La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès
X
Déjà, le matin même, le juge de paix avait pu voir de quelle virile énergie le malheur avait trempé Mlle Marguerite, cette belle jeune fille si timide et si fière.
Il n’en fut pas moins surpris de l’explosion soudaine de sa haine.
Car elle haïssait. Le seul frémissement de sa voix, en prononçant le nom d’Anaïs de Rochecote, disait bien qu’elle était de ces âmes altières qui ne sauraient oublier une offense.
Nulle trace ne restait de sa fatigue si grande: elle s’était redressée, et le souvenir de l’odieux et lâche affront dont elle avait été victime, empourprait sa joue et allumait des éclairs au fond de ses grands yeux noirs.
—Cette atroce humiliation n’a guère plus d’un an de date, monsieur, reprit-elle, et maintenant il me reste peu de chose à vous apprendre.
Mon expulsion de Sainte-Marthe transporta d’indignation M. de Chalusse. Il savait une chose que j’ignorais, c’est que Mme de Rochecote, cette femme si sévère et si intraitable, était absolument décriée pour ses mœurs...
La première inspiration du comte fut de lutter et de se venger, car, avec ses apparences glaciales, il était la violence même. J’eus toutes les peines du monde à l’empêcher d’aller provoquer le général de Rochecote, qui vivait encore à cette époque.
Cependant il importait de prendre un parti pour moi.
M. de Chalusse me proposa de me chercher une autre maison d’éducation, me promettant, instruit qu’il était par une désolante expérience, de prendre assez de précautions pour assurer mon repos.
Mais je l’interrompis, dès les premiers mots, pour lui dire que je rentrerais à mon atelier de reliure plutôt que de hasarder une nouvelle épreuve.
Et ce que je disais, je le pensais.
Un subterfuge indigne de moi—une supposition de nom, par exemple—pouvait seul me mettre à l’abri des avanies de Sainte-Marthe. Or, je me savais incapable de soutenir un mensonge... je sentais qu’au premier soupçon je confesserais tout.
Ma fermeté eut cet avantage de rendre quelque résolution à M. de Chalusse.
Il s’écria, en jurant—ce qui ne lui arrivait presque jamais—que j’avais mille fois raison, qu’il était las, à la fin, de trembler et de se cacher, et qu’il allait prendre ses mesures pour me garder près de lui.
—Ainsi, conclut-il en m’embrassant, le sort en est jeté, et il arrivera ce qui pourra!...
Mais ces mesures dont il parlait exigeaient un certain délai, et en attendant il décida qu’il m’établirait à Paris, la seule ville où on puisse échapper aux indiscrétions.
Il acheta donc pour moi, non loin du Luxembourg, une maison petite et commode, avec un jardinet sur le devant, et il m’y installa avec deux vieilles bonnes et un domestique de confiance.
Comme il me fallait, en outre, un chaperon, il se mit en quête et m’amena Mme Léon.
Le juge de paix, à ce nom, releva un peu la tête, enveloppant Mlle Marguerite d’un regard perspicace.
Il espérait que quelque chose en elle lui apprendrait ce qu’elle pensait au juste de la femme de charge, et quel degré de confiance elle lui accordait.
Mais elle fut impénétrable.
—Après tant de traverses, poursuivit-elle, j’ai pu croire un instant que la destinée se lassait.
Oui, je l’ai cru, et quoi qu’il advienne, les mois que j’ai passés dans cette chère maison seront les plus heureux de ma vie...
Je m’y plus tout d’abord; j’y trouvais la solitude et la paix...
Mais quelle ne fut pas ma stupeur, le lendemain même de mon installation, lorsque descendant à mon petit jardin, j’aperçus debout, arrêté devant la grille, ce jeune homme que j’avais entrevu à Cannes, et dont la physionomie, après plus de deux ans, restait dans ma mémoire comme l’expression achevée des sentiments les meilleurs et les plus nobles.
J’eus comme un éblouissement. Quel mystérieux hasard l’avait fait s’arrêter là, précisément à cette heure?...
Ce qui est sûr, c’est qu’il me reconnut comme je le reconnaissais. Il me salua en souriant un peu, et je m’enfuis, indignée surtout de ne me point sentir d’indignation de son audace.
Je fis beaucoup de projets ce jour-là. Mais le lendemain, à la même heure, j’étais cachée derrière une persienne, et je le vis, comme la veille, s’arrêter et regarder avec une évidente anxiété...
Bientôt je sus qu’il demeurait tout près de là, avec sa mère, une femme veuve, et que chaque jour deux fois, en allant au Palais et en revenant, il passait devant ma maison.
Elle était devenue cramoisie, elle baissait les yeux, elle balbutiait...
Puis, tout à coup, rougissant de rougir, elle redressa le front, et d’une voix plus ferme:
—Vous dirai-je, monsieur, notre simple histoire?... A quoi bon!... De tout ce qui s’est passé, je n’aurais rien à cacher à ma mère, si j’avais une mère. Quelques causeries furtives, quelques lettres échangées, un serrement de main à travers la grille... et ce fut tout.
Cependant, j’eus un tort grave et irréparable... je manquai à la règle de ma vie: la franchise, et j’en suis cruellement punie. Je ne dis rien à M. de Chalusse... je n’osai pas.
Je souffrais de ma dissimulation, je me jurais de tout avouer, mais je m’ajournais de semaine en semaine... Chaque soir, je me disais: «Ce sera pour demain...» et le lendemain: «Allons, je m’accorde encore cette journée...»
C’est que je connaissais les préjugés aristocratiques du comte, je savais quels grands projets d’établissement il caressait pour moi, et il était l’arbitre de mon avenir.
Et d’un autre côté, Pascal ne cessait de me répéter:
—De grâce, mon amie, ne parlez pas... ma position grandit... Il ne faut qu’une occasion pour la mettre en évidence. D’un jour à l’autre je puis être célèbre... Alors, j’irai voir votre tuteur. Mais au nom du ciel, attendez!
Je m’expliquais ces prières de Pascal. Je lisais dans sa pensée que l’immense fortune de M. de Chalusse l’épouvantait et qu’il avait peur d’être taxé de cupidité...
J’attendis donc, avec cette angoisse secrète qui poursuit jusqu’au milieu du bonheur ceux qui ont toujours été malheureux... Je me tus, pleine de défiances, me disant qu’un si beau rêve n’était pas fait pour moi, et qu’il allait s’envoler.
Il s’envola bientôt.
Un matin, j’entendis une voiture s’arrêter à ma porte, et peu après le comte de Chalusse parut, plus froid et plus soucieux que de coutume.
—Tout est prêt pour vous recevoir à l’hôtel de Chalusse, Marguerite, me dit-il, venez!...
Il m’offrit cérémonieusement la main, et je le suivis, sans pouvoir faire avertir Pascal, car je m’étais toujours cachée de Mme Léon...
Une chétive espérance me soutenait.
Je pensais que les précautions prises par M. de Chalusse dissiperaient un peu les ténèbres et me donneraient au moins une idée de ce vague danger dont il me menaçait toujours. Mais non. Il s’était borné, ostensiblement du moins, à remplacer tous ses gens et à obtenir du conseil de l’hospice mon émancipation...
Le juge de paix eut un mouvement de surprise.
—Comment!... vous êtes émancipée, fit-il.
—Oui, monsieur... Le comte m’a dit que ses hommes d’affaires n’avaient trouvé que ce moyen d’atteindre un certain but qui ne m’a pas été expliqué...
—En effet, murmura le juge, oui, peut-être...
Il s’inclina et Mlle Marguerite reprit:
—Notre existence, dans ce grand hôtel, redevint ce qu’elle avait été à Cannes... plus retirée même s’il est possible... Le comte avait considérablement vieilli en trois ans... Il était visible qu’il pliait sous le faix de quelque mystérieux chagrin...
—Je vous condamne à une triste jeunesse, me disait-il parfois, mais cela ne durera pas éternellement... patience, patience!...
M’aimait-il sincèrement? Je le crois. Mais son affection se traduisait d’une façon étrange et désordonnée. Par certains jours, il avait dans la voix une si vive expression de tendresse, que j’en étais remuée... D’autres fois, ses yeux chargés de haine m’effrayaient. Je l’ai vu sévère avec moi jusqu’à la brutalité... et l’instant d’après il me demandait pardon, il faisait atteler et me conduisait chez des joailliers, où il me forçait de choisir les plus brillantes parures... Léon prétend que j’en ai là-haut pour plus de cent mille écus.
Parfois je me suis demandée si c’était bien à moi que s’adressaient ces caresses et ces rigueurs, ou si je n’étais pour lui que l’ombre décevante, le spectre, pour ainsi dire, d’une personne absente...
Ce qui est positif, c’est que souvent il me priait de m’habiller ou de me coiffer de telle façon qu’il m’indiquait. Il me demandait de porter des robes d’une certaine couleur ou de me servir d’un parfum particulier qu’il me donnait.
Vingt fois, lorsque j’allais et venais autour de lui, il lui est arrivé de me crier:
—Marguerite! je t’en prie!... reste, reste comme tu es là...
Je restais... l’illusion s’évanouissait... Bientôt il lui échappait un sanglot ou un juron, et d’une voix irritée il me criait:
—Va-t-en!...
Le juge de paix ne détachait plus les yeux de sa bague; on eût dit qu’elle le fascinait. Son visage trahissait une commisération profonde, et par moment il hochait la tête d’un air soucieux.
L’idée lui venait que cette malheureuse jeune fille avait été la victime, non d’un fou précisément, mais d’un de ces maniaques redoutables qui ont juste assez de raison et de suite dans les idées pour combiner les tortures qu’ils infligent à ceux qui les entourent.
Plus lentement, afin de mieux fixer l’attention du vieux juge, Mlle Marguerite reprit:
—Si je rappelais à M. de Chalusse une femme jadis aimée, cette femme devait être ma mère. Je dis «devait être» parce que je ne suis pas sûre.
Saisir et suivre le fil de la vérité, avec M. de Chalusse, était presque impossible, tant ses propos offraient de contradictions et d’incohérences, volontaires ou calculées... Il semblait prendre à tâche et se faire un méchant plaisir de dérouter et d’égarer mes conjectures, détruisant le matin les conjectures qu’il avait fait naître la veille au soir.
—C’est bien cela, murmurait le juge de paix, c’est bien cela...
—Dieu sait, cependant, monsieur, avec quelle anxieuse sollicitude je recueillais les moindres paroles du comte... Cela ne se comprend que trop, n’est-ce pas!... J’étais désespérée de ma situation louche et inexplicable près de lui... Que n’a-t-on pas soupçonné!... Il avait changé tous les domestiques avant mon arrivée ici, mais il avait voulu que Mme Léon me suivît... Qui sait ce qu’elle a raconté!... Toujours est-il que, plusieurs fois, le dimanche, en me rendant à la messe, j’ai entendu sur mon passage: «Tenez, voici la maîtresse du comte de Chalusse!...» Oh! aucune humiliation ne m’a été épargnée... aucune.
Il est cependant une chose qui, pour moi, ne présente pas l’ombre d’un doute. Le comte connaissait ma mère. Il en parlait souvent: tantôt avec des explosions de passion qui me faisaient croire qu’il l’avait adorée et qu’il l’aimait encore, tantôt avec des injures et des malédictions qui me donnaient à penser qu’il avait eu cruellement à se plaindre et à souffrir d’elle.
Le plus souvent il lui reprochait de m’avoir sacrifiée sans hésitation ni remords à sa réputation, à sa sécurité.
Il disait qu’il fallait qu’elle n’eût pas de cœur, et que c’était une chose inouïe, incompréhensible, monstrueuse, qu’une femme pût jouir en paix de tous les avantages d’une immense fortune, pendant qu’elle se savait de par le monde une fille, lâchement abandonnée à tous les hasards, misérablement livrée à toutes les horreurs de la misère...
Je suis presque certaine aussi que ma mère est mariée... M. de Chalusse a fait plus d’une allusion à son mari; il le haïssait effroyablement.
Enfin, un soir, étant plus expansif que de coutume, le comte me donna à entendre que le grand danger qu’il redoutait pour moi venait de ma mère ou de son mari... Il a essayé ensuite, selon son habitude, de revenir sur ses affirmations, mais il n’a pu m’ôter de l’esprit que pour cette fois il avait dit vrai... ou à peu près...
Le juge s’était redressé sur son fauteuil, et il cherchait du regard les yeux de Mlle Marguerite...
Lorsqu’il les eut rencontrés:
—Alors, fit-il, ces lettres que nous avons trouvées dans le secrétaire seraient de votre mère, mademoiselle...
La jeune fille rougit... Déjà, elle avait été interrogée au sujet de ces lettres, et elle n’avait pas répondu.
Elle parut délibérer une minute; puis se décidant:
—Votre opinion est la mienne, monsieur, prononça-t-elle.
Et aussitôt, comme si elle eût voulu éviter de nouvelles questions, elle poursuivit avec une certaine volubilité:
—Du reste, un souci nouveau et plus pressant, la menace d’un malheur bien positif, hélas! vint m’arracher à cette perpétuelle préoccupation de ma naissance.
Il y a eu de cela un mois hier; un matin, nous déjeunions, quand le comte m’annonça qu’il attendait pour dîner deux convives.
C’était une telle dérogation à toutes nos habitudes que je restai muette de surprise.
—Positivement, c’est extraordinaire, ajouta gaiement M. de Chalusse, mais c’est ainsi... le loup s’humanise... nous aurons ce soir M. de Fondège et le marquis de Valorsay... Ainsi, chère Marguerite, soyez belle, pour faire honneur à votre vieil ami.
A six heures, ces deux messieurs arrivèrent ensemble.
Je connaissais M. de Fondège, «le général,» comme on l’appelle, le seul ami de M. de Chalusse; il venait nous visiter assez souvent.
Mais je n’avais jamais aperçu le marquis de Valorsay, et même, j’avais entendu prononcer son nom, le matin, pour la première fois.
Je ne le jugeai pas... Il me déplut, dès qu’il parut, jusqu’à l’aversion.
D’abord, il me regarda trop, avec une insistance que ma position fausse rendait pénible, ensuite il se montra trop prévenant.
Pendant le dîner, il parla presque seul et uniquement pour moi, à ce qu’il me parut.
Je me souviens surtout de certain tableau qu’il nous fit de ce qu’il appelait un «bon ménage,» qui me donna des nausées.
Selon lui, un mari ne devait être que le premier ministre et l’humble serviteur des fantaisies de sa femme... C’était son système... Aussi, comptait-il, s’il se mariait jamais, donner à la marquise de Valorsay toute la liberté qu’elle voudrait, de l’argent à pleines mains, les plus beaux équipages et les plus magnifiques diamants de Paris, des toilettes fabuleuses, toutes les satisfactions du luxe et de la vanité, enfin, une existence féerique, un rêve, un étourdissement, un tourbillon...
—Avec ces idées, ajoutait-il en m’épiant du coin de l’œil, la marquise serait bien difficile si elle n’était pas ravie de son mari.
Il m’exaspérait.
—Monsieur, dis-je d’un ton sec, la pensée seule d’un mari pareil me ferait fuir au fond du plus austère couvent.
Il parut décontenancé, «le général,» je veux dire M. de Fontège lui adressa un regard narquois, et on parla d’autre chose.
Mais quand ces messieurs furent partis, M. de Chalusse me gronda.
Il me dit que ma philosophie sentimentale n’était pas de mise dans un salon, et que mes idées sur la vie, le monde, le mariage, le devoir... sentaient d’une lieu l’hospice des enfants trouvés.
Et comme je répliquais, il m’interrompit pour entamer un éloge en règle du marquis de Valorsay, un homme remarquable, assurait-il, de grande naissance, possédant d’immenses propriétés libres d’hypothèques, spirituel, joli garçon... un de ces mortels privilégiés enfin que rêvent toutes les jeunes filles.
Les écailles me tombaient des yeux.
Je compris que le marquis de Valorsay devait être le prétendant trié pour moi entre tous par M. de Chalusse.
Alors, je m’expliquai son programme matrimonial. C’était comme une affiche à attirer la foule...
Et je fus indignée de ce qu’il m’estimait si vulgaire, que de me laisser éblouir par la grossière fantasmagorie de cette vie de plaisirs stupides qu’il m’avait décrite.
Il m’avait déplu, je le méprisai pour l’avoir vu à genoux devant l’argent de M. de Chalusse. Car il n’y avait pas à se méprendre sur l’ignominie du marché que cachaient ses propos légers: il m’avait offert ma liberté en échange de ma dot. Cela est admis, m’a-t-on dit. Or s’il faisait cela pour une certaine somme, que ferait-il donc pour une somme double ou triple...
Voilà ce que je me disais, me demandant toutefois si je ne m’étais pas trompée.
Mais non. La suite confirma mes premiers soupçons.
Dès le surlendemain, je vis arriver M. de Valorsay; il s’enferma avec le comte et ils restèrent plus de deux heures en conférence.
Étant entrée chez M. de Chalusse après le départ du marquis, je vis sur son bureau tous ses titres de propriétés qu’il lui avait fallu montrer sans doute, l’autre voulant savoir bien au juste combien cela lui rapporterait de se marier.
La semaine suivante, nouvelle conférence. Un notaire y assista cette fois. M. de Valorsay prenait ses sûretés.
Enfin, mes derniers doutes furent levés par Mme Léon, toujours bien informée, grâce à l’habitude qu’elle a d’écouter aux portes.
—On vous marie, me dit-elle, j’ai entendu.
Cette certitude m’émut peu.
J’avais eu le temps de me recueillir et de prendre un parti. Je suis timide, mais je ne suis pas faible; j’étais décidée à résister à M. de Chalusse, résolue, au pis aller, à me séparer de lui et à renoncer à toutes les espérances de fortune dont il m’avait bercée.
De tout ce qui se passait en moi, de mes délibérations, de ma résolution définitive, je ne dis rien à Pascal.
C’est à peine si je lui laissai entrevoir qu’il était question d’un mariage pour moi.
Je ne voulais pas l’engager par le conseil qu’il n’aurait pas manqué de me donner.
J’avais sa parole; elle suffisait à ma sécurité.
Et c’est avec un tressaillement de joie que je me disais:
—M. de Chalusse, indigné de ma résistance, me chassera peut-être de son hôtel... Que m’importe, ou plutôt, tant mieux... Pascal est là.
Mais pour résister, Monsieur, il faut être attaquée, et M. de Chalusse ne me parlait de rien, soit que tout ne fût pas réglé entre lui et M. de Valorsay, soit qu’il espérât en me prenant à l’improviste m’ôter la faculté de délibérer.
Parler la première eût été une imprudence insigne.
Je connaissais assez le comte pour savoir qu’il était de ces hommes dont on ne doit jamais devancer les intentions.
J’attendais donc, sinon avec calme, du moins avec résignation, rassemblant toute mon énergie pour l’heure décisive.
C’est que je ne suis pas une héroïne de roman, monsieur, je l’avoue à ma honte... Je n’ai pas pour l’argent tout le mépris qu’il mérite... J’étais bien résolue à me marier quand même selon mon cœur; mais j’aurais désiré... je souhaitais que M. de Chalusse me donnât non une fortune, mais une modeste dot...
Lui cependant était devenu plus expansif, et il me laissa voir qu’il s’employait à réunir le plus d’argent comptant possible.
Je voyais venir fréquemment des hommes d’affaires, et quand ils étaient partis, M. de Chalusse me montrait des liasses de billets et de titres en me disant:
—Vous voyez qu’on songe à votre avenir, chère Marguerite.
C’est une justice à lui rendre, maintenant qu’il n’est plus, cet avenir a été la constante préoccupation des derniers mois de sa vie.
Moins de quinze jours après s’être chargé de moi, il avait fait un testament par lequel il m’adoptait et m’instituait son unique héritière.
Ce testament fut déchiré, comme m’offrant pas assez de sécurité, prétendait-il, et une douzaine d’autres eurent le même sort.
Car il s’inquiétait continuellement de dispositions à prendre, de dernières volontés à régler, comme s’il eût eu le pressentiment qu’il mourrait d’une mort inopinée et soudaine.
Il est vrai d’ajouter qu’il paraissait se soucier moins de m’assurer toute sa fortune que de la soustraire à quelqu’un. Le jour où nous brulâmes ensemble son dernier testament, il me dit:
—Cet acte est inutile, on l’attaquerait et on obtiendrait probablement sa révocation. J’ai imaginé mieux, je tiens un expédient qui concilie tout.
Et comme je hasardais quelques objections, car il me répugnait d’être l’instrument d’une vengeance ou d’une injustice, et d’aider à dépouiller ses héritiers s’il en avait:
—Mêlez-vous de vos affaires, me dit-il brutalement. Je ménage à ceux qui guettent ma succession la surprise qu’ils méritent... Ah! ils convoitent mes propriétés!... Eh bien! ils les auront, je les leur léguerai, mais grevées d’hypothèques jusqu’à l’extrême limite de leur valeur.
Et pour atteindre ce but, il dénaturait sa fortune, affirmant qu’il ne serait tranquille que le jour où elle tiendrait tout entière dans un portefeuille qu’il porterait toujours sur lui.
De là, monsieur, ces immenses mouvements de capitaux, ces ventes, ces emprunts. De là ces millions au porteur qui se trouvaient dans le secrétaire de M. de Chalusse le matin du jour où la mort l’a surpris...
Malheureux homme! De tous les projets qu’il méditait, aucun n’a réussi.
Ils peuvent venir, ces héritiers qu’il redoutait, que je ne connais pas, dont personne ne soupçonnait même l’existence... ils trouveront intacts les biens qu’il prétendait leur arracher.
Il rêvait, pour moi, la situation la plus brillante, un grand nom, le titre de marquise, et il n’a pas même su préserver ma réputation des imputations les plus humiliantes... J’ai été accusée de vol avant que son cadavre fût seulement refroidi...
Il me voulait riche, effroyablement riche, comme lui, et après avoir essayé de m’éblouir de ses millions, il ne me laisse pas de pain, exactement parlant... pas de pain.
Mon avenir le terrifiait, et il meurt sans m’avoir rien appris des mystérieux dangers qui me menacent, sans avoir pu me dire si véritablement, comme je le crois, comme j’en suis moralement sûre, il était mon père...
Il m’a élevée malgré moi jusqu’aux plus hautes sphères sociales; il m’a mis en main cette baguette magique qui s’appelle l’or, il m’a montré le monde à mes pieds... et tout à coup il me laisse retomber plus bas qu’il ne m’avait prise...
Ah!... M. de Chalusse, mieux eût valu me laisser à l’hospice des enfants trouvés, je gagnerais ma vie maintenant...
Et cependant, je vous pardonne!...
Mlle Marguerite se recueillit un moment, cherchant dans sa mémoire si elle avait bien tout dit, si elle n’oubliait aucun détail...
Ne trouvant rien, elle s’approcha du juge de paix jusqu’à le toucher, et avec une émouvante solennité:
—Vous connaissez à cette heure ma vie comme moi-même, monsieur, prononça-t-elle... Vous savez ce qu’ignore encore celui qui est devenu mon unique espoir... Puisse-t-il, quand je me montrerai à lui telle que je suis véritablement, ne pas me trouver indigne de lui...
Le juge de paix se dressa comme mû par un ressort...
Deux grosses larmes, les premières qu’il versât depuis des années, tremblèrent au bord de ses paupières et se perdirent dans les rides de son visage.
—Vous êtes une digne et noble créature, mon enfant, dit-il... Et si j’avais un fils, je m’estimerais heureux qu’il fût choisi par une femme comme vous!...
Elle le regarda d’un air de joie délirante, joignit les mains, et, à bout de forces, s’affaissa sur un fauteuil en murmurant:
—Oh! merci, monsieur, merci!...
C’est qu’elle pensait à Pascal... C’est qu’elle s’était effrayée de ses sentiments quand elle lui exposerait loyalement tout ce passé de douleurs et de misères qu’il ne connaissait pas...
Et après les paroles du juge de paix elle était rassurée.
XI
La demie de quatre heures sonnait...
On entendait des pas furtifs sur le palier, et des frôlements le long de la porte.
Les domestiques de l’hôtel de Chalusse rôdaient autour de la pièce, où étaient enfermés le juge de paix et Mlle Marguerite, intrigués de ne pas les voir reparaître, se demandant ce qu’ils pouvaient avoir à se dire pour une si longue conférence.
A cette heure, la besogne du greffier devait être fort avancée.
—Il faut que je voie où en est l’inventaire, dit le vieux juge à Mlle Marguerite, excusez-moi de vous quitter une minute... je reviens.
Et il sortit.
Mais c’était là un prétexte. La vérité est qu’il désirait surtout dissimuler son émotion. Profondément remué par le récit de cette pauvre jeune fille, il voulait se remettre, et reprendre avec son sang-froid sa perspicacité habituelle.
Et il en avait besoin, la situation lui paraissant bien plus compliquée depuis que Mlle Marguerite lui avait parlé de ces héritiers, de ces ennemis mystérieux qui avaient empoisonné l’existence de M. de Chalusse.
Il était clair que ces gens-là arrivant à la curée voudraient savoir ce qu’étaient devenus les millions du secrétaire.
A qui les redemanderaient-ils? A Mlle Marguerite, bien évidemment. Quelles tracasseries ne lui susciteraient-ils pas!...
Ainsi pensait le vieux juge de paix tout en écoutant le rapport de son greffier.
Ce n’était pas le tout, d’avoir provoqué les confidences de Mlle Marguerite, il avait à rechercher quel parti elle pouvait tirer de son étrange et douloureuse situation, il avait à la conseiller, à la guider...
Il était redevenu l’homme impassible, quand il reparut dans le cabinet du comte, et il vit avec plaisir que la pauvre jeune fille avait de même repris une partie de son calme.
—Maintenant, lui dit-il, causons... Je vous prouverai que votre position n’est pas si désolante que vous croyez... Mais avant de penser à l’avenir, inquiétons-nous du passé... voulez-vous?
La jeune fille s’inclina en signe d’acquiescement.
—Parlons d’abord, reprit le juge, des millions disparus... Ils étaient certainement dans le secrétaire quand M. de Chalusse y a remis la fiole, on ne les y retrouve plus... Donc, il faut que M. de Chalusse les ait emportés avec lui...
—C’est ce que je me suis dit.
—Ces valeurs formaient-elles un gros volume?
—Assez gros... mais qui pouvait très-bien être dissimulé sous un ample pardessus comme celui que portait M. de Chalusse.
—Très-bien!... A quelle heure est-il sorti?
—Vers cinq heures.
—Et on l’a rapporté?
—A six heures et demie environ.
—Où l’avait pris le cocher qui l’a ramené?...
—Dans les environs de Notre-Dame-de-Lorette, à ce qu’il nous a dit.
—A-t-on conservé le numéro de ce cocher?
—Je crois que Casimir se l’est fait remettre.
A qui lui eût demandé pourquoi cette sorte d’enquête officieuse, le juge de paix eût répondu que le seul intérêt de Mlle Marguerite le guidait.
Rien n’était plus vrai. Et cependant, sans que peut-être il s’en rendit compte, un autre mobile le poussait à s’écarter un peu du cercle de ses attributions.
Cette affaire l’intéressait et l’attirait par ses côtés ténébreux et inexplicables. Elle irritait ce besoin de connaître la vérité qui est au fond de tout homme. Elle le séduisait en lui offrant une occasion d’exercer sa faculté maîtresse qui était la pénétration.
Aussi, se recueillait-il, analysant les réponses de Mlle Marguerite, et après un moment:
—Donc, fit-il, le point de départ des recherches, si recherches il y a jamais, sera celui-ci: M. de Chalusse est sorti avec deux millions, et pendant les deux heures qu’il est resté dehors, il a disposé de cette somme énorme... ou on la lui a volée.
Mlle Marguerite tressaillit.
—Oh! volée... balbutia-t-elle.
—Mon Dieu, oui, mon enfant, tout est possible... il faut tout admettre... Mais poursuivons. Où se rendait M. de Chalusse?
—Chez un homme d’affaires qui devait, pensait-il, lui procurer une adresse qui se trouvait dans la lettre déchirée par lui.
—Le nom de cet homme?
—Fortunat...
Le magistrat écrivit ce nom sur son calepin, puis reprenant ses questions:
—Arrêtons-nous, dit-il, à cette malheureuse lettre, la cause, selon vous, de la mort de M. de Chalusse. Que disait-elle?
—Je l’ignore, monsieur. J’ai aidé, c’est vrai, le comte à en réunir les fragments, mais je ne l’ai pas lue.
—Peu importe!... L’important est de savoir qui l’a écrite. Ce ne peut être, m’avez-vous dit, que cette sœur de M. de Chalusse disparue il y a une trentaine d’années ou votre mère...
—En effet, monsieur, c’était et c’est encore mon opinion.
Le vieux juge, tout en souriant, tracassait sa bague.
—Eh bien!... moi, prononça-t-il, avant cinq minutes, je vous dirai si la lettre vient de votre mère... Oh! mon moyen est simple et sûr... Je vais tout bonnement comparer l’écriture à celle des lettres du secrétaire...
Mlle Marguerite se leva à demi, en s’écriant:
—Oh!... quelle idée!...
Mais lui, sans paraître remarquer la surprise de la jeune fille, ajouta d’un ton bref:
—Où est cette lettre?...
—M. de Chalusse doit l’avoir mise dans une de ses poches.
—Il faut la retrouver, mademoiselle... Dites au valet de chambre du comte de la chercher...
La jeune fille appela, mais M. Casimir, tout occupé des démarches exigées par le décès et les funérailles de son maître, était absent. Le second valet de chambre et Mme Léon offrirent leurs services, et certes ils s’employèrent avec le plus louable zèle... Mais leurs investigations restèrent infructueuses, la lettre ne se retrouva pas.
—Quel malheur!... murmurait le juge, tout en regardant retourner les poches de tous les vêtements du mort, quelle fatalité! Là était peut-être la clef de l’énigme.
Force lui fut cependant de prendre son parti de cette déconvenue.
Il revint s’asseoir dans le cabinet du comte, mais visiblement il était découragé, et il avait retourné en dedans le chaton de sa bague. Ce n’est pas qu’il estimât le problème insoluble, loin de là; seulement il reconnaissait que pour arriver à la vérité, il faudrait beaucoup de temps et des investigations qui n’étaient plus de son ressort...
Une seule espérance immédiate lui restait...
En étudiant les derniers mots écrits et prononcés par M. de Chalusse, ne pénétrerait-il pas l’intention qui les avait dictés?... Lui, dont l’expérience avait aiguisé la sagacité, ne leur découvrirait-il pas un sens qui allumerait une lueur au milieu des ténèbres!...
Il les demanda donc à Mlle Marguerite, et elle lui remit le papier où le comte avait essayé de fixer sa pensée, et une carte où elle-même, sur le moment, avait écrit, dans leur ordre, les dernières paroles du mourant.
En réunissant le tout, le juge de paix obtenait ceci:
«... Toute ma fortune... donne... amis... contre... Marguerite... dépouillée... ta mère... prends garde...»
Ces douze mots incohérents trahissaient les éternelles préoccupations de M. de Chalusse. On y retrouvait le souci de sa fortune et de l’avenir de Marguerite, et aussi la trace de l’effroi ou de l’aversion que lui inspirait la mère de Marguerite.
Mais c’était tout, c’est-à-dire ce n’était rien!...
Le mot: «donne» s’entendait. Il était clair que le comte avait voulu écrire: «Je donne toute ma fortune...» Le mot «dépouillée» se comprenait aussi. Il avait été évidemment arraché au moribond par cette certitude horrible que Marguerite—sa fille sans aucun doute—n’aurait pas une pièce d’or des millions qu’il lui destinait. «Prends garde!» s’expliquait seul.
Mais il était deux mots qui semblaient au juge de paix absolument inexplicables, qu’il cherchait vainement à lier aux autres, qu’il ne pouvait rattacher à aucune idée probable: le mot amis et le mot contre. Et ils se suivaient, sur le papier, ils étaient les plus lisibles...
Pour la trentième fois, le juge les répétait à demi-voix quand on frappa discrètement à la porte; presque aussitôt Mme Léon parut.
—Qu’est-ce? demanda Mlle Marguerite.
La femme de charge déposa sur le bureau un paquet de lettres à l’adresse de M. de Chalusse, en disant:
—C’est le courrier de défunt M. le comte. Dieu ait son âme!
Puis, présentant un journal à Mlle Marguerite, elle ajouta de sa voix la plus onctueuse:
—Et de plus, on vient, à l’instant même, d’apporter ceci pour mademoiselle...
—Ce journal... pour moi!... Vous devez vous tromper...
—Pas du tout... J’étais, de ma personne, chez le concierge quand le commissionnaire est arrivé, et il a bien dit que c’était pour Mlle Marguerite, de la part d’un de ses amis...
Et ayant dit, elle esquissa sa plus belle révérence et se retira...
La jeune fille avait pris le journal, et lentement, d’un air d’étonnement et d’appréhension, elle le dépliait.
Ce qui la frappa d’abord, c’est qu’à la première page il y avait une vingtaine de lignes encadrées au crayon rouge.
Évidemment on lui envoyait ce journal pour qu’elle lût les passages entourés: elle lut donc:
«Grand émoi et scandale énorme, à l’hôtel de Mme d’A..., une vieille étoile de première grandeur...»
C’était l’épouvantable article qui racontait la scène de jeu où Pascal avait laissé son honneur.
Et pour que Mlle Marguerite n’eût ni doute ni hésitation, le lâche, le misérable qui lui adressait l’article avait eu soin, à côté des initiales, d’ajouter, au crayon, les noms en toutes lettres.
Ainsi, il avait écrit d’Argelès, Pascal Férailleur, Fernand de Coralth, Rochecote.
Et cependant, malgré cette précaution ignoble, la jeune fille ne saisissait, tout d’abord, ni le sens ni la portée de ce récit, et il lui fallut le relire jusqu’à quatre fois... Mais lorsqu’elle comprit enfin, quand l’horrible vérité éclata dans son esprit, le journal lui échappa des mains, elle pâlit comme on ne pâlit que pour mourir, et pantelante, anéantie, assommée, elle s’appuya contre le mur...
Ses traits exprimèrent si bien la plus atroce douleur, que le juge de paix, effrayé, se dressa d’un bond.
—Qu’y a-t-il encore?
Elle essaya de répondre, ne le put, et alors montra du doigt, à terre, le journal en bégayant d’une voix étranglée:
—Là!... là!...
Il ne fallut au juge qu’un coup d’œil pour comprendre. Et cet homme, qui avait vu tant de misères en sa vie, ce magistrat qui avait été le confident de tant de martyres ignorés, fut atterré de l’acharnement de la destinée à frapper cette infortunée.
Il s’approcha d’elle comme elle défaillait et la soutint jusqu’à son fauteuil, où elle s’affaissa.
—Pauvre enfant!... murmura-t-il... L’homme que vous aviez choisi, à qui vous eussiez tout sacrifié... c’est ce Pascal Férailleur, n’est-ce pas?...
—C’est lui.
—Il est avocat?
—Je vous l’ai dit, monsieur.
—Il demeure bien rue d’Ulm?
—Oui.
Le juge de paix hocha tristement la tête.
—C’est bien lui, fit-il... Car je le connais, pauvre enfant, je l’aimais et... je l’honorais. Hier encore, je vous aurais dit: «Celui-là est digne de vous.» Son intacte réputation désarmait jusqu’à l’envie... Et voilà où le jeu l’a conduit... Il a volé!...
Roide et tout d’une pièce, Mlle Marguerite se dressa.
—C’est faux!... prononça-t-elle... ce qu’il y a sur ce journal est faux!...
Sous tant de coups répétés, la raison de cette infortunée vacillait-elle donc? On pouvait le craindre.
Livide l’instant d’avant, elle était devenue plus rouge que le feu, un tremblement convulsif la secouait, et ses yeux fixes brillaient du sinistre éclat du délire.
—Si elle ne pleure pas, pensait le juge de paix, elle est perdue.
Et aussitôt, loin d’encourager ses espérances, il voulut détruire des illusions qu’il croyait dangereuses.
—Hélas!... ma pauvre enfant, fit-il tristement, ne vous abusez pas... Les journaux sont parfois inconsidérés, il arrive qu’on surprend leur bonne foi... mais des articles tels que celui-ci ne se publient que sur des preuves appuyées d’irrécusables témoignages...
Elle haussait les épaules comme si elle eût entendu les plus grandes absurdités du monde, et à demi-voix murmurait:
—Je m’explique maintenant le silence de Pascal... Je comprends comment il n’a pas encore répondu à ma lettre d’hier soir...
Et le juge poursuivait:
—Ainsi, malheureusement, après l’article que nous venons de lire, on ne saurait garder l’ombre d’un doute...
Brusquement, Mlle Marguerite l’interrompit.
—Mais je n’ai pas douté une seconde!... s’écria-t-elle. Douter de Pascal, moi!... je douterais plutôt de moi-même... Je puis faillir, moi, je ne suis qu’une pauvre fille ignorante et faible, tandis que lui... lui!... Vous ne savez donc pas qu’il était comme ma conscience!... Avant de rien entreprendre, avant de rien décider, s’il me venait quelque scrupule, je me disais: «Que ferait-il, lui?...» Et la seule pensée de celui qui pour moi est l’honneur même suffisait à écarter les inspirations mauvaises.
Son accent disait bien, en effet, sa confiance absolue, entière, inébranlable. Et la foi donnait à son beau visage une sublime expression.
—Si vous m’avez vue chanceler, monsieur, poursuivait-elle, c’est que j’ai été atterrée par l’audace de l’accusation... Comment, par quelles manœuvres des misérables ont-ils paru convaincre Pascal d’une action flétrissante?... Cela passe mon entendement... Ce que je sais, c’est qu’il est innocent... Ce qui est sûr, c’est que la terre entière se dressant pour témoigner contre lui, n’altérerait pas ma croyance en lui... Il avouerait que je ne serais pas entièrement convaincue, et je le croirais fou plus aisément que coupable!...
Un sourire amer crispait sa lèvre, elle revenait au sentiment exact de la situation, et c’est d’un ton relativement calme qu’elle reprit:
—Que prouvent d’ailleurs de vains témoignages... N’avez-vous pas entendu ce matin la voix de tous nos domestiques me demander compte des millions de M. de Chalusse!... Qui sait ce qui fût advenu sans votre intervention!... Peut-être serais-je en prison, à cette heure!...
—Ce n’est plus la même chose, mon enfant...
—C’est la même chose, monsieur!... Supposez-moi accusée. Que croyez-vous qu’eût répondu Pascal à qui fût allé lui dire: «Marguerite est une voleuse!... Il eût ri, et comme moi se fût écrié: «impossible!...»
La conviction du juge de paix était faite.
Pour lui, Pascal Férailleur était coupable.
Cependant, il n’entreprit pas de discuter. D’abord, il sentait bien qu’il ne convaincrait pas Mlle Marguerite; ensuite à quoi bon la convaincre, maintenant que son énergie avait repris le dessus.
Mais il chercha un moyen de connaître les projets de cette infortunée, afin de les combattre s’ils lui semblaient périlleux...
—Peut-être avez-vous raison, mon enfant, concéda-t-il; ce malheur n’en doit pas moins changer toutes vos déterminations...
—En effet, monsieur, il les modifie...
Un peu surpris de son flegme subit, il la regarda.
—Il y a une heure, reprit-elle, j’étais bien résolue à aller trouver Pascal... Je comptais réclamer de lui aide et assistance... fièrement, comme on réclame un droit indéniable ou l’exécution d’une promesse sacrée... tandis que maintenant...
—Eh bien!...
—Je suis toujours décidée à aller à lui, mais ce sera humblement et en suppliante... Et je lui dirai: «Vous souffrez, mais il n’est pas de malheur intolérable, quand on est deux à s’en partager le fardeau, me voici!... Tout va vous manquer, vos amis les plus chers vont vous renier lâchement, me voici! Quoi que vous veuillez faire, quitter l’Europe ou rester à Paris pour épier l’heure de la vengeance, il vous faut un compagnon vaillant et fidèle, un confident de vos desseins, un autre vous-même, me voici!... Femme, amie, sœur, maîtresse, je serai ce que vous voudrez, me voici sans condition.»
Et immédiatement, pour répondre à un mouvement et à une exclamation du vieux juge, elle ajouta avec une expression de candeur et de fermeté extraordinaire:
—Il est malheureux... je suis libre... je l’aime!...
Le juge de paix était pétrifié.
Il sentait bien que ce qu’elle disait, elle le ferait. En elle il avait reconnu une de ces âmes généreuses et fières qu’attire et séduit tout ce qui est héroïque et grand, incapables d’hésitations pusillanimes et d’égoïstes calculs, qui ne composent jamais avec ce qu’elles croient être le devoir et qui ne savent affirmer la passion que par le sacrifice.
—Heureusement, chère demoiselle Marguerite, fit-il, votre dévoûment sera sans aucun doute inutile.
—Pourquoi cela, monsieur?...
—Parce que M. Férailleur vous doit, et qui plus est se doit à lui-même de ne pas l’accepter.
Elle ne comprenait pas, ses regards interrogeaient.
—Pardonnez-moi, reprit le juge, de vous préparer à une douloureuse déception... Coupable ou innocent, M. Férailleur est... déshonoré. A moins d’un miracle, sa vie est perdue, finie... à l’heure qu’il est, il est rayé du barreau... Il est de ces accusations... de ces calomnies, si vous voulez, dont on ne se relève pas... Comment pouvez-vous espérer qu’il consente à unir votre destinée à la sienne!...
Cette objection la frappa. Elle ne l’avait pas prévue, et elle lui parut terrible.
Deux larmes, pareilles à deux diamants, jaillirent de ses yeux noirs, et d’une voix désolée:
—Mon Dieu!... murmura-t-elle, mon Dieu! faites qu’il n’ait pas cette générosité cruelle... le seul grand, le seul véritable malheur pour moi serait d’être repoussée par lui... la mort de M. de Chalusse me laisse sans ressources, sans pain, c’est presque un bonheur en ce moment, je lui demanderai ce qu’il veut que je devienne s’il m’abandonne, et qui me protégera sinon lui... L’avenir de célébrité qu’il rêvait pour moi est anéanti... Eh bien! je l’en consolerai, moi... De nos deux infortunes, je saurai faire le bonheur... Ici nos ennemis triomphent, soit, nous fuirons... notre honnêteté se souillerait rien qu’à se mesurer avec tant de scélératesses... Nous saurons bien trouver quelque part, en Amérique, un coin ignoré où nous nous créerons une destinée nouvelle et meilleure...
C’était à ne pas croire que celle qui parlait avec cette véhémence passionnée fût Mlle Marguerite, cette jeune fille hautaine.
Et à qui parlait-elle ainsi?... A un étranger, qu’elle voyait pour la première fois.
Mais les circonstances l’emportaient, plus fortes que sa volonté. Un à un, elle avait déchiré tous les voiles de ses plus chers et de ses plus intimes sentiments, et, à la fin, elle se montrait telle qu’elle était véritablement...
Et cependant, le juge de paix sut résister à l’émotion et à l’attendrissement qui le gagnaient. Il se montra impitoyable pour des espoirs qu’il estimait irréalisables...
—Et si M. Férailleur refusait votre sacrifice?... demanda-t-il.
—Eh! ce n’est pas un sacrifice, monsieur!
—Soit... Mais enfin il se peut qu’il vous... repousse. Que ferez-vous?...
Elle laissa retomber ses bras d’un air de morne accablement.
—Ce que je ferais?... murmura-t-elle... je ne sais... Je trouverais toujours à gagner ma vie... On dit que j’ai une voix remarquable... j’entrerais peut-être au théâtre... j’y ai songé, autrefois.
Le juge bondit sur son fauteuil.
—Vous seriez comédienne, interrompit-il, vous!...
—Cela ou autre chose... qu’importe.
—Comment, qu’importe!... Mais vous ne soupçonnez pas... Vous n’imaginez pas...
Il ne trouvait pas de termes pour rendre la nature des obstacles qu’il apercevait, et ce fut Mlle Marguerite qui les trouva pour lui.
—Je soupçonne, dit-elle, que le théâtre est pour une femme une carrière abominable... Mais je sais que là comme ailleurs il est des femmes honorables et chastes, et cela me suffit... Mon orgueil est assez grand pour me garantir de toute déchéance... Il a sauvé l’apprentie, il préserverait la comédienne... Je serais calomniée!... ce ne serait pas un malheur. Je méprise trop le monde pour prendre souci de son opinion tant que j’aurai pour moi le témoignage de ma conscience... Pourquoi ne serais-je pas une grande artiste, moi qui consacrerais à l’art tout ce que j’ai d’intelligence, de passion, d’énergie et de volonté!...
Elle s’arrêta, un valet de pied entrait portant des lampes, car la nuit venait.
Et sur les pas de celui-ci un autre parut, qui dit:
—Mademoiselle, M. le marquis de Valorsay est en bas, qui demande si mademoiselle peut lui faire l’honneur de le recevoir...
XII
A ce nom de Valorsay, les yeux de Mlle Marguerite et du juge de paix s’étaient cherchés, et ils avaient échangé un regard où se peignaient les plus étranges conjectures.
Mais la jeune fille hésitait à quel parti se résoudre.
Il fallut que le magistrat mît fin à ses perplexités.
—Priez M. le marquis de Valorsay de monter, dit-il au domestique.
Le valet de pied se retira, et dès qu’il eut disparu:
—Quoi! monsieur, s’écria Mlle Marguerite, après ce que je vous ai dit, vous voulez que je le reçoive!...
—Il le faut, mon enfant, absolument. Il importe que vous sachiez ce qu’il veut et quel espoir l’amène... Résignez-vous, soyez calme!...
En proie à une sorte d’égarement, la pauvre fille réparait à la hâte le désordre de sa toilette, et, tant bien que mal, elle relevait ses cheveux, dont les masses opulentes s’éparpillaient sur ses épaules.
—Eh!... monsieur, disait-elle, ne devinez-vous donc pas qu’il me croit l’héritière de M. de Chalusse... Pour lui, je garde l’éblouissant reflet des millions qui ont failli m’appartenir... Qu’il vienne... qu’il vienne...
—Silence, le voici!
Le marquis de Valorsay entrait, en effet, toujours vêtu avec l’exquise recherche de ces intelligents gentilshommes pour qui la couleur d’un pantalon est une affaire, et qui trouvent des assouvissements d’ambition à décider souverainement de la coupe d’un gilet...
Mais sa physionomie, insoucieuse d’ordinaire et n’exprimant rien que le parfait contentement de soi et l’ennui des autres, était grave et presque solennelle.
Sa jambe—cette maudite jambe cassée autrefois en sautant une banquette irlandaise—était roide et traînait plus que d’habitude, ce qui, sans doute, ne tenait pas uniquement à des influences atmosphériques.
Il s’inclina devant Mlle Marguerite avec toutes les marques du plus profond respect, et sans paraître remarquer le juge de paix.
—Vous m’excuserez, je l’espère, mademoiselle, prononça-t-il, d’avoir insisté pour être admis à vous présenter l’expression de ma sympathique douleur... J’apprends à l’instant l’horrible malheur qui vous frappe... la mort si inattendue de votre père.
Elle recula avec une sorte d’effroi, en répétant:
—De mon père!...
L’autre ne parut pas troublé.
—Je sais, dit-il d’une voix qui voulait être attendrie; je sais que M. de Chalusse vous avait fait un mystère de votre naissance... mais il m’avait confié son secret...
—A vous!... interrompit le juge de paix, incapable de se contenir.
Le marquis toisa d’un air hautain ce vieux homme vêtu de noir, et du ton sec qu’on prend avec un subalterne indiscret:
—A moi, oui, monsieur, répondit-il. Et non-seulement M. le comte de Chalusse me l’a confié de vive voix, mais il me l’a écrit, en m’exposant les honorables motifs de sa conduite, et l’intention formelle où il était, non de reconnaître, mais d’adopter Mlle Marguerite, afin de lui assurer sans conteste sa fortune et son nom.
—Ah! fit le juge de paix, comme si une lueur soudaine l’eût éclairé, ah! ah!...
Mais déjà, sans se soucier de cette exclamation, extraordinaire au moins par son accent, M. de Valorsay s’était retourné vers Mlle Marguerite et poursuivait:
—Votre ignorance me prouve, mademoiselle, que vos gens ne m’ont pas trompé quand ils m’ont dit que ce pauvre M. de Chalusse a été littéralement foudroyé... Mais ils m’ont dit autre chose que je ne puis croire... Ils m’ont affirmé que le comte n’avait pris aucune disposition à votre égard, qu’il ne laisse pas de testament et que... excusez une indiscrétion qu’un respectueux intérêt dicte... et que... par suite de cette incompréhensible et coupable imprudence, vous vous trouvez, vous, sa fille, ruinée et presque sans ressources... Est-ce possible?
—Cela est l’exacte vérité, monsieur, répondit Mlle Marguerite... Pour vivre, il me faudra désormais gagner ma vie...
Elle prononça ces mots avec une sorte de bonheur, s’attendant à quelque mouvement du marquis, qui trahirait la bassesse de ses convoitises, et elle s’apprêtait à jouir de sa confusion.
Mais pas du tout.
Loin de sembler démonté ou seulement attristé, M. de Valorsay respira fortement comme s’il eût été allégé d’un poids énorme, et son œil brilla.
—Alors, fit-il avec une joie contenue, j’oserai parler... Je parlerai, mademoiselle, si vous daignez me le permettre...
Elle le regardait avec une curiosité anxieuse, ne concevant rien à son attitude.
—Parlez, monsieur, balbutia-t-elle.
—J’obéis, mademoiselle, prononça-t-il en s’inclinant... Mais avant, laissez-moi vous dire combien grandes ont été mes espérances.... Pour moi aussi, peut-être, la mort de M. de Chalusse est un irréparable malheur... Il m’avait permis, mademoiselle, d’aspirer à l’honneur d’obtenir votre main. S’il ne vous avait rien dit, c’est qu’il entendait vous laisser libre, m’imposant cette tâche qui m’effrayait, de mériter votre consentement. Mais de lui à moi tout était réglé et convenu, il donnait trois millions de dot à Mlle Marguerite de Chalusse, sa fille.
—Je ne suis plus Mlle de Chalusse, monsieur le marquis, et je n’ai plus de dot.
Il sentit la pointe acérée de l’épigramme, car un peu de sang monta à ses pommettes, mais son correct sang-froid ne fut point altéré.
—Si vous étiez encore riche, mademoiselle, prononça-t-il du ton de reproche de l’honnête homme qui se voit méconnu, j’aurais peut-être la force de garder le secret des sentiments que vous m’avez inspirés, mais...
Il se redressa d’un geste qui n’était pas sans noblesse, et d’une voix pleine et sonore il ajouta:
—Mais vous n’avez plus vos millions... et c’est pour cela que j’ose vous dire: Mademoiselle Marguerite, je vous aime; voulez-vous être ma femme?...
La pauvre fille eut besoin de toute sa puissance sur elle-même pour retenir un cri.
C’était plus que de la stupeur, c’était presque de l’épouvante que lui causait la demande du marquis de Valorsay, cette déclaration étrange, inouïe, incompréhensible, qui bouleversait toutes ses idées...
Et elle ne savait que balbutier:
—Monsieur... Monsieur...
Lui, cependant, de l’air le plus digne et qui n’excluait pas la rondeur de la franchise poursuivait:
—Dois-je vous dire qui je suis, mademoiselle?... Non, n’est-ce pas... Le seul fait d’avoir été agréé par M. le comte de Chalusse vous répond de moi... Le nom pur et sans tache que je porte va de pair avec les plus grands noms de France... et si ma fortune a été quelque peu diminuée par des étourderies de jeune homme, elle est plus que suffisante pour un honorable état de maison...
Mlle Marguerite ne répondait toujours pas, elle ne trouvait rien à répondre, sa présence d’esprit l’avait abandonnée, sa langue était comme figée dans sa bouche.
Elle adressait au vieux juge des regards de détresse, implorant son intervention, mais il était si bien perdu dans la contemplation de sa bague, qu’on l’eût dit sous l’empire de ce prodigieux phénomène produit par un objet brillant obstinément fixé, qui s’appelle l’hypnotisme.
—Je sais que j’ai eu le malheur de vous déplaire, mademoiselle, continuait le marquis, M. de Chalusse ne me l’avait pas caché. Il me souvient, hélas! d’avoir émis devant vous toutes sortes de stupides théories qui vous ont donné de moi la plus triste opinion... Il faut me pardonner... Alors, je n’avais pas les idées qui me sont venues... plus tard, quand il m’a été donné de mesurer la hauteur de votre intelligence, d’apprécier la noblesse de votre âme... J’ai parlé inconsidérément le langage qu’on parle maintenant aux jeunes filles de notre monde, toutes affolées de luxe et de vanité... pour qui le mariage n’est que l’affranchissement des devoirs de la famille...
Il s’exprimait en phrases entrecoupées, comme si l’émotion l’eût fait haleter. Il semblait par moment se contenir à peine, et d’autres fois sa voix expirait jusqu’à devenir presque inintelligible.
Mais à le laisser poursuivre, et par le seul fait qu’elle l’écoutait, Mlle Marguerite s’engageait presque.
Elle le comprit, et faisant un effort:
—Croyez, monsieur le marquis, interrompit-elle, que je suis touchée... et reconnaissante... mais... je ne m’appartiens plus...
—Mademoiselle... de grâce... ne me répondez pas aujourd’hui. Accordez-moi un peu de temps pour détruire vos préventions.
Elle hocha la tête, et d’une voix ferme:
—Je n’ai pas de préventions, monsieur le marquis, prononça-t-elle. Depuis longtemps ma vie est fixée... irrévocablement.
Il parut étourdi, comme s’il fût venu avec l’idée qu’il ne pouvait être repoussé...
Ses yeux vacillèrent; ils allèrent alternativement de Mlle Marguerite au vieux juge de paix, plus impassible qu’un sphinx, et ils finirent par se fixer sur un journal crayonné de rouge, tombé aux pieds de la jeune fille.
—Ne me laissez-vous aucun espoir?... murmura-t-il.
Elle ne répondit pas, il comprit, et il se retirait quand la porte s’ouvrit brusquement et un valet annonça: «M. de Fondège.»
Mlle Marguerite toucha du doigt l’épaule du juge de paix.
—Voici, monsieur, lui dit-elle, l’ami de M. de Chalusse, que j’avais envoyé chercher ce matin.
Un homme d’une soixantaine d’années parut...
Il était grand, sec comme un briquet, droit comme un I, sanglé démesurément dans une longue redingote bleu de roi, et son cou rouge et rugueux comme celui d’un dindon tournait malaisément dans un col de satin roide et haut.
Rien qu’à voir son teint coloré et couperosé, ses cheveux taillés en brosse, ses petits yeux brillants sous des sourcils en broussailles et sa formidable moustache à la Victor-Emmanuel, on se disait:
—Voici un vieux soldat...
Erreur! M. de Fondège n’avait jamais été militaire. Et c’est uniquement pour railler ses allures belliqueuses, que ses amis, autrefois, il y avait bien une vingtaine d’années, l’avaient surnommé «le général.»
Mais le surnom lui était resté. La plaisanterie, à la longue, était devenue un fait sérieux, l’épigramme s’était changée en titre. Jamais on n’appelait M. de Fondège autrement que «le général.» On invitait et on annonçait dans les salons: «Le général!» Beaucoup croyaient qu’il l’avait été, lui-même se le persuadait peut-être, et il en était venu depuis longtemps à mettre sur ses cartes de visite: Général A. de Fondège.
L’influence de ce sobriquet sur sa vie avait été décisive.
Il s’était appliqué à le mériter, à le gagner, et s’était composé un caractère, devenu à la fin son caractère, d’après le type banal et convenu du vieux soldat, dur à cuire et bon enfant, brusque et bon, morbleu! franc et rond, sacrebleu! sensible et brutal à la fois, simple comme l’enfant et loyal comme l’or.
Il jurait et sacrait à la fois, tirait sa voix des profondeurs de sa poitrine et agitait ses bras en parlant comme des ailes de moulin à vent.
Mme de Fondège, «la générale,» rêche personne à nez mince et à lèvres pincées, assurait que son mari n’était pas si terrible qu’il en avait l’air.
Il ne passait point pour un aigle, et faisait profession de n’entendre goutte aux affaires.
On ne savait rien de sa fortune; mais il avait beaucoup d’amis chez lesquels il allait dîner, et on vantait la sûreté de ses relations.
Ce digne homme ne fit pas la moindre attention au marquis de Valorsay, bien qu’ils fussent intimes.
Il marcha droit sur Mlle Marguerite, et l’ayant saisie entre ses grands bras, il se mit à la presser contre sa poitrine, lui brossant le visage de sa rude moustache, sous prétexte de l’embrasser...
—Du courage!... ma petite amie, grondait-il, du courage!... Ne vous laissez pas abattre, morbleu!... prenez exemple sur moi, regardez-moi!...
Il s’était reculé, et il était grotesque à voir par suite de l’effort extraordinaire qu’il faisait pour concilier et comprimer la douleur de l’ami et le stoïcisme du soldat.
Bientôt il reprit:
—Vous devez m’en vouloir, mignonne, d’arriver si tard!... Il n’y a pas de ma faute. J’étais chez Mme de Rochecote, quand on est venu chez moi de votre part... Je rentre, on m’apprend l’affreuse nouvelle!... Ç’a été comme un coup de canon!... Un ami de trente ans, mille tonnerres!... J’ai été le témoin de son premier duel. Pauvre Chalusse! Un gaillard solide comme un chêne, qui devait nous enterrer tous!... Mais c’est ainsi... les meilleurs défilent toujours la parade les premiers!...
Le marquis de Valorsay avait battu en retraite; le juge de paix s’effaçait dans l’ombre, et Mlle Marguerite se taisait, habituée aux façons du général, sachant bien qu’il n’y avait guère moyen de placer un mot quand il avait pris la parole.
—Heureusement, poursuivit-il, ce pauvre Chalusse était un homme de précaution... Il vous aimait tendrement, ma mignonne, et ses dispositions testamentaires ont dû vous le prouver.
—Ses dispositions!...
—Mais oui, petite sournoise... N’allez-vous pas vous cacher de moi qui sais tout... Ah! vous voilà un des beaux partis de l’Europe... et sacrebleu! les prétendants ne vont pas manquer...
Mlle Marguerite remua tristement la tête.
—Vous vous trompez, général, le comte ne laisse pas de testament; il n’avait pris aucunes précautions...
M. de Fondège tressaillit, il pâlit un peu, et, d’une voix mal assurée:
—Hein! fit-il, que me chantez-vous là... Chalusse, mille tonnerres! C’est impossible!
—Le comte a été foudroyé dans un fiacre, monsieur. Il est sorti à cinq heures, à pied, et, avant sept heures, on le rapportait inanimé. Où il était allé, nous n’en savons rien.
—Vous ne savez pas... vous ne savez pas...
—Hélas!... non. Et il est mort sans parvenir à prononcer autre chose que des paroles incohérentes.
Et aussitôt, la pauvre fille se mit à raconter brièvement les scènes douloureuses qui s’étaient succédées depuis vingt-quatre heures.
Moins préoccupée, elle eût vu que le général ne l’écoutait pas.
Il était assis près du bureau de M. de Chalusse, séparé du juge de paix par des casiers, le coude sur la tablette, et machinalement il s’était mis à jouer avec les lettres à l’adresse du comte apportées l’instant d’avant par Mme Léon.
Bientôt, il y en eut une qui s’empara impérieusement et exclusivement de toute son attention. Elle l’attirait, elle le fascinait, il la couvait de ses regards enflammés, et quand il la touchait, sa main tremblait ou se crispait.
Sa face était devenue livide, ses yeux se troublaient, sa respiration haletait et sifflait, une sueur glacée perlait à la racine de ses cheveux.
Si le juge de paix l’eût aperçu, il eût compris qu’il se passait en cet homme quelque chose d’extraordinaire et de terrible, qu’un affreux combat se livrait au dedans de lui-même...
Cela dura cinq bonnes minutes, puis tout à coup, étant sûr qu’on ne pouvait le voir, il enleva prestement la lettre et la glissa dans sa poche.
La pauvre Marguerite achevait son récit.
—Vous le voyez, monsieur, loin d’être riche, comme vous le pensiez, je suis sans asile et sans pain...
Le général s’était levé, et il marchait comme au hasard dans le cabinet, avec toutes les marques d’une agitation convulsive...
—C’est vrai, répétait-il, de l’air d’un homme qui ne sait ce qu’il dit, la voilà ruinée, perdue... le malheur est complet...
Puis, soudainement, s’arrêtant les bras croisés devant Mlle Marguerite:
—Qu’allez-vous devenir? demanda-t-il.
—Dieu ne m’abandonnera pas, général.
Il tourna les talons et reprit sa promenade, gesticulant et s’abandonnant à un furieux monologue qu’il était cependant assez aisé de suivre:
—Épouvantable!... grondait-il, affreux! La fille d’un vieux camarade de fredaines, sacrebleu!... d’un ami de trente ans... l’abandonner ainsi!... Jamais, mille tonnerres!... jamais!... Pauvre mignonne... un cœur d’or et jolie comme un ange. Cet horrible Paris n’en ferait qu’une bouchée... ce serait un meurtre, une abomination!... Cela ne sera pas... les vieux sont là, solides au poste!...
Il revint se planter en face de la pauvre fille, et de sa plus grosse voix d’homme sensible et brutal tout ensemble:
—Mademoiselle Marguerite!... fit-il.
—Général?...
—Vous connaissez Gustave de Fondège, mon fils?...
—Je crois me rappeler que plusieurs fois vous avez parlé de lui à M. de Chalusse.
Le général tortillait rageusement sa moustache, comme il lui arrive toutes les fois qu’il est ému et embarrassé...
—Mon fils, reprit-il, a vingt-sept ans, il est lieutenant de hussards et proposé pour le grade de capitaine... au choix, sacrebleu! C’est un beau cavalier qui ira loin, car il a de l’esprit jusqu’à la molette de ses éperons. Comme je ne mâche jamais la vérité, j’avouerai qu’il est un peu dissipé... Mais si la tête est mauvaise, le cœur est bon, mille tonnerres!... Une petite femme bien gentille et bien raisonnable aurait vite converti ce gaillard-là, et il deviendrait la perle des maris...
Il passa le doigt à deux ou trois reprises entre son col et son cou, et d’une voix un peu étranglée il ajouta:
—Mademoiselle Marguerite, j’ai l’honneur de vous demander votre main pour le lieutenant Gustave de Fondège, mon fils.
Un éclair de colère brilla dans les yeux de Mlle Marguerite, et c’est d’un ton plus que froid qu’elle répondit... comme à l’autre:
—Je suis honorée... comme il convient, monsieur, de votre démarche... mais j’ai disposé de mon avenir...
M. de Fondège fut bien dix secondes à recouvrer la parole.
—Allons!... bon!... balbutia-t-il enfin, avec un trouble vraiment extraordinaire, encore une sottise!... Je n’en fais jamais d’autres! Ne devais-je pas, mignonne, respecter votre douleur! Laissez-moi espérer que vous reviendrez sur ce refus... Si cependant Gustave vous déplaît, eh bien! nous chercherons mieux. Le plus vieux camarade de Chalusse ne vous abandonnera pas... Je vous enverrai Mme de Fondège ce soir, c’est une bonne femme, et vous causerez, sacrebleu! vous vous entendrez. Voyons, répondez. Qu’avez-vous?
Cette insistance semblait irriter extrêmement la pauvre fille, et pour en finir:
—Ne souhaitez-vous pas, monsieur, demanda-t-elle, voir... une dernière fois... M. de Chalusse?...
—Ah! oui, certes, un ami de trente ans...
Il s’avança, en effet, vers la porte de la chambre mortuaire, mais au moment de la franchir:
—Oh non! s’écria-t-il avec une sort d’horreur, non, je ne saurais...
Et il se retira, ou plutôt s’enfuit...
Tant que le général avait été là, le juge de paix n’avait pas donné signe d’existence.
Accoudé dans l’ombre, hors du cercle de clarté projeté par les lampes, il écoutait et observait de toute la force de sa pénétration.
Quelles pensées dissimulaient les paroles, voilà ce qu’il tâchait de discerner.
Mais dès qu’il se retrouva seul avec Mlle Marguerite, il se leva lentement, vint s’adosser à la cheminée, et dit:
—Eh bien!... mon enfant!...
La pauvre fille, après les émotions qui venaient de la secouer, tremblait comme une coupable après un mauvais coup, et c’est d’une voix sourde qu’elle répondit:
—J’ai compris.
—Quoi? insista l’impitoyable magistrat.
Elle leva sur lui ses beaux yeux où brillaient encore des larmes de colère, et avec une violence contenue:
—J’ai mesuré, monsieur, répondit-elle, l’infamie de ces deux hommes qui sortent d’ici. J’ai compris la mortelle insulte de leur démarche si noble en apparence. Ils avaient questionné les gens et ils savaient que deux millions ont disparu... Ah! les misérables!... Ils croient que je les ai volés ces millions, et ils venaient me dire: «part à deux!...» M. de Valorsay, ce misérable viveur, et M. de Fondège, ce grotesque, se sont rencontrés dans une commune et dégoûtante convoitise... C’est l’impunité qu’ils m’offraient, et l’appui de leur honorabilité... Quelle honte! Et ne pouvoir se venger! Ah! j’aimais mieux les soupçons des domestiques... du moins ils ne me demandaient pas le partage du vol pour prix de leur silence!...
Le juge de paix hochait la tête d’un air non équivoque d’approbation.
—Il y a de cela, répétait-il, positivement il y a de cela...
Mais les portes étaient restées ouvertes, il alla les fermer soigneusement, puis revenant près de celle dont il avait fait sa cliente:
—Je veux dire, fit-il à demi-voix, que vous vous méprenez un peu quant aux mobiles qui ont dicté à ces messieurs leur demande en mariage.
—Le croyez-vous vraiment, monsieur?
—Je l’affirmerais presque... Leurs façons n’ont-elles pas été entièrement différentes?
L’un, le marquis, s’est conduit avec le calme et le sang-froid que donnent la réflexion et le calcul... L’autre, au contraire, le général, a agi avec une précipitation qui trahit la détermination soudaine, l’idée aussitôt adoptée que née...
Mlle Marguerite réfléchissait.
—C’est vrai, murmurait-elle, c’est pourtant vrai... Je me rends compte maintenant de la différence.
—Donc, reprit le juge, voici ce que dans mon coin j’imaginais:
Ce marquis de Valorsay, me disais-je, ce comédien qui joue si bien la passion, doit avoir par devers lui les preuves de la naissance de Mlle Marguerite, preuves écrites et concluantes, s’entend.
La recherche de la paternité est interdite, mais une reconnaissance volontaire émanant du père peut l’attester.
Qui nous prouve que M. de Valorsay n’a pas cette reconnaissance?... Il doit l’avoir.
Et alors, apprenant la mort soudaine de M. de Chalusse, il s’est dit: «Si Marguerite était ma femme, si j’arrivais à la faire déclarer fille naturelle du comte, j’hériterais de quelques jolis millions.
Là-dessus, il est allé consulter un homme d’affaires; on lui a répondu que c’était une partie à jouer, et il est venu... Vous l’avez repoussé, mais il reviendra à la charge, tenez-le pour certain. Et quelque jour il vous mettra le marché à la main, et il vous dira, selon votre expression: «Marions-nous ou ne nous marions pas, mais... part à deux.....»
Mlle Marguerite était comme transfigurée.
A la parole si lucide et si nette du vieux magistrat, il lui semblait que le brouillard qui voilait la vérité se dissipait, et qu’elle la voyait, qu’elle pouvait la toucher du doigt.
—Oui? s’écria-t-elle, oui, vous avez raison, monsieur!...
Lui se recueillit un moment et continua:
—Je vois moins clair dans la pensée de M. de Fondège, mais je distingue quelque chose.
Il n’avait pas interrogé les domestiques, la preuve, c’est qu’en arrivant ici, il vous croyait fermement légataire universelle.
Il savait, retenez bien ceci, que certaines précautions de vous ignorées, avaient été prises par M. de Chalusse, il les connaissait.
Ce que vous lui avez appris l’a confondu.
Et aussitôt il a mis à vouloir réparer l’imprévoyance du comte autant d’empressement que s’il eût été cause de cette imprévoyance.
A sa physionomie bouleversée pendant qu’il vous conjurait de devenir la femme de son fils, on eût dit que votre misère l’accablait de remords qu’il cherchait à conjurer bien vite.
Après cela, concluez!...
La pauvre fille interrogeait les yeux du juge, comme si elle eût tremblé de comprendre mal l’idée qu’il n’exprimait que vaguement.
—Alors, monsieur, fit-elle, avec une hésitation horrible, vous... pensez, vous supposez que le général n’ignore pas ce que sont devenus les millions disparus...
—Juste!... répondit le juge.
Et, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit et regretté d’avoir été si affirmatif:
—Réfléchissez de votre côté, dit-il. Vous avez toute la nuit... nous causerons demain, et si je puis vous être utile... je serai bien heureux...
—Cependant, monsieur...
—Oh!... à demain, à demain!... Il faut que je rentre dîner, sans compter que mon greffier doit s’impatienter terriblement...
Le greffier, en effet, s’ennuyait. Non qu’il fût près d’avoir fini l’inventaire de cet immense hôtel, mais il estimait qu’il en avait assez fait pour un jour.
C’est dire avec quelle promptitude il lut le procès-verbal, fit signer les assistants et constitua M. Bourigeau, le concierge, gardien des scellés.
C’est dire avec quel empressement il suivit le juge, lorsque celui-ci gagna l’escalier, après avoir salué Mlle Marguerite et lui avoir répété:
—Bon courage!... Bon espoir!
Et cependant le mécontentement de ce digne greffier diminuait sensiblement, quand il supputait le nombre des vacations, la quantité des rôles, la somme, enfin, que lui vaudrait légitimement cette apposition de scellés.
Jamais, depuis neuf ans qu’il avait acheté sa charge, il n’avait eu d’inventaire si magnifique. Il en était un peu ébloui, et tout en suivant le juge:
—Savez-vous, monsieur, lui disait-il, qu’à vue de nez j’évalue la fortune totale du défunt à plus de vingt millions... un million de revenu!... Et dire que cette pauvre demoiselle si jolie n’en aura pas un décime... Je parierais qu’à cette heure elle pleure toutes les larmes de son corps.
Si le greffier eût parié, il eût perdu.
Mlle Marguerite, en ce moment même, se faisait rendre compte par M. Casimir de toutes ses démarches de la journée. Elle s’inquiétait de tous ces détails funèbres qui rendent plus triste et plus pénible la mort d’un parent ou d’un ami.
Comment serait la cérémonie et à quelle heure?... s’était-on occupé de faire préparer le caveau de la famille de Chalusse?... avait-on bien pensé à tout?... Il fallait compléter la liste des personnes à qui adresser des lettres de faire part...
Libre enfin, elle consentit à prendre quelque nourriture, debout, devant un des dressoirs de la salle à manger. Puis, elle alla s’agenouiller dans la chambre du comte de Chalusse, transformée en chapelle ardente, où quatre prêtres de la paroisse récitaient l’office des morts....
Elle était anéantie de fatigue, la malheureuse, les cordes de sa voix étaient à ce point brisées qu’elle ne pouvait plus parler, le sommeil fermait ses yeux...
Mais elle avait encore à remplir un devoir qu’elle considérait comme sacré.
Lorsque dix heures sonnèrent, elle envoya chercher un fiacre, jeta un châle sur ses épaules et sortit en commandant à Mme Léon de l’accompagner.
C’est rue d’Ulm, chez Pascal, qu’elle se rendait.
Quand elle y arriva, la porte de la maison était fermée, le gaz était éteint, et elle fut obligée de sonner cinq ou six fois.
Enfin on lui ouvrit, et la lueur d’une chétive veilleuse la guida jusqu’à la loge du concierge.
—Monsieur Férailleur... demanda-t-elle.
Le portier la toisa d’un air de mépris, et brutalement:
—Il ne demeure plus ici, répondit-il. Le propriétaire ne veut pas de voleurs dans la maison... Il a vendu son saint-frusquin et il est parti pour l’Amérique, avec sa vieille sorcière de mère...
Ayant dit, il referma sa loge, et Mlle Marguerite, assommée par ce dernier coup, chancelante, se tenant aux murs, regagna sa voiture.
—Parti!... murmurait-elle... sans penser à moi!... Me croit-il donc comme les autres!... Mais je le retrouverai... Ce Fortunat, qui cherchait des adresses pour M. de Chalusse, me découvrira Pascal.
XIII
Peu de gens se font une idée des successions qui, chaque année, faute d’héritiers pour les recueillir, font retour à l’État.
Le Trésor perçoit ainsi chaque année des sommes considérables.
Et cela se comprend, à une époque où de plus en plus se relâchent les liens de la famille, en un temps où chacun tire de son côté, répudiant la solidarité jadis sacrée du nom et du sang.
Les pères avaient cessé de se voir, les enfants ne se connaissent plus, à la seconde génération on est parfaitement étranger.
Le jeune homme que son humeur aventureuse entraîne loin du pays, la jeune fille qui se marie contre le gré des siens, cessent vite d’exister. Que deviennent-ils? Nul ne s’en inquiète. Sont-ils heureux ou malheureux, nul ne s’en informe, tremblant de provoquer quelque demande de secours.
Oubliés, ces aventureux oublient, et si la fortune leur a souri, ils se gardent bien d’en donner avis à la famille. Pauvres, ils ont été reniés; riches, ils renient. S’étant enrichis seuls et sans aide, ils éprouvent une égoïste satisfaction à dépenser seuls et à leur guise leurs revenus.
Qu’un de ces abandonnés meure, cependant, qu’arrive-t-il? Les domestiques et les gens qui ont entouré son agonie profitent et abusent de son isolement, et c’est quand tout ce qui était prenable a été pris, que le juge de paix présent appose les scellés.
Bientôt la levée de ces scellés est requise par des intéressés, créanciers ou serviteurs, on procède à un inventaire, et après quelques formalités, nul héritier ne se présentant, le tribunal déclare la succession vacante et lui nomme un curateur.
Les fonctions de ce curateur sont simples: il administre la succession et en verse les revenus au Trésor, jusqu’au jour où un jugement la déclare acquise, sauf recours des héritiers qui se présenteraient.
—Que n’ai-je la vingtième partie de ce qui se perd ainsi, s’écriait il y a une vingtaine d’années un homme intelligent, ma fortune serait vite faite.
L’homme qui disait cela se nommait Antoine Vaudoré, et tout Paris l’a connu, car il fut un moment célèbre, lors du procès Riscara, où il joua, lui si fin, un rôle de dupe stupide.
L’idée qui lui était venue à la suite de son exclamation, Vaudoré se garda bien de l’ébruiter.
Six mois durant il la porta dans sa cervelle, l’étudiant, la creusant, l’examinant sous toutes ses faces, en pesant le fort et le faible.
A la fin, il la reconnut bonne à exploiter.
Et cette année même, aidé de quelques capitaux qu’il prit on ne sait où, il créait pour des besoins nouveaux une industrie nouvelle, inconnue et étrange.
Antoine Vaudoré fut le premier dénicheur; ou plutôt, pour employée l’expression consacrée, le premier «pisteur d’héritages.»
Ce métier n’est pas, il s’en faut, métier de fainéant.
Il exige de qui veut l’exercer fructueusement des qualités particulières, des aptitudes spéciales, une activité convulsive, de l’énergie, de la souplesse et de l’audace, beaucoup d’entregent et les connaissances les plus variées.
Le pisteur d’héritages doit avoir la témérité du joueur et le sang-froid du duelliste, le flair et la patience de l’agent de police, les ressources et les ruses de l’avoué le plus retors...
Décrire cette profession et en désarticuler les rouages est plus facile que de l’exercer.
Pour commencer, ce chasseur d’une espèce particulière doit se tenir très au courant des successions vacantes, et il en a connaissance près du tribunal, soit qu’il suive les audiences, soit qu’il tire ses renseignements des greffiers et des huissiers.
Est-il averti qu’un homme vient de mourir sans héritiers connus?...
Vite il se préoccupe de savoir ce qu’il laisse et si le jeu vaut la chandelle.
Lui est-il prouvé que la succession couvrira les frais?... Il commence ses opérations.
Ce qu’il lui faut avant tout et surtout, c’est le nom du défunt; ses prénoms, ses sobriquets s’il en avait, son signalement et son âge. Il est facile de se procurer ces informations. Ce qu’il est plus malaisé de connaître, c’est le lieu de naissance du mort, sa ou ses professions, quels pays il a habités, ses goûts, ses façons de vivre, en un mot tout ce qui constitue une biographie.
Muni de ces éléments indispensables, le pisteur se met en campagne prudemment, car il lui importe de ne pas donner l’éveil.
L’agent de la sûreté suivant l’enquête du crime, ne procède pas avec une plus méticuleuse circonspection, il n’est ni si patient, ni si tenace, ni si ingénieux.
C’est merveille d’étudier l’incomparable adresse que déploie le pisteur pour remonter la vie de l’homme à héritage, consultant ses amis, ses ennemis, ses créanciers ou ses débiteurs, tous ceux qui l’ont connu ou approché, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne jusqu’à quelqu’un qui lui réponde:
—Un tel... il était de mon pays... je ne lui ai jamais parlé, mais je suis l’ami d’un de ses frères... d’un de ses oncles... d’un de ses neveux...
Parfois, avant d’en arriver là, il a fallu des années d’investigations incessantes, des avances de fonds, des déplacements coûteux, des annonces habilement conçues dans tous les journaux de l’Europe.
Mais du moins, ce résultat obtenu, le dénicheur d’héritages peut respirer. Il a désormais, pour lui, soixante-quinze chance sur cent.
Le plus fort est fait, la portion de la tâche où fatalement il fallait compter avec le hasard. Le reste, le plus délicat, est affaire d’habileté, de tact et d’habitude.
De ce moment, l’agent de police s’efface et l’homme de loi retors apparaît.
Il s’agit d’aller trouver ce parent du défunt, découvert au prix de tant de peines, et de traiter avec lui du partage, sans toutefois lui laisser entendre qu’une succession qu’il ignore lui est échue.
Il s’agit de l’amener à s’engager par écrit, en bonne et due forme, à abandonner comme prime le dixième, le tiers, la moitié même, des sommes qu’on lui fera recouvrer.
Négociation épineuse, qui nécessite des prodiges de présence d’esprit et des trésors de duplicité à faire pâlir le plus astucieux diplomate.
Et, en effet, pour peu que l’héritier se doute de quelque chose, s’il soupçonne la vérité, il rit au nez du négociateur, lui tire sa révérence, et court en droiture réclamer seul et intégralement ce qui lui revient.
Adieu alors les espérances du «pisteur» et il en est pour ses soins et ses peines, pour ses démarches et pour ses déboursés.
Mais cette mésaventure est rare.
L’homme à qui on vient annoncer cette bonne nouvelle d’une rentrée inattendue, est d’ordinaire sans défiances et ne marchande guère le pot-de-vin qu’on lui demande.
La somme à recevoir l’éblouit si bien, qu’il craindrait, en discutant des clauses peut-être onéreuses, de perdre du temps et de reculer l’instant béni où il palpera.
Un traité est donc bientôt rédigé et signé, et alors le pisteur se révèle.
—Vous êtes, dit-il à son client, le parent de... un tel, n’est-ce pas? Oui. Eh bien, il est mort et vous héritez... Rendez grâce à Dieu et courons chercher l’argent.
Le plus souvent l’héritier s’exécute loyalement. En ce cas, tout est dit.
Mais il arrive aussi qu’une fois envoyé en possession il regimbe, se déclare écorché et prétend revenir sur le traité. Alors, il faut plaider. Il est vrai que presque toujours un bon arrêt du tribunal rappelle l’ingrat client à la reconnaissance.
En somme, ce fut jadis une fructueuse industrie, un peu gâtée peut-être par la concurrence, mais qui fait encore très-bien vivre son homme.
M. Isidore Fortunat était «pisteur d’héritages.»
Sans doute, il s’occupait en outre de beaucoup d’autres trafics un peu moins avouables; mais c’était là une des meilleures et des plus solides cordes de son arc.
Cela explique comment sa première fureur apaisée, il avait si promptement fait son deuil des 40,000 francs qu’il avait avancés au marquis de Valorsay.
Changeant immédiatement ses batteries, il s’était dit que du moment où la mort soudaine de M. de Chalusse lui engloutissait cette somme, c’était bien le moins qu’il la repêchât dans la succession, en découvrant quelque héritier inconnu de tant de millions désormais sans maître.
Ainsi, ce qui s’en était allé par la flûte lui reviendrait par le tambour.
Il avait quelques raisons d’espérer.
Ayant eu autrefois des relations avec M. de Chalusse, quand il faisait rechercher Mlle Marguerite, M. Fortunat avait pénétré assez avant dans la confiance du comte pour soupçonner quantité de choses dont un homme comme lui tire toujours parti.
Les renseignements qu’il avait obtenus de la Vantrasson avaient si bien gonflé ses espérances, qu’à un moment il s’était dit:
—Eh! eh!... c’est peut-être un mal pour un bien.
Néanmoins, après son orageuse discussion avec le marquis de Valorsay, M. Isidore Fortunat dormit peu, et d’un mauvais sommeil.
On a beau être fort, une perte sèche de 40,000 francs ne dispose pas à des rêves couleur de rose, et M. Fortunat avait cette faiblesse de tenir à son argent comme à la moelle de ses os.
Il y tenait en raison directe du mal qu’il lui avait donné à conquérir, des hasards courus et des périls surmontés.
Bravement il se répétait en manière de consolation: «Je triplerai cette somme,» cet encouragement ne lui rendait pas sa sérénité. C’est que le gain n’était qu’une probabilité, et sa perte était une certitude.
Aussi se tournait-il et se retournait-il sur ses matelas comme sur un gril, s’épuisant en hypothèses, se préparant aux difficultés qu’il aurait à vaincre.
Son plan était simple; l’exécution était terriblement compliquée.
Se dire: je retrouverai la sœur de M. de Chalusse si elle vit encore, je découvrirai les enfants si elle est morte et j’aurai ma bonne part de la succession, se dire cela était fort joli... Comment le faire?
Où prendre cette infortunée qui depuis trente ans avait abandonné sa famille pour fuir on ne savait où ni avec qui?... Comment se faire une idée de la vie qu’elle avait vécue et des hasards de sa destinée?... A quel degré de l’échelle sociale et dans quel monde commencer les investigations?... Autant de problèmes!
Ces filles de grande maison que le vertige saisit et qui désertent le foyer paternel, finissent presque toutes misérablement après une lamentable existence.
La fille du peuple armée pour le malheur et pour la lutte, fatalement expérimentée, peut mesurer et calculer sa chute, et jusqu’à un certain point la régler et la maîtriser.
Les autres, non. Elles ignorent tout, sont sans défense et s’abandonnent.
Et précisément parce qu’elles ont été précipitées de plus haut, elles roulent plus bas, et souvent jusqu’au fond des plus impurs cloaques de la civilisation.
—Que ne suis-je à demain, pensait M. Isidore Fortunat, que ne puis-je me mettre sur-le-champ à l’œuvre!...
Au petit jour, cependant, il s’assoupit si bien que vers les neuf heures, Mme Dodelin, sa gouvernante, fut obligée de le réveiller.
—Vos employés sont arrivés, lui cria-t-elle, en le secouant; deux clients vous attendent.
Il sauta à bas de son lit, termina sa toilette en moins d’un quart d’heure et passa dans son cabinet, en criant à ses commis:
—Faites entrer!...
Recevoir ce matin le contrariait fort, mais négliger toutes ses autres affaires pour la douteuse succession de Chalusse, eût été une folie.
Le premier client qui entra était un homme encore jeune, d’apparences cossues et vulgaires. N’étant pas connu de M. Fortunat, il jugea convenable de s’annoncer tout d’abord.
—Je suis, dit-il, M. Leplaintre, marchand de charbons en gros, et je vous suis adressé par mon ami Bouscat, le marchand de vin.
M. Fortunat s’inclina.
—Prenez donc la peine de vous asseoir, fit-il. Je me rappelle très-bien votre ami... Je lui ai, si je ne m’abuse, donné quelques conseils lors de sa troisième faillite...
—Précisément... Et si je viens vous trouver, c’est que je suis juste dans le même pétrin que Bouscat... Les affaires vont mal, mon échéance fin courant est très-considérable, de manière que...
—Vous serez obligé de déposer votre bilan.
—Hélas!... j’en ai bien peur.
Ce que voulait ce client, M. Fortunat le savait désormais; seulement il a pour principe de n’aller jamais au-devant des explications des gens.
—Veuillez m’exposer votre cas, dit-il.
Le négociant rougit. La vérité était dure à avouer, et lui coûtait.
—Voici la chose, répondit-il enfin. J’ai parmi mes créanciers des ennemis, de sorte que je n’obtiendrai pas mon concordat... C’est réglé... On me prendra tout ce que j’ai... que deviendrai-je après?... Faudra-t-il donc que je crève de faim!...
—La perspective est pénible.
—N’est-ce pas, monsieur... Et c’est pour cela que je désirerais... si c’était possible... si c’était sans danger.... car je suis honnête homme, monsieur!... Je voudrais me ménager quelques petites ressources... secrètement... non pour moi, grand Dieu!... mais j’ai une jeune femme, si bien que...
L’agent d’affaires eut pitié de son embarras.
—Bref, interrompit-il, vous voudriez dissimuler et soustraire à vos créanciers une partie de votre actif.
A cette formule nette et crue de ses honorables intentions, le marchand de charbons tressauta sur sa chaise. Sa probité, qui eût accepté une périphrase, se révoltait de l’expression propre.
—Oh! monsieur... protesta-t-il, je me brûlerais la cervelle plutôt que de faire tort d’un centime à qui que ce soit!... Ce que j’en fais, c’est dans l’intérêt de mes créanciers... Je recommencerai les affaires sous le nom de ma femme, et si je réussis, ils seront tous payés... oui, monsieur, intégralement, capital et intérêts... Ah! s’il ne s’agissait que de moi!... Mais j’ai deux enfants, deux petites filles, de façon que...
—C’est bien, prononça M. Fortunat. Je vous fournirai le même expédient qu’à votre ami Bouscat... Il est infaillible, si vous pouvez, avant de vous mettre en faillite, rassembler un certain capital.
—Je le puis, en vendant au-dessous du cours une partie des marchandises qui constituent mon actif, et j’en ai beaucoup, de sorte que...
—En ce cas, vous êtes sauvé... Vendez et mettez l’argent à l’abri.
L’estimable négociant se grattait l’oreille.
—Excusez-moi, fit-il, j’avais songé à ce moyen; mais il m’a paru... indélicat et aussi terriblement dangereux... Comment expliquer la diminution de mon actif? Mes créanciers me haïssent... S’ils soupçonnaient quelque chose, ils m’accuseraient de banqueroute frauduleuse, et on me mettrait en prison, et alors...
M. Fortunat haussait les épaules.
—Quand je donne un conseil, déclara-t-il brusquement, je fournis les moyens de le suivre sans danger. Écoutez-moi attentivement.
Supposons qu’autrefois vous ayez acheté très-cher des valeurs aujourd’hui totalement dépréciées... Ne pourriez-vous pas les faire figurer à votre actif au lieu et place de la somme que vous voulez mettre à l’abri?... Vos créanciers les admettraient non pour ce qu’elles valent, mais pour ce qu’elles ont valu.
—Évidemment! Le malheur est que je n’ai pas de valeurs, de manière que...
—On en achète!
Le marchand de charbons écarquillait de grands yeux surpris.
—Pardon, murmura-t-il, je ne comprends pas parfaitement.
Il ne comprenait même pas du tout, mais M. Fortunat joignant la démonstration à la théorie, ouvrit une grande caisse de fer, et alors apparurent aux regards éblouis du client des liasses énormes de toutes ces valeurs qui inondèrent la place il y a quelques années et ruinèrent tant de pauvres ignorants et d’avides imbéciles. Alors apparurent des actions et des obligations des Mines de Tifila et du Gouvernail Robert, des Messageries Continentales et des Houillères de Berchem, des Pêcheries Groenlendaises et du Comptoir d’Escompte Mutuel.
Chacun de ces titres avait eu son quart d’heure de vogue et s’était payé à la Bourse cinq cents ou mille francs... A cette heure, à eux tous, ils n’eussent trouvé d’acheteur qu’au poids du papier...
—Admettez, cher monsieur, reprit M. Fortunat, que vous ayez un plein tiroir de ces valeurs...
Mais l’autre ne le laissa pas achever.
—Je vois la chose, s’écria-t-il, je la vois. Je puis vendre et empocher en toute sécurité. Il y a là de quoi représenter mille et mille fois mon actif...
Et sa joie débordant:
—Donnez-moi, commanda-t-il, pour cent vingt mille francs de ces valeurs... et surtout assortissez-les... je veux que mes créanciers aient un échantillon de chaque.
Grave comme s’il eût manié des billets de banque, M. Fortunat se mit à compter et à trier des titres. L’autre, pendant ce temps, tirait son porte-monnaie.
—Combien vous dois-je?... demanda-t-il.
—Trois mille francs.
L’honorable négociant bondit.
—Trois mille francs!... répéta-t-il. C’est une plaisanterie, sans doute!... Ces cent vingt mille francs de chiffons ne valent pas un louis.
—Je n’en donnerais même pas cent sous, prononça froidement M. Fortunat. Il est vrai que je n’en ai pas besoin pour désintéresser mes créanciers... Vous, c’est une autre affaire... ces chiffons vous sauveront cent mille francs au moins, je vous demande trois pour cent; ce n’est pas cher... Après cela, vous savez, je ne force personne...
Et d’un ton terriblement significatif, il ajouta:
—Vous trouverez assurément de ces titres à meilleur marché, mais prenez garde, en vous adressant ailleurs, de donner l’éveil à vos créanciers.
—Il me dénoncerait, le coquin!... pensa le commerçant.
Et se sentant pris:
—Va donc pour trois mille francs... soupira-t-il... mais du moins, cher monsieur, faites-moi bonne mesure, et mettez-m’en pour une vingtaine de mille francs de plus.
Le marchand de charbons riait de ce rire pâle de l’homme qui, résigné à se laisser dépouiller, prétend y mettre une certaine grâce.
Mais M. Fortunat gardait une gravité d’augure.
Il donna ce qu’il avait annoncé, rien de plus, rien de moins, en échange de trois beaux billets de banque, et même il dit gravement:
—Voyez si les cent vingt mille francs y sont bien.
L’autre empocha les chiffons sans compter, mais avant de se retirer il fit promettre à son estimable conseiller de l’assister au moment décisif, fin courant, et de l’aider à établir un de ces limpides bilans qui font dire aux créanciers:
—Voici un honnête homme qui a été bien malheureux.
Mieux que personne, M. Fortunat pouvait rendre ce petit service.
Outre sa chasse aux héritiers des successions vacantes, il s’occupait de liquidations laborieuses et s’était fait des faillites une spécialité où il était sans rival.
Cela lui rapportait gros, grâce à l’ingénieux expédient qu’il venait d’indiquer au sieur Leplaintre, expédient fort connu maintenant, mais dont il était presque l’inventeur.
Ce qu’il y avait de terrible avec lui, c’est que si on voulait suivre ses conseils on était forcé, sous peine d’une dénonciation, de prendre pour le prix qu’il fixait les valeurs de fantaisie dont il possédait une si belle collection.
Car il agissait en cela comme ces médecins philanthropes qui donnent des consultations gratis, mais qui contraignent leurs malades à se fournir chez eux de remèdes à cent pour cent au-dessus du cours.
Nul brevet d’invention n’assurant l’exploitation exclusive des découvertes de ce genre, M. Fortunat devait être audacieusement imité à une époque où la faillite est presque devenue une opération commerciale comme une autre...
Mais il était encore resté un des maîtres parmi les habiles qui professent sur la place le bel art de faire banqueroute sans danger.
Cependant, le client qui succédait au marchand de charbons était un naïf, qu’amenait simplement une difficulté avec son propriétaire. M. Fortunat l’eut vite expédié, et alors, entrebâillant la porte de ses bureaux, il cria:
—Le caissier!...
Un garçon de trente-cinq ans, dont la mise misérable rappelait celle de Victor Chupin, arriva aussitôt, tenant d’une main un sac et de l’autre un registre.
—Combien a-t-on visité de débiteurs hier?... lui demanda M. Fortunat.
—Deux cent trente-sept, monsieur.
—Quelle est la recette?
—Quatre-vingt-neuf francs.
M. Isidore Fortunat eut une grimace de satisfaction.
—Pas mal, fit-il, pas mal du tout.
Et atteignant un énorme répertoire dans un casier, il l’ouvrit en disant:
—Attention!... nous allons pointer.
Aussitôt une singulière besogne commença... Le patron appelait des noms, et à chacun d’eux le caissier répondait par une indication qui était inscrite aussitôt en marge sur le répertoire...
—Un tel, disait le patron, un tel... un tel... Et le caissier de répondre: a donné deux francs... a déménagé... n’était pas chez lui... a donné vingt sous... ne veut plus rien payer...
Comment M. Fortunat se trouvait-il avoir tant de débiteurs, comment s’accommodait-il de si faibles à-comptes?... c’était bien simple.
Tout en équilibrant des bilans fictifs, M. Fortunat suivait les liquidations après faillite, et il y achetait ces masses de créances, considérées comme absolument perdues, qui se vendent aux enchères pour presque rien...
Et où personne n’eût touché un sou, lui récoltait.
Ce n’est pas qu’il procédât par la rigueur, bien au contraire. Il réussissait par la patience, la douceur et la politesse, mais aussi par une ténacité infatigable et désespérante.
Quand il avait décidé qu’un débiteur lui donnerait tant, c’était fini, il ne le lâchait plus. Il le faisait visiter tous les deux jours, suivre, harceler, obséder; il l’entourait de ses employés, il le relançait chez lui, à son bureau ou à son magasin, au café, partout, toujours, à toute heure, incessamment... et toujours avec l’urbanité la plus parfaite...
Si bien que les plus mauvais payeurs et les plus pauvres se lassaient à la fin, la rage les prenait, et pour échapper à cette effroyable obsession, ils trouvaient de l’argent... et comme M. Fortunat acceptait tout, depuis 50 centimes, on le payait.
Outre Victor Chupin, il avait encore cinq employés qui visitaient les débiteurs à la journée. On leur distribuait les courses chaque matin, et chaque soir ils réglaient avec le caissier, qui lui-même rendait les comptes généraux au patron.
Cette petite industrie ajoutait encore aux profits des héritages et des faillites, et c’était la troisième et dernière corde que M. Fortunat eût à son arc...
Donc le pointage se faisait comme chaque jour, mais si le caissier était à sa besogne, le patron n’y était guère.
Il s’arrêtait à chaque minute, prêtant l’oreille aux moindres bruits du dehors.
C’est qu’avant de recevoir le marchand de charbons, il avait parlé à Victor Chupin, et l’avait expédié rue de Courcelles, afin d’avoir par M. Casimir des nouvelles du comte de Chalusse.
Et il y avait plus d’une heure de cela, et Victor Chupin, si prompt d’ordinaire, ne reparaissait pas.
Enfin, il parut... D’un geste, M. Fortunat congédia son caissier, et s’adressant à son commissionnaire:
—Eh bien? demanda-t-il.
—Plus personne! répondit Chupin... Le comte vient de mourir... On croit qu’il ne laisse pas de testament. Voilà la jolie demoiselle sur le pavé.
Tous ces malheurs répondaient si bien aux pressentiments de M. Fortunat, qu’il ne sourcilla pas. Et d’un ton calme, il ajouta:
—Casimir viendra-t-il au rendez-vous?
—Il m’a répondu, m’sieu, qu’il tâcherait de s’y trouver... moi je parie cent sous qu’il y sera... il vous a une bouche cet homme-là, à faire dix lieues pour mettre quelque chose de bon dedans...
L’opinion de Chupin parut être celle de M. Fortunat.
—Tout va donc bien, dit-il... Seulement vous êtes resté trop longtemps en route, Victor.
—C’est vrai, m’sieu, mais j’avais une course à faire pour moi, une course de cent francs, s’il vous plaît?...
M. Fortunat fronça le sourcil.
—Il est bon d’être industrieux, prononça-t-il, mais vous aimez trop l’argent, Victor, beaucoup trop... vous êtes insatiable!
Le jeune drôle leva fièrement la tête, et d’un ton d’importance:
—J’ai des charges, prononça-t-il.
—Des charges!... vous!...
—Mais oui, m’sieu!... Pourquoi donc pas? Et cette pauvre bonne femme de mère, qui ne peut plus travailler depuis un an, qui donc la nourrirait, sinon moi!... Bien sûr ce ne serait pas mon père, le propre à rien, qui a mangé tout l’argent du duc de Sairmeuse, sans nous en donner un centime!... D’ailleurs, je suis comme les autres, je veux être riche, et m’amuser... J’aurai une voiture dans le grand genre, c’est une idée... Et quand un gamin comme j’étais m’ouvrira la portière, je lui mettrai toujours cent sous dans la main...
Il fut interrompu par Mme Dodelin, la digne gouvernante, qui entrait, tout effarée, sans frapper.
—Monsieur! criait-elle, comme elle eût crié: au feu! voilà M. de Valorsay.
M. Fortunat se dressa, tout pâle.
—Le diable l’emporte!... bégaya-t-il; dites que je suis sorti, dites...
C’était inutile, le marquis entrait.
—Sortez, dit le «pisteur d’héritages,» à la gouvernante et à Chupin.
Il était évident que M. de Valorsay était fort en colère, mais il était manifeste aussi qu’il était résolu à se contenir. Dès qu’il fut seul avec M. Fortunat:
—C’est donc ainsi, maître «Vingt-pour-Cent,» prononça-t-il, que vous trahissez vos amis!... Pourquoi me tromper, hier soir, au sujet des 10,000 francs que vous deviez me remettre, au lieu de me dire la vérité!... Vous saviez hier l’accident de M. de Chalusse... Je ne le sais, moi, que depuis une heure, par une lettre de Mme Léon...
M. Fortunat hésitait un peu.
C’était un homme doux, ennemi des violences, qui ne se résignait à être brave qu’à la dernière extrémité, et il lui semblait que M. de Valorsay tourmentait sa canne d’une inquiétante façon.
—Je l’avoue, monsieur le marquis, répondit-il enfin, je ne me suis pas senti le courage de vous apprendre l’horrible malheur qui nous frappe.
—Comment... nous?
—Dame! si vous perdez... l’espérance de plusieurs millions, moi je perds... la réalité de ce que je vous ai avancé, quarante mille francs, toute ma fortune... Et cependant, vous le voyez, je me résigne. Faites comme moi... Que voulez-vous? C’est une partie perdue.
Le marquis de Valorsay écoutait, rouge, les sourcils froncés, les poings crispés, tout près d’éclater, en apparence, se possédant parfaitement en réalité.
Et la preuve qu’il jouissait du plus beau sang-froid c’est qu’il étudiait anxieusement l’attitude de M. Fortunat, s’efforçant de démêler sous ses vaines paroles ses intentions véritables.
Il s’attendait, en venant, à trouver son «cher Arabe» hors de ses gonds, exaspéré par la perte, jurant et sacrant, réclamant son argent avec des cris d’écorché, et pas du tout, il trouvait l’homme le plus doux, calme, froid, réfléchi, tout confit de résignation et qui prêchait la soumission aux événements.
—Qu’est-ce que cela, pensait-il, le cœur serré d’inquiétude, et que rumine le drôle?... Il y a mille à parier contre un qu’il me prépare quelque coup de Jarnac qui m’achèvera.
Et d’un ton hautain et glacé, qui ajoutait encore à la trivialité de son expression:
—En un mot, fit-il, vous me «lâchez.»
L’autre eut un joli geste de protestation, et semblant céder à un irrésistible mouvement d’effusion:
—Moi, vous abandonner, monsieur le marquis!... s’écria-t-il. Qu’ai-je fait pour que vous me jugiez si mal?... Hélas! ce sont les événements qui nous trahissent. Je ne voudrais pas amollir le courage dont vous avez besoin, mais là, franchement, entre nous, essayer de lutter serait folie... Qu’espérer encore? N’avez-vous pas, pour prolonger jusqu’à aujourd’hui votre vie fastueuse, épuisé les derniers et les plus périlleux expédients?... Vous en étiez à ce point qu’il vous fallait épouser Mlle Marguerite avant un mois ou périr... Les millions de Chalusse vous échappent, vous sombrez... Et tenez, s’il m’était permis de vous donner un conseil, je vous dirais: «Le naufrage est sûr, ne songez qu’aux épaves... En menant secrètement et rondement une liquidation générale, on peut sauver bien des choses à la barbe de vos créanciers... Liquidez, c’est la mode! Et s’il vous faut mes services, me voici! Partez pour Nice et laissez-moi votre procuration. Des débris de votre opulence, je me charge de vous constituer une aisance qui satisferait encore bien des ambitions...
Depuis un moment déjà, le marquis ricanait.
—Parfait! fit-il. Du même coup vous m’éloignez et vous recouvrez vos quarante mille francs? C’est excessivement adroit...
L’homme d’affaires se sentit deviné, mais que lui importait.
—Je vous assure, commença-t-il...
Mais l’autre, d’un geste dédaigneux, l’arrêta.
—Laissons donc les propos oiseux, fit-il, nous valons mieux que cela, l’un et l’autre. Je n’ai jamais eu la prétention de vous en imposer, faites-moi, je vous prie, l’honneur de me supposer aussi fin que vous.
Et sans vouloir écouter son conseiller:
—Si je suis venu vous trouver, poursuivit-il, c’est que la partie n’est pas si désespérée que vous croyez... Le premier étourdissement passé, j’ai réfléchi, et j’ai vu qu’il me reste encore de belles cartes que vous ne connaissez pas... Pour vous, pour tout le monde, Mlle Marguerite est ruinée, n’est-ce pas? Pour moi elle vaut encore trois millions au bas mot.
—Mlle Marguerite?...
—Oui, messire Vingt-pour-Cent. Qu’elle soit ma femme, et, le lendemain, je lui découvre cent cinquante mille livres de rentes... mais il faut que je l’épouse, et cette belle dédaigneuse ne m’accordera sa main que si je réussis à la convaincre de mon amour et de mon désintéressement.
—Mais l’autre?...
M. de Valorsay eut un tressaillement nerveux aussitôt réprimé.
—L’autre n’existe plus. Lisez le Figaro ce soir, et vous serez édifié. Allez, je suis bien seul, désormais, sur les rangs. Que je puisse dissimuler ma ruine quelque temps encore, et elle est à moi... Une fille sans amis et sans famille au milieu de Paris ne se défend pas longtemps, quand elle a surtout près d’elle une conseillère comme Mme Léon... Oh! je l’aurai, je la veux, il me la faut!... Et notez que je vais tenter une démarche qui peut me la livrer aujourd’hui même... A vous de voir maintenant s’il est sage de me retirer votre appui... Qu’est-ce, que je vous demande? De me soutenir deux ou trois mois encore... c’est l’affaire d’une trentaine de mille francs. Vous pouvez me les procurer, le voulez-vous?... Ce sera en tout 70,000 francs que vous m’aurez prêtés, et je vais m’engager à vous rendre 250,000 francs... c’est une prime assez belle pour risquer quelque chose... Réfléchissez et décidez-vous... Mais pas de faux fuyants ni d’atermoiements... Que ce soit oui ou non.
Sans une seconde d’indécision, M. Fortunat répondit:
—Eh bien!... non!...
Le marquis rougit encore et sa voix devint plus rauque, mais ce fut tout.
—Avouez donc, fit-il, que c’est chez vous un parti pris de me perdre... Vous dites non sans m’avoir laissé finir. Attendez à tout le moins que je vous aie exposé mon plan et montré sur quelles données positives et certaines reposent mes espérances...
C’était, en effet, chez M. Fortunat, un parti pris de ne rien entendre.
Il ne voulait pas d’explications, se défiant de lui, redoutant les inspirations de son caractère aventureux qui le poussait quand même vers tout ce qui était spéculation, risques à courir, gains énormes promis à une faible mise.
Il redoutait l’appât des affaires aléatoires comme le joueur craint la vue des cartes et l’ivrogne l’odeur des liqueurs fortes.
Enfin il avait peur de l’éloquence du marquis. Ne l’avait-il pas entraîné déjà plus loin que sa volonté première? Enfin il savait que qui discute est à moitié vaincu et ne demande plus bientôt qu’à se laisser convaincre.
—Ne me dites rien, monsieur, fit-il vivement, tout serait inutile... je n’ai pas d’argent... Pour vous donner dix mille francs hier soir, il m’eût fallu les emprunter à M. Prosper Bertomy, parole d’honneur!... Et je les aurais, que je vous dirais encore: «Impossible!» Chacun a son système, n’est-ce pas?... Le mien est de ne jamais courir après mon argent... On se ruine à chercher à se rattraper... Pour moi, ce qui est perdu est perdu définitivement... je tâche de n’y plus penser et je me tourne d’un autre côté... Ainsi, vos quarante mille francs sont déjà passés aux profits et pertes. Et cependant il vous serait aisé de me les rendre, si vous vouliez suivre mon conseil et liquider sans tambour ni trompettes...
—Jamais!... interrompit M. de Valorsay, jamais!...
Et son imagination lui représentant comme en un éclair tous les déboires et toutes les humiliations de l’homme ruiné et déchu...
—Je ne veux pas déchoir, s’écria-t-il... Je sauverai tout, les apparences et la réalité, ou je ne sauverai rien... si vous me refusez, je verrai ailleurs, je chercherai... Mais je ne donnerai pas à tous mes bons amis, qui m’exècrent et que je haïs, cette joie délicieuse de voir le marquis de Valorsay tombant de chute en chute, jusqu’aux pantalons douteux, aux bottes ressemelées et à l’emprunt du louis... Je ne brosserai jamais les habits de ceux que j’ai éclaboussés quinze ans..... Non, jamais, j’aimerais mieux mourir ou commettre les plus grands crimes!...
Il s’arrêta court, un peu étonné peut-être de ce qu’il venait de dire, et, pendant un moment, M. Fortunat et lui se regardèrent dans les yeux, en silence, chacun s’efforçant de pénétrer la pensée secrète de l’autre, comme des duellistes sur le terrain, pendant un repos, avant de reprendre le combat.
Le marquis fut le premier à se croire renseigné.
—Ainsi, fit-il, d’un ton qui voulait être dégagé, et qui était plutôt menaçant, c’est bien décidé, votre refus est définitif.
—Dé—fi—ni—tif!!!
—Vous ne daignerez même pas écouter mes explications?
—Ce serait du temps perdu!...
M. de Valorsay, à cette cruelle réponse, donna sur le bureau un si formidable coup de poing que trois ou quatre dossiers roulèrent à terre. Sa colère n’était plus feinte...
—Que projetez-vous donc, s’écria-t-il, et que comptez-vous faire?... Pour qui me trahissez-vous, pour quelle somme et pour quels desseins?... Prenez garde... C’est ma peau que je vais défendre, et par le nom de Dieu!... je la défendrai bien... L’homme résolu à se brûler la cervelle s’il échoue est terriblement dangereux... Malheur à vous si je vous trouve jamais entre moi et les millions de Chalusse...
M. Fortunat n’avait pas une goutte de sang aux joues; néanmoins sa contenance fut digne.
—Vous avez tort de me menacer, fit-il, vous ne me faites pas peur... Si j’étais contre vous, je n’aurais qu’à vous poursuivre pour les 40,000 francs que vous me devez. Je ne serais pas payé, mais l’édifice mensonger de votre fortune croulerait sous ce seul coup de pic... Vous oubliez en outre que je possède un double de notre traité signé de votre main, et que je n’aurais qu’à le faire parvenir à Mlle Marguerite, pour lui donner la juste mesure de votre désintéressement... Brisons donc nos relations, Monsieur, et allons chacun notre chemin sans plus nous occuper l’un de l’autre... Si vous réussissez vous me rendrez mon argent.
La victoire restait au dénicheur d’héritages, et c’est avec un sentiment d’orgueil qu’il vit s’éloigner son très-noble client humilié et blême de rage...
—Quel brigand que ce marquis, grommelait-il, et comme je préviendrais Mlle Marguerite, la pauvre fille, si je n’avais pas si peur de lui!...
XIV
M. Casimir, le valet de chambre de feu M. le comte de Chalusse, n’était, mon Dieu! ni meilleur ni pire que la plupart de ses confrères...
Les vieillards racontent qu’il existait jadis une race de serviteurs fidèles, qui se croyaient solidaires de la famille qui les adoptait et en embrassaient les intérêts et les idées. Les maîtres, en ce temps, payaient ce rare dévouement en protection efficace et en sécurité pour l’avenir.
De tels maîtres et de pareils serviteurs, on ne trouve plus aujourd’hui de traces que dans les vieux mélodrames de l’Ambigu; dans la Berline de l’Emigré, par exemple, ou dans le Dernier des Châteauvieux.
Les domestiques, à cette heure, traversent les maisons où ils servent comme ces auberges à la nuit où on se permet tout puisqu’on part le lendemain.
Et les familles les accueillent comme des hôtes nomades, dangereux souvent, et dont il est toujours prudent de se défier.
On ne laisse pas la clef de la cave à ces tâcherons révoltés, on ne leur confie plus guère que les enfants, ce qui produit de prodigieux résultats, ainsi que le prouva, l’an passé, certain procès qui épouvanta Paris...
Cependant, M. Casimir était probe, dans le sens strict du mot. Plutôt que de dérober une pièce de dix sous, il eût gâché et gaspillé pour 100 francs de n’importe quoi, dans l’hôtel, comme cela lui arrivait parfois, quand on lui avait fait des reproches et qu’il voulait se venger.
Vaniteux, cauteleux et rapace, il se contentait de n’aimer que son maître et de l’envier furieusement, trouvant bien injuste et bien ridicule la destinée qui ne l’avait pas fait naître à la place de M. le comte de Chalusse.
Étant bien payé, il servait passablement. Mais le plus clair de son intelligence il l’employait à surveiller le comte. Flairant dans la maison quelque gros secret de famille, il était humilié qu’on ne l’eût pas confié à sa discrétion.
Et s’il ne découvrit rien, c’est que véritablement M. de Chalusse était la méfiance même, ainsi que Mme Léon le reprochait à sa mémoire.
Aussi, cette après-midi où il avait vu Mlle Marguerite et le comte chercher dans le jardin les débris d’une lettre déchirée dans un mouvement de rage dont il avait été témoin, M. Casimir sentit redoubler les démangeaisons de sa curiosité, plus ardentes et plus agaçantes que le prurit de l’urticaire.
Il eût donné un mois de ses gages, et quelque chose encore, pour connaître le contenu de cette lettre, dont le comte recollait précieusement les morceaux sur une grande feuille de papier.
Et quand il entendit M. de Chalusse dire à Mlle Marguerite que les plus importants débris manquaient, et que cependant il renonçait à des recherches vaines, le digne valet de chambre se jura qu’il serait plus adroit ou plus heureux que son maître.
Et en effet, ayant cherché, il découvrit cinq petits morceaux de papier de la largeur du pouce, qui avaient été emportés sous un massif.
Ils étaient couverts d’une écriture menue et allongée, écriture de femme, évidemment, mais sur aucun d’eux ne se trouvait une phrase offrant un sens.
N’importe!... M. Casimir les serra précieusement, à tout hasard, se gardant bien surtout de parler d’une trouvaille dont il supposait bien que son maître ne lui saurait aucun gré.
Mais ces débris, les mots sans suite qu’il y avait déchiffrés, lui trottaient par la cervelle, et parmi toutes les idées que fit éclore en lui l’accident du comte, l’idée de la lettre pointa.
Cela explique son grand empressement à fouiller les vêtements de M. de Chalusse, quand Mlle Marguerite lui commanda de chercher la clef du secrétaire.
Et il joua de bonheur, car s’il trouva la clef qu’il remit, il rencontra aussi la lettre qu’il chiffonna dans la paume de sa main et glissa fort subtilement dans sa poche.
Dextérité perdue!... M. Casimir eut beau combler les lacunes de cette lettre avec les débris trouvés par lui, il eut beau la lire et la relire en appliquant toute son attention, elle ne le renseigna pas; ou du moins, elle le renseigna si vaguement et si incomplétement que ce lui fut comme un nouvel irritant.
Un moment il eut la pensée de la remettre à Mlle Marguerite, mais il résista à ce premier mouvement en se disant:
—Ah!... mais non!... pas si bête!... Elle lui serait peut-être utile.
Et M. Casimir, qui était un homme fort, ne voulait pas être utile à cette pauvre fille, dont il n’avait jamais reçu que des marques de bonté.
Il la haïssait, sous prétexte qu’elle n’était pas à sa place, qu’on ne savait ni qui elle était ni d’où elle venait et qu’il était bien ridicule qu’il eût, lui, Casimir, à recevoir des ordres d’elle.
L’infâme calomnie que Mlle Marguerite avait recueillie sur son passage: «Voici la maîtresse du riche comte de Chalusse,» était l’œuvre de M. Casimir.
Il avait juré qu’il se vengerait de cette orgueilleuse, et on ne peut savoir ce qu’il eût imaginé sans l’intervention décisive du juge de paix.
Rappelé vertement à l’ordre, M. Casimir se consola de ce camouflet quand le juge lui confia huit mille francs et l’administration provisoire de l’hôtel. Rien ne pouvait lui plaire davantage.
C’était d’abord et principalement une occasion magnifique de faire acte d’autorité et de trancher du maître; c’était, en outre, la faculté de traiter, pour les funérailles, avec Victor Chupin, c’était enfin la liberté de courir au rendez-vous que lui avait fait demander M. Isidore Fortunat.
Laissant donc ses camarades suivre les opérations du juge de paix, il chargea M. Bourigeau des déclarations à la mairie, et, allumant un cigare, il sortit de l’hôtel, et lentement remonta la rue de Courcelles.
C’est au boulevard Haussmann qu’il avait rendez-vous, dans un établissement tout neuf, presque en face des beaux ateliers de Binder.
Plutôt débit de vins que restaurant, cet établissement ne payait pas précisément de mine, mais on y mangeait, on y déjeunait surtout fort bien, M. Casimir le savait par expérience.
—Personne n’est venu pour moi?... demanda-t-il en entrant.
—Personne.
Il consulta sa montre et parut surpris.
—Pas midi encore?... fit-il; je suis en avance... Donnez-moi, cela étant, un verre d’absinthe et un journal.
On lui obéit avec une promptitude que jamais son défunt maître n’avait obtenue de lui, et il se plongea dans le cours de la Bourse de l’air d’un homme qui a dans son tiroir des raisons de s’y intéresser.
Ayant vidé son verre d’absinthe, il en demandait un second, quand on lui frappa sur l’épaule. Il se dressa en sursaut; M. Isidore Fortunat était devant lui.
Comme toujours, le chasseur d’héritages était vêtu avec une recherche sévère, chaussé et ganté correctement, mais un sourire discret et encourageant qui ne lui était pas habituel errait sur ses lèvres.
—Vous le voyez, s’écria M. Casimir, on vous attendait!
—C’est vrai! je suis en retard, fit M. Fortunat, mais nous allons réparer le temps perdu... Car vous me ferez, je l’espère, le plaisir de déjeuner avec moi?
—C’est que, véritablement, je ne sais si je dois...
—Oui, oui, vous devez... On va nous donner un cabinet: nous avons à causer...
Ce n’était certes pas pour son agrément, que M. Fortunat fréquentait M. Casimir et faisait avec lui commerce d’amitié et de fourchette. M. Fortunat, qui était fier, estimait ces relations quelque peu au-dessous de sa dignité. Mais les événements lui avaient forcé la main au début, et ensuite, son intérêt commandant, il avait passé sur ses répugnances.
C’est par le comte de Chalusse que M. Fortunat avait connu M. Casimir. Ayant eu à se louer des services du dénicheur d’héritiers, et lui supposant une probité relative, le comte l’avait chargé d’arranger diverses tracasseries, et à chaque fois lui avait expédié son valet de chambre.
Naturellement M. Casimir avait péroré, l’autre avait écouté, de là une connaissance superficielle.
Plus tard, lors des projets de mariage de M. de Valorsay, M. Fortunat avait trouvé commode, pour contrôler les allégations de son noble client, de faire du domestique de M. de Chalusse son espion.
De là des relations suivies, dont le prétexte avait été facile à trouver, M. Casimir étant un spéculateur et jouant à la Bourse.
Et quand il avait besoin de renseignements, M. Fortunat invitait M. Casimir à déjeuner, sachant l’influence d’une bonne bouteille offerte à propos, et tout en sirotant le café, sans avoir l’air d’y toucher, il arrivait à ses fins...
C’est dire qu’il soigna le menu, ce jour où d’un mot de plus ou de moins dépendait peut-être la partie qu’il allait jouer...
Et l’œil de M. Casimir étincelait, en prenant place devant une table bien blanche, en face de son amphitryon.
C’est dans un tout petit «salon de société» prenant jour sur le boulevard, que le traiteur avait dressé le couvert.
M. Fortunat lui-même l’avait choisi et désigné. Non qu’il fût plus spacieux que les autres, ni plus confortable, mais il était isolé. C’est un avantage considérable, pour qui sait combien sont indiscrets et perfides les cabinets particuliers séparés par de simples voliges de sapin, aussi minces qu’une feuille de papier.
Il ne devait pas tarder à s’applaudir de sa prévoyance.
Le déjeuner avait commencé par un plat d’escargots, et M. Casimir n’avait pas achevé sa douzaine, arrosée de vin de Chablis, que déjà il déclarait ne voir nul inconvénient à se déboutonner devant un ami...
Les événements de la matinée ayant déjà bouleversé sa cervelle, la vanité et la bonne chère achevaient d’exalter ses facultés, et il discourait avec une verve intarissable.
Oubliant toute prudence, il s’abandonnait, et on pouvait le juger à l’entendre parler du comte de Chalusse et du marquis de Valorsay, et surtout de son ennemie, Mlle Marguerite.
—Car c’est elle, criait-il en tapant son couteau sur la table, c’est elle seule qui a pris les millions disparus. Comment?... c’est ce qu’on ne saura jamais, car elle n’a pas sa pareille pour la malice. Mais elle les a volés, j’en suis sûr, j’en lèverais la main devant la justice, et je le lui aurais prouvé sans cet espèce de juge de paix qui a pris son parti parce qu’elle est jolie... car elle est diantrement jolie la coquine...
Le guetteur d’héritages eût voulu placer un mot qu’il ne l’eût pu, tant l’autre, impérieusement, s’emparait de la conversation.
Mais cela ne lui déplaisait pas. Il n’en était que plus libre de se donner à ses réflexions.
Elles étaient singulières:
Rapprochant des affirmations de M. Casimir les assurances du marquis de Valorsay, il était confondu de la coïncidence.
—C’est au moins bizarre! pensait-il. Cette jeune fille aurait-elle vraiment volé, le marquis le saurait-il par Mme Léon et songerait-il à profiter du vol? En ce cas, je rentrerais dans mon argent... Il faudra voir...
Aux escargots et au vin blanc, une perdrix et du vin de Pomard succédaient, et la loquacité de M. Casimir augmentait et le diapason de sa voix montait...
Seulement, il s’égarait en ridicules cancans et en calomnies absurdes, et il devenait assommant lorsque tout à coup, sans transition, il en arriva à la lettre mystérieuse qui avait, selon lui, déterminé l’accident du comte.
Aux premiers mots, M. Fortunat avait tressailli.
—Bast!... fit-il, d’un air incrédule, comment diable une lettre aurait-elle une pareille influence...
—Dame, je ne sais pas... Ce qui est sûr, c’est qu’elle l’a eue.
Et, à l’appui de son dire, il raconta comme quoi le comte l’avait déchirée sans la lire, comment il en avait été désolé ensuite, et comme quoi il en avait recherché les débris pour retrouver une adresse qu’on lui donnait...
—Et la preuve, ajouta-t-il, c’est que défunt Monsieur devait passer chez vous pour vous prier de lui dénicher la personne qui lui écrivait.
—Êtes-vous sûr de cela?...
—Sûr comme je le suis de boire du Pomard!... s’écria M. Casimir en vidant son verre.
Rarement le «pisteur d’héritages» avait eu la gorge serrée par une semblable émotion.
Que cette lettre fût le mot du problème dont la solution pouvait l’enrichir, il n’en doutait pas: son flair si exercé le lui affirmait.
—L’a-t-on retrouvée, cette lettre? demanda-t-il.
—Eh!... je l’ai, s’écria triomphalement le valet de chambre, je l’ai dans ma poche, et complète, qui plus est.
Le coup fut si fort que M. Fortunat pâlit... de joie.
—Tiens!... Tiens!... fit-il, elle doit être curieuse!
L’autre, dédaigneusement allongea la lèvre inférieure.
—Comme ci, comme ça, répondit-il... Et d’abord, on n’y comprend goutte... Le plus clair est qu’elle a été écrite par une femme.
—Ah!...
—Oui, par quelque ancienne maîtresse... Et naturellement, elle demande de l’argent pour un moutard... Les femmes ne la ratent jamais, celle-là... On me l’a faite, à moi qui vous parle, plus de dix fois... Mais avec moi, ça ne mord pas.
Et, tout gonflé de fatuité, il entreprit trois ou quatre «histoires d’amour» qui lui étaient arrivées, jurait-il, et qui le montraient sous un jour purement ignoble.
La chaise de M. Fortunat eût été un gril posé sur un bon feu, qu’il n’eût pas paru plus mal à l’aise.
Après avoir versé rasade sur rasade à son convive, il s’apercevait qu’il l’avait trop poussé et qu’il n’y avait plus à essayer de le retenir.
—Et cette lettre?... interrompit-il à la fin.
—Eh bien?...
—Vous m’aviez promis de me la donner à lire.
—C’est juste... c’est très-juste... mais il faudrait du moka, avant!... si nous demandions le moka, hein?
On servit le café, et dès que le traiteur eut refermé la porte, M. Casimir tira la lettre de sa poche et la déplia en disant:
—Attention!... je vais lire.
Ce n’était pas l’affaire de M. Fortunat, il eût bien préféré lire lui-même; mais on ne discute pas les volontés d’un ivrogne, et M. Casimir, d’une langue de plus en plus pâteuse, s’écria:
—«Paris, 14 octobre 186...» Donc, la dame habite Paris... C’est toujours ça... Mais après, elle ne met ni «monsieur,» ni «mon ami,» ni «cher comte,» rien du tout... elle écrit tout roide:
«Une fois déjà, voici bien des années, je me suis adressée à vous en suppliante. Impitoyable, vous n’avez pas daigné me répondre.
«Et cependant, j’étais tout au bord de l’abîme, et je vous le disais, j’avais la tête perdue, et le vertige s’emparait de moi... Abandonnée, j’errais dans Paris, sans asile et sans pain, et mon enfant avait faim!...»
M. Casimir s’interrompit, éclatant de rire.
—Hein!... comme c’est ça!... s’écria-t-il, comme c’est bien ça! J’en ai dix, dans mon tiroir, des lettres pareilles, et même plus empoignantes... Après déjeuner, vous viendrez chez moi, et je vous les montrerai. Nous rirons bien!
—Finissons toujours celle-ci.
—Naturellement.
Et il reprit:
«Seule, je n’eusse pas hésité... J’étais si malheureuse que la mort m’apparaissait comme un refuge. Mais que fût devenu mon enfant?... Devais-je donc le tuer et me tuer après? J’en ai eu la pensée, non le courage.
«Ce que j’implorais de votre pitié, vous me le deviez... Je n’avais qu’à me présenter à votre hôtel et à dire: Je veux!... Hélas! je ne le savais pas alors, je me croyais liée par un serment, et vous m’inspiriez un invincible effroi...
«Et cependant il fallait que mon enfant vécût...
«Alors je me suis abandonnée... Et j’ai roulé si bas que j’en ai été réduite à éloigner mon fils... Il ne fallait pas qu’il sût à quelles hontes il devait sa vie... Et il ignore jusqu’à mon existence...»
M. Fortunat était comme pétrifié.
Après ce qu’il avait surpris du passé du comte, après les confidences de la Vantrasson, la mégère du garni-modèle, il ne pouvait guère douter.
—Cette lettre, pensait-il, ne peut être que de Mlle Herminie de Chalusse.
M. Casimir poursuivait:
«..... Si je m’adresse à vous de nouveau, si, du fond de mon enfer, je vous crie: Au secours! c’est que je suis à bout de forces, c’est qu’il faut, avant que je meure, que l’avenir de mon fils soit assuré...
«Il lui faut non une fortune, mais de quoi vivre, et j’ai compté sur vous...»
Une fois encore, l’honorable valet de chambre s’interrompit.
—Et voilà!... fit-il... de quoi vivre... j’ai compté sur vous!... C’est superbe!... Les femmes sont superbes, parole d’honneur!... C’est qu’elle y compte, oui!... Écoutez plutôt la fin!
Et il continua:
«..... Il est indispensable que je vous voie le plus tôt possible.
«Daignez donc, demain jeudi, 15 octobre, vous rendre, 43, rue du Helder, à l’hôtel de Hombourg. Vous demanderez Mme Lucy Huntley, et on vous conduira à moi...
«Je vous attendrai depuis trois heures jusqu’à six...
«Venez, je vous en conjure, venez...
«Il m’est pénible d’ajouter que si je n’ai pas de vos nouvelles, je suis résolue à exiger et à obtenir,—quoi qu’il doive arriver,—ce que je vous demande encore à genoux et à mains jointes.»
Ayant achevé, M. Casimir posa la lettre sur la table et se versa un bon verre d’eau-de-vie qu’il lampa d’un trait.
—Et c’est tout!... prononça-t-il. Pas de signature, pas une initiale, rien... C’est une femme du monde qui écrit ça... Elles ne signent jamais leurs poulets, les coquines, de peur de se compromettre... On a ses raisons pour le savoir...
Et il riait, de ce rire idiot et entrecoupé de hoquets de l’homme qui a bu.
—Si j’avais eu le temps, poursuivit-il, je serais allé m’informer de cette Lucy Huntley, un faux nom, évidemment... J’aurais voulu... Mais qu’avez-vous donc, cher monsieur Fortunat, vous voilà pâle comme la mort... Seriez-vous indisposé?
Il est de fait que, depuis un moment, l’honorable guetteur d’héritages était changé comme après une maladie d’un mois.
—Merci, balbutia-t-il, je vais très-bien... Seulement je viens de me rappeler qu’on m’attend...
—Qui?...
—Un client, pour une liquidation...
L’autre eut un geste moqueur et cordial.
—Connu le prétexte! interrompit-il. Eh! envoyez promener le client! N’êtes-vous pas assez riche?... Tenez, versez-nous plutôt un petit verre, cela vous remettra...
M. Fortunat obéit, mais si maladroitement, ou si adroitement plutôt, que sa manche ramena devant lui la lettre placée devant M. Casimir.
—Allons... à votre santé! fit le valet de chambre.
—A la vôtre! répondit M. Fortunat.
Et en retirant le bras qu’il avait tendu pour trinquer, il fit tomber la lettre sur ses genoux.
M. Casimir, qui ne s’était aperçu de rien, essayait d’allumer un cigare, et tout en usant en vain quantité d’allumettes, il continuait:
—C’est-à-dire, mon vieux, que vous voudriez me lâcher... Pas de ça, Lisette!... Nous allons monter chez moi, et je vous lirai des lettres d’amour de femmes du monde... Après, nous irons faire une partie de billard chez Morloup... C’est là, qu’on rit... Vous verrez Joseph de chez Commarin, un farceur qui est plein d’esprit...
—C’est cela... Mais avant, il faut que je paie ici.
—Oui, payez...
Le chasseur d’héritages sonna, en effet, pour demander la carte.
Il avait obtenu bien plus de renseignements qu’il n’espérait, il avait la lettre dans sa poche, il ne souhaitait plus qu’une chose: se débarrasser de M. Casimir.
Mais cela ne devait pas être facile, les ivrognes ont l’amitié tenace, et il se demandait quel stratagème employer, quand le traiteur parut et dit:
—Il y a là un petit jeune homme très-pâle... qui a l’air d’un clerc d’huissier... Il voudrait parler à ces messieurs...
—Eh! c’est Chupin!... s’écria le valet de chambre. C’est un ami... Faites entrer et apportez un verre. Plus on est de fous, plus on rit, comme dit cet autre!
Que voulait Chupin? M. Fortunat ne l’imaginait pas du tout. Il n’en bénit pas moins sa venue, bien décidé à lui colloquer le fardeau de Casimir.
Mais dès que Victor Chupin parut, son visage se rembrunit. Il ne lui avait fallu qu’un coup d’œil pour reconnaître l’ivresse du brillant valet de chambre. Or, c’était un garçon sérieux et rangé, qui n’aimait pas à traiter les affaires le verre à la main et qui professait pour les ivrognes une grande aversion.
Il salua poliment M. Fortunat, et s’adressant à M. Casimir d’un ton mécontent:
—Il est trois heures... fit-il, et je venais, ainsi que nous en étions convenus, m’entendre avec vous pour les funérailles de M. de Chalusse.
Cela fit à M. Casimir l’effet d’une douche d’eau glacée.
—Sapristi!... s’écria-t-il, j’avais oublié... totalement... parole d’honneur!...
Et la notion lui revenant tout à la fois, et de la responsabilité qu’il avait acceptée, et de son ivresse:
—Dieu de Dieu!... poursuivit-il, je me suis mis dans un bel état... Allons, bon!... je ne tiens seulement plus debout... Que va-t-on penser à l’hôtel... Que va-t-on dire...
M. Fortunat avait attiré son employé dans un coin.
—Victor, lui dit-il vivement, je file... Tout est payé, mais pour le cas où il vous faudrait faire quelque dépense de voiture ou autre, voici dix francs... Le reste sera pour vous... Je vous confie cet imbécile, veillez sur lui...
La pièce de dix francs dérida un peu Chupin.
—Bon, grommela-t-il, les ivrognes, ça me connaît... J’ai fait mon apprentissage «d’ange gardien» quand ma grand-mère tenait la Poivrière.
—Surtout ne le laissez pas rentrer dans l’état où il est...
—Soyez tranquille, m’sieu, il faut que je cause d’affaires avec lui; ainsi, je vais vous le dégriser comme avec la main...
Et pendant que M. Fortunat s’esquivait, Chupin fit signe à un garçon et lui dit:
—Apportez-moi du café très-fort, une poignée de sel gris et un citron... Rien de meilleur pour remettre un homme!...
XV
C’est en courant que M. Fortunat sortit de chez le traiteur. Il tremblait d’être poursuivi et rejoint par M. Casimir.
Mais au bout de deux cents pas il s’arrêta, moins pour reprendre haleine que pour rassembler ses idées en déroute, et bien que ce ne fût guère la saison, il s’assit sur un banc.
Ce qu’il avait enduré, dans cet étroit cabinet de marchand de vin, pendant que se grisait son convive, dépassait les plus cruels tourments de sa vie agitée.
Il avait voulu des informations précises, il les avait, et elles renversaient, elles anéantissaient toutes ses espérances.
Persuadé que les héritiers du comte de Chalusse l’avaient perdu de vue, il s’était dit qu’il les retrouverait et qu’il traiterait avec eux avant de leur apprendre qu’ils étaient riches à millions...
Et, pas du tout, ces héritiers, qu’il croyait dispersés et éloignés, surveillaient M. de Chalusse et connaissaient si bien leurs droits qu’ils étaient prêts à les faire valoir.
—Car c’est bien réellement la sœur du comte qui a écrit cette lettre que j’ai dans ma poche, murmurait-il... Ne voulant pas, ne pouvant pas sans doute le recevoir chez elle, prudemment elle lui donnait rendez-vous dans un hôtel... Mais qu’est-ce que ce nom d’Huntley?... Le porte-t-elle, ou ne l’avait-elle adopté que pour la circonstance?... Serait-ce celui de l’homme qui l’a enlevée?... Est-ce celui de ce fils dont elle s’est séparée?...
Mais à quoi bon toutes ces conjectures!... Le sûr, le positif, c’est que l’argent lui échappait, sur lequel il avait compté pour réparer la saignée faite à sa caisse par le marquis de Valorsay. Et il souffrait comme s’il eût perdu 40,000 francs une seconde fois.
Peut-être, en ce moment, regretta-t-il d’avoir rompu avec le marquis...
Cependant, il n’était pas homme à renoncer à une partie, si désespérée qu’elle lui parût, sans une tentative. Il savait combien sont surprenants et soudains les retours de fortune qu’un acte insignifiant détermine.
—Je veux arriver jusqu’à cette sœur, se dit-il... je veux savoir sa position et ses projets... Si elle n’a pas de conseiller, je m’offrirai... Et qui sait...
Une voiture passait; M. Fortunat l’arrêta et monta en disant au cocher:
—Rue du Helder, nº 43, hôtel de Hombourg.
Était-ce le hasard ou une préméditation narquoise, qui avait imposé à cet établissement le nom d’une ville qui est comme le tripot de l’Europe?
L’hôtel de Hombourg est une de ces maisons où descendent de préférence les aventuriers de distinction qu’attire l’éblouissement des millions qui se dépensent à Paris.
Comtes valaques d’occasion et princesses russes de contrebande, pipeurs de cartes et pipeuses d’amour sont sûrs d’y trouver bon accueil, un luxe princier, des prix peu modérés et une confiance extraordinairement modérée.
Chacun y est appelé par le titre qu’il lui plaît de se donner en arrivant, Excellence ou Seigneurie, au choix... On y trouve, selon le goût des personnes, des domestiques jouant le vieux serviteur et des voitures où on peint en deux heures les armoiries les plus compliquées... On s’y procure sur-le-champ tous les accessoires de la grande vie, tout ce qu’il faut pour faire le grand seigneur au mois, à la journée ou à l’heure, tout ce qui est utile pour éblouir le niais, jeter de la poudre aux yeux, et prendre de bonnes et grasses dupes.
Seulement, crédit y est mort...
On y présente la carte tous les soirs, quand on ne fait pas payer d’avance, et qui ne peut l’acquitter ou donner un nantissement, Excellence ou Seigneurie, est prié de déguerpir sur l’heure, et impitoyablement on retient les nippes...
Lorsque M. Fortunat entra dans le bureau de l’hôtel de Hombourg, une jeune femme à la physionomie trop intelligente était en grande conférence avec un vieux monsieur qui avait sur la tête une calotte de velours noir et à la main une loupe.
Tour à tour, des yeux et de la loupe, ils examinaient d’assez beaux brillants, gage offert, sans aucun doute, par quelque noble et insolvable étranger.
Au bruit que fit M. Fortunat, la jeune femme leva la tête.
—Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle poliment.
—Mme Lucy Huntley?...
La dame ne répondit pas tout d’abord.
Les yeux fixés au plafond, on eût dit qu’elle y épelait la liste de tous les «étrangers de distinction» qui honoraient en ce moment de leur présence l’hôtel de Hombourg.
—Lucy Huntley!... répétait-elle, je ne vois pas!... Je ne crois pas que nous ayons cette personne... Lucy Huntley!... Comment est-elle, cette dame?
Pour beaucoup de raisons, M. Fortunat ne pouvait le dire... D’abord, il ne le savait pas.
Mais il ne se déconcerta nullement, rompu qu’il était par l’exercice de ses professions diverses, au grand art de tirer des gens qu’il interrogeait les renseignements qu’il eût dû donner lui-même.
Il tourna donc la question le plus naturellement du monde, tout en aidant véritablement les souvenirs de la jeune femme.
—La dame que je demande, répondit-il, a dû, hier jeudi, 15, entre trois et six heures, attendre une visite avec une impatience et une anxiété qui n’ont pu vous échapper.
Ce détail réveilla la mémoire paresseuse du monsieur à la loupe, lequel n’était autre que le mari de la jeune femme, le propriétaire en personne de l’hôtel de Hombourg.
—Eh!... dit-il à son épouse, monsieur parle de la voyageuse du Nº 2, tu sais bien... celle qui a voulu absolument le grand salon.
La jeune femme se frappa le front.
—C’est juste!... Où donc avais-je l’esprit!...
Et se tournant vers M. Fortunat:
—Excusez mon oubli, monsieur, ajouta-t-elle... Cette dame n’est plus chez nous et elle n’y est restée que quelques heures.
Cette réponse n’avait rien qui dût surprendre le chasseur d’héritiers, il la prévoyait, ce qui n’empêche qu’il prit l’air le plus consterné qu’il put.
—Quelques heures! répéta-t-il comme un écho désolé.
—Oui, monsieur. Elle est arrivée ici sur les onze heures du matin, n’ayant avec elle qu’un gros sac de voyage... et elle est repartie le même soir à huit heures.
—Hélas! mon Dieu... Et pour où aller?
—Elle ne l’a pas dit.
On eût juré que M. Fortunat était tout près de fondre en larmes.
—Pauvre Lucy!... fit-il d’un ton tragique, c’est moi, madame, qu’elle attendait... Je n’ai reçu que ce matin, à l’instant, la lettre où elle me donnait rendez-vous... Elle sera partie désespérée!... La poste n’en fait jamais d’autres!...
Le mari et la femme eurent en même temps ce geste de la tête et des épaules qui si clairement veut dire:
—Que voulez-vous que j’y fasse!... Ce ne sont pas là mes affaires... Laissez-moi en repos!...
Mais M. Fortunat n’était pas homme à se décourager pour si peu.
—Elle s’est sans doute fait conduire au chemin de fer, insista-t-il.
—Je n’en sais rien.
—Vous venez de me dire qu’elle avait un gros sac de nuit... donc elle n’a pas quitté votre hôtel à pied... Elle a demandé une voiture... Qui a couru la chercher?... Un de vos garçons... Si on retrouvait le cocher de cette voiture, il donnerait peut-être des indications précieuses...
En un seul coup d’œil, le monsieur et la dame échangèrent un volume de soupçons...
Incontestablement M. Isidore Fortunat avait le dehors de l’homme comme il faut, mais il est connu que ces messieurs si curieux qui habitent la rue de Jérusalem savent revêtir toutes les apparences.
On sait cela, quand on tient une maison comme l’hôtel de Hombourg, par cette raison fort simple que la police nourrit à l’endroit des comtes valaques et des princesses russes quantité de préventions qu’elle aime à vérifier.
C’est pourquoi l’hôtelier eut vite pris son parti.
—Votre idée est excellente, dit-il à M. Fortunat. Il est clair que cette dame Huntley a pris une voiture à son départ et une voiture de l’hôtel, qui plus est... Si vous voulez me suivre, nous allons nous informer.
Et se levant avec un empressement du meilleur augure, il guida le guetteur de successions jusqu’à une cour intérieure, où stationnaient cinq ou six voitures, dont les cochers, assis sur un banc, causaient tout en fumant leur pipe.
—Lequel de vous, demanda-t-il, a chargé une voyageuse, hier soir, sur les huit heures?
—Comment était-elle?
—C’était une belle femme de trente à quarante ans, blonde, blanche et dodue, vêtue de noir... Elle avait un sac en cuir de Russie.
—C’est moi qui l’ai prise, dit un cocher.
M. Fortunat s’avança vers cet homme, les bras ouverts, avec un tel empressement, qu’on eût juré qu’il allait lui sauter au cou.
—Ah! mon brave!... criait-il, vous pouvez me sauver la vie!...
Le cocher eut un large sourire... Il pensait que le salut d’une existence vaut bien un bon pourboire.
—Que dois-je faire?... interrogea-t-il.
—Me dire où vous avez conduit cette dame.
—Je l’ai menée rue de Berry.
—A quel numéro?
—Ah!... voilà... Je ne sais plus...
Mais M. Fortunat n’avait désormais aucune inquiétude.
—Bon!... fit-il, vous l’avez oublié... cela se conçoit. Mais vous reconnaîtriez bien la maison?
—Pour cela, oui.
—Certainement, bourgeois. Tenez, voici ma voiture, montez.
Le chasseur d’héritages monta, et c’est seulement quand le cocher eut fouetté son cheval, que l’hôtelier regagna son bureau.
—Ce gaillard-là doit être un mouchard, dit-il à sa femme.
—C’est bien mon avis.
—Il est singulier que nous ne le connaissions pas... Enfin, il est peut-être nouveau.
Qu’importait à M. Fortunat l’opinion qu’il laissait de lui dans une maison où il ne pensait pas remettre jamais les pieds.
L’essentiel, c’est qu’il tenait tous ses renseignements; il avait jusqu’au signalement de la dame, et il se sentait sur la piste.
Aussi, étendu dans sa voiture, qui était on ne peut plus douce, il se réjouissait de ce succès d’heureux présage au début de ses investigations...
Mais la voiture ne tarda pas à arriver rue de Berry, bientôt elle s’arrêta devant un charmant petit hôtel, et la cocher, se penchant à la portière, dit:
—Nous sommes arrivés, bourgeois.
Lestement, M. Fortunat sauta sur le trottoir et mit cinq francs dans la main du cocher, lequel s’éloigna en grognant et en jurant, estimant que la récompense était maigre, venant d’un homme auquel, de son aveu même, on sauvait la vie.
L’autre n’entendit certes pas. Immobile à la place même où il avait sauté, il examinait l’hôtel de toute la force de son attention.
—C’est donc là qu’elle demeure, murmurait-il, c’est là!... Mais je ne puis me présenter ainsi de but en blanc, sans même savoir quelle nom elle porte... Il faut que je m’informe..
A cinquante pas était la boutique d’un marchand de vin; il y courut et se fit servir un de sirop de groseille.
Puis, tout en buvant à petits coups, de l’air le plus indifférent qu’il put prendre, il montra l’hôtel en demandant:
—A qui donc cette ravissante habitation?
—A Mme Lia d’Argelès, répondit le marchand de vin.
Le guetteur d’héritages tressaillit.
C’était bien là, il se le rappelait, le nom qu’avait prononcé le marquis de Valorsay quand il avait avoué l’abominable guet-apens dont il était l’auteur... C’était chez cette femme que l’homme aimé de Mlle Marguerite avait laissé son honneur!...
Cependant, il sut dissimuler sa stupéfaction, et d’un ton plein de candeur:
—Un beau nom! prononça-t-il. Et que fait-elle, cette dame?...
—Ah!... ma foi. Elle s’amuse...
M. Fortunat parut ébloui.
—Peste!... il faut qu’elle s’amuse beaucoup pour avoir une pareille maison!... Est-elle jolie au moins?...
—Cela dépend des goûts... Elle n’est plus jeune en tout cas... Mais elle a des cheveux blonds superbes... Et blanche qu’elle est. Comme la neige, monsieur, comme la neige... Bonne personne d’ailleurs, et tout ce qu’il y a de plus distingué... payant tout comptant, rubis sur l’ongle...
Plus de doutes!... Le portrait tracé par le marchand de vin répondait exactement au signalement donné par l’hôtelier de la rue du Helder.
M. Fortunat acheva son sirop de groseille et jeta cinquante centimes sur le comptoir.
Puis, traversant la rue, bravement il alla sonner à l’hôtel d’Argelès...
A qui lui eût demandé ce qu’il se proposait de faire et de dire, le guetteur de successions eût pu répondre en toute sincérité: «Je l’ignore.»
Le fait est que le but seul était parfaitement arrêté et défini dans son esprit.
Il voulait obstinément, furieusement, tirer quelque chose, peu ou prou, n’importe comment, de cette ténébreuse affaire.
Pour le reste, pour les moyens d’exécution, il s’en remettait à son audace et à son sang-froid, bien sûr qu’une fois la partie engagée, la promptitude du coup d’œil ne lui ferait pas défaut, ni la fertilité d’expédients.
—Avant tout, se disait-il, je dois voir cette femme... Les premiers mots dépendront de la première impression... Après cela, je prendrai conseil des événements...
Un vieux domestique, portant une livrée de bon goût et fort simple étant venu lui ouvrir, il demanda d’un ton d’autorité:
—Mme Lia d’Argelès?
—Madame ne reçoit pas le vendredi, répondit le valet.
M. Fortunat eut un geste d’extrême contrariété.
—Il faut cependant, insista-t-il, que je lui parle aujourd’hui même... Il s’agit d’intérêts de la plus haute gravité... Faites-lui passer ma carte, que voici. Je suis homme d’affaires...
Et il tendait sa carte, où on lisait au-dessous de son nom:
LIQUIDATIONS.—RÈGLEMENTS DE FAILLITES.
L’effet prestigieux de ce titre: «homme d’affaires,» on ne saurait l’imaginer.
Il évoque aussitôt l’idée d’un personnage équivoque et louche, dangereux interprète des subtilités de la loi, précurseur des huissiers et des recors, redoutable et par conséquent bon à ménager.
—Ah!... Monsieur est homme d’affaires, dit le domestique, c’est une autre histoire... que Monsieur prenne la peine de me suivre...
M. Fortunat prit cette peine, et on le conduisit dans le grand salon du premier étage, où on le pria de s’asseoir pendant qu’on irait prévenir Madame.
—Allons!... pensa-t-il, cela commence bien.
Et resté seul, il se mit à inventorier le salon, comme un général étudie le terrain où il livrera bataille.
Nulle trace ne restait à cette heure des scènes lamentables de la nuit, qu’un candélabre à demi brisé sur la cheminée. C’était celui dont s’était armé Pascal Férailleur quand on avait parlé de le fouiller, et qu’il avait jeté dans la cour en se retirant.
Mais ce détail ne frappa pas M. Isidore Fortunat. Ce qui l’intriguait, c’était le vaste abat-jour disposé au-dessus du lustre, et dont il fut un moment à comprendre l’usage et l’utilité.
Sans l’intimider précisément, le luxe de l’hôtel le surprenait.
—C’est princier ici.... grommelait-il. Voilà qui prouve bien que tous les fous ne sont pas à Charenton!... Si Mme d’Argelès a manqué de pain autrefois, il n’y paraît plus guère!...
Tout naturellement cette réflexion l’amenait à se demander comment une femme si opulente avait pu devenir la complice du marquis de Valorsay, et prêter les mains à une action si lâche et si ignoble qu’elle le révoltait, lui, Fortunat.
—Ne serait-elle donc pas complice?... pensait-il.
Et, philosophiquement, il s’émerveillait des caprices du hasard, plaçant le malheureux qui avait été sacrifié entre la fille non avouée et la sœur inavouable du comte de Chalusse.
Ce rapprochement le fit tressaillir.
Un vague pressentiment, voix mystérieuse de l’instinct personnel, lui disait que là était pour lui le nœud de la situation, et que de l’antagonisme et de l’alliance de Mlle Marguerite et de Mme d’Argelès, résulteraient des complications ou un dénoûment qui lui profiterait s’il était habile.
Mais ses méditations furent soudainement troublées par le bruit d’une discussion qui partait d’une pièce voisine.
Vivement il s’avança, espérant saisir quelque chose, et, en effet, il entendit une grosse voix d’homme qui criait:
—Quoi!... je campe là une bouillotte corsée, je gaspille un temps précieux à venir vous offrir mes services, et vous me recevez ainsi... Parbleu!... cela m’apprendre à me mêler de ce qui ne me regarde pas... Jusqu’au revoir, chère dame, vous saurez quelque jour, à vos dépens, ce que vaut ce sire de Coralth que vous défendez si chaudement.
Ce nom de Coralth était de ceux qui se gravent d’eux-mêmes dans la mémoire, et cependant M. Fortunat ne le remarqua pas sur le moment.
Toute son attention était absorbée par ce qu’il venait d’entendre, et il s’efforçait de le rattacher au sujet de ses préoccupations.
Et pour l’arracher à ses conjectures, il ne fallut rien moins que le frôlement d’une robe contre l’huisserie d’une porte.
Mme Lia d’Argelès entrait.
Elle était vêtue d’un très-élégant peignoir de cachemir gris à revers de satin bleu, coiffée avec beaucoup de goût, elle n’avait oublié aucun des artifices ordinaires de sa toilette, et cependant on lui eût donné plus de quarante ans.
Son morne visage offrait l’expression d’une résignation désespérée, et ses yeux rougis, entourés d’un cercle bleuâtre, trahissaient des larmes récentes.
Elle toisa le guetteur d’héritages, et d’un ton bref aussi peu encourageant que possible:
—Vous avez à me parler? interrogea-t-elle.
M. Fortunat s’inclina, presque déconcerté.
Il s’était préparé à rencontrer quelqu’une de ces stupides demoiselles qui promènent au bois leurs cheveux salis d’ocre et empuantis d’ammoniaque, et pas du tout, il se trouvait en présence d’une femme à l’air impérieux qui, déchue, gardait encore la fierté de sa race, et qui lui imposait.
—J’aurais en effet, madame, balbutia-t-il, à vous entretenir d’intérêts bien sérieux.
Elle se laissa tomber sur un fauteuil, et sans engager son visiteur à prendre un siége:
—Expliquez-vous, dit-elle.
L’importance de l’enjeu qu’il risquait avait déjà rendu à M. Fortunat toute sa présence d’esprit.
Il n’avait eu besoin que d’un coup d’œil pour évaluer Mme d’Argelès, et il avait compris que pour s’emparer de l’esprit d’une telle femme, il fallait frapper fort et l’étourdir du premier coup.
—J’ai à vous annoncer un grand malheur, madame... prononça-t-il. Une personne qui vous est chère et qui vous touche de bien près, a été victime hier soir d’un affreux accident et a succombé ce matin.
Ce lugubre préambule ne parut pas toucher Mme d’Argelès.
—De qui parlez-vous? demanda-t-elle froidement.
M. Fortunat arbora son air le plus solennel, et d’une voix profonde:
—De votre frère, madame, de M. le comte de Chalusse...
Elle se dressa en pied, secouée par un tremblement convulsif.
—Raymond est mort... balbutia-t-elle.
—Hélas!... oui, madame... Mort au moment où il se rendait sans doute au rendez-vous que vous lui aviez fixé à l’hôtel de Hombourg.
C’était un joli mensonge, qu’avançait là le dénicheur d’héritages, mais il n’en était pas à un mensonge près, et celui-ci lui offrait cet avantage de le poser en homme très au courant du passé.
Il est vrai que cette savante manœuvre dut échapper à Mme d’Argelès.
Elle s’était affaissée sur son fauteuil, plus blanche que la cire.
—Comment est-il mort? demanda-t-elle.
—Il a été frappé d’une attaque d’apoplexie.
—Mon Dieu!... s’écria la malheureuse femme, qui entrevit alors la vérité. Mon Dieu!... pardonnez-moi... C’est ma lettre qui l’a tué!...
Et son cœur se brisant, elle trouva encore des larmes, elle qui cependant avait tant souffert et tant pleuré...
Prétendre que M. Fortunat n’était aucunement ému serait beaucoup s’avancer. Il était sensible en dehors des affaires.
Mais son émotion était singulièrement mitigée de la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir si vite et si bien réussi. Mme d’Argelès avait tout avoué!... C’était une victoire, car, faut-il le dire, il avait tremblé qu’elle ne niât tout et ne le mît dehors dès les premiers mots.
Certes, il apercevait bien des difficultés encore entre sa poche et la succession du comte de Chalusse, mais il ne désespérait pas de les vaincre, après avoir si brillamment engagé la partie.
Et il commençait à soupirer quelques paroles de consolation, quand Mme d’Argelès, tout à coup, se leva en disant:
—Il faut que je le voie!... Je veux le voir une dernière fois!... Venez, monsieur!
Hélas! quelque terrible souvenir la cloua sur place aussitôt.
Elle eut un geste désespéré, et d’une voix où éclataient toutes les souffrances, toutes les rages de la vie:
—Mais non! s’écria-t-elle, non!... Cela même je ne le puis pas!...
M. Fortunat ne laissait pas que d’être assez embarrassé de son personnage, et même un peu inquiet.
Immobile et tout pantois, il considérait d’un œil ahuri Mme d’Argelès qui s’était rassise, et qui sanglotait, la tête appuyée sur un des bras de son fauteuil.
—Qui l’arrête?... pensait-il. Pourquoi cette terreur soudaine, maintenant que son frère est mort?... Ne veut elle donc pas confesser publiquement qu’elle est une Chalusse!... Il faudra cependant qu’elle en vienne là, si elle veut recueillir l’héritage du comte... et il faut qu’elle le veuille, pour moi, sinon pour elle...
Pendant un moment encore, le chasseur d’héritages garda le silence, l’esprit tiraillé par les hypothèses les plus contradictoires, jusqu’à ce qu’enfin il lui sembla que Mme d’Argelès se calmait.
—Excusez-moi, madame, commença-t-il alors, de troubler votre douleur si légitime, mais ma conscience m’ordonne de vous rappeler au souvenir de vos intérêts...
Avec la docilité passive des malheureux, elle écarta les mains de son visage tout couvert de larmes, et doucement:
—Je vous écoute, monsieur... soupira-t-elle.
Lui avait eu le temps de préparer son thème.
—Avant tout, madame, reprit-il, je dois vous apprendre que j’étais l’homme de confiance de M. de Chalusse... Je perds en lui un protecteur... Le respect seul m’empêche de dire un ami. Pour moi, il n’avait pas de secrets...
Mme d’Argelès ne comprenait rien à cet exorde sentimental, cela se voyait si clairement que M. Fortunat crut devoir ajouter:
—Si je vous expose cela, madame, c’est moins pour concilier votre bienveillance que pour vous expliquer comment j’ai su tant de choses de votre famille... comment je connaissais votre existence, par exemple, que personne ne soupçonne.
Il s’arrêta, espérant une réponse, un mot, un signe.
Cet encouragement ne venant pas, il continua:
—Je dois, avant tout, fixer votre attention sur la situation particulière de M. de Chalusse et sur les circonstances qui ont précédé et entouré sa fin... La mort l’a surpris, si inattendue et si foudroyante, qu’il n’a pu prendre de dispositions testamentaires, ni même manifester de vive voix ses dernières volontés. Ceci, madame, est pour vous une faveur de la Providence... M. de Chalusse avait contre vous certaines préventions. Pauvre comte... Il avait certes le meilleur cœur du monde, mais chez lui la rancune allait jusqu’à la barbarie... Il n’y a pas à en douter, il était décidé à vous priver de sa succession... Déjà dans ce but il avait commencé à dénaturer sa fortune... S’il eût vécu six mois encore, vous n’aviez pas un centime.
Mme d’Argelès eut un geste d’insouciance, bien difficile à expliquer après les instances et même les menaces de sa lettre de la veille.
—Eh!... qu’importe!... murmura-t-elle.
—Comment, qu’importe!... s’écria M. Fortunat. Je vois, madame, que votre douleur vous empêche de mesurer la grandeur du péril auquel vous échappez. Outre sa rancune, M. de Chalusse avait pour vous dépouiller des raisons décisives... Il s’était juré qu’il donnerait une opulence royale à sa fille bien-aimée.
Pour la première fois, l’immobile visage de Mme d’Argelès trahit une sensation.
—Quoi!... mon frère avait un enfant...
—Oui, madame, une fille naturelle, Mlle Marguerite... une belle et douce personne que j’ai eu le bonheur de rendre à son affection, il y a quelques années... Elle vivait près de lui depuis six mois, et il allait la marier, avec une dot énorme, à un gentilhomme qui porte un des grands noms de France, le marquis de Valorsay...
Ce nom secoua Mme d’Argelès comme le choc d’une batterie électrique.
Elle se leva, l’œil en feu:
—Vous dites, répéta-t-elle, que la fille de mon frère devait épouser M. de Valorsay?
—C’était décidé... le marquis l’adorait...
—Mais elle ne l’aime pas, elle!... Avouez qu’elle ne l’aime pas...
M. Fortunat demeura tout interdit.
Cette question déroutait toutes ses prévisions. Il sentait que sa réponse aurait sur les événements une influence considérable, et il hésitait.
—Parlerez-vous! insista durement Mme d’Argelès. Elle en aime un autre, n’est-ce pas?
—A vrai dire, balbutia-t-il, je le crois... Mais je n’ai pas de preuves, madame...
D’un mouvement terrible de menaces, elle l’interrompit.
—Ah! le misérable! s’écria-t-elle, le traître! l’infâme!... Je m’explique tout, maintenant, je comprends, je vois... Et ce serait chez moi!... Mais non!... Je puis tout réparer encore...
Et se précipitant sur un cordon de sonnette, elle le tira à le briser.
Un domestique parut.
—Jobin, commanda-t-elle, courez après M. le baron Trigault... il me quitte à l’instant... et ramenez-le moi, il faut que je lui parle... Si vous ne le rattrapez pas, allez à son cercle, chez ses amis, chez lui, partout où il y a chance de le trouver... Faites vite... Je vous défends de rentrer sans lui.
Le valet s’éloignait, elle le rappela.
—Ma voiture doit être attelée, ajouta-t-elle, prenez-la...
Pendant ce temps, la figure de M. Fortunat se décomposait à vue d’œil.
—Eh bien! pensait-il, je viens de faire un beau coup!... Voilà mon Valorsay démasqué... et que je sois pendu, si après cela il épouse Mlle Marguerite... Certes, je ne le plains guère, ce scélérat, qui me filoute 40,000 francs, mais que dira-t-il s’il découvre mon rôle!... Jamais il ne croira à une maladresse involontaire, et Dieu sait quelles seront ses idées de vengeance!... Un homme de sa trempe, se sentant ruiné et perdu, est capable de tout!... Ma fois, tant pis!... Dès ce soir je préviens le commissaire de police de mon quartier, et je ne sors plus sans une arme!...
Le domestique sorti, Mme d’Argelès revint à son visiteur...
Mais elle ne se ressemblait plus, véritablement transfigurée par les sentiments qui l’enflammaient, le sang remontait à ses joues, l’énergie étincelait dans ses yeux.
—Finissons, dit-elle, j’attends quelqu’un.
M. Fortunat s’inclina, et d’un air à la fois important et obséquieux:
—Je terminerai en dix mots, déclara-t-il. M. de Chalusse n’ayant d’autre héritier que vous, madame, je venais vous engager à faire valoir vos droits.
—Eh bien?...
—Vous n’avez qu’à vous présenter et à établir votre identité pour être envoyée en possession de la succession de votre frère.
Mme d’Argelès l’enveloppa d’un regard où il y avait autant d’ironie que de défiance, et après une minute de réflexion:
—Je vous suis très-reconnaissante de votre démarche, monsieur... prononça-t-elle; seulement, si j’ai des droits, il ne me convient pas de les faire valoir.
Positivement, M. Fortunat faillit tomber à la renverse.
—Vous ne parlez pas sérieusement, s’écria-t-il, ou vous ignorez que M. de Chalusse laisse peut-être vingt millions...
—Mon parti est pris, monsieur... irrévocablement.
—Soit, madame... Mais il se peut que le tribunal cherche des héritiers à ces immenses richesse, désormais sans possesseur connu... Il se peut qu’on arrive jusqu’à vous.
—Je répondrais que je ne suis pas une demoiselle de Chalusse, et tout serait dit... Bouleversée par la nouvelle de la mort de mon frère, j’ai laissé échapper mon secret... prévenue, je saurais le garder.
A la stupeur de M. Fortunat, la colère succédait.
—Madame, insista-t-il, madame, y songez-vous!... Acceptez, au nom du ciel, acceptez cet héritage, si ce n’est pour vous, que ce soit pour...
Dans le désordre de sa pensée, il allait dire une sottise énorme, il s’en aperçut à temps et la retint.
—Pour qui?... interrogea Mme d’Argelès d’une voix altérée.
—Pour Mlle Marguerite, madame... pour cette pauvre jeune fille qui est votre nièce... Le comte ne l’ayant pas reconnue, elle sera sans pain, pendant que les millions de son père iront enrichir l’État.
—Il suffit, monsieur. J’aviserai... En voici assez!
Le congé était si impérieux, que le dénicheur de successions salua aussitôt et sortit confondu de ce dénoûment.
—Elle est folle!... se disait-il, folle à lier... folle en cinq lettres... Je vous demande un peu où l’orgueil va se nicher!... C’est pourtant de peur d’apprendre à l’univers jusqu’où est descendue une Chalusse qu’elle repousse ces millions... Elle menaçait son frère, mais jamais elle n’eût réalisé ses menaces... Et à cette fortune honorable, elle préfère sa position... Drôlesse, va!
Cependant, s’il était furieux et désolé tout ensemble, M. Fortunat était bien loin de désespérer.
—Heureusement pour moi, pensait-il, cette noble et fière personne a de par le monde un grand fils... Ce fils que j’ai failli si sottement évoquer tout à l’heure pour la décider... Par elle, avec un peu de patience, et Victor Chupin aidant, j’arriverai jusqu’à lui... Ce doit être un garçon intelligent... Et nous verrons bien s’il crache sur les millions comme mademoiselle sa maman.
XVI
Tout à coup, violemment, sans avoir eu le temps d’y accoutumer sa pensée, rompre avec son passé, le déchirer, l’anéantir...
Renoncer volontairement à la vie vécue, pour revenir au point de départ et recommencer une existence nouvelle...
Abandonner tout, situation conquise, labeurs familiers, espérances chèrement caressées, amis, habitudes, relations...
Rompre avec le connu pour s’élancer vers l’inconnu, quitter le certain pour le problème, déserter la lumière pour les ténèbres...
Dépouiller en un mot sa personnalité pour revêtir une personnalité étrangère, devenir un mensonge vivant, changer de nom, de milieu, d’état, de physionomie et de vêtements, cesser d’être soi pour devenir un autre...
Cela exige une résolution et une énergie dont peu d’âmes humaines sont capables.
Les coquins les plus hardis hésitent devant cet étonnant sacrifice, et on en a vu qui attendaient la Justice plutôt que de recourir à cette terrible extrémité.
Voilà pourtant le courage qu’eut Pascal Férailleur, au lendemain du guet-apens inouï qui lui enlevait l’honneur, à lui, le plus honnête des hommes.
Disparaître, fuir en apparence l’injuste réprobation, puis, tapi dans l’ombre, épier l’occasion et l’heure de la réhabilitation et de la vengeance, il ne vit que cela, quand les exhortations de sa mère et les bonnes paroles du baron Trigault lui eurent rendu la lucidité de son intelligence. Entre Mme Férailleur et son fils, tout fut promptement convenu.
—Je pars, dit Pascal à sa mère... Avant deux heures, j’aurai trouvé et garni de meubles d’occasion le modeste appartement où nous nous cacherons. Je sais, à l’autre bout de Paris, un quartier qui nous convient et où, certes, on ne nous cherchera pas.
—Et moi, demanda Mme Férailleur, que ferai-je, pendant ce temps?
—Toi, mère, tu vas te hâter de vendre tout ce que nous possédons ici... Tout, sans en excepter mes livres... Tu réserveras seulement, de notre linge et de nos effets, ce que tu pourras faire tenir dans trois ou quatre malles... Nous devons être épiés... Il importe donc que tout le monde soit bien persuadé que j’ai quitté Paris et que tu me rejoins.
—Et quand tout sera vendu et que mes malles seront prêtes?...
—Alors, chère mère, tu enverras chercher un fiacre, et en y montant tu crieras bien haut au cocher de te conduire au chemin de fer de l’Ouest... Tu y feras descendre tes bagages et tu prieras les employés de les mettre en magasin et de t’en donner un reçu, comme si tu devais ne partir que le lendemain...
—Ainsi ferai-je. Il est clair que si on m’épie on ne soupçonnera pas cette ruse. Mais ensuite?
—Ensuite, mère, tu monteras à la salle du haut, et tu m’y trouveras... Je te conduirai au logement que j’aurai arrêté, et demain, nous enverrons un commissionnaire, avec ton reçu, retirer les bagages...
Mme Férailleur approuvait, s’estimant heureuse, en cet effroyable malheur, que le désespoir n’eût pas brisé les ressorts de l’énergie de son fils.
—Conservons-nous notre nom, Pascal?... demanda-t-elle.
—Oh!... ce serait une impardonnable imprudence.
—Lequel prendre alors? J’ai besoin de le savoir, on peut me le demander au chemin de fer.
Il réfléchit et dit:
—Ton nom de jeune fille sera le nôtre, ma mère... Il nous portera bonheur. Notre nouveau logis sera loué au nom de Mme veuve Mauméjan...
Pendant quelques instants encore ils délibérèrent, cherchant s’ils ne négligeaient aucune des précautions que commandait la prudence.
Et quand ils furent persuadés qu’ils n’oubliaient rien:
—Tu peux partir, mon fils, dit Mme Férailleur.
Mais avant de s’éloigner, Pascal avait un devoir sacré à remplir.
—Il faut que je prévienne Marguerite, murmura-t-il.
Et, s’asseyant à son bureau, il écrivit pour cette unique amie de son âme une brève et exacte relation des événements. Il lui disait encore quel parti extrême il prenait, et qu’il lui ferait connaître sa demeure dès qu’il la connaîtrait lui-même... Enfin il la priait de lui accorder une entrevue, où il lui donnerait des détails et lui exposerait ses espérances.
Quant à se disculper, ne fût-ce que par un mot, quant à expliquer le guet-apens dont il avait été victime, l’idée ne lui en vint seulement pas.
Il était digne de Mlle Marguerite, il savait que pas un doute n’effleurerait la foi qu’elle avait en son honneur...
Penchée sur l’épaule de son fils, Mme Férailleur avait lu ce qu’il écrivait.
—Songerais-tu à confier cette lettre à la poste? lui demanda-t-elle. Es-tu sûr, parfaitement sûr qu’elle sera remise à Mlle Marguerite et non à une autre personne qui s’en servirait contre toi?
Pascal secoua la tête.
—Je sais comment m’y prendre pour qu’elle parvienne sûrement, répondit-il. Marguerite m’a dit que si jamais quelque grand danger nous menaçait, elle m’autorisait à envoyer demander la femme de confiance de l’hôtel de Chalusse, Mme Léon, et à lui remettre un mot... Le péril est assez pressant pour que j’use de cette ressource... Je passerai rue de Courcelles; je ferai prévenir Mme Léon et je lui donnerai cette lettre. Es-tu rassurée, chère mère?...
Ayant dit, il se mit à entasser dans une grande caisse tous les dossiers qui lui avaient été confiés. Cette caisse devait être portée à un de ses amis d’autrefois, qui les remettrait à qui de droit.
Il prit ensuite quelques papiers précieux et les valeurs qu’il possédait, et, prêt pour le sacrifice, il parcourut une dernière fois ce modeste appartement de la rue d’Ulm, où le succès avait souri à ses efforts, où il avait été heureux, où il s’était bercé de si beaux rêves d’avenir.
Mais bientôt il sentit que l’attendrissement le gagnait; les larmes lui venaient aux yeux... Il embrassa sa mère et sortit d’un pas précipité.
—Pauvre enfant!... murmura Mme Férailleur. Pauvre Pascal!...
Pauvre femme aussi!... C’était la seconde fois, à vingt ans de distance, qu’elle était foudroyée en plein bonheur... Mais en ce jour, comme au lendemain de la mort de son mari, elle trouvait dans son cœur cette robuste énergie, cette constance héroïque des mères, supérieures à toutes les infortunes.
C’est d’une voix ferme qu’elle commanda à sa femme de ménage de courir chercher un marchand de meubles, le plus proche, n’importe lequel, pourvu qu’il eût de l’argent comptant.
Et, cet homme arrivé, elle fut stoïque pendant qu’elle le promenait dans toutes les pièces.
Dieu sait si elle souffrait, cependant!...
Ceux-là seuls qui ont été réduits à cette extrémité affreuse de vendre ce qu’ils possédaient peuvent juger cette angoisse.
A l’heure fatale où le brocanteur arrive, chaque meuble et jusqu’au dernier bibelot acquièrent aux yeux de leur possesseur une valeur extraordinaire. Il semble qu’il passe quelques gouttes du sang qu’on a dans les veines dans chaque objet qu’on va livrer. Et quand le marchand, de ses grosses mains avides, tourne et retourne chaque chose, on croit ressentir l’affront d’une profanation de soi.
Les riches nés au milieu du luxe qui les environne, ne connaissent pas le plus horrible du supplice.
Celui qui souffre effroyablement, c’est l’homme de la classe moyenne, non le parvenu, mais celui qui était en train de parvenir quand il a trébuché.
Le cœur de celui-là saigne, quand l’inexorable nécessité le sépare de tout ce dont il s’était peu à peu entouré.
C’est qu’il n’est pas un objet qui ne lui rappelle une convoitise, une envie longtemps comprimée, et la joie enfantine de la première possession.
Quel plaisir, le jour où on lui apporta son grand fauteuil!... Combien de fois était-il allé admirer à la montre du marchand, avant de les acheter, ses rideaux de velours!... Son tapis lui représente des mois d’économie!... Et cette jolie pendule... Ah! il avait bien cru qu’elle ne sonnerait que des heures prospères!...
Et tout cela, le brocanteur le manie et le tripote, le secoue, le raille, le déprécie... On se croyait dans un louvre, il prouve qu’on était dans un taudis. C’est à peine s’il daignera acheter... Qui est-ce qui voudrait de ces rebuts!... Dame!... il sait qu’on a besoin d’argent et il abuse... C’est son état.
—Combien cela vous a-t-il coûté?... demande-t-il à chaque meuble.
—Tant!...
—Eh bien!... On vous a joliment volé!...
Il est sûr qu’il y a un voleur, et que ce doit être lui!... Mais que dire?... Un autre n’agirait pas autrement que lui.
Le mobilier de Mme Férailleur lui avait coûté une dizaine de mille francs, il en valait au moins le tiers, elle en retira 760 francs. Il est vrai qu’elle était pressée et qu’elle fut payée comptant.
Et comme neuf heures sonnaient, on chargeait ses malles sur un fiacre, et elle criait au cocher; bien haut, comme elle en était convenue avec son fils:
—Place du Havre... au chemin de fer!
Une fois déjà, après avoir été lâchement dépouillée par un misérable, Mme Férailleur en avait été réduite à se défaire de tout ce qu’elle possédait.
Une fois déjà, elle avait abandonné son logis aux brocanteurs et s’était éloignée en emportant sur un fiacre les épaves de sa fortune.
Mais quelle différence! Jadis, l’estime et la sympathie de tous, les amitiés qu’elle avait su se concilier lui faisaient cortége... Il y avait autour d’elle comme un concert d’admirations et d’éloges qui enlevaient au sacrifice une partie de son amertume et doublaient son courage.
Tandis que ce soir, elle fuyait, secrètement, seule, sous un faux nom, tremblant d’être épiée ou reconnue, comme le coupable que poursuit l’idée de son crime et la crainte du châtiment.
Elle souffrait moins, le jour où, affaissée au fond d’une voiture de deuil, avec son fils sur ses genoux, elle suivait au cimetière la dépouille mortelle de l’homme qui avait été tout pour elle, son unique pensée, son amour, son orgueil, son bonheur et ses espérances.
Veuve, anéantie par le sentiment du malheur irréparable, elle s’était humiliée sous la main qui la frappait... Mais, ici, c’était la méchanceté seule des hommes qui l’atteignait dans son fils, et son supplice était celui de l’innocent qui va périr faute de pouvoir prouver son innocence...
La mort de son mari ne lui avait pas arraché des larmes si amères que le déshonneur de son fils...
Tout ce que l’âme humaine peut endurer de douleur sans être brisée, cette mère si humble et si grande le subit pendant le trajet de la rue d’Ulm à la gare de l’Ouest.
Elle si fière, et qui avait de si justes raisons de l’être, elle voyait encore les regards brûlants de mépris dont on l’avait accablée quand elle avait quitté sa maison!... Elle entendait encore les outrageantes paroles qui lui avaient été jetées par quelques-uns de ces voisins comme il s’en trouve trop, dont le misérable bonheur se compose surtout du malheur d’autrui...
—Ses larmes!... avait-on dit, simagrées!... Elle va retrouver son fils, et avec ce qu’il a volé, ils rouleront carrosse en Amérique...
Car la renommée, qui grossit et dénature tout, la haine et l’envie avaient enflé jusqu’à l’absurde la scène déjà inouïe de l’hôtel d’Argelès. Rue d’Ulm, il était avéré que Pascal, depuis cinq ans, passait toutes ses nuits au jeu et que, tricheur incomparable, il avait volé des millions...
Cependant Mme Férailleur approchait du chemin de fer...
Bientôt le fiacre prit le pas pour monter la pente roide de la rue d’Amsterdam, et il ne tarda pas à s’arrêter devant la gare.
Ponctuelle observatrice des conventions arrêtées, l’héroïque femme fit porter ses malles au quai de la ligne de Londres, déclara qu’elle ne partirait que le lendemain, et reçut d’un employé un bulletin de dépôt.
Une vague inquiétude l’obsédait; elle observait le visage de tous les gens qui passaient, sachant bien que le plus profond mystère seul assurait quelque chance de succès aux desseins de Pascal, et redoutant des espions...
Mais elle ne vit pas une figure suspecte. Seuls, quelques Anglais, ces étranges voyageurs, si sottement prodigues et si ridiculement pingres tout à la fois, marchandaient à grands cris les quatre sous de pourboire d’un pauvre facteur.
A demi rassurée, Mme Férailleur traversa rapidement le grand vestibule de l’Horloge et gravit l’escalier qui conduit à l’immense salle des Pas-Perdus des lignes de banlieue.
C’est dans cette salle que Pascal lui avait donné rendez-vous; mais elle eut beau promener son regard de tous côtés, elle ne l’aperçut pas. Ce retard ne l’inquiéta pas trop. Il n’y avait rien de surprenant à ce que Pascal n’eût pu terminer encore tout ce qu’il avait à faire.
Epuisée de lassitude, elle s’était assise sur un banc, le plus dans l’ombre qu’il lui avait été possible, et elle suivait d’un œil morne la foule incessamment renouvelée, quand un homme, en s’arrêtant brusquement devant elle, la fit tressaillir...
Cet homme, c’était Pascal, cependant... Mais il avait fait couper ses cheveux et sa barbe..
Et ainsi tondu, avec son visage glabre, un foulard brun remplaçant sa cravate de mousseline blanche, il était changé à ce point que sa mère, tout d’abord, ne l’avait point reconnu.
—Eh bien!... demanda Mme Férailleur.
—J’ai trouvé... Nous avons un logement tel que je le souhaitais.
—Où?...
—Ah!... bien loin, pauvre mère... à mille lieues de tous les gens que nous avons aimés et connus... dans un quartier désert, sur la route de la Révolte, presque à l’endroit où elle coupe la route d’Asnières... Tu y seras bien mal, sans doute, mais tu auras la jouissance d’un petit jardinet...
Elle se leva, rassemblant toute son énergie:
—Qu’importe le logis! interrompit-elle, avec une gaieté un peu forcée, j’espère bien que nous n’y serons pas longtemps...
Mais lui, comme s’il eût été bien loin de partager cet espoir, restait silencieux et morne. Et sa mère lut dans ses yeux, dont elle connaissait si bien l’expression, qu’une anxiété nouvelle s’était ajoutée à toutes ses angoisses.
—Qu’as-tu? demanda-t-elle, incapable de maîtriser son inquiétude, qu’est-il arrivé?...
—Ah!... un grand malheur.
—Je suis allé rue de Courcelles; j’ai parlé à Mme Léon...
—Que t’a-t-elle dit?
—Le comte de Chalusse est mort ce matin...
Mme Férailleur respira.
Assurément elle s’attendait à tout autre chose, et en quoi cette mort était un désastre, elle ne le concevait pas. Ce qu’elle comprenait fort bien, par exemple, c’est que cette conversation, debout, dans cette salle où passaient cent personnes par minute, était une insigne imprudence et constituait un véritable danger.
Elle prit donc le bras de son fils, et l’entraîna en disant:
—Viens, sortons...
Pascal avait gardé la voiture qui lui avait servi pour ses courses de la soirée; il y fit monter sa mère et monta lui-même, après avoir donné l’adresse de sa nouvelle demeure.
—Parle, maintenant, dit Mme Férailleur, après que le cocher eut fouetté ses chevaux.
Le malheureux était en un de ces moments d’agonie morale et de défaillance de la pensée, où parler est un véritable supplice...
Mais il ne voulait pas inquiéter sa mère, ni qu’elle pût le soupçonner de manquer de fermeté... D’un effort violent, il secoua la torpeur qui l’envahissait, et d’une voix assez élevée pour dominer le bruit des roues:
—Voici, mère, commença-t-il, l’emploi de mon temps depuis que je t’ai quittée:
Je me rappelais avoir vu, lors d’une expertise, route de la Révolte, trois ou quatre maisons tout à fait convenables pour mes projets... Naturellement, c’est là que j’ai couru tout d’abord. Dans une de ces maisons, un appartement était vacant, je l’ai loué, et pour que rien n’entrave la liberté de mes mouvements, j’ai payé six mois d’avance... Voici la quittance, au nom que nous porterons désormais.
Et il montrait un papier où le propriétaire déclarait avoir reçu de M. Mauméjan la somme de 350 fr., pour deux termes à échoir, etc...
—Mon marché conclu, reprit-il, je suis revenu vers le centre de Paris, et je suis entré chez le premier marchand de meubles que j’ai rencontré... Je me proposais de louer seulement de quoi garnir notre petit logement, mais le marchand a élevé toutes sortes de difficultés... Il tremblait pour ses meubles, il exigeait un cautionnement en argent ou la garantie de trois commerçants patentés... Quand j’ai vu cela, et tout le temps que je perdais, j’ai acheté le strict nécessaire. Une des conditions du marché est que tout sera chez nous, et à peu près en place, à onze heures... Comme j’ai stipulé par écrit un dédit de 300 francs, je suis sûr de l’exactitude de mon homme... Je lui ai confié la clef de notre logement, et il doit m’y attendre en ce moment.
Ainsi, avant de songer à son amour et à Mlle Marguerite, Pascal ne s’était préoccupé que des intérêts de sa réputation perdue.
Et il avait tout terminé en quelques heures avec cette sûreté et cette adresse que donne la connaissance exacte des merveilleuses ressources de Paris.
Mme Férailleur ne lui avait peut-être pas cru tant de courage, et elle l’en récompensa par un serrement de main.
Puis, comme il se taisait:
—Quand donc as-tu vu Mme Léon? interrogea-t-elle.
—Après que toutes mes dispositions pour notre emménagement ont été bien prises, chère mère... Lorsqu’en sortant de la boutique du marchand de meubles, j’ai calculé que j’avais encore cinq quarts d’heure devant moi, je n’y ai plus tenu... et, au risque de t’exposer à m’attendre, je me suis fait conduire rue de Courcelles...
Il était manifeste que Pascal éprouvait à parler de Mlle Marguerite un extrême embarras, presque de la répugnance. Il y a de la dissimulation au fond de toute passion vraie, et les nobles et chastes amours souffrent dans leur pudeur d’écarter les voiles dont ils s’enveloppent.
Ces sentiments, Mme Férailleur était digne de les comprendre. Mais elle était mère, c’est-à-dire jalouse de la tendresse de son fils, et anxieuse de détails sur cette rivale qu’elle voyait tout à coup surgir dans un cœur où elle avait régné seule... Elle était femme aussi, c’est-à-dire défiante et soupçonneuse à l’égard des autres femmes.
Loin donc d’avoir pitié du malaise de Pascal, elle le pressa assez pour qu’il fût obligé de poursuivre:
—J’avais donné cinq francs à mon cocher pour presser ses chevaux, et il marchait grand train, lorsque soudainement, à la hauteur de l’hôtel de Chalusse, il s’opéra dans le mouvement de la voiture un changement étrange...
Je regardai, et je vis qu’elle roulait sur une épaisse couche de paille répandue sur la chaussée...
Ce que je ressentis, je ne saurais l’exprimer... En un moment, je fus trempé d’une sueur glacée... Je crus voir comme aux lueurs d’un éclair, Marguerite à l’agonie... mourant loin de moi, et m’appelant en vain.
Sans attendre l’arrêt de la voiture, je sautai à terre, et j’eus besoin de me faire violence pour ne pas courir demander au concierge de l’hôtel de Chalusse:
—Qui donc se meurt ici?
Un embarras se présentait que je n’avais pas prévu. Pouvais-je aller de ma personne demander Mme Léon? Évidemment non. Qui donc y envoyer? Il n’y avait plus, à l’heure qu’il était, un seul commissionnaire au coin des rues, et pour rien au monde je n’aurais confié cette démarche au garçon de quelque marchand de vin des environs.
Heureusement, mon cocher—le même qui nous conduit—est un brave garçon, et il consentit à se charger de la commission, moyennant que je garderais ses chevaux.
Dix minutes après, Mme Léon sortit et vint à moi.
Je la connaissais pour l’avoir vue cent fois avec Marguerite, quand elles demeuraient près du Luxembourg, et elle-même, qui m’avait vu passer et repasser si souvent, me reconnut malgré ma figure glabre.
Dois-je le dire, son premier mot: «M. de Chalusse est mort» me soulagea d’un poids énorme; je respirai...
Mais elle était si pressée qu’elle ne put me donner aucun détail...
Je lui ai remis ma lettre et elle m’a promis pour bientôt un mot de Marguerite. Tout le monde veillant cette nuit à l’hôtel, il lui sera facile de s’esquiver et de sortir quelques minutes...
Ainsi, quand la demie de minuit sonnera, elle sera à la petite porte du jardin de l’hôtel, et si je suis exact, j’aurai une réponse...
Mme Férailleur semblait attendre quelque chose encore, et comme Pascal se taisait:
—Tu me parlais d’un grand malheur, fit-elle, où donc est-il?... Je ne l’aperçois pas...
Il eut un geste menaçant, et d’une voix sourde:
—Le malheur est, répondit-il, que sans l’abominable traîtrise dont je suis victime, Marguerite serait ma femme avant un mois. La voici libre, maintenant, absolument libre, ne dépendant plus que de sa volonté et de son cœur.
—Et tu te plains!...
—Oh!... ma mère!... Puis-je donc l’épouser!... M’est-il permis même de songer à lui offrir un nom déshonoré!... Il me semble que je commettrais une action vile, plus qu’un crime, si j’osais lui parler de mon amour et de notre avenir, avant d’avoir écrasé les infâmes qui m’ont perdu...
Les regrets, la rage, la conscience de son impuissance momentanée, lui arrachaient des larmes que Mme Férailleur devinait, qui retombaient, sur son cœur comme du plomb en fusion, mais dont elle réussit à ne point paraître émue.
—Raison de plus, prononça-t-elle froidement, pour ne pas perdre une seconde, pour donner à l’œuvre de réhabilitation tout ce que tu as de force, d’intelligence, d’énergie.
—Oh!... je me vengerai, je le veux... Mais elle, en attendant, que deviendra-t-elle?... Songe, mère, qu’elle est seule au monde, sans amis, abandonnée!... C’est à devenir fou!...
—Elle t’aime, dis-tu... Qu’as-tu à craindre? Maintenant elle est débarrassée des obsessions de ce prétendant qu’on voulait lui imposer et dont elle t’avait parlé... Le marquis de Valorsay, n’est-ce pas?...
Ce nom charria au cerveau de Pascal tout le sang de ses veines...
—Ah!... s’écria-t-il, le misérable!... S’il y avait un Dieu au ciel...
—Malheureux! interrompit Mme Férailleur, tu blasphèmes, quand déjà la Providence se déclare pour toi!... Lequel, à cette heure, penses-tu qui souffre le plus, de toi, fort de ton innocence, ou du marquis s’apercevant qu’il a commis un crime inutile?
Une secousse du fiacre l’interrompit.
Abandonnant le chemin d’Asnières, le cocher avait remonté la route de la Révolte, et il venait de s’arrêter devant une maison isolée, de très-modeste apparence, à un seul étage.
—Nous sommes arrivés, mère, dit Pascal.
Sur le seuil de la maison, un homme les attendait qui accourut leur ouvrir la portière. C’était le marchand de meubles.
—Enfin vous voici, M. Mauméjan! dit-il. Tenez, et vous verrez que j’ai strictement rempli les conditions de notre marché.
Il disait presque vrai; on lui remit le prix convenu et il s’éloigna content.
—Maintenant, chère mère, reprit Pascal, permets que je te fasse les honneurs du pauvre logis que je t’ai choisi...
De cette humble maison, il n’avait loué que le rez-de-chaussée. L’étage supérieur, qui avait une entrée et un escalier indépendants, était occupé par un honnête ménage.
Tel quel, ce rez-de-chaussée était étroit, mais propre, et l’architecte avait intelligemment tiré parti du terrain.