La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
«(MODÈLE 198).—LETTRE D’UNE JEUNE DEMOISELLE AYANT JURÉ A SON PÈRE MOURANT DE RENONCER A CELUI QU’ELLE AIME ET D’ACCORDER SA MAIN A UN AUTRE.
«Monsieur,
«Suppliée par M... par mon père à l’agonie, je n’ai pas eu le courage de résister... etc., etc.»
Et cela continuait ainsi, de ligne en ligne, le billet étant la copie exacte, aux fautes d’orthographe près, de la prose idiote, de «l’indispensable secrétaire.»
Le doute, désormais, n’était plus possible.
Il semblait à Pascal que les écaillés lui tombaient des yeux et qu’il voyait se dérouler admirablement distincte et logique en son infamie, la double intrigué ourdie pour creuser un abîme entre Mlle Marguerite et lui...
On l’avait déshonoré, lui, avec l’espoir qu’elle le repousserait et le renierait, on s’était trompé sans doute, et on avait imaginé cette fausse rupture pour le cas où il serait tenté de venir se justifier.
Ainsi, son amour, en dépit de quelques défaillances de courte durée, avait été plus clairvoyant que tous les raisonnements et plus fort que les apparences...
Ainsi, il avait eu raison de dire à sa mère:
—Que Marguerite m’abandonne au moment où je suis si malheureux... Que, avant que je me sois défendu, elle n’ait pas foi en moi plus qu’en tous les misérables qui m’accusent, c’est ce que jamais on ne me persuadera... L’évidence semble être contre moi, la vraisemblance me condamne, peu importe...
Maintenant, certaines circonstances s’accordaient, qui lui avaient paru absolument contradictoires.
Quelques instants plus tôt, il se disait encore: Comment, Marguerite m’écrit que son père, avant de mourir, lui a arraché ce serment qui me désespère, et d’un autre côté le marquis de Valorsay affirme que le comte de Chalusse est mort trop subitement pour avoir seulement le temps de reconnaître sa fille et de lui léguer son immense fortune...
Une de ces allégations, certainement, était mensongère... Laquelle?... Celle du billet, très-probablement...
Quant au faux, en lui-même, il ne pouvait pas n’être pas l’œuvre de Mme Léon... La certitude à cet égard était complète, indiscutable, absolue...
Et quand il n’y eût pas eu déjà des preuves irrécusables, la circonstance de «l’indispensable secrétaire» l’eût trahie...
Cette infamie expliquait d’ailleurs à Pascal le trouble et le malaise de l’estimable femme de charge, à la petite porte du jardin. Elle frémissait à cette idée qu’elle avait peut-être été épiée et suivie, et que d’un moment à l’autre, Mlle Marguerite pouvait survenir et tout découvrir...
—Mon avis, objecta Mme Férailleur, est qu’il serait prudent et habile de faire savoir à cette malheureuse jeune fille que sa dame de compagnie est une créature de Valorsay, chargée de l’espionner.
Pascal ouvrait la bouche pour approuver, mais réfléchissant:
—Marguerite doit être surveillée de très-près, répondit-il, et si je cherchais à la voir, si même je me hasardais à lui écrire, nos ennemis en seraient sans doute informés... Et alors, adieu les chances les plus favorables de la partie que je joue en ce moment, et que je gagnerai.
—Tu préfères la laisser exposée à toutes sortes d’embûches?...
—Oui... en admettant toutefois qu’elle y soit exposée, ce qui n’est rien moins que certain... Marguerite doit à son passé une expérience bien au-dessus de son âge et de sa situation, et on me dirait qu’elle a pénétré Mme Léon, que je n’en serais pas bien surpris.
Il importait cependant de savoir ce que devenait Mlle Marguerite, et Pascal se creusait la tête, quand tout à coup:
—Et la Vantrasson!... s’écria-t-il... Nous l’avons, utilisons-la... Trouver un prétexte pour l’envoyer à l’hôtel de Chalusse ne doit pas être la mer à boire... Elle fera bavarder les domestiques, nous la laisserons causer, et ainsi nous serons au courant de tout...
C’était une héroïque résolution que prenait là Pascal, et qui, la veille, l’eût fait reculer... Mais l’héroïsme est facile, à qui espère, et il voyait, d’heure en heure, pour ainsi dire, croître ses chances de succès, et s’aplanir des obstacles que tout d’abord il avait jugés presque insurmontables.
L’opposition même de sa mère, qu’il avait considérée d’abord comme un immense malheur, avait cessé de le préoccuper.
Comment s’inquiéter et que craindre après la surprenante preuve d’équité que venait de donner cette rigide bourgeoise en établissant la fausseté du billet, c’est-à-dire en déchargeant Mlle Marguerite du soupçon d’avoir abandonné Pascal...
Il dormit peu et mal pourtant, cette nuit-là et de toute la journée du lendemain il ne bougea pas de la maison et ne desserra pas les dents...
C’est qu’il avait à mûrir le plan d’attaque qu’il projetait contre M. le marquis de Valorsay...
Ses avantages étaient considérables, grâce au baron Trigault, qui mettait à sa disposition cent mille francs... L’important était de se servir de cette somme assez habilement pour capter la confiance du marquis et l’amener à se livrer.
Du moins, ses méditations ne furent pas perdues...
Et le moment de se rendre chez son ennemi venu:
—J’ai trouvé, dit-il à sa mère, et si le baron me permet d’agir à ma guise... Valorsay est à moi!
XII
Douter de l’empressement du baron Trigault à se mettre à ses ordres et à accepter les yeux fermés toutes les mesures qu’il lui proposerait, était, de la part de Pascal, un pur enfantillage...
Il eût dû se rappeler que leurs intérêts étaient les mêmes, qu’ils haïssaient d’une haine pareille les mêmes ennemis, qu’ils étaient semblablement altérés de vengeance.
Et certes, les événements survenus depuis leur entrevue n’étaient pas de nature à modifier les intentions du baron.
Depuis, il avait assisté à la scène qui avait eu lieu entre Mme d’Argelès et le spirituel M. Wilkie, scène honteuse et abominable où il avait reconnu la scélératesse du vicomte de Coralth.
Mais le malheur rend timide et soupçonneux...
Les dernières défiances de Pascal ne s’évanouirent qu’à la rue de la Ville-l’Évêque.
A la façon dont le reçurent les domestiques, il put comprendre en quelle estime le tenait le baron Trigault... car il serait plus simple qu’il ne convient, celui qui, au seul accueil des valets, ne saurait pas exactement à quoi s’en tenir sur les dispositions du maître à son égard.
—Que Monsieur prenne la peine de me suivre, lui dit, après un respectueux salut, le domestique auquel il remit sa carte, M. le baron est en affaires, mais peu importe, M. le baron a recommandé d’introduire Monsieur dès qu’il se présenterait.
Pascal, sans mot dire, suivit...
La physionomie de l’hôtel Trigault était toujours celle qu’il lui avait vue, et qui l’avait frappé... C’était toujours le même luxe, éclatant en toutes choses, prodigue, insoucieux, royal... Les gens,—une véritable armée—allaient et venaient, s’empressant lentement... Une paire de chevaux de mille louis, attelés à un léger coupé trois quarts, le coupé de la baronne—piaffait au milieu de la cour... Les fleurs du vestibule renouvelées du matin embaumaient...
Seulement, à sa première visite, Pascal n’avait vu que le rez-de-chaussée de l’hôtel. Cette fois, son guide lui annonça qu’il allait le conduire au premier étage, au cabinet de M. le baron.
Il gravissait lentement l’escalier de marbre, à rampe de bronze doré, admirant le tapis magnifique, les fresques, les précieuses statues, quand un grand frou frou de soie retentit au-dessus de lui... Il n’eut que le temps de se jeter de côté, et une femme passa rapidement, sans détourner la tête, sans daigner le voir...
Elle paraissait à peine quarante ans, et était très-belle encore, avec ses cheveux d’un blond ardent, relevés très-haut sur la nuque en un énorme chignon... Son costume, voyant à faire cabrer les chevaux de fiacre, et de la coupe la plus excentrique et la plus hasardée, seyait admirablement à son genre de beauté...
—C’est Mme la baronne, souffla le domestique à l’oreille de Pascal.
Il n’avait pas besoin qu’on le lui dît... Il ne l’avait vue qu’une fois, l’espace d’une seconde, mais en de telles circonstances qu’il ne devait l’oublier de sa vie...
En ce moment, d’ailleurs, et après ce qu’il savait, il s’expliqua l’impression terrible et jusqu’alors inexpliquée qu’il avait ressentie en la voyant...
Mlle Marguerite était comme un portrait vivant de cette femme, à la couleur des cheveux près...
Qu’eût-ce donc été, si la baronne eût consenti à rester telle qu’elle était! Car ses cheveux étaient noirs naturellement, comme ceux de Mlle Marguerite, et noirs elle les avait portés jusqu’à trente-cinq ans. Elle, n’était rousse que depuis que la mode de cette couleur sévit avec la violence d’une épidémie... Et même, tous les quatre jours, son coiffeur venait lui enduire la tête d’une certaine préparation, après quoi elle avait la patience de rester plusieurs heures à sécher au soleil, ce qui donne une nuance plus dorée...
N’importe! Pascal était encore tout bouleversé de cette rencontre, quand le domestique lui ouvrit la porte du cabinet du baron, une pièce immense, grande à elle seule comme un appartement de trois mille francs, et meublée avec le faste particulier des gens assez riches pour satisfaire sur-le-champ toutes leurs fantaisies...
Là était le baron, fort affairé au milieu de plusieurs messieurs très-occupés à mettre en ordre des montagnes de paperasses...
Dès que parut Pascal, il se leva vivement, et s’avançant vers lui, la main largement tendue:
—Ah!... vous voici, monsieur Mauméjan!... dit-il.
Ainsi, il n’avait pas oublié le nom sous lequel se cachait Pascal!... Ce détail était du plus favorable augure.
—Je viens, monsieur... commença le jeune homme...
—Oui, je sais, je sais, interrompit le baron... arrivez, nous avons à causer ensemble...
Et, lui prenant le bras, il l’entraîna dans sa chambre à coucher, séparée de son cabinet par une porte double, dont les battants avaient été enlevés et remplacés par une portière...
Une fois là, et après avoir fait signe qu’on pouvait être entendu de la pièce voisine et qu’il fallait parler bas:
—Vous venez, dit-il, chercher les cent mille francs que j’ai promis à ce cher marquis de Valorsay...
—En effet, monsieur...
—Eh bien!... je vais vous les remettre... Je vous attendais et je les ai préparés; ils sont là...
Il ouvrit son secrétaire, en effet, et en retira une liasse de trente billets de mille francs et un bon de soixante-dix mille francs sur la Banque de France, qu’il tendit à Pascal en disant:
—Voilà!... Regardez si le compte y est bien...
Mais Pascal, devenu tout à coup plus rouge que le feu, se taisait...
C’est qu’au contact de ces valeurs une idée lui était venue, toute simple, toute naturelle, et qui pourtant ne s’était point encore présentée à son esprit.
—Qu’est-ce? interrogea le baron, surpris de cet embarras si soudain et si visible, qu’est-ce qui vous prend?
—Rien, monsieur, rien! Seulement, je me demande... je ne sais trop... si je dois, si je puis accepter cette somme...
—Bah! Et pourquoi?...
—C’est que, si vous la prêtez à M. de Valorsay, elle est peut-être perdue.
—Peut-être?... Vous êtes poli!
—Oui, vous avez raison, monsieur, c’est perdue certainement que j’aurais dû dire. De là le trouble où vous me voyez... N’est-ce pas uniquement à cause de moi que vous sacrifiez cette somme qui serait une fortune pour bien des gens, pour moi tout le premier?... Évidemment si... Eh bien! je me demande s’il m’est bien permis d’accepter un tel sacrifice, ne sachant pas si je pourrai le reconnaître... Aurai-je jamais cent mille francs à vous rendre?...
—Cependant cet argent vous est indispensable pour pénétrer dans l’intimité de Valorsay et forcer sa confiance...
—C’est vrai... et s’il m’appartenait, je n’hésiterais pas...
Le baron estimait singulièrement le caractère de Pascal, et cependant cet excès d’une délicatesse ombrageuse, ces scrupules d’une probité parfaite l’émurent...
Comme tous les gens effroyablement riches, il ne connaissait guère de pauvres que ceux qui portent leur pauvreté sans honneur ni dignité, et qui volontiers ramassent les pièces de vingt francs où elles se trouvent, même dans le ruisseau, et au besoin avec leurs dents...
—Eh bien!... cher monsieur Férailleur, prononça-t-il, rassurez-vous, ce n’est pas à votre intention que je fais ce sacrifice.
—Oh!...
—Je vous en donne ma parole d’honneur... Sans vous, je prêterais encore les cent mille francs à Valorsay, et si vous ne vouliez pas les lui porter, je les lui enverrais par un autre...
Après cela, Pascal eût eu mauvaise grâce à discuter...
Il prit la main que lui tendait le baron et la serra énergiquement en prononçant ce seul mot, qui par son accent valait toutes les protestations:
—Merci!...
Le baron, lui, haussa les épaules, d’un mouvement cordial, en homme qui ne voit à ce qu’il fait aucun mérite, ni que cela vaille même le moindre remercîment...
Puis, de ce ton un peu bourru qui allait si bien à sa large carrure:
—Et vous savez, cher monsieur, reprit-il, vous emploierez cette somme à votre guise, et au mieux de vos intérêts qui sont les miens... Vous la remettrez à M. de Valorsay quand et comme vous le jugerez utile, dans une heure ou dans un mois, en une fois ou en cinquante et aux conditions que vous voudrez... Servez-vous de ces cent mille francs comme de la corde qu’on passe autour du cou d’un chien qu’on veut noyer...
Sous sa triviale bonhomie, le baron dissimulait la plus habile pénétration. Pascal le comprit en se sentant deviné.
—Vous me comblez, monsieur! fit-il.
—Bien!... bien!...
—Ce que vous m’offrez là, je venais vous le demander.
—Vraiment!... Alors tout est pour le mieux!
—Souffrez du moins que je vous explique mes intentions...
—Inutile, cher monsieur...
—Permettez!... Pour suivre mon plan, je vais être forcé d’invoquer votre volonté, de vous attribuer des sentiments, des paroles, des actes même que vous désavoueriez peut-être, et pour ma tranquillité...
D’un geste insouciant, accompagné d’un claquement de doigts, le baron lui coupa la parole...
—Marchez toujours, prononça-t-il, et ne vous inquiétez de rien... Tout ce que vous ferez sera bien fait, qui aura pour but de démasquer ce cher marquis et Coralth, son digne acolyte... Mettez-moi en scène comme vous voudrez, je m’en bats l’œil... Qui serez-vous pour Valorsay? Le sieur Mauméjan, un de mes hommes d’affaires, n’est-ce pas? Je puis toujours vous désavouer...
Et comme s’il eût tenu à prouver qu’il devinait jusqu’en ses détails le plan de son «jeune ami»:
—D’ailleurs, ajouta-t-il, on sait bien ce qu’est l’homme d’affaires d’un millionnaire. C’est le morne revers d’une médaille éblouissante... Un millionnaire qui n’est pas un sot, doit toujours, et à n’importe quelle demande d’argent, sourire et répondre: «Oui, certes, comment donc, trop heureux!...» Seulement il ajoute, «Entendez-vous avec mon homme d’affaires...» C’est ce dernier, qui est chargé de discuter, d’avouer que son client est gêné pour le moment, et finalement de répondre: «Non...»
Pascal insistait encore, mais le baron était têtu...
—Oh! assez!... fit-il. Ne gaspillons pas un temps précieux en discussions oiseuses... Les jours n’ont que vingt-quatre heures, et tel que vous me voyez, je suis si pressé que depuis avant-hier je n’ai pas touché une carte... C’est que je prépare à Mme Trigault, à ma fille et à M. mon gendre une surprise assez délicate, si j’ose dire, et que je crois réussie.
Il riait, le malheureux homme, mais de quel rire!...
—C’est que, voyez-vous, poursuivit-il, j’en ai assez de payer tous les ans des centaines de mille francs pour être berné par ma femme, bafoué par ma fille, «jobardé» par mon gendre et brutalisé et vilipendé par tous les trois... Je veux bien payer encore, «casquer,» comme dit mon gendre, mais à la condition qu’on me donnera pour mon argent, sinon la réalité, du moins les apparences de l’amour, du dévouement, de l’affection, du respect, de tout ce qui m’eût rendu heureux, enfin!... Et ces apparences, sacrebleu! je les aurai... Oui, moi, Trigault, je serai choyé, cajolé, dorloté ou... bernique, je suspens mes payements... C’est un de mes vieux amis, un parvenu comme moi, dont j’ai envié pendant des années le bonheur domestique, qui m’a enfin donné sa recette...
«Moi, mon cher, m’a-t-il dit, je suis dans ma maison, entre ma femme, mes enfants et mes gendres, comme un mylord dans une auberge... Je me suis commandé un bonheur de première qualité à tant par mois... Si on me le sert, je paye... si on ne me le sert pas, bonsoir, je ferme le guichet aux pièces de cent sous... Quand on m’invente des gâteries de supplément, je les règle à part, sans marchander... Donnant donnant... Fais comme moi, mon vieux camarade, tu t’en trouveras bien... Un tarif! il n’y a plus que cela.»
—Et je ferai comme lui, M. Férailleur, car je vois que son système est bon, qu’il est pratique et bien «dans le mouvement,» comme on dit... Et, pour en arriver là, j’ai mon idée.... J’ai assez joué les père Dindon, comme cela!... J’aurai pour mes derniers jours une existence de patriarche, ou par le saint nom de Dieu, je laisse tous les miens crever de faim!...
Sa face s’empourprait et les veines de son front se gonflaient, autant de colère que par suite de la contrainte qu’il s’imposait en parlant presque bas.
Il respira longuement, puis d’un ton plus calme:
—Mais il faut que vous réussissiez, M. Férailleur, reprit-il, et vite... et que la... jeune fille que vous aimez, recueille l’héritage de son père... Vous ne savez pas en quelles mains indignes l’héritage du comte de Chalusse est près de tomber...
Sans doute il allait apprendre à Pascal l’histoire de Mme Lia d’Argelès et de l’aimable M. Wilkie, lorsqu’il fut interrompu par le bruit d’une assez vive discussion dans le vestibule.
—Oh!... commença-t-il, qui est-ce qui se permet chez moi...
Mais il entendit s’ouvrir la porte de son cabinet, et aussitôt une voix flûtée et enrouée crier:
—Quoi!... personne, c’est trop fort!...
Le baron eut un geste de colère.
—C’est Kami-Bey, fit-il, ce Turc avec qui j’ai lié cette grosse partie... Le diable l’emporte!... Mais il viendrait nous relancer ici... rejoignons-le, monsieur Férailleur...
De retour dans le cabinet, Pascal vit un gros homme à barbe rare, au nez aplati, très-rouge, avec de fort petits yeux en biais et d’énormes lèvres sensuelles ou plutôt bestiales...
Il était vêtu d’une manière de tunique noire boutonnée et coiffé d’un fez, ce qui lui donnait l’aspect d’une bouteille pansue cachetée de cire rouge...
Tel était Kami-Bey, le type accompli de ces étrangers chargés d’or comme un galion, barbares à peine frottés de civilisation parfois, qu’attirent à Paris, non les splendeurs et les gloires de la grande ville, mais ses corruptions et ses hontes, qui arrivent persuadés que tout y est à vendre, et qui s’en retournent souvent avec la même conviction...
Seulement, celui-ci était plus impudent, plus cynique et plus arrogant que les autres... qui le sont prodigieusement d’ordinaire. Étant plus riche, il avait été plus entouré, plus fêté, plus flatté, plus caressé... Il avait été plus exploité aussi, par toute cette tourbe d’intrigants et de filles de la haute vie, pour qui tout étranger est une proie.
Il parlait passablement le français, ou plutôt l’argot des cabinets particuliers et des tripots, mais avec un accent abominable.
—Enfin, vous voilà, vous!... s’écria-t-il, quand entra le baron, j’étais inquiet...
On appelait Kami prince sans que personne sût pourquoi... ni lui non plus. Peut-être, parce que le laquais qui avait ouvert sa voiture à son arrivée au Grand-Hôtel l’avait salué de ce nom...
—Comment de quoi?... répondit-il... Vous me gagnez en ce moment plus de 300,000 fr.... je me suis dit: Ferait-il Charlemagne!...
Le baron fronça le sourcil et du coup supprimant le titre de prince...
—Il me semble, cher monsieur, fit-il, que d’après nos conventions, nous devons jouer jusqu’à ce que l’un de nous gagne à l’autre 500,000 fr.
—C’est vrai... mais nous devions jouer tous les jours...
—Possible... mais je suis occupé... Je vous l’ai fait dire, n’est-ce pas?... Si cela vous inquiète, déchirons le livre où sont inscrits les résultats des séances et qu’il ne soit plus question de la partie... Vous y gagnerez cent mille écus, cher monsieur...
Kami-Bey sentit bien que le baron ne tolérerait pas ses arrogances, et d’un ton beaucoup plus humble:
—C’est que je deviens méfiant, fit-il... On se moque beaucoup de moi... Parce que je suis étranger et immensément riche, c’est à qui me volera... Hommes, femmes, gentilshommes, marchands, tout le monde s’en mêle... Si j’achète des tableaux, on me vend des croûtes un prix fou... Des chevaux, on m’extorque des sommes ridicules et on ne me livre que des rosses... Dès que je m’asseois à une table de bac, il se trouve un grec pour me voler... Tout le monde m’emprunte de l’argent, personne ne me le rend... Je finirai par me fâcher...
Il s’était assis, le baron vit bien qu’il ne s’en débarrasserait pas de sitôt; aussi s’approchant de Pascal:
—Partez, lui dit-il à l’oreille, ou vous manqueriez Valorsay... Et tenez-vous bien, car il est fin, le mâtin... Allons, courage et bonne chance...
Du courage!...
Ah! il n’était pas besoin d’en souhaiter à Pascal... Comment en aurait-il manqué, lui qui avait triomphé des lâches suggestions du désespoir en ces heures terribles où il avait pu supposer que Mlle Marguerite, le jugeant indigne, l’abandonnait...
Tant qu’il avait été condamné à l’inaction ou réduit à s’agiter dans le vide, fatalement il avait été en proie à tous les flottements de l’incertitude...
Mais maintenant qu’il savait où attaquer et comment, et que l’instant d’engager la lutte était venu, d’indomptables énergies s’éveillaient en lui, il devenait de bronze, sûr qu’il n’était plus désormais d’événements capables de le déconcerter ou seulement de le troubler.
Semblable à ces rudes capitaines qui ne jouissent de la plénitude de leurs facultés que là où les autres, les faibles, perdent leur sang-froid, c’est-à-dire au moment de la bataille, Pascal sentait se dissiper les brouillards qui avaient obscurci son cerveau, et son intelligence se dégageait, acquérant une lucidité nouvelle et extraordinaire...
Les armes dont il allait se servir, lui répugnaient c’est vrai, mais ce n’était pas lui qui les avait choisies... Et puisque ses ennemis ne connaissaient que l’astuce ignoble et la duplicité, il était résolu à les dépasser et à les vaincre en ruses et en fourberies...
Aussi, tout en gagnant d’un pas rapide la demeure du marquis de Valorsay, inventoriait-il ses chances, récapitulant ses ressources, cherchant bien s’il n’oubliait rien, si par imprévoyance, il ne laissait pas quelque porte ouverte aux hasards contraires...
S’il échouait,—car il admettait la possibilité d’un premier échec sans y croire,—il ne voulait pas avoir à s’adresser de reproches.
Les imbéciles, seuls, se consolent en se répétant:
—Qui pouvait prévoir cela!...
Les forts prévoient... Et Pascal pensait bien avoir tout prévu.
Le matin, avant de sortir, il avait composé sa toilette avec un soin extrême.
Il avait compris que le costume subalterne qu’il avait revêtu la première fois n’était plus de mise. Un homme d’affaires du baron Trigault ne pouvait avoir l’air besogneux, car on se dore, à se frotter aux millionnaires, comme on se réchauffe en approchant du feu.
Strictement habillé de noir, ni trop élégant ni trop peu, le menton posé sur une haute cravate blanche, le visage glabre et les cheveux courts, il avait précisément cette gravité fûtée que l’imagination prête aux conseillers des remueurs d’argent.
De chance contre lui, immédiate et décisive, il n’en apercevait qu’une...
M. de Valorsay le connaissait peut-être physiquement.
Il était persuadé que non, mais il n’était pas sûr, il pouvait se tromper...
Songeant à cela, et inquiet, il avait d’abord eu la pensée de déguiser son visage... La réflexion le fit renoncer à cet expédient... Un déguisement imparfait attire l’attention et éveille les soupçons... Saurait-il véritablement déguiser sa physionomie?... Assurément non... Combien d’hommes sont capables de ce tour de force, et encore après bien des expériences... On cite deux ou trois policiers et une demi-douzaine d’acteurs.
Evaluant les probabilités pour et contre, il s’était déterminé à se présenter tel quel chez le marquis...
Il risquait, il est vrai, de rencontrer dans la rue des personnes de sa connaissance, ou quelqu’un des gens qu’on devait avoir mis en campagne pour retrouver ses traces, mais il estimait que, grâce au sacrifice qu’il avait fait de sa barbe,—ce qui le changeait beaucoup,—grâce aussi à la rapidité de sa marche, on ne le reconnaîtrait pas...
Cependant, lorsqu’il approcha de l’hôtel de M. de Valorsay, vers le haut de l’avenue des Champs-Élysées, prudemment il ralentit le pas, et même il s’arrêta pour explorer de l’œil les abords.
L’hôtel, entre cour et jardin, élevé de deux étages, lui parut très-vaste et très-beau. Les écuries et les remises occupaient d’élégants pavillons de chaque côté de la cour... Devant la grille entr’ouverte, cinq ou six domestiques en tenue du matin causaient et s’amusaient à agacer un gros chien terrier.
Bien en prit à Pascal de s’être attardé à cet examen.
Juste comme il se disait qu’il n’apercevait rien de suspect, il vit le groupe des domestiques s’écarter et se découvrir; la grille s’ouvrit tout à fait, et M. de Coralth en personne sortit, donnant le bras à un tout jeune homme très-blond, aux moustaches retroussées et à l’air singulièrement impertinent.
Ces deux messieurs se dirigèrent du côté de l’Arc-de-Triomphe...
Pascal eut un tressaillement de joie.
—La fortune est pour moi!... se dit-il. Sans ce Kami-Bey, qui m’a retenu un grand quart-d’heure chez le baron, je me trouvais ici nez à nez avec ce misérable vicomte, et tout était perdu...
C’est avec cette encourageante pensée qu’il s’avança vers l’hôtel.
—M. le marquis est très-occupé ce matin, lui répondit un des domestiques, debout devant la grille, et qui était le propre valet de chambre de M. de Valorsay, je doute qu’il puisse vous recevoir.
Mais lorsqu’il eut remis une de ses cartes de visite au nom de Mauméjan, avec cette mention au crayon: De la part de M. le baron Trigault, la figure rogue du valet s’adoucit comme par enchantement.
—Oh! fit-il, c’est une autre paire de manches!... Du moment où vous êtes envoyé par M. Trigault, bigre!... On vous attend comme le messie... Arrivez, je vais vous annoncer moi-même...
Et en effet, il daigna interrompre sa conversation et précéder Pascal...
De même que chez le baron, tout chez M. de Valorsay annonçait une grande, une immense fortune... Et cependant, l’œil d’un observateur y eût découvert cette différence qu’on reconnaît entre l’argenterie et le ruolz. Le luxe, rue de la Ville-l’Evêque, avait un caractère réel et massif qu’on ne trouvait pas avenue des Champs-Élysées... Le logis d’un homme, quoi qu’il fasse, le reflète... Chez le marquis, un des princes de la haute vie, tout portait ce cachet de précipitation, que notre époque imprime à ses moindres œuvres...
—Entrez là, dit le valet à Pascal, en lui ouvrant une porte, je vais voir où est monsieur...
Pascal entra dans un salon très-vaste, magnifique, mais dont la magnificence manquait de fraîcheur... Le tapis, une merveille d’ailleurs, était taché par places... On n’avait pas toujours eu soin de tenir les persiennes closes, l’été, et le soleil avait altéré la couleur des rideaux...
Ce qui tirait l’œil, dans ce salon, c’était une quantité de coupes, de vases, de statuettes, de groupes, soit en argent, soit en or... Il y en avait sur toutes les tables...
Une inscription sur chacun de ces objets d’art annonçait qu’il avait été gagné par un cheval appartenant au marquis de Valorsay, et disait où, en quelles circonstances, quel jour de quelle année, et le nom du cheval vainqueur...
C’étaient là les titres de gloire du marquis... Ils lui avaient coûté la moitié de l’immense fortune qu’il avait dévorée...
Tout cela offrait peu d’intérêt à Pascal; aussi ne tarda-t-il pas à s’ennuyer d’attendre.
—Le Valorsay, pensa-t-il, joue au diplomate... Il ne veut pas avoir l’air pressé... Le malheur est que son domestique l’a trahi.
Enfin, il reparut, le domestique.
—Monsieur le marquis vous attend, monsieur, dit-il.
Cette voix remua Pascal comme le premier roulement du tambour battant la charge pour l’assaut d’une batterie.
Mais son sang-froid ne fut en rien altéré.
—Voici le moment décisif!... pensa-t-il, pourvu qu’il ne me connaisse pas!...
Et d’un pas ferme, il suivit le valet de chambre...
Comme toujours, lorsqu’il restait chez lui, M. de Valorsay se tenait dans une sorte de petit fumoir contigu à sa chambre à coucher. Assis devant une table, il semblait très-occupé à mettre en ordre des journaux de sport... Près de lui étaient une bouteille de vin de Madère et un verre aux trois quarts vide...
Quand son domestique annonça:
—Monsieur Mauméjan!...
Il leva la tête et son regard rencontra celui de Pascal.
Mais son œil ne vacilla pas, aucun des muscles de son visage ne bougea, sa physionomie garda sa froideur hautaine et railleuse...
Il était clair qu’il ne soupçonnait pas que là, devant lui, il avait le malheureux dont il avait essayé si lâchement de se défaire, son plus mortel et son plus redoutable ennemi.
—M. Mauméjan, fit-il, l’homme d’affaires du baron Trigault...
—Oui, monsieur le marquis.
—Veuillez donc vous asseoir... Je termine quelque chose... Je suis à vous à l’instant...
Pascal s’assit.
Une de ses frayeurs avait été de ne pas rester maître de lui quand il se trouverait en présence du misérable qui avait brisé son existence, détruit son bonheur et son avenir, qui lui avait pris plus que la vie en lui prenant l’honneur, et qui, en ce moment même, s’efforçait, par les plus infâmes manœuvres, de lui arracher la femme qu’il aimait, Mlle Marguerite...
—Si le sang me monte à la tête, pensait-il, je suis capable de sauter sur lui et de l’étrangler...
Eh bien!... non.
Ses artères ne battirent pas plus vite, et c’est avec un calme parfait,—le flegme des forts,—qu’il se mit à observer sournoisement M. de Valorsay...
S’il l’eût connu depuis seulement huit jours, il eût été stupéfié du changement qui s’était opéré en ce brillant gentilhomme, le type achevé des viveurs de la haute vie... Il n’était plus que l’ombre de lui-même.
A cette heure, surtout, où il n’avait pas reçu encore les soins intelligents et discrets de son valet de chambre, où nulle supercherie de toilette ne masquait sa précoce décrépitude, il était effrayant.
Son visage ravagé, son teint terreux marbré de plaques livides, ses paupières rougies et gonflées trahissaient de dures insomnies... Sa lèvre, d’ordinaire sarcastique et fière, pendait; des rides profondes sillonnaient son front crispé, et ses rares cheveux, en désordre, roides encore des cosmétiques de la vieille, ne suffisaient pas à dissimuler sa calvitie...
Mais, plus que tout le reste, son œil morne et sans chaleur accusait une écrasante lassitude, dont il essayait peut-être de triompher à grands coups de vin de Madère.
C’est qu’il avait eu d’effrayantes réflexions depuis une semaine.
On est viveur, «noceur,» on n’a,—et on s’en vante,—ni foi, ni loi, ni conscience, ni moralité; on se moque de Dieu et du diable... Il n’en est pas moins vrai que ce n’est pas sans d’horribles déchirements que, pour la première fois, on va jusqu’au crime positif, prévu par le Code, qualifié, justiciable du jury et punissable des galères...
Et qui eût pu dire combien M. le marquis de Valorsay avait commis de ces crimes, depuis le jour où il avait armé de cartes biseautés son complice, le vicomte de Coralth?
Sans cela, même, n’avait-elle pas quelque chose d’atroce et de poignant, la situation de ce millionnaire ruiné, qui disputait à ses créanciers ses dernières apparences de splendeur avec l’âpre énergie d’un naufragé disputant une épave. N’endurait-il pas les tortures de l’enfer, ainsi qu’il l’avait avoué à M. Fortunat, à vivre, sans un sou vaillant parfois, au milieu de ce grand luxe, et à soutenir cet étonnant mensonge sous l’œil sans pitié de trente valets?
Ses angoisses, enfin, lorsqu’il songeait à combien peu tenait sa position, ne pouvaient-elles pas être comparées à celles du mineur, qui au moment où on le monte du fond de la mine, voit se détendre, éclater brin à brin, le câble où est suspendue sa vie, et qui se demande si les quelques fils qui le soutiennent seront assez forts pour le hisser jusqu’à l’orifice du puits...
Pascal eut la perception très-nette et très-distincte de cette effroyable agonie de son ennemi, et il en éprouva un sentiment de bien-être, comme si une rosée céleste fût descendue sur ses propres douleurs... C’était le commencement de sa vengeance...
Mais le «petit moment» réclamé par M. de Valorsay durait depuis plus d’un quart d’heure, et il n’en finissait pas...
—Que diable fait-il?... se demandait Pascal, qui suivait curieusement ses moindres mouvements...
Le marquis avait tout autour de lui, sur sa table, sur des chaises, et jusque par terre, des collections de journaux de sport... Il les prenait les uns après les autres, les dépliait, les parcourait d’un regard rapide et exercé, et selon qu’ils contenaient ou non ce qu’il souhaitait, il les jetait ou les plaçait en tas, devant lui, après les avoir annotés au crayon rouge.
Ce ne fut pourtant qu’après plusieurs minutes encore qu’il parut s’apercevoir du temps écoulé, et aussitôt, craignant sans doute que Pascal ne s’impatientât:
—Je suis véritablement fâché, monsieur, prononça-t-il, de vous faire droguer ainsi, mais on attend le travail que j’achève...
—Oh!... continuez, monsieur le marquis, répondit Pascal, continuez... Par extraordinaire j’ai un peu de temps à moi... J’en serai quitte, d’ailleurs, pour déjeuner plus vite.
C’était une politesse... Le marquis crut devoir y répondre, et tout en lisant et en annotant tour à tour, il daigna expliquer sa besogne.
—C’est un métier de rogne-papier que je fais là, reprit-il... J’ai vendu, il y a quelques jours, sept de mes chevaux de courses, dont deux hors ligne, et l’acquéreur, comme de raison, en me versant le prix convenu, a reçu l’état exact et légalisé des performances de chacun d’eux... leur biographie, autrement dit... Mais voici que ce monsieur n’est pas satisfait, et il s’est mis en tête d’exiger de moi la collection des journaux de sport qui relatent les engagements, les victoires, ou les défaites de ceux de mes chevaux qu’il a achetés... On n’est pas stupide à ce point... Il est vrai que j’ai affaire à un étranger, à un de ces nababs, à peine barbouillés de civilisation, qui tous les ans viennent à Paris fondre leurs lingots et qui, par leurs prodigalités idiotes, font hausser le prix du toutes choses jusqu’à nous rendre la vie impossible, à nous autres Parisiens, qui ne voulons pas comme eux flamber notre fortune en deux ans... C’est la peste de notre ville et de notre temps, ces gens-là qui, à de rares exceptions près, ne savent employer leurs millions qu’à enrichir une douzaine de drôlesses cosmopolites, des escrocs, des restaurateurs et des maquignons.
C’est d’une mine approbative que Pascal écoutait cette sortie; mais il ne songeait, en vérité, qu’à cet étranger, Kami-Bey, qu’il avait vu chez le baron, il n’y avait pas une demi-heure, et qu’il avait entendu se plaindre amèrement de n’avoir que des rosses, alors qu’il pensait avoir acheté des chevaux de prix... Et il se disait:
—Kami-Bey serait-il cet acquéreur exigeant?... Pourquoi le marquis, acculé comme il l’est, n’aurait-il pas hasardé quelqu’une de ces bonnes escroqueries qui conduisent leur homme droit en police correctionnelle?...
En matière de sport, on pouvait soupçonner Valorsay d’une grande indépendance de conscience... N’était-il pas accusé déjà d’avoir, par une fraude indigne, fait perdre l’argent de ceux qui pariaient pour son cheval Domingo?
Enfin, après un moment de silence, le marquis poussa un grand soupir.
—C’est fini! murmura-t-il en liant avec une ficelle les journaux qu’il avait mis de côté.
Il sonna ensuite, et un domestique étant accouru:
—Tenez, lui dit-il, portez ceci au prince Kami, au Grand-Hôtel, et hâtez-vous...
Les pressentiments de Pascal ne l’avaient pas trompé. Il ne sourcilla pas, cependant...
Mais en lui-même:
—Voilà qui est bon à savoir, pensa-t-il. Avant ce soir j’aurai ouvert une petite enquête de ce côté...
Décidément, l’orage se massait au-dessus de la tête du marquis de Valorsay... Le savait-il? Assurément il en avait le soupçon... Mais il s’était juré qu’il tiendrait bon jusqu’à la fin... Il ne voyait pas, du reste, que tout fût perdu, et, comme tous les grands joueurs, il se disait que, tant qu’il aurait un enjeu à exposer, il pouvait espérer ramener la fortune...
Il s’était levé, en s’étirant, comme après une tâche désagréable, et s’adossant à la cheminée:
—Maintenant, monsieur Mauméjan, commença-t-il, abordons l’affaire qui vous amène...
Son air dégagé, son ton léger, étaient admirablement joués... mais un observateur ne s’y fût pas trompé, non plus qu’à la façon dont il ajouta négligemment:
—Vous m’apportez des fonds de la part de M. le baron Trigault?
Pascal hocha la tête, et d’un accent contrarié:
—J’ai le regret de vous apprendre que non, monsieur le marquis, répondit-il.
Ce fut comme une lourde pierre, tombant sur le crâne dégarni de M. de Valorsay... Il devint plus blanc que sa chemise, et même chancela, comme si sa mauvaise jambe, celle dont il souffrait aux changements de temps, eût refusé tout service.
—Comment, non! balbutia-t-il, c’est une plaisanterie, sans doute!...
—Ce n’est que trop sérieux!
—J’avais la parole du baron...
—Oh!... la parole!...
—Enfin, j’avais toujours une promesse formelle!...
—Il est quelquefois impossible de tenir ce que l’on promet, monsieur le marquis...
Les conséquences de ce manque de parole devaient être terribles; pour M. de Valorsay, ce pouvait être la fin de tout.
Il n’en essaya pas moins de dissimuler... Il se dit que laisser voir à cet homme d’affaires combien le coup était effroyable, ce serait lui livrer le secret de sa profonde détresse, confesser sa ruine absolue, renoncer à la lutte, désarmer, s’avouer vaincu, terrassé, perdu...
Rassemblant donc en un effort exorbitant toute son énergie, il maîtrisa ses émotions, et réussit à paraître, non désespéré, mais seulement irrité et très-contrarié...
—Bref, reprit-il d’une voix altérée, pas de fonds! Je comptais sur cent mille francs ce matin... Rien!... Comme c’est gracieux... Ah! le baron ne se doute guère de l’embarras où il me met...
—Pardonnez-moi, monsieur, il s’en doute si bien, qu’au lieu de vous prévenir par un simple billet, il m’envoie pour vous présenter ses sincères regrets... Véritablement, lorsque je l’ai quitté, il y a une heure, il était désolé... Il m’a surtout recommandé de vous bien expliquer qu’il n’y a eu rien de sa faute... Il comptait sur deux rentrées très-importantes, qui toutes deux, comme par un fait exprès, lui ont manqué... Hier, il a couru toute la soirée sans parvenir à rassembler les fonds.
Un peu remis du premier étourdissement, bien que fort pâle encore, le marquis dardait sur Pascal un regard soupçonneux.
Il n’était pas sans savoir de quelles doucereuses excuses les gens bien élevés enveloppent leurs refus pour en masquer l’amertume.
—Ainsi, fit-il d’un ton où perçait l’ironie, le baron est gêné.
—Franchement, je le crois.
—Pauvre baron!... Ah!... je le plains... oui considérablement.
Grave et froid comme un article du Code, Pascal semblait n’avoir point vu l’effet du message qu’il apportait, le trouble affreux du marquis et la contrainte qu’il s’était imposée.
—Vous pensez railler, monsieur, prononça-t-il, moi je jurerais que le baron est en ce moment très à court d’argent...
—Allons donc!... Un homme qui a sept ou huit millions...
—Je parierais pour dix, au moins.
—Raison de plus.
Pascal haussa dédaigneusement les épaules.
—Il m’étonne, monsieur le marquis, fit-il d’un ton dogmatique, de vous entendre parler ainsi... L’énormité du revenu ne constitue pas l’aisance, mais bien la façon dont on l’emploie... Par le temps de folies qui court, tous les gens riches sont gênés... Que donnent au baron ses dix millions? Cinq cent mille livre de rentes au plus! C’est un joli denier et je m’en contenterais... Mais le baron joue, et Mme la baronne est la femme la plus élégante de Paris... Ils aiment la grande vie l’un et l’autre, et leur maison est montée comme celle d’un prince... Chez eux, du premier janvier à la saint Sylvestre la chandelle brûle par les deux bouts... Que sont cinq cent mille francs avec un train pareil!... Leur situation doit être celle de plusieurs millionnaires de ma connaissance, qui, vers les fin du trimestre et en attendant l’échéance de leurs rentes, portent bravement leur argenterie au Mont-de-Piété...
L’excuse pouvait n’être pas vraie; elle était vraisemblable. N’est-il pas prouvé qu’à cette heure, grâce à la rage de luxe, de plaisirs et de toilettes qui brouille les cervelles, presque tous les ménages de la haute vie parisienne sont au-dessous de leurs affaires...
Un procès récent n’a-t-il pas révélé ce fait étrange, fantastique, inouï, que des gens notoirement riches de plus de cent mille livres de rentes avaient gardé six mois un cocher qui les volait effrontément, parce qu’en six mois ils n’avaient pas trouvé le moyen de disposer de huit cents francs qu’ils lui devaient et qu’il fallait payer avant de le mettre à la porte...
M. de Valorsay connaissait cela, mais une inquiétude terrible le poignait.
Avait-on eu vent de sa déconfiture, le bruit en courait-il? Était-il arrivé jusqu’aux oreilles du baron Trigault?...
Voilà ce qu’il lui importait d’éclaircir.
—Résumons-nous, monsieur Mauméjan, dit-il. Le baron n’a pu me procurer pour ce matin les fonds qu’il m’avait promis, quand me les procurera-t-il?
Pascal ouvrit des yeux démesurés, comme s’il eût entendu une question de l’autre monde, et de l’air le plus innocent:
—Mais je présume, répondit-il, que M. le baron ne s’occupe plus de ces cent mille francs... Cette opinion résulte pour moi de ses dernières paroles... «Ce qui me console un peu, m’a-t-il dit, c’est que le marquis de Valorsay est très-riche et très-répandu... Je lui connais dix amis qui seront ravis de lui rendre ce petit service...»
Jusqu’à ce moment, et c’était là surtout ce qui l’avait soutenu, M. de Valorsay s’était bercé de cet espoir qu’il ne s’agissait que d’un retard...
La certitude que le refus était bien définitif, l’accabla.
—On sait ma ruine!... pensa-t-il.
Et se sentant défaillir, machinalement il se versa un grand verre de vin de Madère, qu’il avala d’un trait...
Le vin, pour un moment, lui prêta une énergie factice... Mais avec le sang, la colère folle, furieuse, envahit son cerveau, il perdit toute mesure, et se dressant la face empourprée:
—C’est une infamie, s’écria-t-il, une ignoble lâcheté, et le sieur Trigault mériterait une sévère correction... On ne tient pas un galant homme trois jours dans l’eau, pour après le payer d’une grimace de singe... S’il m’eût répondu: non, carrément, je me serais mis en mesure, et ne me trouverais pas dans un embarras d’où je ne sais comment sortir... Jamais un gentilhomme n’eût osé cette vilenie, qui pue le comptoir, le boutiquier, le rogneur de vieux sous... Voilà ce qu’il en coûte d’admettre dans la société ces ridicules parvenus, sous prétexte qu’ils ont de l’argent... les marchands de cochons en ont eux aussi!... On les décrasse, on leur apprend à se laver les mains, à se moucher et à marcher sur un parquet, on les croit éduqués à demi, et pas du tout!... A la première occasion le fabricant de cirage reparaît...
Certes il en coûtait à Pascal d’entendre toutes ces injures adressées au baron... Elles l’irritaient d’autant plus que c’était lui qui y avait exposé ce digne homme...
Mais un geste, un froncement de sourcil pouvaient compromettre le succès de son entreprise; il sut rester impassible.
—J’avoue, monsieur le marquis, prononça-t-il froidement, que je ne m’explique pas votre emportement... Que vous soyez mécontent, je le conçois, mais de là à vous mettre si fort en colère...
—Ah! c’est que vous ne savez pas...
Il s’arrêta court. Il était temps. La vérité lui montait aux lèvres.
—Quoi? interrogea Pascal.
Mais déjà M. de Valorsay était retombé en garde.
—J’ai, ce soir, une dette à payer, répondit-il à tout hasard, sacrée, qui ne peut se remettre... enfin, une dette de jeu.
—De cent mille francs?
—Non, elle n’est que de vingt-cinq mille...
—Et c’est vous, monsieur le marquis, un homme riche, qui vous inquiétez pour cette bagatelle que le premier venu vous prêtera...
D’un sifflement ironique, M. de Valorsay l’interrompit.
—Croyez cela et buvez de l’eau!... ricana-t-il. Vous-même venez de le dire, monsieur Mauméjan, nous vivons à une époque où personne n’a d’argent que ceux qui en font le commerce... Les plus riches de mes amis n’en ont pas de trop pour eux, si même ils en ont assez... Ah! le temps est passé des bas de laine qu’on gonflait sournoisement de ses économies... Ils sont murés les vieux placards où on empilait des louis... M’adresserai-je à un banquier?... Il me demandera deux jours pour réfléchir, il exigera la signature de deux ou trois de mes amis... Si je vais trouver mon notaire, ce sera, ma foi, bien d’autres cérémonies, sans compter les remontrances.
Depuis un moment, Pascal s’agitait sur sa chaise, en homme qui a une proposition en poche, et qui n’attend qu’un joint pour la glisser.
Aussi, dès que M. de Valorsay s’arrêta pour reprendre haleine:
—Ma foi! dit-il, si j’osais...
—Eh bien!...
—Je vous offrirais, monsieur le marquis, de vous trouver ces 25,000 francs.
—Vous?...
—Moi-même.
—Naturellement...
Le verre d’eau glacée offert au voyageur près d’expirer de soif au milieu des sables du Sahara ne lui procure pas la délicieuse, l’enivrante sensation qu’éprouva le marquis à la proposition de Pascal...
Littéralement, il se sentit revenir à la vie... et de loin.
Faute de vingt-cinq mille francs, ce jour-là même, il sombrait... Les lui trouver, c’était lui obtenir un sursis à un moment où gagner du temps était pour lui le point capital.
Cette offre était de plus une preuve évidente et indiscutable que rien encore n’avait transpiré des inextricables difficultés de sa situation...
—Ah! je l’aurai échappée belle, pensa-t-il, si je m’en tire...
Et cependant son visage sut garder à demi le secret de la joie qui intérieurement l’inondait... Il resta maussade autant qu’il le put, il minauda, il fit des façons... Il tremblait, s’il répondait: «oui» trop vite, de se trahir et de se mettre ainsi complétement à la merci de l’envoyé du baron.
—J’accepterais volontiers vos services, monsieur Mauméjan, prononça-t-il, si je n’y découvrais un inconvénient...
—Et lequel?
—Est-il convenable, quand le baron me joue un tour pendable, que je me rabatte sur son homme de confiance, sur un de ses employés?...
Mais Pascal vigoureusement regimba...
—Permettez, interrompit-il vivement, je ne suis l’employé de personne. M. Trigault est mon client comme trente ou quarante autres, rien de plus... Il me charge de certaines négociations délicates et épineuses, je les conduis de mon mieux, il me paye, et nous sommes quittes et libres chacun de notre côté...
—Ah! comme cela, vous m’en direz tant!...
Au regard dont il enveloppait Pascal, on eût juré qu’un soupçon lui venait... Point.
C’était simplement une idée bizarre, biscornue, et cependant non absolument invraisemblable en soi, qui traversait son esprit.
—Oh!... pensait-il, le prêteur inconnu dont ce Mauméjan s’offre d’être l’intermédiaire, ne serait-il pas, par hasard, le baron en personne?... Le digne homme aurait-il imaginé cet ingénieux moyen de m’obliger et de m’extirper en même temps un intérêt plus qu’honnête, qu’il n’eût jamais osé me réclamer en face?
Et pourquoi non! Ne sait-on pas des exemples!
N’est-il pas connu que jamais, au grand jamais, les frères N..., les plus austères des financiers, n’ont obligé directement un de leurs amis... Leur père, dont ils ne parlent qu’avec vénération, leur demanderait cent écus pour un mois, qu’ils lui répondraient comme aux autres: «Nous sommes gênés, mais voyez de notre part ce coquin de B...» Et ce coquin de B..., qui est le plus charmant des hommes de paille, si le père N... lui présentait de sérieuses garanties, lui prêterait, comme aux autres, de l’argent de ses fils moyennant douze ou quinze pour cent et «oune minouscoule commissioun.»
Ces idées et ces souvenirs ne contribuèrent pas peu à rendre à M. le marquis de Valorsay son aisance accoutumée...
—Voilà donc qui est dit, fit-il du ton léger de don Juan bernant M. Dimanche, j’accepte, et très-volontiers... Seulement...
—Ah! il y a un seulement!...
—Il y en a toujours un... Je dois vous prévenir que rendre ces vingt-cinq mille francs avant deux mois me serait difficile...
C’était le temps qu’il jugeait nécessaire pour arriver à ses fins...
—Qu’importe!... répondit Pascal, et même, si vous souhaitez un délai plus long...
—Inutile, merci!... Mais il y a autre chose encore.
—Quoi donc?...
—Que me coûtera cette... négociation?
Cette question, Pascal l’avait prévue, et il avait préparé une réponse dans l’esprit du rôle qu’il avait adopté.
—Cela vous coûtera le prix ordinaire, répondit-il, six pour cent, plus un et demi pour cent de commission...
—Bah!...
—Plus la rémunération de mes peines et soins...
—Allons donc!... Et à combien la fixez-vous, cette rémunération?...
—A mille francs... Est-ce trop?
Si le marquis eût conservé l’ombre d’un soupçon, il se fût évanoui.
—Eh!... ricana-t-il, mille francs me semblent honnête!...
Mais il eût bien voulu retirer son rire narquois, lorsqu’il vit comment l’accueillait celui qu’il prenait pour un coureur d’affaires.
Pascal se redressa sur sa cravate blanche, de l’air le plus blessé, et du ton froid d’un homme bien près de reprendre sa parole:
—Il n’y a rien de fait, monsieur le marquis, prononça-t-il, et puisque vous trouvez l’opération onéreuse, renoncez-y.
—Je suis loin de dire cela, interrompit vivement M. de Valorsay, je n’ai même rien pensé de pareil...
L’occasion qu’attendait Pascal d’exposer son programme se présentait enfin, il la saisit...
—D’aucuns prétendent obliger les gens pour leurs beaux yeux seuls, poursuivit-il... Moi, je suis plus franc... Pour que je m’occupe d’une affaire, il faut que j’y trouve mon bénéfice, et selon que je suis plus ou moins indispensable, j’exige des honoraires... Il ne saurait y avoir de tarif fixe pour des services comme les miens... Quand, à deux reprises, j’ai sauvé du plongeon final un gentilhomme que vous devez connaître, je lui ai demandé dix mille francs la première fois, et quinze mille la seconde... Était-ce exagéré?... J’ai assuré, je puis le dire, le mariage d’un brillant vicomte, en maintenant ses créanciers pendant les trois mois qu’il a fait sa cour... Le lendemain de la noce, il ma remis vingt mille francs... Ne me les devait-il pas?... Si au lieu d’être simplement un peu à court, vous étiez ruiné, ce n’est pas mille francs que je vous réclamerais... J’étudierais votre situation, et quand j’en aurais reconnu le fort et le faible, selon le parti que je verrais à en tirer, je traiterais avec vous à forfait...
De cette déclaration cynique, il n’était pas une phrase qui ne fût calculée, pas un mot qui ne fût comme un appât tendu aux instincts mauvais du marquis de Valorsay... Et même, Pascal pressé d’arriver vite, s’était peut-être avancé plus que ne l’eût voulu la prudence...
Cependant le marquis ne sourcilla pas.
—Je vois que vous êtes un homme précieux, monsieur Mauméjan, dit-il, et si jamais j’étais ruiné, c’est à vous que je m’adresserais...
Pascal s’inclina d’un air de fausse modestie, radieux au dedans de lui, car il se disait que fatalement à cette heure son ennemi viendrait se prendre au piége...
—Et pour en finir, reprit le marquis, quand aurai-je les fonds?...
—Avant quatre heures.
—Et je n’ai pas à redouter une plaisanterie dans le goût de celle du baron?
—Évidemment non. Quel intérêt avait M. Trigault à vous prêter cent mille francs? Aucun. Moi, c’est autre chose... Le profit que je dois réaliser vous répond de moi... En affaires, monsieur le marquis, défiez-vous des amis... Ayez recours aux usuriers, plutôt... Interrogez tous les gens en déconfiture, et sur cent, quatre-vingt-quinze vous répondront: «Ce qu’il y a de pis, c’est que j’ai été mis dedans par mon meilleur ami.»
Il se levait pour prendre congé quand la porte du fumoir s’ouvrit, et un domestique parut qui dit à demi-voix:
—Mme Léon est là, dans le salon, avec M. le docteur Jodon; ils désireraient parler à M. le marquis...
Si bien armé que fût Pascal contre l’imprévu, il changea de couleur au nom de l’estimable femme de charge...
—Tout est perdu, pensa-t-il, si cette créature me voit et me reconnaît.
Par bonheur, le marquis fut trop bouleversé lui-même pour remarquer le trouble, d’ailleurs aussitôt maîtrisé, de l’envoyé du baron Trigault.
—Il est prodigieux, s’écria-t-il, qu’on ne puisse me laisser en repos cinq minutes... J’avais dit que je n’y étais pour personne.
—Cependant, monsieur...
—C’est bien!... Assez!... Que ce monsieur et cette dame attendent.
Le domestique sortit, et Pascal, à l’idée de traverser le salon, se sentait défaillir... Comment éviter l’œil perspicace de Mme Léon!
Ce fut M. de Valorsay qui vint à son secours; M. de Valorsay qui se souciait peu des visiteurs qui lui arrivaient.
Et au moment où Pascal s’apprêtait à ouvrir la porte par où il était entré:
—Pas par là! lui dit le marquis. Par ici, venez, ce sera plus court...
Et lui ayant fait traverser sa chambre à coucher, il le guida jusqu’au palier, où il daigna lui tendre la main en disant:
—A bientôt, cher monsieur Mauméjan!
Ce n’est pas sur le moment du péril que les gens de cœur en subissent la pire angoisse; c’est après, quand ils y ont échappé.
Tout en descendant l’escalier de l’hôtel du marquis de Valorsay, Pascal tamponnait de son mouchoir son front moite d’une sueur froide...
—Ah!... je reviens de loin!... pensait-il.
Mais plus le danger avait été imminent, plus sa confiance était grande... N’est-ce pas à ces futiles circonstances, décisives dans la vie, qu’on reconnaît si on a ou non pour soi la destinée!...
Il avait d’ailleurs le droit d’être fier de la façon dont il avait joué son personnage, et soutenu un rôle qui répugnait si fort à sa droiture naturelle... Il s’étonnait un peu d’avoir su mentir d’un tel front, et ne laissait pas que d’être confondu de son audace.
Aussi, quelle récompense!... Il venait, il n’en doutait pas, de passer autour du cou de M. de Valorsay le nœud coulant dont il l’étranglerait plus tard...
Et cependant la visite de Mme Léon l’inquiétait.
—Que vient-elle faire avec un médecin chez le marquis? se demandait-il... Pourquoi ce docteur Jodon?... Qui est-il?... A quelle infamie le destine-t-on?...
Un de ces pressentiments qui naissent de la logique même des événements, lui affirmait que ce médecin avait été ou serait un des comparses de la monstrueuse intrigue nouée autour de Mlle Marguerite et de lui.
Mais il n’avait pas le loisir d’appliquer son attention à cette énigme, ni d’en tirer les dernières conséquences probables... L’heure volait, et avant de revenir chez le marquis, il tenait à savoir au juste ce qu’avaient de fondé les soupçons que lui imposait la vente de ces chevaux dont l’acquéreur exigeait une si exacte biographie...
Par le baron, il était certain d’arriver immédiatement jusqu’à Kami-Bey... c’est donc chez le baron qu’il courut...
Après la réception plus que cordiale du maître, le matin, il était naturel que les domestiques le traitassent en intime de la maison...
C’est à peine si on lui permit d’expliquer ce qu’il souhaitait...
Ce fut M. le valet de chambre en personne qui se dérangea, et qui le fit asseoir dans un des petits salons du rez-de-chaussée en lui disant:
—M. le baron est occupé, mais il m’en voudrait de ne l’avoir pas dérangé pour monsieur, et je cours le prévenir...
L’instant d’après, le baron arriva, tout essoufflé d’avoir descendu vingt marches.
—Ah! vous avez réussi... s’écria-t-il en voyant la physionomie de Pascal.
—Tout marche à souhait, en effet, monsieur le baron, seulement j’aurais besoin de parler à cet étranger que j’ai vu chez vous ce matin...
—A Kami-Bey?...
—Oui.
Et en dix phrases, il exposa très-nettement la position.
—Décidément, la Providence est avec nous, fit le baron devenu songeur, Kami est encore ici...
—Est-ce possible!...
—C’est réel... Croyez-vous qu’il soit aisé de se dépêtrer de ce diable de Turc!... Il s’est sans façon invité à déjeuner, et m’a de plus arraché la promesse de jouer deux heures... Si bien que j’étais enfermé avec lui, les cartes à la main, quand on m’a dit que vous étiez là... Venez, nous allons l’interroger.
Ils trouvèrent l’intéressant étranger d’une humeur massacrante...
Kami-Bey gagnait, quand on était venu chercher le baron, et il craignait qu’une interruption ne déroutât la veine.
—Que le diable vous emporte!... s’écria-t-il de ce ton grossier qu’il avait adopté, et que les flatteurs de ses millions déclaraient le dernier mot du «chic.» On ne devrait pas plus déranger un homme qui joue qu’un homme qui mange...
—Allons, allons, prince, fit doucement le baron, ne vous fâchez pas, je vous donnerai trois heures au lieu de deux. Seulement, j’ai un service à vous demander.
L’étranger, vivement, porta la main à sa poche, d’un mouvement si machinal et si naturel, que ni le baron ni Pascal ne purent garder leur sérieux; et lui-même, comprenant la cause de leur hilarité, éclata de rire.
—Ce que c’est que l’habitude! dit-il. Ah! depuis que je suis à Paris!... Mais voyons ce dont il s’agit.
Le baron s’assit, et d’un air grave:
—Voilà... répondit-il. Vous nous avez dit, il n’y a pas une heure, qu’ayant acheté des chevaux, vous avez été volé...
—Comme sur un grand chemin.
—Serait-il bien indiscret de vous demander par qui?
La pourpre des joues de Kami-Bey pâlit quelque peu.
—Hum!... fit-il d’une voix altérée, c’est délicat ce que vous me demandez là... Mon... voleur est, à ce qu’il paraît, un homme terrible, un spadassin, et si je dis quel tour il m’a joué, il est capable de me chercher querelle... Je n’ai pas peur de lui, croyez le bien, seulement mes principes me défendent de me battre... Quand on a comme moi un million de rentes, on ne s’expose pas aux hasards d’un duel...
—Eh! prince, en France on ne fait pas à un escroc l’honneur de croiser le fer avec lui...
—C’est bien ce que mon intendant, qui est Français, m’a dit, mais n’importe!... D’ailleurs, je ne suis pas assez certain de la chose pour l’ébruiter... Je n’ai pas encore de preuves positives...
Il était clair qu’il avait une peur affreuse, et qu’il importait, avant tout, de le rassurer.
—Voyons, insista le baron, nommez-nous toujours votre homme... Monsieur que voici—et il montrait Pascal—est un de mes bons amis; je vous réponds de lui comme de moi-même; nous allons vous jurer sur l’honneur de ne révéler à personne, sans votre autorisation expresse, le secret que nous vous demandons de nous confier...
—Bien vrai?
—Vous avez notre parole d’honneur, répondirent ensemble le baron et Pascal.
Après avoir, à deux reprises, promené autour de lui un regard inquiet, le digne Turc parut prendre son courage à deux mains:
Mais non!... il réfléchit, et d’un accent résolu:
—Définitivement, déclara-t-il, mes certitudes ne sont pas assez absolues pour que je risque de compromettre un homme qui appartient au meilleur monde, bien posé, très-considéré, fort riche et qui n’entendrait pas raillerie sur ce chapitre...
Il était clair qu’il ne parlerait pas... Le baron haussa les épaules, mais Pascal bravement s’avança...
—Je vais donc vous dire, prince, prononça-t-il, le nom que vous vous obstinez à nous cacher...
—Oh!
—Seulement je vous ferai remarquer que de ce moment, M. le baron et moi sommes dégagés de notre parole...
—Naturellement.
—Alors, votre voleur est M. le marquis de Valorsay.
Kami-Bey eût vu entrer un émissaire de son maître, armé du lacet fatal, qu’il n’eût pas été beaucoup plus troublé.
Il se dressa sur ses grosses petites jambes, la pupille dilatée, agitant les mains d’un geste désespéré.
—Plus bas, donc, malheureux! disait-il d’une voix effrayée, plus bas!
Ainsi, il n’essayait même pas de nier... Le fait devait être considéré comme acquis...
Mais Pascal ne pouvait, avec cela seulement, se tenir pour content.
—Maintenant que nous connaissons le principal, reprit-il, j’espère, prince, que vous serez assez obligeant pour nous apprendre comment la chose est arrivée...
Pauvre Kami!... Ah! il payait cher sa partie!... Il suait sang et eau sous son sempiternel fez rouge.
—Hélas!... répondit-il tristement, rien de si simple... J’avais envie d’une écurie de courses... Ah! ce n’est pas que je sois amateur de sport, croyez-le bien, c’est à peine si je sais distinguer un cheval d’un bourriquet... Seulement, du matin au soir tout le monde me répétait: «Prince, un homme comme vous devrait faire courir...» Je n’ouvrais pas un journal sans y lire: «Un homme comme lui devrait faire courir...» Si bien qu’à la fin, je me suis dit: «C’est vrai, ils ont raison, un homme comme moi doit faire courir...» Là-dessus, me voilà en quête de chevaux... J’en achetais de tous côtés, quand un soir M. de Valorsay me propose de me céder quelques-uns des siens, qui sont connus et qui ont gagné, m’a-t-il dit, dix fois leur valeur... J’accepte, nous prenons rendez-vous pour visiter ses écuries, je les visite, et séance tenante, je choisis et je paye sept chevaux, de ses meilleurs, à ce qu’il me jurait, et pleins d’avenir... Et je les ai payés leur prix, je vous le garantis... Maintenant voilà le tour... Il ne m’a pas livré les chevaux que j’avais achetés... Ceux-là, les vrais, les bons, ont été vendus, à ce qu’il paraît, en Angleterre, sous de faux noms, et moi, je me trouve avoir pour mon argent, des bêtes toutes pareilles aux autres comme taille et comme robe, mais des rosses indignes...
Pascal et le baron Trigault échangeaient des regards stupéfaits...
Le «turf,» il faut bien en convenir, est un admirable champ ouvert à toutes les fraudes. Les âpres convoitises de l’argent s’y mêlant à la fièvre du jeu et aux ardeurs des vanités rivales, y donnent naissance à de prodigieuses manœuvres.
Mais jamais on n’avait ouï parler d’une supercherie aussi audacieuse que celle de Valorsay, ni si impudente...
—Et vous ne vous êtes aperçu de rien, prince?... interrogea Pascal, d’un ton où certainement il y avait du doute.
—Est-ce que je m’occupe de ces choses-là!...
—Et vos gens?...
—Ah!... c’est une autre affaire!... On me dirait que le chef de mes écuries s’est laissé graisser la patte par le marquis, que je n’en serais pas étonné.
—Alors, comment avez-vous découvert la tromperie?...
—Par le plus grand des hasards... Un jockey que je compte m’attacher, a monté autrefois, assez souvent, un des chevaux que je croyais posséder... Naturellement, j’ai voulu lui montrer cette bête... Mais mon homme n’a pas été plus tôt devant la stalle, qu’il s’est écrié: «Ça, tel cheval... jamais de la vie... vous êtes refait, mon prince!» Là-dessus, on a examiné les autres, et la mèche s’est trouvée éventée...
Connaissant mieux que Pascal le caractère de Kami, le baron avait pour suspecter l’exactitude de ses dires des raisons plus fortes.
C’est qu’il n’avait pas pour l’argent le mépris superbe qu’il affectait, ce Turc cousu de millions... La vanité seule déliait les cordons de sa bourse... Il était fort capable d’envoyer à la Fancy un collier de mille louis, sûr que le lendemain le Figaro et le Gaulois enregistreraient sa munificence; il n’eût pas donné secrètement cent sous à une mère de famille mourant de faim...
Sa plus grande prétention, d’ailleurs, était d’être l’homme le plus volé de l’Europe... Mais s’il était, en effet, exploité indignement, scandaleusement, ce n’était pas volontairement... Il n’en avait pas moins le fonds d’avarice et de défiance de l’Arabe. On lui eût vendu deux sous des pièces de vingt francs qu’il eût encore crié au voleur...
—Franchement, prince, déclara le baron, votre récit me fait tout l’effet d’un conte de votre pays... Valorsay n’est pas fou, que je sache... Comment admettre qu’il ait osé hasarder cette fraude si grossière, qui pouvait, qui devait être reconnue dans les vingt-quatre heures, et qui, prouvée, le déshonore?
—Avec un autre, il y eût peut-être regardé à deux fois, mais avec moi!... N’est-il pas connu qu’on ne court point de risques à voler Kami-Bey!...
—N’importe! à votre place je me livrerais sans bruit à une petite enquête.
—A quoi bon?.... Allez, je suis fixé et bien plus positivement que je ne vous l’avouais tout à l’heure... Il est vrai que j’oubliais une circonstance importante... La vente n’a d’abord été faite que conditionnellement, et sous le sceau du secret... Le marquis se réservait le droit de reprendre ses chevaux en me remboursant dans un délai de... Ce n’est que depuis avant-hier que mon acquisition est définitive.
—Eh! que ne disiez-vous cela tout d’abord! s’écria le baron.
De cette façon, en effet, l’inexplicable escroquerie de M. de Valorsay s’expliquait...
Se voyant perdu, croyant à son salut s’il gagnait du temps, il avait agi comme tous les caissiers infidèles, la première fois qu’ils empruntent à leur caisse... Il s’était dit: «Je rembourserai, et personne ne saura rien!...»
Puis, l’échéance arrivée, il s’était trouvé n’avoir pas plus de ressources que le jour du vol, et force lui avait bien été de s’abandonner aux événements.
—Et que comptez-vous faire, prince?... reprit Pascal.
—Ah! je me le demande... J’ai exigé du marquis la collection de tous les journaux où ses chevaux sont désignés... Cela servirait en cas de procès... Seulement, dois-je déposer une plainte? S’il ne s’agissait que d’argent, je rirais, je suis au-dessus de cette misère... Mais il s’est moqué de moi outrageusement, et cela me vexe. D’un autre côté, avouer qu’on peut me duper ainsi, c’est me couvrir de ridicule... Puis, ce diable d’homme est dangereux. Si son cercle allait prendre parti pour lui, que deviendrais-je, moi, étranger?... Je serais forcé de quitter Paris. Ah! je donnerais bien dix mille francs à qui m’arrangerait cette affaire maudite!...
Ses perplexités étaient si affreuses, et si terrible son dépit, que pour cette fois seulement il arracha son éternel fez et le lança violemment sur la table, en jurant comme un charretier...
Mais il ne tarda pas à se remettre, et d’un ton qui jouait assez mal l’insouciance:
—Bast! fit-il, en voici assez là-dessus pour aujourd’hui... Je suis ici pour jouer, jouons, baron... Car nous gaspillons un temps précieux, comme vous disiez autrefois.
Pascal n’avait plus rien à apprendre, il serra la main du baron, prit avec lui rendez-vous pour le soir même et sortit.
La demie de deux heures sonnait, il avait encore devant lui une grande heure et demie.
—Si j’en profitais pour manger quelque chose! se dit-il, forcé par les tiraillements de son estomac de se rappeler qu’il n’avait rien pris de la journée qu’une tasse de chocolat.
Précisément il passait devant un café, il y entra, se fit servir à déjeuner, et se remit en route de façon à arriver chez M. de Valorsay juste à l’heure qu’il lui avait fixée...
Il s’y fût présenté bien plus tôt, s’il n’eût écouté que son impatience, persuadé que cette seconde entrevue serait décisive... Mais la prudence lui commandait de ne se point exposer à rencontrer Mme Léon et ce docteur Jodon qui l’intriguait tant.
—Et bien!... Monsieur Mauméjan... lui cria le marquis dès qu’il parut.
Il y avait peut-être une heure déjà qu’il comptait les secondes, agité d’une indicible angoisse, son accent le disait.
Gravement Pascal tira de sa poche vingt-quatre billets de mille francs et un effet de commerce, qu’il posa sur la table, en disant:
—Voilà, monsieur le marquis. Comme de raison, je me suis appliqué tout d’abord mes cinquante louis de commission... Souscrivez maintenant à mon ordre un billet de vingt-cinq mille francs, à deux mois, et pour aujourd’hui nous serons quittes...
C’est d’une main tremblante d’émotion, que M. de Valorsay libella ce billet... L’instant d’avant, il doutait encore de la promesse de cet homme d’affaires inconnu, survenu si fort à propos... et lorsqu’il eut signé...
—Voilà toujours de quoi payer ma dette de jeu, fit-il, en jetant négligemment les billets de banque dans son tiroir... Mon embarras n’en est pas moins grand... Ces vingt-quatre mille francs ne remplacent pas les cent mille que m’avait promis le baron Trigault...
Et comme Pascal ne répondait pas, il se mit à arpenter le fumoir, pâle, les sourcils froncés, en homme qui avant de prendre un grand parti, en calcule les conséquences...
C’est que depuis sa rupture avec M. Fortunat, M. de Valorsay se heurtait à chaque moment à des difficultés insurmontables... Il se trouvait embarqué dans une affaire où les conseils d’un jurisconsulte habile étaient indispensables, et il ne savait à qui s’adresser... Ce n’était pas à un notaire, à un avoué, à un avocat, honorables et connus, qu’il pouvait confier des desseins tels que les siens... Et, d’un autre côté, s’il consultait le premier venu, n’abuserait-on pas de ses confidences pour le faire «chanter?»
Or, il se demandait pourquoi il n’emploierait pas cet homme d’affaires qui venait de le servir si efficacement... Il lui avait paru le conseiller qu’il souhaitait, délié, avide et léger de scrupules...
N’ayant pas de temps à perdre en hésitations, il se décida, à tous risques, et s’arrêtant devant Pascal:
—Puisque vous venez de me prêter 24,000 francs, dit-il, pourquoi ne me prêteriez-vous pas le reste?...
Mais Pascal hocha la tête.
—On ne court jamais de risques, répondit-il, à avancer à un homme dans votre position vingt-cinq mille francs... Sombrât-il, on retrouverait toujours cela dans les épaves... Mais le double, le triple... diable!... cela demande réflexion, et j’aurais besoin de connaître la situation...
—Et si je vous disais que je suis... presque ruiné, que répondriez-vous?...
—Je ne serais pas surpris outre mesure...
Désormais M. de Valorsay était trop avancé pour reculer.
—Eh bien, reprit-il, la vérité est que ma fortune est terriblement compromise...
—Diable! vous eussiez dû me dire cela plus tôt...
—Oh! attendez... Cette fortune, je puis la rétablir, et même la faire plus considérable qu’elle n’a jamais été... J’ai en vue un mariage qui me rendrait un des hommes les plus riches de Paris... Mais il me faut du temps pour réussir, et l’argent me manque, et mes créanciers me pressent... Une fois déjà, m’avez-vous dit, vous avez tiré d’affaire un homme dans ma situation. Voulez-vous m’aider? Vous fixerez vous-même le prix de vos services...
Moins fort contre la joie qu’il ne l’était contre la douleur, Pascal faillit se trahir... Il touchait le but, croyait-il...
Cependant, il se maîtrisa, et c’est d’une voix pleine et calme qu’il répondit:
—Je ne puis rien dire sans connaître l’opération, monsieur le marquis... Veuillez me l’exposer, je vous écoute...
XIII
.....Il n’était guère plus de minuit lorsque M. Wilkie sortit de l’hôtel d’Argelès, après la scène lamentable où il s’était révélé tout entier.
A le voir passer, les yeux hagards, la lèvre blanche, les vêtements en désordre, les domestiques groupés dans le vestibule le prirent tout d’abord pour un joueur ruiné et désespéré, comme il en sortait parfois de cette maison...
—Encore un qui n’a pas eu de chance!... ricanèrent-ils entre eux.
—Ah!... c’est bien fait... «faillait pas qu’il y aille!...»
Quelques minutes plus tard, seulement, ils apprirent une partie de la vérité par les domestiques chargés du service des salons, qui descendirent tout effarés, criant que Mme d’Argelès se mourait et qu’il fallait courir chercher un médecin.
Mais déjà M. Wilkie était loin, et d’un pied agile gagnait le boulevard.
Tout autre eût été accablé de douleur et de honte, épouvanté de ce qu’il avait fait, et n’eût su où ni comment cacher son ignominie... Lui, point.
De cette épouvantable crise, une seule circonstance l’occupait, c’est qu’au moment où il levait la main sur Mme Lia d’Argelès, sur sa mère, un gros homme était entré comme une trombe, qui l’avait saisi à la gorge, l’avait de force mis à genoux et l’avait obligé à demander pardon...
Lui, Wilkie, réduit à s’humilier!... Voilà ce qu’il ne pouvait digérer... Il s’en estimait amoindri... C’était, dans son jugement, une de ces insultes qui crient vengeance et demandent du sang.
—Ah! il me la payera, ce gros brutal, répétait-il en grinçant des dents. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là!...
Et s’il courait si vite vers le boulevard, c’est qu’il espérait y rencontrer ses deux intimes, M. Costard et M. le vicomte de Serpillon, les co-propriétaires de Pompier de Nanterre.
C’est qu’il se proposait de remettre à ses «chers bons» le soin de son honneur outragé... Ils seraient ses témoins, et ils iraient de sa part demander une réparation par les armes au manant qui l’avait insulté, après qu’on se serait procuré son adresse, toutefois.
Seule, l’idée d’un bon duel était capable de calmer un peu sa furieuse colère et versait du baume sur les plaies de son noble et intelligent orgueil...
Même, il découvrait là l’occasion d’un gros scandale dont il serait le héros, et dont la chronique s’occuperait deux jours... Quelle source glorieuse de notoriété, à une époque où les journaux deviennent comme des lavoirs publics, où chacun aspire à laver son linge sale au grand soleil de la réclame sous l’œil de milliers de lecteurs...
Il en voyait sa personnalité déjà remarquable, grandie de tout l’intérêt qui s’attache aux gens dont on parle, et il se délectait par avance à entendre, sur son passage, murmurer cette phrase flatteuse: «Vous voyez bien ce jeune homme... c’est à lui qu’est arrivée cette fameuse aventure...»
Et déjà, dans sa tête, il tournait et retournait les termes de la note que ses témoins ne manqueraient pas d’envoyer au Figaro avec prière de l’insérer, hésitant entre ces deux commencements également saisissants: «Encore un duel, à cent nous ferons une croix...» Ou: «Hier, à la suite d’une scène scandaleuse, a eu lieu une inévitable rencontre, etc., etc.»
Malheureusement il ne put rencontrer ni M. Costard, ni M. le vicomte de Serpillon.
Fait bizarre! Ils ne s’étaient montrés, de la soirée, dans aucun de ces cafés du boulevard, où de neuf heures du soir à une heure du matin, s’étale la fine fleur de la jeunesse française, en compagnie de spirituelles demoiselles à chignon beurre frais.
Ce contre-temps était de nature à désoler M. Wilkie, encore qu’il lui procurât l’occasion de recueillir quelques bénéfices de son «aventure.» Partout où il entrait, avec ses habits en désordre, lui toujours si correct en sa mise, les gens qui le connaissaient s’étonnaient...
—D’où sortez-vous, lui demandaient-ils, et que vous est-il arrivé?
A quoi, mystérieusement, il répondait:
—Ne m’en parlez pas!... une affaire épouvantable!... Pourvu qu’elle ne s’ébruite pas... j’en serais au désespoir...
Cependant, les cafés se fermaient un à un; le bruit s’éteignait, les promeneurs devenaient rares... M. Wilkie se décida, bien à regret, à rentrer...
Chez lui, seulement, quand il eut fermé sa porte et passé sa robe de chambre, il essaya de récapituler les événements et de mettre de l’ordre dans ce qu’il appelait un peu fastueusement ses idées...
Ce qui l’inquiétait et le troublait, ce n’était pas l’état où il avait laissé Mme Lia d’Argelès, sa mère, qui peut-être en ce moment même agonisait, frappée aux sources de la vie, et par lui!... Ce n’était pas l’épouvantable sacrifice que, dans l’égarement de son amour maternel, avait fait pour lui cette malheureuse femme!... Ce n’était pas davantage l’origine de l’argent qu’il gaspillait depuis tant d’années!...
Non, M. Wilkie était au-dessus de ces mesquines considérations, bonnes pour des gens vulgaires et arriérés... Il était plus fort que cela, lui, «ah! mais oui!» Il avait plus d’estomac et était «en plein dans le mouvement.»
Si donc il suait à grosses gouttes tout en dressant son bilan, c’est qu’il songeait à cette succession immense qu’il avait cru tenir et qui lui échappait...
C’est qu’il voyait, entre les millions de Chalusse et ses dévorantes convoitises, se dresser, menaçant et cynique, son père, cet homme qu’il ne connaissait pas, et dont Mme d’Argelès ne prononçait le nom qu’en frémissant...
Et ce devait être un redoutable adversaire que cet Américain, cet ancien marin, cet aventurier coureur de tripots, qui depuis plus de vingt ans attendait le prix d’une infâme séduction...
Examinant sa situation actuelle, M. Wilkie était saisi d’épouvante... Qu’allait-il devenir?...
Il était bien certain que Mme d’Argelès, désormais ne lui donnerait plus un centime... Elle ne le pouvait plus, il le reconnaissait, son intelligence allait jusque-là!...
S’il recueillait jamais quelques bribes de l’héritage du comte, ce qui était douteux, ne les lui ferait-on pas attendre longtemps?... C’était probable.
Comment vivrait-il, comment mangerait-il, en attendant?...
Son angoisse était si poignante que les larmes lui en venaient aux yeux, et qu’il déplorait presque sa démarche...
Oui, il en arrivait à regretter le passé, les années où il se plaignait si amèrement de sa destinée...
Alors, assurément, il n’était pas millionnaire, mais du moins rien ne lui manquait. Chaque trimestre, une pension assez considérable lui était exactement servie, et pour les grandes circonstances, il avait le digne M. Patterson, qui ne fût point devenu si rebelle «aux carottes» si on ne lui en eût pas tant «tiré.»
Il se lamentait en ce temps!... Ah! que n’avait-il mieux connu son bonheur!... N’était-il pas encore un des plus opulents de son monde, et n’y brillait-il pas d’un éclat flatteur?... N’avait-il pas été aimé, mieux encore, adoré et flatté!... Enfin n’avait-il pas dû à Pompier de Nanterre les plus fortes et les plus délicates émotions!...
Tandis que maintenant, que lui restait-il?... Rien... le doute, l’anxiété de l’avenir, toutes sortes d’incertitudes et de terreurs!...
—«Quel impair...» répétait-il, «quelle veste!...» Ah!... si c’était à recommencer!... Que le diable emporte le vicomte de Coralth...
Car, dans son désespoir, c’est à son cher vicomte qu’il s’en prenait, il l’accusait, il le maudissait!
Il était au plus fort de cet accès d’ingratitude, quand on sonna à sa porte, rudement, brutalement...
Son domestique ayant sa chambre dans les combles, il se trouvait seul dans son appartement. Il se leva donc, armé de sa lampe, pour aller ouvrir.
A cette heure, au milieu de la nuit, qui pouvait lui venir, sinon M. Costard ou M. le vicomte de Serpillon, ou peut-être tous les deux?...
—Ils auront appris que je les cherchais, ces excellents bons, pensa-t-il, et ils accourent...
Il se trompait... Ce n’était ni l’un ni l’autre de ces gentlemen. Le visiteur était M. Fernand de Coralth en personne.
Retenu des derniers, par la prudence, dans le salon de Mme d’Argelès, il avait couru en sortant chez le marquis de Valorsay pour se concerter avec lui, et, libre enfin, il arrivait, sans se douter, certes, qu’il avait été suivi, et que même, en ce moment, il était attendu en bas, dans la rue, par un auxiliaire de Pascal Férailleur et de Mlle Marguerite, par un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était plus humble: Victor Chupin.
A la vue de celui qui si longtemps avait été son modèle, de l’ami qui lui avait conseillé ce qu’il appelait son «impair,» M. Wilkie fut si surpris, qu’il faillit lâcher sa lampe...
Puis toutes ses colères se réveillant:
—Ah!... c’est vous!... s’écria-t-il d’un ton brutal; vous tombez bien!...
Mais M. de Coralth était bien trop exaspéré pour prendre garde à l’étrange accueil de M. Wilkie!...
Il le saisit par le bras, rudement, et refermant la porte d’un coup de pied, le fit reculer jusque dans son salon.
Une fois là:
—Oui, c’est moi!... fit-il d’un accent bref et impérieux. C’est moi qui viens vous demander si vous êtes devenu stupide ou fou, depuis hier.
—Vicomte!
—C’est que je ne sais pas une troisième expression pour qualifier votre conduite!... Quoi! c’est le jour où Mme d’Argelès reçoit, c’est l’heure où elle a cent cinquante personnes dans son salon, que vous choisissez pour vous présenter!...
—Ah!... voilà!... je n’aime pas qu’on me fasse poser. Deux fois déjà j’étais allé chez elle, et j’avais trouvé visage de bois...
—Il fallait y retourner, monsieur, dix fois, cent fois, mille fois, plutôt que de risquer votre équipée idiote...
—Pardon!... pardon!...
—Que vous avais-je recommandé?... une prudence, excessive, beaucoup de calme et de modération, une douceur infinie, du sentiment à haute dose, de l’attendrissement, des larmes, une averse de larmes...
—Possible, mais...
—Mais, au lieu de cela, vous tombez comme une tuile sur la tête de cette femme, et pour débuter, vous mettez l’hôtel sens dessus dessous... Qu’espériez-vous, en faisant une scène absurde, pitoyable, ignoble!... Car vous vocifériez comme un portefaix, à ce point, qu’on vous entendait du salon... Si tout n’est pas complétement perdu, c’est qu’il y a un Dieu pour les imbéciles...
Tout étourdi d’abord, le spirituel Wilkie n’avait su que bégayer des excuses incohérentes, des commencements de phrases, dont la fin lui restait dans le gosier...
Cette violence de M. de Coralth, qu’il avait toujours vu froid et poli comme le marbre, faisait taire sa propre violence.
Pourtant, à la fin, il se cabra sous les injures dont on le cinglait.
—Savez-vous, vicomte, que je commence à ne pas la trouver drôle!... s’écria-t-il. Si tout autre que vous mettait les pieds dans le plat tant que cela, je lui aurais réglé son compte en deux temps.
A demi étendu sur le canapé, M. de Coralth, du bout de sa badine, tapait impatiemment les coussins, lesquels ne s’étant jamais trouvés à pareille fête, laissaient échapper de leurs flancs un nuage de poussière.
Il haussa les épaules, d’un air de pitié, à la menace de M. Wilkie, et durement:
—C’est bon! interrompit-il, vous pourfendriez tout autre que moi, c’est entendu! Arrivons au fait... Que s’est-il passé entre votre mère et vous?
—Permettez, je voudrais avant...
—Sacrebleu!... Me croyez-vous donc l’intention de coucher ici?... Racontez-moi la scène, et soyez bref, et tâchez d’être exact.
Une des prétentions de M. Wilkie était d’être, selon son expression «carré comme un dé,» c’est-à-dire d’avoir un caractère de fer, une nature indomptable...
Mais le vicomte avait sur lui l’irrésistible ascendant du maître sur l’élève; et, pour tout dire, il lui inspirait un certain... émoi, proche parent de la peur...
Puis, une dernière lueur de raison, éclairant sa cervelle brouillée, il comprenait qu’en somme le vicomte avait raison, qu’il avait agi comme un sot, et que maintenant qu’il était dans le pétrin, le plus sage serait encore d’écouter, pour tâcher d’en sortir, les conseils de plus expérimenté que lui.
Cessant donc de récriminer, il entreprit d’exposer ce qu’il appelait «son explication» avec Mme d’Argelès...
Tout alla bien, d’abord, et même il n’osa pas altérer trop la vérité.
Mais quand il en arriva à l’intervention de l’homme qui avait arrêté son bras, il devint tout rouge, et sa fureur le reprit.
—Je regrette, s’écria-t-il, de m’être déshabillé!... Vous auriez vu, vicomte, en quel état il m’avait mis... Le col de ma chemise était arraché, ma cravate pendait en lambeaux... C’est qu’il était plus fort que moi, le gros lâche, sans cela!... Mais j’aurai ma revanche... Oui, il apprendra ce qu’il en coûte de marcher sur le pied du petit que voilà!... Demain, deux témoins, vlan!... Et s’il refuse de me rendre raison ou de faire des excuses... des claques, comme s’il en pleuvait, et des coups de canne... Je suis comme cela, moi...
Il était visible que pour entendre ces beaux projets sans mot dire, M. de Coralth s’imposait une pénible contrainte...
—Je ne saurais trop vous engager, interrompit-il enfin, à parler en d’autres termes d’un homme honorable et honoré.
—Hein!... de quoi!... Vous le connaissez donc?...
—Oui... le défenseur de Mme d’Argelès est le baron Trigault...
L’intelligent M. Wilkie bondit, à ce nom, mais de joie.
—Ah!... elle est bien bonne, s’écria-t-il, et j’en suis comme une petite folle!... Comment, c’est là le baron Trigault, ce joueur si riche, qui a un si bel hôtel rue de la Ville-l’Evêque, le mari de cette toquée qui a tant de chic, vous savez bien, cette cocotte de la haute...
Brusquement le vicomte se dressa, fort pâle, et interrompant M. Wilkie:
—Je vous conseille, prononça-t-il, en scandant ses mots pour leur donner plus de valeur,—dans l’intérêt de votre propre sûreté, de ne jamais prononcer le nom de Mme la baronne Trigault autrement qu’avec le plus profond respect...
Il n’y avait pas à se méprendre à l’accent de M. de Coralth et ses regards disaient clairement qu’il ne laisserait pas s’écouler beaucoup de temps entre une menace et l’exécution...
Ayant toujours vécu dans un monde bien inférieur à celui où la baronne brillait d’un éclat si vif,—inférieur par la fortune, sinon par les mœurs, M. Wilkie ignorait quelles raisons avait son «grand ami» de la défendre si vivement. Ce qu’il comprit, c’est qu’insister ou seulement discuter serait une imprudence insigne.
Aussi, essayant de prendre son air le plus dégagé:
—Laissons donc la femme, dit-il, et parlons du mari... Ah! c’est le baron qui m’a frappé!... Cela me va!... Hein! une rencontre avec lui, quelle veine!... Du coup, je suis posé, et crânement... Il peut dormir; au saut du lit il verra arriver Costard et Serpillon... Je leur recommanderai d’être épatants de chic... D’abord, comme témoin, Serpillon n’a pas son pareil... Il ne se donne pas une giffle à Paris sans qu’il en soit... A lui le plumet pour arranger une affaire aux petits oignons!... D’abord, il connaît les bons endroits comme personne, il prête des armes quand on n’en a pas, il se charge de procurer un médecin, il est bien avec des journalistes qui publient ses procès-verbaux.
Jadis le vicomte pensait avoir estimé M. Wilkie à sa juste valeur... Ce n’est pas sans stupeur qu’il découvrait de combien il était resté au-dessous de la vérité.
—Assez de niaiseries, interrompit-il... Ce duel ne saurait avoir lieu...
—Je voudrais bien savoir qui m’en empêcherait...
—Moi!... qui, si vous persistez dans cette idée absurde, vous campe là... Vous pensez bien que le baron enverrait promener fort loin m’sieu Serpillon, et que vous seriez simplement couvert de ridicule... Ainsi entre votre duel et mon aide, décidez-vous, et vite...
Certes, la perspective d’envoyer des témoins au baron Trigault souriait bien à M. Wilkie... Mais d’un autre côté, comment se passer de l’aide, de M. de Coralth!...
—C’est que le baron m’a insulté, objecta-t-il.
—Eh bien!... vous lui demanderez raison quand vous tiendrez votre succession; le moindre scandale en ce moment la compromettrait encore plus...
—Je remettrai donc la partie, soupira l’intelligent jeune homme; mais au moins conseillez-moi... Que pensez-vous de ma situation?
Durant une minute, M. de Coralth parut se recueillir, puis gravement:
—Je pense, répondit-il, que, seul, vous n’auriez rien... Vous n’avez ni tenants, ni aboutissants, ni état civil, vous n’êtes même pas Français...
—Hélas!... voilà ce que je me suis dit.
—Je suis persuadé, au contraire, qu’avec quelques protections, vous auriez vite raison des résistances de votre mère, et même des prétentions de votre père...
—Oui, mais où trouver des protecteurs?...
La gravité du vicomte redoublait.
—Écoutez, reprit-il, je ferai pour vous ce que je ne ferais pour aucun autre... J’essaierai d’intéresser à votre position un de mes amis, tout-puissant par son nom, par sa fortune et par ses relations... le marquis de Valorsay, enfin...
—Celui qui fait courir?...
—Précisément.
—Et vous me présenterez à lui?
—Oui!... Demain à onze heures, soyez prêt, je viendrai vous prendre et je vous conduirai chez le marquis... S’il s’intéresse à votre partie, elle est gagnée...
Et comme l’autre se confondait en remercîments:
—Mais il faut que je rentre, reprit-il; allons, pas de sottises nouvelles... et à demain!...
Déjà, grâce à cette surprenante mobilité qui était le trait le plus frappant de son aimable caractère, M. Wilkie était presque consolé de son «impair.»
Il avait reçu M. de Coralth en ennemi, le poing sur la hanche; il le reconduisit avec toutes sortes d’attentions obséquieuses, comme un sauveur...
Un mot que le vicomte avait laissé tomber négligemment dans la conversation, n’avait pas peu contribué à ce brusque revirement.
—Vous devez comprendre, avait-il dit, que si le marquis de Valorsay prend votre cause en main, vous ne manquerez de rien. Même, s’il faut soutenir un procès, il vous avancera volontiers les fonds nécessaires...
Comment, après cela, M. Wilkie eût-il pu n’avoir pas confiance!...
Aux sombres pressentiments qui avaient troublé le commencement de sa nuit, succédaient de nouveau des espérances délirantes...
La seule idée, qu’il serait présenté à M. de Valorsay, ce gentleman si célèbre par ses aventures, ses chevaux et sa fortune... eût suffi à lui faire oublier tous ses déboires...
Devenir l’ami de cet homme illustre, quel rêve!... A graviter dans l’orbe d’un tel astre, que de rayons ne lui emprunterait-il pas?... Alors, pour tout de bon, il compterait dans le monde. Il se sentait grandi d’une coudée, et Dieu sait avec quelle hauteur il eût accueilli Costard et Serpillon s’ils se fussent présentés en ce moment.
Inutile, après cela, d’insister sur le soin qu’il mit au matin à composer sa toilette... C’est que ce n’était pas d’une médiocre importance, avec l’intention qu’il avait de se révéler tout entier par son seul extérieur, et de frapper et de séduire le marquis du premier coup.
Comment paraître à la fois très-recherché et un peu négligé en sa mise, excessivement élégant et cependant fort simple, «épatant de chic et de distinction» en un mot?...
Il ne fallait rien moins que ce problème à résoudre pour lui alléger le vol des heures... Mais telle était sa préoccupation qu’en voyant entrer M. de Coralth qui venait le prendre, il s’écria:
—Déjà!...
C’est qu’il lui semblait en vérité qu’il n’y avait pas cinq minutes qu’il étudiait, devant sa glace, son attitude et ses gestes, une façon neuve et élégante de saluer et de s’asseoir, pareil au comédien qui «répète les effets» qui le feront applaudir...
—Comment, déjà!... répondit le vicomte, je suis en retard d’un quart d’heure... Ne seriez-vous pas prêt?...
—Si, certainement.
—En route, alors, et vivement, mon coupé est en bas.
Le trajet fut silencieux.
M. Fernand de Coralth, dont le teint blanc et reposé eût d’ordinaire fait envie à une jeune fille, avait le visage tout couperosé et comme bouffi, et un grand cercle bleuâtre s’élargissait autour de ses yeux... Il paraissait d’ailleurs d’une humeur de dogue...
—C’est qu’il n’a pas assez dormi, pensa M. Wilkie, dont la perspicacité jamais n’était en défaut... Il n’a pas comme moi un tempérament de bronze.
Le fait est qu’il ne sentait aucune fatigue, bien que n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, mais seulement cette trépidation intérieure qui précède les débuts et qui sèche si merveilleusement la gorge.
Pour la première fois de sa vie,—et la dernière, sans doute,—M. Wilkie se défia de lui et craignit de n’être pas «à la hauteur.»
Or, l’aspect de l’hôtel du marquis de Valorsay n’était pas de nature à lui rendre son assurance...
Quand il pénétra dans la cour, où attendait tout attelé le phaéton du maître, quand il vit par les portes ouvertes des écuries et des remises les chevaux de prix piaffant dans leurs stalles et les voitures sous leurs grandes housses de toile... lorsqu’il compta les valets rangés dans le vestibule, et qu’il gravit l’escalier à la suite d’une manière d’huissier en habit noir, sérieux comme un notaire... pendant qu’il traversait les salons encombrés de tableaux, d’armes, de statues, de tous les objets d’art gagnés par les chevaux du marquis, M. Wilkie s’avoua qu’il ne savait rien de la «grande vie,» que ce qui lui avait semblé être le luxe n’en était même pas l’ombre, et il se sentait rapetissé jusqu’à avoir honte de lui...
Même, ce sentiment d’infériorité fut si puissant, que la tentation de fuir lui vint au moment où l’homme à l’habit noir, ouvrant une porte, annonça d’une belle voix bien timbrée:
—M. le vicomte de Coralth!... M. Wilkie!...
De l’air le plus aisé et le plus noble,—c’était, en vérité, tout ce qu’il avait gardé de ses aïeux, le marquis de Valorsay se leva, et tendant la main à M. de Coralth:
—Soyez le bienvenu, vicomte, prononça-t-il... Monsieur que voici est sans doute le jeune ami dont me parlait le billet que vous m’avez écrit ce matin?...
—Lui-même... et en vérité, le brave garçon a bien besoin de votre obligeance... Il se trouve dans une situation très-délicate et ne connaît personne qui puisse lui donner un coup d’épaule...
—Eh bien!... je le lui donnerai, moi, et avec plaisir, puisqu’il est votre ami... Mais encore faut-il que je sache ce dont il s’agit... Asseyez-vous, messieurs, et veuillez me mettre au courant...
D’avance, M. Wilkie avait préparé son thème, un récit émouvant et spirituel, tel qu’il était capable de le composer, mais voilà qu’au moment de commencer il ne put... Il ouvrit bien la bouche, mais il n’en sortit aucun son, et il demeura béant, interloqué, stupide...
Ce fut M. de Coralth qui exposa les faits, et cela valut autant; l’histoire y gagna en netteté et en exactitude, et même M. Wilkie remarqua que son «grand ami» savait donner aux événements une meilleure couleur et esquiver ce que sa conduite avait eu de trop odieux.
Il remarqua aussi, et cela lui parut du meilleur augure, que M. de Valorsay écoutait de toute son attention.
Digne marquis! ses intérêts propres eussent été en jeu qu’il n’eût point paru plus intéressé... Et dès que le vicomte eut terminé:
—Voilà, en effet, une situation embrouillée, prononça-t-il, et je crois que, livré à ses seules ressources, votre jeune ami, cher vicomte, y laisserait toute sa laine...
—Mais, c’est entendu, vous l’aiderez, n’est-ce pas?
M. de Valorsay se recueillit quelques secondes, puis s’adressant à M. Wilkie:
—Oui, je consens à vous assister, monsieur, reprit-il... D’abord, parce que votre cause me paraît juste, ensuite parce que vous êtes l’ami de M. de Coralth... Toutefois, je mets à mon assistance une condition: c’est que vous suivrez aveuglément mes avis...
L’intéressant jeune homme étendit la main, et, faisant un effort, réussit à répondre:
—Tout ce que vous voudrez!... parole sacrée!... Voilà comme je suis...
—Vous devez comprendre, poursuivit le marquis, que du moment où je me mêle d’une affaire, il faut qu’elle réussisse... L’opinion a l’œil sur moi et j’ai mon prestige à garder. C’est une grande marque de confiance que je vous donne, monsieur, car, en vous appuyant de mon influence, je deviens en quelque sorte votre parrain... Or, je ne puis accepter la plus grosse part de responsabilité que si j’ai la direction absolue de l’affaire...
—Naturellement...
—Ainsi, j’estime que nous devons ouvrir le feu aujourd’hui même... L’important est de gagner de vitesse votre père, cet homme terrible dont votre mère vous a menacé.
—Ah!... mais oui!...
—Je vais donc m’habiller et me rendre à l’hôtel de Chalusse savoir ce qui s’y est passé... Vous, monsieur, vous allez courir chez Mme d’Argelès, et vous la prierez poliment, mais fermement, de vous fournir les moyens de faire valoir vos droits... Si elle consent, très-bien! Si elle refuse, nous irons demander à un homme de loi la marche à suivre... En tout cas, rendez-vous ici à quatre heures...
Mais cette perspective de revoir Mme d’Argelès ne souriait guère à M. Wilkie...
—C’est que... je passerais volontiers la main, fit-il... N’y aurait-il pas moyen d’envoyer quelqu’un à ma place?...
Heureusement M. de Coralth savait comment la remonter.
—Auriez-vous donc peur?... fit-il.
Peur, lui!... un homme carré comme un dé!... «Jamais de la vie!...» On le vit bien à la façon dont il enfonça résolument son chapeau sur sa tête et dont il sortit en tirant la porte très-fort.
—Quel idiot!... murmura M. de Coralth. Et dire qu’il y en a dix mille à Paris, taillés exactement sur ce joli patron!...
M. de Valorsay hocha gravement la tête:
—Remercions le hasard qu’il soit tel, prononça-t-il... Ce n’est pas un garçon d’esprit et de cœur qui consentirait à jouer le rôle que je lui destine, et qui me livrera la fière Marguerite et ses millions... Ce que je crains, c’est qu’il n’aille pas chez la d’Argelès... Vous avez vu sa répugnance!...
—Oh!... s’il n’y a que cela à vous inquiéter, tenez-vous en repos... il ira... Il irait au diable si le noble marquis de Valorsay le lui commandait...
M. Fernand de Coralth connaissait son Wilkie...
La crainte d’être soupçonné de «manquer d’estomac» par un gentilhomme tel que M. de Valorsay, eût suffi, non-seulement à lever tous les scrupules, mais encore à le pousser aux dernières extravagances, et à pis que cela, au besoin...
Pour lui, dont M. de Coralth avait été l’oracle, le marquis planant dans les sphères les plus hautes de la «grande vie» devait être un dieu.
Aussi, tout en gagnant d’un bon pas l’hôtel de Mme d’Argelès:
—Tiens!... pourquoi donc n’irai-je pas chez elle, se disait-il... Je ne lui ai rien fait, moi! Et d’ailleurs elle ne me mangera pas...
Et songeant qu’il aurait à raconter son entrevue, il s’apprêtait à s’y montrer excessivement supérieur et à rester quand même froid et goguenard, tel qu’il avait vu si souvent M. de Coralth.
—Car il vous a un chic, cet excellent bon, pensait-il, non sans une secrète jalousie. Oh!... mais un chic... et quelle distinction!
Cependant, l’aspect inaccoutumé de la maison ne laissa pas que de le surprendre et de l’intriguer considérablement.
Devant la porte, trois immenses voitures de déménagement, remplies à rompre, stationnaient...
Dans la cour de l’hôtel, on apercevait deux voitures pareilles qu’une douzaine de déménageurs en bras de chemise étaient en train de charger.
—Eh!... eh!... murmura M. Wilkie, j’ai joliment bien fait de venir!... Ça, c’est une vraie veine!... Elle allait filer comme un caissier.
Aussitôt, s’avançant vers un groupe de domestiques, en grande conférence sur le perron, de son accent le plus impérieux, il demanda:
—Mme d’Argelès!...
Les gens tout d’abord échangèrent des regards stupéfaits.
Ce visiteur, ils le remettaient parfaitement, ils savaient à cette heure qui il était, et ils ne comprenaient pas qu’après l’odieuse scène de la nuit il eût l’audace, l’impudeur de se présenter...
—Madame est là, lui répondit enfin l’un d’eux, d’un ton moins que poli, et je vais lui demander si elle consent à vous recevoir... Attendez-moi là...
Il s’éloigna, et M. Wilkie demeura au bas du perron, se redressant dans son faux-col, effilant fièrement sa mince moustache... en réalité très-embarrassé de son personnage....
C’est que les domestiques ne se gênaient aucunement pour le toiser, et il lui était impossible de ne pas lire dans leurs yeux toutes sortes de menaces, et le plus parfait mépris... Ils ricanaient très-haut, se le montraient du doigt, et il put recueillir cinq ou six épithètes d’une énergie toute biblique, lesquelles ne pouvaient s’adresser à d’autres qu’à lui...
—Drôles, pensait-il, bouillant de colère, coquins!... Ah! si j’osais!... Ah! s’il n’était pas défendu à un gentleman tel que moi de se commettre avec cette vile canaille... quels coups de canne!...
Le valet qui était allé prévenir Mme d’Argelès reparaissant, mit fin à son supplice...
—Madame veut bien vous recevoir, lui dit grossièrement cet homme... Ah! si j’étais à sa place!... Enfin, arrivez...
Il s’élança sur les talons du valet, et fut conduit à une pièce dont les tentures, les rideaux et les meubles avaient déjà été enlevés...
Là était Mme d’Argelès, occupée à entasser dans une grande malle du linge et divers effets d’habillement...
Par une sorte de prodige, elle avait survécu, l’infortunée, à l’épouvantable crise qui eût dû la tuer... Mais elle n’en avait pas moins reçu le coup de la mort, il ne fallait que la regarder pour en être sûr...
Elle était si extraordinairement changée, que sur le premier moment M. Wilkie se demanda si c’était bien elle qu’il avait devant les yeux...
C’était une vieille femme, désormais... On lui eût donné plus de cinquante ans, maintenant qu’elle apparaissait telle que l’avaient faite vingt années de tortures, de désillusions et de regrets, les larmes, les nuits sans sommeil, d’incessantes angoisses, et à la fin l’indigne conduite de son fils...
Jamais, sous ses vêtements noirs, on n’eût reconnu cette Lia d’Argelès, qui, la veille encore, mollement étendue sur les coussins de sa victoria, étalait autour du lac l’insolence de ses toilettes.
Rien ne restait de la mondaine fringante, que ses cheveux d’un blond ardent, qu’elle était condamnée à garder tels qu’elle les avait obtenus à force de teintures, comme des stigmates flétrissants de son passé...
Elle se redressa péniblement lorsque entra M. Wilkie, et de cette voix sans expression qui est celle des désespérés:
—Que voulez-vous de moi?... interrogea-t-elle.
Lui, comme toujours, au moment de réaliser ses plus heureuses conceptions, se sentit quelque peu suffoqué.
—Je venais, répondit-il, pour causer de notre affaire, vous savez!... Et puis, v’lan!... voilà que vous déménagez.
—Je ne déménage pas.
—Allons donc! ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là... Et ces voitures qui sont dans la cour?
—Elles vont porter tous les meubles qui garnissaient cet hôtel rue Drouot, à la salle des ventes...
L’intelligent jeune homme eut un moment de stupeur.
—Quoi! s’écria-t-il, lessive générale, vous vendez tout?...
—Oui.
—Épatant, parole d’honneur!... Mais après?
—Je quitterai Paris...
—Bah!... Et où irez-vous?...
Elle eut un geste d’insouciance navrante, et doucement:
—Je ne sais, répondit-elle... J’irai là où personne ne me connaîtra, là où il me sera possible de cacher ma honte.
Jugeant l’entretien mal engagé, M. Wilkie n’insista pas.
—Halte-là!... pensa-t-il, si je continue elle va me faire encore la morale, et il n’en faut pas!...
Mais, d’un autre côté, une terrible inquiétude l’agitait:
Cette vente soudaine, ce départ, qui ressemblait à une fuite, cet accueil glacé, quand il s’attendait aux plus violents reproches; tout cela ne trahissait-il pas de la part de Mme d’Argelès l’inébranlable résolution de s’obstiner dans sa résistance.
—Diable! reprit-il, je ne la trouve pas drôle... Qu’est-ce que je vais devenir quand vous ne serez plus là?... Comment réclamerai-je l’héritage du comte de Chalusse?... C’est que je le veux, cet héritage, il m’est dû, j’y tiens, je vous l’ai dit. Et quand il y a quelque chose sous ce front-là...
Il s’interrompit, incapable de supporter plus longtemps les regards dont l’écrasait Mme d’Argelès.
—Rassurez-vous, prononça-t-elle d’un ton amer, je vous laisserai les moyens de faire valoir vos droits à la succession de mes parents...
—Ah!... comme cela...
—Vos menaces m’obligent à prendre ce parti si contraire à mes intentions... J’ai compris que vous ne reculeriez devant aucun scandale...
—Dame!... quand il s’agit de je ne sais combien de millions!...
—J’ai réfléchi ensuite que, sur la pente dangereuse où je vous vois lancé, rien ne peut plus vous arrêter qu’une grande fortune... Pauvre, réduit à gagner votre pain chaque jour, rebelle au travail et peut être incapable, qui sait en quels bourbiers vous rouleriez?... Avec vos goûts, vos ridicules et vos vices, qui peut dire à quelles infamies vous demanderiez de l’argent!... Avant longtemps, on vous verrait sur ces bancs de la police correctionnelle où sont allés s’échouer tant de vos pareils, et c’est par votre flétrissure que j’aurais de vos nouvelles... Riche, au contraire, vous aurez sans doute l’honnêteté des gens qui, ne manquant de rien, ne sont pas exposés aux terribles suggestions du besoin... honnêteté facile, dont il n’y a pas à se glorifier... Qui dit vertu, en effet, suppose la tentation, une lutte et la victoire...
Quoique ne comprenant pas très-bien, M. Wilkie voulait présenter une objection, mais déjà Mme d’Argelès poursuivait:
—Je suis donc allée ce matin même chez mon notaire, je lui ai tout dit, et à cette heure, ma renonciation à la succession du comte de Chalusse doit être enregistrée au greffe du tribunal...
—Comment, votre renonciation!... Ah! mais non... Ah! mais...
—Laissez-moi achever, si vous ne comprenez pas... Du moment où je renonce à cette succession, c’est à vous, mon fils, qu’elle revient...
—Vrai!...
—Oh!... soyez tranquille, je ne veux pas vous tromper... Ce que je voudrais, c’est que le nom de Lia d’Argelès ne fût pas prononcé... Je vous remettrai les pièces qui vous sont nécessaires, mon contrat de mariage et votre extrait de naissance.
C’était la joie, maintenant, qui suffoquait M. Wilkie.
—Et quand me donnerez-vous ces titres? bégaya-t-il.
—Vous les aurez avant de sortir d’ici... Mais il faut que je vous parle...
XIV
Si bouleversé qu’il fût et tout en désordre, M. Wilkie ne cessait de penser à M. de Coralth et au marquis de Valorsay.
Qu’eussent-ils fait, à sa place, et comment modeler son maintien sur l’attitude probable de ces deux parfaits miroirs de la «haute vie?»
Évidemment ils eussent affiché cet air impassible et insolemment ennuyé qui est l’expression la plus sublime et le dernier mot de la distinction.
Tout plein de cette idée, et enflammé de la plus louable émulation, il se campa sur une des malles, les jambes croisées, affectant de comprimer un bâillement et grommelant entre ses dents:
—Bon!... encore des phrases et du mélodrame. C’est ça qui ne va pas être drôle!
Tout entière aux souvenirs qu’elle allait évoquer, Mme d’Argelès ne remarqua pas l’impertinence de M. Wilkie...
—«Oui, il faut que je vous parle, reprit-elle enfin d’une voix haletante, et que pour vous plus que pour moi, je vous dise qui je suis et à travers quelles circonstances douloureuses je suis arrivée jusqu’à ce jour, qui pour moi est la fin de tout...
«Vous connaissez ma famille... Je vous apprendrai, car vous devez l’ignorer, que notre maison allait de pair avec les plus illustres de France, par son ancienneté, par l’éclat de ses alliances et aussi par sa fortune...
«Lorsque j’étais jeune fille, mes parents habitaient le faubourg Saint-Germain, le vieil hôtel de Chalusse, véritable palais, entouré d’un de ces jardins immenses comme il n’y en a plus à Paris, un véritable parc, ombragé d’arbres séculaires...
«Certes, toutes les satisfactions de l’argent et de l’orgueil étaient à ma portée... et cependant, ma jeunesse fut misérable...
«C’est à peine si j’ai connu mon père, que l’ambition dévorait, et qui s’était jeté corps et âme dans le tourbillon de la politique... Ma mère, soit qu’elle ne m’aimât pas, soit qu’elle crut déroger en montrant quelque sensibilité, avait élevé entre elle et moi comme un mur de glace... Mon frère était trop occupé de ses plaisirs pour songer à une fillette sans conséquence...
«Je vivais donc seule, entièrement livrée à moi-même, abandonnée aux dangereuses inspirations de l’isolement, trop fière pour accepter l’intimité des subalternes, sans autres consolations que mes livres, livres sévèrement triés par le directeur de ma mère, et que cependant on eût dit choisis pour exalter mon esprit jusqu’au délire et peupler mon imagination de chimères...
«Et avec cela, je n’entendais parler que des moyens de laisser toute la fortune à mon frère, pour qu’il pût soutenir l’éclat du nom, et de la nécessité de me marier à quelque vieux gentilhomme qui me prendrait sans dot ou de me faire prononcer mes vœux dans un de ces couvents aristocratiques, qui sont le refuge et la prison des filles nobles pauvres ou sacrifiées...
«Je ne prétends pas excuser mon inexcusable faute, je l’explique...
«Je me jugeais la plus à plaindre des créatures, et je l’étais puisque je le croyais, lorsque je rencontrai Arthur Gordon, votre père...
«C’est à une fête chez le comte de Commarin que je l’aperçus pour la première fois.
«Comment lui, qui était un aventurier, avait-il réussi à forcer les barrières dont s’entoure la société la plus exclusive et la plus jalouse de ses relations qui soit au monde, c’est ce que je ne me suis jamais expliqué...
«Ce qui n’est que trop certain malheureusement, c’est qu’au moment où nos regards se rencontrèrent, je fus bouleversée jusqu’au plus profond de moi-même... Je sentis que je ne m’appartenais plus.
«Ah! pourquoi Dieu ne permet-il pas que le visage des hommes reflète quelque chose de leur âme!...
«Lui, si corrompu et si misérablement hypocrite, il avait une de ces physionomies qui respirent la noblesse et la franchise, cette gravité triste et attirante des hommes qui n’ont pas eu à se louer de la destinée, et dans toute sa personne quelque chose de mystérieux et de fatal.
«C’est que déjà les tempêtes furieuses de toutes les passions avaient bouleversé son existence... Il n’avait pas vingt-six ans, et déjà il avait commandé un bâtiment négrier et s’était battu, au Mexique, à la tête d’une de ces bandes qui font de la politique un prétexte de meurtre et de pillage.
«Quelles impressions je ressentis à sa vue, il ne le devina que trop.
«Deux fois encore je le rencontrai dans le monde... Il ne me parla pas, il affecta de me fuir, mais debout à l’écart, il ne cessa de m’obséder de ses regards enflammés, comme s’il eût espéré ainsi me pénétrer de sa volonté et de ses désirs... Enfin, il osa m’écrire...
«Le jour où je reçus furtivement des mains d’une femme de notre service une lettre dont l’écriture m’était inconnue, je compris que cette lettre était de lui... J’eus peur, et ma première pensée fut de la porter, non à ma mère, en qui je voyais une ennemie, mais à mon père...
«Mon père était absent, je gardai la lettre, je la lus, j’y répondis... et il m’écrivit encore...
«Hélas!... c’est à ce moment que je fus inexcusable...
«Je savais bien que continuer cette correspondance clandestine était plus qu’une faute... J’étais sûre que jamais ma famille n’accorderait ma main à un homme qui n’était pas noble, et que ces relations ne pouvaient aboutir qu’à l’abîme... Je sentais que je jouais ma réputation, l’honneur intact de notre maison, mon bonheur et ma vie, que je me perdais, en un mot!...
«N’importe je persistai, en proie à une sorte d’ivresse inconcevable, goûtant à tout braver d’âpres et terribles félicités...
«Il ne me laissait d’ailleurs pas le temps de respirer, ni de me reconnaître... Partout, sans cesse, à tous les instants, il se rappelait à moi... Grâce à des miracles d’adresse, d’audace et de séduction, il avait trouvé le secret de vivre en quelque sorte de ma vie, à mes côtés, dans l’hôtel de mon père... Que de fois, au matin, j’ai trouvé pleins de fleurs rares les vases de ma cheminée, sans pouvoir m’expliquer quelles mains les y avaient placées, à quelle heure ni comment, puisque la veille au soir j’avais fermé à double tour la porte de ma chambre.
«Ah!... le moyen de ne pas croire à une passion qu’on sent incessamment palpiter autour de soi, et dont on se pénètre avec l’air qu’on respire!... Et comment ne pas s’y abandonner...
«Le but d’Arthur Gordon, je ne l’ai su que plus tard...
«Il était venu à Paris avec l’intention irrévocablement arrêtée de séduire quelque riche héritière, et de forcer la famille à la lui donner avec une grosse dot, en provoquant un de ces scandales déshonorants qui rendent un mariage inévitable...
«Il est des hommes dont c’est l’unique spéculation...
«Lui, en même temps que moi, poursuivait deux autres jeunes filles très-riches, persuadé que sur les trois il y en aurait bien une qui succomberait...
«C’est moi qui la première succombai.
«Une de ces circonstances imprévues qui sont les arretês de la Providence, devait décider de mon sort...
«Plusieurs fois déjà, sur les instantes prières d’Arthur, je l’avais reçu, de nuit, dans un pavillon situé au milieu du jardin, où se trouvaient une salle de billard et une grande pièce où mon frère s’exerçait aux armes avec ses professeurs ou avec ses amis.
«Là, grâce à la liberté dont je jouissais, nous avions tout lieu de nous croire en parfaite sûreté, et notre imprudence allait jusqu’à allumer des bougies...
«Une nuit cependant, je venais de rejoindre Arthur au pavillon, lorsqu’il me sembla entendre derrière moi comme le bruit d’une respiration rauque...
«Je me retournai effrayée... Mon frère était debout sur le seuil...
«Oh!... alors je compris combien j’étais coupable!... Je sentis que de ces deux hommes, dont l’un était mon frère et l’autre mon amant, il y en avait un qui ne sortirait pas vivant du pavillon...
«Je voulais parler, dire quelque chose, me jeter entre eux... mais il me fut impossible de faire un mouvement, impossible de prononcer une parole... J’étais comme pétrifiée...
«Ils n’échangèrent d’ailleurs pas un mot.
«Mon frère décrocha deux épées à une panoplie, et il en jeta une aux pieds d’Arthur, en lui disant:
«—Je ne veux pas vous assassiner... défendez votre vie et sauvez-la si vous pouvez!...
«Et comme Arthur Gordon parlementait, et semblait chercher à gagner du temps au lieu de ramasser l’arme qui était à terre devant lui, mon frère le frappa de la sienne au visage, en criant:
«—Maintenant, te battras-tu, lâche!...
«Le reste dura moins qu’un éclair... Arthur se saisit de son épée, et se précipitant sur mon frère la lui enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine.
«Je vis cela... Je vis le sang jaillir sur les mains de mon amant. Je vis mon frère chanceler, battre l’air de ses bras et s’affaisser...
«Et moi-même, perdant connaissance, je tombai!...
A voir Mme d’Argelès debout, le buste penché en avant, les traits contractés, la pupille démesurément agrandie, on eût dit que, sa volonté déchirant les brumes du passé, elle percevait distinctement les scènes qu’elle retraçait...
Elle semblait, à vingt ans de distance, en endurer la souffrance et en épuiser l’horreur, et cela donnait à l’émotion de son récit une si poignante intensité, que M. Wilkie se sentait, non précisément touché, mais, ainsi qu’il l’avoua plus tard, «crânement empoigné».
Même il avait cessé de se dandiner gracieusement sur la malle où il s’était assis, et de battre avec ses jambes pendantes une sorte de cadence.
Mais Mme d’Argelès paraissait avoir oublié sa présence.
Elle essuya l’écume rougie de filets de sang qui montait à ses lèvres, et, de la même voix morne, elle reprit:
«—Quand je revins à moi, il faisait jour. J’étais étendue toute habillée sur un lit, dans une chambre, qui m’était inconnue.
«Arthur Gordon se tenait debout au chevet, épiant d’un œil inquiet tous mes mouvements...
«Il ne me laissa pas le temps de l’interroger...
«—Vous êtes ici chez moi, prononça-t-il... Votre frère est mort!...
«Dieu puissant!... je crus que j’allais mourir, moi-même, je l’espérai, je le souhaitai.
«Lui cependant, malgré mes sanglots, impitoyable, poursuivit:
«—C’est un horrible malheur dont je ne me consolerai de ma vie... Et pourtant, il l’a voulu, vous étiez témoin... Vous pouvez voir encore sur ma joue la balafre sanglante du coup de plat d’épée dont il m’a frappé... Je n’ai fait que me défendre... que nous défendre...
«J’ignorais, à cette époque, ce que sont les règles d’un duel loyal... J’ignorais que Arthur Gordon se jetant sur mon frère à l’improviste, avant qu’il ne fût en garde, l’avait véritablement assassiné...
«Lui comptait sur mon ignorance, pour le succès de la comédie sinistre qu’il jouait, car c’était une comédie...
«—Lorsque j’ai vu votre frère à terre, continua-t-il, éperdu de terreur, ne sachant ce que je faisais, je vous ai soulevée entre mes bras et apportée ici... Mais ne tremblez pas... Je ne saurais oublier que ce n’est pas de votre libre volonté que vous êtes chez moi... Une voiture est en bas, à vos ordres, qui va vous reconduire à l’hôtel de Chalusse chez vos parents... On trouvera une explication pour la catastrophe de cette nuit... La médisance ne peut pas mordre sur la réputation d’une fille de votre nom...
Il s’exprimait d’un ton glacé, de cet accent que doit avoir le condamné, dont le bourreau a pris possession et qui dicte ses volontés dernières...
«Je me sentais devenir folle...
«—Et vous, m’écriai-je, vous!... que deviendrez-vous!...
«Il hocha la tête, et avec une expression de tristesse farouche:
«—Moi!... répondit-il, qu’importe!... Je suis sans doute perdu... Tant mieux. Rien ne m’est plus, du moment où je dois vivre sans vous!...
«Ah!... il connaissait bien mon cœur, cet homme pour qui la séduction n’était qu’un moyen de fortune!... Il savait bien quelles cordes sa voix puissante faisait vibrer en moi!...
«Saisie de ce vertige qui est celui de la démence, aussi bien que de l’héroïsme, je me jetai sur lui, et l’étreignant entre mes bras:
«—Je serai donc perdue aussi!... m’écriai-je. Puisque la fatalité nous unit, rien ne nous séparera plus ici-bas que la mort... Je t’aime!... je suis complice du crime!... Que le sang de mon frère retombe sur nous deux!...
«Qui l’eût observé à ce moment eût assurément vu passer sur son visage le sourire d’une joie infernale...
«Cependant il se défendit...
«Il refusait avec une feinte énergie mon sacrifice... Il ne pouvait, jurait-il, enchaîner ma destinée à la sienne, hasardeuse et fatale, car il était maudit, il le savait bien, et ce dernier malheur, plus horrible que tous les autres, ne le prouvait que trop! Ne serait-ce pas nous préparer à moi de mortels regrets et à lui des remords éternels...
«Mais plus il me repoussait, plus je m’attachais à lui résolument, obstinément. Plus il me démontrait l’horreur du sacrifice, plus je croyais qu’il était de mon honneur de le consommer...
«Si bien qu’à la fin il se rendit, c’est-à-dire qu’il parut se rendre, avec des transports de reconnaissance et d’amour qui devaient achever d’égarer ma raison.
—Eh bien! oui, j’accepte! s’écria-t-il. J’accepte, et devant Dieu qui nous voit, nous entend et nous juge, je jure que tout ce qu’un homme peut faire pour reconnaître le plus étonnant et le plus sublime dévouement, je le ferai.
«Et, se penchant vers moi, il me mit au front un baiser, le premier que j’aie reçu de lui...
«—Mais il faut fuir!... reprit-il vivement... j’ai mon bonheur à défendre, désormais, je ne veux pas qu’on nous atteigne et qu’on nous sépare... Il faut fuir, sans perdre une seconde, à l’instant même gagner mon pays, l’Amérique... Là nous serons libres... Soyez sûre qu’on nous cherche... Qui nous dit que déjà on n’est pas sur nos traces... Votre famille est toute-puissante, je ne suis rien, nous serions écrasés... On vous cacherait au fond de quelque couvent, et moi, on essaierait peut-être de me faire passer pour un voleur, pour un vil assassin.
«Je ne répondis qu’un mot:
«—Partons!...
«Ce qui arriverait, il ne l’avait que trop prévu.
«Une voiture, en effet, attendait à la porte, mais elle ne devait pas me conduire à l’hôtel de Chalusse..., et la preuve, c’est que ses malles et ses bagages y étaient chargés, et que le cocher, ayant reçu d’avance ses instructions, nous conduisit tout droit, et sans qu’on lui dît un mot, à la gare du chemin de fer du Havre.
«Ce n’est que bien des mois après que ces détails, se représentant nettement à mon esprit, m’éclairèrent... Je ne les remarquai pas sur le moment... Étais-je en état de les remarquer? J’étais frappée d’aveuglement... Avec la disposition de moi-même, mon libre arbitre m’échappait.
«Lorsque nous arrivâmes au chemin de fer, un train allait partir... Nous y prîmes place.
«Dieu a dit à la femme: «Pour suivre ton mari, tu abandonneras tout, patrie, maison paternelle, famille, amis...» Je m’efforçais de m’étourdir par de misérables sophismes, je me disais qu’il était mon mari celui que mon cœur, instinctivement, avait choisi entre tous, et qu’il était de mon devoir, de le suivre et de partager sa destinée... Et je fuyais, alors que cependant je croyais laisser un cadavre derrière moi, le cadavre de mon frère...»
Très-positivement M. Wilkie éprouvait une sorte de malaise indéfinissable, si extraordinaire qu’il en oubliait de soigner son attitude et qu’il ne pensait plus à M. de Coralth ni au marquis de Valorsay.
Même sur les derniers mots, il se dressa sur ses jambes, un peu étourdi, et dit:
«—Cristi!... Épatant!...
Mais déjà Mme d’Argelès continuait:
«—Telle fut la faute, immense, sans excuse, irréparable... Je vous ai tout dit, sincèrement, sans restrictions, sans allégations vaines... Écoutez ce que fut le châtiment...
«Dès le lendemain de notre arrivée au Havre, Arthur Cordon m’avoua que son embarras était extrême... Dans la précipitation de notre fuite, il n’avait pas eu le temps de rassembler les ressources qu’il possédait, me dit-il, à Paris; un banquier de la ville sur lequel il avait compté venait de lui faire défaut, et il n’avait pas assez d’argent pour payer notre traversée jusqu’à New-York.
«Cette détresse me confondit... Mon éducation, comme celle de toutes les jeunes filles de ma condition, avait été absurde... Je ne savais rien de la vie, de ses exigences, de ses misères, de ses difficultés étroites et implacables... Je n’ignorais pas qu’il y a des riches et des pauvres, qu’il faut de l’argent, et que ceux qui n’en ont pas ne reculent devant aucune bassesse pour s’en procurer... Mais tout cela était très-vague dans mon esprit, et je ne soupçonnais pas qu’une question de plus ou moins d’argent pût avoir une importance capitale.
«Aussi, n’allai-je pas au-devant de la requête dont cet aveu était la préface, et Arthur Gordon fut obligé de me demander, en termes brutalement positifs, si par hasard je n’aurais pas emporté quelques valeurs ou tout au moins des bijoux qu’on pourrait vendre...
«Je lui remis tout ce que j’avais sur moi, ma bourse, qui renfermait quelques louis, une bague et mon collier, où pendait une assez belle croix de brillants...
«C’était peu, et le dépit lui arracha une phrase atroce, qui m’effraya, mais dont je ne pénétrai que plus tard toute l’ignominie:
«—Une femme qui court à un rendez-vous d’amour, s’écria-t-il, devrait toujours se munir de tout ce qu’elle possède... On ne sait jamais ce qui peut arriver!...
«.....Le manque d’argent nous clouait au Havre, quand Arthur Gordon s’étant mis à battre la ville, rencontra sur le port un de ses anciens camarades, qui commandait un trois-mâts américain.
«Il lui exposa son embarras, et l’autre, qui devait mettre à la voile à la fin de la semaine, lui offrit charitablement notre passage gratuit.
«C’est ainsi que nous quittâmes la France.
«La traversée fut pour moi un long supplice... J’y fis mon premier apprentissage de la honte et du mépris.
«A l’offensante galanterie du capitaine, à la familiarité des seconds, aux regards ironiques des hommes de l’équipage dès que je paraissais sur le pont, je compris que ma position n’était un secret pour personne. Tous ces gens grossiers savaient que j’étais la maîtresse et non la femme de l’homme que j’appelais mon mari, et sans en avoir conscience peut-être, ils me le faisaient cruellement expier...
«Pour comble, la raison reprenait son empire, mes yeux peu à peu s’ouvraient à la lumière, et je commençais à pénétrer le caractère véritable du misérable à qui j’avais abandonné ma vie.
«Cependant il n’avait pas encore cessé complètement de se contraindre.
«Mais souvent, après le repas du soir, il restait à fumer et à boire avec son ami le capitaine, et lorsqu’il me rejoignait, échauffé par l’alcool, il se répandait en théories étranges et effrayantes qui me confondaient...
«Jusqu’à ce qu’une fois, ayant bu plus que de coutume, il oublia entièrement son rôle et se révéla...
«Il déplorait amèrement que notre «aventure» eût fini comme un mauvais mélodrame... Un roman d’amour si bien entamé, disait-il, si habilement «filé,» se dénouer dans le sang!... Quelle fatalité! Et quand ce malheur était-il arrivé? Juste au moment où il croyait toucher le but, tenir le succès et la récompense de ses peines...
«Quelques semaines encore, et évidemment il eût pris sur moi assez d’empire pour me décider à quitter furtivement la maison paternelle... Le lendemain, scandale énorme, pourparlers avec ma famille, transaction inévitable, et finalement mariage avec une très-grosse dot pour assoupir l’affaire...
«—Et je serais riche, répétait-il, très-riche, je roulerais carrosse sur le pavé de Paris, au lieu d’être ici, sur ce bateau maudit, à manger deux fois par jour de la morue salée... et par charité, encore!...
«Puis, la colère, dans son cerveau, se mêlant aux fumées de l’ivresse, il criait en blasphémant que j’avais cassé le cou à sa fortune, que je n’étais qu’une bête, ayant pris un amant, de n’avoir pas su le cacher... Il avait tout prévu excepté cela... Entre toutes les femmes, il en était une, la seule probablement, dénuée d’intelligence et de rouerie, et c’était à lui précisément qu’elle était échue... Il reconnaissait bien là sa déveine habituelle...
«Ah! il n’y avait plus à en douter, plus à s’abuser d’illusions vaines: la vérité éclatait, évidente comme le jour... Je n’avais jamais été aimée, pas une heure, pas une minute! Ces lettres qui m’enivraient, ces transports de passion qui m’avaient affolée s’adressaient aux millions de mon père...
«A d’autres jours, je voyais le front d’Arthur Gordon se rembrunir, et il me parlait avec une visible inquiétude de ce qu’il ferait en Amérique pour gagner sa vie et la mienne.
«—Seul, j’avais déjà bien de la peine à me tirer d’affaire, grondait-il. Que sera-ce, maintenant!... M’être embarrassé d’une femme sans le sou!... Quelle stupide folie!... Mais je ne pouvais agir autrement!... Il le fallait!...
«Pourquoi n’avait-il pas pu faire autrement? Voilà ce que je me fatiguais inutilement l’esprit à chercher... Lui-même ne devait pas tarder à me l’expliquer.
«En attendant, ses lugubres prévisions de misère ne se réalisèrent pas... Une surprise délicieuse l’attendait à New-York.
«Un de ses parents était mort, lui léguant cinquante mille dollars—deux cent cinquante mille francs—une fortune.
«J’espérais que ses honteuses doléances cesseraient... elles cessèrent, en effet, mais cet héritage devint le prétexte des récrimination les plus impérieuses.
«—Quelle ironie du sort!... répétait-il. Avec cela je trouverais facilement une fille de cent mille dollars, et je serais enfin riche!
«Après cela, je devais, certes, m’attendre à être abandonnée... Non. Dans le premier mois de notre arrivée, grâce aux facilités du pays, il m’épousa... Avait-il donc du moins le respect de sa parole? Je le crus. Hélas! ce mariage n’était qu’un calcul, comme tout le reste.
«Nous nous étions fixés à New-York, quand, un soir, je le vis rentrer très-pâle et tout effaré. Il tenait à la main un journal français.
«—Tenez, lisez... me dit-il en me le jetant.
«Je lus que mon frère n’avait pas été tué, qu’il se rétablissait et que son entière guérison était sûre...
«Et comme j’étais tombée à genoux, fondant en larmes, et remerciant Dieu qui me délivrait d’un horrible remords...
«—Ah oui! s’écria-t-il, je vous conseille de vous féliciter... Nous voici dans de beaux draps!...
«Très-positivement depuis ce moment je remarquai en lui une singulière agitation, et cette angoisse perpétuelle de l’homme qui se sent menacé d’un grand danger...
«Peu de jours après il me dit:
«—Cela ne peut durer!... Que nos malles soient prêtes demain... nous partons pour le Sud... Nous ne nous appelons plus Gordon... nous voyagerons sous le nom de Grant.
«Je ne l’interrogeai pas... Déjà il m’avait façonnée à son despotisme brutal, et j’étais habituée à obéir, sans une question, en tremblant, comme l’esclave sous le fouet...
«Mais durant les longues journées de notre voyage, le secret de cette fuite et de notre changement de nom lui échappa.
«—C’est une malédiction, me dit-il, votre frère, que Dieu le damne!... me fait chercher partout, il veut me tuer ou me livrer à la justice, je ne sais lequel, il prétend que je l’ai assassiné.
«Chose étrange!... Arthur Gordon, que je croyais la bravoure même, et que j’ai vu se jeter tête baissée dans les plus terribles périls, Arthur Gordon avait de mon frère une peur folle, inconcevable...
«Peut-être aussi redoutait-il la justice, sachant bien ce qu’était en réalité ce qu’il appelait un duel... Et même, c’était cette crainte qui l’avait déterminé à s’embarrasser de moi. Il s’était dit que s’il me laissait près du cadavre, je parlerais, et que sans le savoir je l’accuserais...
«C’est à Richemond que vous êtes né, Wilkie... Il y avait alors près d’un mois que je n’avais vu votre père... Il s’était lié avec plusieurs riches planteurs et passait ses nuits au jeu ou en orgies et ses journées à la chasse...
«Le malheur est qu’à ce train ses cinquante mille dollars ne pouvaient durer longtemps, et si grande que fût son habileté à corriger le hasard des cartes, un matin il me revint ruiné...
«Quinze jours après, il avait vendu notre mobilier, emprunté tout ce qu’il avait pu, et nous nous embarquâmes pour la France.
«A Paris seulement, il me fit connaître les raisons de cette détermination.
«Il avait appris la mort de mon père et de ma mère, et prétendait me contraindre à réclamer leur succession.
«Lui, à cause de mon frère, n’osait paraître...
«L’heure de ma vengeance sonnait enfin.
«Je m’étais fait ce serment, que jamais le misérable qui m’avait perdue ne jouirait de cette fortune, qui avait été le mobile de sa séduction infâme...
«Je m’étais juré que j’épuiserais l’agonie des plus épouvantables tortures, plutôt que de lui livrer un centime des millions de la maison de Chalusse.
«Et je me suis tenu parole.
«Lorsque je lui déclarai que j’étais décidée à ne pas faire valoir mes droits, il parut confondu. Que l’esclave tant humiliée, osât se révolter, cela passait son entendement... Mais quand il comprit que ma résolution était irrévocable, je crus que la colère l’étoufferait...
«N’être séparé de cette fortune immense, le rêve de sa vie, que par un mot de moi et ne pouvoir m’arracher ce mot, il y avait là, pour lui, de quoi devenir fou de rage.
«Alors commença entre nous une lutte qui devenait plus affreuse à mesure que les ressources qu’il avait apportées diminuaient. Mais c’est en vain qu’il eut recours aux plus mauvais traitements, en vain qu’il me frappa, qu’il me meurtrit, qu’il me traîna par les cheveux sanglante et inanimée... L’idée que j’étais vengée, que son supplice égalait le mien, centuplait mon courage et me rendait comme insensible à la douleur physique.
«Il se serait certainement lassé avant moi, quand une idée infernale lui vint.
«Il se dit que s’il n’avait pas eu raison de la femme, il aurait raison de la mère, et il me menaça de tourner ses fureurs contre vous, Wilkie.
«Pour vous sauver, car je le connaissais et je savais ce dont il était capable, je feignis de faiblir, et je lui demandai vingt-quatre heures de réflexion... Il me les accorda.
«Mais le lendemain, je le quittais pour toujours, et je m’enfuyais, vous emportant entre mes bras...»
De blême qu’il était d’abord, M. Wilkie, peu à peu devenait vert...
Un frisson taquin courait le long de sa maigre échine.
Et ce n’était ni pitié pour les souffrances de sa mère, ni honte de l’infamie de son père... Ce qui l’épouvantait, c’était encore et plus que jamais l’idée de voir accourir cet homme terrible à la curée des millions de Chalusse... Parviendrait-il à l’évincer, même avec le concours de M. de Coralth et du marquis de Valorsay?...
Mille questions se pressaient sur ses lèvres, car il eût été avide de détails.
Mais Mme d’Argelès précipitait son débit, comme si elle eût craint d’être trahie par ses forces avant la fin.
«—Me voici donc seule avec vous, Wilkie, reprit-elle, avec une centaine de francs pour toute ressource, au milieu de cet immense Paris...
«Mon premier soin fut de nous chercher un asile... Moyennant seize francs par mois, qu’on me fit payer d’avance, je trouvai rue du Faubourg-Saint-Martin, une chambre petite et misérable, sans air, presque sans jour, mais enfin un abri!...
«Je m’étais dit que je vivrais et que je vous ferais vivre de mon travail, Wilkie... J’étais très-adroite pour tous les ouvrages de femme, j’étais bonne musicienne, je pensais que je gagnerais facilement les quatre ou cinq francs par jour que je jugeais strictement nécessaires à notre existence...
«Je ne reconnus que trop tôt de quelles chimères je m’étais bercée.
«Avant de donner des leçons de musique, il faut des élèves... Où en découvrir? Je n’avais pas de relations, et même je tremblais de me montrer dans les rues, persuadée que votre père nous cherchait avec une dévorante activité.
«Je me rabattis donc sur les travaux d’aiguille, et timidement je me présentai dans plusieurs magasins...
«Hélas! ils ne peuvent savoir ce que c’est que d’aller de porte en porte solliciter de l’ouvrage, ceux qui n’ont pas subi cette douloureuse épreuve... Demander l’aumône ne serait guère plus humiliant... On me riait au nez et on me répondait, quand on daignait me répondre, que «les affaires n’allaient pas, et qu’il n’y avait rien pour le moment...»
«Mon inexpérience évidente et ma gaucherie me valaient ces refus, et plus encore ma toilette, car j’avais encore l’extérieur d’une femme riche... Qui sait pour qui on me prenait...
«Mais votre pensée me soutenait, Wilkie, et rien ne me rebutait...
«C’est ainsi que j’obtins quelques bandes de mousseline à broder et des fonds de tapisserie à remplir... Tâche ingrate, surtout pour moi qui n’avais pas cette habileté de main des ouvrières exercées à faire vite plutôt que bien...
«En me levant avec le jour et en veillant bien tard, c’est à peine si je réussissais à gagner une vingtaine de sous...
«Et encore, ce chétif et insuffisant salaire ne tarda pas à me manquer...
«L’hiver était venu, et le froid... Un matin, je changeai ma dernière pièce de cinq francs... elle nous dura une semaine. Puis, je me défis successivement de tout ce qui ne m’était pas strictement indispensable, jusqu’à rester avec ma misérable robe toute reprisée et un seul jupon...
«Puis il n’y eut plus rien, rien...
«Et enfin, un soir vint, où la propriétaire de notre misérable taudis, que je ne pouvais plus payer, nous mit dehors...
«C’était le dernier coup... Je m’éloignai chancelante, me tenant aux murs, n’ayant pas la force de vous porter... Une pluie fine tombait, qui nous glaçait jusqu’aux os... Vous pleuriez...
«Et toute la nuit, et toute la journée du lendemain, sans but, sans espoir, nous errâmes... Il n’y avait plus qu’à mourir ou à retourner près de votre père... J’aimais mieux mourir...
«Vers le soir, l’instinct m’avait ramenée près de la Seine, et épuisée de lassitude et de besoin, je m’étais assise sur un des bancs du Pont-Neuf, vous tenant sur mes genoux.
«Je regardais tourbillonner la rivière, et irrésistiblement l’eau noire m’attirait...
«Seule, je n’eusse pas délibéré une seconde, mais à cause de vous, Wilkie, j’hésitais...»
Ému à la seule pensée du danger qu’il avait couru, M. Wilkie frissonna.
—Brrr! grommela-t-il, vous avez diablement bien fait d’hésiter.
Elle ne l’entendit pas.
«—Il fallait pourtant en finir, continua-t-elle, et je me dressais péniblement contre le parapet, quand une grosse voix près de nous dit:
«Je me retournai, croyant que c’était un sergent de ville qui me parlait... Je me trompais... A la lueur du gaz, j’aperçus un homme d’une trentaine d’années, à la physionomie rude et franche.
«Pourquoi cet inconnu m’inspira-t-il soudain une confiance illimitée?... je ne sais. Peut-être était-ce l’horreur de la mort, qui sans que j’en eusse conscience, me poussait à me raccrocher en quelque sorte à sa pitié...
«Quoi qu’il en soit, je lui racontai tout... En changeant les noms toutefois, et en dénaturant les détails.
«Il était assis près de moi, sur le banc, et je pus voir, tandis que je parlais d’une voix expirante, de grosses larmes rouler le long de ses joues...
«—Oui, c’est ainsi, murmura-t-il, c’est bien ainsi... Aimer, c’est courir au-devant du martyre... C’est se livrer désarmé à toutes les perfidies et à toutes les trahisons... C’est tendre son cœur aux poignards...
«L’homme qui s’exprimait ainsi était le baron Trigault...
«Il ne me laissa pas terminer.
«—Assez!... s’écria-t-il tout à coup, suivez-moi!...
«Un fiacre passait, il nous y fit monter, et une heure après, nous étions dans une chambre bien chaude, près d’un bon feu, devant une table abondamment servie. Et le lendemain, nous nous installions dans un confortable appartement...
«Hélas!... pourquoi le baron ne sut-il pas être généreux jusqu’au bout!...
«Vous étiez sauvé, Wilkie... Mais à quel prix!...»
Elle s’interrompit un moment, plus rouge que le feu; puis bientôt, maîtrisant son trouble, d’un accent bref, elle reprit:
«—Mais entre le baron et moi, une cause de dissentiment existait: vous, Wilkie... Je prétendais vous élever comme un fils de famille, lui voulait pour vous l’éducation forte et rude de l’homme qui a tout à conquérir, sa position, sa fortune et jusqu’à son nom... Ah! il avait raison mille fois, l’événement ne l’a que trop prouvé, mais l’amour maternel m’aveuglait, et à la suite d’une discussion amère, il s’éloigna en déclarant que je ne le reverrais pas tant que je ne serais pas plus raisonnable...
«Il espérait ainsi faire fléchir ma volonté. C’était mal connaître l’obstination fatale des Chalusse...
«Je me demandais comment vous créer l’existence que je rêvais, quand deux des amis du baron se présentèrent chez moi avec les propositions que voici:
«Frappés des énormes bénéfices que réalisent les tripots clandestins, ils avaient conçu l’idée d’ouvrir au grand jour une véritable maison de jeu, où seraient admis tous les joueurs de Paris et de l’étranger, à la seule condition d’avoir les apparences d’une éducation libérale et beaucoup d’argent.
«Moyennant certaines précautions, et en établissant ce tripot dans le salon d’une femme à la mode, ils jugeaient l’idée pratique, et venaient me proposer d’être la femme dont ils avaient besoin, leur associée, leur gérante...
«Sans trop savoir, à quoi je m’engageais, j’acceptai, décidée surtout par la situation de ces deux hommes, par la considération dont ils jouissaient, par le grand nom qu’ils portaient...
«Et la même semaine, cet hôtel fut loué, agencé, meublé, et j’y fus installée sous le nom de Lia d’Argelès.
«Mais ce n’était pas tout... Restait à me créer une de ces réputations scandaleuses qui fixent l’attention... Cela fut fait, grâce à mes commanditaires, grâce à la complicité innocente de leurs amis et de quelques journalistes...
«Pour moi, je me prêtai de mon mieux à l’horrible comédie qui devait attacher à ce nom de Lia d’Argelès un éclat infamant... J’eus des équipages, des toilettes extravagantes, je m’affichai dans les théâtres... que sais-je?
«Comme toujours quand on violente sa conscience, j’appelais à mon aide les plus absurdes sophismes... J’essayais de me prouver que l’apparence n’est rien, que la réalité est tout, et que peu importait que mon renom fût celui d’une courtisane, puisque la renommée mentait et que ma vie était chaste...
«Quand le baron accourut et essaya de m’arracher à l’abîme où je me précipitais, il était trop tard... J’avais compris les avantages de «l’idée», et pour vous je devenais avide d’argent jusqu’à la folie...
«L’an dernier, mon salon de jeu a rapporté plus de cent cinquante mille francs, et j’en ai eu pour ma part, trente-cinq que vous avez dissipés.
«Maintenant, vous voyez ce que je suis... Mes associés, eux, à qui j’ai gardé fidèlement le secret que je leur avais juré, se promènent le front haut, parlent fièrement de leur honneur, et en effet, sont honorés de tous.
«Telle est la vérité... Je ne désire point qu’elle soit connue... Je la dirais, d’ailleurs, qu’on ne me croirait pas, sans doute... Mais vous êtes mon fils, je vous la devais!...»
En tout autre temps, en effet, l’histoire de Mme d’Argelès eût pu paraître absolument invraisemblable...
Mais notre époque en a vu bien d’autres!...
Deux hommes, deux privilégiés de la «haute vie,» entourés, selon la formule banale, de la considération publique, s’associant pour ouvrir un tripot à la barbe de la police, et battant monnaie de l’ignominie mensongère d’une pauvre femme... Bagatelle!...
Il est juste de dire que Mme d’Argelès, laissant enfin éclater l’étonnante vérité, avait trouvé de ces accents que le mensonge ne saurait feindre.
Malheureuse!... Elle affectait une froideur glaciale, et cependant, tout au fond d’elle-même, peut-être espérait-elle, en révélant son sacrifice et son long martyre, arracher à son fils une explosion de reconnaissance et de tendresse qui eût payé bien des tortures.
Illusions stériles! On eût plus aisément fait jaillir une source d’un rocher qu’une larme émue des yeux de M. Wilkie.
De ce récit, il ne vit que la bizarrerie, et ce qui le frappa surtout, ce fut l’impudente conception des commanditaires de Mme d’Argelès...
—Pas bête, l’idée!... ricana-t-il, pas bête du tout!
Et tout brûlant d’une intelligente curiosité:
—Je donnerais bien un louis du nom de ces deux messieurs... Vrai, vous devriez me le dire!... Voilà une nouvelle à la main qui aurait du succès!...
Tout autre que l’intéressant jeune homme eût été écrasé du regard que lui jeta sa mère, regard où la plus affreuse souffrance le disputait au plus profond mépris...
—Je pense que vous devenez fou!... prononça-t-elle.
Et comme il se redressait, stupéfait et mécontent qu’on osât douter de la plénitude de son bon sens:
—Terminons!... ajouta-t-elle d’un ton brusque.
Elle passa vivement dans la chambre voisine, et, quand elle reparut l’instant d’après, elle tenait à la main un rouleau de papiers.
—Voici, reprit-elle, mon contrat de mariage, votre extrait de naissance et la copie de ma renonciation,—renonciation parfaitement valable, puisque le tribunal, à défaut de mon mari absent, l’a autorisée...—Toutes ces pièces, je suis prête à vous les remettre, mais à une condition...
Ce seul mot tomba comme une douche d’eau froide sur la joie de M. Wilkie.
—Voyons la condition, demanda-t-il d’un air inquiet.
—C’est que vous me signerez l’acte que voici, préparé par mon notaire, acte par lequel vous vous engagez à me donner deux millions à prendre sur la succession du comte de Chalusse.
Deux millions! L’énormité de la somme consterna M. Wilkie.
C’est qu’il n’oubliait pas qu’il aurait, en outre, à compter à M. le vicomte de Coralth la prime considérable qu’il lui avait promise... par écrit.
—Il ne me restera plus rien, fit-il piteusement, ce n’était pas la peine...
D’un geste dédaigneux, Mme d’Argelès l’interrompit.
—Remettez-vous, dit-elle, vous serez effroyablement riche... Tous ceux qui ont évalué les biens de la maison de Chalusse, sont restés fort au-dessous de la vérité... Lorsque j’étais jeune fille, j’ai souvent entendu mon père dire qu’il possédait plus de huit cent mille livres de rentes... Mon frère a hérité de tout, et je jurerais qu’il n’a jamais dépensé seulement la moitié de son revenu...
Non, jamais les nerfs de M. Wilkie n’avaient été soumis à une épreuve si rude...
Il chancela, ébloui... Il crut voir, en un seul monceau et en pièces d’or, le capital de cette fortune colossale, plus de seize millions et il puisait à même...
—Oh!... bégaya-t-il, oh!...
C’est tout ce qu’il put prononcer.
—Seulement, poursuivit Mme d’Argelès, je dois vous prévenir contre une déception plus que probable... Mon frère, résolu obstinément à me priver même de ma part légitime, a dû, par tous les moyens imaginables, dénaturer sa fortune... Peut-être vous faudra-t-il beaucoup de temps et de peines pour la ressaisir... Je connais, il est vrai, un homme qui ayant eu, paraît-il, la confiance du comte de Chalusse, pourrait vous aider dans cette tâche...
—Et cet homme s’appelle?
—Isidore Fortunat... J’ai mis sa carte de côté à votre intention. La voici.
Fort soigneusement, M. Wilkie serra la carte que sa mère lui tendait, puis d’un ton dégagé:
—Cela, étant, déclara-t-il, je consens à signer... Mais il ne faudra plus me la faire à l’austérité... Deux millions à cinq donnent de quoi se procurer des douceurs.
Mme d’Argelès ne daigna pas relever cette délicate ironie.
—Je puis vous dire d’avance l’emploi de cette somme, dit-elle.
—Ah!...
—Je destine l’un de ces millions à doter une jeune fille qui eût été l’unique héritière du comte de Chalusse s’il n’eût été enlevé par une mort aussi imprévue et si soudaine...
—Et l’autre?...
—L’autre... je me propose de le placer de façon à vous constituer une rente inaliénable, pour que vous ayez du pain, quand vous aurez mangé et fait manger à tous ceux qui encenseront votre vanité, jusqu’au dernier sou de l’héritage des Chalusse...
Cette prophétique précaution ne pouvait manquer de choquer vivement l’intelligent jeune homme.
—Me prenez-vous donc pour un sot!... s’écria-t-il. Ah! mais non!... J’ai l’air bon garçon, comme cela, mais je suis très-roué, au fond... Je cache mon jeu.
—Signez!... interrompit froidement Mme d’Argelès.
Mais il tenait à prouver qu’il n’était pas un étourdi facile à tromper, et ce n’est qu’après avoir lu et relu l’engagement rédigé par le notaire, qu’il consentit à mettre son nom au bas.
Quand cela fut fait, quand il eut enfin dans sa poche les pièces qui lui assuraient la succession tant convoitée:
—Maintenant, reprit Mme d’Argelès, j’ai une prière à vous adresser... Il se peut que votre père se présente pour vous disputer cette fortune, ou plutôt, il se présentera... Évitez, je vous en conjure, l’éclat d’un procès qui ébruiterait encore la honte déjà trop divulguée de votre mère, et du nom, jusqu’ici sans tache des Chalusse... Transigez. Vous allez être assez riche pour qu’il vous soit facile d’étancher les plus dévorantes convoitises sans vous appauvrir.
M. Wilkie se taisait, comme s’il eût délibéré sur la conduite à tenir.
—Si mon père est raisonnable, décida-t-il enfin, je le serai... Je choisirai pour arbitre entre nous deux, un de mes amis, un homme carré, comme moi, le marquis de Valorsay.
—Mon Dieu!... vous le connaissez!...
—C’est-à-dire, qu’il est un de mes intimes, cet excellent bon!...
Mme d’Argelès était devenue très-pâle.
—Malheureux!... s’écria-t-elle, vous ne savez donc pas ce que c’est que le marquis, vous ne savez donc pas...
Elle s’arrêta court... Encore un mot, et elle livrait le secret des projets de Pascal Férailleur, dont elle avait été informée par le baron Trigault... Avait-elle ce droit, même pour mettre son fils en garde contre un homme qu’elle jugeait le plus dangereux des scélérats?... Assurément non.
—Eh bien?... insista M. Wilkie surpris.
Déjà Mme d’Argelès avait repris son sang-froid.
—Je voulais simplement, répondit-elle, vous engager à vous défier un peu du marquis de Valorsay... Sa position est admirable, mais la vôtre va être plus brillante encore... Il est sur son déclin et vous débutez... Tout ce qu’il regrette, vous l’espérez... Peut-être va-t-il vous jalouser secrètement et essayer de vous pousser à quelque fausse démarche...
—Lui!... Ah! vous ne le connaissez guère, ce cher ami...
—Enfin, vous voilà prévenu...
M. Wilkie avait pris son chapeau, mais au moment de sortir l’embarras le clouait sur place; il comprenait confusément qu’il ne pouvait quitter sa mère ainsi.
—J’espère, commença-t-il, que j’aurai bientôt de bonnes nouvelles à vous apporter...
—Avant ce soir j’aurai quitté cet hôtel.
—Naturellement... mais, vous, allez me, donner votre nouvelle adresse...
—Non...
—Comment, non!...
Elle hocha tristement la tête, et d’une voix à peine distincte:
—Nous ne nous reverrons plus, prononça-t-elle.
—Allons donc!... Et les deux millions que j’ai à vous verser!
—M. Patterson vous les réclamera... Quant à moi, dites-vous que je suis morte... Vous avez brisé le seul lien qui m’attachait à la vie, en me prouvant l’inutilité du plus horrible des sacrifices... Mais je suis mère, je vous pardonne...
Et comme il ne bougeait toujours pas, comme elle sentait que ses forces allaient la trahir, elle sortit ou plutôt se traîna dehors, en murmurant:
XV
Stupide d’étonnement, M. Wilkie restait debout, les bras pendants, au milieu du salon...
—Permettez!... balbutiait-il, permettez. Je demande à m’expliquer...
Rien! Mme d’Argelès ne détourna point la tête, la porte se referma et il demeura seul.
Si «fort» qu’on soit, on n’est jamais complet: il se sentait bouleversé intérieurement, et «tout chose» comme jamais auparavant...
Non que, se jugeant tout à coup, il se repentit, il en était incapable, mais parce qu’il est des heures où la conscience engourdie s’agite, où les instincts dévoyés reprennent leurs droits...
Même, s’il eût suivi son inspiration, il se fût précipité après sa mère, prêt à tomber à ses genoux.
La réflexion, l’idée du vicomte de Coralth et du marquis de Valorsay arrêtèrent ce premier mouvement, le bon.
—Ils me «blagueraient,» pensa-t-il... Tant pis!... C’est elle qui le veut!...
Et retroussant fièrement sa moustache, il sortit la tête haute, poursuivi jusqu’au seuil de l’hôtel d’Argelès par les murmures des domestiques, bien près de se changer en huées.
Mais que lui importait! l’opinion des subalternes ne montait pas jusqu’à lui... Il n’avait pas fait cent pas dans la rue que son émotion s’était dissipée, et qu’il ne songeait plus qu’aux moyens de distraire son impatience jusqu’à l’heure qui lui avait été fixée par M. de Valorsay.
Il n’avait pas déjeuné, mais son estomac, ainsi qu’il se l’avouait, n’était pas à la hauteur, et il lui eût été impossible d’avaler une bouchée... Ne voulant pas rentrer chez lui, il se mit en quête d’un de ses anciens amis, avec l’intention généreuse de les écraser de ses grandeurs nouvelles. N’en trouvant pas, et comme il fallait à toute force une issue à la vanité qui l’étouffait, il entra chez un graveur, qu’il étourdit de son importance, et se commanda des cartes de visite: W. de Gordon-Chalusse, avec une couronne de comte dans un des angles...
Avec tout cela, le temps passait si bien qu’il arriva un peu en retard au rendez-vous de ce «cher marquis.»
Il le retrouva comme il l’avait quitté, dans son fumoir, causant avec le vicomte de Coralth...
M. de Valorsay était sorti, cependant... Mais il ne lui avait pas fallu plus d’une heure pour mettre en mouvement toutes ses batteries, dressées et prêtes à jouer depuis la veille...
—Victoire!... s’écria dès le seuil M. Wilkie. Ça été dur, mais je me suis montré... J’hérite, je tiens les millions!...
Et sans laisser à ses «excellents bons» le temps de le féliciter, il se mit à raconter son entrevue avec Mme d’Argelès, outrant l’odieux de sa conduite, s’attribuant toutes sortes de propos «très-raides» qu’il n’avait point tenus, posant de son mieux enfin pour l’homme de bronze, et tout d’un bloc, ainsi qu’il disait.
—Décidément vous êtes plus fort que je ne croyais, opina gravement M. de Valorsay quand il eut terminé.
—Hein... n’est-ce pas?...
—Positivement... Et de plus, vous avez toutes les chances. Que votre histoire s’ébruite, et elle s’ébruitera, et vous voilà lancé... Voyez-vous la stupeur de Paris, apprenant que Lia d’Argelès était une honnête femme se dévouant pour son fils, une martyre dont la réputation scandaleuse n’était que l’enseigne mensongère d’un tripot commandité par des hommes du monde... Les journaux en ont pour un mois à s’ébahir de cette aventure étrange... Sur qui rejaillira tout ce bruit? Sur vous, cher monsieur, et vos millions brochant sur le tout, vous voilà le lion de l’hiver...
M. Wilkie ne se sentait pas de joie, et d’un ton de fausse modestie:
—De grâce, cher marquis, bégayait-il, ménagez-moi!... vous me comblez... parole d’honneur!... vous me comblez...
Mais M. de Valorsay ne se déridait point.
—De mon côté, reprit-il, je suis allé, ainsi que je vous l’avais promis, aux informations. Je le regrette presque; tout ce que j’ai découvert est... singulier.
—Bah!...
—Je le disais encore à Coralth, quand vous êtes entré.... C’est à ce point qu’il me serait pénible de me trouver mêlé à cette affaire... Aussi, ai-je donné rendez-vous ici aux gens de qui je tiens mes renseignements... Vous allez les entendre et ensuite vous déciderez...
Il sonna sur ses mots, et un domestique étant accouru:
—Faites entrer M. Casimir, commanda-t-il.
Le domestique se retira pour exécuter l’ordre, et le marquis poursuivit:
—Casimir était le valet de chambre du comte de Chalusse... C’est un brave garçon, probe, intelligent, très-entendu, tel qu’il vous en faut un. Je ne vous cacherai pas que l’espoir d’entrer à votre service a beaucoup contribué à lui délier la langue.
Il s’arrêta.
M. Casimir entrait la bouche en cœur, l’échine en cerceau, ministériellement vêtu de noir, le cou serré dans un carcan de mousseline blanche.
—Mon brave, lui dit M. de Valorsay en lui montrant M. Wilkie, monsieur est l’unique héritier de votre ancien maître... Une preuve de dévouement peut le déterminer à vous garder près de lui... C’est lui qu’intéresse ce que vous m’avez dit; voyez s’il vous convient de le lui répéter...
Très-préoccupé de trouver une bonne place, M. Casimir s’était adresser à M. de Valorsay, il avait beaucoup causé, et le marquis avait eu l’idée d’en faire, sans qu’il l’en doutât, le complice de ses desseins...
—Je ne renie jamais mes paroles, prononça-t-il, et puisque Monsieur est l’héritier, je lui dirai qu’on a détourné des sommes immenses de la succession de défunt M. le comte de Chalusse...
M. Wilkie bondit sur sa chaise.
—Des sommes immenses!... fit-il. Est-ce possible!...
—Dame!... que monsieur soit juge... Le matin de sa mort, M. le comte avait dans son secrétaire plus de deux millions en billets de banque et en valeurs au porteur... Et, quand la justice est venue pour l’inventaire, on n’a plus rien retrouvé... Même, nous autres, les gens de la maison, nous étions dans une colère terrible, craignant d’être inquiétés...
Ah!... si M. Wilkie eût été seul... Mais là, sous l’œil du marquis et de M. de Coralth, pouvait-il ne pas garder un maintien stoïque... Il y réussit presque, et d’une voix qui n’était pas trop altérée:
—Je la trouve mauvaise... fit-il. Deux millions, c’est un joli banco!... Et dites-moi, mon ami, connaît-on le voleur?...
Le regard trouble du valet de chambre trahit l’inquiétude de sa conscience... Mais il s’était trop avancé pour reculer.
—Je ne voudrais pas accuser un innocent, répondit-il, cependant il y a une personne qui a eu toute la journée entre les mains la clef du secrétaire... Même sans moi les gens de l’hôtel lui auraient fait un mauvais parti...
—Et qui est cette personne?...
—Connais pas!...
—C’est une jeune demoiselle qui est, à ce que disent d’aucuns, la fille naturelle de M. le comte... Elle faisait la pluie et le beau temps à l’hôtel...
—Qu’est-elle devenue?...
—Elle s’est retirée chez un ami du défunt, monsieur le «général» de Fondège... Même, elle n’a jamais voulu emporter ses bijoux et ses diamants, ce qui a paru louche, car il y en avait pour plus de cent mille écus. Et même, les Bourigeau me disaient: «Ça, M. Casimir, ce n’est pas naturel...» Les Bourigeau, c’est les concierges de l’hôtel, de braves gens. Monsieur n’en trouverait pas de pareils.
Malheureusement, la réclame qu’en bon camarade il allait faire à ses amis les portiers fut interrompue par un valet de pied, qui, après avoir respectueusement gratté à la porte, entra et dit:
—M. le docteur est là qui désirerait parler à M. le marquis.
—Bien, fit M. de Valorsay; priez-le d’attendre. Quand je sonnerai, vous l’introduirez...
Et s’adressant à M. Casimir:
—Vous pouvez vous retirer, ajouta-t-il, mais ne quittez pas l’hôtel. Monsieur vous fera connaître ses intentions...
Le digne valet de chambre sortit à reculons, et dès qu’il fut dehors:
—Voilà une histoire!... s’écria M. Wilkie... Un vol de deux millions!...
Le marquis branla tristement la tête, et d’un ton grave:
—Ce n’est rien, cela, prononça-t-il. Je soupçonne quelque chose de bien autrement terrible...
—Quoi donc!... Parole sacrée vous m’effrayez...
—Attendez!... Je me trompe peut-être, il se peut que le docteur se soit trompé... Enfin vous allez l’entendre...
Et sans plus écouter M. Wilkie, il tira le cordon de la sonnette, et l’instant d’après le domestique annonça:
—M. le docteur Jodon!...
C’était bien ce même médecin qui, devant le lit de mort du comte de Chalusse, avait obsédé Mlle Marguerite de ses empressements intéressés et de l’impudence de ses questions...
C’était toujours l’ambitieux déçu, au sourire pâle errant sur ses lèvres plates, dévoré de convoitises et prêt à tout pour les assouvir, l’homme selon son siècle, enfin, ayant tout sacrifié aux apparences où il espérait prendre les autres, et crevant de faim et de rage au milieu du clinquant de son faux luxe.
M. Casimir n’était qu’un complice inconscient... Lui, savait ce qu’il faisait.
Mis en rapport par Mme Léon avec le marquis de Valorsay, il l’avait tout d’abord pénétré... Dignes de s’entendre, ils s’étaient entendus... Pas un mot précis n’avait été prononcé entre eux, ils étaient trop forts l’un et l’autre pour qu’il en fût besoin, et cependant un pacte avait été conclu, chacun s’engageant tacitement à servir l’autre selon ses moyens...
Dès que parut le médecin, M. de Valorsay se leva pour lui serrer la main, et après lui avoir avancé un fauteuil:
—Je ne vous cacherai pas, docteur, dit-il, que j’ai préparé monsieur—il désignait M. Wilkie—à vos terribles confidences...
Sous l’attitude roide du docteur, un observateur eût constaté cette trépidation intérieure qui précède une mauvaise action froidement conçue et résolue.
—En vérité, commença-t-il,—cherchant péniblement ses phrases,—au moment de parler, j’hésite presque... Notre profession a des exigences pénibles... Peut-être est-il bien tard... S’il s’était trouvé à l’hôtel de Chalusse un parent du comte, ou seulement un héritier, j’aurais certainement provoqué une autopsie... Tandis que maintenant...
A ce mot d’autopsie, M. Wilkie s’était mis à rouler des yeux effarés...
Il ouvrit la bouche pour interrompre, mais déjà le médecin poursuivait:
—Je n’ai d’ailleurs que des soupçons... basés, il est vrai, sur des circonstances inquiétantes et anormales... Je suis homme, c’est-à-dire, sujet à l’erreur... En l’état actuel de la science, affirmer serait une impardonnable témérité...
—Affirmer quoi? interrompit M. Wilkie.
Le docteur ne parut pas l’entendre, et toujours du même ton dogmatique:
—En apparence, continua-t-il, le comte est mort d’une attaque d’apoplexie... Mais certaines substances toxiques produisent des symptômes analogues et même identiques, très-capables d’abuser l’expérience la plus éclairée... La persistance de l’intelligence de M. de Chalusse, la rigidité musculaire alternant avec un relâchement complet, la dilatation des pupilles et plus que tout l’intensité de ses dernières convulsions m’ont amené à me demander si une main criminelle n’avait pas hâté sa fin...
Plus blanc que sa chemise, et tremblant comme la feuille, M. Wilkie se dressa.
—J’avais donc bien compris!... s’écria-t-il. Le comte est mort assassiné, empoisonné!...
Mais le médecin aussitôt protesta.
—Oh!... pas si vite!... fit-il. Ne changez pas mes conjectures en affirmation... Pourtant, je ne dois pas vous taire les circonstances qui ont éveillé mes soupçons... Dans la matinée du jour où il a été frappé, M. de Chalusse a bu environ deux cuillerées du contenu d’une fiole qu’on n’a pu ou qu’on n’a pas voulu me représenter. Que contenait cette fiole?... On me répond: «Un remède contre l’apoplexie.» Je ne dis pas absolument non, mais prouvez... Quant au mobile qui aurait déterminé le crime, il saute aux yeux... Le secrétaire renfermait deux millions, et ils ont disparu... Montrez-moi la fiole, retrouvez l’argent, et j’avouerai que j’ai tort... Jusque-là je douterai...
Ce n’était pas un médecin qui parlait, c’était un juge d’instruction, et sa menaçante déduction s’enfonçait comme un coin dans la cervelle de M. Wilkie.
—Qui donc, demanda-t-il, aurait commis le crime?
—La personne qui seule pouvait en profiter, puisque seule elle connaissait l’existence des valeurs et que seule elle avait à sa disposition la clef du meuble où elles étaient enfermées...
—Et... cette personne?...
—Est une fille naturelle du comte, qui vivait chez lui, Mlle Marguerite.
M. Wilkie retomba sur sa chaise, écrasé.
Entre la «déposition» du docteur et le témoignage de M. Casimir, les coïncidences étaient trop grossières pour lui échapper. Le doute ne lui semblait pas possible.
—Ah! je passerais bien la main... balbutia-t-il. Quelle déveine!... Ces choses-là n’arrivent qu’à moi! Que faire?...
Et, dans sa détresse, ses regards erraient du docteur au marquis de Valorsay et à M. de Coralth, mendiant une idée...
—Ma profession m’interdit toute espèce de conseil, prononça le médecin... Mais ces messieurs n’ont pas pour se taire les mêmes raisons que moi...
—Pardon!... interrompit vivement le marquis, il est de ces circonstances terribles où un homme doit être abandonné à ses inspirations... Tout au plus puis-je dire ce que je ferais si j’étais le parent et l’héritier du comte de Chalusse.
—Oh!... dites, cher marquis, soupira M. Wilkie, dites... C’est un service immense que vous me rendrez...
M. de Valorsay réfléchit une minute; puis d’un air solennel:
—Je croirais, dit-il, mon honneur intéressé à éclaircir jusqu’en ses moindres détails cette ténébreuse affaire... Avant de recueillir la succession d’un homme, c’est bien le moins qu’on sache de quoi il est mort, et qu’on la venge s’il a été lâchement assassiné...
Pour M. Wilkie, l’oracle avait parlé:
—Tel est exactement mon avis, déclara-t-il... Mais pour éclaircir le mystère, cher marquis, comment vous y prendriez-vous?...
—Je m’adresserais à la justice.
—Ah!...
—Et dès aujourd’hui, sur l’heure, sans perdre une seconde, j’adresserais une plainte au procureur impérial... affirmative quant au vol qui est patent, dubitative pour ce qui est de l’empoisonnement...
—En effet, oui, c’est une idée, cela... Mais il y a un petit inconvénient... Je ne saurais jamais formuler une plainte...
—Je ne le saurais pas plus que vous, mais le premier homme d’affaires venu vous rédigera cela... En avez-vous un?... Voulez-vous que je vous donne l’adresse du mien?... C’est un avocat très-habile et très-entendu, qui a pour clients presque tous les membres de mon cercle...
Cette dernière raison, à elle seule, eût suffi pour fixer le choix de M. Wilkie.
—Où trouver cet homme de bon conseil? interrogea-t-il.
—Chez lui... il y est toujours à cette heure... Tenez, voici un morceau de papier et un crayon, pour prendre son adresse; écrivez: Mauméjan, route de la Révolte... En lui disant que vous venez de ma part, il vous traitera comme moi-même... La course est longue, mais mon coupé est dans la cour, tout attelé, prenez-le, et la consultation terminée, revenez ici me demander à dîner...
—Ah!... c’est trop de bonté, s’écria M. Wilkie... Vous me comblez, cher marquis, parole sacrée... Je vole et je reviens!...
Et il s’éloigna radieux, et presque aussitôt on entendit le roulement de la voiture qui l’emportait chez M. Mauméjan.
Le docteur, lui, avait déjà pris sa canne et son chapeau.
—Vous m’excuserez, M. le marquis, dit-il, de vous quitter si brusquement, mais on m’attend, pour discuter un marché...
—Diable!...
—Tel que vous me voyez, je suis en pourparlers pour acheter un cabinet de dentiste.
—Comment, vous!...
—Moi-même!... Tous me direz: «C’est déchoir...» Je vous répondrai: «Ce sera vivre.» La médecine, de plus en plus, devient un métier maudit... A courir la visite, on ne gagne pas l’eau qu’on dépense à se laver les mains... Je trouve à acheter dans des conditions exceptionnelles un cabinet tout agencé, bien achalandé, dans un bon quartier, pourquoi ne le prendrais-je pas?... Une seule chose peut m’arrêter... le manque de fonds...
Il n’y avait pas à en douter, ayant rendu le service qu’on attendait de lui, le docteur en réclamait le prix... Avant de s’engager davantage, il voulait savoir à quoi s’en tenir.
M. de Valorsay le sentit si bien, que vivement il s’écria:
—Eh!... cher docteur, s’il ne vous fallait qu’une vingtaine de mille francs, je serais trop heureux de vous les offrir...
—Bien vrai?
—Et vous me les offririez quand?
—D’ici trois ou quatre jours.
Le marché était conclu. Le médecin était prêt, désormais, à essayer d’extraire un poison quelconque du cadavre exhumé du comte de Chalusse. Il serra la main du marquis en disant:
—Quoi qu’il advienne, comptez sur moi.
Seul enfin avec le vicomte de Coralth, et libre de toute contrainte, M. de Valorsay se leva en respirant bruyamment.
—Quelle séance!... grommela-t-il.
Et comme M. de Coralth, affaissé sur sa chaire, se taisait, il s’approcha, et lui frappant sur l’épaule:
—Êtes-vous malade, fit-il, que vous restez-là comme un terme!...
Le vicomte sursauta comme on dormeur brusquement éveillé.
—Je me porte fort bien, répondit-il d’un ton rude, seulement je réfléchis...
—Point à des choses gaies, à en juger par votre mine.
—En effet... Je pense à la destinée que vous nous préparez et que je prévois...
—Oh!... trève de prophéties désagréables... Il n’y a plus d’ailleurs à délibérer ni à songer à une reculade, le Rubicon est franchi...
—Hélas!... c’est bien là ce qui me désole!... Si ce n’était mon passé maudit, dont vous me menacez comme d’un poignard, il y a longtemps que je vous aurais laissé courir seul à l’abîme... Vous m’avez été utile autrefois, vrai... C’est vous qui m’avez présenté à la baronne Trigault, et je dois à votre patronage les brillantes apparences dont je vis... Mais c’est payer trop cher vos services que d’être l’instrument de vos expédients les plus dangereux!... Qui a aidé à flouer Kami-Bey!... Qui pariait sous-main contre votre cheval Domingo?... Qui a risqué sa peau pour glisser des paquets de cartes préparées entre les mains de Pascal Férailleur?... Coralth, toujours Coralth...
Un geste de colère échappa au marquis, mais résolu à se contenir, il ne répliqua pas et c’est seulement après avoir arpenté cinq on six fois le fumoir que, se sentant plus calme, il revint au vicomte.
—En vérité, reprit-il, je ne vous reconnais plus. Est-ce bien vous que la frayeur égare à ce point? Et quand cela, s’il vous plaît? La veille du succès.
—Je voudrais vous croire...
—Les faits sont là!... Ce matin je pouvais douter encore, mais à cette heure, et grâce à ce vaniteux idiot qui a nom Wilkie, je suis sûr, entendez-vous, rigoureusement, mathématiquement sûr du succès... Que va-t-il arriver?... Mauméjan, qui m’est tout dévoué et qui est bien le gredin le plus avide et le plus roué que je sache, va rédiger une telle plainte que demain soir Marguerite couchera en prison. On citera des témoins. Par ce qu’a dit Casimir, vous savez ce que diront les autres domestiques... La voilà donc presque convaincue de vol. Pour ce qui est de l’empoisonnement, vous avez entendu le docteur Jodon... Puis-je compter sur lui? Évidemment, oui, si je paye sans marchander... Eh bien! je payerai...
Tout cela ne rassurait pas M. de Coralth.
—L’accusation d’empoisonnement tombera, dit-il, dès qu’on retrouvera cette fameuse fiole dont M. de Chalusse a bu deux cuillerées...
—Pardon!... on ne la retrouvera pas.
—Parce que...
—Parce que, cher ami, je sais où elle est, cette fiole... Elle est dans le secrétaire du comte. Après-demain, elle n’y sera plus.
—Et qui l’en retirera?
—Un homme adroit qui m’a déniché Mme Léon, un certain Vantrasson... Tout a été parfaitement combiné et prévu... La nuit prochaine ou la suivante, au plus tard, Mme Léon, introduira son protégé à l’hôtel de Chalusse par la porte du jardin, dont elle a gardé la clef. Le Vantrasson, qui connaît la distribution de l’hôtel, crochètera le secrétaire et s’emparera de la fiole. Il y a les scellés, me direz-vous. C’est juste... Mais l’homme affirme que les enlever et les replacer sans laisser de traces ne sera qu’un jeu pour lui... Pour ce qui est de la serrure, comme elle a déjà été forcée le jour de la mort de M. de Chalusse, un second crochetage ne s’apercevra pas...
Le vicomte, d’un air ironique, approuvait.
—Parfait, dit-il. Seulement l’autopsie révèlera l’inanité de l’accusation.
—Naturellement. Mais l’autopsie demande du temps. Or, qu’est-ce que je veux? Que Mlle Marguerite se voie compromise au point de se croire perdue. Après huit ou dix jours de secret et les tortures de l’instruction, son énergie sera brisée. Que pensez-vous qu’elle réponde alors à un homme qui lui dira: «Je vous aime. Pour vous, je tenterai l’impossible. Jurez-moi de devenir ma femme si je parviens à faire éclater votre innocence?...»
—Je pense qu’elle répondra: «Sauvez-moi, et je vous épouse!...»
M. de Valorsay battit des mains.
—Bravo!... s’écria-t-il, c’est vous qui l’avez dit. Reconnaissez-vous, maintenant, que vos noirs pressentiments sont autant de chimères!... Oui, elle jurera, et je la sais femme à tenir son serment quand elle devrait en mourir de douleur. Et moi, le lendemain, j’irai trouver le juge d’instruction, et je lui dirai: «Marguerite une voleuse!... Ah! monsieur, quelle épouvantable erreur! Un vol a été commis, c’est vrai, mais je connais le coupable, un misérable qui a cru, en anéantissant une lettre, anéantir toute trace du fidéi-commis qu’il avait reçu... Heureusement le comte de Chalusse était défiant, une seconde preuve du dépôt existe, elle est entre mes mains.» Et en effet je montrerai une seconde lettre qui prouve le fidéi-commis...
Nul doute n’assombrissait sa joie, il n’apercevait plus d’obstacles, il triomphait.
—Et le lendemain du jour où Marguerite sera ma femme, poursuivit-il, je retrouverai au fond d’un tiroir certain acte que M. de Chalusse m’avait remis lorsque j’étais sur le point de devenir son gendre, et par lequel il reconnaît sa fille Marguerite, et l’institue sa seule et unique héritière... Et cet acte est parfaitement en règle et inattaquable, Mauméjan, qui l’a examiné, me le garantit. On ne peut pas évaluer à moins de dix millions ce que laisse le comte... Cinq reviennent à la d’Argelès du chef de ses parents dont elle n’a pas recueilli la succession, les cinq autres sont à moi!... Allons, avouez que le plan est admirable!...
—Admirable, soit, mais terriblement compliqué... Quand il y a tant de rouages à une machine, toujours il s’en trouve un qui se détraque...
—Bast!...
—D’autre part, il vous faut je ne sais combien de complices... Mauméjan, le docteur, Mme Léon, Vantrasson... je ne parle pas de moi. Tous ces gens-là manœuvreront-ils avec la précision voulue?...
—Tous sont aussi intéressés que moi au succès...
—Puis, nous avons des ennemis... La d’Argelès, Fortunat...
—La d’Argelès va disparaître. Si Fortunat bouge, je le paye, Mauméjan m’a promis de l’argent.
Mais M. de Coralth avait gardé pour la fin son argument le plus fort.
—Et Pascal Férailleur?... fit-il. Vous l’oubliez...
Non, le marquis de Valorsay ne l’oubliait pas... On n’oublie pas l’homme dont on a brisé la vie en le déshonorant lâchement... Mais c’est d’un ton d’insouciance bien éloignée de son esprit qu’il répondit:
—Le pauvre diable, à cette heure, doit être en route pour l’Amérique.
Le vicomte tristement hocha la tête.
—Voilà ce que je cherche en vain à me persuader, fit-il. Savez-vous que Pascal a été chassé du Palais et rayé du tableau des avocats?... S’il ne s’est pas brûlé la cervelle ce jour-là, marquis, c’est qu’il lui restait un espoir de réhabilitation... Ah! si vous le connaissiez comme moi, vous ne seriez pas si tranquille!...
Le bruit de la porte, s’ouvrant brusquement, lui coupa la parole.
Déjà le marquis fronçait le sourcil; l’inquiétude remplaça la colère, quand il vit apparaître Mme Léon, ronge et tout essoufflée.
—Et pas un fiacre!... gémissait-elle. C’est comme un sort!... Je suis venue à pied, et j’ai couru tout le long de la route... Aussi, je suis crevée...
Sur quoi, elle se laissa tomber sur un fauteuil.
M. de Valorsay était devenu fort pâle.
—Ah! remettez vos simagrées à un autre jour, dit-il brutalement. Qu’y a-t-il? Parlez.
La digne femme de charge leva les bras au ciel, et d’un accent plaintif:
—Des tas d’histoires!... gémit-elle. D’abord, Mlle Marguerite a écrit deux lettres... A qui? impossible de le savoir. Secondement, elle est restée hier plus d’une heure dans le salon, avec le fils du «général,» le lieutenant Gustave, et en se quittant, ils se sont donné une poignée de main, comme une paire d’amis, en disant: «C’est convenu.»
—Si ce n’est que cela!
—Minute, vous allez voir... Ce matin, Mademoiselle est allée avec Mme de Fondège chez la baronne Trigault. Que s’est-il passé? Il faut que ce soit terrible, car on a ramené Mademoiselle comme morte, dans une voiture du baron...
—Vous entendez, vicomte, fit M. de Valorsay.
—Très-bien! j’aurai l’explication demain.
—Enfin, reprit Mme Léon, voilà le bouquet: Ce soir, sur les cinq heures, je revenais de faire une commission, quand il me semble voir mademoiselle sortir et remonter la rue Pigalle... Moi qui la croyais couchée, je me dis: «C’est drôle.» Je hâte le pas... C’était bien elle. Naturellement je la suis... Et qu’est-ce que je vois? Mademoiselle qui s’arrête à causer avec une espèce de vaurien en blouse. Ils ont échangé un billet, et dare dare Mademoiselle est rentrée. Et me voilà... Sûr, elle trame quelque chose... Que faire?...
Si M. de Valorsay fut effrayé, il n’en parut rien sur son visage.
—Merci de votre empressement, chère dame, prononça-t-il; mais tout cela n’est rien... Rentrez bien vite, vous recevrez demain mes instructions...