’a pas cessé de surveiller mon frère, j’en suis sûre, mes pressentiments ne sauraient me tromper.

Que je suive votre conseil, monsieur le baron, que je demande à être envoyée en possession de la fortune de mon frère, mon mari aussitôt reparaît et, notre contrat à la main, il s’empare de tout...

Je l’enrichirais donc! Oh! non, jamais, à aucun prix!... J’aimerais mieux mourir de misère... Je verrais avant Wilkie mourir de faim!...

Mme d’Argelès s’exprimait sans emphase aucune, mais de cet accent de violence contenue qui trahit des années de rages dévorées en secret et les plus inébranlables résolutions...

Qu’on pût modifier ses volontés et la ramener à des avis plus sages et surtout plus pratiques, il ne fallait pas l’espérer...

Le baron n’eut même pas l’idée de le tenter... Ce n’était pas de la veille qu’il connaissait Mme d’Argelès, et il avait éprouvé la trempe de son énergie... Elle outrait encore le trait dominant de sa famille, cet entêtement proverbial des Chalusse que la Vantrasson signalait à M. Fortunat.

Elle garda le silence un moment, comme si elle eût été étouffée des aveux que lui arrachait la nécessité, puis d’un ton ferme:

—Je n’en suivrai pas moins une partie de vos conseils, monsieur le baron, reprit-elle. Dès ce soir je vais écrire à M. Patterson d’appeler Wilkie près de lui... Avant quinze jours j’aurai vendu mon mobilier et disparu. Je resterai pauvre... Mon opulence est bien plus fausse qu’on ne croit... N’importe!... Mon fils est un homme, il apprendra à gagner sa vie.

—Ma caisse est à votre disposition, Lia...

—Merci, mon ami, merci mille fois, je ne saurais accepter vos offres... Quand Wilkie n’était qu’un enfant, je ne dis pas... Maintenant, je gratterais la terre avec mes ongles plutôt que de lui donner un louis venant de vous... il me semblerait toujours qu’il y lirait votre nom... Vous me jugez pleine de contradictions?... Peut-être!... En tout cas je ne suis plus ce que j’étais hier... Le malheur a déchiré l’épais bandeau que j’avais devant les yeux... Je vois ma conduite, maintenant, et je la juge... Pour mon fils comme pour moi, j’ai été coupable et folle... Je pouvais me réhabiliter par lui, il sera peut-être déshonoré par moi...

Elle respira fortement, comme si tout son sang eût afflué à sa poitrine, et d’une voix étouffée:

—Wilkie travaillera pour lui et pour moi. S’il est fort, il nous sauvera!... S’il est faible, eh bien! nous périrons!... Mais c’est assez de lâchetés comme cela et de transactions honteuses... Il ne sera pas dit que j’aurai sacrifié à mon fils l’honneur d’un honnête homme et le bonheur de la fille de mon frère... Je vois où est le devoir, je saurai m’y attacher d’une étreinte invincible...

De la tête et du geste, le baron approuvait.

—Bien! fit-il, très-bien!... Seulement, laissez-moi vous dire que tout n’est pas perdu... Le Code a des armes pour les causes justes... Peut-être y a-t-il un moyen de conquérir votre héritage sans que votre mari en puisse rien toucher...

—Hélas! j’ai consulté autrefois; on m’a répondu que j’étais prise et bien prise... Cependant, voyez, informez-vous... J’ai confiance en vous, je sais que vous ne voudriez pas me forcer la main; mais hâtez-vous... Le pire malheur serait moins affreux que mes angoisses...

—Je me hâterai... M. Férailleur est, m’a-t-on dit, un avocat habile, je lui parlerai.

—Et pour cet homme, qui est venu me voir, ce Fortunat, que faire?

Le baron se recueillit un moment.

—Le plus sûr serait de ne pas bouger, prononça-t-il enfin... S’il a de mauvais desseins, votre visite ou une lettre ne feraient que les précipiter...

A l’air dont Mme d’Argelès secouait la tête, il était aisé de voir qu’elle n’espérait guère...

—Tout cela finira mal! murmura-t-elle.

C’était un peu l’avis du baron; mais est-ce bien charitable de retirer d’avance aux malheureux le courage dont ils auront besoin aux heures décisives.

—Bast! fit-il d’un ton léger, la veine va sans doute tourner... elle tourne toujours! Le bon Dieu, que diable! ne peut pas éternellement favoriser les mêmes, surtout quand ces mêmes sont des coquins! C’est pourquoi je parierais!...

Le timbre de la pendule, lui coupant la parole, le fit bondir hors de son fauteuil.

—Deux heures!... s’écria-t-il avec une expression d’inquiétude visible, et Kami-Bey qui m’attend! Je n’ai pas, certes, gaspillé mon temps ici, mais je devrais être au jeu depuis midi... Kami est capable de me soupçonner de vouloir faire Charlemagne... Ces Turcs sont étonnants! Il est vrai que je lui gagne en ce moment 280,000 francs.

Il assura son chapeau sur sa tête, et ouvrant la porte:

—Allons, à bientôt, chère dame, dit-il, et surtout n’interrompez en rien vos habitudes... notre succès dépend surtout de la sécurité des autres!...

Ce conseil, Mme d’Argelès le trouvait si juste, qu’une demi-heure plus tard elle sortait en voiture et se faisait conduire au bois, bien éloignée de se douter qu’elle traînait après sa victoria l’espion de M. Fortunat, Victor Chupin.

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