La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
The Project Gutenberg eBook of La vie infernale
Title: La vie infernale
Author: Emile Gaboriau
Release date: June 24, 2011 [eBook #36510]
                Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif, Broward Public Libraries and the
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LA VIE INFERNALE
I. PASCAL ET MARGUERITE
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI
II. LIA D’ARGELÈS
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX
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I
PASCAL ET MARGUERITE
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
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| LE PETIT VIEUX DES BATIGNOLLES. 1 vol. gr. in-18. | 3 fr. 50 | 
Paris.—Imprimerie de l’Étoile, BOUDET, Directeur, rue Cassette, 1.
LA VIE
INFERNALE
PAR
ÉMILE GABORIAU
I
PASCAL ET MARGUERITE
SEPTIÈME ÉDITION
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS
——
1881
Tous droits réservés.
MADAME BLANCHE SILVA
Madame,
En écrivant votre nom à la première page de ce volume permettez-moi
d’attester une amitié dont je suis fier.
ÉMILE GABORIAU.
LA VIE INFERNALE
PASCAL ET MARGUERITE
———
I
C’était le 15 octobre, un jeudi soir.
Il n’était que six heures et demie, mais depuis longtemps déjà la nuit était venue.
Il faisait froid, le ciel était noir comme de l’encre, la vent soufflait en tempête, il pleuvait.
Les domestiques de l’hôtel de Chalusse, un des plus magnifiques de la rue de Courcelles, étaient réunis chez le concierge, lequel occupait, avec son épouse, un pavillon de deux pièces, à droite de la vaste cour sablée.
A l’hôtel de Chalusse, comme dans toutes les grandes maisons, le concierge, M. Bourigeau, était un personnage d’une importance exceptionnelle, toujours prêt à faire sentir cruellement son autorité à qui eût osé seulement la mettre en doute.
A le voir on reconnaissait le serviteur qui tient au bout de son cordon le plaisir et la liberté de tous les autres, celui qui favorise les sorties défendues par le maître, celui qui peut cacher, si telle est sa volonté, les rentrées mystérieuses, la nuit, après la fermeture du bal public ou de l’estaminet.
C’est dire que M. et Mme Bourigeau étaient l’objet de toutes sortes d’adulations et de gâteries.
Ce soir-là, le maître était sorti, et le premier valet de chambre de M. le comte de Chalusse, M. Casimir, offrait le café.
Et tout en sirotant le gloria largement battu de fin cognac, présent de M. le sommelier, on se plaignait, comme de juste, de l’ennemi commun, du maître.
C’était une petite camériste au nez odieusement retroussé qui avait la parole.
Elle mettait au fait de la maison un grand drôle, à l’air bassement insolent, admis depuis la veille seulement au nombre des valets de pied.
—A coup sûr, expliquait-elle, la place est supportable. Les gages sont forts, la nourriture est bonne, la livrée est juste assez voyante pour avantager un bel homme; enfin Mme Léon, la femme de charge, qui a la direction de tout, n’est pas trop regardante.
—Et l’ouvrage?
—Rien à faire. Pensez donc, nous sommes dix-huit pour servir deux maîtres, M. le comte et Mlle Marguerite; seulement, dame, on ne s’amuse guère, ici...
—Comment, on s’ennuie!...
—A la mort, monsieur. C’est pis qu’une tombe au cimetière, ce grand hôtel. Jamais une soirée, jamais un dîner, rien. Croiriez-vous que je n’ai jamais vu, moi qui vous parle, les appartements de réception. Tout est fermé, et les meubles pourrissent sous des housses. Il ne vient pas trois visites par mois...
Elle était indignée, et l’autre semblait partager son indignation.
—Ah ça! fit-il, c’est donc un ours que ce comte de Chalusse!... Un homme qui n’a pas cinquante ans et qui possède des millions, à ce qu’on prétend...
—Oui, des millions, vous pouvez le dire, peut-être dix, peut-être vingt...
—Raison de plus... Il faut qu’il ait quelque chose, un coup de marteau, comme on dit chez nous. Que fait-il donc, seul, toute la sainte journée?
—Rien. Il lit dans son cabinet ou il se promène de long en large au fond du jardin. Quelquefois, le soir, il fait atteler et conduit Mademoiselle au bois de Boulogne en voiture fermée, mais c’est rare. Du reste, il n’est pas gênant le pauvre homme. Voilà six mois que je suis chez lui, et c’est tout juste si je connais la couleur de ses paroles. «Oui, non, faites ceci, c’est bien, sortez,» voilà tout ce qu’il sait dire. Demandez plutôt à M. Casimir...
—Le fait est qu’il n’est pas gai, le patron, répondit le valet de chambre. Une vraie porte de prison...
Le valet de pied écoutait d’un air grave, en homme qui a besoin de connaître, pour l’exploiter, le caractère des gens qu’il va servir.
—Et Mademoiselle, interrogea-t-il, que dit-elle de cette existence? est-ce qu’elle lui va?
—Dame... depuis six mois qu’elle est ici, elle ne se plaint pas.
—Si elle s’ennuyait, ajouta M. Casimir, elle filerait.
La camériste eut un geste ironique.
—Plus souvent! ricana-t-elle. Chaque mois que Mademoiselle reste ici lui rapporte trop d’argent.
Aux rires qui accueillirent cette réponse, aux regards échangés entre les domestiques, le nouveau venu dut comprendre qu’il venait de toucher du doigt cette plaie secrète que chaque maison renferme comme une pomme son ver.
—Tiens! tiens!... fit-il tout brûlant de curiosité, il y a donc quelque chose?... Eh bien! là, franchement, je m’en doutais.
Sans nul doute, on allait lui raconter ce qu’on savait, ce qu’on croyait savoir du moins, quand on sonna avec une extrême violence à la porte de l’hôtel.
—Pas gêné, celui-là! s’écria le concierge. Mais il est trop pressé, il attendra.
Il tira le cordon, néanmoins, en rechignant; la grande porte, brutalement poussée claqua, et un cocher de fiacre, tout effaré, sans chapeau, se précipita dans la loge, en criant:
—A moi!... au secours!...
D’un bond, tous les domestiques furent debout.
—Arrivez, poursuivit le cocher; dépêchez-vous. C’est un bourgeois que je conduisais ici, vous devez le connaître... il est là, dans ma voiture!...
Sans plus écouter, les domestiques s’élancèrent dehors, et alors leur fut expliquée l’explication confuse du cocher.
Dans le fond de la voiture, qui était un grand fiacre, un homme gisait, affaissé, replié plutôt sur lui-même, immobile, inerte.
Il avait dû glisser de côté, le haut du corps en avant, et par suite des cahots, sa tête s’était engagée sous la banquette de devant.
—Pauvre diable! murmura M. Casimir, il aura eu un coup de sang!
Il s’était penché vers l’intérieur du fiacre, en disant cela, et ses camarades s’approchaient, quand tout à coup, brusquement, il se rejeta en arrière en poussant un grand cri.
—Ah! mon Dieu!... c’est M. le comte.
A Paris, dès qu’il y a seulement l’apparence d’un accident, les badauds jaillissent pour ainsi dire des pavés. Déjà il y avait plus de cinquante personnes autour de la voiture.
Cette circonstance rendit à M. Casimir une partie de son sang-froid.
—Il faut faire entrer le fiacre dans la cour, commanda-t-il. M. Bourigeau, porte s’il vous plaît!...
Puis s’adressant à un jeune domestique:
—Et toi, ajouta-t-il, vite un médecin, n’importe lequel!... Cours au plus proche et ne reviens pas sans en ramener un.
Le concierge avait ouvert, mais le cocher avait disparu; on l’appela, pas de réponse. Ce fut encore le valet de chambre qui prit les deux petits chevaux par la bride, et qui amena fort adroitement la voiture devant le perron.
Les curieux écartés, il s’agissait de retirer du fiacre le comte de Chalusse, et cela présentait, en raison de la position bizarre du corps, les plus sérieuses difficultés. On réussit cependant en ouvrant les deux portières et en se mettant à trois.
On le plaça ensuite sur un fauteuil, on le monta à sa chambre et en moins de rien on l’eut déshabillé et couché.
Il ne donnait toujours pas signe de vie, et à le voir, la tête renversée sur ses oreillers, on devait croire que tout était fini.
C’était, d’ailleurs, à ne pas le reconnaître. Ses traits disparaissaient et se confondaient sous une bouffissure bleuâtre. Ses paupières étaient fermées et autour de ses yeux s’élargissait un cercle sanguinolent comme une meurtrissure. Un dernier spasme avait tordu ses lèvres, et sa bouche déplacée, inclinée tout à fait à droite et entr’ouverte, avait une expression sinistre.
Malgré des précautions inouïes, on l’avait blessé, en le dégageant; son front s’était heurté contre une ferrure, et de cette écorchure légère, un mince filet de sang coulait.
Il respirait encore, cependant, et en prêtant l’oreille, on entendait son souffle rauque, ce râle que Broussais compare au ronflement d’un soufflet engorgé.
Les valets, si bavards l’instant d’avant, se taisaient à cette heure. Ils restaient dans la chambre, mornes et blêmes, échangeant des regards de détresse. Quelques-uns avaient les larmes aux yeux.
Que se passait-il en eux? Peut-être subissaient-ils cet invincible effroi qui se dégage de la mort inattendue et soudaine... Ils aimaient peut-être, sans en avoir conscience, ce maître dont ils mangeaient le pain... Peut-être encore leur chagrin n’était-il qu’égoïsme, et se demandaient-ils ce qu’ils allaient devenir, où ils iraient, s’ils trouveraient une autre place et si elle serait bonne.
Ne sachant que faire, ils délibéraient à voix basse, chacun offrant quelque remède dont il avait entendu parler.
Les plus sensés proposaient d’aller prévenir Mademoiselle ou madame Léon, qui occupaient l’étage supérieur, lorsqu’un frôlement de robe contre l’huisserie de la porte, les fit tous retourner.
Celle qu’ils appelaient: «Mademoiselle,» était debout sur le seuil.
Mlle Marguerite était une belle jeune fille de vingt ans.
Elle était assez grande, brune, avec des yeux profonds que ses sourcils un peu accentués faisaient paraître plus sombres. Des masses épaisses de cheveux noirs encadraient son beau front pensif et triste. Il y avait quelque chose d’étrange en elle et d’un peu sauvage, une cruelle souffrance concentrée et une sorte de résignation hautaine.
—Que se passe-t-il? demanda-t-elle doucement. D’où vient tout ce bruit que j’ai entendu?... J’ai sonné trois fois, personne n’est venu.
Personne n’osa lui répondre.
Surprise, elle promena autour d’elle un rapide regard. D’où elle était, elle ne pouvait apercevoir le lit, placé dans une alcôve, mais elle vit d’un coup d’œil l’attitude morne des gens, les vêtements épars sur le tapis, et tout le désordre de cette chambre magnifique et sévère, éclairée par la seule lampe de M. Bourigeau, le concierge.
Elle eut peur, un grand frisson la traversa, et d’une voix émue:
—Pourquoi êtes-vous tous ici?... insista-t-elle. Parlez, qu’est-il arrivé?
M. Casimir fit un pas en avant.
—Un grand malheur, mademoiselle, un malheur terrible, M. le comte...
Et il s’arrêta, interdit, effrayé de ce qu’il allait dire... Trop tard, Mlle Marguerite avait compris.
D’un mouvement brusque, elle porta ses deux mains à son cœur, comme si elle eût senti une blessure atroce, et elle prononça ce seul mot:
—Perdue!...
Elle était devenue plus pâle que la mort, sa tête se renversait en arrière, ses yeux se fermaient, elle chancelait...
Deux femmes de chambre s’élancèrent pour la soutenir, elle les repoussa d’un geste doux, en murmurant:
—Merci!... Merci!... Laissez-moi... je suis forte.
Elle était assez forte, en effet, pour dompter sa mortelle défaillance. Elle rassembla toute son énergie, et, lentement, plus blanche qu’une statue, les dents serrées, les yeux secs et brillants, elle s’avança vers l’alcôve.
Là, elle resta un moment immobile, murmurant des paroles inintelligibles, et, enfin, écrasée sous la douleur, elle s’abattit à genoux devant le lit, y ensevelit sa tête, et pleura...
Profondément remués par le spectacle de ce désespoir si grand et si simple à la fois, les domestiques retenaient leur haleine, se demandant comment cela allait finir...
Cela finit vite. La malheureuse jeune fille se redressa brusquement, comme si une lueur d’espérance eût illuminé soudainement son esprit.
—Le médecin! dit-elle d’une voix brève.
—On est allé en chercher un, mademoiselle, répondit M. Casimir.
Et, entendant une voix et des pas dans l’escalier, il ajouta:
—Même, par bonheur, le voici!
Le docteur entra.
C’était un homme jeune, encore qu’il n’eût plus guère de cheveux sur le crâne. Il était petit, maigre, scrupuleusement rasé et vêtu de noir de la tête aux pieds.
Sans un mot, sans un salut, sans seulement toucher du doigt le bord de son chapeau, il marcha droit au lit et successivement il souleva les paupières du moribond, lui tâta le pouls, le palpa, et lui découvrit la poitrine, contre laquelle il appliqua son oreille.
Ayant terminé son examen, il dit:
—C’est grave!
Mlle Marguerite, qui avait suivi avec une poignante anxiété tous les mouvements du docteur, ne put retenir un sanglot.
—Mais tout espoir n’est pas perdu, n’est-ce pas, monsieur, fit-elle d’une voix suppliante et les mains jointes, vous le sauverez, n’est-ce pas, vous le sauverez!...
—On peut légitimement espérer.
Ce fut la seule réponse du docteur. Il avait tiré sa trousse et essayait froidement ses lancettes sur le bout de son doigt. Quand il en eut trouvé une à sa convenance:
—Je vous prierais, mademoiselle, dit-il, de faire retirer les femmes qui sont dans cette pièce et de vous retirer vous-même... les hommes resteront pour m’aider, si besoin est.
Elle obéit, avec cette résignation passive qui livre les malheureux à toutes les inspirations. Mais elle ne regagna pas son appartement. Elle resta sur le palier, le plus près possible de la porte, assise sur la première marche de l’escalier, tirant mille conjectures du plus léger bruit, comptant les secondes.
Le médecin, dans la chambre, n’en allait pas plus vite, non par tempérament, mais par principes.
Le docteur Jodon—il se nommait ainsi—était un ambitieux qui jouait un rôle. Élève d’un «prince de la science» plus célèbre par l’argent qu’il gagne que par ses cures, il copiait les façons de son maître, son costume, son geste et jusqu’à ses inflexions de voix.
Jetant aux yeux la même poudre que son modèle, il espérait obtenir les mêmes résultats, une grande clientèle et la fortune.
Cependant, au fond de lui-même, il ne laissait pas que d’être déconcerté. Il n’avait pas, à beaucoup près, jugé l’état du comte de Chalusse si grave qu’il l’était en réalité.
Ni les saignées, ni les ventouses sèches ne rendirent au malade sa connaissance et sa sensibilité. Il demeura inerte; la respiration devint un peu moins rauque, voilà tout.
De guerre lasse, le docteur déclara que les moyens immédiats étaient épuisés, que «les femmes» pouvaient revenir près du comte, et qu’il n’y avait plus qu’à attendre l’effet des remèdes qu’il venait de prescrire et qu’on était allé chercher chez le pharmacien.
Tout autre que cet avide ambitieux eût été ému du regard que lui jeta Mlle Marguerite quand il lui fut permis de rentrer dans la chambre de M. de Chalusse. Lui n’en eut pas seulement l’épiderme effleuré. Il dit tout simplement:
—Je ne puis pas me prononcer encore.
—Mon Dieu!... murmura la malheureuse jeune fille, mon Dieu! ayez pitié de moi!...
Mais déjà le docteur, poursuivant son imitation, était allé s’adosser à la cheminée.
—Maintenant, fit-il, s’adressant à M. Casimir, j’aurais besoin de quelques renseignements. Est-ce la première fois que M. le comte de Chalusse est victime d’un accident comme celui-ci?
—Oui, monsieur, depuis que je le sers du moins.
—Bon, cela!... C’est une chance en notre faveur. Et dites-moi, l’avez-vous entendu quelquefois se plaindre de vertiges, de bourdonnements d’oreilles?...
—Jamais...
Mlle Marguerite voulut hasarder une observation; le docteur lui imposa silence de la voix et du geste, et poursuivant son interrogatoire:
—Le comte de Chalusse est-il gros mangeur? demanda-t-il, boit-il beaucoup d’alcools?
—M. le comte est la sobriété même, monsieur, et il mouille toujours largement son vin...
Le docteur écoutait d’un air de méditation intense, la tête penchée en avant; les sourcils froncés, la lèvre inférieure relevée, caressant de temps à autre son menton glabre. Ainsi fait son maître.
—Diable!... fit-il à demi voix, il faut une cause au mal, cependant. Rien dans la constitution du comte ne le prédisposait à un tel accident...
Il se tut, puis soudainement se retournant vers Mlle Marguerite:
—Savez-vous, mademoiselle, interrogea-t-il, si M. le comte n’a pas éprouvé ces jours-ci quelque violente émotion?
—Il a eu, ce matin même, une contrariété que j’ai tout lieu de supposer très-vive.
—Ah!... nous y voici donc, fit le docteur avec un geste d’oracle. Pourquoi ne m’avoir pas dit tout cela d’abord!... Il faudrait, mademoiselle, me donner des détails.
La jeune fille hésita. Les valets étaient éblouis, cela est sûr, des façons de ce médecin, mais Mlle Marguerite était loin de partager leur enthousiasme. Que n’eut-elle pas donné pour voir là, à la place de celui-ci, le docteur de la maison.
Elle trouvait, de plus, une haute inconvenance à cet interrogatoire brutal, en présence de tous les gens, au chevet d’un mourant, privé de sentiments, il est vrai, mais qui néanmoins entendait peut-être et comprenait.
—Il est urgent que je sois renseigné, déclara péremptoirement le docteur.
Devant cette affirmation elle n’hésita plus. Elle parut rassembler ses souvenirs, et d’une voix triste:
—Ce matin, monsieur, commença-t-elle, nous venions de nous mettre à table pour déjeuner lorsqu’on a apporté une lettre à M. de Chalusse. Il n’y a jeté qu’un coup d’œil et il est devenu plus blanc que sa serviette. Il s’est levé tout aussitôt, et s’est mis à arpenter la salle à manger en laissant échapper des exclamations de douleur et de colère. Je l’ai interrogé; il n’a pas paru m’entendre. Au bout de cinq minutes, cependant, il a repris sa place et a commencé à manger...
—Comme d’habitude?
—Plus, monsieur. Seulement, je dois vous le dire, il ne me paraissait pas avoir bien la conscience de ce qu’il faisait. A quatre ou cinq reprises, il s’est levé et il s’est rassis. Enfin il a paru prendre un parti qui lui coûtait beaucoup. Il a déchiré la lettre qu’il venait de recevoir, et il en a jeté les morceaux par la fenêtre qui donne sur le jardin...
Mlle Marguerite s’exprimait avec la plus extrême simplicité, et certes il n’y avait, dans ce qu’elle racontait, rien que de très-ordinaire.
On l’écoutait cependant avec une curiosité haletante, comme si on eût espéré quelque surprenante révélation, tant l’esprit humain, prompt à se forger des chimères, a horreur de ce qui est naturel et incline instinctivement vers le mystérieux.
Mais sans paraître s’apercevoir de l’effet produit, et affectant de s’adresser au médecin seul, la jeune fille poursuivait:
—La lettre anéantie, en apparence, du moins, on a servi le café et M. de Chalusse a allumé un cigare, comme il fait après chaque repas. Mais il n’a pas tardé à le laisser éteindre. Je n’osais troubler ses réflexions, quand tout à coup il me dit: «C’est singulier, je me sens tout mal à l’aise.» Nous sommes restés un moment sans nous parler, puis il a ajouté: «Décidément je ne suis pas bien. Rendez-moi le service de monter à ma chambre, voici la clef de mon secrétaire, vous l’ouvrirez et vous trouverez sur la tablette supérieure, un petit flacon bouché à l’émeri, que vous me descendrez.» J’ai remarqué avec surprise que M. de Chalusse, qui a la parole très-nette, habituellement, bégayait ou plutôt bredouillait, en me disant cela. Je ne m’en suis pas inquiétée... malheureusement. J’ai donc fait ce qu’il désirait. Il a versé huit ou dix gouttes du contenu du flacon dans un verre d’eau et il l’a avalé.
Si intense était l’attention du docteur Jodon, qu’il redevenait soi. Il oubliait de surveiller son attitude.
—Et ensuite? fit-il.
—Ensuite, monsieur, M. de Chalusse a repris sa contenance accoutumée et s’est retiré dans son cabinet de travail. J’ai dû penser que l’impression si pénible qu’il avait ressentie, s’effaçait. Je me trompais. Dans l’après-midi, il m’a fait prier par Mme Léon de le rejoindre au jardin. J’y ai couru, assez étonnée, car le temps était très-mauvais. «Chère Marguerite, me dit-il, aidez-moi donc à rechercher les débris de la lettre que j’ai jetée au vent ce matin. Je donnerais la moitié de ma fortune pour une adresse qui s’y trouvait certainement et que sur l’instant de ma colère je n’ai pas vue...» Je l’ai aidé. On pouvait raisonnablement espérer. Comme il pleuvait, quand les morceaux avaient été lancés par la fenêtre, au lieu de s’éparpiller, ils étaient tombés immédiatement à terre. Nous en avons réuni un bon nombre, mais sur aucun ne se trouvait ce que souhaitait si ardemment M. de Chalusse. A diverses reprises il a déploré amèrement et maudit sa précipitation...
M. Bourigeau, le concierge, et M. Casimir échangèrent un sourire d’intelligence.
Ils avaient surpris les recherches du comte, et elles leur avaient paru un acte de folie des mieux qualifiés.
Maintenant, ils se les expliquaient.
—J’avais le cœur bien gros, continuait Mlle Marguerite, de la tristesse de M. de Chalusse, quand tout à coup il se redressa joyeusement en s’écriant: «Suis-je donc fou?... cette adresse, un tel me la donnera!»
Positivement, le docteur s’abandonnait à l’entraînement du récit.
—Un tel! Qui, un tel? interrogea-t-il sans se rendre compte de l’inconvenance de la question.
Mais la jeune fille fut révoltée.
Elle écrasa l’indiscret d’un regard hautain, et du ton le plus sec:
—J’ai oublié ce nom, dit-elle.
Piqué au vif, le docteur reprit brusquement la pose de son modèle. Mais son imperturbable sang-froid était altéré.
—Croyez, mademoiselle, balbutia-t-il, que l’intérêt seul... un intérêt respectueux...
Elle n’eut pas seulement l’air d’entendre ses excuses.
—Par exemple, interrompit-elle, je sais et je puis vous dire, monsieur, que M. de Chalusse se proposait de s’adresser à la police, si la personne en question ne réussissait pas. A partir de ce moment, il m’a paru tout à fait satisfait. A trois heures, il a sonné son valet de chambre et lui a commandé de faire avancer le dîner de deux heures. Nous nous sommes, en effet, mis à table à quatre heures et demie. A cinq heures, M. de Chalusse s’est levé, il m’a embrassée gaiement, et il est sorti à pied, en me disant qu’il avait bon espoir et qu’il ne serait pas de retour avant minuit...
La fermeté dont la pauvre enfant avait fait preuve jusque-là se démentit, ses yeux se remplirent de larmes, et c’est d’une voix étouffée qu’elle ajouta en montrant M. de Chalusse:
—Et à six heures et demie, on l’a rapporté, tel qu’il est là, étendu...
Un grand silence se fit, si profond qu’on entendit le râle du moribond, toujours immobile sur son lit.
Restait cependant à savoir les circonstances de l’accident, et c’est à M. Casimir que le médecin s’adressa.
—Que vous a dit le cocher qui a ramené votre maître? demanda-t-il.
—Oh! presque rien, monsieur, pas dix paroles.
—Il faudrait retrouver cet homme et me l’amener.
Deux domestiques s’élancèrent à sa recherche.
Il ne pouvait être loin, sa voiture stationnait toujours devant l’hôtel.
En effet, il stationnait lui-même chez le marchand de vin. Des curieux enragés lui payaient à boire, et en échange il leur racontait l’événement. Il était complétement remis de son trouble et même la gaieté lui venait.
—Allons, arrivez, on vous demande, lui dirent les domestiques.
Il vida son verre et les suivit de mauvaise grâce, jurant et pestant entre ses dents, sans qu’on sût pourquoi.
Le docteur avait du moins eu l’attention de sortir sur le palier pour l’interroger; mais ses réponses n’apprirent rien de neuf.
Le bourgeois, ainsi qu’il disait, l’avait pris au coin de la rue Lamartine et du faubourg Montmartre et lui avait recommandé de le mener rondement. Il avait fouetté ses chevaux et le malheur avait eu lieu en route. Il n’avait rien entendu. Le bourgeois ne lui avait pas paru indisposé quand il était monté dans la voiture.
Encore, ce peu qu’il dit, on ne le lui arracha pas sans difficulté. Il avait commencé par soutenir impudemment que le bourgeois l’avait pris à midi, espérant ainsi escamoter le prix de cinq heures, ce qui, joint au bon pourboire qu’on ne pouvait manquer de lui donner, devait constituer un bénéfice honnête. La vie est chère, on fait ce qu’on peut.
Cet homme parti, toujours grognant, encore qu’on lui eût mis deux louis dans la main, le docteur revint se planter debout devant son malade, les bras croisés, sombre, le front plissé par l’effort de sa méditation.
Il ne jouait pas la comédie, cette fois.
En dépit, ou plutôt en raison des minutieuses explications qui lui avaient été données, il trouvait à toute cette affaire quelque chose de suspect et de trouble.
Toutes sortes de soupçons vagues et indéfinissables se heurtaient dans sa pensée. Était-il en présence d’un crime? Certainement, évidemment non.
Mais quoi alors? Pourquoi cette atmosphère de mystère et de réticences qu’il sentait autour de lui.
N’était-il pas sur la trace de quelque lamentable secret de famille, d’un de ces scandales horribles, longtemps cachés, qui tout à coup éclatent?
Cette idée de se trouver mêlé à quelque ténébreuse affaire lui souriait infiniment, cela ferait du tapage, on le nommerait, on parlerait de lui dans les journaux et la clientèle viendrait les mains pleines d’or.
Mais comment savoir, pour arrêter d’avance un plan de conduite, pour s’insinuer, pour s’imposer au besoin?
Il réfléchit et une idée lui vint, qu’il jugea bonne.
Il marcha à Mlle Marguerite, qui pleurait, affaissée sur un fauteuil, et la toucha du doigt; elle se dressa.
—Encore une question, mademoiselle... fit-il en donnant à sa voix toute la solennité dont elle était capable. Savez-vous quelle est la liqueur dont M. de Chalusse s’est versé quelques gouttes ce matin?
—Hélas! non, monsieur.
—Le savoir serait cependant bien important, pour la sûreté de mon diagnostic... Qu’est donc devenu le flacon?
—Je pense que M. de Chalusse l’aura remis dans son secrétaire.
Le docteur désigna un meuble à gauche de la cheminée.
—Là? fit-il.
—Oui, monsieur.
Il hésita, mais triomphant de son hésitation, il dit:
—Ne pourrait-on l’y prendre?
Mlle Marguerite rougit.
—Je n’ai pas la clef, balbutia-t-elle avec un embarras visible.
M. Casimir s’approcha.
—Elle doit être dans la poche de M. le comte, et si mademoiselle permet...
Mais elle, reculant, les bras étendus comme pour défendre le meuble:
—Non, s’écria-t-elle, non, on ne touchera pas au secrétaire, je ne le veux pas...
—Cependant, mademoiselle, insista le docteur, monsieur votre père...
—Eh! monsieur, M. le comte de Chalusse n’est pas mon père!
Jamais homme ne fut décontenancé autant que le docteur Jodon par la soudaine violence de Mlle Marguerite.
—Ah!... fit-il, sur trois tons différents, ah!... ah!...
En moins d’une seconde, mille idées, mille suppositions bizarres et contradictoires traversèrent son esprit.
Qui donc était cette jeune fille, qui n’était pas Mlle de Chalusse?... A quel titre habitait-elle l’hôtel?... Comment y régnait-elle en souveraine?...
Puis encore, pourquoi cette explosion d’énergie à propos d’une demande bien naturelle et en apparence insignifiante?...
Mais déjà elle avait repris son sang-froid, et à son attitude, il était aisé de deviner qu’elle cherchait quelque expédient pour conjurer un péril entrevu. Elle en trouva un.
—Casimir, commanda-t-elle, cherchez dans les poches de M. de Chalusse la clef de son secrétaire.
Tout ébahi de ce qu’il jugeait un nouveau caprice, le valet de chambre obéit.
Il fouilla les vêtements épars sur le tapis, et de la poche du gilet retira une clef.
Elle était fort petite, ouvragée et découpée comme toutes les clefs des serrures de sûreté.
Mlle Marguerite la prit, en disant d’un ton bref:
—Un marteau.
On lui en apporta un.
Aussitôt, à la stupeur profonde du médecin, elle s’agenouilla devant la cheminée, posa à faux la clef sur un des chenêts de fer forgé, et d’un coup sec du marteau, la fit voler en éclats.
—Comme cela, prononça-t-elle, en se relevant, je serai tranquille.
On la regardait, elle crut devoir justifier jusqu’à un certain point sa conduite.
—Je suis certaine, dit-elle aux gens, que M. de Chalusse approuvera ma détermination. Quand il sera rétabli, il fera faire une autre clef.
L’explication était superflue. Il n’était pas un domestique qui ne crût deviner quel mobile l’avait guidée, pas un qui ne se dît à part soi:
—Mademoiselle a raison... Est-ce qu’on touche jamais au secrétaire d’un mourant! Qui sait ce qu’il y a de millions dans celui-ci?... S’il y manquait quelque chose, on accuserait tout le monde... La clef brisée, il n’y aura pas de soupçon possible.
Mais le docteur se livrait à de bien autres conjectures.
—Que peut-il bien y avoir dans ce secrétaire qu’elle ne veut pas qu’on voie, pensait-il.
Cependant, il n’avait plus de raison de prolonger sa visite.
Une fois encore, il examina le malade, dont la situation restait la même, et après avoir expliqué ce qu’il y avait à faire en son absence, il déclara qu’il allait se retirer, pressé qu’il était par quantité de visites urgentes, ajoutant qu’il reviendrait vers minuit.
—Mme Léon et moi, veillerons M. de Chalusse, répondit Mlle Marguerite, ainsi, monsieur, vos prescriptions seront suivies à la lettre. Seulement... vous ne trouverez pas mauvais, je l’espère, que je fasse prier le médecin de M. le comte de venir vous prêter le concours de ses lumières...
M. Jodon trouvait cela très-mauvais, au contraire, d’autant plus mauvais que dix fois pareille mésaventure lui était arrivée dans ce quartier aristocratique. Survenait-il un accident, on l’appelait, parce qu’on l’avait là, sous la main; il donnait les premiers soins, il se flattait d’avoir conquis un client, et pas du tout, quand il se représentait, il trouvait quelque docteur illustre, venu de loin en voiture...
S’attendant à quelque chose de ce genre, il sut cacher son dépit.
—A votre place, mademoiselle, répondit-il, j’agirais comme vous... Si même vous jugez inutile que je me dérange...
—Oh! monsieur, je compte sur vous au contraire.
—En ce cas, très-bien...
Il salua; il se retirait, Mlle Marguerite le suivit sur le palier.
—Vous savez, monsieur, lui dit-elle bas et très-vite, que je ne suis pas la fille de M. de Chalusse... Vous pouvez donc m’avouer la vérité: son état est-il désespéré?
—Alarmant, oui; désespéré, non.
—Cependant, monsieur, cette insensibilité effrayante...
—Est une des suites fréquentes de... l’accident dont il a été victime. Si nous le sauvons, la paralysie disparaîtra peu à peu, la faculté de mouvement reviendra progressivement.
Mlle Marguerite écoutait, pâle, émue, embarrassée... Il était évident qu’elle avait sur les lèvres une question qu’il lui coûtait horriblement d’adresser. Enfin, s’armant de courage:
—Et si M. de Chalusse ne doit pas être sauvé, balbutia-t-elle, mourra-t-il sans reprendre connaissance... sans prononcer une parole?...
—Je ne puis rien affirmer, mademoiselle... l’affection de M. de Chalusse est de celles qui déconcertent toutes les hypothèses de la science.
Elle remercia tristement, fit appeler Mme Léon et regagna la chambre du comte.
Quant au docteur, tout en descendant l’escalier, il se disait:
—Singulière fille!... A-t-elle peur que le comte ne reprenne connaissance?... Souhaite-t-elle au contraire qu’il puisse parler?... N’y a-t-il qu’une question de testament là-dessous?... Y a-t-il autre chose? C’est à s’y perdre...
L’effort de sa méditation était si intense, qu’il oubliait jusqu’à l’endroit où il se trouvait, et il s’arrêtait presque à chaque marche. Il fallut, pour le rappeler à la réalité, l’air frais de la cour; mais aussi sa nature de charlatan reprit immédiatement le dessus.
—Mon ami, ordonna-t-il à M. Casimir qui l’éclairait, vous allez, à l’instant, faire répandre de la paille dans la rue pour amortir le fracas des voitures... Demain vous préviendrez le commissaire de police.
Dix minutes après, en effet, il y avait un pied de paille sur la chaussée, et les passants, involontairement, ralentissaient le pas, chacun sachant à Paris ce que signifie cette lugubre litière étalée devant une maison.
M. Casimir qui avait surveillé l’opération exécutée par les palefreniers, s’apprêtait à rentrer quand un tout jeune homme, qui depuis plus d’une heure se promenait devant la maison, s’avança rapidement vers lui.
Il n’avait pas encore un poil de barbe, ce garçon, et il avait le teint plombé et des rides comme un vieux buveur d’eau-de-vie. Il avait l’air intelligent et encore plus impudent; une audace inquiétante pétillait dans ses yeux. Bien des cordes manquaient à sa voix éraillée, et son accent traînard était le plus pur qu’il y ait aux barrières.
Son costume délabré était celui de ces pauvres diables à qui les huissiers de Paris, qui gagnent cinquante mille francs par an, abandonnent généreusement cinquante francs par mois en échange de la plus écœurante besogne.
—Qu’est-ce que vous voulez? demanda M. Casimir.
L’autre salua humblement, en disant:
—Comment, m’sieu, vous ne me reconnaissez pas?... Toto... pardon! Victor Chupin, employé chez M. Isidore Fortunat.
—Tiens!... c’est ma foi vrai!
—Je venais, m’sieu, de la part du patron, vous demander si vous avez enfin obtenu les renseignements que vous espériez; mais, voyant qu’il y a du nouveau chez vous, je n’ai pas osé entrer, j’ai préféré vous guetter...
—Et bien vous avez fait, mon garçon. Des renseignements, je n’en ai pas... Ah! si! Le marquis de Valorsay est resté hier deux heures enfermé avec M. le comte... Mais à quoi bon!... M. le comte a eu un accident et il ne passera pas la nuit.
Victor Chupin eut un terrible soubresaut.
—Pas possible!... s’écria-t-il. C’est donc pour lui qu’on a vidé les paillasses dans la rue?
—C’est pour lui.
—A-t-il de la chance, cet homme-là!... Ce n’est pas pour moi qu’on ferait des frais pareils! C’est égal, j’ai comme une idée que le patron ne va pas casser ses bretelles de rire quand je vais lui dire ça. Enfin, merci tout de même, m’sieu, et au revoir...
Il s’éloignait, une idée soudaine le ramena.
—Excusez, fit-il avec une prestigieuse volubilité, je suis si ahuri que j’oubliais mes affaires... Dites-donc, m’sieu, quand le comte sera mort, c’est vous, n’est-ce pas qui commanderez le service... Eh bien! là, un conseil, n’allez pas aux pompes funèbres, venez chez nous, tenez, voilà l’adresse—il tendait une carte—nous traiterons pour vous avec les pompes, et nous nous chargerons de toutes les démarches. Ce sera plus beau et meilleur marché, par le moyen de certaines combinaisons de tarif... Tout, jusqu’au dernier pompon, est garanti sur facture, on peut vérifier pendant la cérémonie, on ne paye qu’après livraison... Hein! c’est dit.
Mais le valet haussait les épaules.
—Bast! fit-il négligemment, à quoi bon!
—Comment!... Vous ne savez donc pas que sur un service de première il y aurait peut-être deux cents francs de commission que nous partagerions?...
—Diable!... c’est à regarder. Passez-moi votre carte et comptez sur moi. Mes civilités à M. Fortunat, n’est-ce pas...
Et il rentra.
Resté seul, Victor Chupin tira de sa poche et consulta une grosse montre d’argent.
—Huit heures moins cinq, grommela-t-il, et le patron m’attend à huit heures... je n’ai qu’à jouer des jambes.
II
C’est place de la Bourse, nº 27, au troisième au-dessus de l’entresol, que demeurait M. Isidore Fortunat.
Il avait là un appartement honorable: salon, salle à manger, chambre à coucher, une vaste pièce où deux employés écrivaient à la journée; enfin, un beau cabinet de travail, sanctuaire de sa pensée et de ses méditations.
Le tout ne lui coûtait que 6,000 francs par an; une bagatelle, au prix où sont les loyers.
Et encore, par dessus le marché, son bail lui donnait droit à un trou de dix pieds carrés sous les combles.
Il y logeait sa domestique, Mme Dodelin, une personne de quarante-six ans, qui avait eu des malheurs, et qui faisait sa cuisine, car il mangeait chez lui, bien que célibataire.
Fixé dans le quartier depuis cinq ans, M. Fortunat y était très-connu.
Payant exactement son terme, ses contributions et son fournisseurs, il y était considéré.
A Paris, la considération ne fait pas crédit; mais elle ne demande jamais aux pièces de cent sous leur certificat d’origine: elles sonnent, il suffit.
D’ailleurs, on savait très-bien d’où M. Isidore Fortunat tirait les siennes. Ses revenus avaient une enseigne.
Il s’occupait d’affaires litigieuses et de recouvrements.
C’était écrit à sa porte, en toutes lettres, sur un élégant écusson de cuivre.
Même il devait être, estimait-on, très-bien dans ses affaires. Il occupait six employés tant au dehors qu’à l’intérieur. Les clients affluaient si bien chez lui que le concierge, par certains jours, s’en plaignait, disant que c’était pis qu’une procession et que, même, les escaliers de l’immeuble en étaient dégradés.
Demander plus ou seulement autre chose à un voisin, avant de lui accorder toute son estime, serait véritablement de l’inquisition.
Il faut ajouter, pour être juste, que l’extérieur, la conduite et les manières de M. Fortunat étaient de nature à lui concilier les plus difficiles sympathies.
C’était un homme de trente-huit ans, méthodique et doux, instruit, causeur agréable, fort bien de sa personne, et toujours mis avec une sorte de recherche du meilleur goût. On l’accusait d’être, en affaires, poli, dur et froid comme une dalle de la Morgue, mais chacun entend les affaires à sa guise.
Ce qui est sûr, c’est qu’il n’allait jamais au café. S’il sortait après son dîner, c’était pour passer la soirée chez quelque riche négociant du voisinage. Il détestait l’odeur du tabac et inclinait vers la dévotion, ne manquant jamais la messe de huit heures le dimanche.
Sa gouvernante le soupçonnait de velléités matrimoniales. Peut-être avait-elle raison.
Quoi qu’il en soit, M. Isidore Fortunat finissait de dîner, seul comme de coutume, et il savourait à petites gorgées une tasse d’excellent thé, quand le timbre de l’antichambre lui annonça un visiteur.
Mme Dodelin se hâta d’aller ouvrir, et Victor Chupin parut, tout essoufflé de la course qu’il venait de fournir.
Il n’avait pas mis vingt-cinq minutes à franchir la distance qui sépare la rue de Courcelles de la place de la Bourse.
—Vous êtes en retard, Victor, lui dit doucement M. Fortunat.
—C’est vrai, m’sieu, mais ce n’est pas ma faute, allez! Tout est sens dessus dessous, là-bas, et j’ai été obligé de faire le pied de grue...
—Comment cela? Pourquoi?
—Ah! voilà!... Le comte de Chalusse a eu un coup de sang ce soir, et à l’heure qu’il est il doit être mort...
Brusquement, tout d’une pièce, M. Fortunat se dressa. Il était devenu livide, ses lèvres tremblaient.
—Un coup de sang, fit-il d’une voix étouffée, je suis volé!...
Et, redoutant la curiosité de Mme Dodelin, il saisit la lampe et se précipita vers son cabinet de travail, en criant à Chupin:
—Suivez-moi!
Chupin suivit sans souffler mot, en garçon intelligent qui sait se monter au niveau des situations les plus graves. On ne le recevait pas habituellement dans ce cabinet de travail, dont un magnifique tapis recouvrait le parquet. Aussi, après avoir soigneusement refermé la porte, resta-t-il debout tout contre, respectueusement, son chapeau à la main.
Mais M. Fortunat ne semblait pas s’apercevoir de sa présence.
Ayant posé la lampe sur la cheminée, il tournait furieusement autour de son cabinet, comme une bête fauve qui, enfermée, cherche une issue pour fuir.
—Si le comte est mort, disait-il, le marquis de Valorsay est perdu!... Adieu les millions!
Le coup était si cruel, si inattendu surtout, qu’il ne pouvait pas, qu’il ne voulait pas en admettre la réalité.
Il marcha droit sur Chupin, et le secouant par le collet, comme si le pauvre garçon eût pu faire que ce qui était ne fût pas:
—Ce n’est pas possible, lui dit-il, le comte n’est pas mort... Tu te trompes ou on t’a trompé... Tu auras mal compris... Tu n’as peut-être voulu qu’excuser ton inexactitude. Voyons, parle, réponds, dis quelque chose.
Quoique d’un naturel peu impressionnable, Chupin était presque effrayé de l’agitation convulsive de son patron.
—Je vous ai répété, m’sieu, fit-il, ce que m’a dit m’sieu Casimir...
Il voulait donner des détails, mais déjà M. Fortunat avait repris sa promenade furibonde exhalant sa douleur en phrases haletantes.
—C’est quarante mille francs que je perds, disait-il. Quarante mille francs espèces, comptés là, sur le coin de mon bureau, je les vois encore, et remis de la main à la main au marquis de Valorsay en échange de sa signature... Mes économies de dix-huit mois, deux mille livres de rentes à cinq!... Et il me reste une obligation sous seing privé, un chiffon!... Misérable marquis! Et il doit venir ce soir encore, je l’attends... Je devais lui remettre encore dix mille francs... Ils sont là, en or, dans mon tiroir... Mais qu’il vienne, le misérable, qu’il vienne!...
La colère amenait l’écume à ses lèvres. Qui eût vu son œil à ce moment ne se fût plus fié de la vie à son apparence débonnaire et à sa politesse onctueuse.
—Et cependant, poursuivait-il, le marquis n’est pour rien là dedans... Il perd autant que moi, plus que moi, même!... Une affaire sûre!... De l’or en barre!... A quelle spéculation se fier, après cela!... Il faut pourtant placer son argent quelque part; on ne peut pas l’enterrer dans sa cave!...
Chupin écoutait d’un air désolé, mais sa mine piteuse n’était que pure flatterie. Intérieurement, il jubilait, son intérêt en cette circonstance était précisément l’opposé de celui de son patron.
Si M. Fortunat perdait quarante mille francs à la mort du comte de Chalusse, Chupin, lui, comptait gagner cent francs sur le service, cent beaux francs, cinq francs de rentes, que lui compterait la compagnie de funérailles pour laquelle il «faisait la place» à l’occasion.
—Si encore il y avait un testament, continuait M. Fortunat. Mais non, on n’en trouvera pas, j’en suis sur. Un pauvre diable qui n’a que quatre sous prend ses précautions, lui! Il songe qu’un omnibus peut l’écraser dans la rue, et à tout hasard il écrit et signe ses dernières volontés... Les millionnaires n’ont pas de ces idées; ils se croient immortels, ma parole d’honneur!...
Il s’arrêta, réfléchissant, car il commençait à pouvoir réfléchir. Son exaltation s’était vite usée, par la violence même.
—Enfin, reprit-il plus lentement, et d’une voix plus posée, que le comte ait ou non pris ses dispositions dernières, le Valorsay peut faire son deuil des millions de Chalusse. S’il n’y a pas de testament, Mlle Marguerite n’a plus un sou... donc, bonsoir. S’il y en a un, cette diablesse de fille, devenue tout à coup libre et riche, ne manquera pas d’envoyer promener mons Valorsay, surtout si elle en aime un autre, ainsi qu’il l’affirme... et en ce cas, bonsoir encore.
M. Fortunat avait tiré son mouchoir, et debout devant la glace, il tamponnait la sueur de son front et remettait en ordre sa chevelure.
Il était de ceux qu’une catastrophe étourdit, mais n’abat pas.
Il s’emportait, tempêtait, poussait des cris d’aigle, mais il savait à la fin prendre bravement son parti.
—Conclusion, murmura-t-il, je n’ai qu’à passer mes quarante mille francs par profits et pertes. Reste à savoir s’il n’y aurait pas moyen de les reprendre d’un autre côté sur la même affaire.
Il était redevenu maître de soi, il se sentait le plein et libre exercice de toutes ses facultés. Jamais son intelligence n’avait été plus lucide.
Il s’assit devant son bureau, les coudes sur la tablette, le front entre ses mains, et il demeura immobile, le corps anéanti, pour ainsi dire, par l’effort exorbitant de la pensée.
Mais il y avait du triomphe dans son geste, quand il se redressa au bout de cinq minutes.
—J’ai trouvé, murmura-t-il, si bas que Chupin ne put l’entendre... Étais-je simple!... S’il n’y a pas de testament, le quart des millions est à moi!... Ah! quand on connaît bien son terrain, on n’a jamais perdu la bataille.
Il est de fait que ses yeux trahissaient l’imperturbable audace du général qui se résout à un changement de front sous le feu même de l’ennemi.
—Mais il s’agit d’aller vite, ajouta-t-il, très-vite...
Il se leva, et regardant la pendule:
—Neuf heures! dit-il. Je puis entrer en campagne ce soir même.
Immobile dans son coin, Chupin gardait toujours son attitude contrite, mais la curiosité l’oppressait au point de gêner sa respiration.
Il baissait le nez, mais il ouvrait tant qu’il pouvait les oreilles, et épiait d’un air sournois les moindres mouvements de son patron.
Prompt à agir, une fois sa résolution arrêtée, M. Fortunat venait de sortir d’un tiroir un volumineux dossier, tout gonflé de grosses d’actes, de lettres, de reçus, de factures, de titres de propriété et de vieux parchemins.
—Là, certainement, est le prétexte qu’il me faut, murmurait-il tout en remuant cette masse de paperasses.
Mais il ne trouva pas tout d’abord ce qu’il cherchait. L’impatience le gagnait, on le voyait à sa précipitation fébrile, quand il s’arrêta en poussant un soupir de satisfaction.
—Enfin!...
Il venait de mettre la main sur un vieux billet à ordre crasseux et fripé, fixé par une épingle à un exploit d’huissier, ce qui indiquait qu’il n’avait pas été payé à l’échéance.
Ce billet, M. Fortunat l’agita en l’air, au-dessus de sa tête, et le fit claquer en disant d’un air satisfait:
—C’est là que je dois frapper... C’est là, si Casimir ne s’est pas trompé, que je trouverai les renseignements qui me sont indispensables.
Il était si pressé qu’il ne prit pas la peine de remettre le dossier en ordre. Il le jeta dans le tiroir où il l’avait pris, et s’approchant de Chupin:
—C’est vous, n’est-ce pas, Victor, demanda-t-il, qui avez pris des renseignements sur la solvabilité des époux Vantrasson, des gens qui tiennent un hôtel garni?...
—Oui, m’sieu, mais je vous ai rendu la réponse: rien à espérer...
—Je sais; il ne s’agit pas de cela. Vous rappelez-vous leur adresse?
—Très-bien. Ils demeurent maintenant sur la route d’Asnières, après les fortifications, à droite...
—A quel numéro?...
Chupin hésita, chercha, et ne trouvant pas se mit à se gratter furieusement la tête, ce qui était un moyen à lui de rappeler sa mémoire au devoir, quand elle le trahissait.
—Attendez-donc, m’sieu, dit-il en anonnant; ils demeurent au 18 ou au 46, c’est-à-dire...
—Ne cherchez pas, interrompit M. Fortunat. Si je vous envoyais chez Vantrasson, sauriez-vous y aller?...
—Oh!... pour cela, oui, m’sieu, et tout droit, les yeux bandés... Je vois la maison d’ici, une grande baraque toute disloquée... Il y a un terrain vague à côté, et derrière un maraîcher...
—C’est bien!.... Vous allez m’y conduire.
L’étrangeté de la proposition parut confondre Chupin.
—Comment, m’sieu, fit-il, vous voulez aller là, à cette heure...
—Pourquoi pas. Trouverons-nous l’établissement fermé?
—Non, m’sieu, bien certainement. Vantrasson, outre qu’il tient un hôtel, est épicier et vend à boire... Il reste donc ouvert au moins jusqu’à onze heures. Seulement cet homme-là est à ce qu’il paraît un particulier qui n’aime pas à être dérangé entre ses repas... Si c’est pour lui présenter un billet que vous voulez aller chez lui... il est peut-être un peu tard. A votre place, m’sieu, j’attendrais à demain... Il pleut et il n’y a pas un chat dehors... C’est isolé comme tout, là-bas, et dame, dans ce cas-là, on paye ses billets avec la monnaie qu’on a sous la main... avec une trique, par exemple.
—Auriez-vous peur?
Ce doute n’offensa pas Chupin, tant il lui parut grotesque, et, pour toute réponse, il haussa dédaigneusement les épaules.
—Alors, nous allons partir, reprit M. Fortunat. Pendant que je m’apprête, descendez chercher une voiture, et tâchez qu’elle ait un bon cheval.
Chupin fila comme l’éclair et dégringola l’escalier comme l’orage. A deux pas de la maison, il y avait une station de fiacres, mais il préféra courir rue Feydeau, où il connaissait une remise.
—Une voiture, bourgeois!... proposèrent les cochers en le voyant approcher.
Il ne répondit pas, mais se mit à examiner chaque cheval d’un air capable, en homme qui bien souvent a utilisé le loisir de ses matinées au service des maquignons du Marché aux chevaux.
Une des bêtes lui convint. Il fit signe au cocher et s’approchant du bureau de la remise où une femme lisait:
—Mes cinq sous, bourgeoise! réclama-t-il.
La femme le toisa. Beaucoup d’établissements donnent vingt-cinq centimes à tout domestique qui vient chercher une voiture pour son maître, et cette petite prime retient la clientèle. Mais la buraliste, qui voyait bien que Chupin n’était pas un domestique, hésitait. Lui se fâcha.
—Prenez garde de déchirer votre poche! fit-il. Moi je vais à la concurrence, sur la place...
Eclairée par l’accent de Chupin, la femme lui remit cinq sous qu’il empocha avec une grimace de satisfaction. Ils étaient bien à lui, et légitimement, puisqu’il avait pris la peine de les gagner.
Mais lorsqu’il rentra dans le cabinet de son patron, pour lui annoncer que la voiture attendait à la porte, il faillit tomber de son haut.
M. Fortunat avait profité de l’absence de son employé, non pour se déguiser, ce serait trop dire, mais pour... modifier adroitement son extérieur.
Il avait revêtu une vieille redingote toute luisante d’usure et de crasse, si longue qu’elle cachait ses genoux, il avait passé des bottes outrageusement déformées et s’était coiffé d’un de ces chapeaux que dédaignent les chiffonniers. Autour du cou, à la place de son élégante cravate de satin, il avait noué un foulard à carreaux tout effiloqué.
Du Fortunat prospère, avantageusement connu place de la Bourse, rien ne restait que le visage et les mains. Un autre Fortunat se révélait, plus que besogneux, misérable, famélique, crevant de faim, prêt à tout.
Et sous cette défroque, il semblait à l’aise, elle lui allait, elle était assouplie à ses mouvements comme s’il l’eût longtemps portée. Le papillon était redevenu chenille.
Un sourire approbateur de Chupin dut le payer de ses peines. Chupin approuvant, il était sûr que Vantrasson le prendrait pour ce qu’il voulait paraître, un pauvre diable agissant pour le compte d’autrui.
—Partons, dit-il.
Mais au moment de sortir, dans l’antichambre, il se rappela certain ordre de la plus grande importance qu’il avait à donner. Il appela Mme Dodelin, et sans se soucier des grands yeux qu’elle ouvrait en le voyant ainsi vêtu:
—Si M. le marquis de Valorsay vient, lui dit-il... et il viendra, priez-le de m’attendre, je serai de retour avant minuit... Vous ne le ferez pas entrer dans mon cabinet... il attendra dans le salon.
Cette dernière recommandation était au moins inutile; M. Fortunat ayant fermé son cabinet à double tour, et mis soigneusement la clef dans sa poche. Peut-être était-ce de sa part une distraction.
Il paraissait d’ailleurs avoir oublié complétement et sa colère et sa perte. Il était d’excellente humeur, comme un homme qui part pour une partie où il compte prendre du plaisir.
Même, Chupin ayant fait mine de monter sur le siége, il s’y opposa et lui commanda de prendre place dans la voiture, à côté de lui...
Le trajet dura peu. Le cheval était bon, le cocher avait été stimulé par la promesse d’un magnifique pourboire; M. Fortunat et son employé furent conduits en moins de quarante minutes à la porte d’Asnières.
Ainsi qu’il en avait reçu l’ordre au départ, le cocher s’arrêta hors des fortifications, à droite de la route, à cent pas environ de la grille de l’octroi.
—Eh bien!... bourgeois, demanda-t-il en ouvrant la portière, vous ai-je bien menés êtes-vous contents?...
—Très-contents, répondit M. Fortunat, que Chupin aidait à mettre pied à terre, voilà le pourboire gagné. Maintenant il ne s’agit plus que de nous attendre... Vous ne bougerez pas d’ici, n’est-ce pas?...
Mais le cocher branla la tête:
—Excusez-moi, fit-il, si cela vous était égal, j’irais stationner devant l’octroi... Ici, voyez-vous, j’aurais peur de m’endormir... tandis que là-bas...
—Soit, allez.
Cette seule précaution du cocher devait prouver à M. Fortunat que Chupin ne lui avait pas exagéré la mauvaise réputation de cette partie de Paris.
Et, dans le fait, rien de moins rassurant que l’aspect de cette large route, déserte à cette heure, par cette nuit noire, avec le temps qu’il faisait. La pluie avait cessé, mais la bourrasque redoublait de violence, tordant les arbres, arrachant les ardoises des toits, secouant si furieusement les réverbères que le gaz s’éteignait. On ne voyait pas où poser le pied, et il y avait de la boue jusqu’à la cheville. Et personne, pas une âme... A peine une voiture de loin en loin, qui passait au galop.
—Eh bien!... demandait de dix pas en dix pas M. Fortunat, arrivons-nous?...
—Nous approchons, m’sieu.
Chupin disait cela, mais la vérité est qu’il n’en savait rien. Il cherchait à s’orienter et n’y réussissait pas. Les maisons devenaient rares, les terrains vagues plus nombreux, à peine par ci par là apercevait-on quelque lumière.
Enfin, après un quart d’heure d’une marche pénible, Chupin eut une exclamation de joie.
—Je me reconnais, m’sieu, s’écria-t-il, nous y voilà, regardez!...
Dans l’ombre, une immense maison de cinq étages se dressait, solitaire, délabrée, sinistre.
Elle tombait en ruines, des lézardes la sillonnaient, et cependant elle n’était pas complétement terminée.
Il était clair que le spéculateur qui l’avait entreprise n’avait pas eu les reins assez solides pour l’achever.
A voir seulement combien étaient nombreuses et rapprochées les fenêtres de la façade, on devinait pour quelle destination elle avait été construite. Et afin que nul ne l’ignorât, entre le troisième et le quatrième étage, on lisait en énormes lettres de trois pieds: Garni modèle.
Garni modèle!... On comprend tout de suite: beaucoup de chambres, toutes petites, bien incommodes, louées un prix exorbitant.
Seulement la mémoire de Victor Chupin l’avait mal servi. Cet établissement ne se trouvait pas à droite de la route, mais à gauche. M. Fortunat et lui durent traverser la chaussée, une rivière de boue.
Leurs yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité, ils approchaient, ils pouvaient observer certains détails.
Le rez-de-chaussée du garni modèle était divisé en deux boutiques. L’une était fermée. L’autre restait ouverte, et une lumière pâle filtrait à travers des rideaux rouges malpropres.
Au-dessus de cette seconde boutique, une enseigne portait le nom du boutiquier: Vantrasson. Et de chaque côté du nom, il y avait en lettres plus petites: Epicerie et comestibles—Vins fins et étrangers.
Quels clients pouvaient venir là chercher quelque chose à manger ou demander à boire, et que leur servait-on?... Cela effrayait Chupin lui-même. Tout en ce taudis était à l’abandon et repoussant de malpropreté, tout dénonçait la misère et la plus basse crapule.
M. Fortunat ne reculait certes pas; mais avant de pénétrer dans ce repaire, il n’était pas fâché d’en explorer l’intérieur. Il s’avança avec la plus prudente circonspection, et colla son œil contre le vitrage, à un endroit où les rideaux rouges avaient une large déchirure.
Au comptoir, une femme d’une cinquantaine d’années était assise, reprisant un jupon sordide, à la lueur d’une lampe fumeuse.
Elle était grosse, courte, ramassée, surchargée et bouffie d’une graisse malsaine, et blême, avec cela, comme si ses veines eussent charrié du fiel au lieu de sang. Sa face plate, ses pommettes saillantes, son front fuyant et ses lèvres minces lui donnaient une inquiétante expression de méchanceté et de ruse.
Au fond de la boutique, dans la pénombre, on distinguait la silhouette d’un homme assis sur un escabeau, qui dormait, les bras arrondis, sur une table, la tête appuyée sur ses bras.
—Quelle chance!... souffla Chupin à l’oreille de son patron, pas une pratique dans la case, Vantrasson et sa femme sont seuls.
Il est sûr que cette circonstance ne déplut pas à M. Fortunat.
—Ainsi, m’sieu, continua l’autre, n’ayez pas peur... Je reste ici et je veille au grain, vous pouvez entrer.
Il entra, et au bruit de la porte, la grosse femme, posa son ouvrage.
—Que faut-il servir à Monsieur? demanda-t-elle d’une voix douceâtre.
M. Fortunat ne répondit pas tout d’abord. Il tira de sa poche le billet dont il s’était muni et le montra en disant:
—Je suis clerc d’huissier et je viens pour toucher ce petit effet, 583 francs, causé valeur en marchandises, signé Vantrasson, ordre Barutin...
—Un effet!... fit la femme, dont la voix s’aigrit soudain, c’est trop fort!... Vantrasson, réveille-toi un peu et viens voir ici.
Cet appel était superflu.
Au mot de «billet,» l’homme avait redressé la tête; au nom de Barutin il se leva et s’approcha d’un pas lourd et chancelant, comme s’il eût eu dans les jambes un reste d’ivresse.
Il était plus jeune que sa femme, grand, large, véritablement athlétique. Ses traits ne manquaient pas de régularité, mais l’alcool, la ribote, toutes sortes d’ignobles excès les avaient ravagés, et sa physionomie n’exprimait plus rien qu’un abrutissement farouche.
—Qu’est-ce que vous me chantez donc, vous... dit-il d’une voix rauque à M. Fortunat. Est-ce pour vous moquer des gens que vous venez leur demander de l’argent un 15 octobre, jour de terme?... Où avez-vous vu qu’il reste de l’argent quand le propriétaire a passé avec son sac?... Qu’est-ce que ce billet, d’ailleurs?... Donnez-le moi, que je l’examine.
M. Fortunat ne commit pas cette imprudence. Il présenta simplement le billet d’un peu loin, et ensuite le lut. Lorsqu’il eut terminé:
—Ce billet est échu depuis dix-huit mois, déclara froidement Vantrasson, il ne vaut plus rien...
—Erreur!... un billet à ordre est valable cinq ans à compter du jour du protêt.
—C’est possible. Mais comme Barutin a fait faillite, comme il a filé et qu’on ne sait plus où il est, je suis quitte...
—Autre erreur! Vous devez ces 583 francs à celui qui a acheté votre billet à la vente de Barutin et qui a donné à mon patron l’ordre de poursuivre...
Le sang commençait à monter aux oreilles de Vantrasson.
—Et après!... Croyez-vous donc qu’on ne m’a jamais poursuivi!... Où il n’y a rien le roi perd ses droits, et moi je n’ai rien... Les meubles du garni que je tiens sont au revendeur et tout ce qui est dans ma boutique ne vaut pas cent écus... Quand votre patron verra que je ne vaux pas les frais, il me laissera tranquille... On ne peut rien contre un homme comme moi.
—Vous croyez cela?
—J’en suis sûr.
—Malheureusement vous vous trompez encore, parce que celui qui a votre billet ne tient pas à rentrer dans son argent; il en mettra du sien au contraire, pour vous faire de la peine...
Et là-dessus, M. Fortunat se mit à tracer l’épouvantable tableau d’un pauvre débiteur poursuivi par un créancier riche, qui le traque, qui le harcèle, qui le poursuit partout, qui le fait saisir dès qu’il a seulement un vêtement de rechange...
Vantrasson roulait des yeux terribles et brandissait ses redoutables poings, mais sa femme était visiblement très-effrayée.
Bientôt elle n’y tint plus, et se levant brusquement, elle entraîna son mari vers le fond de la boutique, en lui disant:
—Viens, il faut que je te parle.
Il la suivit, et ils restèrent deux ou trois minutes à délibérer tout bas, avec force gestes. Quand ils revinrent, ce fut la femme qui porta la parole.
—Hélas! monsieur... dit-elle à M. Fortunat, nous sommes sans argent en ce moment, les affaires vont mal, si on nous poursuit, nous sommes perdus... Comment faire?... Vous avez l’air d’un bon homme, donnez-nous un conseil.
M. Fortunat se tut, paraissant réfléchir, puis tout à coup:
—Ma foi!... s’écria-t-il, tant pis!... Il faut s’entr’aider entre malheureux, et je vais vous dire la vérité vraie. Mon patron, qui n’est pas un méchant, n’a pas envie de se mêler d’une vengeance... C’est pourquoi il m’a dit: «Voyez ces Vantrasson, et s’ils vous font l’effet de braves gens, proposez-leur un arrangement... S’ils l’acceptent, il faudra bien que leur créancier s’en contente.»
—Et quel est cet arrangement?
—Le voici: Vous allez m’écrire sur une feuille de papier de 50 centimes une reconnaissance de la somme, avec engagement de verser tous les mois un à-compte et, en échange, je vous rendrai ce billet.
Les deux époux se consultèrent du regard, et ce fut la femme qui dit:
—Nous acceptons.
Mais il fallait une feuille de papier timbré, et le soi-disant clerc d’huissier n’en avait pas. Cette circonstance sembla le refroidir et on eût juré qu’il regrettait la concession.
Songeait-il donc à la retirer? Mme Vantrasson en frémit; aussi s’adressant vivement à son mari:
—Cours vite rue de Lévis, lui dit-elle, au bureau de tabac, tu trouveras notre affaire!...
Il sortit de son pas pesant et M. Fortunat respira.
Certes, il avait montré un joli sang-froid durant cette scène, mais il lui avait semblé voir Vantrasson se précipiter sur lui, le broyer entre ses mains larges comme des éclanches de mouton, s’emparer du billet, le brûler et le jeter sur la chaussée, lui Fortunat, inerte et aux trois quarts mort.
Mais maintenant le danger était passé, et même Mme Vantrasson, qui craignait qu’il ne trouvât le temps long, s’empressait autour de lui.
Elle lui avait avancé la chaise la plus intacte du taudis, elle voulait absolument qu’il acceptât quelque chose, un petit verre de doux, à tout le moins.
Et tout en cherchant parmi les bouteilles, elle le remerciait et geignait alternativement, disant qu’elle était bien à plaindre, ayant connu des jours meilleurs, mais qu’il y avait comme un sort sur elle depuis son mariage, et que jamais elle n’eût pu soupçonner qu’elle finirait par tant de misères au temps où elle était si heureuse chez le comte de Chalusse.
M. Fortunat écoutait, voilant sous un air d’intérêt admirablement joué la satisfaction profonde qu’il ressentait. Venu sans plan bien arrêté, les événements l’avaient servi mille fois mieux qu’il ne pouvait raisonnablement l’espérer.
Il conservait un moyen d’action sur les époux Vantrasson, il avait capté leur confiance, il venait d’obtenir adroitement un tête-à-tête avec la femme, et pour comble, cette femme venait d’elle-même et tout naturellement au-devant des questions qu’il se proposait de lui adresser.
—Ah!... que ne suis-je encore au service du comte de Chalusse! disait-elle... Six cents francs de gages, autant en cadeaux, le double en profits!... C’était le bon temps! Mais voilà!... On n’est jamais content de son sort. Et ensuite, dame, on a un cœur...
Elle n’avait pu trouver ce «quelque chose de doux» qu’elle avait offert à son hôte, elle le remplaça par un mélange de cassis et d’eau-de-vie, dont elle emplit plus qu’à demi deux grands verres qu’elle posa sur le comptoir.
—Un soir, pour mon malheur, continuait-elle, je rencontrai Vantrasson au bal de la Redoute... C’était un 13, j’aurais dû me défier!... mais non, pas moyen!... Ah!... c’est qu’il fallait le voir, à l’époque, en grand uniforme. Il était dans les gardes de Paris, toutes les femmes en étaient folles... La tête me tourna...
Et son accent, son geste, le pincement de ses lèvres plaies trahissaient d’amères déceptions et de stériles regrets.
—Ah! ces beaux hommes!... poursuivit-elle, ne m’en parlez pas... Celui-là avait flairé mes économies. J’avais dix-neuf mille francs; il me proposa de devenir sa femme, et moi, bête, j’acceptai... Oui, bête, car j’avais quarante ans et lui trente, et j’aurais dû comprendre que c’était à mon argent qu’il en voulait, et non à ma personne... Enfin je quittai ma place, et même je lui payai un remplaçant pour l’avoir tout à moi.
Elle se montait peu à peu, en se rappelant sa confiance et sa crédulité passées, et d’un geste tragique, comme si elle eût espéré écarter des souvenirs trop cruels, elle saisit son verre et le vida d’un trait, non sans avoir dit préalablement à son hôte:
—A la vôtre!...
Chupin qui n’avait pas quitté la devanture du «Garni modèle,» sentit en lui un tressaillement d’envie, et sa langue gourmande erra sur ses lèvres.
—Un «mêlé cassis!» grommela-t-il. Ce ne serait pas de refus...
Cette combinaison de choix avait un peu remis le cœur de Mme Vantrasson, et plus vivement, elle reprit:
—Dans les commencements, tout alla bien... Nous avions acheté, avec mes économies, un établissement, l’hôtel des Espagnes et de Nantua, rue Notre-Dame-des-Victoires, et les affaires marchaient. Jamais une chambre de libre. Mais qui a bu boira, n’est-ce pas, monsieur? Vantrasson aimait à lever le coude. Il s’était retenu le premier mois; petit à petit il reprit ses habitudes. Il se mettait dans des états à ne plus pouvoir seulement dire: pain. Et si ce n’eût été que cela, encore!... Le malheur est qu’il était trop bel homme pour rester un bon mari; il y a tant de gourgandines!...
Un soir, il ne rentra pas. Le lendemain, comme je lui adressais quelques reproches, oh! bien doucement... il me répondit par un juron et une giffle. Tout fut fini... Monsieur déclara qu’il était le maître et ne se gêna plus... Il buvait et il emportait le vin de la cave, il prenait tout l’argent, il restait des semaines entières dehors, et si je me plaignais... des coups!
Sa voix s’enrouait et, même, une larme lui vint au coin de l’œil, qu’elle essuya du revers de sa main.
—Vantrasson était toujours en ribote, continua-t-elle, moi je passais mes journées à pleurer toutes les larmes de mon pauvre corps... L’hôtel se mit à dépérir et bientôt nous n’eûmes plus personne... Il fallait vendre. Nous vendons et nous achetons un petit café... Au bout d’un an on nous mettait en faillite. Par bonheur j’avais quelques sous de côté; je prends à mon nom un fonds d’épicerie... en moins de six mois le fonds était mangé. Nous voilà sur le pavé; que faire?... Vantrasson buvait plus que jamais, il me demandait de l’argent quand il savait bien que je n’en avais pas, et plus que jamais il me battait... Alors, moi, à mon tour, j’ai perdu courage... Il faut pourtant vivre!... Non, vous ne me croiriez pas si je vous contais comment nous vivons depuis quatre ans...
Mais elle ne le dit pas, et se contenta d’ajouter:
—Quand on commence à tomber, on ne s’arrête plus, on roule de plus bas en plus bas, toujours, jusqu’au fin fond, comme nous... Ici, nous nous sommes établis on ne sait pas comment; nous payons notre loyer à la semaine, et si on nous met dehors, je ne vois plus qu’un refuge: la rivière...
—A votre place, hasarda M. Fortunat, j’aurais quitté mon mari...
—Oui... je sais bien!... On me l’a conseillé, et même... j’ai essayé... Trois ou quatre fois je me suis sauvée, et toujours je suis revenue... c’était plus fort que moi. D’ailleurs, je suis sa femme, n’est-ce pas; je l’ai bien payé, il est à moi, je ne veux pas qu’il soit à une autre... Il me roue de coups, je le méprise, je le haïs, et cependant...
Elle se versa un demi-verre d’eau-de-vie, et l’avala en disant avec un geste de rage:
—Il me le faut, quoi!... C’est la fatalité qui le veut. Et ce sera comme cela jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il crève... ou moi!...
M. Fortunat avait pris une physionomie de circonstance, on l’eût dit intéressé et attendri au plus haut degré; au fond il se désolait.
Le temps se passait et la conversation de plus en plus s’écartait de son but. Heureusement une occasion se présenta de la ramener.
—Je m’étonne, madame, fit-il, que vous ne vous adressiez pas à votre ancien maître, M. le comte de Chalusse.
—Hélas!... je me suis adressée à lui, monsieur, et plusieurs fois...
—En ce cas...
—La première fois, il m’a reçue, je lui ai dit mon malheur et il m’a mis cinq billets de mille francs dans la main.
M. Fortunat leva les bras au ciel.
—Cinq mille francs!... répéta-t-il d’un ton d’admiration sans bornes; il est donc bien riche, ce comte!...
—Si riche, monsieur, qu’il ne connaît pas sa fortune... Il a qui sait combien de maisons sur le pavé de Paris, et de tous côtés des châteaux, des villages entiers, des forêts... enfin, de l’or à remuer à la pelle.
Le soi-disant clerc d’huissier fermait les yeux comme s’il eût été ébloui.
—La seconde fois que je me suis présentée chez M. le comte, reprit Mme Vantrasson, je ne l’ai pas vu, mais il m’a fait remettre mille francs. La troisième et la quatrième fois, on m’a donné vingt francs à la porte, en me disant que M. le comte était en voyage... J’ai compris que c’était fini. D’ailleurs, tous les domestiques étaient changés. Un beau matin, sans qu’on ait su pourquoi, M. de Chalusse a fait maison nette, à ce qu’on m’a dit, il a renvoyé jusqu’au concierge et remplacé même la femme de charge.
—Pourquoi ne pas vous adresser à sa femme?
—M. de Chalusse n’est pas marié... Il ne l’a jamais été.
Au ton de son hôte, Mme Vantrasson devait croire que, saisi de pitié, il se creusait la cervelle à lui chercher quelque expédient utile...
—Moi, fit-il, je tâcherais d’intéresser à mon malheur la famille, les parents...
—M. le comte n’a pas de parents.
—Pas possible!...
—Ah! il n’y a pas à dire, c’est comme cela. Pendant dix ans que j’ai été à son service, je lui ai entendu répéter plus de dix fois qu’il est seul au monde de sa famille, le dernier de tous... Et même, on prétend que c’est pour cela qu’il est si riche.
Désormais, l’attention de M. Fortunat n’était plus simulée: il abordait la question sérieuse et réelle de sa visite.
—Pas de famille... murmura-t-il. Qui donc héritera les millions du comte de Chalusse quand il mourra?
La Vantrasson eut un geste d’ignorance.
—Qui sait?... répondit-elle. Tout ira au gouvernement, sans doute, à moins que... Mais non, c’est impossible!
—Quoi?...
—Rien... Je pensais à la sœur de M. le comte, Mlle Hermine.
—Sa sœur!... vous disiez qu’il n’a plus un seul parent.
—C’est que c’est tout comme... Et d’ailleurs, qu’est-elle devenue, la pauvre créature?... Les uns assuraient qu’elle s’était mariée, et les autres qu’elle était morte... C’est tout une histoire.
Littéralement, M. Isidore Fortunat était sur le gril. Et pour comble, il n’osait interroger directement ni même laisser paraître son anxieuse curiosité, dans la crainte d’effaroucher la femme Vantrasson.
—Attendez donc, fit-il, je crois... il me semble que j’ai entendu raconter... ou que j’ai lu—je ne sais pas au juste—une histoire, au sujet d’une demoiselle de Chalusse. C’était terrible, n’est-ce pas?
—Oui, terrible, en effet... Mais je vous parle de longtemps... de vingt-cinq ou vingt-six ans au moins... j’étais encore dans mon pays, à Besançon... Seulement, personne n’a connu au juste la vérité.
—Comment! pas même vous?...
—Oh!... moi, c’est différent. Quand je suis entrée chez M. de Chalusse, six ans plus tard, il avait encore à son service un vieux jardinier qui avait tout su et qui m’a tout conté, en me faisant jurer de n’en jamais parler, bien entendu.
Prodigue de détails tant qu’il s’était agi d’elle ou de son mari, la Vantrasson allait-elle se tenir sur la réserve, maintenant qu’il s’agissait de la famille de Chalusse?
On devait l’appréhender, à voir sa mine pincée, et M. Fortunat en frémit, maudissant en lui-même cette discrétion intempestive.
Mais on ne le prenait pas sans vert, et quand il se mêlait d’un interrogatoire, il avait pour délier les langues des finesses qu’un juge d’instruction lui eût enviées.
Bien loin donc de paraître attacher la moindre importance au récit de la patronne du «garni modèle,» il se dressa d’un air effaré, en homme qui soudain s’aperçoit qu’il s’est oublié.
—Sapristi!... s’écria-t-il, nous sommes là que nous bavardons et le temps passe... Impossible d’attendre votre mari! Si je restais davantage, je ne trouverais plus d’omnibus et je demeure de l’autre côté de l’eau, derrière le Luxembourg.
—Et notre arrangement, monsieur...
—Ah!... tant pis, nous le rédigerons une autre fois... Je repasserai ou on vous enverra un de mes collègues.
Ce fut au tour de la Vantrasson de trembler.
Elle pensa que si elle laissait s’éloigner ce soi-disant clerc d’huissier, c’en était peut-être fait de la transaction. Un autre serait-il aussi accommodant?... Et lui-même conserverait-il ses bonnes dispositions?...
—Encore une petite minute, monsieur, insista-t-elle, mon mari ne saurait tarder et le dernier omnibus ne part qu’à minuit de la rue de Lévis...
—Je ne dis pas non, mais le quartier est si désert...
—Vantrasson vous accompagnera...
Et, résolue de le retenir à tout prix, elle lui versa un nouveau verre de «mêlé cassis» en disant:
—Où en étions-nous donc?... Ah! j’étais en train de vous conter l’histoire de Mlle Hermine.
Cachant la joie de son succès sous un air de résignation, M. Fortunat se rassit, au grand désespoir de Chupin qui commençait à trouver sa faction au dehors terriblement longue.
—C’est pour vous dire, poursuivit la Vantrasson, qu’en ce temps-là, il y a vingt-six ans, les Chalusse habitaient rue Saint-Dominique un hôtel superbe, où il y avait un jardin qui n’en finissait plus, tout planté d’arbres comme les Tuileries.
Mlle Hermine, qui avait alors dix-huit ou dix-neuf ans, était, à ce qu’il paraît, la plus belle jeunesse qui se puisse voir, blanche comme le lait, blonde comme l’or, avec des yeux couleur des bluets...
Elle était très-bonne et très-généreuse, à ce qu’on prétend, seulement, dame!... elle était comme ils sont tous dans cette famille, haute comme les nues, froide, un peu en dessous, et entêtée... Oh! mais entêtée à se laisser brûler à petit feu plutôt que de céder... Du reste, c’est tout le caractère du comte de Chalusse, j’en sais quelque chose, moi qui l’ai servi, et même...
—Pardon, interrompit M. Fortunat qui était résolu à empêcher les digressions, et Mlle Hermine?
—J’y reviens. Quoiqu’elle fût très-belle et immensément riche, personne ne lui faisait la cour... Il était archi-connu qu’elle devait épouser un marquis dont le père était un ami du sien. Les parents avaient arrangé cela entre eux, et rien ne manquait à l’arrangement que la consentement de la fille... Mlle Hermine ne voulait absolument pas entendre parler de son prétendu.
On avait fait tout au monde pour la décider à ce mariage, on l’avait morigénée, priée, menacée... Ah bien! oui!... Autant parler à une pierre. Quand on lui demandait pourquoi elle refusait le marquis, elle répondait: parce que... Et c’était tout.
Même, elle avait fini par déclarer que si on s’obstinait à la tourmenter elle quitterait l’hôtel et se réfugierait dans quelque couvent.
Tout cela, ce n’était que des raisons. Il n’est pas naturel qu’une jeune fille refuse un mari qui est jeune, joli garçon et marquis...
On se douta qu’il y avait quelque chose sous jeu, que Mlle Hermine ne voulait pas avouer, et M. Raymond jura qu’il allait surveiller sa sœur, et qu’il saurait bien découvrir le fond de sa pensée...
—M. Raymond est le comte de Chalusse actuel, n’est-ce pas? demanda M. Fortunat.
—Oui, monsieur... Donc, les choses en étaient là, quand, une nuit, le jardinier crut entendre un bruit terrible dans un pavillon qui était au bout du jardin...
Il était très-vaste, ce pavillon, je l’ai visité. Il s’y trouvait un salon, une salle de billard, une grande salle pour faire des armes...
Naturellement, le jardinier se lève pour voir ce qui arrive. Juste comme il sort, deux ombres passent tout près de lui et disparaissent sous les arbres... Il court après... rien... Les ombres avaient filé par la petite porte du jardin.
Dix fois, en me contant cela, le jardinier m’a dit qu’il avait cru avoir affaire à des domestiques sortant en cachette, et que pour cette raison il ne donna pas l’éveil.
Il fit le tour du pavillon cependant, n’y vit pas de lumière, et tranquillisé, il retourna se coucher...
—Et c’était Mlle Hermine qui s’enfuyait avec un amoureux, fit M. Fortunat...
Mme Vantrasson eut l’air dépité d’un acteur qui se voit couper un effet.
—Attendez donc, répondit-elle, vous allez voir:
La nuit se passe, le matin arrive, puis l’heure du déjeuner... on ne voit pas paraître Mlle Hermine. On va frapper à sa porte... pas de réponse. On ouvre... Elle n’était pas dans sa chambre, et même le lit n’était pas défait...
Qu’est-ce que cela veut dire?... Voilà toute la maison en l’air: la mère qui se désole, le père qui est fou de colère et de douleur...
Comme de juste, on songe au frère de Mlle Hermine, et on monte le chercher... Il n’était pas chez lui, et son lit n’était pas défait non plus.
Tout le monde perdait la tête, quand le jardinier eut l’idée de raconter l’aventure de la nuit.
On court au pavillon, et que voit-on?... M. Raymond étendu à terre sur le dos, baigné dans son sang, roide, froid, immobile... comme mort, enfin! Une de ses mains serrait encore une épée...
On le relève, on le porte dans son lit, on envoie chercher un médecin... Il avait reçu deux coups d’épée, un à la gorge, l’autre en pleine poitrine...
Pendant plus d’un mois il resta entre la vie et la mort; et ce n’est qu’au bout de six semaines qu’il eut la force de raconter ce qui était arrivé.
Il fumait un cigare à sa fenêtre, quand il lui avait semblé distinguer une femme dans le jardin. Tout préoccupé de l’idée de sa sœur, il était descendu à la hâte, s’était glissé jusqu’au pavillon, et là, il avait trouvé près de Mlle Hermine un jeune homme qui lui était absolument inconnu.
Il pouvait le tuer, n’est-ce pas, et il ne lui eût rien été fait. Au lieu de cela, il lui déclara qu’ils allaient se battre à l’épée... Ils avaient des armes sous la main, ils se battirent... il fut blessé deux fois coup sur coup et tomba...
Et l’autre, croyant l’avoir tué, s’enfuit, entraînant Mlle Hermine...
Mme Vantrasson eût bien voulu reprendre haleine, et sans doute, par la même occasion se rafraîchir un peu; mais M. Fortunat était pressé; Vantrasson pouvait rentrer d’une minute à l’autre.
—Et ensuite?... demanda-t-il.
—Ensuite, dame!... M. Raymond se rétablit, et trois mois après il était sur pied. Mais les parents, qui étaient vieux, avaient reçu un coup dans le cœur. Ils ne se remirent pas, eux. Peut-être se disaient-ils que c’était leur dureté et leur entêtement qui avaient causé la perte de leur fille... c’est un dur remords, ça. Ils allèrent dépérissant de jour en jour, à vue d’œil, et l’année suivante on les porta au cimetière à deux mois de distance...
Le soi-disant clerc d’huissier ne songeait plus à l’omnibus, désormais, c’était bien évident, et l’hôtesse du «garni modèle» devait être en même temps rassurée et flattée.
—Et Mlle Hermine?... interrogea-t-il.
—Hélas! monsieur, jamais on n’a su où elle avait passé, ni où elle est allée, ni ce qu’elle est devenue...
—On ne l’a donc pas cherchée!...
—Oh! monsieur, ne dites pas cela. C’est-à-dire que pendant je ne sais combien de temps Mlle Hermine a eu après elle tout ce qu’il y a d’agents de police en France et à l’étranger... Pas un n’a réussi à retrouver seulement sa trace. M. Raymond, devenu comte de Chalusse, avait promis une somme énorme à qui retrouverait l’homme qui avait séduit sa sœur. Il voulait le tuer. Lui-même l’a cherché pendant des années, inutilement.
—Ainsi, jamais on n’a eu de nouvelles de cette malheureuse?
—Jamais!... c’est-à-dire si, deux fois... à ce qu’on m’a dit, vous comprenez. Il paraîtrait que le lendemain même de l’affaire, ses parents ont reçu d’elle une lettre où elle leur demandait pardon. Cinq ou six mois plus tard, elle a écrit de nouveau pour dire qu’elle savait que son frère n’était pas mort. Elle s’excusait encore et s’accusait, disant qu’elle n’était qu’une malheureuse, qu’elle avait été folle, mais que déjà le châtiment était venu, et qu’il était terrible... Elle ajoutait que tout était brisé entre elle et les siens, que jamais on n’entendrait parler d’elle, et qu’elle souhaiterait être oubliée comme si elle n’eût pas existé... Elle allait jusqu’à dire que ses enfants ne sauraient pas son nom, et qu’elle se condamnait à ne jamais prononcer de sa vie la nom de Chalusse dont elle était la honte...
C’était là l’éternelle et lamentable histoire de la fille séduite, payant de son bonheur et de sa vie une minute de vertige.
Drame terrible sans doute, mais banal comme la vie de tous les jours, et dont la vulgarité semblait plus désolante encore dans la bouche de cette mégère du «garni-modèle,» qui, elle aussi, à l’entendre, avait été trompée.
Aussi, qui eût connu M. Isidore Fortunat, eût été bien intrigué de le voir si ému pour si peu, lui, l’homme positif par excellence, cuirassé—il s’en vantait—contre toutes les surprises de la sensibilité.
—Pauvre fille!... fit-il, pour dire quelque chose.
Puis, d’un ton d’insouciance, précisément assez mal simulé pour trahir une anxiété extraordinaire:
—A-t-on su, du moins, demanda-t-il, qui était le misérable qui avait enlevé Mlle de Chalusse?
—Jamais. Qui il était, ce qu’il faisait, d’où il venait, s’il était vieux ou jeune, comment il avait connu Mlle Hermine... autant de mystères. Le bruit a bien couru, dans le temps, qu’il était étranger, Américain, je crois, et capitaine de navire, mais ce n’était qu’un bruit. La vérité est qu’on n’a seulement pas pu découvrir son nom.
—Quoi!... pas son nom!...
—Pas même.
Incapable de maîtriser son trouble, M. Fortunat eut du moins la présence d’esprit de se lever, et, grâce à ce mouvement, son visage se trouva dans l’ombre.
Mais il avait eu une exclamation sourde et un geste d’affreux découragement qui n’échappèrent pas à la Vantrasson. Elle en fut toute saisie, et de ce moment ne cessa d’observer avec la plus attentive défiance, le soi-disant clerc d’huissier.
Il n’avait pas tardé à se rasseoir sur sa chaise, près du comptoir, un peu pâle encore, mais fort calme en apparence.
Deux questions encore lui paraissaient indispensables, de l’une d’elles la lumière pouvait jaillir, et il venait de prendre le parti de les adresser au risque de se trahir.
Que lui importait son rôle, maintenant... Ne possédait-il pas des renseignements qu’il avait tout lieu de croire sincères!
—Je ne saurais vous dire, chère madame, commença-t-il, d’un ton bref, combien votre récit m’a intéressé... Maintenant, je puis vous l’avouer: je connais un peu le comte de Chalusse et je suis allé assez souvent chez lui, rue de Courcelles, où il demeure actuellement...
—Vous!... fit la femme, en inventoriant d’un coup, d’œil la toilette de M. Fortunat.
—Mon Dieu! oui, moi!... De la part de mon patron, bien entendu... Donc, toutes les fois que j’ai visité M. de Chalusse, j’ai vu chez lui une jeune demoiselle que je prenais pour sa fille... Je me trompais, probablement, puisqu’il n’est pas marié...
Il s’arrêta. La stupeur et la colère semblaient près de suffoquer l’hôtesse du «garni modèle.»
Sans deviner le comment ni le pourquoi, elle comprenait, à n’en point douter, qu’elle venait d’être jouée, et si elle eût suivi son premier mouvement elle eût sauté sur M. Isidore Fortunat.
Si elle se contint, si elle fit effort sur elle-même, c’est qu’elle lui réservait mieux.
—Une jeune demoiselle chez M. le comte, grommela-t-elle, ce n’est pas croyable, je ne l’ai jamais aperçue, je n’en ai jamais entendu parler... Depuis quand y est-elle?
—Depuis six ou sept mois.
—Si c’est ainsi, je ne dis pas absolument non. Voici tantôt deux ans que je n’ai mis les pieds chez M. le comte...
—C’est que j’ai une idée, moi. Cette jeune personne ne serait-elle pas la nièce de M. de Chalusse, la fille de Mlle Hermine?...
Mme Vantrasson secoua la tête.
—Rayez cela de vos papiers, prononça-t-elle. M. le comte a dit que sa sœur était morte pour lui la nuit où elle n’est enfuie...
—Qui donc serait cette jeune fille, alors?
—Dame!... je ne sais pas, moi. Comment est-elle?
—Assez grande, brune.
—Son âge?
—Dix-huit ou dix-neuf ans.
La mégère se livra, sur ses doigts, à un rapide calcul.
—Neuf et quatre treize, grommelait-elle, et cinq dix-huit... Eh! eh!... pourquoi pas!... Il faudra que j’aille voir cela.
—Plaît-il?...
—Rien... c’est une réflexion que je fais à part moi. Savez-vous son nom, à cette demoiselle?
—Marguerite.
Le visage de la Vantrasson se rembrunit.
—Non... ce n’est pas cela, murmura-t-elle d’une voix à peine distincte.
M. Fortunat était sur ses charbons ardents. Il était clair que cette affreuse créature, si elle ne savait rien de précis, avait au moins une idée, des soupçons vagues. Comment la faire parler, maintenant qu’elle était sur ses gardes?
Il n’eut pas le loisir de chercher un expédient; la porte du taudis s’ouvrit, et le maître, Vantrasson en personne, parut sur le seuil.
Parti aviné, il revenait ivre; sorti d’un pas lourd, il rentrait titubant.
—Ah!... scélérat! glapit la mégère, brigand!... tu as bu.
Il réussit à se maintenir en équilibre, et toisant sa femme avec ce flegme particulier aux ivrognes:
—Eh bien!... après!... fit-il. On ne peut donc plus rire avec les amis?... J’en ai rencontré deux qui avaient touché leur quinzaine, fallait-il refuser une politesse?
—Tu ne peux plus te tenir debout.
—Ça, c’est vrai! répondit-il.
Et pour le prouver, il se laissa choir sur une chaise.
Quelles menaces mâchonnait la Vantrasson? M. Fortunat ne distingua guère que les mots de «volée» et de «mouchard.» Mais aux regards qu’elle adressait alternativement à son mari et à lui, il ne pouvait guère se méprendre.
«Tu as du bonheur, toi, disaient clairement ces regards, que mon mari soit en cet état, on se serait expliqué, sans cela, et on aurait vu...»
—Je l’échappe belle! pensa le faux clerc.
Mais il n’y avait rien à craindre, c’était le cas de se montrer brave.
—Laissez donc votre homme tranquille, dit-il. S’il a seulement rapporté le papier timbré qu’il était allé chercher, je n’aurai pas perdu ma soirée pour vous obliger.
Vantrasson rapportait, non pas une feuille, mais deux. Une idée d’ivrogne. On trouva une mauvaise plume et de l’encre boueuse, et M. Fortunat se mit à rédiger une reconnaissance, selon les conventions arrêtées. Mais il fallait écrire le nom du créancier dont il avait parlé, il ne voulait pas mettre le sien, il mit celui de Chupin (Victor), lequel, en ce moment, mouillé et transi à la porte, ne se doutait guère du mauvais tour qu’on lui jouait.
—Chupin!... répétait l’hôtesse du «garni modèle,» afin de bien graver ce nom dans sa mémoire... Victor Chupin!... On le verra, celui-là...
L’acte rédigé, il fallut réveiller Vantrasson pour le signer.
Il s’y prêta de bonne grâce, et la femme apposa sa signature près de celle de son mari.
Alors, M. Fortunat remit en échange le billet qui lui avait servi de prétexte.
—Et surtout, recommanda-t-il encore, en ouvrant la porte pour se retirer, surtout n’oubliez pas l’à-compte à verser tous les mois...
—Oui, va!... compte là-dessus!... grogna la Vantrasson.
Il n’entendit pas cela. Il n’entendit pas davantage Chupin qui l’avait rejoint, qui marchait à ses côtés, et qui lui disait:
—Enfin, vous voilà, m’sieu!... Je pensais que vous aviez signé un bail dans cette baraque... la prochaine fois, j’apporterai une chaufferette...
Une de ces préoccupations despotiques, que connaissent les chercheurs obstinés, s’était emparée de M. Fortunat, et supprimait, pour lui, les circonstances extérieures. Venu le cœur bondissant d’espérances, il se retirait désespéré. Et sans souci de l’obscurité, de la boue, de la pluie qui recommençait, il allait au milieu de la chaussée...
Il fallut que Chupin l’arrêtât à la barrière, et lui rappelât qu’une voiture les attendait...
—C’est juste... fit-il.
Il monta, mais sans s’en apercevoir, assurément. Et tout le long du chemin, sa pensée débordant de son cerveau, comme le liquide d’un vase trop étroit, se répandit en un monologue dont Chupin, par instants, attrapait quelques bribes.
—Quelle affaire!... murmurait-il, quelle affaire!... J’en ai bien débrouillé depuis sept ans, mais jamais de si obscure... Ah! mes quarante mille francs sont bien aventurés. Certes! j’en ai bien déniché, de ces héritiers, dont on ne soupçonnait même pas l’existence, mais du moins j’avais quelque indice pour me guider... Ici, rien, pas une lueur... les ténèbres partout. Si je trouvais, cependant!... Mais comment chercher des gens dont j’ignore même le nom, des gens qui ont su échapper à toutes les investigations de la police!... Et où les chercher?... En Europe, en Amérique?... C’est à devenir fou!... A qui donc iront tous les millions du comte de Chalusse!...
L’arrêt brusque de la voiture sur la place de la Bourse appela cependant M. Fortunat au sentiment de la réalité.
—Voici vingt francs, Victor, dit-il à Chupin, payez le cocher, vous garderez le reste.
Ayant dit, il sauta lestement à terre.
Devant sa maison, un coupé de maître, attelé de deux chevaux de prix stationnait.
—L’équipage du marquis de Valorsay!... grommela M. Fortunat. Il a été patient; il m’a attendu, ou plutôt il a attendu mes dix mille francs... Nous allons bien voir!...
III
M. Fortunat venait à peine de partir pour son expédition au «garni modèle,» lorsque le marquis de Valorsay s’était présenté chez lui.
—Monsieur est sorti, répondit la Dodelin, qui était allée ouvrir.
—Vous devez vous tromper, ma bonne...
—Oh! non... Et même Monsieur a dit que vous l’espériez.
—Allons, soit...
Fidèle aux ordres qu’elle avait reçus, la servante conduisit le visiteur dans le salon, alluma les bougies d’un candélabre et se retira.
—C’est prodigieux! grommelait le marquis, mons Fortunat se fait désirer, mons Fortunat se fait attendre!... Enfin...
Il sortit un journal de sa poche, s’allongea sur un fauteuil... et attendit.
Par son nom, sa fortune, ses habitudes et ses goûts, le marquis de Valorsay appartenait à cette aristocratie—non sans alliage—du plaisir et de la vanité, qui pour exprimer des mœurs nouvelles a créé un vocable nouveau: «la haute vie.»
Le cercle, le bois, les courses, les premières représentations, la chasse en automne, l’été les eaux, une maîtresse, son tailleur, ses relations du monde, ses chevaux emplissaient les journées du marquis de Valorsay de leurs frivoles soucis.
Courir en personne un steeple-chase lui paraissait une prouesse digne de ses aïeux. Et quand il passait et repassait devant les tribunes, en tenue de jockey, avec ses bottes à revers et sa casaque amaranthe, il croyait lire l’admiration dans tous les yeux.
C’était là comme le fond banal de son existence, d’où se détachaient quelques épisodes saillants: deux duels, une femme enlevée, une séance de vingt-six heures au jeu, une chute à la Marche, qui mit ses jours en danger.
Tant d’avantages le rehaussaient considérablement dans l’estime de ses amis, et lui avaient valu une célébrité dont il n’était pas médiocrement fier.
Les chroniqueurs usaient et abusaient de ses initiales, et dès qu’il quittait Paris, les journaux du sport ne manquaient jamais de signaler son départ, à l’article «Villégiatures et déplacements.»
Le malheur est que cette vie d’oisiveté affairée a ses fatigues et ses accidents. M. de Valorsay en était la preuve vivante.
Il n’avait que trente-trois ans, et il en paraissait pour le moins quarante, en dépit de soins excessifs. Les rides lui venaient, et tout l’art de son valet de chambre ne dissimulait qu’à grand’peine et mal les places vides de son crâne. De sa chute à la Marche, il lui était resté à la jambe droite une certaine roideur qui tournait à la claudication dès que le temps se mettait à la pluie.
Toute sa personne, enfin, annonçait une lassitude prématurée, de même que ses yeux, lorsqu’il cessait de les surveiller, trahissaient le dégoût de tout, l’abus, la satiété.
Il avait encore grand air malgré cela, une distinction innée que rien n’avait altéré, et ces façons hautaines qui annoncent l’estime exagérée de soi et l’habitude de commander des inférieurs...
Onze heures sonnèrent à la pendule du salon de M. Fortunat; le marquis de Valorsay se dressa en jurant.
—Ceci devient trop fort! grommela-t-il. Ce drôle se moque de moi, décidément.
Il cherchait des yeux une sonnette, il n’en aperçut pas, et il en fut réduit, lui, à entrebâiller une porte et à appeler.
La Dodelin parut.
—Monsieur a dit qu’il serait ici à minuit, répondit-elle à toutes les questions du marquis, donc il y sera... Il n’a pas son pareil pour l’exactitude. Que monsieur patiente encore un petit moment.
—Soit, patientons, mais alors, ma bonne, allumez-moi du feu, j’ai les pieds gelés!...
Il est de fait que le salon de M. Fortunat, presque toujours fermé, était humide et froid comme une glacière.
Et pour comble, M. de Valorsay était en habit, avec un pardessus très-léger.
La servante hésita une seconde, trouvant que ce visiteur était bien sans gêne, et agissait comme chez lui. Pourtant elle obéit.
—Évidemment, pensait le marquis, je devrais me retirer, oui, je le devrais...
Il resta cependant. La nécessité mâta les révoltes de son orgueil.
Orphelin de bonne heure, maître sans contrôle à vingt-trois ans d’un patrimoine immense, M. de Valorsay était entré dans la vie comme un affamé dans une salle à manger.
Son nom lui donnant droit à une bonne place, il s’installa, les deux coudes sur la table, sans demander combien coûtait le banquet.
C’était cher; il s’en aperçut à la fin de la première année en constatant qu’il avait de beaucoup dépassé ses revenus.
Il était clair que s’il continuait ainsi, chaque année creuserait un abîme où s’engloutirait à la fin toute la fortune que lui avait laissée son père, plus de cent soixante mille livres de rente.
Mais il avait bien le temps, vraiment, de songer à ces choses lointaines et mesquines! Et d’ailleurs il avait eu tant de succès et de satisfactions de tout genre, pour son argent, qu’il ne le regrettait pas.
Il possédait des propriétés princières, il trouva des prêteurs qui furent trop heureux de lui offrir tout ce qu’ils avaient de capitaux, contre bonne hypothèque, bien entendu.
Il emprunta timidement d’abord, puis plus hardiment, lorsqu’il reconnut combien peu de chose est une hypothèque. On n’en est ni plus ni moins le maître chez soi.
D’ailleurs, ses besoins grandissaient incessamment comme sa vanité.
Placé à une certaine hauteur dans l’opinion de son monde, il ne voulait pas déchoir et ce lui était une raison de faire une certaine folie chaque année, parce qu’il l’avait faite l’année précédente.
Son écurie seule lui coûtait plus de cinquante mille francs par an.
D’intérêts, il n’en payait pas; on ne les lui réclamait pas; il oubliait sans doute qu’ils s’accumulaient lentement, mais continuellement; qu’ils s’enflaient à chaque échéance, qu’ils produisaient eux-mêmes, et qu’au bout d’un certain nombre d’années le capital de sa dette serait doublé.
Sur la fin, il ne comptait même plus. Il ignorait absolument où en étaient ses affaires. Il en était arrivé à se croire des ressources inépuisables.
Il le crut jusqu’au jour où étant allé chez son notaire chercher des fonds, ce notaire lui répondit froidement:
—Vous me demandiez cent mille francs, monsieur le marquis, je n’ai pu vous en procurer que cinquante mille... les voici. Et n’espérez plus rien. Tous vos immeubles sont grevés au-delà de leur valeur... ainsi c’est fini. Vos créanciers vous laisseront sans doute tranquille un an encore, c’est leur intérêt; mais ce délai écoulé, ils vous exproprieront, c’est leur droit.
Il eut un sourire discret, un sourire d’officier ministériel, et ajouta:
—Moi, à votre place, monsieur le marquis, je mettrais à profit cette année de répit. Vous comprenez sans doute ce que je veux dire?... J’ai bien l’honneur de vous saluer.
Quel réveil!... après un rêve splendide de plus de dix années!...
M. de Valorsay en demeura comme écrasé, et pendant deux jours il resta enfermé chez lui, refusant obstinément de recevoir personne.
—M. le marquis est malade!... répondait son valet de chambre aux visiteurs.
Il lui avait fallu ce temps pour se remettre, pour en venir surtout à oser envisager bien en face et froidement sa situation.
Elle était épouvantable, car sa ruine était complète, absolue. Pas une épave ne devait échappée au désastre. Que devenir? Que faire?
Il avait beau se tâter, il se trouvait incapable de rien entreprendre, de rien sentir. Tout ce que la nature lui avait départi d’énergie, il l’avait gaspillé au service de sa vanité. Plus jeune, il eût pu se faire soldat, il n’eût pas été le premier, il serait allé en Afrique... mais il n’avait même pas cette ressource.
C’est alors que le sourire de son notaire, comme une lueur dans les ténèbres, lui revint à la mémoire.
—Décidément, murmura-t-il, son conseil était bon... Tout n’est pas perdu et une issue nous reste encore: un mariage.
Pourquoi ne se marierait-il pas, en effet, et richement. Rien n’avait transpiré de son désastre, et il avait encore pour un an tous les prestiges de la fortune.
Son nom seul était un apport considérable. Ce serait bien le diable s’il ne découvrait pas dans la banque ou dans le haut commerce quelque héritière dévorée de l’ambition d’avoir sur ses voitures une couronne de marquise.
Ce parti arrêté et mûri, M. de Valorsay s’était mis en quête, et bientôt il crut avoir trouvé.
Mais ce n’était pas tout. Les donneurs de grosses dots sont défiants, ils aiment à voir clair dans la situation des épouseurs qui se présentent, ils vont aux informations, quelquefois. Avant de s’engager, M. de Valorsay comprit qu’un homme d’affaires intelligent et dévoué lui devenait indispensable.
N’allait-il pas falloir tenir les créanciers en haleine, leur imposer silence, obtenir d’eux des concessions, les intéresser en un mot au succès?...
C’est avec ces idées que M. de Valorsay se rendit chez son notaire, espérant peut-être son concours.
Il le refusa net, d’un ton rogue, déclarant qu’il ne pouvait se mêler de tels tripotages, et que les lui proposer était presque une insulte. Puis, touché sans doute du désespoir de son client:
—Mais je puis, ajouta-t-il, vous indiquer l’homme qu’il vous faut... Allez trouver M. Isidore Fortunat, 27, place de la Bourse; si vous parvenez à l’intéresser à votre mariage, il est fait.
Voilà, en gros, comment et à la suite de quelles circonstances le brillant marquis de Valorsay était entré en relations avec M. Isidore Fortunat.
D’un coup d’œil perspicace, dès la première visite, il jaugea l’homme. Il le vit tel qu’il le souhaitait, prudent et hardi tout ensemble, fertile en expédients, passé maître dans l’art de glisser sans accroc entre les mailles le la loi, avide enfin, et peu tourmenté de scrupules.
Avec un tel conseiller, masquer six mois un désastre et duper le beau-père le plus défiant devait n’être qu’un jeu.
Aussi, M. de Valorsay n’eut-il pas une minute d’indécision. Il exposa franchement sa situation financière et ses espérances matrimoniales, et conclut en promettant tant pour cent sur la dot, le lendemain de son mariage.
Séance tenante, un traité fut signé, et dès le lendemain M. Fortunat prenait en main les intérêts de l’honorable gentilhomme.
De quel cœur il s’y donna, et avec quelle foi au succès! un seul fait le dit: Il avait avancé, de sa poche, quarante mille francs à son client.
Après cela, le marquis eût eu mauvaise grâce à n’être pas satisfait de son conseiller. Il en était d’autant plus enchanté que cet habile homme, en toute occasion, lui témoignait une déférence respectueuse jusqu’à la servilité.
Aux yeux de M. de Valorsay, ce point était capital, car il devenait plus arrogant et plus susceptible, à mesure qu’il avait moins le droit de l’être.
Honteux au-dedans de lui-même et profondément humilié des tripotages avilissants auxquels il descendait, il s’en vengeait en accablant son complice de sa supériorité imaginaire et de ses dédains de grand seigneur.
Selon son humeur, bonne ou mauvaise, il l’appelait «Cher Arabe,» ou «Mons Fortunat» et le plus souvent «Maître Vingt-pour-Cent.»
Et l’autre n’en gardait pas moins son sourire obséquieux sur les lèvres, bien capable, par exemple, de porter tout cela sur sa note de frais à l’article «divers».
Mais précisément la constante soumission de M. Fortunat faisait paraître son absence plus extraordinaire. Un tel oubli des plus vulgaires convenances ne se concevait pas de la part d’un homme si poli.
De sorte que peu à peu le marquis de Valorsay passait de la colère à l’inquiétude.
—Serait-il survenu quelque chose?... pensait-il.
C’est que les aiguilles de la pendule marchaient toujours... minuit était sonné depuis un moment déjà.
Le marquis délibérait s’il se retirerait ou non à la demie, quand il entendit le grincement d’une clef dans la serrure de la porte extérieure, puis des pas rapides dans le corridor.
—Enfin!... le voici! murmura-t-il, avec un soupir de satisfaction.
Il s’attendait à le voir paraître aussitôt, mais point.
Peu soucieux de s’exhiber sous le costume qu’il avait endossé pour suivre Chupin, M. Fortunat avait couru à sa chambre à coucher reprendre ses vêtements ordinaires. Il avait besoin, en outre, de songer à la conduite à tenir et à ce qu’il dirait.
Si M. de Valorsay, comme c’était probable, ignorait l’accident du comte de Chalusse, fallait-il le lui apprendre? M. Fortunat se dit que non, prévoyant avec raison que cela soulèverait une discussion capable d’amener une rupture. Or, il ne voulait rompre qu’à bon escient, et seulement quand il serait bien sûr de la mort du comte.
De son côté, M. de Valorsay réfléchissait—un peu tard—qu’il avait eu bien tort de patienter pendant trois mortelles heures.
Était-ce digne de lui?... Ne s’était-il pas manqué gravement à lui-même?... Puis encore, M. Fortunat ne mesurerait-il pas à cette circonstance qui était un aveu, l’importance de ses services et l’urgence des besoins de son client?... N’en deviendrait-il pas plus exigeant et plus dur?
Très-certainement, si le marquis eût pu s’esquiver sans bruit, il l’eût fait. Mais c’était impossible. Alors, il eut recours à un stratagème qui lui parut sauver sa dignité compromise.
Il se tassa dans son fauteuil, ferma les yeux et parut dormir.
Et quand M. Fortunat entra dans le salon, il se dressa brusquement, comme un homme réveillé en sursaut, se frottant les yeux en disant:
—Hein!... qu’est-ce que c’est?... Par ma foi!... je m’étais bel et bien endormi.
Mais l’autre ne fut pas dupe.
Il avait fort bien remarqué à terre un journal qui, tout froissé et tout déchiré, trahissait la colère d’une longue attente.
—Ah ça! continuait le marquis, quelle heure est-il?... Minuit et demi!... Et c’est maintenant que vous arrivez à un rendez-vous assigné pour dix heures!... Ceci passe la permission, mons Fortunat, et vous en prenez par trop à votre aise avec moi! Savez-vous que ma voiture est en bas, par le temps qu’il fait, depuis neuf heures et demie, et que mes chevaux en ont peut-être attrapé une fluxion de poitrine!... Un attelage de six cents louis!...
M. Fortunat tendait à cet orage un dos plein d’humilité.
—Il faut m’excuser, monsieur le marquis, fit-il. Si je suis resté dehors si tard, contre mes habitudes, c’est uniquement pour vos affaires.
—Pardieu!... il ne manquerait plus que c’eût été pour les vôtres!
Et satisfait de cette plaisanterie, il ajouta:
—Eh bien!... où en sommes-nous?
—De mon côté tout marche à souhait.
Le marquis avait repris sa place au coin de la cheminée et tisonnait le feu d’un air d’insouciance très-noble à coup sur, mais assez mal joué.
—Je vous écoute... dit-il simplement.
—En ce cas, monsieur le marquis, répondit M. Fortunat, voici le fait en deux mots sans détails. Grâce à un expédient imaginé par moi, nous obtiendrons pour vingt-quatre heures la main-levée de toutes les inscriptions qui grèvent vos biens... Nous prendrons adroitement nos mesures, et ce jour-là même, nous demanderons un état au conservateur... Cet état, naturellement, certifiera que vos propriétés sont libres d’hypothèques, vous le montrerez à M. de Chalusse et tous ses doutes, s’il en a, seront levés... L’expédient, du reste, est simple; le difficile était de trouver les fonds, mais je les aurai chez un coulissier de mes amis. Tous vos créanciers, sauf deux, se prêtent admirablement à cette petite manœuvre, j’ai leur consentement. Par exemple, ce sera cher: il vous en coûtera vingt-six mille francs environ de commission et de frais.
M. de Valorsay eut un mouvement de joie si vif, qu’il ne put s’empêcher de battre des mains.
—Alors, l’affaire est dans le sac!... s’écria-t-il. Avant un mois Mlle Marguerite sera marquise de Valorsay et j’aurai de nouveau cent mille livres de rentes...
Puis, ayant surpris le geste de M. Fortunat qui n’avait pu se retenir de hocher gravement la tête:
—Ah! vous doutez!... reprit-il. Eh bien! à votre tour écoutez-moi. Hier, j’ai eu une conférence de deux heures avec le comte de Chalusse, et tout a été convenu et arrêté...
Nous avons échangé notre parole, maître Vingt-pour-cent. Le comte fait royalement les choses, il donne à Mlle Marguerite deux millions.
—Deux millions! fit l’autre comme un écho.
—Oui, cher Arabe, ni plus ni moins... Seulement, pour des raisons particulières et qu’il ne m’a pas dites, le comte tient à ce qu’il ne soit porté que deux cent mille francs au contrat. Le reste—dix-huit cent mille livres, s’il vous plaît—me sera remis de la main à la main, sans reçu, avant la mairie. Ma parole d’honneur, je trouve cela charmant... et vous?
M. Fortunat ne répondit pas. La gaieté expansive de M. de Valorsay, loin de le dérider, l’attristait.
—Toi, pensait-il, tu chanterais moins haut, si tu savais qu’à l’heure qu’il est le comte a peut-être rendu l’âme et que très-probablement Mlle Marguerite n’a plus que ses beaux yeux pour pleurer ses millions...
Mais le brillant gentilhomme ne soupçonnait pas cela, car il continuait, répondant plutôt aux objections de son esprit qu’à M. Fortunat:
—Vous me direz peut-être qu’il est singulier que moi, Ange-Marie-Robert Dalbon, marquis de Valorsay, j’épouse une fille qui ne connaît ni père ni mère et qui s’appelle Marguerite tout court... De ce coté-là, c’est vrai, l’union n’est pas positivement brillante. Enfin, comme il sera notoire qu’elle n’a eu en dot que 200,000 francs, on ne m’accusera pas d’avoir battu monnaie avec mon nom... J’aurai l’air, tout au contraire, d’avoir fait un mariage d’amour... cela me rajeunira.
Cependant il s’interrompit, irrité de la froideur obstinée de M. Fortunat.
—Savez-vous, maître Vingt-pour-Cent, dit-il, qu’à voir votre mine allongée, on jurerait que vous doutez du succès.
—Il faut toujours douter... répondit philosophiquement l’homme d’affaires.
Le marquis haussa les épaules.
—Même quand on a triomphé de tous les obstacles? demanda-t-il d’un ton goguenard.
—Mon Dieu, oui.
—Que manque-t-il, cependant, pour que ce mariage soit autant dire conclu?...
—Le consentement de Mlle Marguerite, monsieur le marquis.
Ce fut comme une douche d’eau glacée tombant sur la joie de M. de Valorsay. Un frisson nerveux le secoua, il devint livide, et d’une voix sourde:
—Je l’aurai, répondit-il, j’en suis sûr maintenant.
On ne pouvait pas dire que M. Fortunat fût en colère. Ces gens froids et lisses comme une pièce de cent sous n’ont point de passions inutiles.
Mais il était singulièrement agacé d’entendre son client sonner sottement les fanfares de la victoire, pendant qu’il était réduit, lui, à dissimuler au fond de son cœur le deuil douloureux de ses 40,000 francs.
Aussi, loin d’être touché de l’émotion du marquis, se complut-il à retourner le poignard dans la blessure qu’il avait faite.
—Il faut me pardonner ma défiance, dit-il. Elle vient de ce que je me rappelle parfaitement ce que vous me disiez il y a huit jours.
—Que vous disais-je?
—Que vous soupçonniez Mlle Marguerite d’une... Comment dois-je m’exprimer?... D’une... préférence secrète pour quelqu’un.
A l’enthousiasme du marquis, le plus sombre abattement avait succédé. Il était manifeste qu’il subissait la plus cruelle torture.
—J’ai eu plus que des soupçons, dit-il.
—Ah!
—J’ai eu une certitude, grâce à la femme de charge du comte de Chalusse, Mme Léon, une vieille misérable que j’ai su mettre dans mes intérêts. Elle a épié Mlle Marguerite et surpris une lettre qui lui était adressée...
—Oh! oh!...
—Certes! il ne s’est rien passé dont Mlle Marguerite ait à rougir; la lettre que j’ai tenue entre mes mains en était la preuve éclatante. Elle pourrait avouer hautement les sentiments qu’elle inspire et que sans doute elle éprouve. Cependant...
Le regard de M. Fortunat devenait insupportable de fixité.
—Vous voyez donc bien que j’ai raison de craindre... fit-il.
Exaspéré, hors de lui, M. de Valorsay se leva si violemment, que son fauteuil en fut renversé.
—Eh bien!... non! s’écria-t-il, mille fois non! Vous avez tort... parce qu’à l’heure qu’il est, l’homme qu’avait distingué Mlle Marguerite est perdu... Ah! c’est ainsi. Pendant que nous sommes ici, en ce moment même, il se perd irrémissiblement, sans retour... Entre lui et la femme que je veux épouser, que j’épouserai, j’ai creusé un abîme si profond que le plus immense amour ne le comblerait pas. C’est mieux et pis que si je l’avais tué... Mort, on le pleurerait peut-être... Tandis que maintenant, la dernière des filles et la plus avilie se détournera de lui, ou l’aimant, n’osera l’avouer.
L’impassible homme d’affaires parut troublé.
—Auriez-vous donc, balbutia-t-il, mis à exécution le projet... le plan dont vous m’avez entretenu en l’air... et que je prenais, moi, pour une fanfaronnade, pour une plaisanterie?...
Le marquis abaissa lentement la tête.
—Oui!...
L’autre demeura un moment comme pétrifié; puis tout à coup:
—Quoi!... vous avez fait cela, dit-il, vous... un gentilhomme!...
En proie à une agitation convulsive, M. de Valorsay marchait au hasard dans le salon... S’il eût aperçu son visage dans une glace, il se fût fait peur.
—Un gentilhomme! répétait-il avec l’accent d’une rage contenue, un gentilhomme!... Les gens n’ont que ce mot à la bouche, maintenant... Qu’entendez-vous donc par un gentilhomme, s’il vous plaît, mons Fortunat!... Ne serait-ce pas par hasard un personnage héroïque et idiot qui traverse la vie d’un pas grave, mélancoliquement drapé dans ses principes, stoïque autant que Job et résigné comme un martyr... une manière de Don Quichotte moral prêchant l’austère vertu et la pratiquant?... Le malheur est que les grands sentiments sont hors de prix, et je suis ruiné... D’ailleurs, les miroirs de chevalerie sont cassés, je vous en préviens... Moi je ne suis pas un saint, j’aime la vie et tout ce qui la fait belle et facile: les femmes, le jeu, le luxe, les chevaux... et pour me procurer tout cela, comme je suis de mon temps, je me bats avec les armes de mon temps... Être honnête est superbe, mais tant qu’à ne l’être pas, je préfère une énorme infamie qui me donnera cent mille livres de rentes à cent mille petites gredineries à vingt sous pièce... le garçon me gêne, je le supprime... tant pis pour lui, pourquoi se trouve-t-il là!... Si j’avais pu le mener sur le terrain, en plein soleil, je l’aurais expédié dans les règles, par devant témoins... mais agir ainsi, c’eût été renoncer à Mlle Marguerite... J’ai dû chercher autre chose... Je n’avais pas le choix des moyens, n’est-ce pas?... L’homme qui se noie et qui en est à sa dernière gorgée ne repousse pas une planche de salut, parce qu’elle est malpropre...
Il eut un geste plus violent encore que ses paroles, et se jeta sur un canapé, prenant son front entre ses mains, comme s’il l’eût senti près d’éclater.
La colère l’étouffait, et plus encore quelque chose qu’il ne s’avouait pas, le soulèvement de sa conscience et la révolte de ses derniers instincts d’honnêteté.
Assurément il avait peu de préjugés, et depuis longtemps il s’était mis au-dessus des préceptes de la morale vulgaire qu’il traitait de doctrine d’abrutissement. Mais du moins, jusqu’à ce jour, jamais il n’avait formellement violé aucun article du code des gens d’honneur. Tandis que cette fois...
—C’est une abominable action que vous venez de commettre, monsieur le marquis, prononça froidement M. Fortunat...
—Oh!... pas de morale.
—Cela ne fait jamais mal.
Le marquis haussa les épaules, et d’un ton d’amère gouaillerie:
—Voyons, mons Fortunat, dit-il, tenez-vous énormément à perdre les 40,000 francs que vous m’avez avancés?... C’est facile. Courez chez la d’Argelès, demandez M. de Coralth, donnez-lui contre-ordre de ma part, et l’autre sera sauvé, et il épousera les millions de Mlle Marguerite.
M. Fortunat se tut.
Il ne pouvait pas dire au marquis: «Eh! ils sont perdus, mes 40,000 francs, je ne le sais que trop... Mlle Marguerite n’a plus de millions et vous avez commis un crime inutile...»
C’était cependant cette conviction qui lui donnait son bel accent d’honnêteté effarouchée. Il se passait le luxe d’un peu de vertu pour l’argent qu’il perdait.
Eût-il parlé comme il venait de le faire, s’il eût conservé beaucoup d’espoir? C’est au moins douteux.
Quoi qu’il en soit, il faut rendre à M. Fortunat cette justice que très-réellement et très-sincèrement il était révolté de ce qu’il avait appelé une abominable action. D’abord, c’était un acte brutal et violent, et il tenait, lui, pour les moyens doux. En second lieu, cela sortait absolument du cercle de ses opérations. Autant de raisons pour mépriser le marquis et s’estimer meilleur en se comparant à lui. Cela arrive journellement et c’est même une joie de ce monde d’entendre les coquins se juger entre eux. Il faut voir comme celui qui dépouille les gens à la Bourse traite celui qui détrousse sur les grands chemins... et réciproquement.
Cependant, grâce à un énergique effort de volonté, le marquis de Valorsay avait repris son attitude hautaine, et d’un geste familier il ramenait aux places vides ce qui lui restait de cheveux.
Bientôt il se leva.
—Tout cela, dit-il, est bel et bien; je n’en suis pas moins pressé de connaître le résultat de ma petite combinaison... C’est pourquoi, mons Fortunat, vous allez me compter les cinq cents louis que vous avez à me remettre... et après, bonne nuit!
Cette mise en demeure, l’homme d’affaires l’attendait, et cependant il tressaillit.
—Vous me voyez désolé, monsieur le marquis, répondit-il avec un sourire piteux... c’est pour cela même que je suis resté si tard dehors, contrairement à toutes mes habitudes... J’espérais trouver un banquier qui m’a obligé jadis, M. Prosper Bertomy... vous savez, qui a épousé la nièce de M. André Fauvel...
—Au fait... s’il vous plaît.
—Eh bien!... impossible de me procurer ces malheureux dix mille francs.
De pâle qu’il était, le marquis devint cramoisi.
—C’est une plaisanterie, j’imagine... fit-il.
—Hélas!... non, malheureusement.
Il y eut une minute de silence pendant laquelle le marquis évalua mentalement les conséquences de ce manque de parole, et sans doute il les trouva fort graves, car c’est d’un ton presque menaçant qu’il dit:
—Vous savez cependant qu’il me faut cet argent aujourd’hui... il me le faut.
Assurément M. Fortunat se fut laissé arracher un bon lambeau de chair plutôt que cette somme.
Mais, d’un autre côté, il tenait à rester en bons termes avec le marquis jusqu’à plus ample informé. On lui avait dit que le comte de Chalusse était à la mort... mais on revient de loin, il pouvait se remettre, et alors M. de Valorsay redevenait une valeur de premier ordre.
Ayant donc à ménager la chèvre et le chou, à sauver la caisse et à garder le client, son embarras était extrême.
—Ces choses-là n’arrivent qu’à moi, disait-il, je comptais sur une rentrée...
Puis, soudain, se frappant le front:
—Mais dans le fait, s’écria-t-il, pourquoi, monsieur le marquis, ne demanderiez-vous pas cette somme à un de vos amis... au duc de Champdoce ou au comte de Commarin... c’est une idée, cela!...
M. de Valorsay n’était rien moins que naïf.
Sa pénétration naturelle s’était singulièrement aiguillée, depuis qu’il était journellement aux prises avec les difficultés de la gêne, depuis qu’il luttait pour défendre sa peau, selon sa triviale mais énergique expression.
L’extrême embarras de M. Fortunat ne lui avait pas échappé; ce dernier trait fit éclore en loi un essaim de soupçons.
—Comment!... fit-il lentement et d’un ton de défiance, c’est vous qui me donnez ce conseil, maître Vingt-pour-Cent!!.. C’est prodigieux!... Depuis quand vos opinions se sont-elles à ce point modifiées...
—Mes opinions?...
—Mais oui!... N’est-ce pas vous, qui à nos premières entrevues me disiez: «Ce qui vous sauvera, c’est que vous n’avez, de votre vie, emprunté un louis à un ami... Un créancier ordinaire prend de gros intérêts, et une fois payé se tait... Un ami n’est satisfait que le jour où toute la terre sait qu’il vous a généreusement obligé... Mieux vaut un usurier.» Je trouvais cela très-sensé, ma foi! et j’étais encore de votre avis, quand vous ajoutiez: «Donc, monsieur le marquis, pas d’emprunt de ce genre jusqu’à votre mariage, sous aucun prétexte... Passez-vous de manger plutôt. Vous avez encore crédit sur rue, mais le sol est miné... L’indiscrétion d’un ami disant: Je crois Valorsay gêné... peut mettre le feu à la mine, et vous sautez!»
En vérité, le malaise de M. Fortunat était pénible à voir.
Ce n’est pas qu’il manquât d’audace, mais les événements de la soirée avaient ébranlé son aplomb.
Imperturbable quand il avait en main les intérêts d’autrui, il se trouvait tout désorienté d’avoir à manier les siens propres. L’espoir de gain et le chagrin de la perte lui enlevaient sa lucidité.
Il était comme ces professeurs de jeu, plus froids que la glace en théorie, conseillers excellents des joueurs aventureux, qui, dès qu’ils touchent aux cartes pour leur compte, perdent la tête, ou «s’emballent,» pour parler l’argot du tapis vert.
Sentant bien qu’il venait de commettre une maladresse insigne, il se creusait la tête à chercher comment la réparer, ne trouvait pas, et sa gaucherie en redoublait.
—M’avez-vous, oui ou non, tenu ce langage, insista M. de Valorsay... Qu’avez-vous à répondre?
—Les circonstances...
—Lesquelles?...
—Dame!... des besoins urgente... Il n’est pas de règle sans exception... Je ne prévoyais pas que vous iriez si vite... Voilà quarante mille francs que je vous avance en cinq mois... c’est énorme... A votre place je me serais restreint, j’aurais économisé...
Il s’arrêta, il fut contraint de s’arrêter par le regard perspicace et terrible dont l’enveloppa M. de Valorsay.
Il était furieux contre lui-même...—«Je deviens stupide,» pensait-il.
—Encore un sage conseil, reprit ironiquement le gentilhomme ruiné... Que ne m’engagez-vous, pendant que vous y êtes, à vendre chevaux et voitures, et à aller m’établir rue Amelot, au 4e sur la cour... Cela semblerait bien naturel, n’est-ce pas, et inspirerait à M. de Chalusse une confiance sans bornes?...
—On peut, sans en arriver là...
—Ah! taisez-vous, interrompit violemment le marquis, car mieux qu’un autre vous savez que je suis condamné au luxe... Vous savez aussi que je suis condamné aux apparences quand la réalité n’est plus!... Le salut est à ce prix. J’ai joué, soupé, fait courir... il faut que je continue. J’en suis venu à exécrer Ninette Simplon, pour qui j’ai fait des folies, et je la garde... c’est une enseigne... J’ai jeté les billets de mille francs par la fenêtre, je n’ai pas le droit de n’en pas jeter... et cependant je n’en ai plus... Que dirait-on si je m’arrêtais? «—Valorsay a fait le plongeon!» Alors, adieu les héritières... Et je reste souriant: c’est dans le rôle... Que penseraient mes domestiques, vingt espions que je paye, s’ils me voyaient soucieux?...
Savez-vous, mons Fortunat, que j’en ai été réduit à dîner à crédit à mon cercle, parce que j’avais payé, le matin, la provende du mois de mes chevaux?...
Certes, j’ai chez moi des objets du plus grand prix... je ne puis m’en défaire, cela se verrait et ils font partie de mon étalage... Un cabotin ne vend pas ses costumes parce qu’il a faim... il se passe de manger... et l’heure de la représentation venue, il endosse ses habits de velours et de satin, et l’estomac creux, il chante les délices de la bonne chère et l’ivresse des vieux vins...
Voilà ce que je fais, moi, Robert Dalbon, marquis de Valorsay!...
Aux dernières courses de Vincennes, il y a quinze jours, j’avais fait atteler à la Daumont, et mes quatre chevaux soulevaient tout le long du boulevard comme une poussière d’envie...
J’ai entendu un ouvrier qui disait: «Sont-ils heureux, ces riches!»
Heureux, moi!... J’enviais son sort... Il était sûr, lui, que le lendemain serait pour lui semblable à la veille...
Moi, ce jour-là, j’avais en poche et pour toute fortune un louis, épave du baccarat de la veille... Dans l’enceinte du pesage, Isabelle m’a passé une rose à la boutonnière... je lui ai donné mon louis... J’avais envie de l’étrangler!...
Il s’interrompit, ivre de colère, et, marchant sur M. Isidore Fortunat, le fit reculer jusqu’au fin fond d’une embrasure.
Une fois là:
—Et voici huit mois, poursuivit-il, que dure cette vie enragée!... Huit mois dont chaque minute a été une atroce douleur... Ah!... mieux vaudrait la misère, le bagne, l’infamie!... Et quand je touche au but, vous, je ne sais par quel caprice ni par quelle trahison, vous rendriez inutile tout ce que j’ai souffert!... Vous me feriez échouer dans le port!... Non!... par le saint nom de Dieu, cela ne sera pas, je t’aurai avant, misérable drôle, écrasé comme une bête venimeuse!...
Sa voix, sur ces derniers mots, arrivait à un tel diapason que les vitres du salon en vibraient, et que Mme Dodelin en frissonna dans sa cuisine.
—Sûr, pensait-elle, on finira par faire un mauvais parti à monsieur, un de ces jours!...
Ce n’était pas, il est vrai, la première fois que M. Fortunat se trouvait aux prises avec un client d’un tempérament sanguin.
Mais toujours il était sorti sain, et sauf de ces mauvaises rencontres.
Aussi, était-il beaucoup moins effrayé qu’il n’en avait l’air. Et la preuve, c’est qu’il avait encore assez de liberté d’esprit pour réfléchir et calculer.
«—D’ici quarante-huit heures, pensait-il, je serai fixé sur le sort du comte... il sera mort ou en voie de rétablissement... donc, à promettre pour après-demain tout ce que voudra cet enragé, je ne risque rien.»
Et, sur ce raisonnement, profitant d’une minute où M. de Valorsay reprenait haleine:
—En vérité, monsieur le marquis, fit-il, je ne m’explique pas votre irritation...
—Comment, drôle...
—Pardon!... avant de m’injurier, permettez que je m’explique...
—Pas d’explications... cinq cents louis!
—De grâce, laisse-moi achever... Oui, je sais que vous en avez un besoin urgent... non à un jour près, cependant... Aujourd’hui, je n’ai pu me les procurer... je ne puis m’engager formellement pour demain, mais après-demain, samedi, 17, je les aurai assurément...
Le marquis le regarda comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de sa pensée.
—Est-ce positif, au moins? demanda-t-il. Jouons cartes sur table; si vous devez me laisser dans l’embarras, avouez-le moi...
—Eh! monsieur le marquis, ne suis-je pas intéressé à votre succès autant que vous-même?... N’avez-vous pas des gages de mon dévouement...
—Alors je puis compter sur vous?
—Absolument.
En voyant dans les yeux de son client un reste de doute, M. Fortunat ajouta:
—Vous avez ma parole!...
Trois heures sonnaient, M. de Valorsay prit son chapeau, et traînant un peu la jambe, car les émotions fortes lui produisaient l’effet du changement de temps, il se dirigea vers la porte.
M. Fortunat, qui avait encore sur le cœur l’épithète de drôle, l’arrêta.
—Est-ce que vous allez, monsieur le marquis, demanda-t-il, chez cette dame... Comment l’appelle-t-on?... Ah! Mme d’Argelès, où on doit égorger le préféré de Mlle Marguerite?...
Le marquis eut un haut le corps.
—Pour qui me prenez-vous, maître Vingt-pour-Cent? fit-il d’une voix rude. Il est de ces choses qu’un homme bien élevé ne fait pas lui-même... On trouve à Paris, en y mettant le prix, des gens pour toutes les besognes...
—Alors, comment saurez-vous?...
—Vingt minutes après l’affaire, M. de Coralth sera chez moi... Il y est peut-être déjà...
Et ce sujet lui déplaisant plus qu’il ne pouvait l’exprimer:
—Allons... Allez-vous coucher, mon cher Arabe, fit-il. Au revoir... et surtout soyez exact.
—Mes respects, monsieur le marquis...
Mais la porte refermée, la physionomie de M. Fortunat changea brusquement.
—Ah!... tu m’insultes, fit-il d’une voix sourde... Tu me dépouilles et tu m’appelles drôle par dessus le marché... Tu me payeras cela, mon cher... quoi qu’il arrive.
IV
C’est vainement que la loi Guilloutet prétend hérisser de tessons le mur sacré de la vie privée, les pourvoyeurs de la curiosité parisienne ne connaissent ni obstacles ni dangers.
Grâce aux chroniques de la «Haute vie,» il n’est pas un lecteur de journaux qui ne sache que deux fois la semaine,—le lundi et le jeudi,—Mme Lia d’Argelès reçoit en son charmant hôtel de la rue de Berry.
On s’y amuse prodigieusement.
Rarement on danse, mais à partir de minuit on joue, et avant de se séparer, on soupe.
C’est en sortant d’une de ces petites fêtes, que Jules Chazel, ce malheureux qui était caissier chez un agent de change, se fit sauter la cervelle.
Les brillants habitués de l’hôtel d’Argelès jugèrent cette extrémité d’un goût déplorable.
—Ce garçon, décrétèrent-ils, n’était qu’on pleutre!... A peine perdait-il mille louis.
Il n’avait perdu que cela, en effet; une bagatelle par le temps qui court.
Seulement, cette somme n’était pas à lui. Il l’avait prise dans la caisse qui lui était confiée, comptant peut-être, qui sait! la doubler dans la nuit.
Au matin, quand il se trouva seul, sans un sou, et face du déficit, une voix lui cria du fond de sa conscience: «Tu es un voleur!...» Et il perdit la tête.
L’aventure eut un retentissement énorme, et même, à l’époque, le Petit Journal a raconté l’histoire de la mère de cet infortuné.
—Cette pauvre femme,—elle était veuve—vendit tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à son bois de lit, pour faire de l’argent. Et quand elle eut réuni vingt mille francs, la rançon de l’honneur de son fils, elle les porta à l’agent de change.
Lui les prit, sans demander à cette mère si elle aurait de quoi dîner le soir. Ce que les gentilhommes qui avaient gagné et empoché les louis de Jules Chazel trouvèrent parfaitement naturel et juste.
Il est vrai de dire que, quarante-huit heures durant, Mme d’Argelès fut au désespoir. La police avait commencé une manière d’enquête, et cela pouvait effaroucher ses habitués et vider son salon.
Elle dut se consoler au bruit des triomphantes réclames que lui avait valu ce suicide. Pendant cinq jours, Paris désœuvré ne s’occupa que d’elle, et Alfred d’Aunay publia son portrait dans sa Chronique illustrée.
Ce que pas un chroniqueur ne dit, par exemple, et ce, faute de le savoir, c’est ce qu’était au juste Mme Lia d’Argelès.
Qui était-ce et d’où venait-elle?... Comment avait-elle vécu jusqu’au jour où elle avait surgi au soleil de la galanterie?... L’hôtel de la rue de Berry lui appartenait-il?... Était-elle riche comme on l’assurait?... Où avait-elle pris ses façons, qui étaient celles d’une femme du monde, son instruction qui paraissait étendue et son remarquable talent de musicienne?...
Tout, en elle, était sujet de conjectures, jusqu’à ce nom tiré de la Bible et d’un Guide des Pyrénées qu’elle mettait sur ses cartes de visite: Lia d’Argelès.
N’importe!... on affluait chez elle, et à l’heure même où le marquis de Valorsay et M. Fortunat prononçaient son nom, il y avait dix équipages devant sa porte, et ses salons s’emplissaient.
Il était minuit et demi, et la partie bi-hebdomadaire venait de s’engager, quand un valet de pied, en bas de soie, annonça coup sur coup:
—M. le vicomte de Coralth!... M. Pascal Férailleur!
Bien peu, parmi les joueurs, daignèrent lever la tête.
Un vieux grommela:
—Bon!... encore deux pontes.
Et quatre ou cinq jeunes gens s’écrièrent:
—Eh!... c’est Fernand!... bonsoir, cher!...
M. de Coralth était un tout jeune homme, remarquablement bien de sa personne, trop bien même, car sa beauté avait quelque chose d’inquiétant et de malsain. Il était fort blond, avec de grands yeux noirs, tendres, et les femmes devaient envier ses cheveux ondés et la pâleur unie de son teint.
Il était mis avec une recherche rare, avec coquetterie, même: son col rabattu découvrait son cou, et ses gants rosés collaient comme la peau sur ses mains délicates et molles.
Il salua de la tête, familièrement, en entrant, et le sourire de la fatuité aux lèvres, il s’avança vers Mme d’Argelès qui, peletonnée sur une chaise longue, près de la cheminée, causait avec deux messieurs chauves à physionomie grave et distinguée.
—Comme vous venez tard!... vicomte, dit-elle. Qu’avez-vous donc fait aujourd’hui? Il me semble vous avoir aperçu au bois, dans le dog-cart du marquis de Valorsay...
Une rougeur légère monta aux joues de M. de Coralth, et, pour la dissimuler, sans doute, au lieu de répondre, il prit la main du visiteur annoncé en même temps que lui, et l’attira vers Mme d’Argelès, en disant:
—Permettez-moi, chère madame, de vous présenter un de mes excellents amis, M. Pascal Férailleur, un avocat dont vous entendrez parler un jour.
—Vos amis seront toujours les bienvenus chez moi, mon cher vicomte, répondit Mme d’Argelès.
Et avant que Pascal qui s’inclinait se fût redressé, elle se détourna et reprit sa conversation interrompue.
Le nouveau venu, cependant, valait mieux et plus qu’un regard distrait.
C’était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, brun, assez grand, et dont tous les mouvements étaient empreints de cette grâce naturelle qui résulte de l’harmonie parfaite des muscles et d’une vigueur peu commune.
Ses traits étaient irréguliers, mais leur ensemble sympathique respirait l’énergie, la franchise et la bonté.
L’homme qui avait ce front intelligent et fier, ce regard lumineux et droit, ces lèvres rouges d’un dessin correct et spirituel, ne devait pas être un homme ordinaire.
Abandonné par son introducteur, qui distribuait de droite et de gauche des poignées de mains, il était allé s’asseoir sur une causeuse, un peu dans l’ombre.
Ce qu’il éprouvait n’était pas de l’embarras, mais cette instinctive défiance de soi dont on est saisi en pénétrant dans un milieu qui n’est pas le sien.
Aussi dissimulait-il sa curiosité tant qu’il pouvait, tout en regardant et en écoutant de son mieux.
Le salon de Mme d’Argelès était une sorte de galerie coupée en deux, par une cloison mobile et des tentures.
Les soirs de bal, on enlevait la cloison, on la laissait les autres nuits, et on avait ainsi deux pièces, l’une où on jouait, l’autre qui était le refuge des causeurs.
Le salon de jeu, celui où se trouvait Pascal, était vaste, très-haut d’étage et meublé avec une magnificence d’assez bon goût.
Le tapis n’avait point de tons criards, il n’y avait pas trop d’or aux corniches, le sujet de la pendule était convenable.
Ce qui jurait, c’était une sorte d’abat-jour mobile, placé fort ingénieusement au-dessus du lustre, de façon à renvoyer sur la table de jeu toute la lumière des bougies.
Cette table de jeu, elle-même, était recouverte d’un tapis d’une grande richesse, mais on n’en apercevait que les coins, car on avait jeté dessus un second tapis, vert celui-là, et tout usé...
C’est à peine si Mme d’Argelès avait une cinquantaine d’invités, mais tous, par leurs manières, semblaient appartenir à la meilleure compagnie. Ils avaient dépassé quarante ans pour la plupart, beaucoup étaient chamarrés de décorations, deux ou trois très-vieux étaient l’objet d’une certaine déférence.
Certains noms connus que Pascal entendit prononcer, le surprirent étrangement.
—Comment! ces gens-là ici! se disait-il... Et moi qui m’attendais à une sorte de tripot clandestin...
Il n’y avait guère que sept à huit femmes, aucune n’était remarquable, toutes avaient des toilettes très-riches, d’un goût douteux, et des diamants.
Pascal remarqua qu’on les traitait avec une indifférence parfaite et qu’on employait en leur parlant une politesse trop affectée pour n’être pas ironique.
Vingt personnes au plus étaient assises au jeu; les autres s’étaient retirées dans le salon voisin, se tenaient immobiles autour de la table, ou causaient par groupes dans les coins.
Le surprenant, c’est que tout le monde parlait bas, et il y avait comme du respect dans ce chuchotement.
On eût dit qu’on célébrait dans ce salon les rites bizarres de quelque culte mystérieux. Le jeu n’est-il pas une idolâtrie consacrée par l’estampille du valet de trèfle, dont les cartes sont le symbole, qui a ses images et ses fétiches, ses miracles, ses fanatiques et ses martyrs.
Et par moments, sur cet accompagnement de chuchotements, se détachaient, étranges et baroques, les exclamations des joueurs:
—Il y a vingt louis!... Je les tiens!... Je passe la main!... Le jeu est fait!... Banco!...
—Quelle réunion bizarre!... pensait Pascal Férailleur; les singulières gens!...
Et toute son attention se concentrait sur la maîtresse de la maison, comme s’il eût espéré surprendre sur son visage le mot d’une énigme.
Mais Mme Lia d’Argelès échappait à toute analyse.
C’était une de ces femmes dont l’âge douteux flotte, selon leur disposition, entre le 3 et le 5, qui ne paraissent pas trente ans un soir, et qui le lendemain en accusent plus de cinquante.
Elle avait dû être très-belle autrefois, et même elle était belle encore. Seulement sa taille s’était alourdie et ses traits délicats s’empâtaient.
Blonde, elle avait les yeux d’un bleu si clair, qu’ils paraissaient en quelque sorte déteints. Sa blancheur surtout frappait, blancheur mate et molle, trahissant l’abus des fards et des cosmétiques, la vie de nuit, à la flamme des lustres, le sommeil du jour, les volets fermés, enfin les bains prolongés et le constant usage de la poudre de riz.
Nulle expression d’ailleurs sur sa physionomie, que celle d’une banalité accueillante. Ou eût dit que les muscles de son visage s’étaient relâchés après d’exorbitants efforts pour feindre ou dissimuler les plus violentes sensations. Il y avait quelque chose de morne et de consterné dans l’éternel et peut-être involontaire sourire figé sur ses lèvres...
Elle portait une robe de velours sombre, avec des crevés aux manches et au corsage, «création nouvelle» du couturier Van-Klopen...
Pascal en était là de ses observations, quand M. de Coralth, sa tournée finie, vint se jeter sur la causeuse près de lui.
—Eh bien? demanda-t-il.
—Ma foi! répondit l’avocat, je suis enchanté de vous avoir prié de me conduire ici. Je m’amuse prodigieusement...
—Allons, bon! voilà mon philosophe séduit.
—Séduit, non, mais intéressé... Il faut tout connaître, n’est-ce pas?
Et, du ton de bonne humeur qui lui était habituel, il ajouta:
—Quant à être le sage que vous dites... point du tout. Et la preuve, c’est que je vais risquer noblement mon louis, tout comme un autre.
M. de Coralth parut stupéfié, mais qui l’eût observé de près eût vu un éclair de joie traverser ses yeux.
—Vous allez jouer, fit-il, vous!...
—Moi-même!... Pourquoi non?
—Prenez garde!
—Et à quoi, grand Dieu!... Le pis qui me puisse arriver est de perdre ce que j’ai en poche, quelque chose encore comme deux cents francs...
L’autre hocha la tête d’un air soucieux.
—Ce n’est pas cela qui est à craindre, prononça-t-il, car le diable s’en mêle, et toujours, la première fois, qu’on joue, on gagne.
—Oui, parce que ce premier gain est comme un irrésistible appât qui attire à la table de jeu... On y revient, on perd, on veut rattraper son argent... et c’est fini, on est joueur.
Pascal Férailleur avait aux lèvres le sourire de l’homme sûr de lui.
—Ma cervelle ne chavire pas si facilement, dit-il. J’ai pour la lester l’idée de mon nom et de ma fortune à faire...
—Je vous en prie, insista le vicomte, croyez-moi!... Vous ne savez pas ce que c’est; les plus forts et les plus froids y ont été pris... ne jouez pas, partons.
Il avait haussé la voix comme s’il eût tenu à être entendu de deux invités, qui venaient de se rapprocher de la causeuse.
Ils l’entendirent.
—En croirai-je mes yeux et mes oreilles! s’écria l’un d’eux, qui était un homme d’un certain âge... Est-ce bien Fernand qui cherche à débaucher les amoureux de la dame de pique!...
M. de Coralth se retourna vivement.
—Oui, c’est moi! répondit-il. J’ai payé de mon patrimoine le droit de dire à un ami inexpérimenté: «Défiez-vous, ne faites pas comme moi!»
Les meilleurs conseils, donnés d’une certaine façon, ne manquent jamais de produire un effet diamétralement opposé à celui qu’ils semblent se proposer.
L’insistance de M. de Coralth, l’importance qu’il attachait à une niaiserie, devaient agacer l’homme le plus patient; son ton protecteur irrita décidément Pascal.
—Vous êtes libre, mon cher, lui dit-il, mais moi...
—Vous y tenez?... interrompit le vicomte.
—Absolument.
—Soit, en ce cas. Vous n’êtes plus un enfant; je vous ai fait toutes les objections que réclame la prudence... jouons.
Ils s’approchèrent de la table; on leur fit place, et ils s’assirent, Pascal à la droite de M. Fernand de Coralth.
On jouait le baccarat tournant, un jeu d’une simplicité enfantine et terrible. Point d’art, nulle combinaison, science et calcul sont inutiles. Le hasard décide seul et décide avec une foudroyante rapidité.
Les amateurs affirment qu’avec beaucoup de sang-froid et une longue pratique, on peut, dans une certaine mesure, lutter contre les mauvaises chances. Peut-être ont-ils raison.
Ce qui est sûr, c’est que cela se joue avec deux, trois ou quatre jeux entiers, selon le nombre des joueurs.
Chacun a la main à son tour, risque ce que bon lui semble, et quand son enjeu est tenu, donne des cartes. Si on gagne, on est libre de poursuivre la veine ou de passer la main. Quand on perd, la main passe de droit au joueur suivant.
Il ne fallut à Pascal Férailleur qu’une minute pour comprendre la marche et le mécanisme du baccarat. Déjà la main arrivait à Fernand.
M. de Coralth «fit» cent francs, donna, perdit et passa les cartes à Pascal.
Hésitant tout d’abord, parce qu’il faut, comme on dit, tâter la fortune, le jeu, peu à peu, s’était animé. Plusieurs joueurs avaient d’assez jolis tas d’or devant eux, et la grosse artillerie—c’est-à-dire le billet de banque—commençait à donner.
Mais Pascal n’avait pas de fausse honte.
—Je «fais» un louis! dit-il.
La mesquinerie de la somme le fit remarquer, et de deux ou trois côtés on lui cria:
—Tenu!...
Il donna et gagna.
—Il y a deux louis... fit-il encore.
On les tint pareillement; il gagna, et la «portée,»—c’est-à-dire la série de cartes se succédant,—lui fut si favorable, qu’en moins de rien il eut devant lui plus de six cents francs.
—Passez la main, lui souffla Fernand.
Pascal suivit le conseil.
—Non que je tienne à mon gain, murmura-t-il à l’oreille de M. de Coralth, mais parce que je vais aussi avoir de quoi jouer jusqu’à la fin sans rien risquer.
Mais cette prévoyance devait être inutile.
La main lui étant revenue, le hasard le servit mieux encore que la première fois. Il partit de cent francs, et comme il doublait toujours, en six coups il se trouva gagner plus de 3,000 francs.
—Diable!... Monsieur a de la chance!...
—Parbleu!... il joue pour la première fois.
—C’est cela, aux innocents les mains pleines!
Ces observations qui se croisaient, il était impossible que Pascal ne les entendit pas. Le sang commençait à lui monter aux joues, et se sentant rougir, comme il arrive toujours, il rougissait davantage.
Son gain l’embarrassait, cela était visible, et il jouait en désespéré. Mais «la veine» s’acharnait après lui, ses «portées» étaient miraculeuses, et quoi qu’il fit, il gagnait toujours, quand même, obstinément.
A quatre heures du matin, il avait devant lui 35,000 francs.
Depuis longtemps déjà, on le regardait d’un air singulier. Des remarques aigres, à haute voix, on en était venu aux confidences de bouche à oreille.
—Connaissez-vous ce monsieur?
—Non!... Il a été présenté par Coralth.
—C’est un avocat, à ce qu’on dit.
Et tous ces chuchotements, ces doutes, ces soupçons, ces questions grosses d’insinuations, ces réponses blessantes, formaient comme un murmure de malveillance qui bourdonnait aux oreilles de Pascal et l’étourdissait.
Véritablement il perdait toute contenance, lorsque Mme d’Argelès s’approcha vivement de la table de jeu.
—Voici trois fois, messieurs, dit-elle, qu’on nous avertit que le souper est servi... Lequel de vous m’offre son bras?...
Il y eut une certaine hésitation, mais un vieux monsieur qui perdait beaucoup, la leva:
—Oui, soupons!... s’écria-t-il, cela changera la veine.
Cette considération fut décisive; le salon se vida comme par enchantement; il ne resta devant le tapis vert que Pascal, lequel ne savait que faire de tout l’or amassé devant lui.
Il réussit cependant à le distribuer tant bien que mal dans toutes ses poches, et il s’empressait de rejoindre dans la salle à manger les autres invités, quand Mme d’Argelès lui barra le passage.
—Je vous en prie, monsieur, lui dit-elle... un mot!...
Le visage de Mme d’Argelès gardait toujours son étrange immobilité; son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres...
Et cependant son émotion était si manifeste que Pascal, en dépit de son trouble, la remarqua et s’en étonna.
—Je suis à vos ordres, madame, balbutia-t-il en s’inclinant.
Aussitôt elle lui prit le bras, et l’entraînant vers l’embrasure d’une fenêtre:
—Je ne suis pas connue de vous, monsieur, dit-elle très-bas et très-vite, et pourtant j’ai à vous demander, il faut que je vous demande un grand service.
—Parlez, madame.
Elle hésita, comme si elle eût cherché des termes pour traduire sa pensée; puis d’une voix brève elle reprit:
—Vous allez vous retirer à l’instant... sans rien dire à personne... pendant que les autres soupent.
L’étonnement de Pascal devint stupeur.
—Pourquoi me retirer? interrogea-t-il.
—Parce que... mais non, je ne puis vous le dire. Supposez que c’est un caprice, c’en est un... je vous en prie, ne me refusez pas... Faites cela pour moi, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance.
Il y avait dans sa voix, dans son attitude, une telle intensité de supplication, que Pascal en eut le cœur serré. Il sentit tressaillir et s’agiter en lui le vague pressentiment de quelque terrible et irréparable malheur.
Il branla la tête, cependant, d’un air triste; et d’un ton amer:
—Vous ne savez sans doute pas, madame, fit-il, que je viens de gagner plus de trente mille francs?
—Si... je le sais. Raison de plus pour mettre votre gain à l’abri d’un retour probable de fortune. On fait très-bien Charlemagne chez moi, c’est admis. L’autre nuit, le comte d’Antas s’est fort subtilement esquivé nu tête... Il emportait mille louis et laissait aux décavés son chapeau en échange. Le comte est un galant homme, et loin de le blâmer, le lendemain on a ri... Allons, vous êtes décidé, je le vois, venez... Pour plus de sûreté, je vais vous faire passer par l’escalier de service; personne ne vous verra...
Pascal avait été ébranlé, en effet, mais cette perspective d’évasion par un escalier de service révolta sa fierté.
—C’est à quoi je ne consentirai jamais! déclara-t-il. Que penserait-on de moi? Je dois une revanche, je la donnerai.
Ni Mme d’Argelès ni Pascal n’avaient aperçu M. de Coralth, qui s’était avancé sur la pointe du pied, et qui, dissimulé derrière un rideau, écoutait.
A ce moment, il se montra brusquement.
—Parbleu!... cher avocat, dit-il du ton le plus dégagé, j’admire vos scrupules!... Madame a cent fois raison, levez le pied. Si j’étais à votre place, moi, si je gagnais ce que vous gagnez, au lieu de perdre mille écus, je n’hésiterais pas. Les autres penseraient tout ce qu’ils voudraient. Vous avez l’argent, c’est le principal...
Pour la seconde fois, l’intervention du vicomte eut sur Pascal une influence décisive.
—Je reste!... répéta-t-il résolûment.
Mais Mme d’Argelès s’attachait à lui.
—Je vous en conjure, monsieur, disait-elle... Eloignez-vous, il en est temps encore...
—Allons!... approuva le vicomte, un bon mouvement!... «Filez à l’anglaise» et sauvez la caisse.
Ces derniers mots furent comme la goutte d’eau qui fait déborder la coupe.
Rouge, ému, troublé, assailli par les plus étranges idées, Pascal écarta Mme d’Argelès et d’un pas roide, se dirigea vers la salle à manger.
A son entrée, toutes les conversations cessèrent. Il ne put pas ne pas comprendre qu’il venait d’être question de lui.
Un secret instinct lui disait que tous les hommes rassemblés là étaient ses ennemis, sans qu’il sût pourquoi, et qu’ils tramaient quelque chose.
Il s’aperçut aussi que ses moindres mouvements étaient épiés et notés.
Mais il était brave, sa conscience ne lui reprochait rien, et il était de ceux qui plutôt que d’attendre le danger le provoquent.
Il alla donc, d’un air de défi, s’asseoir près d’une jeune femme qui avait une robe de tulle rose, et, d’un ton très élevé, il se mit à lui débiter toutes sortes de plaisanteries. Il avait de l’esprit, et du meilleur, l’habitude de manier la parole; il fut, durant un quart d’heure, étourdissant de verve... On buvait du vin de Champagne; il en avala coup sur coup quatre ou cinq verres.
Avait-il bien la conscience de ce qu’il faisait et disait? Il a depuis déclaré que non, qu’il agissait sous l’empire d’une sorte d’hallucination, comme il s’en produit après quelques aspirations de protoxyde d’azote.
Le souper dura peu.
—Au bac! au bac! cria le vieux monsieur qui avait décidé la suspension du jeu: nous gaspillons un temps précieux ici!
Pascal se leva comme tout le monde et, dans sa précipitation à passer d’une pièce dans l’autre, il se trouva poussé contre deux joueurs qui causaient près de la porte.
—Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu!
—Oui, oui, laissez-moi faire, je me charge de l’exécution.
Ce mot charria tout le sang de Pascal à son cœur.
—L’exécution de qui?... De moi évidemment. Qu’est-ce que cela signifie!...
Autour du tapis vert, tous les joueurs avaient changé de place—cela déroute le hasard, assure-t-on—et Pascal se trouva assis, non plus à la droite de Fernand, mais en face, entre deux hommes de son âge, dont l’un était celui qui avait prononcé le mot d’exécution.
Tous les yeux étaient fixés sur le malheureux avocat, lorsqu’il prit la main. Il fit deux cents louis et les perdit.
Il y eut comme un ricanement autour de la table, et un de ceux qui perdaient le plus, dit entre haut et bas:
—Ne regardez donc pas tant Monsieur... il n’aura plus de chance.
Cette phrase ironique, injurieuse par l’intonation autant qu’un soufflet, fit éclater dans le cerveau de Pascal une épouvantable lueur.
Il soupçonna enfin ce qu’un autre, moins parfaitement honnête, eut compris depuis longtemps déjà... Mais il est de ces accusations dont la possibilité ne saurait entrer dans l’entendement d’un galant homme.
L’idée lui vint de se lever, de provoquer une explication, mais il était anéanti et comme écrasé par l’horreur de sa situation. Ses oreilles tintaient, il lui semblait que les battements de son cœur étaient suspendus, il éprouvait à l’épigastre la sensation d’un fer rouge...
Le jeu allait son train, mais personne n’y était; les mises restaient insignifiantes; ni perte ni gain n’arrachaient une exclamation.
Toute l’attention se concentrait sur Pascal, fiévreuse, haletante, et lui, d’un œil plein d’angoisse, il suivait le mouvement des cartes, qui passaient de main en main et qui allaient lui arriver...
Quand elles lui arrivèrent, le silence se fit, solennel, plein de menaces, sinistre en quelque sorte.
Les femmes et ceux des invités qui ne jouaient pas s’étaient approchés et se penchaient sur la table avec une évidente anxiété.
—Mon Dieu! pensait Pascal, mon Dieu! faites que je perde.
Il était pâle comme la mort, la sueur emmêlait ses cheveux et les collait le long des tempes, ses mains tremblaient tellement qu’à peine il pouvait tenir les cartes...
—Je fais quatre mille francs! balbutia-t-il enfin.
Hélas! le vœu du malheureux ne fut pas exaucé. Il gagna. Et c’est au milieu d’une explosion de murmures qu’il reprit:
—Il y a huit mille francs...
—Banco!...
Mais au moment où il donnait des cartes, son voisin se dressa et lui saisit brutalement les poignets en criant:
—Cette fois, j’en suis sûr... vous êtes un voleur!...
D’un bond, Pascal fut debout.
Tant que le péril avait été vague, indéterminé, son énergie avait été comme paralysée. Il la retrouva intacte quand le danger fut là, précis, extrême, terrible.
Il repoussa l’homme qui lui avait pris les mains, si rudement, qu’il l’envoya rouler sous un canapé, et il se rejeta en arrière, dans une attitude de menace et de défi...
A quoi bon!... sept ou huit joueurs se précipitèrent sur lui comme sur un malfaiteur...
L’autre, cependant, l’homme de l’exécution s’était relevé, la cravate dénouée, les vêtements en désordre.
—Oui, dit-il à Pascal, vous êtes un voleur!... Je vous ai vu glisser des cartes parmi celles que vous teniez...
—Misérable!... râla Pascal.
—Je vous ai vu... et je vais le prouver.
Il se retourna vers la maîtresse de la maison, qui s’était affaissée sur une causeuse, et d’une voix rauque:
—Avec combien de jeux avons-nous joué? demanda-t-il.
—Avec cinq...
—Il doit donc y avoir sur la table 260 cartes...
Il les compta lentement, avec le plus grand soin, et en trouva 307...
—Eh bien!... misérable, cria-t-il à Pascal, oseras-tu nier encore!...
Pascal ne songeait pas à nier...
Il se possédait assez pour comprendre que des paroles ne pouvaient rien contre cette preuve matérielle, tangible, qui l’écrasait de son épouvantable évidence...
Quarante-sept cartes avaient été frauduleusement introduites dans le jeu.
Ce n’était pas par lui certes!... Mais par qui donc était-ce?... La chance s’était si régulièrement répartie, qu’il se trouvait le seul à gagner...
—Vous verrez, fit une femme, que le lâche ne se défendra même pas!...
Il ne daigna pas tourner la tête... que lui importait cette insulte.
Il se sentait, lui, innocent, rouler au plus profond d’un abîme d’infamie; il se voyait déshonoré, flétri, perdu!
Et, comprenant qu’il fallait un fait à opposer à un fait, il demandait à Dieu, fût-ce au prix de la vie, un secours, une idée, une inspiration, pour démasquer le coupable...
Ce fut un autre qui prit sa défense.
Avec une hardiesse dont on ne l’eût pas soupçonné à le voir, M. de Coralth se plaça devant Pascal, et d’un ton où il y avait encore plus de défi que de douleur:
—C’est une horrible méprise que vous commettez, messieurs, déclara-t-il. Pascal Férailleur est mon ami, et son passé répond du présent. Allez au Palais, informez-vous, et on vous dira si cet honnête homme est coupable de l’ignoble action dont on l’accuse...
Personne ne répondit.
On eût dit que dans l’opinion de chacun, Fernand remplissait simplement un devoir auquel il lui eût été difficile de se soustraire...
Le vieux monsieur dont l’opinion avait décidé la suspension et la reprise de la partie fut l’interprète de l’impression générale.
C’était un gros homme, qui soufflait comme un phoque en parlant, et qu’on appelait le baron.
—C’est très-bien, ce que vous faites là!... dit-il à Fernand; oui, très-bien, parole d’honneur!... Vous voilà hors de cause!... Que diable! il n’est pas d’honnête homme à l’abri de votre mésaventure... Les coquins n’ont pas de signe particulier...
—C’est ce qu’on appelle «un impair,» vicomte! dit ironiquement un jeune homme.
M. de Coralth marcha droit à celui-là.
—Vous, mon cher, dit-il, vous me rendrez raison de ce mot, s’il vous plaît.
—Quand vous voudrez!...
Ils se mesuraient des yeux, on les entraîna dans la chambre voisine; chacun, à part soi, trouvant naturel et même juste que le vicomte, ayant eu un désagrément, s’en prît au premier venu...
Jusqu’alors, Pascal n’avait ni desserré les lèvres, ni même la bouche...
Après s’être un moment débattu entre les mains des joueurs qui s’étaient jetés sur lui, il demeurait immobile, promenant autour de lui un regard farouche, comme s’il eût espéré découvrir le lâche qui avait préparé le piége immonde où il était tombé.
Car il était victime d’une atroce machination, il n’en pouvait douter, encore qu’il lui fût impossible d’en soupçonner seulement le but.
Tout à coup ceux qui le tenaient sentirent qu’il tressaillait. Il se redressa. Il venait d’entrevoir une lueur d’espoir...
—Me sera-t-il permis d’essayer de me justifier?... demanda-t-il.
—Parlez...
Il eût voulu se dégager, avoir les bras libres; ceux qui le maintenaient ne lâchant point prise, il se résigna, et d’une voix rauque:
—Je suis innocent!... prononça-t-il. C’est un guet-apens inouï... Quel en est l’auteur?... je l’ignore... Mais il est ici quelqu’un qui doit le connaître...
Des huées l’interrompirent.
—Voulez-vous donc m’égorger sans m’entendre!... reprit-il, en haussant la voix. Écoutez-moi... Il y a une heure... au moment du souper... Mme d’Argelès s’est presque jetée à mes genoux en me conjurant de me retirer... Son trouble m’avait stupéfié... Maintenant, je me l’explique...
Celui qu’on appelait «le baron» se tourna vers Mme d’Argelès.
—Est-ce vrai, ce que dit cet homme? interrogea-t-il.
Elle se leva toute chancelante et répondit:
—C’est vrai.
—Pourquoi insistiez-vous tant pour qu’il s’éloignât?
—Je ne sais... un pressentiment... il me semblait qu’il allait arriver quelque chose...
Les moins clairvoyants purent constater l’hésitation douloureuse de Mme d’Argelès, son impassible visage s’était contracté... Mais les plus perspicaces s’y trompèrent. Ils pensèrent que s’étant aperçue du vol elle avait voulu faire évader le voleur afin d’éviter une scène...
Pascal lui parut près de se trouver mal.
—M. de Coralth, commença-t-il, peut vous affirmer...
—Oh! assez, interrompit un joueur, j’ai entendu M. de Coralth faire tout au monde pour vous empêcher de jouer.
Ainsi, la dernière, l’unique espérance de cet infortuné s’évanouissait... Il tenta un suprême effort, et s’adressant à Mme d’Argelès:
—Madame, dit-il d’une voix tremblante d’angoisse, je vous en conjure... dites ce que vous savez!... Laisserez-vous périr un homme d’honneur!... Abandonnerez-vous un innocent que vous pouvez sauver d’un mot!...
—Hélas!... que voulez-vous que je dise!
Et comme néanmoins elle balbutiait quelques explications confuses:
—Mêlez-vous de la «cagnotte,» lui dit brutalement un joueur, on y met un franc par main, n’est-ce pas?...
Elle se tut, et Pascal vacilla sur ses jarrets comme après un coup de massue.
—C’est fini!... murmura-t-il.
Personne ne l’entendit; on écoutait le baron, lequel semblait bien mécontent.
—Avec tout cela, disait-il, nous gaspillons un temps précieux... Nous aurions fait au moins cinq tours pendant cette scène absurde... Il faut en finir! Qu’allons-nous faire de ce joli garçon?... Moi, je suis d’avis d’envoyer chercher le commissaire de police.
C’était loin d’être l’avis de la majorité. Sur ce seul nom, quatre ou cinq femmes s’envolèrent, et plusieurs hommes,—les plus haut placés de la réunion,—se fâchèrent presque.
—Devenez-vous fou! s’écria l’un d’eux. Nous voyez-vous tous cités en témoignage à la police correctionnelle!... Vous avez oublié l’affaire Garcia, sans doute, et l’autre histoire chez Jenny Fancy... Le bel effet que cela fit dans le public, quand on vit je ne sais combien de grands noms mêlés à des noms d’escrocs et de filles!...
Rouge naturellement, le baron était devenu cramoisi.
—Ainsi, interrompit-il, c’est le respect humain qui vous arrête?... Sacrebleu! on devrait bien avoir le courage de ses vices... Regardez-moi...
Célèbre par ses huit cent mille livres de rente, par ses propriétés en Bourgogne, par sa passion pour le jeu, ses chevaux et son cuisinier, le baron avait une grande influence. Pourtant, il ne l’emporta pas, et il fut décidé que «l’escroc» irait se faire pendre ailleurs.
—Qu’il rende au moins l’argent, grogna un perdant, qu’il dégorge...
—Son gain est là, sur la table...
—Croyez cela! fit le baron. Tous ces grecs vous ont des poches secrètes où ils «étouffent» leur bénéfice... Fouillez-le, à tout le moins.
Écrasé par une catastrophe inouïe, incompréhensible, imméritée, Pascal avait fini par s’abandonner, il semblait à l’agonie.
Ce cri ignoble: «fouillons-le!» alluma en lui une effroyable colère.
D’un mouvement formidable des reins et des bras—pareil à un lion qui secouerait des roquets pendus à sa peau—il se débarrassa de ceux qui le tenaient.
D’un bond, il fut à la cheminée, et saisissant un lourd candélabre de bronze, il le brandit comme une masse en criant:
—Le premier qui avance est un homme mort!...
Il n’y avait pas à en douter, il était prêt à frapper... Et une telle arme entre les mains d’un tel homme devait être terrible.
Le danger parut si grand, si pressant, que tous les autres s’arrêtèrent, chacun encourageant son voisin de l’œil, mais nul ne se souciant d’une lutte sans honneur dont le prix ne pouvait être que quelques billets de banque.
—Rangez-vous que je sorte!... dit Pascal.
On hésita encore, mais on lui fit place...
Et, effrayant d’audace et d’énergie, il gagna la porte du salon et disparut.
Cette superbe explosion de l’honneur outragé, cette énergie succédant au plus morne abattement, ce mouvement terrible, ces menaces, tout cela avait été si prompt, si foudroyant en quelque sorte, que personne n’avait eu seulement la pensée de couper la retraite à Pascal.
Il avait déjà gagné la rue, que les autres n’étaient pas remis de leur stupeur et demeuraient à la même place, immobiles, muets, béants....
Ce fut une femme encore qui rompit le charme.
—Eh bien!... fit-elle d’un ton où perçait l’admiration, il a de l’aplomb, ce joli monsieur!...
—Naturellement!... Il avait à sauver la caisse.
C’était là l’expression même dont s’était servi M. de Coralth, et qui peut-être avait empêché Pascal de se retirer... Tout le monde applaudit.
Tout le monde... sauf le baron, cependant.
Il s’y connaissait en escrocs, cet homme si riche que sa passion avait traîné dans tous les tripots de l’Europe. Il avait coudoyé les grecs de tous les étages, ceux qui ont voiture et ceux qui n’ont pas de bottes.
Il avait assisté à bien des exécutions. Il connaissait le voleur qui avoue et se roule aux genoux de sa dupe; le tricheur qui avale les billets escroqués, le gredin qui tend le dos au bâton, et le fripon qui lave la tête avec l’accent indigné de l’honnête homme...
Mais jamais, à aucun de ces misérables le baron n’avait vu le fier regard dont cet innocent venait de foudroyer ses accusateurs.
Préoccupé de cette remarque, le baron fit signe de s’approcher à celui des joueurs qui avait saisi les poignets de Pascal.
—Sérieusement, lui demanda-t-il, avez-vous vu ce malheureux glisser des cartes dans le jeu?
—Pour cela, non. Mais vous savez bien ce dont on était convenu au souper?... Nous étions sûrs qu’il volait, il fallait un prétexte pour compter les cartes.
—S’il n’était pas coupable, pourtant!
—Qui donc le serait?... Il était le seul à gagner.
A ce terrible argument qui déjà avait écrasé Pascal, le baron ne répondit pas. Aussi bien, son intervention devenait nécessaire. On commençait à élever la voix autour du tas d’or et de billets que Pascal avait laissé devant sa place.
On l’avait compté, on y avait trouvé 36,320 francs, et il s’agissait de les répartir entre les perdants... C’est à ce sujet qu’on ne s’entendait plus.
Parmi ces joueurs, qui tous appartenaient à la «haute vie,» parmi ces juges qui voulaient l’instant d’avant fouiller un escroc, plusieurs se trouvaient qui évidemment enflaient leur perte. Cela se voit. En additionnant le nombre des déclarations, on arrivait au total surprenant de 91,000 francs. Le malheureux qu’on venait de chasser avait-il emporté la différence?... Ce n’était pas admissible.
La discussion eût donc pris une méchante tournure sans le baron. En matière de jeu, sa décision avait force de loi.
Il disait tranquillement: «C’est comme cela!» et on se soumettait.
En moins de rien il eut terminé le partage et alors, se frottant les mains, tout heureux de voir terminée cette désagréable affaire:
—Il n’est que six heures!... s’écria-t-il; nous avons encore le temps de faire deux ou trois tours.
Mais tous les hommes qui se trouvaient là pâles et harassés, humiliés et honteux d’eux-mêmes, ne songeaient qu’à se retirer.
—Un écarté, au moins, criait le baron, un simple écarté, cent louis en cinq points! A qui à faire?
Nul n’entendit sa voix, et désespéré il se résigna à suivre les autres, que Mme d’Argelès, debout sur le palier, saluait à la file...
Resté des derniers, M. de Coralth avait déjà pris la rampe et descendu deux ou trois marches, lorsque Mme d’Argelès se pencha vivement vers lui.
—Demeurez, dit-elle, il faut que je vous parle.
—Vous m’excuserez... commença-t-il...
Elle l’interrompit par un «Restez!» si impérieux, qu’il n’osa pas résister. Il remonta de l’air d’un homme qu’on traîne chez le dentiste, et sans un mot suivit Mme d’Argelès jusqu’à un petit boudoir, au fond de la galerie.
Une fois là, les portes fermées au verrou:
—Expliquons-nous... prononça Mme d’Argelès. C’est vous qui m’avez amené ce soir M. Paul Férailleur?
—Hélas!... je ne saurais trop vous en demander pardon... Il m’en coûtera cher, peut-être... Je me bats dans deux heures avec ce petit imbécile de Rochecote.
—Où l’avez-vous connu?...
—Rochecote?
L’éternel sourire de Mme d’Argelès avait disparu.
—Je parle sérieusement, dit-elle, avec une nuance de menace. Comment avez-vous connu M. Férailleur?
—Bien simplement. Il y a sept ou huit mois, j’ai eu besoin d’un avocat, on me l’a indiqué, il a joliment plaidée mon affairé et nous avons conservé des relations...
—Quelle est sa position?
Le visage de M. de Coralth ne trahissait, en vérité, qu’un profond ennui et une grande envie de dormir. Il s’établit sur un fauteuil, et tout en bâillant à demi:
—Ma foi!... répondit-il, je l’ignore... Pascal m’avait paru le garçon le plus rangé du monde... ce qu’on appelle un sage!... Il demeure au fin fond d’un quartier perdu, derrière le Panthéon, avec sa mère, qui est veuve, une dame bien respectable, toujours vêtue de noir... Quand elle est venue m’ouvrir la porte, la première fois, j’ai cru que c’était un portrait de famille qui s’était dérangé de son cadre pour me recevoir... Je les suppose peu aisés... Pascal passe pour un homme remarquable et on le croyait appelé à de très-grands succès au barreau...
—Tandis que maintenant, il est perdu, sa carrière est brisée...
—Assurément!... Vous comprenez qu’avant ce soir tout Paris connaîtra la scène de cette nuit...
Il s’interrompit, examinant d’un air de surprise merveilleusement joué Mme d’Argelès qui s’avançait vers lui, essayant de l’écraser du regard.
—Vous êtes un misérable, monsieur de Coralth!... prononça-t-elle.
—Moi!... Et pourquoi, grand Dieu!
—Parce que c’est vous qui avez glissé parmi les cartes les «portées» qui ont fait gagner M. Férailleur... Je vous ai vu!... Cédant à mes prières, ce malheureux allait se retirer; c’est vous qui, par votre maladresse calculée, m’avez empêché de le sauver... Oh! ne niez pas...
Il se leva, et du plus beau sang-froid:
—Je ne nie rien, chère dame, répondit-il... absolument rien. De vous à moi, bien entendu...
Confondue de tant d’impudence, Mme d’Argelès resta un moment interdite.
—Vous avouez!... fit-elle enfin. Vous osez avouer!... Vous ne craignez donc pas que je dise hautement et à tous ce que j’ai vu!...
Il haussa les épaules.
—On ne vous croirait pas... fit-il.
—On me croirait, monsieur de Coralth, parce que je donnerais des preuves. Vous avez donc oublié que je vous connais, que votre passé n’a pas de secret pour moi, que je sais qui vous êtes et quel nom déshonoré vous cachez sous votre nom et votre titre d’emprunt!... Je puis dire, moi, comment vous vous êtes marié, comment après avoir lâchement abandonné votre femme et votre enfant, vous les laissez mourir de misère et de faim... Je puis dire d’où vous tirez les trente ou quarante mille francs que vous dépensez par an... Vous ne vous souvenez donc plus de tout ce que Rose m’a raconté... monsieur... Paul!...
Elle avait frappé à la bonne place, cette fois, et si juste que M. de Coralth devint livide et eut un mouvement furieux comme pour se précipiter sur elle...
—Ah! prenez garde!... s’écria-t-il, prenez garde!...
Mais ce ne fut qu’un éclair. Il redevint impassible, et d’un ton de persiflage:
—Et après?... Pensez-vous que le monde ne soupçonne pas tout ce que vous prétendez lui révéler? On m’a, pardieu, accusé de bien d’autres choses!... Quand vous aurez bien crié sur les toits que je suis un aventurier, on vous rira au nez, et je n’en serai ni mieux ni plus mal vu... Ce qui écraserait dix hommes honnêtes, comme Pascal Férailleur ne m’effleurerait même pas... Je suis dans le mouvement, moi!... Il me faut le luxe, le plaisir, la grande vie, tout ce qui est bon et beau... et dame! pour me procurer tout cela, je fais de mon mieux... Assurément, je ne tire pas mes revenus de fermes en Brie, mais j’ai de l’argent, c’est l’essentiel... Ne sommes-nous pas au temps des absolutions? Chacun donne la sienne de crainte d’avoir besoin de celle du voisin. La vie est si dure et l’appétit si grand, que nul ne sait au juste, la veille, ce qu’il fera... ou plutôt ce qu’il ne fera pas le lendemain... Enfin, le nombre des gens à mépriser a rendu le mépris impossible... Un Parisien qui aurait l’absurde prétention de ne donner la main qu’à des irréprochables risquerait à certains jours de se promener des heures entières sur le boulevard sans trouver... l’occasion de sortir ses mains de ses poches.
Mais c’était là forfanterie pure, de la part de M. de Coralth... Mieux que personne il savait combien était fragile et menacée la base de sa vie fastueuse, toute de dehors et d’apparence.
Assurément, le monde est devenu d’une lamentable indulgence pour les existences douteuses, le monde ferme les yeux; il ne sait pas, il ne veut pas savoir... Raison de plus pour se montrer impitoyable, dès qu’un fait précis déchire la fiction...
Aussi, tout en affichant la plus impudente sécurité, M. de Coralth observait-il d’un œil anxieux l’attitude de Mme d’Argelès.
Et quand il la vit abasourdie de son cynisme:
—Du reste, reprit-il, nous gaspillons notre temps, comme dit le baron, à nous préoccuper de suppositions improbables et même impossibles... Je connais assez votre cœur et votre intelligence, chère madame, pour être parfaitement sûr que vous ne soufflerez mot...
—Qui donc m’en empêcherait?
—Moi!... et par moi, j’entends la raison qui a glacé la vérité sur vos lèvres, quand Pascal, innocent, vous adjurait de venir à son secours... Il faut me pardonner beaucoup, chère madame... Ma mère, malheureusement, était une honnête femme qui ne m’a pas gagné de rentes...
Mme d’Argelès recula, comme si elle eût vu, devant elle, se dresser un reptile...
—Que voulez-vous dire? balbutia-t-elle.
—Eh!... vous le savez aussi bien que moi!...
—Je ne sais rien; expliquez-vous...
Il eut le geste impatient de l’homme forcé de répondre à des questions oiseuses, et d’un air d’hypocrite commisération:
—Vous le voulez, dit-il, soit... Je connais de par le monde à Paris, rue du Helder, pour être précis, un charmant garçon dont j’ai souvent envié le sort. Rien ne lui a manqué depuis qu’il a pris la peine de naître... A Louis-le-Grand, il avait pour ses menus plaisirs trois fois autant d’argent que les plus riches élèves... Ses études terminées, un précepteur l’est venu trouver, les poches pleines d’or, pour le conduire en Italie, en Egypte, en Grèce... En ce moment, il fait son droit, et tous les trois mois, avec une invariable exactitude, une lettre de Londres lui apporte cinq mille francs. C’est d’autant plus merveilleux que ce garçon ne se connaît ni père ni mère... Il est seul ici-bas, avec ses vingt mille livres de rentes... Je l’ai entendu dire en riant que quelque bonne fée veille sur lui, mais je sais que sérieusement il se croit le fils naturel de quelque grand seigneur anglais... Parfois même, entre amis, après boire, il parle de se mettre à la recherche de son noble père, le lord...
L’effet qu’il produisait devait rassurer M. de Coralth. Mme d’Argelès, dès les premiers mots, s’était laissée tomber, comme assommée, sur une chaise longue.
—Donc, chère madame, poursuivit-il, si jamais fantaisie vous prenait de me faire de la peine, j’irais trouver ce charmant garçon. «Mon bonhomme, lui dirais-je, vous vous abusez singulièrement... Ce n’est pas de la cassette d’un pair d’Angleterre que sortent vos revenus, mais simplement d’une bonne petite «cagnotte» que je connais bien, pour l’avoir à l’occasion engraissée de mes vingt sous.» Et s’il se fâchait, s’il regrettait ses illusions aristocratiques: «Vous avez tort, ajouterais-je, car si le grand seigneur s’évanouit, la bonne fée reste, laquelle n’est autre que madame votre mère, une digne personne, allez! à qui votre éducation et vos rentes donnent bien du tintouin.» Et s’il doutait, je le conduirais chez sa maman, par une nuit de baccarat nerveux, et ce serait une scène de reconnaissance digne du talent de Fargueil.
Tout autre que M. de Coralth eût eu pitié de Mme d’Argelès. Elle agonisait.
—Voilà donc ce que je craignais!... gémissait-elle d’une voix à peine intelligible.
Lui l’entendit, cependant.
—Quoi!... fit-il, du ton le plus surpris, véritablement vous doutiez?... Non, je ne puis l’admettre, ce serait faire injure à votre expérience... Des gens comme nous ont-ils donc besoin de se parler pour s’entendre?... Aurais-je jamais songé à ce que j’ai osé chez vous, si je n’avais tenu le secret de vos tendresses maternelles, de votre délicatesse et de votre dévouement...
Elle pleurait... de grosses larmes silencieuses roulaient le long de son visage immobile, traçant un large sillon sur sa joue, à travers la poudre de riz...
—Il sait tout, murmurait-elle, il sait tout!...
—Oh!... bien involontairement, je vous jure... N’aimant point, par caractère, qu’on fourre le nez dans mes affaires, je ne me mêle jamais de celles des autres... Le hasard a tout fait... C’était par une belle après-dînée d’avril, je venais vous chercher pour faire un tour de bois. J’entre justement dans ce boudoir où nous sommes, vous étiez en train d’écrire... Je m’asseois pour vous laisser finir, mais voilà qu’on vous appelle pour je ne sais quoi de très-pressé, et vous sortez précipitamment... Comment l’idée m’est-elle venue de m’approcher de votre table?... c’est ce que je ne m’explique pas. Toujours est-il que je me suis approché et que j’ai lu votre lettre interrompue. Parole d’honneur, elle m’a touché, et la preuve, c’est que je me la rappelle presque textuellement. Jugez plutôt: